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RENCONTRE<br />
poser des questions. Et c’est ainsi qu’on avance, en se remettant<br />
en cause. Il n’y a rien de plus mauvais pour un écrivain que le<br />
confort, la tranquillité, le « succès »! Ça rend bête, à la longue. Il<br />
faut toujours être en éveil, excité par quelque chose. Je suis entre<br />
deux cultures, deux langues, deux vies. Je suis né en Tunisie<br />
dans la campagne, nous n’avions pas d’électricité, pas d’eau courante.<br />
Des décennies après, quand je pose ma tête sur l’oreiller<br />
pour m’endormir, je repense à l’enfant que j’étais, gambadant<br />
dans les rues. J’ai l’impression d’être une autre personne, d’avoir<br />
vécu deux vies. L’être humain est capable de s’adapter à tout. Je<br />
n’ai pas peur des contradictions, des antagonismes, des tiraillements.<br />
Surtout, en tant qu’écrivain, c’est du pain béni.<br />
Quels souvenirs gardez-vous de cette enfance,<br />
dans votre village au centre de la Tunisie,<br />
dans la région de Kairouan ?<br />
C’était une enfance dure, comme la vie de paysans peut<br />
l’être, mais heureuse. On n’avait pas de jouets, mais on les fabriquait,<br />
avec des boîtes de conserve, des branches… Notre maison<br />
n’était pas non plus équipée en chauffage, mais on s’était adaptés.<br />
On vivait bien, en pleine nature ; j’ai connu le bio avant la<br />
lettre ! Mon père était cultivateur, il possédait des champs, des<br />
troupeaux de moutons… On mangeait des lapins et des poulets.<br />
J’ai découvert les sardines pour la première fois quand je suis<br />
allé sur la côte ! Mon goût pour la lecture est né au collège, à la<br />
bibliothèque, dans une bourgade voisine.<br />
En quoi avoir grandi sous la présidence<br />
d’Habib Bourguiba, qui a œuvré pour le progrès<br />
social, vous a-t-il forgé ?<br />
Né en 1951, j’ai eu la chance de commencer ma scolarisation<br />
à peu près l’année où la Tunisie est devenue indépendante [en<br />
1956, ndlr]. J’appartiens à la première génération formée après<br />
l’indépendance. Je n’ai pas souffert de la colonisation. Bourguiba<br />
misait beaucoup sur l’enseignement et a doté de moyens<br />
importants le ministère de l’Éducation nationale. C’était un<br />
homme progressiste. Je suis le produit du régime de Bourguiba<br />
à 100 % ! Il a promu la notion de citoyen, il était fasciné par l’Occident.<br />
Il voulait faire de la Tunisie un pays comme la France,<br />
où il avait vécu. Lui-même était marié à une Française. Il a<br />
fait voter de nombreuses lois concernant les droits des femmes :<br />
interdiction de la polygamie, légalisation de l’avortement… Il<br />
a ainsi fait beaucoup de bien à la Tunisie, même s’il a fini sa<br />
carrière, hélas, en dictateur – disons un « dictateur éclairé ». Le<br />
problème, c’est que la société ne suit pas. Si les gens n’adhèrent<br />
pas à ses idées, cela reste une loi, une parure en quelque sorte.<br />
Toutefois, sa politique a changé une bonne partie de la société,<br />
qui lutte toujours aujourd’hui contre l’intégrisme, l’islamisme.<br />
Ce socle créé par Bourguiba, et dont je fais partie, est toujours<br />
présent. Mais toutes ses valeurs ne se sont pas propagées comme<br />
il le voulait. Il y a même eu une régression, à un certain moment.<br />
Après la révolution en 2011, les islamistes ont tenté de gouverner.<br />
Ils n’ont pas réussi, grâce à ces gens qui défendent jusqu’à<br />
maintenant ces acquis.<br />
« J’appartiens<br />
à la première<br />
génération<br />
formée après<br />
l’indépendance.<br />
Je suis le produit<br />
du régime<br />
de Bourguiba<br />
à 100 % ! »<br />
Quels sont les acquis de la révolution ?<br />
La liberté. Une nouvelle constitution a été écrite, avec<br />
notamment un article fondateur sur la liberté de conscience, la<br />
presse est libre, des législations ont acté le partage du pouvoir<br />
entre le président et le Parlement… En théorie, c’est bien. Mais<br />
les islamistes se sont approprié la révolution, aussi grâce au<br />
peuple qui les a menés au pouvoir. Leur parti arrive presque<br />
toujours en tête lors des élections. C’est un problème de société,<br />
pas uniquement une question de classe politique. Plus de dix<br />
ans après la révolution, il y a un blocage. On fait face à des<br />
problèmes socio-économiques. La vie des habitants s’est détériorée.<br />
On a une belle constitution, mais on n’est pas parvenus<br />
à supprimer le chômage. La Tunisie traverse une crise économique<br />
profonde. De plus, elle a été très touchée par le Covid-19,<br />
beaucoup de sociétés européennes ayant quitté le pays. Parmi<br />
les secteurs clés de l’économie, le tourisme reprend son activité,<br />
mais a été mis à mal pendant longtemps. L’exportation des<br />
phosphates a également été à l’arrêt pendant un moment. Le<br />
nouveau président Kaïs Saïed a gelé le Parlement, on entre dans<br />
une nouvelle phase, et je ne sais pas où elle va nous mener…<br />
Vous retournez régulièrement dans votre pays natal ?<br />
Bien sûr. Je monte dans les taxis, dans les bus pour parler<br />
aux gens et les écouter. Un écrivain doit être présent et être à<br />
l’écoute de ce qu’il se passe dans la société. On apprend toujours<br />
des autres. L’un de mes précédents romans, Souriez, vous êtes en<br />
Tunisie, a été écrit avant la révolution. Il est considéré comme<br />
prémonitoire. Mais je ne suis ni prophète ni devin, j’ai juste<br />
restitué ce que j’avais observé. À mes yeux, les femmes ont une<br />
intelligence de la vie supérieure à celles des hommes. Et ce,<br />
62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022