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É<br />

Robert Lévesque est journaliste<br />

culturel et essayiste. Ses ouvrages<br />

sont publiés aux éditions Boréal,<br />

Liber et Lux.<br />

LA CHRONIQUE DE ROBERT LÉVESQUE<br />

EN ÉTAT DE ROMAN<br />

Kerouac et Ginsberg<br />

Les forçats de la béatitude<br />

L’un se méfiait, l’autre se délectait; l’un se renferme, l’autre s’éclate. On peut<br />

résumer ainsi, différences de tempérament et d’attitude, l’originalité du duo que<br />

formèrent Kerouac et Ginsberg, les deux grandes figures de la beat generation,<br />

ce mouvement littéraire surgi au milieu du XX e siècle (au sortir de la Seconde<br />

Guerre mondiale et de celle de Corée) qui donna naissance à la mouvance<br />

libertaire des beatniks, une détente qui dura vingt ans et dont Kerouac se sera<br />

tenu loin, plus près des poètes d’hier que des pétards du jour, plus zen que<br />

stone, passant sa vie (il crève d’abus d’alcool à 47 ans) à expliquer qu’avec « beat »<br />

il ne fallait pas lire battement, mesure ou révolte, c’était simplement les quatre<br />

premières lettres du beau mot français « béatitude »…<br />

Allen Ginsberg, lui, plus jeune, plus fou (il a 17 ans et des manières quand il<br />

rencontre Kerouac qui est un gars de 22 ans mal dégrossi), allait cependant battre<br />

la mesure de cette génération nouvelle et chambarder la poésie américaine avec<br />

(au-delà de ses performances) un audacieux recueil, Howl, délire haletant conçu<br />

pour être lu à voix haute… Tel Flaubert avec Madame Bovary, Ginsberg a pu<br />

jouir d’un procès pour obscénité retentissant mais aujourd’hui oublié.<br />

On peut lire en traduction (cinq ans après leur parution aux États-Unis) une<br />

sélection de lettres déchaînées et passionnantes tirées de la correspondance<br />

entre ces amis, Jack et Allen, si différents certes mais inséparables, l’un misogyne<br />

et quasiment homophobe (et à l’occasion pédé), l’autre ami des filles et<br />

décidément homosexuel (parfois hétéro hésitant), tous deux étant d’un commun<br />

accord conscients de leur valeur littéraire (« Nous autres génies inventifs sommes<br />

obligés de nous ronger les ongles ensemble », écrit Kerouac à Ginsberg ) et de<br />

leur importance dans l’histoire de la littérature américaine (et universelle, cela<br />

allait de soi) au point où ils gardèrent par-devers eux la presque totalité de leurs<br />

lettres et les confièrent à des universités, au Texas pour Ginsberg, à Columbia<br />

pour Kerouac. « Un jour les lettres d’Allen Ginsberg à Jack Kerouac feront pleurer<br />

l’Amérique », a écrit en 1961 le romancier d’On the Road au libraire et ami<br />

Ferlinghetti. L’Amérique n’a pas pleuré lorsqu’elles sont parues ces lettres, en<br />

2010, mais lit-elle encore et sait-elle pleurer cette Amérique de l’âge numérique?<br />

L’ambition au sens noble, autrement dit la valeur littéraire et au diable les biens et<br />

les dollars, voilà ce qui faisait courir Kerouac qui entraînait à ses côtés (dans une<br />

amitié rude mais sincère, parfois colérique, toujours franche, vraiment sensible)<br />

son cher Allen (cher jeune singe) et leur bizarre de pote Bill, William Burroughs,<br />

qui s’attarde souvent à Tanger. Le 28 août 1958, alors que la célébrité est un peu<br />

là, que la MGM envisage de tourner On the Road, Kerouac rage que ce film ne<br />

soit entre leurs mains qu’un produit commercial, il conclut (magistralement) sa<br />

lettre à Ginsberg qui, lui, revient de ses années de joyeuses misères éthyliques<br />

parisiennes rue Gît-le-Cœur : « Quand toi moi et Bill aurons LA TOTALITÉ de<br />

notre œuvre publiée on ne parlera plus des Nabokov et autres Silone. Ça prendra<br />

un temps fou, et quand ça arrive, ça n’a plus d’importance, et ensuite on entre<br />

dans l’éternité et de toute façon on s’en fiche. Et donc c’est déjà l’éternité et ici<br />

intérieur de tombe félicité notre sommeil. »<br />

Ignazio Silone (1900-1978), grand écrivain italien qui se disait « socialiste sans<br />

parti et chrétien sans Église », était alors lu dans le monde entier; Faulkner (dont<br />

Kerouac et Ginsberg ne causent guère, comme s’ils s’éloignaient de son ombre…)<br />

considérait Silone comme « le plus grand écrivain vivant »; c’est dire l’ambition du<br />

Ti-Jean des bois de Lowell comme il se présente dans une lettre de 1957 (ce qui m’a<br />

fait penser à Brecht qui, dans son fameux poème Du pauvre B. B., écrit qu’il vient<br />

« du froid des forêts noires »). Kerouac, du principal trio de la beat, sera le seul à<br />

atteindre l’éternité littéraire, comme Nabokov, Silone, Faulkner et Brecht.<br />

Kerouac et Ginsberg avaient en commun leurs écrivains admirés et détestés.<br />

Les Français Genet et Céline de grands modèles, l’Américain Ezra Pound et<br />

l’Irlandais Yeats des tape-à-l’œil imposteurs, Joyce hors-norme comme Gogol.<br />

Dans une lettre écrite alors qu’il avoue qu’il est « bourré » (très belle lettre du<br />

10 décembre 1957), Kerouac se lance dans l’éloge de « la prose musculeuse »<br />

et il affirme que « Shakespeare est l’aboutissement », qu’« Apollinaire [qu’aime<br />

beaucoup Allen] est une bouse de vache dans un pré dans le continent de<br />

Shakespeare, que le plus grand poète français est Rabelais, le plus grand poète<br />

russe Dostoïevski, le plus grand poète allemand est probablement Spengler pour<br />

que j’en foutre sais [il oublie ou néglige Brecht], le plus grand poète espagnol<br />

est bien sûr Cervantès, le plus grand poète américain est Kerouac, le plus grand<br />

poète israélien Ginsberg, le plus grand poète eskimo est Lord Morn Igloogloo,<br />

le plus grand poète burroughsien est Monde ».<br />

Dans cette lettre qu’écrit à 35 ans l’« invétéré picoleur » (c’est lui qui se dit ainsi,<br />

« mon vrai problème c’est la picole »; il prend du Dexamyl pour écrire (se mettre<br />

en état de roman) mais il regrette « la merveilleuse benzédrine qui faisait chier<br />

et transpirer et pisser alors que le Dexamyl constipe et dézingue »), il donne<br />

rendez-vous à Ginsberg et Gregory Corso qui sont à Paris dans un hôtel miteux<br />

de la rue Gît-le-Cœur (il faut lire Beat Hotel, le livre de Barry Miles aux éditions<br />

Le mot et le reste) : « Quand je serai à Paris en mars et que je serai bourré et<br />

perdrai connaissance vous pourrez tous me piétiner à mort dans les caniveaux<br />

de la rue Saint-Denis et je me relèverai en disant hm hi hiii hii hii hi ha ha et je<br />

serai Quasimodo et j’arpenterai les sanguinolentes rues fleuries du sacré cœur<br />

et écartèlerai et démembrerai les fillettes, très chers, et vous serez obligés de me<br />

ligoter au sommet du vieux mont Smoky (comme dit la chanson) avec Lucien et<br />

nous larguerons des seaux en fusion de Whiskey Wilson sur vos têtes redevables<br />

et vous couronnerons de guirlandes… voyez? »<br />

Lucien, c’était Lucien Carr, un de la beat, il avait en 1944 tué un type qui lui faisait<br />

des avances sexuelles et son pote Kerouac avait fait de la prison pour avoir fait<br />

disparaître des preuves du meurtre.<br />

Cette correspondance montre bien que dans leur combat littéraire contre tous<br />

Ginsberg était le plus extravagant et Kerouac le plus touchant.<br />

CORRESPONDANCE<br />

1944-1969<br />

Jack Kerouac /<br />

Allen Ginsberg<br />

(trad. Nicolas Richard)<br />

Gallimard<br />

416 p. | 53,95$<br />

LES LIBRAIRES • NOVEMBRE - DÉCEMBRE 2015 • 35<br />

l i t t é r a t u r e É T R A N G È R E

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