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52 • LES LIBRAIRES • NOVEMBRE - DÉCEMBRE 2015<br />
LA CENSURE VUE PAR LES ÉCRIVAINS<br />
Comment peut-on se<br />
battre contre la censure?<br />
ALAIN DENEAULT RÉPOND :<br />
Dans les régimes politiques pervers, tels que ceux qui se manifestent au XXI e<br />
siècle, la résistance à la censure se fait d’abord par-devers soi. Nous en sommes<br />
intimement complices. On nous rend tels. Il n’y a plus, ou il y a moins, d’officiels<br />
Bureaux de la censure, comme à l’époque des dictatures bureaucratiques ou des<br />
pouvoirs fascistes. Aujourd’hui, la censure est suscitée. On fait comprendre aux<br />
sujets porteurs d’idées et de discours qu’ils ont intérêt à évaluer eux-mêmes les<br />
risques qu’il y a à vexer les différentes autorités. Ce n’est qu’indirectement et sous<br />
divers prétextes que celles-ci sanctionneront les initiatives jugées outrecuidantes.<br />
C’est la première étape : on devine le seuil du conformisme sentir qu’en soi<br />
ça veut passer outre, ça veut se moquer des conséquences. Y aller. Cela peut<br />
signifier le fait d’aborder une question eu égard à toutes les relations qui la<br />
concernent, largement et indépendamment des champs disciplinaires consacrés<br />
par les universitaires, experts et consultants aimés du pouvoir. Penser le<br />
problème d’une entreprise dans la concomitance de l’identité de son actionnariat,<br />
de la complaisance à son égard de gouvernements complices, des allégations<br />
en matière d’assassinats qui pèsent contre elles, de l’épargne des petites gens<br />
que des gestionnaires de fonds privés placent en elle, en même temps que<br />
son dossier alarmant sur le plan écologique. C’est le faisceau de données<br />
qui donne soudainement un sens. Ensuite, inscrire<br />
ces éléments de connaissance dans une perspective<br />
adaptée. Ne pas prendre à son compte bêtement les<br />
catégories explicatives de la Banque mondiale et le<br />
verbiage homologué de la « gouvernance » d’entreprise,<br />
mais organiser les idées dans la perspective tracée par<br />
ceux qui l’ont réfléchie en toute indépendance : l’analyse<br />
du discours, la déconstruction idéologique, la théorie<br />
postcoloniale, la critique de l’économie politique… Enfin,<br />
vivifier ou créer des concepts signifiants. Inscrire au titre de la « corruption » le<br />
phénomène de la perversion institutionnelle, si accomplie que ceux qui ont à<br />
charge de représenter les structures formelles ne savent intimement plus causer<br />
sur les raisons historiques de leur bien-fondé. Revoir ce que le mot « criminalité »<br />
comprend, c’est-à-dire, chez Émile Durkheim, ce qui ressort de considérations<br />
politiques, morales et sociales et non seulement de codifications rêches de textes<br />
de loi. Associer conséquemment au « pillage » des processus de spoliation avérés<br />
que le syntagme « mal gouvernance » ne traduit en rien.<br />
Donc « Pillage, corruption et criminalité en Afrique », soit le sous-titre de Noir<br />
Canada. Des spécialistes doublés par le propos de l’ouvrage en 2008 pourront<br />
faire la moue devant « le ton » d’un tel livre, son titre « trop…, et pas assez…,<br />
comment dire…? ». Les points de suspension feront office de suspense. Car c’est<br />
la censure qu’il faut alors désigner, celle qui condamne la pensée officiellement<br />
experte à un statut d’impuissance. Les bonnes manières prescrites dans les<br />
écoles d’avancées de carrière assourdissent la réflexion et empêchent le moment<br />
fort de la conclusion, qui lui-même appelle en introduction une attaque capable<br />
d’arc-bouter le raisonnement jusqu’à son terme. Que disait le savant dogmate<br />
venu en un colloque pérorer sur les politiques outrancièrement colonialistes de<br />
feu l’Agence canadienne de développement internationale? « It’s questionnable. »<br />
L’expression est revenue cent fois et tenait lieu de tout postulat ou de toute<br />
appréciation. Les politiques canadiennes en matière de développement,<br />
promines, propétrole, menées au profit de dictatures et au mépris d’écosystèmes,<br />
les peuples voyant par dizaines de millions de dollars passer au-dessus de leur<br />
tête alors que leur situation d’appauvrissement endémique servait de prétexte<br />
à tous ces transferts aux fins de « développement »? Elles n’étaient jamais rien de<br />
Vaincre ces peurs<br />
équivaut à vaincre<br />
la censure elle-même.<br />
plus que « questionnable ». Aucune<br />
appréciation claire à leur sujet ne<br />
pouvait être énoncée parce que<br />
d’emblée le milieu auquel appartenait<br />
l’auteur de la réflexion se savait incapable de juger de ce qu’il savait autrement<br />
qu’en suggérant qu’étaient « questionnable » ces abominations.<br />
Pourquoi tant de résistance? Sûrement à cause de la peur. Peur de perdre son<br />
emploi ou de ne pas décrocher celui que l’on convoite. Peur de déplaire à<br />
ses « pairs » structurellement dominants, à ses amis pas toujours au fait, à sa<br />
tendre moitié portée vers d’autres préoccupations. Peur de ses propres doutes.<br />
Peur de ne plus syntoniser la petite musique de l’idéologie qui fait tenir toutes<br />
les choses en place dans sa tête. Peur des antagonismes, aussi. Non plus le<br />
désaveu, mais les charges. La diffamation de sociétés ou d’acteurs puissants<br />
qui nous poursuivent en justice pour « diffamation », acte pervers inversé par<br />
excellence. Peur des menaces physiques, aussi. Pourquoi pas, rendu là, puisque<br />
les sanctions se veulent inavouables, il n’y a pas de raison que l’imagination<br />
s’arrête en si bon chemin. Ces modalités structurent la vie sociale. Vaincre ces<br />
peurs équivaut à vaincre la censure elle-même.<br />
C’est ainsi que le psychanalyste Sigmund Freud l’entendait.<br />
La « censure » dénote nommément chez lui le processus<br />
économique par lequel l’activité inconsciente tait ce<br />
qui est susceptible de générer plus d’inconfort que de<br />
satisfaction. Censurer un mot, une idée, une conviction,<br />
une évidence, un fait de relation, une métaphore… c’est se<br />
garder d’une dépense autant intellectuelle que psychique<br />
qui serait certes satisfaisante sur le moment, pour l’esprit<br />
tout comme pour l’entendement, mais dont l’arbitre de la conscience sait qu’elle<br />
reste annonciatrice de sanctions dont les conséquences sont à tout considérer<br />
plus pénibles à supporter que l’effort de censure auquel il convie.<br />
« L’introduction de la censure », comme en traite Freud en 1915 dans sa<br />
Métapsychologie, amène le sujet redoutant les représailles qu’entraînerait un<br />
usage trop libre des mots‒ceux qui conviennent pourtant à décrire les situations<br />
à les travestir. La représentation juste des choses se laisse alors défigurer (on<br />
passe ainsi de la Vorstellung à l’Entstellung). Les autorités ainsi épargnées par<br />
la critique s’en réjouissent d’autant plus que, dans une culture psychique où il<br />
revient aux sujets de se garder de les fâcher, elles font l’économie du travail de<br />
censure comme tel tout en bénéficiant de ses avantages.<br />
DES CLASSIQUES CENSURÉS<br />
LES AVENTURES DE SHERLOCK HOLMES (1881)<br />
Arthur Conan Doyle<br />
Les premières aventures du célèbre détective n’ont pas été<br />
appréciées par l’Union soviétique. Les autorités jugent que<br />
M. Doyle fait l’apologie du spiritisme et de l’occultisme et<br />
interdisent le livre en 1929. Or, il semblerait que les États-<br />
Unis aient aussi censuré l’auteur britannique. En effet, une<br />
circonscription scolaire de l’État de Virginie a retiré Une étude en rouge de<br />
son programme en 2011, invoquant la représentation négative de la religion<br />
mormone.<br />
© Étienne Boilard