ENTREVUElittérature canadienneY ANNM ARTELBéatrice, Virgile,Yann et l’Holocauste<strong>Le</strong> moins qu’on puisse dire, c’est que Yann Martel ne s’estpas simplifié la vie avec son plus récent roman, Béatrice etVirgile. En plus de s’attaquer à un sujet miné et difficile,l’Holocauste, l’auteur de Histoire de Pi multiplie les procédésstylistiques et les références culturelles, et en utilisant desmoyens un peu détournés et passablement inédits.ParRémy Charest24 • LE LIBRAIRE • OCTOBRE - NOVEMBRE 2010<strong>Le</strong> livre, gravitant autour d’Henry, écrivain qui n’écrit plus après que sonprojet de livre sur l’Holocauste ait été refusé par son éditeur, passe par unconte de Flaubert sur Saint Julien L’Hospitalier (meurtrier pénitent, maismassacreur d’animaux impénitent), un traité sur l’art de la taxidermie etsurtout, une pièce écrite par un… taxidermiste mettant en vedette uneânesse (Béatrice) et un singe hurleur (Virgile) — un dialogue existentielévoquant Beckett et Jacques le Fataliste de Diderot. De l’Holocauste, onne traite directement qu’au début, quand Henry élabore son projet de livrevoué à l’échec. <strong>Le</strong> reste se fait à coups de parallèles audacieux et risqués— par exemple, entre les mécanismes de l’Holocauste et le traitement quel’humanité réserve aux animaux et à l’environnement.Ce degré d’invention élevé constitue pour Martel une obligation artistique,afin d’éviter à l’Holocauste de devenir une simple anecdote : « Il y a undanger à le représenter de façon purement historique et réaliste. Si l’événementreste seulement historique, il sera oublié. Il commence à y avoir uneréaction automatique. À entendre ces mêmes histoires 150 fois, de la mêmemanière, on s’en lasse — et ça ne sert pas la cause. »En ce sens, il salue la contribution de Maus d’Art Spiegelman, cette BDlégendaire où les nazis sont chats et les Juifs souris, ou encore de Tout estilluminé de Jonathan Safran Foer, roman éclaté et postmoderne d’un jeuneJuif américain parti sur la trace des origines familiales en Pologne. Dansces cas, dit-il, le fait de sortir du documentaire historique élargit notreregard sur la tragédie.© Christine Bourgier
Des recherches approfondiesYann Martel a amorcé ses recherches sur l’Holocauste dès 2003, multipliantles voyages à Auschwitz, en Allemagne ou en Israël, avant d’écrire quatremanuscrits, passés d’un tandem essai-roman à une pièce de théâtre,avant d’aboutir au résultat final. « Personne ne peut me dire que jene sais pas de quoi je parle », affirme-t-il avec conviction. Ses traducteurset parents, Nicole et Émile Martel (voir entrevue ci-contre), le confirment :« Sa recherche est consi dérable. C’est presque un doctorat », témoigne samère. C’est pourquoi le romancier a été choqué que certains critiques voientdans son roman une banalisation de l’Holocauste, notamment à cause desaspects animaliers : « J’ai été étonné de voir des critiques littéraires seméfier autant de procédés stylistiques – des métaphores, des fables, etc. Croireque ça dénature l’événement dont on traite, c’est mal comprendre l’art. »© Isobel HarryCertains ont peut-être été déroutés par le mélange d’humour et de tragédie,de légèreté et de gravité, d’autobiographie et de fantaisie. Rien n’est simpleet direct dans ce parcours à tiroirs. Par exemple, s’il est facile de tracer unparallèle entre Henry et Yann Martel (tous deux auteurs d’un roman àsuccès suivi d’un projet de livre sur l’Holocauste), l’auteur insiste sur lefait qu’Henry est un personnage naïf, distinct de lui, servant de métaphoresur les Juifs allemands : « Henry est à l’image la vie juive du début du siècle.C’est un artiste, il est multilingue, il fait même dans le commerce entravaillant dans une chocolaterie. De plus, les Juifs d’Allemagne n’ont pasvu venir Hitler, de la même façon que Henry ne s’aperçoit pas que letaxidermiste est dangereux avant qu’il ne soit trop tard. Il a fallu la Nuitde Cristal (les pogroms meurtriers de novembre 1938) pour qu’ils voientvraiment que leur situation était intenable. »<strong>Le</strong>s réflexions de l’auteur et les parallèles qu’il trace ont certainement dequoi susciter la discussion. Souvent, on se sent un peu ambivalent devantcertaines théories, alors qu’à d’autres moments on peut être profondémenttroublé par les ressorts dramatiques du récit. Travaillé et retravaillélonguement, le livre respire l’effort et semble cependant demeurer pris dansle sujet immense qu’il cherche à transcender.Yann Martel sort de l’aventure Béatrice et Virgile sans regret, avecl’impression de repasser par un chemin connu. Après l’écriture assez aiséede son premier livre, Paul en Finlande, un recueil de nouvelles primé etaccueilli avec enthousiasme, le livre suivant, Self, avait été dur à sortir etreçu froidement. Puis était venu Pi, « une joie à écrire », reçu au superlatif,avant un nouveau tour de roue plus ardu. Or, le prochain livre, né dans lafoulée d’un pèlerinage à Compostelle, Yann Martel le voit bien venir àl’horizon : « Avec Pi, je savais tout ce que je voulais faire, il s’agissait queje le fasse. Je prévois la même démarche que pour Pi, cette fois. Il y a troisparties que je vois bien, j’ai 150 pages de notes… J’ai très hâte de m’yremettre. » On lui souhaite bonne route!BÉATRICE ET VIRGILEYann MartelXYZ24 p. | 22,95$Traduire en familleDepuis Histoire de Pi, Yann Martel a une confiance totale en ses deuxtraducteurs. Normal, puisqu’il s’agit de ses parents, Émile Martel etNicole Perron-Martel, qui ont la mission très singulière de ramenerl’œuvre de l’auteur de l’anglais vers sa langue maternelle. NicoleMartel insiste bien là-dessus : « La langue maternelle de Yann, c’est lefrançais. Nous ne lui avons jamais parlé une autre langue. » Toutefois,expliquent les deux diplomates retraités, l’anglais est devenu la languede ses études, le fait de rester dans un système à l’anglaise venantdonner un peu de stabilité, tandis que la famille passait d’un paysà l’autre.Écrivain et poète lui-même, Émile Martel explique que leur travail detraduction est très complémentaire : « Nicole a un type de regard plusanalytique, beaucoup plus rigoureux que le mien ». En traduisant Pi,les lettres à Stephen Harper (Mais que lit Stephen Harper?, parul’année dernière chez XYZ) ou Béatrice et Virgile, le travail s’est fait entrois étapes, les deux traversant le livre seuls, tour à tour,puis ensemble.<strong>Le</strong>s traducteurs procèdent ensuite à une nouvelle relecture avecl’auteur, une étape où le travail se raffine, avec le mot de la fin accordéà l’auteur. « Si tant est que ça existe, l’autorité parentale, dans cecas-là elle ne s’applique pas, explique Émile Martel. Et enprime, Nicole se range souvent de son côté. » Une affirmation qui lafait un peu tiquer!<strong>Le</strong>s deux voient surtout des avantages dans la proximité avec l’auteur.« On peut avoir des discussions à plusieurs niveaux, la communicationest très aisée », lance Nicole. Et si elle l’est un peu moins, « on vaencore se parler le lendemain », complète le père. Pour l’auteur, « c’estcomme avoir le traducteur dans ses bagages ».« <strong>Le</strong> traducteur devient un intime de l’œuvre », indique Émile Martel.Et quand on est déjà intime, le processus s’éclaire d’autant. « La partieautobiographique de son œuvre est transparente, pour nous », souligneNicole. Une transparence qui les aide à départager l’écart entre Henryet Yann, entre l’essai et le roman, à démêler l’écheveau d’une œuvredont l’accouchement aura été long et exigeant.LE LIBRAIRE • OCTOBRE - NOVEMBRE 2010 • 25