Marianne
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
enquête<br />
société<br />
en amérique,<br />
au XiX e siècle,<br />
s’esquisse l’avenir<br />
de la viande moderne.<br />
ci-contre,<br />
une chaîne des<br />
abattoirs d’Armour<br />
company’s, à<br />
chicago, en 1892.<br />
A cette époque,<br />
la région des Grands<br />
Lacs, qui est devenue<br />
l’épicentre de<br />
la charcuterie<br />
industrielle, fixe ses<br />
règles de production<br />
à l’Europe.<br />
ici, plus question de<br />
maturation longue.<br />
› nitrate de sodium, au sulfite de sodium ou au borate<br />
de sodium. Ici, pas question de maturations longues.<br />
Quasi absentes des statistiques françaises jusqu’aux<br />
années 1870, les charcuteries américaines s’imposent<br />
en quelques années. En 1874, la France essaye de se<br />
protéger en augmentant subitement les droits d’importation<br />
sur les salaisons des Etats-Unis. La question fait<br />
alors l’objet de vives polémiques : faut-il les interdire<br />
pour protéger les producteurs français ? Est-il juste<br />
d’en restreindre l’importation, au risque de représailles<br />
douanières ? Faut-il limiter le libre-échange<br />
alors même que la France manque de viande et que<br />
les ouvriers paraissent être les grands bénéficiaires<br />
de ces charcuteries à prix cassé ? […] Finalement, les<br />
salaisons de Chicago continuent d’arriver en quantité<br />
sans cesse croissante, imposant leur tempo et leur<br />
prix aux fabriques françaises. […]<br />
Lorsque la France envisage d’interdire certaines<br />
charcuteries américaines, l’Amérique menace de<br />
riposter en bloquant les importations de vin français.<br />
Partout, les charcutiers sont obligés de rivaliser<br />
avec des produits de moins en moins chers et de plus<br />
en plus beaux, de moins en moins salés, et toujours<br />
traités au nitrate de potassium, au nitrate de soude<br />
ou au borate de soude.<br />
Le problème du cancer apparaît lorsqu’on découvre<br />
que les charcuteries nitrées peuvent donner lieu à<br />
l’apparition de nitrosamines. Au milieu des années 50,<br />
deux chercheurs anglais avaient montré que ces molécules,<br />
alors méconnues, étaient de puissants cancérogènes.<br />
Ils avaient suggéré qu’on pourrait peut-être en<br />
déceler dans la fumée du tabac. Mais ils n’imaginaient<br />
pas qu’on allait en trouver dans les charcuteries. Au<br />
début des années 60, l’alerte se précise : en Norvège,<br />
des vétérinaires constatent la mort d’animaux d’élevage<br />
dont la nourriture avait été traitée au nitrite de<br />
sodium. Les spécialistes croient d’abord qu’il s’agit d’un<br />
empoisonnement classique au nitrite, mais les tests<br />
héritage images / leemage<br />
révèlent que les aliments concernés ne contiennent<br />
presque pas de nitrite résiduel : pas assez pour causer<br />
une intoxication. Ils recèlent en revanche une des<br />
nitrosamines les plus redoutables, la diméthylnitrosamine<br />
(également appelée N-nitrosodiméthylamine).<br />
Les chercheurs comprennent alors que c’est le nitrite<br />
de sodium qui lui a donné naissance, en réagissant<br />
avec des protéines.<br />
En quelques années, la question des additifs<br />
nitrés change de dimension : comme<br />
si un voile tombait, on découvre qu’à<br />
côté des risques de toxicité directe les<br />
additifs nitrés sont susceptibles de donner<br />
naissance à des agents cancérogènes. En 1968,<br />
le journal médical The Lancet expose le problème<br />
dans un éditorial qui fait date. Intitulé « Les nitrites,<br />
les nitrosamines et le cancer », cet article explique<br />
pourquoi la découverte inattendue des nitrosamines<br />
alimentaires suscite « les plus graves inquiétudes ». En<br />
fixant les limites à l’usage des additifs nitrés dans les<br />
charcuteries, les autorités sanitaires n’ont pu tenir<br />
compte que des risques que la science connaissait :<br />
l’action empoisonnante du nitrite sur le sang. Or, on<br />
découvre que les additifs nitrés peuvent provoquer<br />
l’apparition de composés que personne ne suspectait.<br />
Ils n’attaquent pas le sang : ils provoquent des<br />
tumeurs. Que faire ? Le Lancet explique : « Lorsqu’on<br />
a fixé les normes sur l’usage alimentaire du nitrite,<br />
seuls les aspects concernant la toxicité ont été pris en<br />
compte. La situation est devenue plus compliquée avec<br />
la découverte de l’étonnant pouvoir biologique, toxique<br />
et cancérogène des nitrosamines. »<br />
Cette compréhension tardive est au cœur du drame<br />
des charcuteries modernes. Les fabricants et les autorités<br />
sanitaires ont cru que les consommateurs seraient<br />
protégés si on limitait les quantités de nitrate et de nitrite<br />
bien au-dessous des doses d’empoisonnement aigu.<br />
conflit d’intérêts<br />
Fidèle alliée des charcutiers industriels, l’Autorité européenne<br />
de sécurité des aliments (European Food Safety<br />
Authority, Efsa) fixe des « taux maximaux de nitrite »<br />
tout en reconnaissant qu’ils ne tiennent pas compte<br />
des effets cancérogènes des métabolites du nitrite.<br />
Empêtrée dans des conflits d’intérêts maintes fois<br />
dénoncés et avant tout soucieuse de ne pas contraindre<br />
l’industrie des viandes à se réformer, l’agence défend<br />
systématiquement le statu quo, agrémenté de baisses<br />
symboliques des taux de « nitrite résiduel », sans incidence<br />
réelle sur la cancérogénicité des charcuteries. A<br />
l’image des charcutiers industriels, l’agence est intarissable<br />
sur les dangers du botulisme : « Dans la plupart<br />
des produits de viandes salées, l’addition de nitrites (ou<br />
de nitrates) est nécessaire pour éviter la croissance de<br />
Clostridium botulinum et sa production de toxine » ;<br />
les nitrites « sont nécessaires comme conservateurs<br />
58 / <strong>Marianne</strong> / 8 au 14 septembre 2017