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RENCONTRE<br />
passion adultère, La Voisine du cinquième raconte avec subtilité<br />
la force du désir, de l’amour, l’acculturation, le lien aux origines,<br />
le racisme… En plongeant dans la psyché de son personnage,<br />
il ausculte ses affects, ses questionnements intimes. Avec une<br />
trame très ténue, il démasque la complexité sous l’apparente<br />
banalité des choses, dévoile le sens profond derrière les petits<br />
riens du quotidien. Habib Selmi a signé une dizaine de romans,<br />
parmi lesquels Les Amoureux de Bayya (2003), Souriez, vous êtes<br />
en Tunisie ! (2013) ou encore La Nuit de noces de Si Béchir (2019),<br />
salués par la critique.<br />
<strong>AM</strong> : Comment avez-vous imaginé la rencontre<br />
entre Kamal, professeur d’université, et Zohra,<br />
femme de ménage, tous deux mariés,<br />
d’origine tunisienne, et habitant<br />
le même immeuble parisien ?<br />
Habib Selmi : Cette rencontre entre deux<br />
êtres de classes sociales différentes m’intéressait.<br />
Je l’ai voulue exceptionnelle.<br />
Analphabète, issue d’un milieu très<br />
modeste, Zohra est femme de ménage,<br />
mariée à un homme un peu étrange,<br />
Mansour, avec qui elle a un fils handicapé.<br />
Professeur de mathématiques,<br />
marié à une Française, Kamal est bien<br />
intégré, il a adhéré aux valeurs de la<br />
société française, à sa culture. Au début,<br />
il tient une attitude un peu méprisante,<br />
arrogante à l’égard de Zohra. Je critique<br />
ici ces personnes qui, sous prétexte qu’ils<br />
ont réussi, regardent les autres immigrés<br />
avec mépris. Je ne l’ai pas inventé ni exagéré,<br />
l’écriture vient de la vie, je me suis<br />
inspiré de plusieurs exemples. Pourtant,<br />
petit à petit, Kamel découvre en Zohra<br />
une femme exceptionnelle, intelligente,<br />
riche de ses multiples expériences. Il<br />
commence avec elle un jeu de séduction<br />
et tombe peu à peu amoureux. L’histoire<br />
d’amour entre deux personnes de classe<br />
et d’âge différents est le piment qui fait<br />
avancer le roman. Mais le cœur du livre est la manière<br />
dont Zohra bouleverse sa vie, son regard sur lui-même<br />
et sur l’existence. Lui qui pensait avoir tout réussi commence<br />
à se poser des questions, et peut-être à changer.<br />
C’est une rencontre déterminante sur le cours de sa<br />
vie. Évidemment, le roman a plusieurs facettes, il peut<br />
se lire à travers divers angles. J’aborde aussi la question<br />
brûlante de l’immigration, de l’acculturation, et<br />
l’adultère, la relation de couple… Kamal se demande<br />
ainsi s’il est possible d’aimer deux femmes à la fois. Un<br />
roman, c’est tout un monde.<br />
Bibliographie<br />
sélective<br />
◗ La Voisine<br />
du cinquième,<br />
Actes Sud, 2021.<br />
◗ La Nuit de noces<br />
de Si Béchir, Actes<br />
Sud, 2019.<br />
◗ Souriez, vous<br />
êtes en Tunisie !,<br />
Actes Sud, 2013.<br />
◗ Les Amoureux<br />
de Bayya, Actes Sud,<br />
2003.<br />
Vous regrettez qu’on réduise souvent<br />
un roman à son intrigue ? Avec cette question<br />
récurrente : de quoi parle-t-il ?<br />
Oui, un roman ne se limite pas à une histoire, il va au-delà.<br />
Plusieurs thèmes se greffent à l’intrigue. Un roman n’est pas un<br />
conte – lequel livre une morale à la fin –, mais une réflexion<br />
sur la vie. C’est très présent dans la tradition littéraire des écrivains<br />
d’Europe de l’Est. Le sujet est presque un prétexte. Certes,<br />
l’histoire doit être bien ficelée, avec des personnages construits,<br />
des rebondissements, des évolutions, car il faut susciter un<br />
plaisir de lecture. Mais l’ensemble reste lié à l’être humain, à<br />
l’existence. Moi, j’écris à partir des petits riens, des choses très<br />
ténues, simples. Mais en les accumulant, j’arrive à provoquer un<br />
sens profond, plus grand. Je fais partie des auteurs qui<br />
créent quelque chose d’important<br />
à partir de la banalité.<br />
Celle-ci n’existe pas, en<br />
réalité. Dès que le regard<br />
de l’artiste ou de l’écrivain<br />
se pose sur une chose, elle<br />
cesse d’être banale. Sinon,<br />
ce n’est pas un écrivain. Il<br />
s’agit de regarder les choses<br />
par des angles différents. Des<br />
romans d’amour existent par<br />
milliers, mais chaque auteur<br />
le décrit à sa façon, selon sa<br />
culture, son vécu.<br />
Écrire à partir d’une<br />
intrigue très ténue et déceler<br />
la complexité, voire l’étrangeté,<br />
sous l’apparente banalité<br />
des choses, du quotidien,<br />
cela fait-il partie de votre ADN ?<br />
Oui, j’ai toujours affectionné ce<br />
genre d’écriture, plus difficile. Je n’essaie<br />
pas de fasciner le lecteur avec des<br />
événements extraordinaires. En tant<br />
que lecteur, j’aime ce type de romans<br />
– ceux de Marguerite Duras, Peter<br />
Handke, Annie Ernaux. Le chemin<br />
est très difficile, semé d’embûches, car on peut<br />
facilement tomber dans la banalité. Créer des personnages<br />
singuliers demande beaucoup de travail<br />
et de réflexion. Ça a l’air simple, mais j’écris très<br />
lentement, je réfléchis beaucoup. C’est un défi, et<br />
j’adore les défis ! Parfois, on échoue. Mais quand<br />
le roman est réussi, cela représente pour moi un<br />
magnifique accomplissement.<br />
Que représente Zohra pour Kamal ?<br />
Une reconnexion avec ses racines<br />
tunisiennes dont il s’est éloigné ?<br />
DR (4)<br />
60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022