JOURNAL ASMAC No 3 - juin 2020
Plaisir - Entre gloutonnerie et ascèse Oncologie - Nouvelles approches thérapeutiques Rhumatologie - Hématochromatose Politique - Corona: tout donner et ne rien recevoir?
Plaisir - Entre gloutonnerie et ascèse
Oncologie - Nouvelles approches thérapeutiques
Rhumatologie - Hématochromatose
Politique - Corona: tout donner et ne rien recevoir?
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Point de mire<br />
personnes transgressent ponctuellement<br />
leur comportement réducteur habituel de<br />
conservation de la vie qu’elles peuvent<br />
avoir le sentiment d’être plus que de<br />
simples gardiens et serviteurs de leur existence.<br />
Dans de tels moments de transgression,<br />
la vie est en fait soudain là pour elles<br />
– ce sont les moments durant lesquels la<br />
vie peut être ressentie comme gratifiante.<br />
Celui qui en fait l’expérience, ne se perçoit<br />
plus uniquement comme le gestionnaire<br />
de sa vie mais comme son directeur – tous<br />
les plaisirs consistent donc finalement,<br />
dans la conception de Bataille, à savourer<br />
un sentiment de souveraineté.<br />
Mais comment se fait-il que les personnes<br />
soient pourtant quelquefois en<br />
mesure d’avoir des plaisirs? Où puisentelles<br />
parfois malgré tout la force de transgresser,<br />
contre toutes les menaces du mal?<br />
C’est là que la société ou la culture leur<br />
vient en aide. Ces forces donnent aux individus<br />
de petits ordres de bienséance qui<br />
leur imposent du plaisir. Un groupe d’amis<br />
qui passe voir le philosophe le soir et lui<br />
explique qu’il a déjà suffisamment étudié<br />
et qu’il doit à présent venir boire une bière<br />
avec eux, transforme le verre de bière qu’il<br />
tient alors en main, en une preuve que la<br />
vie en vaut la peine. Et celui qui entre dans<br />
un bar à lumière tamisée dans lequel une<br />
musique douce et tranquille de jazz<br />
s’échappe des enceintes, perçoit dans<br />
cette ambiance la voix de la culture qui<br />
chuchote: «Ne te commande pas un jus de<br />
fruit.» La société et la culture réconcilient<br />
les individus avec leur bonheur en ce<br />
qu’elles leur ordonnent le plaisir et les<br />
guident vers la transgression.<br />
Renoncement et mépris<br />
Par contre, une culture qui tend à penser<br />
que nous ne devrions avoir du plaisir que<br />
si nous le voulons vraiment nous-mêmes,<br />
dédaigne les injonctions au plaisir soi-<br />
disant «normatives». Elle est souvent désemparée<br />
face au côté malsain des plaisirs<br />
et a tendance au renoncement. A partir de<br />
ce renoncement au plaisir, elle procure<br />
pourtant à nouveau une sorte de plaisir –<br />
le plaisir du renoncement. Celui-ci<br />
consiste en un renforcement de l’amourpropre<br />
doublé d’un mépris des autres:<br />
nous regardons alors avec dédain ceux<br />
qui, par exemple, sont encore contraints<br />
de prendre leur voiture parce qu’ils ne<br />
peuvent s’offrir les loyers élevés du centreville<br />
des bailleurs à qui ils servent des<br />
sandwichs. Ce n’est pas le pouvoir d’achat<br />
supérieur de travailleurs très bien payés<br />
mais seulement une conscience écologique<br />
plus attentive qui nous semble alors<br />
faire la différence entre les cyclistes et les<br />
automobilistes. Et nous négligeons souvent<br />
le fait que ce sont justement les cyclistes<br />
qui, avec leurs voyages lointains à<br />
l’étranger ou l’utilisation de services de<br />
streaming pour leurs séries cultes, présentent<br />
les empreintes écologiques les<br />
plus néfastes.<br />
Au niveau de l’histoire des religions, le<br />
renoncement correspond à une tendance<br />
très spéciale. Dans les religions païennes<br />
anciennes, on devait manger ou boire<br />
beaucoup à certaines occasions. Dans les<br />
religions monothéistes ascétiques plus récentes,<br />
par contre, il ne fallait alors justement<br />
rien manger, ni boire. Le sociologue<br />
Emile Durkheim a qualifié les unes de<br />
cultes positifs, les autres de cultes négatifs.<br />
Cette différence joue également un<br />
rôle en dehors de la vie religieuse. La<br />
culture postmoderne contemporaine<br />
montre, sous l’influence américaine, une<br />
préférence marquée pour les cultes négatifs:<br />
au lieu de porter du parfum, plutôt<br />
garder son odeur naturelle; au lieu de<br />
chaussures élégantes, préférer des tennis;<br />
éviter de complimenter sa collègue; éviter<br />
de saluer l’autre client dans le couloir de<br />
l’hôtel, etc. En dehors de la question de savoir<br />
si une approche est meilleure que<br />
l’autre, il apparaît ici une différence dans<br />
l’identification des motivations. Les abstinents<br />
aiment se considérer comme supérieurs.<br />
Car ils pensent qu’ils suivraient une<br />
obligation; et que par contre les autres,<br />
plus faibles, céderaient simplement à une<br />
inclinaison ou à une pulsion. Ce qui leur<br />
semble difficile à reconnaître c’est que<br />
ceux qui pratiquent des cultes positifs,<br />
donc ceux qui saluent poliment, qui font<br />
des compliments gentils, qui s’habillent<br />
avec élégance, qui se parfument, etc. pourraient<br />
également suivre une obligation. En<br />
France par exemple, on doit dire «enchanté»<br />
lorsque l’on salue une dame, et même<br />
surtout, lorsqu’on ne l’est pas. La tendance<br />
du postmodernisme consiste à ignorer<br />
qu’il existe une obligation pour de tels<br />
cultes positifs de la convivialité. Lors d’un<br />
anniversaire, il convient simplement de<br />
boire un verre de champagne avec celui<br />
qui le fête. Le postmodernisme, cependant,<br />
veut nous faire croire que tous ceux<br />
qui agissent ainsi seraient des ivrognes débridés,<br />
et son utopie de civilisation réside<br />
dans un espace public entièrement aseptisé<br />
dans lequel personne n’effleure plus<br />
personne.<br />
On peut en déduire que le plaisir<br />
existe réellement mais qu’en vérité, il n’y a<br />
pas de renoncement à proprement parler.<br />
Car chaque renoncement se gratifie luimême<br />
d’un plaisir (par exemple d’estime<br />
de soi). Mais il existe une différence entre<br />
les plaisirs manifestes et ceux cachés par<br />
de prétendues renonciations. Ces derniers<br />
détruisent la vie sociale parce qu’ils se<br />
nourrissent du mépris des autres. Les premiers<br />
en revanche nous amènent à reconnaître<br />
que les autres personnes, au lieu<br />
d’être des voleurs de notre plaisir, sont<br />
plutôt les alliés solidaires dont nous avons<br />
besoin pour être aptes au plaisir.<br />
VSAO /<strong>ASMAC</strong> Journal 3/20 35