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J’avance de façon mécanique, sans réfléchir <strong>à</strong> la destination. Ma conscience du monde qui m’entoure<br />
se limite <strong>à</strong> une portion de mon corps : un amas de nerf, qui repose contre la surface de la muraille<br />
<strong>à</strong> ma droite.<br />
J’ai <strong>à</strong> peine conscience que ma paume est <strong>à</strong> vif <strong>à</strong> force d’être frottée ainsi contre cette pierre rugueuse.<br />
J’ai <strong>à</strong> peine conscience que plus bas, mon estomac réclame de la nourriture. J’ai <strong>à</strong> peine conscience des<br />
pas que j’entends devant moi.<br />
Des pas ? Serait-ce l’Autre ? Celui que j’ai aussi entendu tout <strong>à</strong> l’heure ?<br />
Mon imagination vole <strong>à</strong> toute allure. Serait-ce un minotaure ? Un être sorti des légendes ? Est-il<br />
armé ? Peut-être devrais-je craindre pour ma vie... Après tout... Non... Tant pis. Je ne crains rien. Si je<br />
dois mourir, je mourrai.<br />
Les pas continuent de s’approcher, de ma gauche, ils sont passés devant. Je me suis arrêté, prêt <strong>à</strong><br />
faire face <strong>à</strong> l’adversaire.<br />
Tout <strong>à</strong> coup ils s’arrêtent. Des sons parviennent <strong>à</strong> mes oreilles. Certainement des hurlements bestiaux.<br />
Je suis pourtant surpris de reconnaître une langue humaine. Ainsi, mon ennemi sera homme.<br />
« Qui est l<strong>à</strong> ? »<br />
Je ne réponds pas. Je ne bouge pas...<br />
« J’entends votre respiration, cela fait quelques temps que je vous entends progresser... Qui êtesvous<br />
? »<br />
Je suis démasqué. Mais il ne semble pas agressif. Peut-être qu’il a peur de moi lui aussi. Je décide<br />
de m’annoncer.<br />
« Je suis un condamné... Et vous ? »<br />
L’inconnu me réplique d’une voix d’outre-tombe.<br />
« Vous êtes armé ? »<br />
Je me contente de répondre systématiquement :<br />
« Ne vous inquiétez pas. Je n’ai qu’une corde mais je n’ai pas l’intention de vous attaquer. »<br />
Je n’ai pas le temps de finir ma phrase, deux mains s’appliquent sur mes épaules et me propulsent<br />
en arrière, mon crâne rebondit lourdement contre le sol, se fendant <strong>à</strong> nouveau, et je me débats en aveugle<br />
contre deux mains noueuses qui s’agrippent autour de mon cou. Mais mon adversaire doit être encore<br />
plus faible que moi : sans trop de mal, d’une impulsion des hanches, je passe par-dessus lui et le plaque<br />
contre le sol <strong>à</strong> son tour. Je laisse alors mon corps agir pour moi. Mes doigts s’enlacent <strong>à</strong> la base de sa tête.<br />
Je ne réagis pas <strong>à</strong> ses coups, <strong>à</strong> ses cris. Je ne relâche pas mon étreinte jusqu’<strong>à</strong> ce qu’il ne bouge plus. Et l<strong>à</strong><br />
encore, je compte jusqu’<strong>à</strong> dix avant de lâcher prise.<br />
Heureusement que je ne peux voir son visage. Je serais incapable de tuer un homme de cette façon<br />
sans détourner le regard. Mais je l’imagine, grimaçant, ouvrant grand la bouche, les yeux sortant de leur<br />
orbite jusqu’<strong>à</strong> refléter la sombre silhouette de la Mort venue le chercher…<br />
Brusquement je réalise ce que je viens de faire. Je viens de tuer un homme. Je recule en trébuchant.<br />
Mais toujours sous les ordres de mon instinct, je me rue finalement sur le cadavre de ma victime et récupère<br />
tout ce qui pourrait m’être utile. Je glisse ses vêtements dans sa besace que je fixe <strong>à</strong> mes épaules. Puis,<br />
l’esprit vide, je dépose <strong>à</strong> nouveau la main contre le mur et me mets <strong>à</strong> courir pour m’éloigner de ce corps<br />
inerte. J’ai l’impression de ne pas aller droit tellement je suis troublé par ce qui vient de se passer.<br />
A-t-on le droit de tuer un homme ? Un homme désespéré qui ne m’a certainement attaqué que<br />
parce qu’il a eu peur ?<br />
35<br />
L’Obscurité