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Des vestiges

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tondeurs de pelouses, promeneurs de chiens, buveurs de bière … – ils ne voulaient surtout pas<br />

penser à autre chose. Je pense aujourd’hui qu’il leur était tout simplement humainement<br />

impossible de faire autrement.<br />

C’est au cœur de l’intimité matérielle des familles, qu’on pouvait entrevoir parfois,<br />

comme par effraction, les <strong>vestiges</strong> insistants, à la fois familiers et incongrus, que le III ème<br />

Reich avait abandonnés, comme autant de détritus industriels imputrescibles. Les épaves<br />

démembrées de l’état national-socialiste – les couverts en aluminium dépareillés frappés de<br />

l’aigle à croix gammée, les Reichsmarks crasseux, les insignes en fer blanc noircis – étaient<br />

insinués dans les tiroirs des buffets, les boîtes de boutons des grands mères, les caisses à outil<br />

au fond des garages. Dans la maison des vieux parents de la copine de mon ami, un petit cadre<br />

contenant le profil d’Adolf Hitler en cuivre repoussé était resté accroché au mur de la salle à<br />

manger, où il accompagnait parfaitement les inévitables tableaux représentant des scènes de la<br />

vie forestière et la collection de fusils. D’un album de photos de famille qu’on vous faisait<br />

partager, surgissaient soudain à l’improviste des images de parents souriants, avec des enfants<br />

dans les bras, devant des maisons bien reconnaissables, pavoisées d’étendards nazis. De<br />

manière troublante, la marque du nazisme n’était pas manifeste chez les vieux ; c’était plutôt<br />

celle des épreuves du passé. Que pouvions-nous dire à Ottmar ? Que fallait-il dire à Adolf ?<br />

Qu’étions-nous autorisés à réclamer à cette génération perdue, si ce n’est la vérité – en fait,<br />

leur vérité à eux – qu’ils tentaient péniblement de nous dire et que nous ne pouvions<br />

fondamentalement pas nous représenter? En réalité, c’était parmi certains jeunes étudiants que<br />

l’empreinte du nazisme s’étalait dans toute sa normalité triomphante : dans leur soumission<br />

spontanée à toute forme d’autorité établie et leur désarroi existentiel face à l’absence d’ordres,<br />

dans leur contentement de s’abandonner à fonctionner comme des êtres-machines et le<br />

sentiment de supériorité absolue qu’ils tiraient de cette jouissance à n’être pas humains –<br />

c’est-à-dire faillibles et capables de douter – dans leur respect inné de l’opportunisme et sa<br />

contrepartie, la condamnation morale de toute forme de pensée individuelle.<br />

Une “ collaboration franco-allemande ” ?<br />

Nous étions, du côté français, incontestablement meilleurs que les Allemands pour<br />

tout ce qui concerne l’observation du terrain. L’équipe de Walter Reinhard – qui tenait à faire<br />

venir fouiller en Sarre des étudiants venus de toutes les grands départements d’archéologie<br />

d’Allemagne - travaillait entièrement à la main, avec des méthodes de fouilles traditionnelles<br />

qui remontaient en réalité aux années 1940. Ils ne maîtrisaient ni les techniques de décapages<br />

mécaniques extensifs, ni celles des relevés topographiques qui s’imposaient dès qu’on<br />

commençait à fouiller sur de grandes surfaces. En revanche, ils possédaient des méthodes<br />

d’enregistrement systématique des artefacts – dont chaque fragment bénéficiait d’une<br />

documentation sur fiches en plusieurs exemplaires – que nous ignorions complètement. De la<br />

même manière, ce qui nous frappait beaucoup chez eux était leur absence d’intérêt pour ce qui<br />

concerne l’histoire du terrain : personne ne portait attention à l’anthracologie ou à la datation<br />

radiocarbone des charbons de bois, tandis que l’idée de tenter des déterminations<br />

palynologiques ou sédimentologiques des couches archéologiques leur paraissait sans objet.<br />

Les sédiments archéologiques n’étaient pour eux qu’un remblai qu’il fallait évacuer pour<br />

parvenir à ce qui était intéressant : les tombes, et surtout les objets qu’elles contenaient.<br />

Cependant, des profils stratigraphiques orthogonaux des structures archéologiques étaient pris<br />

systématiquement quelles que soient les difficultés du terrain, alors que ce n’était pas le cas<br />

chez nous, où la prise de coupes stratigraphiques dépendait justement de la conformation du<br />

terrain. Les surfaces de fouilles horizontales en “ Planum ” artificiels traversaient<br />

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