Marianne
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authentique – peut alors être fabriqué en une fraction<br />
du temps, à une fraction du coût. Autre exemple, cette<br />
fois du côté italien : les anciennes recettes indiquent que<br />
la couleur rosée de la mortadelle était obtenue par un<br />
colorant végétal, généralement du safran. Mais la version<br />
moderne est presque toujours traitée au nitrite : l’additif<br />
miracle assure une coloration nettement moins chère<br />
et simplifie toute la fabrication. On pourrait continuer<br />
longtemps la liste des charcuteries dont on ne connaît<br />
aujourd’hui que la déclinaison chimique. Est-ce la raison<br />
pour laquelle les industriels ne cessent de proclamer<br />
et de jurer que les viandes nitrées remontent à la nuit<br />
des temps, à l’aube de la civilisation ?<br />
L’ère des “meatpackers”<br />
Parmi les éléments historiques qui expliquent la généralisation<br />
des conservateurs-rougisseurs, un phénomène<br />
joue un rôle capital : le XIX e siècle voit naître un nouveau<br />
type d’établissements, consacrés à la fabrication de charcuteries<br />
« en grand », suivant l’expression de l’époque.<br />
[…] La vraie locomotive du développement se trouve<br />
de l’autre côté de l’Atlantique : c’est l’Amérique bien<br />
sûr, cette terre nouvelle où tout est possible, l’athanor<br />
où s’invente la modernité alimentaire, où s’esquissent<br />
les premières lignes d’un avenir encore en pointillé :<br />
la viande moderne, la viande des packers. Comment<br />
Les recettes<br />
traditionneLLes<br />
de salaisons<br />
– ici, dans<br />
la France rurale<br />
des années 30 –<br />
n’utilisaient que<br />
de la viande, du sel,<br />
du poivre et du “vin<br />
blanc qui soit bon”<br />
comme dans celle du<br />
célèbre “saucisson<br />
provençal”. Nulle<br />
trace de nitrate<br />
de potassium, de<br />
nitrate de soude ou<br />
de borate de soude,<br />
qui en sont devenus<br />
les ingrédients<br />
indispensables.<br />
La couLeur rose de La mortadeLLe était<br />
obtenue par un coLorant végétaL,<br />
Le safran. La version moderne est au<br />
nitrite, qui simpLifie La fabrication.<br />
traduire ce terme ? Le plus simple serait de dire que les<br />
packers (ou les meatpackers, cela revient au même) sont<br />
les premiers « charcutiers » de l’ère industrielle. Mais, à<br />
proprement parler, ils ne sont pas charcutiers : ils sont<br />
« conditionneurs », « emballeurs » ou « expéditeurs ».<br />
Au XVIII e siècle, quelques petits abattoirs du Massachusetts<br />
avaient commencé à emballer (to pack) de la<br />
viande salée dans des tonneaux ou dans des caisses,<br />
qu’ils vendaient pour la navigation au long cours, pour<br />
les trading-posts isolés ou même à quelques négociants<br />
locaux. Progressivement, cette activité se déplace vers<br />
l’ouest. A Cincinnati, on abat bientôt tant de cochons que<br />
la ville est offciellement surnommée « Porkopolis ». Des<br />
centaines de marchands mettent le porc en tonneaux,<br />
dans des caisses ou d’énormes barriques.<br />
La viande, matière vivante et fragile, ne peut<br />
être manipulée que l’hiver, lorsque le froid<br />
extérieur transforme toute l’atmosphère<br />
en un gigantesque frigo naturel. « La saison<br />
d’abattage dure de novembre à mars »,<br />
explique le magazine Harper’s Weekly en 1868. Quand la<br />
température se rapproche de zéro, les routes conduisant<br />
à Cincinnati se remplissent de troupeaux qu’amènent<br />
les éleveurs. Les bêtes sont abattues dans des dizaines<br />
de bâtisses construites au bord du grand fleuve Ohio.<br />
De là, les carcasses sont entassées sur des carrioles pour<br />
être envoyées aux saleurs. C’est une course contre la<br />
montre : il faut saler le maximum de viande avant que la<br />
chaleur ne revienne. Si la température remonte en pleine<br />
saison du salage, les ateliers se mettent en pause. Dans<br />
tous les cas, la saison s’arrête en mars, lorsque le fleuve<br />
Ohio sort des glaces. L’été, les abattoirs sont désertés.<br />
Les packers s’affairent alors à écouler au meilleur prix<br />
leur production de l’hiver précédent : ces protéines<br />
longue conservation sont des denrées pratiques et bon<br />
marché pour nourrir les soldats, les marins, les esclaves<br />
des plantations. […]<br />
Mais tout au nord des Etats-Unis, au bord des Grands<br />
Lacs, les règles du jeu vont commencer à changer. […] Au<br />
carrefour des plaines de pâturage, des mines de sel, des<br />
réserves de glace (les Grands Lacs) et des voies ferrées qui<br />
mènent aux centres de consommation, Chicago surgit en<br />
quelques décennies. De 4 500 habitants en 1840, la ville<br />
passe à 112 000 habitants en 1860 ; un demi-million en<br />
1880 ; sa population triple encore d’ici à la fin du siècle. Le<br />
packing décolle à toute vitesse, Chicago prend la tête des<br />
villes de salaison, double Milwaukee, laisse Cincinnati<br />
loin derrière. A elle seule, la société Armour, implantée<br />
à Chicago, fabrique plus de jambon et de bacon que les<br />
dizaines d’usines de Cincinnati. D’un petit terminal ferroviaire<br />
installé au bord des Grands Lacs, ces quelques<br />
hectares de marécages deviennent la capitale mondiale<br />
des produits à base de viande. Pour le bœuf, il s’agit<br />
surtout de chair vendue fraîche – c’est-à-dire sans avoir<br />
subi de transformation. Pour le porc, presque tout est<br />
processed : transformé en « charcuteries ». Presque sans<br />
exception, tout est traité au nitrate de potassium, au ›<br />
8 au 14 septembre 2017 / <strong>Marianne</strong> / 57