ENTREVUElittérature québécoise© Michel Cloutier18 • LE LIBRAIRE • OCTOBRE - NOVEMBRE 2010M ARIEL ABERGELa vie après l’oubli
Après l’immense succès de sa trilogie « <strong>Le</strong> goût dubonheur » et son polar Sans rien ni personne, MarieLaberge souligne ses trente-cinq ans d’écriture avecun dixième roman qu’elle souhaitait autonome,comme son premier, Juillet, paru en 1989. Revenir deloin suit la lente résurrection d’une femme quiémerge d’un coma et retrouve peu à peu des bribesde son ancienne vie, dont plusieurs éléments qu’elleaurait préféré garder dans l’oubli.ParElsa PépinAttablée à la Pâtisserie de Gascogne, rue Laurier, àMontréal, Marie Laberge parle avec enthousiasmedu personnage très fort au centre de son dernierroman. Contrairement à l’amnésique classique quicherche à retrouver au plus vite ses souvenirs, lanarratrice commence ici par se plaire dans l’oubli.Au réveil, Yolande a le compteur à zéro. Elle n’aaucun souvenir de son identité, ne connaît ni son âgeni qui sont ces gens qui la visitent et disent l’aimer.Elle apprend que le soir de l’accident de voiture àl’origine de son coma, son mari lui a annoncé qu’illa quittait pour Madeleine, sa meilleure amie.Réduite à son instinct, Yolande n’a pas de rancune.Elle jouit d’une « délicieuse indifférence », maisrapidement, son amnésie se fissure et laisse percerun passé avec, en trame de fond, une trahison qui sedevine. « Ne pas avoir d’affect donne une grandeliberté, mais peut aussi être une grande paralysieparce que ce n’est pas vrai », explique MarieLaberge. « <strong>Le</strong>s êtres humains n’en sont pasdépourvus, mais momentanément, ça doit faire unbien fou! », ajoute l’auteure, riant de bon cœur.Vertueuse amnésieConstruit comme un casse-tête, Revenir de loin révèleau compte-goutte des morceaux de vie de cettefemme qui se découvre comme une étrangère, enmême temps que le lecteur. « C’est un romanconstruit comme un cheminement, un parcoursintérieur, parce que pour moi, on revient de loin pasphysiquement, mais intérieurement, quand on s’esttrahi, oublié, qu’on a été blessé », déclare l’auteure.Petit à petit, les souvenirs surgissent chez Yolande.Certains aspects de sa personnalité, comme sapuissante libido, réapparaissent à mesure qu’elle « sedégivre », ainsi que des fantômes, dont un enfant etun homme qu’elle a aimés, tous deux disparus :« Yolande ne peut pas reprendre tout à zéro, mais elleabandonne certains bagages de son passé qui ne luicorrespondent plus. Elle retrouve sonancienne maison qu’elle ne reconnaîtpas et qui lui déplaît énormément. C’estun signe qu’elle a fait quelque chose quin’est pas en harmonie avec elle-même.Yolande n’est pas pressée de découvrirpourquoi, mais elle est pressée de vivretelle qu’elle est. C’est une chance dansla vie de vivre de cette façon! »Criante de vérité, Yolande ose dire àsa fille adoptive qu’elle a besoin d’air,refuse d’accueillir son mari qui ladégoûte. <strong>Le</strong> seul visiteur qu’ellesupporte est un jeune bum de 24 ans,Steve, un handicapé qui lui tientcompagnie dans sa chambre d’hôpitalet lui raconte sans cérémonie ses« histoires de cul » : « Ce sont deux personnes diamétralementopposées. Si Yolande avait rencontré Stevedans sa première vie, elle ne l’aurait ni vu nientendu. À l’hôpital, elle n’a pas le choix de l’écouteret elle apprécie sa franche brutalité. Pour elle, laplus grande violence est celle du mensonge, alorsque pour la plupart des gens, la vérité est violente etle mensonge réconfortant. Yolande a inversé lerapport entre les deux. »Poser les armesRevenir de loin porte sur les dangers de s’oublier à caused’une amnésie plus insidieuse et sournoise que celle ducoma, celle qui nous éloigne de nous-mêmes à notreinsu : « Il y a des fractures dans la vie, des momentscharnières parce que quelque chose s’est cassé, où onse retrouve devant le choix de repartir comme avant oude partir selon ce qu’on est devenu. Combien de foisdans notre vie se demande-t-on si on tient encore auxvaleurs qui ont déterminé nos choix ? »Yolande a la chance de pouvoir repartir en faisant letri, mais elle ne peut pas effacer l’histoire. <strong>Le</strong> nœuddu roman se joue dans ce fragile équilibre entre lamémoire et l’oubli. « Presque tous les personnagesdu roman reviennent de loin. Ils ont été obligés deposer les armes et de se dire : est-ce que je suis oùje veux être? On pense toujours que les drames sontterriblement négatifs, mais ce sont des chances pourrevenir à soi », explique la romancière. Quant àsavoir si Marie Laberge a elle-même vécu cetterupture, elle répond que l’écriture nécessite unconstant retour à soi : « Je ne peux pas être commeYolande, parce que chaque livre que j’ai écrit dansma vie me vient d’une nécessité intérieure que je doisentendre. Si je me perdais de vue, je ne pourrais pasécrire. J’ai un métier qui m’oblige à me placer vis-à-vis demoi-même. »La poésie dans le corpsMarie Laberge a choisi de réveiller son héroïne avecdes bribes de poèmes qui lui ramènent ses étatsd’âme, un procédé qui reste, jusqu’à la fin du roman,une clef mystérieuse pour comprendre le passétrouble de Yolande. <strong>Le</strong> personnage retrouve, intacts,les vers d’Aragon, Baudelaire, Miron et plusieursautres poètes qui accompag nent son réveil. Seule lapoésie réussit à percer son mutisme émotif : « <strong>Le</strong>spoèmes reviennent comme des flashbacks. La poésiefait ça. Tout à coup, ça nous étreint, ça nous prend.Yolande a un rapport émotif avec la poésie. C’estd’ailleurs comme ça que le roman m’est venu »,explique la romancière qui a eu les premières idéesà l’origine du roman en 2005. « Si tout ce qui reste àYolande est des ragments de poèmes, ces fragmentsdisent quelque chose de l’état émotif dont elle ignorela teneur. C’est fascinant cette façon dont la poésiepeut nous entrer dans le corps! La poésie incarne àjamais des états d’âme, de bonheur, de plénituded’instants. Il n’y a pas grand-chose dans la vie quinous donne ça à part les grands chocs émotifs et lesgrands dangers. »Casser la solitudePour célébrer ses 35 ans d’écriture, ses 20 ans chezBoréal et son 60 e anniversaire de naissance, MarieLaberge offre donc cet automne un livre lucide surle retour à une vérité enfouie derrière les rituelsd’une vie traversée en aveugle : « <strong>Le</strong> cheminementde Yolande lui permet de retrouver assez d’authenticitépour être elle-même. C’est pour ça qu’ellechoisit de garder Steve dans sa vie, parce qu’il estle seul dans son entourage à tenir le langage qu’ilcrée, un langage d’une grande brutalité et d’uneimmense franchise. »Marie Laberge dit d’ailleurs trouver que notremonde manque d’espace pour le franc-parler. Sonprojet Des nouvelles de Martha est une façonde rétablir un dialogue. Depuis l’an dernier,l’auteure publie ce roman épistolaire à partir d’unecorrespondance qu’elle entretient personnellementavec ses lectrices et lecteurs : « Il y a des gens quine reçoivent jamais de lettres. Je me suis dit que çaleur ferait du bien de discuter avec quelqu’un.Ça marche bien. Ça casse la solitude, le monologueintérieur. » <strong>Le</strong> roman va se clore le 31 décembre2011 et connaît déjà un grand succès. Il occupeaussi beaucoup la romancière qui ne revient pasde loin, mais apprend à faire des choix pourconserver la même opiniâtreté et la même passionqui nourrissent son écriture depuis trente-cinq ans.REVENIR DE LOINMarie LabergeBoréal640 p.En librairie le 25 octobreLE LIBRAIRE • OCTOBRE - NOVEMBRE 2010 • 19