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Q<br />

Écrivain et animateur d’émission<br />

de jazz à Espace musique,<br />

Stanley Péan a publié une<br />

vingtaine de livres destinés au<br />

lectorat adulte et jeunesse.<br />

LA CHRONIQUE DE STANLEY PÉAN<br />

L’expression « blanc dehors », qui donne son titre au plus récent opus de l’essayiste<br />

et romancière Martine Delvaux, désigne un phénomène optique atmosphérique<br />

particulier aux régions nordiques qui efface les contrastes. Tout le paysage se<br />

nimbe d’une lueur blanche uniforme à cause d’un ciel bas, de neige au sol et<br />

de visibilité réduite.<br />

En deuil de père et de repères<br />

Cette absence de repères, c’est bien celle avec laquelle doit composer la<br />

narratrice, quadragénaire née à l’hôpital Jeffery Hale à Québec d’une mère fille<br />

de bonne famille et de son amoureux inconnu, adonis scandinave anonyme<br />

qui a refusé la paternité, préférant fuir on ne sait où. « C’est la fin et le début<br />

de l’histoire », écrit-elle d’entrée de jeu. « On me demande ce que ça me fait de<br />

ne pas savoir qui est mon père. » Une vie plus tard, cette femme à qui Delvaux<br />

prête sa voix et sa plume « déplie la mémoire », pour reprendre une des images<br />

puissamment poétiques auxquelles carbure ce texte aux accents autofictionnels.<br />

Au cœur de son récit, l’écrivaine a placé la blancheur aveuglante de cette soirée<br />

du mois de décembre 1968 où elle vint au monde à la grande honte de sa famille<br />

bourgeoise et catholique. Pour ne pas perdre la face devant ses voisins, des gens<br />

de bien de ville Saint-Laurent, la grand-mère a envoyé la pécheresse en exil<br />

dans la capitale, pour qu’elle y accouche et confie le fruit de son péché à un<br />

orphelinat dirigé par des religieuses. C’est bien ce que la mère se résolut à faire<br />

d’abord – deuxième abandon pour ce bébé encore inconscient de l’enjeu qu’il<br />

est devenu –, mais elle se ravisera, choisira au mépris de conventions sociales<br />

la maternité sans homme. Parce que comme la nature, elle a horreur du vide,<br />

après avoir de son propre aveu tourné trop longtemps autour du pot, du projet<br />

d’écriture, la fille devenue adulte écrit sur le manque, sur l’absence, tente de<br />

combler les ellipses et les éclipses de son histoire personnelle.<br />

« Ma vie est un polar sans meurtres, sans détectives et sans victimes, un film<br />

mal casté et mal monté », dira encore notre narratrice, nous proposant du coup<br />

le résumé le mieux trouvé qui puisse être de son entreprise romanesque. Mais<br />

il y a plus, et on aurait tort de ne pas souligner la finesse de la reconstitution<br />

d’époque qui soutient et sous-tend Blanc dehors. Martine Delvaux évoque<br />

quelques événements-clés qui jalonnent les cinquante dernières années de<br />

l’Histoire québécoise, dont plusieurs ont à voir avec la condition féminine : la<br />

mise en place en 1967, par le premier ministre Pearson, de la Commission royale<br />

d’enquête sur la situation de la femme, la légalisation du divorce, l’ouverture de<br />

la première clinique d’avortement du docteur Morgentaler, la crise d’Octobre,<br />

etc. Elle le fait avec doigté, sans insister ni céder à la tentation documentaire.<br />

Portrait de famille, tableau d’époque, enquête sur les origines, Blanc dehors<br />

est porté par un style à la fois sobre et lumineux, qui fait fi de la douleur<br />

au cœur du propos. À des lieues de ces témoignages larmoyants sur le père<br />

manquant qui encombrent les rayons de nos bibliothèques et librairies, voici un<br />

livre profondément littéraire, à l’écriture raffinée et maîtrisée, à la fois libérateur<br />

et émouvant.<br />

ICI COMME AILLEURS<br />

Écrire pour effacer<br />

ou révéler<br />

Sortir ou rentrer la tête<br />

Ces dernières années, il s’était fait rare, Mario Girard alias Marie Auger, dont<br />

les six premiers romans publiés coup sur coup entre 1996 et 2003 avaient<br />

impressionné plus d’un lecteur, à commencer par le signataire de ces lignes.<br />

Difficile à imaginer qu’il ne nous avait rien offert de neuf depuis plus de dix<br />

ans. Raison de plus pour se réjouir de voir paraître cet automne Carapace, qui<br />

signale le retour de cet iconoclaste écrivain.<br />

Musicienne sans domicile fixe, fille spirituelle de Kurt Cobain, Alice chante<br />

« Come As You Are », » About a Girl » et autres tounes de Nirvana ou alors ses<br />

propres compositions sur les trottoirs et dans les parcs de la ville. Flanquée de<br />

son fidèle compagnon félin Maurice, elle voyage léger. Dans une poussette, elle<br />

trimballe ce qu’elle considère comme l’essentiel, le minimum vital : sa vieille<br />

guitare sans nom, son parapluie et son casque de guerre en métal. Alice se<br />

prend pour une tortue, d’où le titre de ce roman aux allures de poème en prose,<br />

aux parfums de blues urbain. De ses propres dires, elle rentre la tête dans sa<br />

carapace pour s’enfuir dès qu’elle sent poindre un danger, quel qu’il soit.<br />

Alice s’est rasé le crâne pour passer pour une cancéreuse et s’attirer la sympathie<br />

et les sous des passants. Elle se gave de « pilules pour toutes sortes d’affaires »<br />

parce qu’elle a tout de même peur d’être malades. Avec un S, pour toutes sortes<br />

de maladies. C’est effrayant les maladies, parce que « c’est là pour essayer de<br />

nous tuer ». Alice, se dit-on par moments, n’a peut-être pas toute sa tête rasée<br />

de près. Ses troubles, ses problèmes qui l’ont menée à la rue seraient-ils liés à<br />

cette blessure ancienne, celle de l’abandon par sa mère, qui a déserté le foyer<br />

familial quand Alice avait 10 ans? Alice a grandi seule avec son père, dans une<br />

maison où ni l’un ni l’autre ne faisait le ménage en signe de protestation contre<br />

la déserteuse. Mais ne sombrons pas dans le psychologisme, que ne fréquente<br />

guère l’auteur.<br />

Ponctué par les tablatures et les grilles d’accord des chansons d’Alice, Carapace,<br />

c’est la chronique d’une dérive hallucinée, d’un naufrage, livrée sur un ton<br />

poétique qui n’est pas sans rappeler à la fois Sol et Réjean Ducharme. Et si<br />

« écrire, c’est d’abord n’être pas vu », comme l’affirme Annie Ernaux citée en<br />

exergue par Marie Auger, ce septième roman nous éblouit par la capacité de son<br />

auteur d’être partout dans ces pages tout en s’effaçant derrière son personnage<br />

candide et attachant, emblématique de notre époque en mal de certitudes.<br />

BLANC DEHORS<br />

Martine Delvaux<br />

Héliotrope<br />

186 p. | 21,95$<br />

CARAPACE<br />

Marie Auger<br />

Lévesque éditeur<br />

116 p. | 23$<br />

l i t t é r a t u r e Q U É B É C O I S E<br />

LES LIBRAIRES • NOVEMBRE - DÉCEMBRE 2015 • 17

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