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MAGAZINE N 51, PAGE 52<br />
Je suis dans la recherche<br />
constante d’un dispositif qui<br />
amène l’intime dans le public et<br />
le public dans l’intime […]<br />
Marta Gili<br />
Elle fait partie du nouveau paysage de l’art contemporain parisien, avec le suisse Marc-<br />
Olivier Wahler : la très catalane Marta Gili dirige le Jeu de Paume depuis trois ans, après un<br />
parcours très riche mené la plupart du temps à Barcelone. Naviguant avec aisance entre<br />
art contemporain et « photo-photo », cette dynamique quinquagénaire revient avec nous<br />
sur sa conception de l’image – à l’acception très large selon elle. Mais aussi sur ses années<br />
de jeunesse dans l’Espagne post-franquiste, et sa participation au travail de mémoire<br />
nécessaire qu’a dû depuis entreprendre son pays. Lentement, trop lentement pour elle.<br />
Vous dirigez le Jeu de Paume depuis 2006. Mais<br />
qu’en est-il de votre passé en Espagne et de<br />
votre carrière à Barcelone ?<br />
Mes origines sont éclectiques, comme moi. J’ai<br />
commencé en faisant des études de psychologie<br />
et de philosophie, je suis une autodidacte<br />
de l’image. C’est d’ailleurs le cas de tous les<br />
Espagnols de ma génération qui travaillent<br />
dans l’art : ils viennent plutôt de la philosophie<br />
et de l’histoire, aucune formation n’existait<br />
alors en art. Ma première année d’étudiante<br />
s’est déroulée en 1975, juste après la mort<br />
de Franco : autant dire que cette année-là on<br />
a beaucoup fait la fête et très peu étudié. Je<br />
suis peu à peu passée aux sciences de l’éducation,<br />
puis à un master de psychologie clinique.<br />
Et à 23 ans, j’ai commencé à travailler<br />
comme psy, dans une équipe, aux côtés d’un<br />
psychiatre. Mais dès mes études, j’avais commencé,<br />
pour les financer, un mi-temps dans<br />
une école de photographie, où j’effectuais de<br />
petits travaux de secrétariat. Peu à peu, je me<br />
suis mise à y organiser des colloques et séminaires,<br />
auxquels j’invitais mes professeurs de<br />
fac à participer. Je me souviens encore du<br />
titre très prétentieux de mon premier colloque<br />
: « Perception inconsciente et image photographique<br />
» ! A l’université, j’ai commencé à<br />
donner de petits séminaires autour de l’image<br />
et du portrait. Et un jour, je suis tombée sur<br />
un livre américain écrit par un psy qui utilisait<br />
les albums de famille de ses patients pour<br />
déclencher la parole, qui tentait d’essuyer le<br />
silence à partir de commentaires sur les photos.<br />
Ça m’a emballée, je m’en suis beaucoup<br />
inspirée pour mes séances à l’université.<br />
Quels sont vos premiers souvenirs d’images<br />
fortes ?<br />
Mes premières images en mouvement, vues à la<br />
télé, sont les premiers pas de l’homme sur la<br />
Lune et l’assassinat de Kennedy. Je me suis<br />
formée avec ces deux éléments qui n’appartenaient<br />
pas à mon propre pays.<br />
Mais quel a été le déclic qui vous a définitivement<br />
fait passer de la psychologie à la photographie ?<br />
Un jour, alors que j’étais enceinte, j’ai eu une<br />
expérience pénible avec un patient, il a menacé<br />
mon enfant et j’ai eu très peur. J’ai tout de suite<br />
décidé de tout quitter, et j’ai continué dans<br />
l’image, en travaillant pour le festival Printemps<br />
de la photographie, né à Barcelone en 1982.<br />
J’ai commencé en réalisant une exposition sur<br />
Renger-Patzsch, un des membres de la nouvelle<br />
objectivité allemande des années 20, puis une<br />
expo sur la « ville-fantôme » à la fondation Miró.<br />
Avez-vous alors, comme commissaire, accompagné<br />
les mouvements de la Movida ?<br />
La movida est un mouvement typiquement<br />
madrilène du début des années 80, nous avons<br />
vécu des choses différentes à Barcelone.<br />
A la fin des années 70, dans quel état était la<br />
photographie espagnole ? On peut imaginer que le<br />
patrimoine photographique de ce siècle tragique<br />
n’était guère mis en valeur.<br />
Le patrimoine photographique du xx e siècle était<br />
uniquement constitué de photographies cachées<br />
ou oubliées. L’humanisme ou le néo-réalisme avait<br />
existé aussi en Espagne, mais il était complètement<br />
ignoré. Il y a eu un énorme travail à faire<br />
pour mettre à jour toutes ces images historiques.<br />
Quand j’ai travaillé à la Caixa de Barcelone – une<br />
fondation créée par une banque –, j’ai fait près<br />
de 50 expositions afin de donner de la visibilité<br />
aux fonds photographiques du xix e siècle jusqu’aux<br />
artistes encore vivants. Des gens comme Centelles<br />
– que nous avons exposé cet été à l’Hôtel de<br />
Sully – étaient complètement oubliés. Et même<br />
eux ne tenaient pas à être connus. Ils restaient<br />
chargés de peur et de préjugés. Centelles se<br />
cachait derrière ses images de pub, et Campana,<br />
qui avait photographié la guerre civile espagnole, se<br />
cachait derrière les photos de sport qu’il réalisait<br />
pour une agence de presse. Tout était à redécouvrir.<br />
Comment avez-vous procédé pour révéler cet<br />
immense patrimoine ?<br />
J’ai travaillé directement avec les artistes, car la<br />
plupart d’entre eux étaient vivants. Ce qui n’était<br />
pas toujours évident. J’appartiens, comme je l’ai<br />
dit, à la génération qui a eu 18 ans à la mort de<br />
Franco, celle qui a démarré sa jeunesse avec un<br />
nouvel esprit, une envie de tout rompre, même<br />
trop. Alors, nous avions envie d’aller vite, mais<br />
c’était impossible. Les photographes avec qui je<br />
travaillais restaient inconsciemment aveugles ;<br />
ils préféraient par exemple montrer uniquement<br />
leurs images anecdotiques, alors que c’était les<br />
clichés historiques qui m’intéressaient. J’ai eu<br />
des discussions longues et très riches avec eux.<br />
Je devais faire avec leurs préjugés et les miens,<br />
leur peur et ma rage. J’ai beaucoup appris avec<br />
eux, en autodidacte.<br />
Aujourd’hui, qu’a fait l’Espagne de ce patrimoine ?<br />
Beaucoup de gens ont travaillé sur ces archives<br />
de manière beaucoup plus approfondie que<br />
moi, notamment sur les donations des familles.<br />
Depuis Franco, il y avait une volonté en Espagne<br />
de tout centraliser. Ce n’est que récemment que<br />
les archives d’Etat ont été ouvertes à Salamanque<br />
et rendues à chacune des communautés, qui<br />
ont de bien meilleures capacités de gestion de<br />
leur mémoire collective. Mais tout s’est fait très<br />
lentement : ainsi, ces procès de la mémoire historique,<br />
qui voient s’ouvrir les fosses communes<br />
afin d’identifier enfin les cadavres tombés sous<br />
la guerre civile, n’ont commencé que très récemment.<br />
Pendant les quarante ans de la dictature,<br />
on avait oublié que des gens avaient disparu sans<br />
être jamais retrouvés. Pendant quarante ans,<br />
il y a eu une narration de l’Espagne complètement<br />
faussée. Et cela a mis trente ans avant<br />
que se fasse ce travail de mémoire. De la même<br />
manière que Franco est mort très lentement, la