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MAGAZINE N 51, PAGE 66<br />
— Mais Yusuke, dessiner pour<br />
quelqu’un et pour un animal,<br />
ce n’est pas pareil, si ?<br />
Yusuke<br />
Puisque Bonaparte était déjà pris, Curzio s’était choisi Malaparte comme nom de famille.<br />
« Dans La Peau – à son ami Jack qui le prévient : “Ils vont te tuer comme un chien” –,<br />
Malaparte répond, C’est une très belle mort, Jack. J’ai toujours rêvé d’être, un jour, tué<br />
comme un chien. » …/…<br />
…/… Il retrouvera plus tard son chien Febo<br />
dans le silence d’un laboratoire clandestin, où l’on<br />
a coupé les cordes vocales des bêtes avant de<br />
les torturer. Il y a aussi Julius Winsome, le personnage<br />
pacifique de Gérard Donovan, dont les<br />
balles crépitent dans la forêt enneigée du Maine<br />
après la mort de son chien Hobbes ; les Nouveaux<br />
Prédateurs, groupuscule terroriste qui, dans l’imagination<br />
de Jean-Christophe Ruffin, veut tuer les<br />
pauvres pour sauver la planète ; Johnny Walken,<br />
silhouette de bouteille dans Kafka sur le rivage et<br />
ami de Murakami dans la vraie vie, qui a dressé<br />
ses chiens pour ramener des chats vivants et<br />
manger leur cœur encore battant…<br />
Mes lectures de l’été giclent sur les parois de<br />
mon esprit lorsque je rencontre Yusuke à la<br />
rentrée. La douceur de sa voix, la gentillesse de<br />
son sourire et l’humilité de ses phrases n’enlèvent<br />
rien à sa détermination : après avoir passé<br />
près de vingt ans à dessiner de la mode pour ses<br />
semblables, il a décidé de reprendre le chemin de<br />
l’école, de se former au toilettage pour chiens et<br />
de partir vivre à Vancouver.<br />
Yusuke est arrivé à Paris à la fin des années 80,<br />
quand « la mode c’était vraiment créatif. C’était<br />
l’époque de Jean Paul Gaultier, Thierry Mugler,<br />
Montana, Yohji Yamamoto ; on construisait des<br />
concepts. Aujourd’hui, c’est pas concept mais marketing,<br />
et je voulais créer d’autres concepts, pour<br />
amener quelque chose de fin, d’heureux pour les<br />
gens ». La dernière fois qu’il est rentré au Japon,<br />
« alors qu’en Europe aujourd’hui c’est le babyboom,<br />
je n’ai rencontré que des gens qui veulent<br />
éviter d’avoir des enfants, parce que c’est trop cher<br />
mais surtout parce qu’ils ont peur pour leur futur.<br />
Donc ils sont attirés par les animaux domestiques.<br />
Un chien vit au maximum jusqu’à 18 ans, ils peuvent<br />
assurer sa vie jusqu’à la fin de ses jours. Ces<br />
femmes célibataires qui voient leur chien comme<br />
leur enfant, qui les nourrissent, les promènent et<br />
les coiffent, sont devenues une mode ».<br />
Donc Yusuke, finalement, ne quitte pas la mode,<br />
il va seulement créer pour une clientèle nouvelle.<br />
« Au Japon, quand j’étais petit, il y avait à côté<br />
de chez moi cette dame qui faisait des vêtements<br />
pour son chien. Je trouvais ça tellement mignon<br />
les chapeaux, les petits kimonos, ces robes, ces<br />
manteaux, les pulls tricotés… Mais surtout que<br />
le concept de sa vie, ce soit de créer quelque<br />
chose pour quelqu’un. Elle était très très vieille<br />
et elle donnait tout son temps pour fabriquer des<br />
vêtements pour son chien. Moi qui n’ai pas joué<br />
avec des poupées, j’avais trouvé quelque chose<br />
de mignon à faire. »<br />
Mais Yusuke, dessiner pour quelqu’un et pour<br />
un animal, ce n’est pas pareil, si ? « Pour des<br />
animaux, c’est un peu extravagant, mais c’est pour<br />
se faire plaisir, comme des parents qui dépensent<br />
leur argent pour leurs enfants. Maintenant, ils le<br />
font pour les chiens. Je vais commencer à coiffer, à<br />
magnifier, à colorer aussi, ça commence : éclaircir<br />
le poil, et surtout colorer en marron et en noir, pour<br />
les chiens qui deviennent blancs en vieillissant.<br />
Donc je vais apprendre tout ça, les extensions,<br />
aussi, ça peut être hyper intéressant. »<br />
Enfant, Yusuke avait un mini colley. « Mes parents<br />
me l’ont acheté, ma mère a lu tous les bouquins<br />
pour que le chien soit parfait, et elle m’a donné<br />
une mission : le brosser, faire sa toilette et le<br />
promener trois fois par jour. En fait, ce qui me<br />
plaisait c’est que le chien soit toujours content. Et<br />
puis… [Yusuke se met à bégayer, je comprends<br />
que c’est l’émotion, je ne comprends pas ce qu’il<br />
essaie de me dire] … par accident, oui, c’était<br />
quand j’avais 17 ans, qu’on l’a… » Le premier<br />
grand chagrin de Yusuke date de cet accident,<br />
il y a vingt-cinq ans.<br />
Il avait décidé de ne plus avoir de chien, mais,<br />
arrivé à Paris, alors qu’il se promenait sur les quais,<br />
il a vu un petit chien dans un aquarium ; « Même<br />
pas en cage, il était tellement petit. Un ratier. Le<br />
monsieur m’a dit qu’il avait un problème, son ventre<br />
était gonflé. Il a baissé le prix (parce que j’étais<br />
étudiant) à 400 francs. Au milieu de la nuit, il ne<br />
s’était toujours pas nourri, alors j’ai appelé un vétérinaire<br />
à deux heures du matin. Le docteur a fait<br />
ce qu’il fallait, et pendant trois mois je lui ai fait<br />
une piqûre tous les matins. Il a vécu dix-huit ans,<br />
et ce chien qui devait mourir le premier jour a eu le<br />
temps de faire des voyages, en Espagne l’été avec<br />
moi, à Vienne pour Noël… j’avais fait un vêtement<br />
pour ce voyage, pour le protéger de la neige. »<br />
Yusuke pense tout simplement qu’il a suffisamment<br />
travaillé pour les hommes. « Le reste de<br />
mon énergie, je veux le donner à des animaux, à<br />
des chiens. C’est pour ça que je veux aller vivre<br />
à Vancouver, avec les chiens que j’aime, les bois,<br />
la nature. » Dans cette nouvelle vie, la routine ne<br />
changera pas forcément : « Le matin, les chiens<br />
et le chat viennent me réveiller vers huit heures.<br />
Je fais du riz, on prend le petit déjeuner, puis<br />
on sort, et après on fait chacun nos choses. »<br />
Yusuke n’a jamais vécu avec un autre homme.<br />
« Avant c’était à cause du travail, maintenant ce<br />
sont les chiens », dit-il dans un sourire. « Les<br />
chiens, tu as 100 % de retour de ton amour, sans<br />
condition, sans trahison. Ils sont plus tôt adultes<br />
que les bébés, ils écoutent, ils adorent mes massages.<br />
C’est par eux que je connais les gens du<br />
quartier, les enfants qui viennent les caresser.<br />
Ils ramènent des visages, des gens nouveaux,<br />
des vieilles dames. Ils font sortir la gentillesse<br />
des gens naturellement. Les gens qui n’aiment<br />
pas les chiens sont des gens que je ne pourrais<br />
jamais aimer. »<br />
Yusuke, fatigué des villes, s’éloigne encore. Mais<br />
sa passion pour les chiens le rapproche de son<br />
Japon natal. « La vie des chiens à une époque<br />
était plus importante que celle des humains. Un<br />
shogun [le cinquième, Tsunayoshi Tokugawa,<br />
qui a régné à la fin du xvii e siècle, ndlr] avait<br />
décidé que les chiens étaient plus importants<br />
que les hommes. Les gens qui faisaient du mal<br />
aux chiens avaient la tête coupée. Il y a aussi<br />
l’histoire que les gens adorent du chien très<br />
obéissant, qui tous les soirs allait chercher son<br />
maître gare de Shibuya à 18 h. La guerre commence,<br />
le maître part à la guerre et ne revient<br />
jamais, mais le chien continue tous les soirs à<br />
aller chercher son maître. Il y a une statue du<br />
chien sur la gare de Shibuya. »<br />
Après Vancouver, Yusuke ira à Los Angeles. Et<br />
pourquoi pas créera une école de surf pour les<br />
chiens californiens. « Je veux amener les chiens<br />
au même niveau que les humains. Créer une<br />
école pour les chiens sportifs, par discipline. »<br />
C’est promis, on ira voir. « Avec les animaux, on<br />
tient ses promesses. On ne dit pas “désolé… la<br />
prochaine fois” », me rappelle Yusuke.<br />
Tel maître, tel chien, paraît-il. Les miens ont toujours<br />
été très gentils et un peu dingues. Ceux<br />
de Yusuke reçoivent beaucoup d’amour. Mais le<br />
minuscule échantillon de maîtres-à-chiens que<br />
j’ai interrogés m’a rassuré : la tendance écologiste<br />
à l’inculpation du genre humain, les mouvements<br />
de libération animale, la deep ecology<br />
– qui est dans le collimateur du FBI depuis une<br />
dizaine d’années –, la préférence des urbains<br />
pour les animaux domestiques et le développement<br />
des salons de beauté pour chiens et chats<br />
ne conduisent pas forcément au malthusianisme<br />
des écoterroristes radicaux. La belle théorie de<br />
Gaïa, développée par Lovelock il y a tout juste<br />
trente ans, dans le sillage des enfants hippies<br />
de Mother Earth, n’a pas produit une génération<br />
antihumaniste. Juste un peu plus narcissique.<br />
« Mon chien », écrivait Malaparte, « représente la<br />
partie la meilleure de moi, la plus humble, la plus<br />
pure, la plus secrète. Je n’ai jamais aimé autant<br />
une femme, un frère, un ami que Febo. C’était<br />
un chien comme moi… C’était un être noble,<br />
la créature la plus noble que j’avais rencontrée<br />
dans ma vie. »<br />
Mathias Ohrel