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I<br />
LA CHRONIQUE D’ÉLISABETH VONARBURG<br />
Née à Paris, Élisabeth Vonarburg<br />
vit à Chicoutimi depuis 1973. Elle est<br />
considérée comme l’écrivaine<br />
francophone de SF la plus connue<br />
dans le monde.<br />
L’occupation<br />
du territoire, et au-delà<br />
On s’imagine peut-être que le fantastique et la science-fiction possèdent peu de<br />
liens avec les racines ou l’appartenance. On se trompe, car tous les écrivains sont<br />
évidemment issus d’un milieu, lequel influence, d’une manière ou d’une autre,<br />
leur écriture. Sous des déguisements divers, les écrivains de littérature fantastique<br />
et de science-fiction s’en inspirent – le polar n’en ayant pas l’exclusivité. Les<br />
masques de la science-fiction apparaissent plus exotiques, alors que ceux du<br />
fantastique le sont moins.<br />
Le fantastique trouve le plus souvent ses sources dans le passé et le présent.<br />
Comme « Je me souviens » est la devise du Québec, il a sans doute été moins<br />
difficile pour les jeunes « fantastiqueurs » québécois d’en situer les lieux et les<br />
personnages. C’est en tout cas ce qu’ont fait Daniel Sernine, le regretté Joël<br />
Champetier et Natasha Beaulieu, ainsi que, chez les plus jeunes, Ariane Gélinas,<br />
Sébastien Chartrand et Éric Gauthier. Justement, le plus récent roman de ce<br />
dernier, La grande mort de Mononc’ Morbide, se déroule à Montréal, mais surtout<br />
à Sherbrooke. Le personnage d’Élise Lépine appartient à la famille malchanceuse<br />
des Malenfant – rien de grandiose et de tragique, juste des gens « nés pour<br />
un petit pain » à qui rien de bon n’arrive jamais. Jeune créatrice originale et<br />
passionnée, Élise a des déboires dans sa vie personnelle et professionnelle. Mais<br />
voilà qu’on lui demande d’organiser une fête extraordinaire pour un richissime et<br />
mystérieux client. La vieille tante Mélisande parle bien du retour d’un « Rôdeur »<br />
qui aurait causé la mort de plusieurs des leurs, mais Élise veut croire que sa<br />
chance a tourné. De son côté, Steve, ancien programmeur émérite, a abandonné<br />
ses rêves de gloire dans le domaine des jeux vidéo pour devenir employé d’un<br />
magasin BD & Vidéos à Sherbrooke. Se cherchant un colocataire, il tombe sur<br />
un vieillard irascible, Edgar Malenfant, en qui il reconnaît avec une stupeur ravie<br />
l’acteur qui jouait le personnage bizarre de Mononc’ Morbide dans une brève<br />
série télé ayant marqué son enfance. Il voudrait lui rendre sa gloire passée, mais<br />
le vieil homme est aussi amer que réticent. Edgar est, bien sûr l’oncle d’Élise<br />
et le frère de Mélisande. Comment finiront-ils par se rencontrer ces quatre-là,<br />
ainsi que le Rôdeur et le client mystérieux? Je vous laisse le découvrir dans ce<br />
récit habilement mené, où un fantastique d’abord invisible nous apporte des<br />
révélations de plus en plus renversantes – jeu de cache-cache avec une fatalité<br />
qui en est une seulement si on l’accepte. On est peut-être né pour un petit pain,<br />
mais ça n’empêche pas de manger de la brioche. (Amusez-vous avec le subtexte<br />
québécois du roman.) Le tout est fait avec l’humour discret mais mordant qui<br />
caractérise Gauthier, un auteur dont chaque roman révèle une facette nouvelle<br />
et inattendue.<br />
Le jeu du Démiurge, premier roman de Philippe-Aubert Côté, semble à première<br />
vue bien loin dans l’espace et dans le temps. On est en 3045, et loin de la Terre,<br />
dans le posthumanisme galopant. Pourtant, aussi étranges soient ces descendants,<br />
ils ont conservé ce qui fait notre humanité : désirs, craintes… et sens éthique,<br />
un des sujets phares du débat sur les intelligences et les consciences artificielles<br />
(nuance). Les humains, après bien des vicissitudes, sont devenus des géants<br />
hermaphrodites cyborguisés, de chair et de métal. Les Éridanis ont la mission<br />
AU-DELÀ DU RÉEL<br />
sacrée de répandre la Vie dans l’univers. Nemrick, par amour pour Rumack,<br />
un terraformeur de génie, a accepté de partir sur le Lemnoth pour Selckin-2, la<br />
prochaine planète à coloniser. Mais ils doivent se séparer. Les lois temporelles,<br />
à partir de là, se disjoignent. Lors de sa seconde expédition, Nemrick revient sur<br />
Selckin-2 et elle y trouve des villes déjà construites et entretenues par les Mikaïs,<br />
des petits humanoïdes créés par Rumack. Mais celui-ci meurt dans une rébellion.<br />
Pendant le siècle suivant, on découvre qu’il semble avoir jeté sur les Mikaïs<br />
une malédiction (biologique) causant une régression cyclique à l’état animal;<br />
les Éridanis survivant à l’affrontement avec Rumack et ses partisans cherchent<br />
une cure, sans succès. Nemrick est consterné par tous ces événements, d’autant<br />
qu’il n’est pas tellement d’accord avec la façon dont les « Maîtres » considèrent<br />
les Mikaïs : une nuisance nécessaire dont il faudra se débarrasser pour laisser<br />
place aux futurs « vrais » colons éridanis. Takeo est un de ces Mikaïs, un « enfant<br />
de régressé », tare sociale qu’il supporte mal. Or il semble qu’une épidémie de<br />
régression sévisse dans la ville. Takeo n’est pas satisfait des réponses qu’on lui<br />
donne. Il va en chercher d’autres, et cette quête lui fera découvrir, comme à<br />
Nemrick, de terribles vérités.<br />
C’est un très gros roman où foisonnent des péripéties trop nombreuses pour être<br />
résumées ici, bourré d’images savoureuses (comme les Grands et les Petits Dalis,<br />
des créatures dont je vous laisse comprendre l’origine) et d’une remarquable<br />
ambition pour un jeune auteur. Une ambition bien servie par la maturité du<br />
récit : l’entrelacs des lignes temporelles et des points de vue constituait un défi de<br />
taille, et il a été relevé de main de maître. Le roman est une mosaïque minutieuse<br />
dont les détails s’éclairent les uns les autres sans qu’on ne perde jamais le fil<br />
de l’intrigue ni de l’évolution des personnages. L’aspect scientifique (c’est de la<br />
science-fiction!) n’est jamais un obstacle, pas plus que les différences d’échelle<br />
propres au space opera entre le cosmique grandiose (la mission colonisatrice des<br />
Éridanis) et les préoccupations très humaines, individuelles, des personnages.<br />
Ceux-ci, malgré une étrangeté essentielle dont ils ne se départissent jamais à<br />
nos yeux, demeurent compréhensibles, attachants, admirables ou horrifiants<br />
– les « méchants » ne sont jamais des découpes monoblocs, écueil habituel<br />
des débutants. Philippe-Aubert Côté est assurément l’auteur de la relève SF<br />
québécoise qu’il faudra suivre dans les prochaines années. L’avenir aussi est un<br />
territoire à occuper.<br />
LA GRANDE MORT<br />
DE MONONC’<br />
MORBIDE<br />
Éric Gauthier<br />
Alire<br />
526 p. | 29,95$<br />
LE JEU<br />
DU DÉMIURGE<br />
Philippe-Aubert Côté<br />
Alire<br />
714 p. | 34,95$<br />
l i t t é r a t u r e s d e L ’ I M A G I N A I R E<br />
LES LIBRAIRES • NOVEMBRE - DÉCEMBRE 2015 • 59