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Des vestiges

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<strong>Des</strong> <strong>vestiges</strong><br />

Laurent Olivier<br />

Mémoire présenté sous la direction du Professeur Sander van der Leeuw<br />

pour l’obtention de l’Habilitation à diriger des Recherches (HDR)<br />

Paris, université de Paris I, juin 2004<br />

1


Illustration de couverture : Barthélémy de Glanville, Animaux et pots sortant du sol. Tiré du Livre des<br />

Propriétés des Choses (1485).<br />

2


Remerciements<br />

Ce mémoire n’aurait jamais pu être mené à son terme sans l’aide déterminante des<br />

personnes suivantes, auxquelles j’exprime ma totale reconnaissance :<br />

- Sander van der Leeuw, Professeur d’archéologie à l’Université de Paris I, qui, après<br />

avoir dirigé mon Ph.D d’Archéologie à l’Université de Cambridge (Grande-<br />

Bretagne) m’a incité à préparer ce mémoire d’Habilitation à diriger des recherches.<br />

- Jean-Paul Guillaumet, Professeur d’archéologie à l’Université de Bourgogne<br />

(Dijon), qui m’a encouragé à m’engager dans la rédaction de ce mémoire.<br />

D’autres personnes, plus éloignées de la rédaction de ce travail, ont exercé néanmoins une<br />

influence essentielle sur son orientation. Aussi, je voudrais remercier tout particulièrement :<br />

- Geoff Bailey, Professeur d’archéologie à l’Université de Newcastle (Grande-<br />

Bretagne), dont le travail pionnier sur les échelles du temps m’a encouragé à<br />

approfondir mon approche de la question des durées du passé.<br />

- Gérard Chouquer, Directeur de Recherches au CNRS (Nanterre), dont le travail<br />

fondamental sur les dynamiques de l’archéologie du paysage m’a poussé à explorer<br />

la question de la mémoire archéologique.<br />

- Anick Coudart, Directrice de Recherches au CNRS (Nanterre), dont l’intelligence de<br />

la culture matérielle m’a soutenu dans mes premiers pas hors des domaines<br />

conventionnels de l’archéologie.<br />

- Joseph Tainter, Chercheur au National Forest Research Center d’Albuquerque<br />

(U.S.A.), dont j’admire depuis toujours le travail sur les dynamiques économiques et<br />

sociales à l’œuvre dans le passé, et qui m’a guidé dans mon approche des <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques.<br />

- Et Bruno Wirtz, Maître de Conférences à l’Université de Bretagne occidentale<br />

(Brest), dont la connaissance subtile de la mathématisation du temps a guidé ma<br />

réflexion sur le temps archéologique.<br />

Ce travail est dédié à Jean-Paul Bertaux, ancien Ingénieur au Service d’Archéologie de<br />

Lorraine, qui, le premier, m’a donné accès à la pratique de l’archéologie. Il est pour moi « le<br />

premier homme » qui m’a permis d’accéder au savoir archéologique. Sans lui, je n’aurais<br />

jamais su ce qu’est l’acte de fouiller ni ce sur quoi il peut ouvrir.<br />

Les uns et les autres, ils ont guidé à leur manière mon cheminement jusqu’ici, souvent<br />

d’ailleurs à leur insu : certains d’entre eux seront sans doute surpris des directions vers<br />

lesquelles ma réflexion s’est dirigée. Ma femme et mes deux fils ont fait grandir un autre moimême,<br />

auquel sont venues lentement les idées développées dans ce mémoire. J’offre ce texte<br />

à Anne, Rémi et Martin.<br />

3


Introduction<br />

4


La nature vraie<br />

Introduction<br />

Alors qu’il était déjà un vieil homme, le grand peintre japonais Hokusaï a dit: « Vers<br />

l’âge de cinquante ans, j’avais réalisé une infinité de dessins, mais tout ce que j’ai produit<br />

avant l’âge de soixante-dix ans ne vaut pas la peine d’être compté. C’est vers l’âge de<br />

soixante-treize ans que j’ai compris à peu près la structure de la nature vraie… Quand j’aurai<br />

cent dix ans, tout chez moi, soit un point, soit une ligne, sera vivant. »<br />

Evidemment, je ne suis pas Hokusaï et il me reste presque encore trente ans avant<br />

d’atteindre l’âge auquel le grand maître a, selon lui, commencé seulement à produire des<br />

images intéressantes. Mais je sais maintenant que tout ce que j’ai fait jusqu’ici ne vaut, en soi,<br />

effectivement pas la peine d’être compté, dans la mesure où j’entrevois – en réalité très loin<br />

de ce que je suis et du stade où je me trouve actuellement – la possibilité de se représenter<br />

approximativement la conformation de ce qu’Hokusaï appelle la « nature vraie ».<br />

La nature vraie : ce que je comprends aujourd’hui des paroles d’Hokusaï est que la<br />

connaissance du monde vivant dont procèdent les <strong>vestiges</strong> du passé est non seulement<br />

nécessairement incomplète car inéluctablement hors de notre atteinte, mais surtout qu’elle<br />

n’en est pas autre chose que l’expérience. Connaître la « nature vraie », c’est, au delà d’en<br />

comprendre grossièrement la façon dont elle s’organise et se déploie dans les formes et les<br />

trajectoires qu’elle prend, la capacité de produire soi-même quelque chose de vivant. Pour un<br />

peintre, c’est la faculté de capter, dans la fraction de seconde où la main déploie la couleur<br />

liquide sur le support, quelque chose de l’énergie, de la vitesse et de la direction qui dirigent<br />

la croissance et l’épanouissement des formes vivantes, qu’elles soient animales, végétales ou<br />

minérales. La nature vraie c’est la nature vivante. Il nous est difficile de nous représenter ce<br />

que cela pourrait signifier pour nous autres archéologues, qui pensons travailler sur un<br />

matériau mort, car ayant cessé depuis longtemps de fonctionner. Pourtant, celui qui a tenté le<br />

plus obstinément de se rapprocher de cette limite est André Leroi-Gourhan. C’est lui qui nous<br />

a fait prendre conscience que notre identité d’archéologue prend sa dimension fondamentale<br />

dans l’acte de fouiller et non pas dans celui de discourir sur les objets anciens extraits de la<br />

terre, comme le laisse entendre la pratique conventionnelle de la discipline, héritée de la très<br />

ancienne tradition des Antiquaires de l’âge classique. C’est lui qui a essayé d’atteindre au plus<br />

près, par l’acte de mise au jour que constitue la fouille, l’évocation de la vie dont la mémoire<br />

est enregistrée dans ce que nous appelons les <strong>vestiges</strong> archéologiques 1 . Alors que le peintre<br />

ajoute de la matière sur un support qui va constituer une image, l’archéologue en enlève.<br />

Notre art – puisqu’il s’agit bien de cela – réside dans ce travail de dépouillement de la matière<br />

constituée par les sédiments qui enveloppent, qui comblent et qui écrasent la mémoire du<br />

passé enregistrée dans les <strong>vestiges</strong> 2 ; notre identité est dans l’exposition de la matérialité de<br />

cette mémoire, qui se défait sitôt qu’on la touche. Parce qu’en réalité toute mémoire est<br />

1 Le chapitre de son livre publié à la fin de sa vie dans lequel Leroi-Gourhan évoque l’invention des méthodes de<br />

fouille “ microtopographiques ” développées à Pincevent est justement intitulé Reconstituer la vie (LEROI-<br />

GOURHAN, 1983 : 234-255).<br />

2 Le sculpteur italien Guiseppe Penone dit aussi : « Faire ressortir la forme de la mémoire est sculpture ».<br />

5


accumulation, nous devons trancher, sectionner, amputer dans cette matière qui est faite toute<br />

entière du passé pour en produire une image visible et compréhensible. Notre savoir<br />

d’archéologue se trouve dans la maîtrise de cette pratique, qui nous est en réalité inaccessible.<br />

Le reste est après tout accessoire. Leroi-Gourhan nous enseigne que le lieu à partir duquel la<br />

pratique archéologique produit du sens ou de la connaissance, c’est ici même, au présent, et<br />

non pas dans un ailleurs fictif, un passé lointain que nous contribuerions à recomposer.<br />

Chemins et détours<br />

Je me trouve aujourd’hui à un moment où il m’est nécessaire de rassembler ce que je<br />

suis parvenu à accumuler, où je dois déterminer ce qui me mobilise et exposer ce que j’ai à<br />

transmettre. C’est l’objet de l’exercice d’un travail d’habilitation, que j’avais pensé à l’origine<br />

cantonner strictement aux problèmes spécifiques de l’archéologie de l’âge du Fer – c’est-àdire<br />

au domaine que je pratique – mais qui n’a cessé de m’entraîner ailleurs, au delà des<br />

marges. Pour rendre compte de ce que j’ai appris par moi-même, je n’ai pas pu faire<br />

autrement que de commencer par en raconter une histoire, tant il est évident que ce qui<br />

m’intéresse aujourd’hui s’est constitué progressivement à la suite de rencontres avec des gens<br />

dont la compagnie m’a plu, au hasard d’opportunités qui se sont présentées et dont j’ai saisi<br />

certaines, ou encore dans des épreuves particulières qui m’ont affecté. « Sortir de la sujétion<br />

des précepteurs pour chercher la science qui se trouve en soi-même ou dans le grand livre du<br />

monde : ... voyager, voir des cours et des armées, fréquenter des gens de diverses humeurs et<br />

conditions, recueillir diverses expériences, s’éprouver soi-même dans les rencontres que<br />

propose la fortune 3 » ; c’est ainsi que <strong>Des</strong>cartes identifie les conditions qui l’ont conduit à<br />

élaborer son Discours de la Méthode. La méthode – nous dirions dans notre jargon actuel : la<br />

démarche méthodologique, le projet épistémologique – ça n’est rien d’autre que le chemin<br />

qu’on a parcouru, soi-même, pour parvenir là où on se trouve, maintenant, et dont on retrace<br />

l’itinéraire après qu’on l’ait parcouru. A tout moment, en me liant avec d’autres personnes ou<br />

en m’engageant dans d’autres projets, je serais allé vers des domaines sans doute très<br />

différents ; je me serais certainement tourné vers d’autres sujets, j’aurais abordé d’autres<br />

questions, j’aurais expérimenté d’autres outils. Ce que je fais aujourd’hui est l’aboutissement<br />

provisoire de ce chemin incertain, qui aurait pu prendre de nombreuses autres routes.<br />

Raconter cette histoire, c’est en révéler la contingence. C’est aussi tenter d’en trouver ce qui<br />

en a produit la continuation, à chaque moment où s’ouvraient d’autres voies que celles que<br />

j’ai finalement prises. Je ne pense pas qu’on puisse affirmer que le sens de notre travail nous<br />

soit toujours clairement visible, dans la mesure où celui-ci est d’abord le résultat de l’histoire<br />

qui le travaille dans la durée. Je veux dire que les questions qui me préoccupent aujourd’hui,<br />

comme en particulier celles qui touchent au temps et à la mémoire, ont mis plus de vingt ans à<br />

cheminer inarticulées avant de commencer à émerger et à se structurer ; c’est-à-dire à ce que<br />

je sois en mesure de les formuler aujourd’hui.<br />

Et pourtant… ce vers quoi je n’ai pas cessé d’aller, d’abord sans le savoir puis<br />

maintenant de manière délibérée, c’est la question de savoir comment l’archéologie –<br />

j’entends par cela la matérialité des <strong>vestiges</strong> du passé – peut être appréhendée comme un objet<br />

3 DESCARTES R. (1966) – Discours de la méthode. Paris, éditions S. de Sacy, p. 410. Le contexte de la citation<br />

est le suivant : “ (…) sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement<br />

l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle se pourrait trouver en moimême,<br />

ou bien dans le livre du monde, j’employais le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des<br />

armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver<br />

moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait (…) ”.<br />

6


de connaissance, en lui-même. Que peut-on savoir du passé, depuis ce qu’il en reste ? L’une<br />

des façons les plus communément admises de concevoir le savoir est d’en faire une érudition,<br />

de l’assimiler à la somme des connaissances accumulées sur les divers aspects dont traite la<br />

recherche. Chercher, publier, transmettre ; cela équivaudrait alors à maîtriser cette masse de<br />

données foisonnantes qui nourrit l’archéologie, à l’augmenter et à la professer. Ce savoir là ne<br />

m’intéresse pas en tant que tel, car il est fondé sur une approche superficielle de l’objet de<br />

connaissance qu’est l’archéologie. L’objet de la connaissance archéologique est en effet luimême<br />

matière à questionnement, car nous ne savons pas exactement ce qu’il signifie. Je veux<br />

parler ici non pas tant des périodes du passé en elles-mêmes, que des <strong>vestiges</strong> qui en<br />

proviennent et auxquels nous avons affaire : des fragments de poterie, des ossements, des<br />

débris d’objets, des charbons de bois, des fosses ou des fossés, des couches de sédiment….<br />

Ces restes sont des fossiles, dans lesquels s’est enregistrée une information qui sera<br />

malheureusement toujours incomplète et déformée. C’est ainsi : les <strong>vestiges</strong> archéologiques<br />

ne sont pas ce qui serait intercalé entre un passé nécessairement fixe – puisqu’il a eu lieu et<br />

qu’il est révolu – et nous qui n’aurions qu’à les lire correctement pour reconstituer ces<br />

périodes disparues telles qu’elles étaient matériellement, ou à peu près. Les <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques sont tout ce qui reste du passé ; c’est-à-dire que le passé n’est plus autre chose<br />

qu’eux : des résidus. Bien qu’enfouis, bien que constitués à l’origine dans des temps anciens,<br />

ces restes ont survécu. Ils sont ici et maintenant. Surtout, ils sont avec nous ; en d’autres<br />

termes, ils ne sont pas séparés de nous comme des <strong>vestiges</strong> anciens et lointains, mais ils<br />

constituent la matière même de ce qui nous entoure, de ce qui est notre présent. A ce titre<br />

l’archéologie, comme pratique d’étude, est fondamentalement intéressée par tout ce qui<br />

constitue matériellement le présent – ou, si l’on préfère, tout qui est matériellement enregistré<br />

dedans – depuis les <strong>vestiges</strong> les plus anciens jusqu’aux traces les plus récentes, et pourrait-on<br />

dire les plus actuelles. Aussi, comme objet de connaissance, l’archéologie n’est pas, à<br />

proprement parler, concernée spécifiquement par le passé. Son objet est déterminé par ce qui,<br />

de nous autres humains, s’enregistre dans la matière, que le temps travaille et transforme, et<br />

qui s’incorpore dans notre présent. Ce n’est pas du tout la même chose et c’est d’abord ce<br />

matériau archéologique qu’il nous faut saisir, dans sa spécificité. C’est nous qui lui donnons<br />

sens, et non le passé disparu que nous n’avons pas connu et que nous ne connaîtrons jamais.<br />

Cet objet de connaissance est un objet fuyant, qui se dérobe aussitôt qu’on croit s’en<br />

approcher, car le passé n’est pas une entité fixe dans le passé. Il ne l’est pas, parce que c’est<br />

nous qui, en réalité, sommes pris entre le passé que nous aimerions atteindre et les <strong>vestiges</strong><br />

qui en subsistent.<br />

Ce que j’ai appris<br />

Pour être en mesure de transmettre, il est nécessaire de savoir, ou plus exactement de se<br />

représenter, ce qu’il est possible de connaître. Il y a ici un autre enseignement à tirer des<br />

paroles d’Hokusaï, quelque chose qui choque notre perception essentialiste du savoir : la<br />

connaissance n’est rien d’autre que l’expérience d’un objet de connaissance. Tout savoir est<br />

essentiellement un cheminement, à la fois personnel, car unique, et universel, car inévitable.<br />

Reconstituer les étapes de ce cheminement, tenter de remonter le réseau de ses ramifications<br />

jusqu’au monde indistinct des origines, ce n’est pas seulement raconter une histoire, ou son<br />

histoire ; c’est aussi tenter de faire apparaître les chemins inattendus par lesquels un peu de<br />

sens prend forme à partir des données.<br />

J’ai fait mes premiers pas dans l’archéologie sous la conduite de Jean-Paul Bertaux à la<br />

Direction des Antiquités historiques de Lorraine. Jean-Paul travaillait alors essentiellement<br />

7


sur le “ Briquetage de la Seille ”, en Moselle – des <strong>vestiges</strong> d’exploitation du sel, poussé à un<br />

stade “ proto-industriel ” à l’âge du Fer – ainsi que sur le système karstique aménagé du<br />

sanctuaire gallo-romain de Grand (Vosges) : il m’a communiqué son enthousiasme pour la<br />

recherche, fondé sur cette certitude qu’il y a quelque chose à trouver ; c’est-à-dire à<br />

comprendre. Je crois que c’est à son contact, et par les premières expériences de terrain que<br />

j’ai partagées avec lui, que j’ai acquis la conviction que les <strong>vestiges</strong> du passé sont<br />

fondamentalement le résultat d’une situation initiale dans laquelle ils occupent une place<br />

déterminée mais qu’on ne peut saisir qu’après coup. Ainsi, comprendre l’archéologie des<br />

gigantesques accumulations de déchets techniques du “ Briquetage de la Seille ” - c’est-à-dire<br />

savoir quels types de <strong>vestiges</strong> doivent être trouvés à quels endroits – cela nécessite qu’on ait<br />

saisi au préalable la technique de production du sel à l’âge du Fer dans cet endroit et<br />

l’organisation de sa production. Hors de cela, on peut certes accumuler de la donnée<br />

archéologique, mais on n’est pas capable d’en dire quelque chose.<br />

Saisir la situation initiale des <strong>vestiges</strong> archéologiques dans les sociétés qui les ont<br />

produites, qu’est-ce que cela veut dire, au juste ? C’est la question qui a naturellement dominé<br />

mes premières expériences où j’ai eu à diriger une fouille, en particulier comme à Clayeures<br />

(Meurthe-et-Moselle), une vaste nécropole de tumulus du premier âge du Fer. J’en ai d’abord<br />

cherché obstinément la réponse dans l’application à l’archéologie des sépultures<br />

protohistoriques des méthodes de la fouille ethnographique élaborée par André Leroi-<br />

Gourhan, et je dois dire que je ne l’y ai pas trouvée. Spontanément, l’archéologie funéraire de<br />

l’âge du Fer m’a amené à m’intéresser à l’interprétation sociale des nécropoles, qui se fonde<br />

immanquablement sur l’analyse structurelle des sites funéraires. Dès lors, je me suis trouvé<br />

confronté au problème de la fossilisation de l’information dans les matériaux archéologiques,<br />

et à la question de leur structure interne : qu’est-ce qui est conservé, même déformé, dans les<br />

données archéologiques et qu’est-ce qui en a disparu, qui y signale un manque ? La lecture<br />

des premiers travaux de Lewis Binford – et en particulier celle de son article lumineux sur<br />

l’analyse des pratiques de différenciation funéraire 4 – m’a apporté la révélation qu’une autre<br />

archéologie était possible; alors que la production archéologique française ou allemande<br />

restreignait l’horizon à de fastidieuses études de typo-chronologie. C’est l’archéologie<br />

processuelle américaine, et à l’origine essentiellement les travaux de Lewis Binford et Joseph<br />

Tainter, qui m’ont attiré. Ici, ce n’est pas tant l’approche « anthropologique » de la New<br />

Archaeology qui m’a séduit – avec ce fameux slogan des années 1970: « rechercher l’Indien<br />

derrière l’artefact » – mais le fait que cette autre archéologie était incomparablement plus<br />

soucieuse de la nature des <strong>vestiges</strong> archéologiques que ne l’était alors l’archéologie<br />

européenne. Chez nous, on considérait aller de soi que les <strong>vestiges</strong> du passé étaient les<br />

témoins passifs des périodes anciennes, puisqu’ils en étaient la production : les armes<br />

déposées dans les tombes signifiaient que l’homme enterré avec était un guerrier, la présence<br />

de mobilier visiblement prestigieux indiquait naturellement l’existence d’un “ chef ” ou d’un<br />

“ prince ” ; tandis que l’absence de mobilier funéraire désignait spontanément une tombe<br />

“ pauvre ”. Rien n’a d’ailleurs fondamentalement changé depuis. A l’inverse, les Américains<br />

savaient, par l’expérience de la confrontation de l’archéologie avec les données<br />

ethnologiques, que les données archéologiques ne fonctionnaient pas comme un témoignage<br />

du passé mais comme une transcription. Ils avaient compris que cet enregistrement nécessitait<br />

d’abord d’être décodé afin d’être lu correctement ensuite.<br />

Comment faire ? Il est évident que ce décryptage des informations fossiles enregistrées<br />

dans les données archéologiques passe d’abord par une démarche de formalisation des<br />

<strong>vestiges</strong> archéologiques. Il fallait d’abord – il faut toujours – se poser la question de savoir<br />

4 BINFORD, 1971.<br />

8


comment l’information contenue dans ces données archéologiques était organisée ou<br />

structurée à l’intérieur. Binford approchait la question par l’analyse des cooccurrences<br />

d’attributs, dans une perspective relativement structuraliste. Tainter était en apparence moins<br />

ambitieux mais cherchait à fonder une approche quantifiée de l’information archéologique,<br />

davantage tournée vers les mathématiques et la physique 5 . Aussi, après Binford et Tainter,<br />

c’est la pensée de David Clarke qui m’a profondément marqué. Son “ Analytical<br />

Archaeology 6 ”, nourrie des avancées de la “ Nouvelle Géographie ” de Peter Haggett, posait<br />

d’emblée la question de l’objet de la connaissance archéologique, de la nature des données<br />

archéologiques sur lesquelles elle s’établissait et des buts de recherche que la discipline<br />

pouvait légitimement poursuivre. C’est à mon avis l’un des livres les plus importants écrits<br />

sur l’archéologie depuis qu’elle existe comme discipline, ou plutôt comme pratique. A partir<br />

de ces lectures, j’ai mis une dizaine d’années à découvrir les effets de hiérarchies dans les<br />

matériaux archéologiques – comme en particulier ceux des manifestations funéraires – puis à<br />

être capable de les faire varier d’une échelle d’observation à une autre, à la fois dans le temps<br />

et dans l’espace. J’ai utilisé les données accumulées sur près d’une dizaine d’années de<br />

recherches de terrain, entreprises principalement entre 1985 et 1994 sur les tumulus à char de<br />

Marainville-sur-Madon (Vosges) et de Diarville (Meurthe-et-Moselle), que j’ai replacés dans<br />

leur contexte régional du Nord-est de la France et leur environnement macro-régional de<br />

l’Europe continentale. J’ai développé ce travail sur l’exploration de la structure des données<br />

archéologiques dans les échelles du temps de l’espace et du temps à Cambridge pour<br />

l’élaboration de mon mémoire de Ph.D, réalisé sous la direction de Sander van der Leeuw. Je<br />

ne parviens pas à me convaincre aujourd’hui que ce voisinage avec la mémoire de David<br />

Clarke, dans les lieux où il avait enseigné et vécu, soit tout à fait l’effet du hasard, même si je<br />

n’en étais absolument pas conscient sur le moment.<br />

Les années passées à Cambridge, entre 1990 et 1994, m’ont fourni l’occasion<br />

extraordinaire de reconsidérer tout ce qu’on m’avait enseigné et tout ce que j’avais pu<br />

apprendre sur l’archéologie et l’histoire en général jusqu’alors. Tout ce que j’ai fait depuis<br />

puise directement dans les questions abordées ces années-là, qui ont complètement renouvelé<br />

ma façon d’appréhender la question du passé. Concrètement, la proximité avec les chercheurs<br />

du projet Archaeomedes m’a ouvert l’esprit sur les questions touchant à l’environnement ;<br />

c’est-à-dire aux interactions échangées entre les sociétés et les milieux dans lesquels elles<br />

prennent corps. Ces problèmes sont désormais au centre de mes préoccupations actuelles,<br />

avec le projet d’archéologie de l’exploitation du sel de la haute Seille, dans lequel je me suis<br />

engagé depuis 2001. D’autre part, des phénomènes de hiérarchies et d’échelles, je suis passé<br />

inéluctablement au problème du temps et des durées archéologiques. Là encore, ces questions<br />

ont leur origine dans le milieu de Cambridge, et dans le contact, en particulier, avec Geoff<br />

Bailey 7 et Tim Murray 8 . Cambridge m’a permis de déverrouiller la représentation bloquée du<br />

temps archéologique que j’avais assimilée dans ma pratique de la discipline en France et en<br />

Allemagne. J’ai enfin saisi ce pourquoi la figuration du fonctionnement du temps<br />

archéologique conventionnel – tel qu’il est restitué dans les périodisations de sites ou les typochronologies<br />

de cultures archéologiques – est non seulement stérile mais surtout erronée. J’ai<br />

commencé à entrevoir cette spécificité du temps archéologique à Cambridge, mais c’est la<br />

confrontation à l’archéologie du passé récent, ou plus exactement l’archéologie du présent, à<br />

laquelle Alain Schnapp m’a donné accès, qui me l’a montré.<br />

5 TAINTER, 1975 ; id. 1978.<br />

6 CLARKE, 1978.<br />

7 BAILEY, 1983.<br />

8 MURRAY, 1999.<br />

9


Théories<br />

La question du temps, ou plus précisément celle de la temporalité, se trouve au cœur de<br />

la problématique de la discipline archéologique, qui traite fondamentalement de la mémoire<br />

enregistrée dans la matérialité du présent. Je cherche maintenant à approcher ce en quoi<br />

consisterait une connaissance spécifique à la matière archéologique, qui ne me paraît pas<br />

exister encore en tant que telle. « L’archéologie, écrivait en 1968 David Clarke, est une<br />

discipline empirique dépourvue de discipline. C’est une discipline à laquelle fait défaut un<br />

programme d’étude systématique et ordonné, qui serait fondé sur des modèles explicitement<br />

et clairement définis. Il s’en suit que l’archéologie est dépourvue d’une armature théorique<br />

centrale qui serait capable de formaliser les régularités globales apparaissant dans les données<br />

archéologiques, de manière à ce que les résidus singuliers distinguant chaque cas particulier<br />

puissent être rapidement isolés et facilement identifiés. (…) Privée d’une théorie explicite qui<br />

permettrait de définir d’une manière viable ces entités (archéologiques), leurs relations et leur<br />

transformations, l’archéologie ne parvient pas à dépasser le stade d’une compétence intuitive,<br />

d’un savoir-faire non-dit de bricoleur, d’une pratique qui s’apprend sans réfléchir 9 . » David<br />

Clarke le dit clairement : c’est bien le manque d’une théorie explicite qui fait obstacle à la<br />

formalisation véritable de la structure des données archéologiques et de leurs transformations<br />

dans les échelles du temps et de l’espace. C’est ce vers quoi j’essaie de me diriger, en<br />

trébuchant dans les matériaux archéologiques et en n’hésitant pas à faire appel, puisque nous<br />

sommes encore dans un âge archaïque de la discipline, aux intuitions et aux illuminations de<br />

l’art. Car les écrivains et les peintres représentent souvent de manière explicite des<br />

phénomènes que les scientifiques, au même moment, ne parviennent seulement qu’à<br />

approcher sans pouvoir encore les théoriser complètement. De ce point de vue, la littérature et<br />

la photographie entretiennent une relation privilégiée avec la mémoire et les traces, ou ce que<br />

nous appelons les <strong>vestiges</strong>. Ces approches ont beaucoup plus à nous apprendre sur les<br />

matériaux de l’archéologie que nous ne le croyons et c’est pure stupidité, au stade où nous en<br />

sommes, que les ignorer pour nous barricader dans la petite cabane branlante qui abrite notre<br />

bricolage du passé.<br />

Nous n’en sommes toujours qu’aux tous débuts. Sans doute sommes-nous trop pressés<br />

de trouver quelque chose qui résoudrait d’un seul coup tous nos problèmes ou, du moins, qui<br />

les arrangerait. Après tout, l’archéologie n’existe comme pratique d’étude des <strong>vestiges</strong> du<br />

passé qu’à peine depuis cent cinquante ans ; alors que d’immenses domaines, en particulier en<br />

direction de l’archéologie du passé récent, restent encore plus ou moins inexplorés. Il suffit de<br />

considérer l’histoire de la Physique, cette discipline par excellence des sciences dites<br />

“ dures ”, pour voir qu’il lui a fallu plus de deux millénaires avant d’identifier ce qu’il lui<br />

fallait observer afin qu’elle soit capable de produire par elle-même du sens. C’est à partir des<br />

expériences répétées de jeter des objets pesants du haut d’une tour ou d’un plan incliné qu’on<br />

a pu définir les premiers paramètres à partir desquels il devenait possible de bâtir une<br />

connaissance de la matière et de l’univers ; en l’occurence la masse et la vitesse. Toute la<br />

physique de Newton est établie là-dessus et toute la physique contemporaine est issue de la<br />

physique de Newton. Jusque là, la physique ressemblait à l’archéologie en ce qu’elle était un<br />

discours sur la nature : elle permettait de débattre de l’identité du temps, de la nature de la<br />

matière, de la disposition du monde, de la même manière que la discipline archéologique<br />

consiste aujourd’hui essentiellement en un discours sur les origines, l’identité de la culture ou<br />

la nature des phénomènes de changement culturel. Comme aux chercheurs d’avant le XVI ème<br />

siècle, il nous manque encore la connaissance précise des objets à observer au sein des<br />

9 CLARKE, 1978 : XV (ma traduction).<br />

10


matériaux archéologiques, des objets particuliers qui permettraient de faire apparaître des<br />

paramètres signifiants et, de là, de formaliser les phénomènes archéologiques pour en extraire<br />

une théorie générale. Car les découvertes des objets de la physique n’ont pas changé le sujet<br />

de son discours sur la nature et l’univers ; elles ont simplement conduit à en parler autrement<br />

et à y voir d’autres choses, invisibles jusqu’alors. On a pu aller voir des choses qui n’étaient<br />

jusqu’alors que des objets de discours, ou d’histoires. De la même manière, s’orienter vers la<br />

recherche de la construction d’une théorie de l’archéologie n’implique pas qu’on abandonne<br />

les sujets du discours traditionnel de l’archéologie pour s’égarer dans des considérations dites<br />

“ théoriques ”, mais bien qu’on identifie les objets à partir desquels il deviendra possible de<br />

bâtir une connaissance nouvelle et non pas un commentaire du passé. Nous ne devons pas<br />

nous y tromper : l’objet de l’archéologie, ce n’est pas le témoignage des sociétés du passé,<br />

c’est la matière du passé qui remplit toute entière la masse du présent.<br />

La tâche première de l’archéologie est, selon l’expression de Lewis Binford, de décoder<br />

les <strong>vestiges</strong> archéologiques 10 . Si les restes archéologiques ne témoignent pas directement du<br />

passé – parce qu’ils sont immergés dans le présent – de quoi donc sont-ils le produit ? Ou, dit<br />

autrement : qu’est-ce qui est à l’origine de la matière archéologique, si ce n’est pas le passé à<br />

proprement parler ? La matière archéologique est une mémoire matérielle et la mémoire est<br />

une propriété de tout ce qui naît, croît et disparaît : comme tout ce qui vit et meurt, l’existence<br />

de la matière archéologique est tendue entre l’éphémère et la répétition. Nos existences sont<br />

provisoires, comme le sont nos créations matérielles. De nous-mêmes, des objets que nous<br />

utilisons ou des lieux dans lesquels nous vivons, rien n’est destiné à durer ni même à se<br />

conserver, du moins en l’état. Chaque instant du temps transforme ou altère ce qui existe,<br />

irrémédiablement, sans que nous puissions y changer quoique ce soit. Partout, s’entremêlent<br />

la naissance, la croissance, le vieillissement et la disparition. Au bout du compte, il ne restera<br />

rien de nous, que des meubles usés, des tas de vieux vêtements, des piles de vaisselle<br />

dépareillée, des paperasses jaunies. Il ne restera que des loques, que le temps heureusement<br />

achèvera de désarticuler et digérera : des <strong>vestiges</strong>, des traces. Le monde est déjà saturé de<br />

passé, à tel point que le présent peut à peine y trouver sa place. Ici, tout doit disparaître<br />

lorsqu’il a fait son temps, et le plus vite possible, pour laisser la place à ce qui vient. La<br />

disparition de ce qui a existé et l’oubli de ce qui persiste à subsister sont la condition<br />

élémentaire pour que la collectivité des individus et des choses qui constitue le monde<br />

continue à exister et à se perpétrer, au delà de l’effacement individuel de ses sujets. C’est là<br />

tout l’inverse du fantasme nostalgique sur lequel est fondée l’appréhension traditionnelle de<br />

l’archéologie, cette « chimère de Pompéi » 11 que la plupart d’entre nous recherchons dans les<br />

sites et les <strong>vestiges</strong> du passé : l’idée que le passé se conserverait quelque part, enfoui comme<br />

une sorte de souvenir des temps révolus qu’on pourrait faire resurgir, cette idée là n’a pas de<br />

fondement.<br />

Nous vivons et nous mourons dans le présent. La dimension temporelle réelle de notre<br />

histoire n’excède pas l’espace d’une vie, peut-être seulement quelques décennies dont nous<br />

pouvons nous faire une représentation historique vécue ; le reste n’est que ce que nous<br />

pouvons lire ou reconstruire, en un mot imaginer. Ce qui nous relie au passé ce ne sont que<br />

des choses : des <strong>vestiges</strong> hétérogènes qui proviennent de temps que n’avons pas connus et que<br />

nous ne pourrons jamais connaître pour ce qu’ils étaient en eux-mêmes, si tant est que cela ait<br />

un sens. En réalité nous n’en savons rien, nous ne pouvons rien savoir du passé « dans le<br />

10 BINFORD, 1983.<br />

11 Binford a fait de cette « Pompei Premise » le sujet d’un article éclairant sur la nature des données<br />

archéologiques (BINFORD, 1981).<br />

11


passé », lorsqu’il était le présent en train de s’accomplir : il est passé et il est parti. Il en reste<br />

éventuellement des débris. L’interprétation des <strong>vestiges</strong> du passé, dans ces conditions, devient<br />

problématique : nous ne pouvons bâtir avec eux qu’une connaissance relationnelle des temps<br />

anciens ; c’est-à-dire un savoir fondé sur notre relation particulière – nous, ici, maintenant –<br />

avec les épaves du passé qu’il nous est donné d’appréhender. Voilà une sérieuse difficulté,<br />

que feint d’ignorer l’approche traditionnelle de l’archéologie, celle qui postule que, justement,<br />

si, il est possible de reconstituer la succession des périodes par lesquelles est passé le passé.<br />

Est-ce vrai ? Ce qui est posé là, comme problème, c’est celui de la nature des <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques : quel type d’informations ont-ils enregistré? Comment ont-ils été transformés<br />

par le temps ? Et que leur est-il possible de nous dire, aujourd’hui ?<br />

Les révolutions manquées de l’archéologie<br />

L’archéologie est une discipline infidèle, qui laisse, au bout du compte, quelque peu<br />

désabusés ceux qui la pratiquent depuis trop longtemps. Elle ne se laisse jamais posséder<br />

complètement. Comme toutes les disciplines historiques – toutes celles qui traitent du passé,<br />

que ce soit celui des hommes, celui de la nature ou celui des deux pris ensemble –<br />

l’archéologie est par excellence une discipline du « il a été une fois ». Les événements ne se<br />

produisent qu’une seule fois et, une fois passés, ils ne peuvent jamais plus être examinés à<br />

nouveau, contrairement aux phénomènes étudiés par les sciences dites « exactes », dont le<br />

savoir est précisément construit sur la possibilité de reproduire les expériences. Nous devons<br />

apprendre à nous débrouiller autrement. Comme l’ensemble des disciplines historiques,<br />

l’archéologie est d’autre part une discipline de la trace, du fragment. Elle met au jour des<br />

débris qui ne représentent qu’une infime partie de ce qui a existé dans le passé. Elle ne révèle<br />

que des <strong>vestiges</strong> fondamentalement incomplets et tronqués. Elle n’extrait que des<br />

témoignages déformés dont nous ne sommes pas sûrs, au fond, qu’ils possèdent une véritable<br />

pertinence historique. L’archéologie exhume des fossiles : le mot vient à l’origine du verbe<br />

latin fodere, qui signifie creuser. Les fossiles sont, à proprement parler, tout ce qu’on trouve<br />

lorsqu’on creuse la terre 12 . On pourrait croire l’archéologie, dans ces conditions, condamnée à<br />

l’inconsistance. Elle possède au contraire une très grande force, sur laquelle, en fait, nous<br />

n’avons guère prise : l’archéologie révèle ce qui subsiste du passé et qui est enfoui dans notre<br />

présent. Ce faisant, elle fait surgir la part d’inconnu, ou d’irreprésenté, qui est incrustée dans<br />

la réalité de notre monde, un monde que nous préférerions nous représenter connu pour<br />

l’essentiel ou du moins entièrement connaissable. L’archéologie nous montre que tel n’est pas<br />

le cas ; les choses qui nous paraissent les plus triviales – ces choses que les ouvriers ou les<br />

paysans trouvent en creusant la terre – nous sont en fait fondamentalement étrangères.<br />

Sans cesse confrontée à l’incomplet, à l’incertain, à l’inconnu, l’archéologie est une<br />

démarche qui consiste fondamentalement à inventer. Il lui faut d’une part compléter toute la<br />

masse manquante du passé, dont les <strong>vestiges</strong> ne sont qu’une part minuscule. Il faut bien<br />

d’autre part qu’elle restitue, d’une manière ou d’une autre, l’histoire dont procèdent les restes<br />

qu’elle découvre. Dans cette situation, la discipline archéologique est prise, depuis ses<br />

origines, entre deux pôles contradictoires : d’un côté elle est puissamment attirée vers la<br />

12 D’après la définition du Dictionnaire des fossiles propres et accidentels d’ Elie Bertrand (1763), les fossiles<br />

correspondent à « tout ce qui se tire de la terre ou qui se trouve dans son sein ». De fait, les premières<br />

représentations de « fossiles » du XVI ème siècle, comme les planches de l’ouvrage de 1565 du naturaliste suisse<br />

Conrad Gesner, représentent, ensemble, selon le degré d’élaboration géométrique des objets, des cristaux, des<br />

outils en pierre (comme des haches perforées néolithiques), des concrétions, des dents de poissons fossiles, des<br />

oursins, etc…<br />

12


évélation de l’inconnu et de l’inexploré, mais, à l’opposé, elle est irrésistiblement tirée vers<br />

l’intégration du nouveau dans le déjà (re)connu. Cette oscillation entre révolution et<br />

normalisation fabrique un champ de tension particulier, à l’intérieur duquel s’effectue ce que<br />

le sociologue des sciences Bruno Latour appelerait le travail de médiation 13 de la discipline<br />

archéologique. Aussi, l’histoire de l’archéologie, depuis sa formation en tant que discipline<br />

de terrain dans la deuxième moitié du XVIII ème siècle, est-elle loin de consister en la marche<br />

triomphale vers la connaissance « objective » du passé, que se plaît à nous dépeindre<br />

l’historiographie traditionnellement positiviste de la discipline 14 . A mon sens, son mouvement<br />

dans le temps est marqué par ce qu’on pourrait appeler les « trois révolutions manquées » de<br />

l’archéologie, qui se sont succédées périodiquement du XVIII ème siècle à nos jours. Ainsi, par<br />

trois fois, la démarche archéologique a failli sortir du sillon qu’elle traçait, pour finalemement<br />

y retourner :<br />

- Au XVIII ème siècle, l’archéologie a commencé à révéler – avec ce que l’on a appelé alors<br />

les « antiquités gauloises » - l’existence d’un passé inconnu dont la tradition historique<br />

classique n’avait gardé absolument aucune mémoire. La discipline archéologique a<br />

poursuivi ensuite cette entreprise au XIX ème siècle, en révélant les <strong>vestiges</strong> matériels de ce<br />

que l’on a résolu d’appeler « préhistoire » ; c’est-à-dire « l’histoire d’avant l’histoire ».<br />

Fort peu d’auteurs – sauf peut-être Sigmund Freud – ont perçu l’importance du<br />

changement radical de paradigme que ces découvertes impliquaient pour l’Histoire :<br />

l’Histoire n’était plus tout le passé, mais seulement sa représentation consciente et<br />

fragmentaire, tandis qu’une gigantesque mémoire matérielle enfouie témoignait désormais<br />

d’une autre « préhistoire » ; c’est-à-dire d’un passé originel échappant pour sa plus grande<br />

part à la conscience historique. Ces révélations vertigineuses ont été immédiatement<br />

normalisées, en les intégrant au discours narratif de l’histoire, dont la « préhistoire »<br />

constituait dès lors le prolongement vers les périodes du passé dépourvues de témoignages<br />

écrits. L’archéologie préhistorique devenait en l’occurrence une sous-discipline<br />

historique, dont l’objet était d’écrire une sous-histoire des civilisations du passé, élaborée<br />

non pas au moyen des textes, mais plus prosaïquement des restes matériels.<br />

- Au XIX ème siècle, l’archéologie a révélé – avec ce que les archéologues scandinaves ont<br />

appelé la typologie – l’existence d’un temps archéologique propre enregistré dans les<br />

restes matériels du passé. Certains auteurs, comme en particulier l’archéologue suédois<br />

Hans Hildebrand, ont immédiatement perçu les relations nouvelles que cette découverte<br />

fondamentale impliquait vis-à-vis de la démarche des sciences naturelles, comme la<br />

révolution de paradigme que signifiait l’évolutionnisme darwinien, comme explication de<br />

la dynamique historique des cultures matérielles de l’humanité, passées et présentes.<br />

L’archéologie pouvait à ce moment se libérer de la sujétion imposée de l’histoire,<br />

puisqu’elle possédait un temps qui lui était spécifique, un temps qui n’était pas celui de la<br />

discipline dont on avait fait d’elle la « servante ». Là encore, ces révélations fracassantes<br />

ont été normalisées, en faisant de la typologie des matériaux archéologiques un outil pour<br />

construire un temps unilinéaire de la préhistoire, au service d’une approche explicitement<br />

historiciste des événements du passé.<br />

- Enfin, au XX ème siècle, l’archéologie a apporté la révélation – avec ce que l’on a appelé<br />

les méthodes de datation absolue – qu’un temps naturel, en partie externe aux objets<br />

archéologiques, est enregistré dans les restes du passé. Très rares sont les auteurs qui,<br />

13 LATOUR 1989; id. 1995.<br />

14 Notamment comme chez COYE (1997) ou encore GRAN-AYMERICH (1998).<br />

13


comme l’archéologue anglais Colin Renfrew 15 , ont vu que l’intrusion massive de ce temps<br />

« absolu » était destinée à causer directement la ruine des schémas chronologiques et<br />

culturels établis, d’inspiration diffusionniste. La restitution de la position réelle des<br />

matériaux archéologiques dans le temps irréversible faisait apparaître la fiction des<br />

scénarios historiques auxquels on les avait attribués, et qu’on avait déduits d’une approche<br />

historiciste plaquée sur des objets qui, fondamentalement, l’ignoraient. Ce n’est pas tout :<br />

l’intrusion du temps « absolu » dans le temps jusqu’alors purement historiciste de<br />

l’archéologie a ouvert une brêche qui révèle maintenant la nature fondamentalement<br />

probabiliste de l’information contenue dans les <strong>vestiges</strong> du passé. L’effort de<br />

normalisation de cette troisième et pour le moment dernière révolution manquée consiste,<br />

encore une fois, à tenter d’intégrer les données des datations absolues aux schémas<br />

chrono-culturels conventionnels, éclatés désormais en de nombreuses micro-chronologies<br />

locales.<br />

Le texte qui va suivre est une tentative de briser le carcan qui retient l’archéologie<br />

prisonnière de ces schémas archaïques. Cet essai s’alimente à la critique radicale de l’histoire<br />

qu’a esquissée le philosophe allemand Walter Benjamin, en particulier dans ses thèses « sur le<br />

concept d’histoire », qu’il a rédigées quelques mois avant son suicide en 1940 à la frontière<br />

franco-espagnole, alors qu’il était poursuivi par la Gestapo et la police de Vichy 16 . Walter<br />

Benjamin est celui qui a identifié le présent comme le lieu spécifique où se joue la<br />

reconnaissance du passé. Ses textes sont considérés aujourd’hui comme parmi les plus<br />

importants du XX ème siècle pour la réflexion sur l’histoire, et leur contribution a commencé à<br />

pénétrer ces toutes dernières années l’histoire de l’art 17 . J’ai puisé également dans la pensée<br />

d’un autre chercheur allemand, tout aussi atypique que Benjamin, et dont la contribution à<br />

l’anthropologie et à histoire de l’art contemporaines est considérée aujourd’hui également<br />

comme essentielle 18 : il s’agit de celle de « l’anthropologue de l’art » Aby Warburg, qui a<br />

concentré ses recherches sur le phénomène des survivances de l’Antiquité dans les<br />

manifestations artistiques de la Renaissance et dont le travail a été bouleversé par sa<br />

découverte des rituels des Indiens Pueblos du Sud-Ouest des Etats-Unis, dans les années<br />

1890 19 . Nous sommes désormais, je crois, à un moment où il devient possible de recevoir la<br />

pensée de ces chercheurs inclassables – sont-ils des philosophes, des historiens de l’art, des<br />

anthropologues ou des archéologues ? – et d’en appréhender les implications, qui touchent<br />

directement l’archéologie, dans la mesure où ils ont focalisé leur travail sur la mémoire du<br />

passé, telle qu’elle se reproduit dans les créations matérielles. Dans tous les cas, le concept<br />

traditionnel d’histoire – que Benjamin identifie sous le terme d’historicisme – apparaît<br />

complètement dépassé : l’archéologie ne construit pas « l’histoire d’avant l’histoire », mais<br />

s’occupe de la mémoire matérielle du passé qui échappe à la conscience de l’histoire. Ce<br />

matériau-là ignore le temps de l’histoire ; plus exactement, il est fondamentalement rebelle à<br />

toute « mise en histoire » classique. Dès lors que l’on a saisi cela, on commence à entrevoir<br />

des liens profonds se dessiner avec les disciplines dont l’objet est la mémoire. Je veux parler<br />

en particulier de l’évolutionnisme darwinien, qui traite en quelque sorte de la mémoire<br />

« naturelle » des espèces, et de la psychanalyse freudienne, qui traite de la mémoire<br />

« psychique » des individus.<br />

15<br />

RENFREW, 1973.<br />

16<br />

BENJAMIN, 2000: 427-443.<br />

17<br />

DUFOUR-EL MALEH, 1993 ; PROUST, 1994 ; AGACINSKI, 2000 ; DIDI-HUBERMAN, 2000 ; LÖWY,<br />

2001.<br />

18<br />

DIDI-HUBERMAN, 2002 ; AGAMBEN, 2004.<br />

19<br />

WARBURG, 2003 ; MICHAUD, 1998.<br />

14


Le passé comme mémoire matérielle, c’est cela que révèle l’archéologie et c’est à cela<br />

que l’Histoire résiste, de toute sa force. Les tenants de l’approche historique conventionnelle<br />

de l’archéologie – qui y sont d’autant plus accrochés que leur prise sur la matière<br />

archéologique est faible – savent bien que cela signifie la « fin de l’histoire ». Et quand je dis<br />

« le passé », il faut comprendre également le présent, puisque le passé est la matière même du<br />

présent, qu’il est sa trame, son épaisseur. Le présent comme chose ne se laisse entrevoir que<br />

très furtivement, à l’occasion de catastrophes qu’il est toujours urgent d’effacer. Ces moments<br />

fugitifs où notre environnement quotidien est brutalement transformé à l’état de ruines nous<br />

révèlent que nous sommes aussi des choses : nos corps deviennent des restes – quelque chose<br />

que nous ne voyons jamais de nous-mêmes – et les objets que nous utilisons tous les jours<br />

sans les voir comme tels deviennent soudainement des artefacts, des <strong>vestiges</strong>. Il ne faut pas<br />

douter que cette « mise en archéologie » du réel laisse apparaître quelque chose qui ne nous<br />

est normalement pas visible, quelque chose que nous ne savons pas nommer et qui,<br />

fondamentalement, nous échappe. Cette chose, c’est la matière archéologique. C’est elle qui<br />

donne son sens spécifique à l’archéologie, comme discipline étudiant le réel – le nôtre – à<br />

partir de sa constitution matérielle. C’est vers elle que je voudrais maintenant vous entraîner.<br />

15


Origines<br />

16


Michael Ackerman : Sans titre, Fiction. Paris, Robert Delpire, 2001.<br />

17


Enfance<br />

Origines<br />

« La France, notre patrie, était, il y a bien longtemps de cela, couverte<br />

presqu’entièrement de grandes forêts. Il y avait peu de villes et la moindre ferme de votre<br />

village, enfants, eût semblé un palais. La France s’appelait alors la Gaule et les hommes à<br />

demi sauvages qui l’habitaient étaient les Gaulois. (…) Les Gauloises, nos mères dans le<br />

passé, ne leur cédaient en rien pour le courage. Elles suivaient leurs époux à la guerre ; des<br />

chariots traînaient les enfants et les bagages ; d’énormes chiens féroces escortaient les<br />

chars 20 ». Ces phrases sont inscrites dans ma mémoire, je m’en souviens comme si ce texte<br />

parlait de ma propre enfance.<br />

Ma relation avec l’archéologie s’enracine très loin dans ma petite enfance. Petit,<br />

j’aimais les histoires de châteaux, de chevaliers et d’enchanteurs ; j’étais en imagination avec<br />

ces enfants perdus dans la grande forêt, qui trouvaient la hutte des origines tapie au milieu<br />

d’une clairière, où ils étaient les premiers et les seuls à pénétrer. Je ne sais pas quand<br />

exactement les Gaulois ont commencé à sortir de la forêt des rêves pour m’apparaître dans la<br />

réalité de tous les jours : sur le chemin de la maison, dans les champs et, bien sûr, dans les<br />

bois.<br />

« Si je présente mon autobiographie en tête de cet ouvrage, écrit Schliemann, ce n’est<br />

point par un vain sentiment d’orgueil, mais par le désir de montrer comment l’œuvre de mon<br />

âge mûr a été la conséquence naturelle des impressions de ma première enfance et comment la<br />

pioche et la bêche des fouilles de Troie et de Mycènes ont été forgées, pour ainsi dire, dans le<br />

petit village allemand où ma première enfance s’est passée. 21 » Je pourrais écrire la même<br />

chose. Je devais avoir sept ans lorsque mes parents m’emmenèrent visiter pour la première<br />

fois le Musée des Antiquités nationales. Accrochés au fond de hautes vitrines de verre, une<br />

profusion d’objets brisés étaient serrés les uns contre les autres. Aucun de ces objets, dont la<br />

masse envahissait la moindre portion d’espace disponible sur de grands panneaux entoilés,<br />

n’était réellement beau ni même attrayant. Leur corps était mutilé ou déformé, leurs couleurs<br />

passées et poussiéreuses, leur épaisse peau brunâtre recouverte d’énormes croûtes, écaillée ou<br />

crevassée de profondes fissures. Pourtant, ces épaves révélaient, par leur seule présence, une<br />

nouveauté incroyable qui n’a pas cessé de m’étonner depuis : quelque chose de tangible avait<br />

survécu de ces mondes disparus, quelque chose qui leur appartenait et qui est arrivé jusqu’à<br />

nous. Ce jour-là, ces restes me sont devenus extraordinaires justement parce qu’ils sont<br />

ordinaires ; leurs altérations sont le témoignage et la mémoire même du très long voyage qu’il<br />

leur a fallu effectuer à travers l’obscurité du temps pour parvenir jusqu’ici, où chacun peut les<br />

voir et les toucher.<br />

Il m’a fallu beaucoup de temps avant de les trouver et de commencer à savoir les<br />

reconnaître. J’ai vu d’abord un tesson sur lequel bouillonnait l’eau glacée d’un petit ruisseau<br />

qui coulait dans la forêt, un après-midi de printemps. Les copains étaient loin devant, occupés<br />

20 BRUNO, 1877 : 133-137.<br />

21 SCHLIEMANN, 1992 : 13.<br />

18


à jouer avec des bâtons. Je l’ai ramassé parmi les cailloux et je l’ai pris dans ma main : c’était<br />

un fragment de fond de pot, fait d’une terre claire, à la surface douce et fine, aux fractures<br />

usées et arrondies par le courant. En le mettant dans la poche de mon manteau et en<br />

l’emportant à la maison, j’ai su que je devenais archéologue. Archéologue : celui qui trouve,<br />

qui fait resurgir de la terre les choses des mondes disparus et qui les ramène parmi les siens.<br />

Celui qui marche, qui observe le sol, dans lequel est enfoui le souvenir des temps évanouis ;<br />

celui qui cherche dans la surface de la terre, où le temps s’enregistre, une trace qui signale le<br />

travail imperceptible de la mémoire.<br />

Rêve<br />

C’est une journée splendide. L’air est empli de la lumière du soleil et l’herbe frémit sous<br />

une brise rafraîchissante. Il y a une fouille dans laquelle je suis en train de creuser avec<br />

d’autres. Les parois sont coupées sur plusieurs mètres de profondeur dans un sédiment<br />

humide, stratifié en d’innombrables niveaux rouges et noirs, chargés de charbons de bois et de<br />

fragments de terre cuite. C’est un sondage dans le « Briquetage de la Seille », où j’ai<br />

commencé à fouiller pour la première fois lorsque j’avais tout juste 14 ans. Les couches<br />

sectionnées sont saturées de tessons et d’ossements imprégnés de tourbe, qui brillent d’un<br />

éclat bleuté, un peu métallique. On trouve un extraordinaire enchevêtrement de pieux, avec<br />

des vases complets, des objets en bois, des restes de vanneries. Je suis contrarié parce je me<br />

rends compte que nous tranchons à la bêche dans cette matière incroyablement riche, qui<br />

ressemble par endroits à une très vieille peau, pour la jeter au déblai sans être capables d’en<br />

rien faire d’autre. Nous pataugeons jusqu’aux mollets dans la vase, dans laquelle tous les<br />

objets tombent en morceaux dès qu’on essaie de les dégager. Plus je tente d’empêcher les<br />

<strong>vestiges</strong> de nous échapper et pire c’est : nous piétinons maintenant les pièces de bois qui se<br />

désagrègent sous nos bottes ; au travers des trous des tamis, les graines minuscules filent avec<br />

les petites perles d’ambre, puis les fragments de coquilles de noisettes carbonisées, puis tout<br />

le reste s’en va, entraîné dans une gigantesque hémorragie noire qui nous submerge.<br />

Je suis maintenant dans un grande maison un peu négligée. Le crépuscule tombe très<br />

vite et tous les fouilleurs autour de moi veulent s’en aller ; ils veulent rentrer tout de suite<br />

chez eux, en me laissant ranger seul cette énorme bâtisse où est entassé tout notre matériel de<br />

chantier et notre mobilier de fouille. Au grenier, je retourne de grandes piles d’objets usagers,<br />

de loques informes qui sont censées être nos affaires, à la recherche de quelque chose que je<br />

ne trouve pas parce que je ne me souviens plus ce que c’est. Derrière une porte, il y a une<br />

petite pièce très sombre où sont empilées nos caisses de mobilier archéologique. Elles sont<br />

recouvertes de poussière et de gravats, comme si elles étaient abandonnées là depuis<br />

maintenant des dizaines et des dizaines d’années. Les étiquettes décolorées sont<br />

complètement illisibles et, à l’intérieur des sacs en plastique devenus opaques, il n’y a plus<br />

que des débris méconnaissables de terre desséchée. Le propriétaire qui nous prête l’endroit<br />

habite la maison voisine, où brille de la lumière artificielle. C’est un homme d’une haute<br />

stature, assez distant parce qu’il est mort. Tout le monde qui habite cet endroit est mort, c’est<br />

évident. Je ne sais pas, en réalité, où se trouve cette propriété entourée de grands arbres<br />

décharnés, mais je devine que la route qui s’arrête ici vient de là où je ne pourrai plus<br />

retourner.<br />

Ce rêve dit mieux que je ne saurais l’écrire, non pas comment je tente d’appréhender<br />

l’archéologie, mais comment l’archéologie vient à moi. C’est la version rêvée – c’est-à-dire<br />

19


en réalité véridique – de l’enseignement de Leroi-Gourhan, qui lui-même n’en dit pas plus :<br />

on ne peut pas ouvrir la mémoire du passé sans, dans le même geste, la détruire.<br />

L’archéologue est un fouilleur, un saccageur du passé. De cette exhumation de la mémoire, il<br />

n’est possible de rien garder, sinon cette image du passé brutalement exposée, qui se<br />

désagrège irrémédiablement et qu’il est impossible de retenir. On ne peut rien rapporter du<br />

passé parmi nous, qui ne soit immédiatement condamné à se rompre et à se dissoudre,<br />

puisqu’en arrachant ces <strong>vestiges</strong> du passé à la mémoire dans laquelle ils étaient enfouis, on les<br />

ramène violemment à la vie ; c’est-à-dire aux attaques du temps qui les tuent. Et pourtant,<br />

nous n’avons pas d’autre possibilité que de tenter de tirer les <strong>vestiges</strong> du côté des vivants, de<br />

les ramener de cet autre côté où ils vont tomber en poussière avec nous.<br />

Empreinte<br />

On vient de m’annoncer qu’elle est morte à deux heures. La porte de sa chambre est<br />

grande ouverte et un soleil pâle de février entre par les vitres de la fenêtre qui donne sur le<br />

parc. Elle n’est plus là. Près de son lit, il y a ses lunettes sur son livre ouvert. Un magazine est<br />

abandonné sur la table et son chandail est jeté sur le dossier de la chaise. Dans le placard à<br />

gauche, il y a rangés ses chaussures et les vêtements qu’elles portait lorsqu’elle est entrée ici.<br />

Sur l’étagère du dessus, est posé son sac à main. Son portefeuille contient des vieilles photos<br />

aux angles usés, des lettres pliées en huit et de vieux extraits de journaux découpés. C’est un<br />

assemblage de petits bouts d’intimité, une lointaine réduction de la maison, qui occupe les<br />

rares portions d’espace libre d’une chambre d’hôpital, suspendu dans l’attente de son retour<br />

qui ne viendra plus. D’elle, il ne reste que le lit défait : une empreinte dans les draps froissés<br />

qui garde la mémoire de son dos et de ses mouvements dans le lit ce matin, un négatif<br />

éphémère qui est l’image de sa perte. Déjà, une infirmière vient me dire qu’on n’a pas encore<br />

eu le temps de ranger la chambre, mais qu’on va me restituer ses affaires. Pour la plupart, je<br />

ne pourrai pas les prendre. Ce que je vais emporter va devenir des restes ternis et fatigués, des<br />

pièces de souvenir racornies et vaguement répugnantes.<br />

L’archéologie qui est la mienne exige désormais les choses mêmes. Elle n’a que faire du<br />

fatras des références et de la litanie des commentaires savants; elle est au delà de toute<br />

Histoire, elle repousse toute érudition. Je veux savoir ce qui reste de nous ; je voudrais<br />

connaître ce en quoi consiste, pour utiliser les mots de Walter Benjamin, « l’image vraie du<br />

passé ». Je comprends maintenant ce qu’il dit lorsqu’il écrit : « L’image vraie du passé passe<br />

en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour<br />

toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. (…) Car c’est une image<br />

irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu<br />

visé par elle 22 » En effet les images du passé – qui sont celles d’empreintes et de <strong>vestiges</strong> –<br />

nous tiennent en ligne de mire, car pour se révéler à nous, elles nécessitent que nous les<br />

reconnaissions. Je veux maintenant savoir ce que nous reconnaissons « en un éclair » et qui<br />

n’est pas de l’Histoire.<br />

L’archéologie qui me tient sape le temps conventionnel de l’Histoire. L’intégralité du<br />

temps, c’est désormais ici et maintenant et non pas « là-bas » et « jadis ». Ce qui reste du<br />

passé, ce sont des ruines et des détritus, que le temps – c’est-à-dire le présent en train de se<br />

faire – ne cesse d’accumuler et d’écraser. Benjamin dit encore :<br />

22 Sur le concept d’histoire, V ; BENJAMIN, 2000 : 430.<br />

20


« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui<br />

est en train de s’éloigner de quelque chose à laquelle son regard reste rivé. (…) Tel est<br />

l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le<br />

passé. Où se représente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et<br />

unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruine sur ruine et les jette à ses pieds. Il<br />

voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui fut brisé. Mais du<br />

paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus<br />

les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le<br />

dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce<br />

que nous appelons le progrès. » 23<br />

Je veux savoir ce qui persiste dans les ruines, ce qui reste inscrit encore dans les détritus<br />

quand la vie qui leur donnait sens a été perdue pour toujours. Je veux savoir ce qui reste de<br />

nous, dans notre désagrégation.<br />

Boîte noire<br />

J’ai maintenant chez moi cette boîte en bois laqué noir. Il n’y a pas grand chose à en<br />

dire, sinon que c’est un vieux coffret décoré de motifs floraux dorés d’inspiration japonaise,<br />

maintenant décolorés. Le couvercle représente une chouette posée sur un rocher d’où sort un<br />

petit arbre noueux, qui porte des fruits d’un rouge vermillon encore très vif. La petite serrure a<br />

perdu depuis longtemps sa clé minuscule et une des charnières a été réparée à l’aide d’un<br />

trombone déplié. Le contenu de cette boîte est fait d’objets sans rapport manifeste les uns<br />

avec les autres : au fond, sont disposés plusieurs chapelets en perles de verre, de nacre ou de<br />

buis, des colliers de perles en verre ou de métal, avec deux chaînes de montre en or. Par<br />

dessus, sont placés deux étuis à lunettes, qui contiennent l’un un pince-nez, l’autre une paire<br />

de lunettes d’écaille, à verres rond, pour homme. On y trouve également quatre cigares<br />

complètement secs et en partie émiettés, une petite figurine en plâtre représentant un<br />

communiant, dont les jambes sont empêtrées dans un ruban de raphia rose pâli, des clés, un<br />

coupe ongles en acier dans un petit étui de cuir tout usé et lustré. Parmi les chapelets et les<br />

colliers, s’est emmêlé le cordon d’un petit pendentif en plâtre peint en jaune d’or, qui<br />

représente une tête de personnage aux nez épaté, aux lèvres charnues et aux yeux bridés. Il est<br />

accompagné d’un médaillon de même style enfantin, en forme de cœur, et en plâtre peint en<br />

vert émeraude, dont le bord est ponctué d’une série de points blancs inégalement espacés.<br />

Je reconnais intimement cet objet. Mes doigts retrouvent son toucher laqué et mon nez<br />

son parfum lointain de vernis. C’est moi qui l’ait fait à l’école maternelle de Versailles pour<br />

une fête des mères : je me souviens très bien avoir aligné les points avec le bout soufré d’une<br />

allumette trempée dans de la peinture. Au dos, transparaît encore, sous la peinture verte,<br />

l’écriture appliquée de l’institutrice qui y a inscrit mon prénom au début des années 1960:<br />

Laurent. C’est mon petit frère Vincent qui a peint aussi pour une fête des mères de la même<br />

période le petit pendentif en plâtre jaune (je me souviens – ou on m’a dit - qu’il l’avait dans la<br />

bouche en rentrant de l’école et qu’il ne voulait pas s’en défaire, convaincu qu’il s’agissait<br />

d’un bonbon ; avant d’ouvrir cette boîte, je croyais d’ailleurs me souvenir que cet objet était<br />

noir, à l’image des « têtes de nègre » en réglisse qu’on achetait alors dans les boulangeries.)<br />

Avec la boîte en laque, j’ai hérité également d’une vieille boîte en métal pour cigarettes<br />

23 Traduction française de Maurice de Gandillac citée et corrigée par LÖWY, 2001 : 71.<br />

21


de marque Muratti’s, dans laquelle ont été entassés d’autres objets, la plupart hors d’usage et<br />

qui me sont étrangers: il y a là une vieille montre de femme au bracelet de cuir fendu et<br />

desséché, des petites médailles religieuses, dont une en aluminium représentant l’enfant Jésus<br />

miraculeux de Prague (c’est écrit dessus), une boucle d’oreille dépareillée et une paire de<br />

boutons de manchette, des fragments jaunis de dents de lait, une très ancienne croix en or très<br />

usée, à extrémités en forme de fleurs de lys, une autre en or rouge de style marocain ( ?), une<br />

grosse pièce de 10 Francs en argent millésimée 1967, une autre en aluminium de 50 centimes<br />

millésimée 1942, une large alliance en or jaune et une petite bague toute tordue portant un<br />

rubis. Dans une troisième petite boîte beaucoup plus récente, en bois doré, sont rassemblés<br />

des objets du même genre, auxquels s’ajoute une petite photographie en noir et blanc aux<br />

bords crantés, qui représente trois garçons se tenant par les épaules devant le mur d’un jardin,<br />

à la campagne. Elle contient encore trois broches en or ou en métal doré, dont une de style<br />

1900, qui sont conservées sur une couche de coton à l’intérieur d’une petite boîte en matière<br />

plastique noire.<br />

Cet ensemble d’objets constitue un reliquaire familial, fabriqué en plus grande part par<br />

ma mère et sans doute avant elle par sa grand-mère paternelle. Dans cet enchevêtrement<br />

d’objets hétéroclites, est rassemblée l’histoire d’une partie de ma famille maternelle, une<br />

histoire qui s’étend sur au moins cinq générations. La plupart de ces reliques ont suivi l’exode<br />

de 1940, transportées à pied ou en camion de la Seine-et-Marne à la Vendée ; elles ont été<br />

emballées dans des couvertures, ont été veillées dans des granges sur la route, puis sont<br />

revenues à la fin de la guerre, avant d’avoir encore été successivement déplacées de maison<br />

en maison, au long d’au moins une dizaine de déménagements, du Nord à l’Est de la France.<br />

Ces boîtes sont maintenant chez moi. Fondamentalement, il n’y a rien à en dire de particulier<br />

sinon, comme l’écrit Georges Perec dans ses « Récits d’Ellis Island », « qu’essayer de<br />

nommer les choses, une à une, platement, les énumérer, les dénombrer, de la manière la plus<br />

précise possible, en essayant de ne rien oublier » 24 .<br />

A proprement parler, ces objets sont des <strong>vestiges</strong>, dans la mesure où ils témoignent<br />

d’une histoire disparue, qu’elle soit réelle, inventée ou reconstituée, peu importe en réalité.<br />

Plus importante, je crois, est la relation particulière qu’entretiennent, fondamentalement, ces<br />

objets avec le corps de ceux qui sont morts. Les bagues enserraient les doigts, les lunettes<br />

marquaient le nez et les oreilles, les colliers, les croix et les médailles frottaient doucement<br />

contre la peau du cou de la poitrine. Les gens qui les portaient ont disparu et ce sont ces restes<br />

dérisoires – car banals, maintenant datés – qui en sont devenus l’unique témoignage, ou plus<br />

exactement la mémoire matérielle. Ce sont des reliques, au même titre que les <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques sont des débris d’objets intimes dont la mémoire a été perdue. L’objet le plus<br />

ancien est manifestement la croix en or jaune de la boîte de cigarettes, qui me paraît dater du<br />

XVIII ème ou peut-être même du XVII ème siècle : d’après ma mère, cette croix se transmettait<br />

de mère en fille ou de mère à belle-fille. C’est elle, je crois, qui a interrompu cette succession<br />

en la rangeant dans ce reliquaire ; la dernière personne à l’avoir portée est manifestement sa<br />

grand-mère Marie, qui l’a eu sur elle pendant toute la première moitié du XX ème siècle. Les<br />

chapelets appartiennent à la mère de mon arrière grand-mère Marie, ou peut-être encore une<br />

génération en arrière, à sa grand-mère. Je ne connais pas leurs noms, mais ma mère les savait.<br />

Ces objets viennent d’un autre monde, dans lequel la religion catholique dominait la vie des<br />

femmes et celle de la maison. Les lunettes sont à mon arrière grand-père Paul, comme sans<br />

doute les boutons de manchette. C’est à lui qu’ont été offerts les cigares à l’occasion de fêtes<br />

de famille, dont celle de la communion de son fils unique, à l’occasion de laquelle a été<br />

conservée l’effigie de communiant, peut-être dans les années 1920. Les pince-nez sont à sa<br />

24 PEREC, 1994 : 41.<br />

22


femme, mon arrière grand-mère Marie, ainsi que la plupart des bijoux, comme en particulier<br />

les broches en or. Ma mère aimait les porter. La photo dans la boîte en bois doré doit<br />

représenter son frère cadet, Jean-Paul, avec ses copains, dans une ruelle proche de la maison<br />

des grands parents, à Marolles, en Seine-et-Marne. Je ne sais pas à qui sont les médailles<br />

religieuses : peut-être à ma mère quand elle était enfant, à son frère, à des cousins… Les<br />

colliers en verroterie et les bijoux fantaisie sont les siens ; je me souviens en particulier du<br />

collier en perles de verre de couleur vert d’eau qu’elle portait lorsque j’étais enfant. Le coupe<br />

ongle est à mon père ; il l’avait toujours sur lui. Les dents de lait sont certainement les<br />

miennes ou celles de mon frère Vincent.<br />

C’est ma mère qui, pour l’essentiel, a constitué au long de sa vie l’assemblage contenu<br />

dans ces boîtes, à partir d’objets qu’elle avait elle-même reçu en héritage et qu’elle a voulu<br />

conserver ou transmettre. C’est elle qui a augmenté cette série initiale transmise par sa grand<br />

mère par d’autres objets, qui y sont entrés successivement : d’abord nos créations de<br />

maternelle, ainsi sans doute que nos dents de lait. D’autres objets plus récents encore se sont<br />

accumulés sur une période d’au moins une trentaine d’années, comme les broches ou les<br />

colliers fantaisie de ma mère, qu’elle rangeait là avec les bijoux de sa grand-mère. Le coupe<br />

ongle de mon père est sans doute l’un des derniers éléments à être entré dans ce reliquaire ;<br />

j’ignorais jusqu’à aujourd’hui que ma mère l’avait mis là après sa mort. Peut-être la grosse<br />

alliance d’homme est-elle celle de mon père ; je ne me souviens pas de ce qu’elle est devenue.<br />

Beaucoup des objets qui se trouvent là, d’ailleurs, me sont énigmatiques ; je ne sais pas à qui<br />

ils appartenaient, ni pourquoi ils ont été conservés. En revanche, je sais que certains objets ont<br />

disparu et ont été remplacés par d’autres : par exemple, je peux dire que la grosse pièce en<br />

argent de 10 Francs a été conservée par ma mère en remplacement d’une pièce analogue de la<br />

fin du XIX ème siècle, qui se trouvait dans un porte monnaie en mailles d’argent appartenant à<br />

sa grand mère. Je me rappelle avoir vu enfant ce porte monnaie, qui a probablement été perdu<br />

à la suite d’un déménagement.<br />

Tous les objets qui sont réunis ici doivent leur conservation à une raison particulière,<br />

qui dépasse le strict cadre du souvenir. Ensemble, ils répondent à une certaine représentation<br />

de l’histoire familiale, telle que l’ont élaborée plusieurs générations de femmes du côté de ma<br />

mère et telle qu’elles se la sont transmise de génération en génération. Le noyau primitif de<br />

cet assemblage est constitué par des objets ayant appartenu à mes arrières grand-parents<br />

maternels, Paul et Marie Félix, ainsi qu’à des objets ayant été transmis par Marie et qui<br />

venaient de sa mère et/ou de sa grand mère. Il n’y a rien qui provienne des parents de ma<br />

mère (mes grands parents), encore moins de ceux de mon père. La raison en est que ma mère<br />

a été élevée par ses grand-parents paternels : à la suite du divorce de ses parents, les quatre<br />

enfants du couple ont été séparés en deux lots, les aînés (ma mère et son frère Jean-Paul) étant<br />

confiés à la garde du père, les cadets à celle de la mère. Ce reliquaire trouve donc ses origines<br />

dans l’enfance de ma mère et la réparation d’une filiation avec la génération des grands<br />

parents et des arrières grands parents, opérée par delà le divorce des parents. Comme tout<br />

assemblage, ce reliquaire est une création, la réification d’une histoire imaginaire, corrigée et<br />

complétée à chaque génération.<br />

Pourtant, plus profondément, tapi dans l’épaisseur du temps qui se déploie<br />

imperceptiblement dans l’accumulation des objets sur plusieurs générations, une autre cycle<br />

prend forme: il dit une histoire de l’intimité des objets familiaux au cours de laquelle on voit<br />

succéder aux austères accessoires religieux des vieilles femmes en noir des origines les<br />

témoignages futiles de l’enfance, de mon enfance. D’autres cycles disent encore l’histoire des<br />

matières, et l’apparition des matériaux industriels. C’est l’oubli qui permet le déploiement de<br />

23


cette histoire de la longue durée, une histoire située au delà de l’échelle de nos propres vies et<br />

dont le sens ne prend forme que dans une durée sur laquelle nous n’avons pas prise. L’oubli<br />

qui travaille ces restes, sans jamais s’arrêter, est comme une érosion irrépressible qui mine<br />

inéluctablement toute signification, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des débris désincarnés.<br />

Comme l’écrit encore Perec dans “ Espèces d’espaces ”, « mes espaces sont fragiles : le<br />

temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qu’il était, (…) je regarderai<br />

sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés 25 . » Car l’oubli est un<br />

produit du changement, de la vie de ces assemblages, qui, en s’augmentant de nouveaux<br />

objets, de nouvelles créations matérielles, se transforment sous l’effet de nouveaux réseaux de<br />

significations, qui viennent se substituer aux précédents. Plus le présent continue d’augmenter<br />

de sa masse le passé et plus le passé lui-même devient conjectural, matière à hypothèses : qui<br />

sont donc ces gens sur cette photographie ? Qu’est-ce que cet objet ? De quand date-t-il ?<br />

Aussi, plus l’histoire interne engendrée par l’accumulation des <strong>vestiges</strong> prend forme, et plus le<br />

temps conventionnel, plus le temps de l’Histoire traditionnelle, fait d’une succession<br />

d’époques distinctes, m’échappe : je n’ai plus les moyens de savoir exactement, à considérer<br />

ces objets désormais vidés de leur sens originel, de quel temps ils sont. Tout est là jeté en<br />

même temps sous nos yeux, mélangé, imbriqué. La temporalité dans laquelle nous<br />

reconnaissons l’histoire est bouleversée ; elle n’est plus séquentielle et unilinéaire comme le<br />

voudrait l’existence d’une continuité chronologique qui serait le fil de l’histoire. La<br />

temporalité des <strong>vestiges</strong> est désormais flottante, pluri-temporelle : elle est en réalité<br />

maintenant incertaine, probabiliste.<br />

<strong>Des</strong> situations différentes, si ce n’est contradictoires, peuvent donc coexister et, le cas<br />

échéant, s’affronter au sein de cet héritage du passé dont le présent conserve la mémoire<br />

matérielle. Car pour que les constructions matérielles vivent, il faut qu’elles soient sans cesse<br />

remaniées. Ma mère, qui m’a légué ce reliquaire n’a pas fait autre chose, en ajoutant à<br />

l’assemblage transmis par sa grand mère des objets récents, qui viennent de mon père et<br />

surtout de mon frère et moi. J’ai maintenant le choix : ou bien j’abandonne ces boîtes dans un<br />

coin où elles disparaîtront enfin de ma conscience et dans ce cas je laisse ce reliquaire<br />

parfaitement intact, ou bien je le fais continuer à fonctionner comme un objet de mémoire<br />

familiale et dans ce cas je le transforme. J’ai conservé dans une enveloppe de papier la<br />

première dent de lait de mon fils aîné Rémi, et, après bien des hésitations, j’ai fini par les<br />

ranger dans la boîte noire. D’autres reliques suivront par la suite, c’est maintenant certain. Je<br />

n’ai pas d’autre possibilité, en réalité : si je veux maintenir l’identité de ce reliquaire, je ne<br />

peux pas faire autrement que le modifier, l’altérer, le détruire. Cela n’a pas d’importance : au<br />

contraire, c’est nécessaire. Car cet assemblage de restes évolue au delà de mon intervention,<br />

comme une construction archéologique qui se transforme lentement, à son rythme propre, qui<br />

n’est pas le nôtre. Le passé n’est pas derrière nous, comme un état ancien des choses, il est<br />

devant nous, avec nous : comme le reliquaire de ma mère, c’est un ensemble de <strong>vestiges</strong> qui<br />

se transforme continûment et dont l’image que nous nous en faisons se recompose sans cesse,<br />

en même temps différente et identique. Son histoire nous entraîne dans la répétition, qui<br />

simultanément est continuation et rupture : les créations matérielles – les objets, les<br />

assemblages, les sites, les paysages – meurent lorsqu’ils cessent d’être transformés et alors<br />

notre mémoire d’eux s’éteint. C’est par le dérangement du passé que passe sa transmission, sa<br />

continuation matérielle dans le présent. L’histoire qui pose le passé comme différent du<br />

présent, comme incompréhensible en dehors du contexte spécifique de son temps, cette<br />

histoire là n’a pas de sens pour nous qui travaillons sur les restes matériels ; il est temps d’en<br />

finir avec elle : elle tue le passé.<br />

25 PEREC, 1974 : 122.<br />

24


J’ai maintenant cette boîte noire chez moi. Cet enchevêtrement de restes usagés n’est<br />

pas autre chose qu’une matière archéologique vraie, qui possède sa propre structure et sa<br />

propre trajectoire dans le temps : une transmission qui, justement, n’a rien à voir avec les<br />

mouvements que nous avons pris l’habitude d’identifier comme ceux de l’Histoire. A la<br />

manière des « élevages de poussière » de Marcel Duchamp photographiés par Man Ray 26 , mes<br />

boîtes à souvenir sont une réduction de l’univers des restes matériels, un modèle expérimental<br />

de la mémoire de la matière. Sous l’apparente familiarité des objets, prennent corps des<br />

processus dont le développement choque notre compréhension spontanée de l’Histoire et qui<br />

pourtant sont ceux, en propre, de la matière archéologique. Ici, contrairement à l’Histoire, les<br />

événements sont presque invisibles, car fondamentalement discontinus : il peut s’écouler des<br />

dizaines d’années, peut-être l’espace d’une vie, avant qu’un nouvel objet ne vienne entrer<br />

dans la boîte noire et se surajouter à ceux qui y sont déjà. A tout moment, lorsqu’on ouvre ces<br />

boîtes, ces assemblages d’objets abandonnés sont comme morts, figés… et pourtant, ils<br />

continuent d’évoluer, de se transformer sans arrêt, dans un temps intermittent situé au delà de<br />

l’échelle de nos existences individuelles. Le passé appelle le futur de la voix des temps<br />

disparus que nous avons toujours connue et qui dit « continue-moi ».<br />

Je vis avec ces boîtes, comme nous vivons collectivement dans ces villes ou ces<br />

paysages, dont l’histoire immémoriale, en apparence immobile, nous dépasse, car elle suit sa<br />

propre trajectoire, qui nous surplombe. L’existence de la matière est d’abord une insistance,<br />

une obstination à durer, à être là, à occuper de sa masse le présent. Comme les colliers de ma<br />

mère qui viennent se lover naturellement dans les chapelets de buis des ancêtres du XIX ème<br />

siècle, la matière du présent proche s’incruste spontanément dans celle du passé plus ancien ;<br />

elle vient s’ajouter à lui et non pas se substituer à lui. Ainsi, alors que dans notre appréhension<br />

conventionnelle de l’Histoire, le présent est nécessairement séparé du passé (car transformé<br />

par l’histoire, qui change précisément le passé en présent), dans mes boîtes à souvenir le<br />

présent est associé au passé, et c’est bien le passé – à savoir les <strong>vestiges</strong> matériels de ce passé<br />

familial – qui se trouve physiquement dans le présent : mon présent, ici même. Et c’est bien là<br />

deux compréhensions opposées du Temps et de l’Histoire qui divergent selon que l’on prend<br />

ou non en compte la spécificité de la mémoire de la matière: selon l’appréhension classique<br />

de l’Histoire, le temps historique est celui de la succession des faits ; les événements<br />

s’enchaînant les uns après les autres et s’expliquant par conséquent les uns par rapport aux<br />

autres. Au contraire, pour cette autre archéologie dont j’observe la matière qui s’accumule, le<br />

temps archéologique est celui de la répétition des faits : que l’on continue à remplir ces boîtes<br />

à souvenir, que l’on (ré)aménage un espace “ naturel ” ou que l’on (re)construise un habitat,<br />

c’est bien toujours la même chose que l’on cherche à augmenter, à remodeler ou à<br />

transformer ; les modifications matérielles – c’est-à-dire les faits archéologiques – se répétant<br />

certes les uns après les autres, mais surtout se reproduisant les uns les autres sous une forme<br />

plus ou moins identique, ou plus ou moins altérée. Or, ce divorce que je souligne entre<br />

l’Histoire conventionnelle et cette discipline historique à venir qui serait celle, en propre, de la<br />

mémoire des restes matériels, c’est précisément l’opposition conceptuelle que met en<br />

évidence l’historien et philosophe Michel de Certeaux à propos de l’historiographie et de la<br />

psychanalyse 27 . Car, fondamentalement, nous entrons, autant avec la psychanalyse qu’avec<br />

cette autre archéologie, dans un monde à la fois familier et déconcertant où, au contraire de<br />

l’Histoire conventionnelle, le passé est lové dans le présent, où les événements peuvent se<br />

produire à la place, ou en remplacement les uns des autres et où, surtout, les faits n’agissent<br />

pas de proche en proche les uns sur les autres – comme dans le déroulement classique de<br />

26 DIDI-HUBERMAN, 2001 : 53-71.<br />

27 CERTEAU, 1987 : 87.<br />

25


l’Histoire – mais à distance, en s’imbriquant les uns dans les autres. C’est une autre logique<br />

que celle de l’enchaînement des événements qui commande la succession de ces faits : une<br />

logique de la matière, une filiation de la forme, une production de la mémoire.<br />

Rue Pasteur<br />

Je n’ai pas eu trop de mal à retrouver l’endroit, maintenant isolé derrière une voie<br />

rapide ouverte dans ce qui était alors des vergers et des jardins ouvriers. J’ai reconnu la<br />

silhouette de l’immeuble, ni très haut ni très grand, la petite allée qui passe par derrière et le<br />

sapin planté à l’entrée. Le mur de moellons de mâchefer, qui séparait notre « résidence » du<br />

verger abandonné où nous allions jouer et qui a été transformé depuis en pavillons, était<br />

toujours là, parfaitement intact. C’est là que nous habitions quand nous étions encore une<br />

famille, que mon père et ma mère n’étaient pas morts et mon frère ne s’était pas éloigné de<br />

son côté. En m’approchant, j’ai tout à coup découvert un détail dont je n’avais conservé<br />

aucune mémoire, mais qui est dans les rêves que je fait quelquefois de cet endroit et qui sont<br />

instantanément revenus à ma conscience, comme soudain déterrés : l’entrée – notre entrée –<br />

était protégée par une sorte de cage en verre, dont j’essaie de sortir. Derrière moi,<br />

l’appartement fermé où nous avons vécu est dans un état d’abandon effroyable : le carrelage<br />

de la cuisine est couvert d’éclats de verre et de gravats tombés des murs et du plafond. Dans la<br />

salle de séjour, derrière les volets clos, les rideaux gris de poussière tombent en lambeaux ; il<br />

y a des vieux papiers jaunis et des loques informes répandus sur le sol crasseux. Les meubles<br />

ouverts sont effondrés ; de grosses taches brunes s’étalent sur les murs dont le papier peint<br />

décoloré se décolle. Mon père et ma mère sont là tous les deux dans la chambre à coucher<br />

dévastée, décharnés dans leurs vieux vêtements, qui vaquent à leurs occupations<br />

incompréhensibles. Ils ne prêtent aucune attention à moi. Ils ne peuvent ni me voir ni<br />

m’entendre ; ils sont morts depuis des années. Je voudrais leur parler, mais c’est impossible.<br />

Alors je pars par la porte d’entrée entrebaillée dans la pénombre, je dévale les marches en<br />

courant et j’arrive dans cette cage d’entrée vitrée qui me sépare du dehors. Du dehors où je<br />

me trouvais très exactement à cet instant.<br />

J’ai retrouvé avec reconnaissance les files de lumières rouges et blanches des voitures<br />

à la tombée de la nuit sur l’autoroute qui me ramenait vers Paris. Dans un petit texte de « Sens<br />

unique » intitulé « Cave », Walter Benjamin dit ceci de la remémoration :<br />

« Nous avons depuis longtemps oublié le rituel qui régla la construction de la maison de<br />

notre vie. Mais lorsque l’heure est venue pour elle de subir l’assaut et que tombent déjà<br />

les bombes ennemies, quelles antiquités exténuées et bizarres ne mettent-elles pas au<br />

jour dans les fondations ! (…) Lors d’une nuit de désespoir, je me vis en rêve renouer<br />

fougueusement amitié et fraternité avec le premier camarade de mes années d’école, que<br />

je n’avais pas revu depuis des dizaines d’années et dont je me souvenais à peine, même<br />

à ce moment. Mais au réveil, je vis clair : ce que le désespoir, comme une explosion,<br />

avait mis au jour, c’était le cadavre de cet être qui était emmuré là pour faire<br />

comprendre que celui qui habite ici maintenant ne doit lui ressembler en rien. 28 »<br />

Nous ne pouvons pas retourner au passé, ni l’évoquer à partir de ce qu’il en reste.<br />

Dans le présent autour de nous, il n’en reste rien de directement reconnaissable, qu’une<br />

28 BENJAMIN, 1994 : 141.<br />

26


carcasse vide où nous seuls savons que « cela a été ». Ce qui reste est enfoui, à l’état de<br />

loques et d’épaves, sous la surface de la conscience, dans les profondeurs du rêve ou dans<br />

l’épaisseur du sol. Il n’y a rien d’autre ; de sorte que le rêve devient pour nous la seule<br />

expérience du passé – sa véritable survivance en temps réel – dans la mesure où le présent est<br />

le lieu où le passé subsiste, à l’état de ruine enfouie. Ce n’est qu’avec ces débris souillés ou<br />

desséchés, qui sont scellés dans les ruines souterraines du passé, que nous pouvons conserver<br />

un contact avec notre passé disparu. Mais cette identité « originelle » du passé est perdue, ou<br />

plutôt elle n’existe plus qu’ensevelie et défaite. Elle est irrémédiablement changée avec le<br />

temps, qui nous la rend toujours plus inaccessible et incommunicable. <strong>Des</strong> lieux abandonnés,<br />

jonchés de loques et de débris, dont la présence n’en finit pas de travailler notre présent:<br />

l’archéologie n’a pas d’autre lieu que celui-là. Comme lorsque nous rêvons, elle exhume des<br />

fragments de passé sédimentés dans le présent. Celui qui se remémore n’est pas différent de<br />

celui qui fouille, ainsi que l’écrit magnifiquement Walter Benjamin :<br />

« Le langage montre sans ambiguïté que la mémoire n’est pas un instrument qui permet<br />

d’explorer le passé, mais le support par lequel celui-ci s’exprime. C’est le médium du<br />

vécu, comme le sol est le médium dans lequel les villes disparues sont enfouies. Celui<br />

qui tente d’approcher son propre passé enseveli doit se comporter lui-même comme un<br />

homme qui fouille. Il ne doit pas craindre de revenir sans cesse et toujours aux mêmes<br />

choses ; de les disperser comme on disperse de la terre, de les retourner comme on<br />

retourne de la terre. Car les souvenirs du passé eux-mêmes ne sont qu’un dépôt, une<br />

strate, qui ne se livre qu’au terme de l’analyse la plus méticuleuse, et qui constitue la<br />

raison de la fouille : ces images, extraites de leur contexte d’origine, sont pour notre<br />

regard a posteriori des joyaux dépouillés, comme des torsi dans la galerie d’un<br />

collectionneur d’antiques. (…) Il passe à côté de l’essentiel celui qui se borne à<br />

inventorier les <strong>vestiges</strong> mis au jour et qui n’est pas capable de situer, dans le terrain<br />

actuel, l’endroit où les restes du passé étaient préservés. Ainsi, les véritables souvenirs<br />

doivent-ils moins procéder d’une simple description que désigner exactement la place<br />

où le chercheur les a débusqués. Au sens le plus strict, le véritable souvenir doit donc<br />

(…) fournir en même temps que l’image du passé une image de celui qui se souvient, de<br />

la même manière qu’un bon compte-rendu de fouille ne doit pas seulement indiquer les<br />

couches d’où proviennent les <strong>vestiges</strong>, mais aussi et surtout celles qu’il a fallu traverser<br />

pour y parvenir. » 29<br />

Fouiller, creuser la terre : c’est par cela que tout se joue.<br />

29 Fouilles et souvenir, dans Images de pensée (BENJAMIN, 1998 : 181-182).<br />

27


Chapitre I er :<br />

Leroi-Gourhan est mort<br />

Richard Long : Cercle en pierre du Piémont (Turin, 1984).<br />

28


.<br />

Leroi-Gourhan est mort<br />

Je vous emmène dans l’Est de la France, en Lorraine. C’est un après-midi pluvieux<br />

d’avril, aujourd’hui comme il y a maintenant vingt-cinq ans. Le ciel est d’un gris un peu<br />

laiteux, mais la vue qui s’étend depuis le sommet du plateau est la même, empreinte de cette<br />

raideur un peu mélancolique des paysages de la Lorraine. Il fait beaucoup de vent, qui porte<br />

jusqu’à nous une lointaine odeur de bois brûlé. En contrebas, la silhouette massive d’un<br />

clocher en pierre grise émerge d’une bande de vergers de mirabelliers. L’horizon est découpé<br />

par une ligne d’arêtes bleutées, tout au bout d’un vaste espace de forêts presque noires et de<br />

coteaux où se mèlent les couleurs lie de vin des terres labourées et du vert amande des prés.<br />

Aujourd’hui, tout est lisse, gommé. Le travail des cultures a effacé, année après année, les<br />

reliefs du sol qui signalaient la présence d’une monumentale occupation protohistorique au<br />

début des années 1980. A cette époque-là, on avançait péniblement sur un terrain crevé par le<br />

passage des engins de drainage, scarifié par les charrues. Sur près deux kilomètres de<br />

longueur, il y avait des tumulus partout, dont la masse bombée tranchait par la couleur plus<br />

claire du limon écorché, laissant apparaître par endroits de gros blocs de calcaire blanc,<br />

arrachés par les tracteurs aux constructions enfouies. En y regardant de plus près, on pouvait<br />

voir, parmi les pierres dérangées, des fragments d’ossements humains brisés, qui provenaient<br />

de tombes démantelées par les labours. C’était ce qu’on pouvait voir de la nécropole de<br />

tumulus de Clayeures, l’une des plus grandes du Nord-est de la France et dont les fouilles de<br />

l’archéologue nancéien Jules Beaupré avaient révélé, à la fin du XIX ème siècle, l’importance<br />

archéologique majeure 30 .<br />

Un petit Pincevent en Lorraine<br />

Clayeures a été la première fouille dont j’ai eu la responsabilité seul, sur un site que<br />

j’avais choisi et dont j’étais conscient de l’enjeu qu’il représentait. Je l’ai menée pendant cinq<br />

ans, de 1981 à 1985, avec une équipe de jeunes étudiants, qui ont alimenté la première série<br />

d’archéologues professionnels admis à la fin des années 1980 au Service d’Archéologie de<br />

Lorraine et à l’AFAN 31 . Comme beaucoup de jeunes gens de ma génération, j’étais pétri des<br />

lectures d’André Leroi-Gourhan, qui faisait de la fouille le nœud de la pratique archéologique.<br />

Je voulais faire de Clayeures une fouille qui projetterait à l’archéologie des tumulus de l’âge<br />

du Fer la méthodologie élaborée par Leroi-Gourhan à partir de l’analyse des sols<br />

préhistoriques. Il y avait à ce moment encore très peu de fouilles de sites funéraires du<br />

30 BEAUPRE, 1897 ; id. 1899. J’ai publié le matériel de ces fouilles anciennes dans un (très mauvais) article de<br />

1982, intitulé “ Note sur la fouille de sauvetage programmé de la nécropole de Clayeures “ La Naguée ”<br />

(Meurthe-et-Moselle) ” et paru dans la Revue Archéologique de l'Est et du Centre-Est, XXXIII, 3-4, p. 196-201.<br />

31 Comme Jean-Pierre Legendre, Conservateur du Patrimoine au Service régional de l’Archéologie de Lorraine<br />

et Marie-Paule Seilly, Ingénieur, Pierre Buzzi, Jean-Charles Brénon, responsables d’opération à l’AFAN,<br />

aujourd’hui INRAP.<br />

29


premier âge du Fer en France non méditerranéenne, la plupart des chercheurs s’orientant<br />

plutôt soit vers La Tène finale et ses oppida soit encore vers l’âge du Bronze et ses riches<br />

dépôts métalliques. Dans l’ensemble, les exemples sur lesquels on pouvait s’appuyer dans le<br />

domaine de l’archéologie des tertres funéraires remontaient donc pour l’essentiel à la fin du<br />

XIX ème ou aux toutes premières années du XIX ème siècle, comme le montrait éloquemment le<br />

catalogue des sites et des ensembles de mobilier des âges des Métaux de la Lorraine qu’avait<br />

publié Jacques-Pierre Millotte dans les années 1960 32 . De même, à l’exception de la fouille de<br />

la nécropole de tumulus de Chavéria (Jura), qu’avait réalisée Dominique Vuaillat dans les<br />

années 1970 33 , on ne disposait, dans le Nord-est de la France, d’aucune fouille extensive de<br />

groupe de tertres funéraires reconnus dans leur intégralité ; encore que l’équipe de Chavéria –<br />

qui travaillait alors entièrement à la main – n’ait pu décaper l’espace qui se trouvait entre les<br />

tumulus.<br />

Immédiatement, l’idée nous est venue de combiner l’étude “ microstratigraphique ” des<br />

tumulus, établie selon les principes de la “ topographie exhaustive ” mise au point à Pincevent<br />

par Leroi-Gourhan, avec les techniques de décapage extensif issus des fouilles de sauvetage 34 .<br />

Ces dernières commençaient tout juste à prendre leur essor dans l’Est de la France, dans le<br />

sillage des conventions avec les aménageurs lancées par Jacques Lasfargues au Service<br />

archéologique de la région Rhône-Alpes. Il faut rappeler qu’au début des années 1980<br />

l’utilisation des décapages mécaniques, qui avaient été introduits à la fin des années 1970<br />

comme un mode de fouille par le programme de la vallée de l’Aisne, était encore considérée<br />

comme une hérésie par de nombreux protohistoriens, en particulier lorsqu’il était question de<br />

l’appliquer à autre chose qu’à du dégagement de remblai ou de « mort-terrain », comme en<br />

particulier lorsqu’on s’en servait pour mettre au jour des sépultures. Les surfaces étudiées<br />

étaient donc extrêmement réduites, et on manquait désespérement de visions d’ensemble.<br />

Notre projet était d’exploiter les décapages mécaniques extensifs pour alimenter une<br />

topographie extensive des sites funéraires, pris dans leur globalité.<br />

Nous pensions qu’il devait être possible de renouveler la documentation archéologique<br />

grâce à des fouilles fines, qui remplaceraient les données incomplètes et incertaines des<br />

recherches anciennes du XIX ème siècle et qui, surtout, nous enseigneraient sur les pratiques<br />

funéraires du début de l’âge du Fer 35 . Le postulat développé à Clayeures, puis, plus tard avec<br />

les fouilles de tumulus à tombes à char de Marainville-sur-Madon (Vosges) et de Diarville<br />

(Meurthe-et-Moselle), était élémentaire : il s’agissait de considérer les tumulus<br />

protohistoriques comme des constructions funéraires élaborées au cours d’un ou de plusieurs<br />

processus de constitution successifs, qui auraient procédé à chaque fois d’un épisode de<br />

structuration unique. Selon cette approche, il devait être possible de distinguer, selon la<br />

terminologie de Leroi-Gourhan, des structures évidentes, identifiées par les constructions<br />

protohistoriques proprement dites, et des structures latentes, constituées notamment par des<br />

effets de distribution d’artefacts en relation avec les gestes ou les pratiques funéraires répétées<br />

à chaque fois au cours de la constitution des tumulus. Pour ce faire, il fallait pratiquer une<br />

fouille totale de chaque tumulus, associée à un décapage extensif de leur environnement.<br />

32 MILLOTTE (1965).<br />

33 VUAILLAT (1977).<br />

34 J’ai exposé ces idées dans un petit article paru en 1982 dans une revue destinée aux archéologues amateurs :<br />

Méthodes de fouille à la nécropole de Clayeures “ La Naguée ” (Meurthe-et-Moselle). Revue Archéologique<br />

Sites, 1982, p. 5-10.<br />

35 J’ai essayé de réunir et de synthétiser ces données, telles que les fournissait l’étude du de la nécropole de<br />

Clayeures dans : La nécropole de Clayeures (Meurthe-et-Moselle) et les débuts du Premier Age du Fer dans l'Est<br />

de la France. Bulletin de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer, 1985, 3, p. 24-27.<br />

30


Nous avons essayé, campagne après campagne, de parvenir à un enregistrement<br />

optimum des données de terrains dans l'optique de la “ fouille totale ” que préconisait Leroi-<br />

Gourhan. Nous avons sans doute atteint notre plus haut niveau de technicité en 1984-1985<br />

lorsque nous avons réalisé la fouille intégrale de deux tertres de la fin du Bronze moyen et de<br />

leur environnement immédiat. L’emplacement des tumulus avait fait l’objet d’un relevé<br />

microtographique permettant de restituer des cartes en courbes de niveau, à intervalles de 5<br />

cm, qui faisaient apparaître les déformations de la masse des tertres par les cultures du XIX ème<br />

siècle et la présence, sur l’un des tumulus, d’une couronne de blocs qui produisait un microrelief<br />

de quelques centimètres de hauteur, imperceptible à l’œil nu. Les “ structures<br />

évidentes ”, notamment comme cette couronne périphérique de blocs de calcaire d’une<br />

vingtaine de mètres de diamètre, avaient été enregistrées par une couverture photographique<br />

verticale complète. <strong>Des</strong> relevés systématiques de l’ensemble de la fouille, réalisés en couleurs<br />

à l’échelle du 1/10 ème , avaient été effectués pour chaque formation stratigraphique. On y avait<br />

projeté la position des centaines d’artefacts relevés en trois dimensions, de manière à faire<br />

apparaître les éventuels effets de structures latentes dans la distribution du matériel. Les<br />

études de distributions spatiales avaient été couplées à des analyses numériques – portant en<br />

particulier sur le calcul d’indices de fragmentation de la céramique 36 - afin de déterminer la<br />

présence de dépôts intentionnels non directement visibles. Dans le Tumulus 15, reconnu en<br />

1980, nous avions inauguré la fouille ultra fine des sépultures à la curette de dentiste, avec<br />

moulage au latex de l’état de fouille optimum. A partir de 1982, nous avons remplacé la<br />

couverture bâchée des débuts par un véritable hangar démontable, qui permettait de préserver<br />

en toutes circonstances les niveaux fouillés des ravages de la pluie et du soleil. Depuis<br />

l’origine, les sédiments des sols, des sépultures et de la masse des tumulus ont fait l’objet de<br />

prélèvements systématiques pour des déterminations palynologiques effectuées au<br />

Laboratoire de phytosociologie de Louvain sous la direction de Jean Heim, tandis que les<br />

charbons de bois étaient envoyés chez Stéphanie Thiébault au CNRS pour détermination<br />

anthracologique et au Laboratoire de Louvain, pour datations radiocarbones. Année après<br />

année, Clayeures a été une fouille superbe, en particulier grâce à la finesse de son sédiment<br />

limoneux couleur crème, qui rendait possible la réalisation de plans de fouille d’une très<br />

grande précision, comparables par leur netteté aux décapages des photographies mythiques de<br />

Pincevent.<br />

Y’a quelque chose qui cloche là-dedans…<br />

Nous avons essayé avec détermination et pourtant nous avons échoué à atteindre<br />

l’objectif que nous nous étions fixés ; c’est-à-dire à reconstituer, par l’intermédiaire d’une<br />

fouille ethnographique inspirée des préceptes d’André Leroi-Gourhan, les gestes et les<br />

pratiques funéraires particulières des communautés protohistoriques qui avaient édifié la<br />

nécropole de tumulus de Clayeures. Nous avons échoué à cause de problèmes de terrain que<br />

Leroi-Gourhan n’a jamais signalé avoir rencontrés et que nous nous sommes trouvés<br />

incapables de résoudre. Nous n’avons tout d’abord jamais réussi à identifier avec précision un<br />

niveau dont nous aurions pu être certains qu’il correspondait bien au sol sur lequel les gens de<br />

l’âge du Fer avaient établi leurs sépultures et les monuments funéraires qui étaient venus les<br />

sceller. A la base de la masse des tertres, on trouvait bien un horizon diffus d’une quinzaine<br />

de centimètres d’épaisseur dans lequel étaient dispersés des fragments de céramique<br />

protohistorique et des esquilles de charbons de bois, mais rien qui ressemble à ce qu’on a<br />

coutume d’identifier comme un sol. Dans certains cas, les <strong>vestiges</strong> étaient si rares qu’on ne<br />

36 Rapport de la largeur d’un fragment de céramique sur son épaisseur.<br />

31


pouvait être assuré avoir atteint la base réelle du tumulus que lorsqu’on était parvenu au<br />

contact du substrat gréseux, situé à une trentaine de centimètres sous la base des sépultures<br />

centrales, quand elles étaient conservées. La même situation a été rencontrée à Marainville et<br />

à Diarville, dans un sédiment marneux encore moins lisible.<br />

Surtout, le terrain était très perturbé par des remaniements postérieurs qui rendaient<br />

plus difficile encore la lecture des structures protohistoriques. Ainsi, la presque totalité des<br />

sépultures centrales initiales des tumulus avaient été bouleversées au XIX ème siècle, pour<br />

l’essentiel à l’époque du déboisement du plateau de La Naguée, lorsque les commis de ferme<br />

ramassaient les éléments de parure en bronze par pleins paniers 37 . Le sol sous la masse des<br />

tertres était parcouru d’invraisemblables réseaux d’animaux fouisseurs – renards ou blaireaux<br />

– qui pouvaient avoir entraîné dans leurs galeries une partie du mobilier funéraire des<br />

sépultures, comme cela s’est rencontré dans le Tumulus 38, fouillé en 1983. La nature acide<br />

du sédiment de limons rhétiens (sur et avec lequel avaient été constitués les tumulus) avait<br />

produit, au cours du temps, des effets de conservations différentielle que nous avons mis<br />

longtemps à anticiper : les ossements, en particulier, n’étaient préservés que s’ils s’étaient<br />

trouvés en contact direct avec des blocs de calcaire et les éléments de parure métallique isolés<br />

– comme on en a trouvés dans les Tumulus 26 et 33 38 – avaient plus de chances d’appartenir à<br />

des inhumations qu’on ne voyait pas qu’à ce qui ressemblait à des “ dépôts ” de mobilier. Là<br />

encore, on a observé des configurations tout à fait analogues à Marainville et à Diarville.<br />

L’érosion était omniprésente, nous privant d’informations que nous étions tout à fait<br />

incapables d’évaluer. Le soc des charrues rainurait directement le substrat géologique et,<br />

contre toutes nos attentes, le décapage extensif des surfaces à la périphérie des tumulus ne<br />

donnait que des résultats non interprétables : un tesson roulé isolé ici, une petite tache de<br />

charbon de bois là… Seules les structures historiques profondes étaient bien préservées,<br />

comme les fossés de délimitation agraire de la période romaine qui s’étendaient sur<br />

l’ensemble du plateau, mais qui n’étaient pas la raison essentielle de notre présence à la<br />

Naguée. De manière très ironique, les vrais <strong>vestiges</strong> d’occupations anciennes se trouvaient<br />

dans les niveaux de sédiments superficiels que nous enlevions à la pelle mécanique, où ils<br />

étaient démembrés et dispersés en position secondaire depuis bien longtemps. Dans le niveau<br />

de terre végétale labourée actuelle comme dans les sédiments de la masse des tumulus, on<br />

trouvait notamment des éclats de taille isolés en quartzite, qui appartenaient à des industries<br />

de tradition acheuléenne attribuées au Paléolithique moyen, ou encore des éléments de haches<br />

polies en aphanite, qui provenaient manifestement d’occupations néolithiques. S’agissait-il à<br />

l’origine d’éléments isolés – perdus – ou au contraire plus vraisemblablement de <strong>vestiges</strong><br />

d’occupation démantelés et dispersés depuis des millénaires par l’érosion ? Quant à l’habitat<br />

correspondant aux tumulus, qu’on pressentait tout proche par la quantité de mobilier<br />

domestique abandonné dans la construction des monuments funéraires, celui-ci demeurait<br />

désespérément introuvable, malgré les prospections systématiques au sol, malgré les sondages<br />

et malgré les décapages.<br />

D’autres difficultés nous attendaient avec l’étude des <strong>vestiges</strong> protohistoriques<br />

associés à l’édification des tumulus. On observait en particulier de trop grandes différences<br />

d’un tertre à l’autre pour qu’on puisse faire fonctionner le principe de répétition invoqué par<br />

Leroi-Gourhan pour faire apparaître les structures associées aux effets de distribution des<br />

37 MARTIMPREY (1889).<br />

38 J’ai publié ces observations dans un article intitulé “ Bilan de la première campagne de sauvetage programmé<br />

de la nécropole de la Naguée à Clayeures (Meurthe-et-Moselle) ”, paru en 1982 dans Le Pays Lorrain, 4, p. 197-<br />

204.<br />

32


<strong>vestiges</strong> dans l’espace 39 . Dans leur organisation des “ structures évidentes ”, aucun tumulus ne<br />

ressemblait réellement à un autre : certains présentaient une sépulture centrale recouverte d’un<br />

grand pierrier de blocs calcaires, tandis que d’autres ne scellaient qu’un simple paquet de<br />

pierres protégeant l’inhumation et que d’autres encore ne contenaient originellement que des<br />

constructions en bois. On a retrouvé plus tard une situation tout à fait similaire avec les<br />

tumulus de la nécropole de Diarville. La typo-chronologie du mobilier, trop floue, ne<br />

permettait pas d’attribuer ces disparités à des moments chronologiques nettement différents.<br />

De la même manière, la masse de certains tertres semble-t-il particuliers - mais que rien ne<br />

distinguait particulièrement des autres, comme le Tumulus 15 40 – avait été colonisée par de<br />

nombreuses sépultures adventices de la fin du VI ème av. J.-C., alors que l’ensemble des autres<br />

en étaient dépourvus et avaient connu une histoire différente. Encore une fois, le même<br />

schéma s’est retrouvé reproduit à Diarville, où chaque tertre funéraire s’est révélé constituer<br />

un cas particulier, car unique. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Fallait-il croire à l’existence de<br />

statuts sociaux différents – qui auraient expliqué des attentions différentes portées aux défunts<br />

selon leur identité, et donc des évolutions dissemblables de leurs monuments funéraires au<br />

cours du temps – ou bien fallait-il attribuer cela à autre chose ? Tout ceci ne pouvait-il pas<br />

être pris également comme le résultat que d’une certaine contingence ?<br />

Pour ce qui concerne les “ structures latentes ” qu’étaient susceptibles de révéler les<br />

distributions d’artefacts scellées sous la masse des tumulus, nous étions confrontés à la même<br />

variabilité que celle que nous observions avec les “ structures évidentes ” : les “ sols ” de<br />

certains tertres du premier âge du Fer pouvaient contenir des milliers de tessons de céramique<br />

domestique, tandis que d’autres n’en renfermaient tout au plus que quelques dizaines. Ces<br />

fragments étaient si morcelés que leur nombre se confondait en général avec celui du nombre<br />

minimum d’individus (NMI) estimable. On rencontrait des tessons de céramique également<br />

dans les sédiments de la masse des tumulus, toujours relativement roulés, mais aussi des<br />

fragments isolés de meules en roche dure, des broyons et des galets de chauffe aménagés dans<br />

des galets de quartzite ou granite issus des alluvions de la Moselle, qui avaient été prélevés à<br />

une dizaine de kilomètres du site. Il y avait aussi des éclats de débitage en quartzite et en silex<br />

et parfois des fragments d’outils lithiques. Quand on observait les caractéristiques<br />

typologiques de la céramique, on remarquait des formes et des décors plutôt attribuables au<br />

premier âge du Fer – ou encore à la fin du Bronze moyen ou au début du Bronze final – ce qui<br />

indiquait que ces restes étaient bien contemporains de la construction des tumulus. C’étaient<br />

manifestement des restes d’habitat (auxquels devaient appartenir aussi les meules, les broyons<br />

et les galets de chauffe, ainsi peut-être que le silex), qui se trouvaient là en position<br />

secondaire. Mais d’où venaient-ils : avaient-ils été apportés spécialement, comme nous avons<br />

d’abord eu tendance à le croire, où bien étaient-ils déjà là au moment de la construction des<br />

tumulus et avaient-ils simplement été incorporés à la masse des tertres et scellés sous les<br />

apports de sédiments ? Nous avons mis du temps à nous rendre compte que l’érosion du sol à<br />

la périphérie des tumulus était telle que c’était elle qui produisait directement ces effets de<br />

concentrations de <strong>vestiges</strong> d’habitat sous les tertres : les “ structures latentes ” pouvaient donc<br />

être aussi le résultat, au moins en partie, de leurs transformations postérieures, des<br />

transformations postérieures qui n’avaient évidemment rien à voir avec les conditions de leur<br />

dépôt initial. Ca n’était pas dans Leroi-Gourhan, ça. D’ailleurs, ce qui était valable pour les<br />

<strong>vestiges</strong> protohistoriques l’était nécessairement aussi pour ceux des autres périodes : après<br />

tout, si on trouvait du Paléolithique et du Néolithique mêlé aux épandages de restes d’habitat<br />

39 LEROI-GOURHAN (1984) : 239.<br />

40 J’ai présenté rapidement les données archéologiques issues de la fouille de ce tumulus dans un petit article<br />

intitulé “ La reprise des fouilles de la nécropole de la Naguée à Clayeures. Bilan de la campagne 1980 ”, paru en<br />

1981 dans Le Pays Lorrain, p. 133-135.<br />

33


associés aux tumulus du Bronze moyen et du premier âge du Fer, c’était peut-être d’abord<br />

parce qu’ils se trouvaient physiquement là et non pas parce que les gens de la Protohistoire<br />

avaient voulu les placer dans leurs monuments funéraires. Contrairement à ce que j’avais<br />

compris de mes lectures de Leroi-Gourhan, je découvrais, contre mon gré, que les<br />

distributions de restes matériels n’étaient pas que le produit des actions des hommes du passé<br />

qui les avaient arrangées. Elles étaient le produit aussi – et je crois aujourd’hui peut-être<br />

surtout – de cette bizarre insistance de la matière à continuer d’exister après avoir été<br />

transformée, de cette persévérance des choses à durer, inertes mais présentes, de cet apparent<br />

retour du passé disparu qui en réalité n’est jamais parti.<br />

Cette inertie des <strong>vestiges</strong> matériels attaquait l’irréfutabilité du temps, elle gangrenait<br />

l’apparente évidente cohésion du passé, sur laquelle reposait tout l’édifice délicat de cette<br />

archéologie ethnographique que nous cherchions à mettre en pratique. Il nous était en<br />

particulier impossible de contrôler l’homogénéité chronologique des <strong>vestiges</strong> auxquels nous<br />

étions confrontés, autrement qu’en postulant que l’hétérogénéité que nous découvrions à<br />

toutes les échelles d’observation ne comptait pas, qu’elle ne devait pas compter. Mais<br />

comment en être sûr ? Si l’on prenait par exemple la céramique domestique associée aux<br />

épisodes de construction des tumulus, on constatait que les fragments portant des caractères<br />

typologiques (comme des formes et/ou des décors) ne représentaient, selon le degré de<br />

précision typologique recherché, qu’au maximum entre 5 et 10% du nombre total des restes<br />

de poterie. En moyenne, il fallait donc réunir au moins un millier de tessons pour être en<br />

mesure de proposer une approximation typo-chronologique globale, d’une précision de l’ordre<br />

d’un à deux siècles selon la typo-chronologie reconnue. Logiquement, moins on en avait et<br />

plus l’intervalle d’approximation chronologique grandissait, pour couvrir des périodes qui<br />

s’étendaient objectivement sur plusieurs millénaires. Le doute s’insinuait y compris à propos<br />

des séries numériquement conséquentes. Ainsi, si l’intégrité chronologique du dépôt<br />

archéologique n’était pas physiquement garantie, comme cela s’avérait évident, rien<br />

n’interdisait de penser que certains éléments, dont nous ne pouvions pas reconnaître<br />

l’identité en soi, aient pu appartenir en réalité à d’autres périodes chronologiques : peut-être<br />

ces fragments de poterie absolument atypique, mais comportant un dégraissant différent de<br />

celui des autres, étaient-ils par exemple néolithiques ? Ou ces fragments de broyons en<br />

quartzite, pourquoi pas ? Ou ces éclats de débitage en silex, dont rien ne prouvait,<br />

intrinsèquement, qu’ils étaient bien protohistoriques ? Sans que je m’en rende vraiment<br />

compte sur le moment, Clayeures avait ouvert une fêlure, d’abord infime, par où<br />

s’évaporaient toutes mes certitudes acquises avec mon éducation archéologique, une fissure<br />

qui se transformait à mon insu en un fracture béante par où s’écoulaient mes facultés mêmes<br />

de mener une fouille archéologique selon les objectifs vers lesquels je pensait qu’elle devait<br />

tendre. C’était la réalité du temps archéologique, ce temps relatif enregistré dans les <strong>vestiges</strong><br />

matériels, qui commençait à me travailler, à miner l’appréhension conventionnelle des restes<br />

archéologiques que j’avais apprise. Il m’a fallu une vingtaine d’années avant que je ne<br />

commence à être en mesure de formaliser le problème et d’envisager ses répercussions sur ma<br />

pratique du terrain.<br />

Malaise dans la chronologie<br />

Pour l’essentiel des chercheurs, il n’existait pas de « problème du temps<br />

archéologique », mais seulement des questions de chronologie, que la multiplication des<br />

données provoquée par l’essor des fouilles était destinée à bientôt résoudre : on trouverait<br />

bien un jour les types archéologiques qui combleraient les trous de notre chronologie et dont<br />

34


la succession complète restituerait une chronologie approchée à la génération près. La<br />

transition de l’âge du Bronze à l’âge du Fer était une question qui préoccupait la plupart des<br />

chercheurs – comme en témoigne le colloque du Comité des Travaux historiques et<br />

scientifiques organisé à Dijon en 1984 41 – et, pour ma part, j’étais persuadé qu’on en<br />

apprendrait plus sur l’articulation de ce changement culturel par l’étude des représentations<br />

collectives dont procédaient les pratiques funéraires, plutôt que par celle de la typologie du<br />

mobilier, qui était manifestement soumise à de multiples biais. Il faut rappeler qu’à ce<br />

moment c’était encore une explication de type migrationniste qui dominait la recherche pour<br />

rendre compte des processus de changements culturels de la Protohistoire : il était admis<br />

notamment que c’étaient des peuples venus d’Europe centrale qui avaient introduit dans le<br />

Nord-est de la France la nouvelle culture de l’âge du Fer, en particulier par l’intermédiaire<br />

d’une strate dominante de cavaliers à épées qu’on ne connaissait pas dans les groupes<br />

antérieurs de la fin de l’âge du Bronze 42 . A l’inverse, dans les régions marquées par la culture<br />

dite “des Champs d’Urnes ” du Bronze final, comme en particulier le Bassin parisien et la<br />

Champagne, l’évolution typologique en particulier de la céramique laissait apparaître une<br />

transition lente, qui transmettait un héritage stylistique de type “ Champs d’Urnes ” jusqu’au<br />

cœur de la période hallstattienne. La question principale était donc de savoir comment ces<br />

deux mouvements, en apparence contradictoires, pouvaient s’articuler l’un avec l’autre et de<br />

déterminer, dans cette évolution générale de l’âge du Bronze à l’âge du Fer, la part des<br />

ruptures et des continuités.<br />

Rétrospectivement, il est clair que la résolution de cette question était jouée d’avance.<br />

Les idées migrationnistes, qui avaient prospéré dans l’archéologie allemande construite sur<br />

l’héritage de Gustav Kossinna, avaient fait leur temps. Il n’y avait quasiment plus personne<br />

parmi la génération des jeunes chercheurs qui émergeait dans les années 1980 pour vouloir<br />

croire à cette appréhension de l’histoire culturelle de la Protohistoire, dont on sentait<br />

confusément les relations “ faustiennes ” avec la période du national-socialisme. Les<br />

chercheurs allemands qui, comme Wolfgang Kimmig ou Wolfgang Dehn, avaient commencé<br />

leur carrière à la fin des années 1930, la finissait dans les années 1980 : ils montraient<br />

beaucoup moins de conviction à défendre les thèses migrationnistes auxquelles ils avaient été<br />

formés à l’origine 43 . Pour pouvoir liquider l’héritage migrationniste transmis par la suprématie<br />

de l’archéologie allemande sur la protohistoire continentale, il fallait néanmoins plus qu’un<br />

changement de génération : il fallait qu’une masse en quelque sorte critique de documentation<br />

ait été accumulée, qui permette de réévaluer l’ensemble des données françaises en les<br />

confrontant aux découpages chronologiques élaborés à partir des matériaux allemands.<br />

L’éclatement documentaire des sources archéologiques françaises, éparpillées en une<br />

multitude de publications locales souvent disparues ou difficilement accessibles – et<br />

généralement de piètre qualité scientifique –, la dispersion des collections, pour la plupart mal<br />

ou pas publiées, tout cela constituait historiquement le principal handicap au développement<br />

d’une archéologie protohistorique adulte en France, depuis la grande récession dans laquelle<br />

elle était entrée à la vieille de la Première Guerre Mondiale. De manière intéressante, ce projet<br />

– lancé avec les travail de recensement des témoignages de la “ Culture des Champs<br />

d’Urnes ” en France entrepris par Wolfgang Kimmig au service du Kunstschutz du Haut<br />

commandement militaire allemand en France 44 - avait été poursuivi dans le Nord-est de la<br />

41 Coll. (1984).<br />

42 MARIËN, 1958 : 262 ; VUAILLAT, 1977 : 137.<br />

43 Comme en témoigne par exemple le texte d’introduction de Wolfgang Kimmig à la publication des actes du<br />

colloque de Nemours de 1986, consacré au « groupe Rhin-Suisse-France orientale et la notion de civilisation des<br />

Champs d’Urnes » (KIMMIG, 1988).<br />

44 KIMMIG (1951, 1952, 1954).<br />

35


France à partir des années 1960 sous l’impulsion en particulier de Jean-Jacques Hatt et de<br />

Jacques-Pierre Millotte. Les premiers catalogues régionaux des sites et des ensembles<br />

archéologiques avaient concerné d’abord, avec les publications de Millotte, la Franche-Comté<br />

et la Lorraine 45 , auxquels étaient venus s’ajouter, dans les années 1970, l’Alsace 46 puis, au<br />

début des années 1980, le Bassin parisien et le Nord de la France 47 ou encore l’Aquitaine 48 . A<br />

l’exception de la Haute-Marne, cataloguée par Louis Lepage 49 , et de la série des nécropoles de<br />

la “ Civilisation des Champs d’Urnes ” publiées par Bernard Chertier 50 , la région Champagne-<br />

Ardenne avait échappé à ce mouvement, de même que celle de la Bourgogne, où il fallait<br />

retourner à l’antique ouvrage des années 1930 de Françoise Henry 51 pour trouver le catalogue<br />

le plus récent des fouilles et des trouvailles régionales des âges du Bronze et du Fer, du moins<br />

celles du département de la Côte-d’Or. Quoiqu’il en soit, une masse suffisante de données<br />

avait été amassée au début des années 1980 pour qu’on puisse maîtriser, au moins à l’échelle<br />

régionale, les ensembles archéologiques recueillis depuis le XIX ème siècle. Dans le Nord-est<br />

de la France, une série de fouilles récentes étaient venues renouveler par ailleurs les données<br />

anciennes depuis les années 1970: là encore, elles étaient à l’origine principalement localisées<br />

en Franche-Comté, avec les travaux de l’équipe constituée autour de Jacques-Pierre Millotte.<br />

En Bourgogne, une série de fouilles réalisées par Jean-Pierre Nicolardot sur les enceintes<br />

protohistoriques de Vitteaux et d’Etaules-Darois (Côte-d’Or), par Serge Grappin sur les<br />

niveaux d’habitat de Saint-Romain “Le Verger ” (Côte-d’Or), ou encore par Jean-Paul<br />

Guillaumet sur les tumulus de Thury “ La Prée ” (Côte-d’Or), contrastaient avec l’absence de<br />

synthèse documentaire à l’échelle régionale.<br />

Dans sa tentative de mise en correspondance des systèmes typo-chronologiques de<br />

l’âge du Bronze et du premier âge du Fer fonctionnant en France et en Allemagne 52 , Jean-<br />

Jacques Hatt avait, au début des années 1960, introduit une série de problèmes : il avait en<br />

particulier créé un décalage chronologique d’environ un demi siècle entre la séquence typochronologique<br />

du Bronze final IIIb « français » et son équivalent allemand du Hallstatt<br />

B3 d’Hermann Müller-Karpe 53 . Pour des raisons d’élégance typologique, Hatt avait également<br />

individualisé, au milieu de la chronologie du premier âge du Fer « français » une séquence<br />

intermédiaire appelée Hallstatt moyen 54 : or, celle-ci ne trouvait aucun équivalent direct dans<br />

la chronologie bipartite du premier âge du Fer allemand, qui avait été élaborée à partir du<br />

travail pionnier de Reinecke au début du XX ème siècle, qu’avaient complété, dans les années<br />

1950 et 1960, les recherches de Georg Kossack ainsi que celles de Wolfgang Dehn et Otto-<br />

Hermann Frey 55 . Il fallait harmoniser tout cela et les données étaient sufisamment<br />

nombreuses, suffisamment répertoriées, pour qu’on puisse matériellement le faire. Ce travail a<br />

été mené princalement dans les années 1990, en grande partie à la suite de la publication de la<br />

thèse de Patrice Brun, qui avait proposé, en 1986, une chronologie séquentielle de la<br />

45 MILLOTTE (1963) ; id. (1965).<br />

46 NORMAND (1973).<br />

47 FREIDIN (1982) ; BLANCHET (1984).<br />

48 MOHEN (1980).<br />

49 LEPAGE (1984).<br />

50 CHERTIER (1976).<br />

51 HENRY (1933).<br />

52 HATT (1961) ; id. (1962).<br />

53 MÜLLER-KARPE (1959).<br />

54 Jean-Jacques Hatt m’a expliqué un jour à Strasbourg que tout processus d’évolution stylistique comporte<br />

normalement trois phases successives : une phase ancienne de création, une phase moyenne d’apogée et une<br />

phase finale de transition avec un nouveau style à venir. C’était là, poursuivait-il, précisément la raison pour<br />

laquelle il avait systématiquement organisé son découpage en sous-séquences typo-chronologiques de l’âge du<br />

Bronze et de l’âge du Fer selon un principe de tripartition.<br />

55 KOSSACK (1959) ; DEHN et FREY (1962).<br />

36


« Civilisation des Champs d’Urnes » dans le Bassin parisien, et établi une articulation<br />

graduelle du passage de la fin de l’âge du Bronze au début de l’âge du Fer 56 . Dans les années<br />

qui ont immédiatement suivi, la publication des actes du colloque de Nemours, organisé par<br />

Patrice Brun et Claude Mordant et consacré à un bilan des données relatives à la « Civilisation<br />

des Champs d’Urnes » en France, ont permis de parachever l’entreprise, en imposant à<br />

l’échelle nationale une chronologie unifiée du Bronze final, qui reprenait l’organisation en<br />

séquences proposée par Patrice Brun pour le bassin parisien 57 . Comme très souvent en pareil<br />

cas, l’apparente nouveauté de ces propositions se constituait qu’un nouvel habillage, plus<br />

« actuel » et plus consensuel, jeté sur des postulats traditionnels, d’autant plus dominants<br />

qu’ils sont tenus pour évidents et dont, en tous cas, on s’est bien gardé d’interroger la<br />

légitimité.<br />

Il faut dire tout d’abord que cette unification de la chronologie française a consisté,<br />

essentiellement, en un alignement sur la typo-chronologie allemande. On n’a pas uniquement<br />

adopté une simple grille chronologique; on a également, et peut-être surtout, assimilé les<br />

concepts particuliers qui la fonde traditionnellement : je veux parler de l’approche<br />

conventionnellement « historico-culturelle », pour reprendre les termes de l’historien de<br />

l’archéologie canadien Bruce Trigger 58 , de la protohistoire européenne, et en particulier<br />

allemande. La remise en cause proclamée du « diffusionnisme » n’était qu’un effet<br />

d’annonce : c’était éventuellement l’interprétation migrationniste des changements culturels<br />

du passé qui était mise en cause – sans grands risques, puisque plus personne ne pouvait plus<br />

prétendre y souscrire sérieusement – mais surtout pas le schéma fondamentalement<br />

historiciste du fonctionnement culturel de la Protohistoire, qui aurait été dominé par des<br />

relations de type centre-périphérie. Après l’intermède du centre « germain » ou « indogermain<br />

» définitivement discrédité par l’effondrement du III ème Reich, le consensus pouvait<br />

enfin se reformer, à l’échelle européenne, sur le postulat traditionnel du foyer de civilisation<br />

méditerranéen, qui aurait irrigué d’innovations historiques fondamentales – comme la mise en<br />

place des réseaux économiques à longue distance, l’apparition de l’écriture, le développement<br />

des villes – le développement d’une périphérie barbare, mais réceptrice ; c’est-à-dire<br />

innovante. C’est ce schéma inusable (il faut entendre irremplaçable, dans la tradition<br />

conservatrice de l’archéologie comme forme d’histoire culturelle) qu’a tenté inlassablement<br />

d’imposer Patrice Brun pour rendre compte de l’évolution culturelle de la protohistoire<br />

européenne 59 .<br />

Dans une communication au colloque de Dijon, qui avait suscité un brouhaha<br />

désapprobateur dans l’auditoire et des haussements d’épaule agacés chez les organisateurs de<br />

la session, j’avais essayé, avec le peu de concepts dont je disposais alors, d’expliquer ce qui<br />

me gênait dans cette façon d’aborder le problème de la transition culturelle de l’âge du Bronze<br />

à l’âge du Fer 60 . L’ensemble des intervenants abordait la question en termes d’identité et non<br />

de processus : pour tout le monde, il était évident que chaque séquence typo-chronologique du<br />

passé, puisqu’elle était cohérente du point de vue de ses caractères stylistiques, était non<br />

seulement nécessairement la signature d’une identité culturelle spécifique, mais aussi d’une<br />

période particulière. Aussi, comme dans les années 1930 et 1940, c’étaient les ruptures dans<br />

56 BRUN (1986).<br />

57 BRUN et MORDANT (1988).<br />

58 TRIGGER (1989).<br />

59 BRUN (1987) ; id. (1992) ; id. (1994) ; id. (2000).<br />

60 Mon article, paru en 1984, était intitulé très lourdement “ La question du passage de l'Age du Bronze à l'Age<br />

du Fer: un problème méthodologique et théorique? ”, dans Coll. (dir.): Transition Bronze final - Hallstatt ancien.<br />

Actes du 109e Congrès National des Sociétés Savantes (Dijon, 1984); Archéologie, T. II, p. 279-288.<br />

37


l’évolution typologique qui étaient recherchées comme des marqueurs d’événements<br />

culturels, comme si les matériaux archéologiques n’étaient qu’une simple décalque, une<br />

empreinte directe des événements historiques du passé auxquels on pouvait directement avoir<br />

accès par leur intermédiaire. Les historiens faisaient de l’histoire avec des textes et les<br />

archéologues poursuivaient le travail historique sur les « sociétés sans histoire » avec des<br />

matériaux archéologiques ; c’était clair. Surtout, je ne possédais pas une connaissance<br />

suffisante de l’histoire de l’archéologie pour pouvoir montrer que ce changement<br />

d’interprétation ne remettait pas en cause, bien au contraire, le paradigme kossinien sur lequel<br />

la thèse migrationniste elle-même s’était construite: à savoir qu’on persistait à attribuer aux<br />

transformations des caractères typologiques de la culture matérielle le statut d’indicateur<br />

direct des changements culturels éprouvés par les populations qui l’avait produite 61 . Alors que<br />

les chercheurs des années 1920 et 1930 tiraient des phénomènes de rupture qu’il observaient<br />

dans la chronologie du mobilier métallique la conclusions qu’ils étaient provoqués par des<br />

migrations de populations, les chercheurs des années 1980, qui se pensaient beaucoup mieux<br />

informés, tiraient des phénomènes de continuité que mettait en évidence l’analyse fine des<br />

assemblages archéologique la conclusion symétrique que ces derniers étaient le résultat d’une<br />

évolution sur place des populations, assimilant les influences extérieures.<br />

Quelque chose n’allait pas avec cela, quelque chose qui choquait le raisonnement<br />

archéologique. Le premier problème tenait à l’interprétation des processus en cause dans les<br />

phénomènes de changement culturels, qui étaient ramenés à une seul et unique origine.<br />

L’interprétation des données était piégée dans un raisonnement circulaire, d’où elle ne pouvait<br />

sortir : dans la mesure où les transformations stylistiques étaient interprétées comme le<br />

résultat plus ou moins direct d’événénements historiques particuliers, la nécessaire unification<br />

des systèmes typo-chronologiques en usage dans les différentes régions aboutissait à une<br />

inéluctable unification des processus de changement culturels envisagés pour expliquer ces<br />

transformations.<br />

Une autre archéologie est possible<br />

Le grand historien de l’art allemand Aby Warburg – qui a initié au début du XX ème<br />

siècle le projet révolutionnaire d’une histoire de l’art fonctionnant comme une « biologie »<br />

des images, ou encore comme une anthropologie des représentations – a déclaré qu’il s’était<br />

engagé dans cette voie, parce qu’il était « sincèrement dégoûté » de « l’histoire de l’art<br />

esthétisante », dont il trouvait les débats et les controverses « stériles » 62 . Sans en être<br />

« dégoûté », je n’ai jamais été réellement satisfait par l’archéologie telle que j’ai pu la<br />

cotoyer, notamment en France, dans la mesure où elle m’a toujours paru dépenser beaucoup<br />

d’énergie à côté de son objet véritable. J’ai mis longtemps à me rendre compte qu’au delà du<br />

caractère traditionnellement historico-culturel de cette archéologie conventionnelle, c’est<br />

fondamentalement sa dimension « historique » qui me gênait et, plus exactement encore, c’est<br />

le discours historique conventionnel qui me met mal à l’aise lorsqu’il est surimposé au passé<br />

archéologique. Nous avons tous tellement été élevés dans le culte de l’histoire qu’il paraît<br />

aujourd’hui presque blasphématoire de dire que, dans l’archéologie, c’est la manière<br />

61 J’ai développé cette argumentation dans une contribution au colloque de l’AFEAF de Colmar, paru en 2003 :<br />

« Peuples », « cultures » et manifestations archéologiques de l’âge du Fer : Gustav Kossinna, Gordon Childe et<br />

nous. Dans PLOUIN S. et JUD P. (dir .) – Habitats, mobiliers et groupes régionaux à l’âge du Fer. Actes du<br />

XXe Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer (Colmar, 1996). Dijon, 20 ème supplément<br />

à la Revue Archéologique de l’Est, 2003, p. 231-239.<br />

62 GOMBRICH (1970) : 88.<br />

38


platement historique selon laquelle la discipline prétend étudier le passé qui est sans objet. Et<br />

pourtant, c’est bien de cela dont il est question et c’est bien du problème de l’incapacité de la<br />

discipline archéologique traditionnelle à interroger de manière pertinente son objet particulier<br />

que je veux parler.<br />

Aujourd’hui encore, il m’est difficile de mettre des mots sur cette impression de<br />

malaise que provoque en moi cette appréhension conventionnelle du passé archéologique ; à<br />

savoir cette attitude académique qui met l’histoire en avant – c’est-à-dire les événements du<br />

passé, ce qui a vraiment eu lieu historiquement dans le passé – comme la seule identité<br />

tangible du passé exprimée par les restes archéologiques. Selon une idée reçue largement<br />

admise, le passé serait déchiffrable dans les <strong>vestiges</strong> archéologiques, et on pourrait restituer<br />

ainsi la réalité qu’il avait dans le passé, en lui-même : en d’autres termes, son identité<br />

historique. Or justement non, le passé n’est pas déchiffrable en tant que tel : l’identité<br />

originelle du passé est définitivement perdue, car elle est passée par un processus de<br />

fossilisation ; ce qu’il en reste matériellement se manifeste à nous tronqué, augmenté,<br />

transformé, sans que nous puissions désormais faire la part de ce qui existait réellement, aux<br />

origines – lorsque le passé était en train de se faire – et de celle des modifications qui sont<br />

venues par la suite. Le matériau archéologique sur lequel nous travaillons est une entité<br />

intrinsèquement hybride 63 , dans laquelle la chose originelle et sa transformation sont<br />

consubstantielles. Cela signifie qu’entre nous et le passé, c’est bien plus que des filtres<br />

modifiant l’information originelle qui sont intercalés entre la réalité physique du passé tel<br />

qu’il était dans le passé et sa transcription archéologique dans le présent ; c’est bien plus que<br />

des biais, dont on pourrait éventuellement corriger les déformations, auxquels nous avons<br />

affaire. Cela signifie en fait que l’identité même du passé – son identité en quelque<br />

ontologique – a été changée irréversiblement au cours du temps, car elle est exposée au temps,<br />

puisqu’elle est donnée à l’action du temps. Le rêve de l’archéologie n’est qu’une illusion : il<br />

n’existe aucune possibilité de restituer le passé, ou plus exactement de le reconstituer, car le<br />

passé n’a jamais existé en tant que tel ; il n’existe que construit – c’est-à-dire altéré, déformé,<br />

dénaturé – par ce qui lui a succédé et qui lui donne une existence. On ne regresse pas du<br />

présent vers le passé, en tournant à rebours les pages du grand livre des « archives du sol »,<br />

selon la fameuse métaphore développée par André Leroi-Gourhan. On ne fait que réactiver un<br />

potentiel enfoui, qui non seulement ne peut être considéré autrement que depuis le présent, ou<br />

l’après-coup, mais qui, plus profondément, n’a pas d’identité autremement que par le présent<br />

ou cet « après ».<br />

Formulées de cette façon, ces considérations ont l’air très philosophiques, ou en tout<br />

cas très abstraites. Elles mettent néanmoins directement en cause l’identification même des<br />

<strong>vestiges</strong> archéologiques, à sa source. Il faut aller dans la New Archaeology américaine des<br />

années 1980 pour trouver un intérêt accordé aux phénomènes conditionnant l’élaboration des<br />

matériaux archéologiques, qui sont délibérement ignorés dans la perception historicoculturelle<br />

traditionnellement dominante chez nous. Parmi les chercheurs américains<br />

contemporains, Michael Schiffer est, avec Lewis Binford, celui qui s’est probablement penché<br />

avec le plus d’attention sur ces « processus de formation des matériaux archéologiques » 64 . A<br />

partir de cas très concrets pris dans l’évolution actuelle des sites abandonnés, Schiffer s’est<br />

attaché à montrer méthodiquement que la nature des matériaux archéologiques – celle qui les<br />

identifie comme des témoignages du passé – est d’abord le résultat d’une modification<br />

provoquée par des processus naturels qui sont inhérents à leur dépôt dans le sol. Ces<br />

processus taphonomiques – qui sont massivement liés à l’érosion ou à l’action des animaux –<br />

63 Au sens des entités hybrides du philosophe des sciences Bruno Latour (LATOUR, 1991).<br />

64 SCHIFFER (1987).<br />

39


ne sont autres, souligne Schiffer, que ceux qui conditionnent la création du contexte<br />

archéologique des <strong>vestiges</strong>. Mais surtout, l’intérêt du travail de Schiffer est de montrer que,<br />

même dans leur contexte d’utilisation culturelle (ce que Schiffer appelle, dans le jargon de la<br />

New Archaeology américaine, le « contexte systémique » des <strong>vestiges</strong>), les matériaux<br />

archéologiques sont soumis à d’innombrables manipulations : on ne cesse de les déplacer, de<br />

les pertuber, de les recycler, de les remployer, etc… A partir d’observations ethnoarchéologiques<br />

qui, là encore, portent sur la situation actuelle des objets de la culture<br />

matérielle, Schiffer montre que ceux-ci ne sont jamais en repos, jamais stables, mais qu’ils<br />

sont continuellement altérés et décontextualisés. Ce sont les processus de recyclage ou de<br />

détournement d’usage qui sont en particulier extrêmement fréquents. De la même manière, les<br />

processus d’entretien sont essentiellement aussi des processus de perturbation, ou de<br />

déplacement, en particulier lorsqu’il s’agit de l’élimination des déchets domestiques. Enfin,<br />

dans les contextes d’habitat groupé, comme en particulier en milieu urbain, les processus de<br />

réaménagements ou de reprises de construction sont omniprésents, de même que<br />

l’exploitation continuelle des ruines comme sources de matériaux. Tous ces processus,<br />

culturels ou naturel, ont un effet direct sur l’identité même des <strong>vestiges</strong> retrouvés par<br />

l’archéologue : ils conditionnent la présence ou l’absence des objets, leur taille, leur nombre,<br />

leur distribution, et leur état de conservation.<br />

Je ne suis pas Schiffer, ni les chercheurs « processualistes » dans leurs recherches de<br />

lois statistiques qui permettraient, connaissant ces modifications naturelles et culturelles d’en<br />

inférer l’état « originel » des manifestations archéologiques. Il n’empêche : cette archéologie<br />

là dit quelque chose d’absolument essentiel sur les <strong>vestiges</strong> archéologiques dans la mesure où<br />

elle les saisit au présent, dans ce présent où on les trouve. C’est parce qu’elle observe<br />

directement les effets de l’érosion des sites d’habitat après leur abandon sur les matériaux qui<br />

les constituent que cette nouvelle archéologie est en mesure de donner une image pertinente<br />

des processus en cause dans la formation des contextes archéologiques. Nous ne savons pas<br />

comment, réellement, se sont formées les unités stratigraphiques que nous interprétons<br />

comme des « couches de sol » ou des « couches de destruction ». La seule possibilité de s’en<br />

faire une idée est d’observer leur formation au présent, pour, en projetant au passé les<br />

mécanismes à l’œuvre actuellement, se représenter la constitution du résultat final qu’est la<br />

matière archéologique. D’une manière tout à fait symétrique, c’est parce que l’archéologie des<br />

processus de formation des matériaux archéologiques observe directement les effets des<br />

manipulations d’objets ou de matériaux lorqu’ils sont en usage dans les sociétés actuelles,<br />

qu’elle peut produire une image pertinente, ou plus exactement informée, de la situation des<br />

créations matérielles dans leur contexte culturel du passé. Le présent est l’unique lieu de<br />

représentation et d’explication du passé. Comme le souligne Schiffer, le passé « n’est<br />

connaissable qu’à la condition exclusive que la nature des données archéologiques soit<br />

appréhendée de manière précise 65 ». On ne peut pas connaître le passé archéologique en soi,<br />

dans son supposé état « initial » du passé, mais uniquement par ses transformations,<br />

exclusivement comme matière à modification.<br />

C’est une prise de conscience fondamentale qui consiste à réaliser que le lieu du passé<br />

n’est pas le passé lui-même, mais bien le présent et lui seul. Depuis leurs origines du XIX ème<br />

siècle, fort peu de disciplines historiques en ont été capables. De manière tout à fait<br />

révélatrice, ce sont seules les disciplines traitant du passé naturel – celles qui se tiennent<br />

éloignées de l’histoire humaine – qui ont pu réaliser ce saut épistémologique fondateur : c’est<br />

précisément ce qui a fondé la géologie, avec la démarche « actualiste » de Charles Lyell 66 et la<br />

65 SCHIFFER (1987) : XX (ma traduction).<br />

66 LYELL (1830).<br />

40


paléontologie avec la révélation du principe d’évolution naturelle par reproduction de Charles<br />

Darwin 67 . L’archéologie, comme l’histoire en général, n’ont jamais pu faire ce saut en<br />

apparence suicidaire, se condammant par là même à une histoire « fermée », en d’autres<br />

termes dite d’avance. Il faut avoir le courage de dire que cette histoire-là ne nous intéresse pas<br />

et qu’elle n’est pas bonne pour l’archéologie. Comme l’écrivait Lewis Binford dans « In<br />

Pursuit of the Past », son livre de 1983, « les données archéologiques sont ici, avec nous.<br />

Elles sont là, poursuivait-il, sous la surface du sol, prêtes à ressurgir à l’occasion de la<br />

construction d’une route quelconque ; elles sont fondamentalement partie intégrante de notre<br />

environnement contemporain et les observations que nous pouvons faire sur elles n’ont<br />

d’autre sens qu’ici et maintenant, dans la relation de contemporanéité qu’entretiennent les<br />

<strong>vestiges</strong> archéologiques avec nous. (…) L’archéologie, soulignait-il, n’est pas un domaine qui<br />

permet d’étudier le passé directement, comme il ne s’agit pas d’une activité qui repose<br />

simplement sur la découverte. Il s’agit au contraire d’un champ qui dépend totalement de<br />

l’impact qu’ont sur le passé les choses trouvées dans le monde contemporain. 68 »<br />

67 DARWIN (1859).<br />

68 BINFORD (1983) : 19, 23 (ma traduction).<br />

41


Chapitre II<br />

Bei uns in Tyrol<br />

George Rodger : Bergen-Belsen, 20 avril 1945<br />

42


Bei uns in Tyrol<br />

Monsieur le Professeur va vous recevoir<br />

En poussant la grille branlante, j’avais cru d’abord m’être trompé d’adresse : dans le jardin en<br />

friche, deux carcasses de Deux Chevaux, dont l’une était presque complètement envahie par<br />

les ronces, achevaient de se disloquer là depuis des décennies. Il y avait des objets hors<br />

d’usage un peu partout sur le sol, comme jetés au hasard. Mais déjà le Professeur Lienhard –<br />

c’est ainsi qu’il aimait se faire appeler, bien que ne fréquentant l’université qu’à titre de<br />

gardien de nuit – paraissait splendide sur le perron du pavillon de banlieue vers lequel nous<br />

avancions. Il était revêtu d’un peignoir à carreaux bordeaux qui le serrait au ventre et arborait<br />

une longue chevelure peignée en arrière qui lui retombait largement sur les épaules, avec une<br />

barbichette à la Méphistophélès. “ Entrez, c’est ici ” fit-il de sa voix acide, en nous<br />

introduisant dans un boyau obscur aux parois de plâtre modelé en forme de stalactites, dont on<br />

avait peine à imaginer qu’il s’agissait à l’origine du couloir d’entrée de la maison ; “ je suis en<br />

travaux ” commenta-t-il dans un petit ricanement. Nous débouchions maintenant sur une vaste<br />

fresque murale, dans les tons noirs et mauves, qu’il avait laissée inachevée et qui représentait<br />

une prêtresse celtique aux yeux de tigresse et à la poitrine pointue. D’une pièce attenante, de<br />

laquelle on entrevoyait un encombrement de meubles sombres, parut soudain une vieille<br />

femme ratatinée et complètement sourde, dont le regard inquisiteur attestait qu’elle entendait<br />

savoir qui étaient les intrus qui venaient d’entrer dans sa maison. “ Ma mère ”, nous glissa<br />

Gilbert, puis il ajouta d’un ton théâtral : “ Maman, je monte ”. Il fallait maintenant gravir une<br />

échelle de meunier pour parvenir à l’étage, où se trouvaient réunis l’atelier du styliste Gilbert<br />

Lienhard Créations, le bureau de design Liendesign et – ce qui était l’objet de notre visite - le<br />

laboratoire d’archéologie du Professeur Lienhard. Gilbert n’avait pas encore trouvé le temps<br />

de transformer l’endroit en grotte comme au rez-de-chaussée et la pièce était simplement vide<br />

et les volets fermés. Pour une raison quelconque, il avait attaqué un des coins du parquet à la<br />

hache et l’outil et les éclats de bois étaient restés là depuis. Nous n’étions pas là pour nous<br />

attarder sur ce genre de détails. Sur des tréteaux recouverts de vieux papier journal, il y avait<br />

des centaines de fragments de tôle de bronze et de fer, dont Gilbert avait entrepris le recollage<br />

à la colle Uhu depuis maintenant huit ans. C’étaient des éléments de boîtiers de moyeu<br />

décorés de rouelles et de motifs de petits chevaux estampés, des phalères, des mors et des<br />

tronçons de bandages de roues en fer, recouverts d’un revêtement de gros clous à tête<br />

rectangulaire. Les motifs de petits chevaux étaient reproduits sur de délicates agrafes de jantes<br />

cintrées, également en tôle de bronze. Il y avait aussi une multitude de petits anneaux en<br />

bronze et les restes d’un grand chaudron en bronze à bord plat, du genre de celui de Sainte-<br />

Colombe-sur-Seine. A une grande épée à lame de fer extrêmement mal en point appartenait<br />

un gros élément en matière osseuse décorée d’incrustations d’ambre rouge, qui rappelait<br />

directement une des très rares épées à pommeau d’ivoire de la nécropole de Hallstatt. Sur une<br />

autre table, étaient étendus les fragments incomplets d’un squelette aux ossements très<br />

43


obustes. Comme nous nous approchions, Gilbert nous asséna d’un ton qui balayait à l’avance<br />

toutes les futilités que nous aurions pu formuler : “ Mes toubibs vont l’étudier ”.<br />

C’était effectivement une tombe à char hallstattienne, comme l’avait reconnu Gilbert 69<br />

et dont on ne connaissait aucun équivalent en France. Les circonstances même de sa<br />

découverte étaient incroyables. C’était en réalité un agriculteur du village de Marainville-sur-<br />

Madon (Vosges), Roger Sivadon, qui l’avait trouvée bien des années auparavant : Roger, qui<br />

était curieux de nature, avait toujours remarqué un endroit particulier de son champ où les<br />

pommes de terre poussaient mieux qu’ailleurs et où se trouvaient des pierres blanches qui,<br />

nous a-t-il dit, “ n’étaient pas nées là ”. Au moment des labours de 1977, il avait accroché un<br />

gros bloc avec sa charrue, était descendu du tracteur et avait vu qu’il venait de faire apparaître<br />

une tombe. Il y était retourné les jours suivants et avait patiemment dégagé avec un couteau<br />

de cuisine un grand squelette sur le côté duquel se trouvait une longue épée en fer. Les<br />

bandages de roues et les boîtiers de moyeux des quatre roues du char se trouvaient à leur place<br />

de part et d’autre du corps, tandis qu’un chaudron en bronze accompagné d’une petite coupe à<br />

boire était situé en arrière de la tête. Il avait protégé sa trouvaille par une tôle, prévenu son<br />

voisin le maire, qui avait averti la Préfecture, qui avait transmis l’affaire au Service de<br />

l’Archéologie. C’était parfait jusque là. Puis l’ingénieur de la Direction des Antiquités<br />

historiques de Lorraine était venu en grommelant, avait décrété qu’il s’agissait d’une tombe<br />

mérovingienne, assuré qu’il était hors de question qu’il vienne fouiller dans ce trou perdu et<br />

était reparti. Alors, Roger Sivadon avait soigneusement recueilli tous les morceaux de métal et<br />

d’os – d’autant que la nouvelle s’était répandue dans le voisinage 70 et que nombre d’amis<br />

repartaient de leur visite avec un petit souvenir : un petit bout d’os, un morceau de bronze – et<br />

les avait rangés à l’abri dans une boîte. Hélas, la tombe à char n’était pas sauvée pour autant,<br />

puisque que le Professeur Lienhard était arrivé de Nancy et s’était fait remettre le matériel<br />

pour, avait-il dit, “ l’analyser ”. Il était toujours dessus en 1986.<br />

L’un des ensembles les plus importants du premier âge du Fer jamais découvert en<br />

Lorraine se trouvait donc enfermé dans l’antre psychédélique du Professeur Lienhard et je ne<br />

voyais pas très bien comment l’en faire sortir. J’étais allé voir le site et il était évident que la<br />

tombe appartenait à un tumulus arasé, dont la masse limoneuse – apparemment bénéfique aux<br />

pommes de terre – était étalée sur une cinquantaine de mètres de diamètre. Il fallait rendre un<br />

contexte 71 à cette trouvaille. L’occasion s’en présenta bientôt quand nous fumes sollicités, au<br />

Service d’Archéologie de Lorraine où j’avais été nommé conservateur, pour proposer au<br />

Directeur des Affaires culturelles des idées de projets pouvant valoriser la partie culturelle du<br />

programme Sar-Lor-Lux, qui associait la Sarre, la Lorraine et le Luxembourg pour des<br />

accords surtout économiques. C’était normalement une question de pure forme. J’avais<br />

rencontré l’été précédent Walter Reinhard, qui venait d’être nommé conservateur au Service<br />

archéologique de la Sarre, à Clayeures où il était venu voir notre fouille de La Naguée. Lui<br />

aussi fouillait une nécropole de tumulus du premier âge du Fer, à Rubenheim (Saar-Pfalz-<br />

Kreis), à une dizaine de kilomètres de la frontière franco-allemande, où il trouvait un mobilier<br />

funéraire qui ressemblait à s’y méprendre à celui de la Lorraine centrale. Nous avions<br />

sympathisé et nous étions dit qu’il serait intéressant de travailler ensemble. Je profitais donc<br />

de l’occasion qui nous était offerte pour proposer la mise sur pied d’un programme de<br />

69 LIENHARD (1981) : 43.<br />

70 La tombe à char de Marainville a même fourni l’argument d’un petit roman de Denis Montebello, intitulé<br />

“ Moi Petturon, prince celte ” et paru en 1992 aux éditions de l’Aube (MONTEBELLO, 1992).<br />

71 Leroi-Gourhan me poursuivait toujours, en me rappelant que “ Le but des fouilles est (…) de sortir de la terre<br />

des documents sur le passé humain en tirant profit de tout ce qui peut leur constituer un contexte ” (LEROI-<br />

GOURHAN, 1983 : 135).<br />

44


coopération scientifique associant les services archéologiques de la Lorraine et de la Sarre et<br />

que nous consacrerions à l’étude des pratiques funéraires du premier âge du Fer dans les deux<br />

régions. L’idée était d’échanger nos compétences respectives et d’élaborer des méthodes de<br />

travail communes : dans un premier temps, l’équipe allemande de la Sarre se joindrait à<br />

l’équipe française de la Lorraine et réaliserait la fouille de sauvetage programmé du tumulus à<br />

tombe à char de Marainville-sur-Madon, puis, l’année suivante, l’équipe française se<br />

déplacerait en Sarre pour conduire avec l’équipe allemande la fouille de la nécropole de<br />

Rubenheim. Le lancement de ce projet scientifique fournissait une excellente opportunité pour<br />

régler le statut du matériel de Marainville : nous faisions effectuer par l’inventeur de la<br />

trouvaille et le propriétaire de la parcelle le don du mobilier à l’état pour dévolution au Musée<br />

des Vosges à Epinal et faisions réaliser par le Laboratoire d’Archéologie des Métaux de<br />

Jarville un premier travail de détermination et de stabilisation des pièces métalliques. Bon<br />

princes, nous laissions à Gilbert Lienhard la primeur de la publication du mobilier de la tombe<br />

à char de Marainville à l’occasion du colloque de l’Association française pour l’Etude de<br />

l’Age du Fer, qui devait se tenir l’année suivante à Sarreguemines 72 . Pour chapeauter le tout,<br />

nous proposions la création d’une revue archéologique commune aux trois régions de la Sarre,<br />

de la Lorraine et du Luxembourg, qui s’intitulerait Archaeologia Mosellana et dont la<br />

publication serait financée tour à tour par chacune d’entre elles 73 .<br />

De Marainville à Diarville<br />

Pendant trois années consécutives, de 1986 à 1988, nous avons conduit ensemble la<br />

fouille du tumulus de Marainville, dont nous avons décapé l’environnement sur plus d’un<br />

hectare, en appliquant des méthodes de décapages mécaniques extensifs empruntés à<br />

l’archéologie de sauvetage. La fouille a permis de mieux comprendre comment s’insérait la<br />

création de la tombe à char pour laquelle avait été édifiée ce tertre funéraire monumental à la<br />

fois dans le temps et dans l’espace. Le tumulus avait été construit dans un environnement qui<br />

avait connu déjà plusieurs phases d’occupation, dont l’une des premières remontait au<br />

Néolithique ancien, avec un groupe de longues maisons rubanées associée à une petite<br />

nécropole contenant des inhumations à outils 74 . Le site funéraire du premier âge du Fer s’était<br />

développé dans environnement à la fois agricole et artisanal, qui était marqué par de petites<br />

constructions à quatre poteaux (interprétées généralement comme des greniers) et des<br />

fourneaux, dont l’usage n’a pu être déterminé 75 . La tombe à char, dont on a retrouvé<br />

l’emplacement de la chambre funéraire centrale appartenait manifestement à un personnage<br />

de rang exceptionnel : l’étude anthropologique, réalisée au Laboratoire d’anthropologie de<br />

l’université de Giessen (Allemagne) sous la direction du professeur Kunter, a révélé qu’il<br />

s’agissait d’un homme de corpulence athlétique, d’une taille de près d’1,80 m. Les analyses<br />

isotopiques du Carbone 13 et de l’Azote 15, entreprises au Département des sciences<br />

archéologiques de l’université de Bradford (Grande-Bretagne) sous la direction de Michael<br />

Richards, ont confirmé que le « prince de Marainville » avait bénéficié au cours de sa vie<br />

d’une alimentation privilégiée, particulièrement riche en protéines animales. L’étude du<br />

72 Nous avons tenu parole ; voir LIENHARD (1993). Les observations du Laboratoire d’Archéologie des Métaux<br />

ont été publiées également dans les actes du colloque de Sarreguemines (BARGAIN et al., 1993).<br />

73 Cette revue existe toujours. J’apprends que les financements apportés à la culture dans le cadre du programme<br />

Sar-Lor-Lux ne couvriront plus les publications. Archaeologia Mosellana va donc disparaître.<br />

74 Nous avons menée la fouille en coopération avec Vincent Blouet, qui en a publié les premiers résultats dans<br />

les actes du XIII ème colloque inter-régional sur le Néolithique, tenu à Metz en 1986 (BLOUET et DECKER,<br />

1993 : 88-90 et fig. 8).<br />

75 J’ai publié ces structures artisanales en 1994 : Fours du début du Premier Age du Fer à Marainville-sur-<br />

Madon “ Sous le Chemin de Naviot ” (Vosges). Bulletin de la Société Préhistorique Française, 91, p. 85-91.<br />

45


mobilier funéraire a montré que le char avec lequel il avait été enterré provenait<br />

manifestement d’ateliers spécialisés dont la production a alimenté principalement les<br />

aristocraties princières d’Allemagne du sud-ouest, et en particulier celles établies dans le<br />

secteur de la Heuneburg. La tombe comportait également un chaudron en bronze, ou lébès,<br />

qui constituait une pièce d’importation gréco-étrusque et qu’on avait placé dans la sépulture<br />

originellement rempli de plusieurs dizaines de litres de boisson. L’épée déposée auprès du<br />

mort était d’un type absolument exceptionnel, dont on ne connaît actuellement que trois<br />

exemplaires en Europe : la détermination du pommeau a montré qu’il avait été façonné dans<br />

un tronçon de défense d’éléphant, probablement d’origine africaine. Il était décoré<br />

d’inscrustations d’ambre rouge fixées sur de petites feuilles d’étain. L’analyse par<br />

spectrométrie d’absorption atomique de ces incrustations, réalisée à l’Amber Research<br />

Laboratory du Vassar College à New York, a révélé une composition caractéristique de<br />

l’ambre de la Baltique. Après l’édification du tumulus, vraisemblement aux alentours du<br />

milieru du VI ème siècle av. J.-C., la tombe monumentale de ce personnage hors du commun<br />

avait polarisé la création d’un petit groupe funéraire, qui s’était perpétué jusqu’au IV ème siècle<br />

av. J.-C. : un groupe de tombes plates de La Tène ancienne, associé à une série d’enclos<br />

quadrangulaires s’était développé à proximité immédiate du tumulus, avant que l’ensemble ne<br />

soit intégré à un système parcellaire de la fin du second âge du Fer, dont le réseau marquait<br />

encore le paysage actuel 76 .<br />

Cet ensemble extraordinaire signalait la présence d’un pôle aristocratique du premier<br />

âge du Fer encore inconnu dans cette partie de l’Est de la France. Si c’était le cas, on devait<br />

s’attendre à découvrir d’autres tombes à char, en particulier de la fin du VI ème siècle av. J.-C.,<br />

période à laquelle le phénomène « princier » hallstattien prenait son essor dans le Nord-est de<br />

la France. Précisément, à quelques kilomètres seulement de Marainville, les fouilles anciennes<br />

de Léon Morel avaient permis de découvrir, en 1888, dans un tumulus ouvert à Diarville<br />

(Meurthe-et-Moselle) près du moulin de Giblot, des restes de fer et de vaisselle de bronze qui<br />

paraissaient bien provenir d’une tombe à char. Ce mobilier avait disparu, tout comme une<br />

grande pièce en tôle d’or (un torque de la fin du VI ème siècle av. J.-C. ?) qui provenait<br />

précisément du même ensemble 77 . Après un première fouille d’évaluation réalisée en 1988,<br />

qui a confirmé l’appartenance du site de Diarville à un groupe funéraire du premier âge du<br />

Fer, nous avons commencé la fouille extensive du site, que nous n’avons achevée qu’en<br />

1999 78 . On a pu cette fois travailler sur une communauté, manifestement privilégiée, et suivre,<br />

76 Les résultats de la fouille et de l’étude du tumulus de Marainville ont été publiés principalement dans les<br />

articles suivants : OLIVIER L. (1986) – Le projet Marainville-sur-Madon (Vosges): Fouille de sauvetage francoallemande<br />

d'un tumulus à tombe à char du Hallstatt ancien. Bulletin de la Société Préhistorique Française, 83<br />

(7), p. 207-209 ; id. (1988) – Le tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon (Vosges). Premiers résultats.<br />

Dans Coll. (dir.) – Les Princes Celtes et la Méditerranée. Rencontres de l'Ecole du Louvre. Paris, La<br />

Documentation Française, 1988, p. 271-301 ; id. (2002) – Le tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon<br />

(Vosges), « Sous le Chemin de Naviot ». Dans OLIVIER L. (dir.) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois<br />

millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des<br />

Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, 2002, p. 62-69.<br />

77 MOREL, 1890.<br />

78 Les résultats de la fouille, qui doivent être être réunis en une monographie, ont été publiés au fur et à mesure<br />

de l’avancement des campagnes. On se reportera, principalement, à : OLIVIER L. (1989) – Note sur la première<br />

campagne de sauvetage programmé du groupe de tumulus à tombe à char de Diarville (Meurthe-et-Moselle).<br />

Bulletin de la Société Préhistorique Française, 86, p. 282-287 ; id. (1991) – Les tombes à char du Hallstatt<br />

récent du groupe de tumulus de Diarville “ Devant Giblot ” (Meurthe-et-Moselle). Archäologisches<br />

Korrespondenzblatt, 21, p. 223-240 ; id. (1997) – La nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant<br />

Giblot ” (Meurthe-et-Moselle) : résultats de la campagne de fouille programmée 1996. Bulletin de l’Association<br />

Française pour l’Etude de l’Age du Fer, 15, p. 3-5 ; id. (1998) – Résultats préliminaires de la campagne de<br />

fouille programmée 1997 dans la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ”.<br />

Antiquités Nationales, 29, 1997, p. 65-69 ; id. (1998) – Structures de combustion en fosse et enclos<br />

46


comme à Marainville, l’évolution de sa représentation dans les manifestations funéraires. Les<br />

analyses palynologiques, effectuées par Agnès Gauthier au Laboratoire de l’Institut de<br />

Paléontologie humaine ont montré que, comme à Marainville, le site funéraire s’était implanté<br />

dans un milieu agricole ouvert, manifestement exploité depuis longtemps ; ce qu’a confirmé<br />

la découverte d’un habitat du Bronze ancien (daté par le radiocarbone des alentours du<br />

XVII ème siècle av. J.-C.) et d’une tombe à incinération isolée du début du Bronze final. Le<br />

groupe de tumulus a livré un ensemble exceptionnel de six tombes à épée de la phase<br />

ancienne du premier âge du Fer, dont une était associée à des parures en or ; tandis qu’une<br />

autre contenait un petit élément attribuable à un poids d’orfêvre. Comme à Marainville, des<br />

enseignements importants ont été tirés de l’observation de l’histoire du site dans la longue<br />

durée : on a pu voir ainsi qu’une série de tombes à char de la fin du VI ème siècle – on a<br />

observé au moins trois – est venue directement s’agréger aux sépultures masculines à<br />

armement de la phase ancienne de l’occupation de la nécropole, tandis qu’à partir du V ème<br />

siècle un groupe de sépultures en tombes plates devait se développer à l’emplacement même<br />

des tertres funéraires, avant être abandonné au début du III ème siècle av. J.-C.<br />

Nous avons continué ensemble l’expérience de travail en commun le terrain commencée<br />

à Marainville pendant les deux premières années de la fouille de Diarville 79 , puis Walter<br />

Reinhard a choisi de concentrer ses efforts sur le secteur de Vix (Côte-d’Or), où nous avons<br />

fouillé encore ensemble, en coopération avec Bruno Chaume, un enclos proche de la tombe de<br />

la « Dame de Vix », dont le fossé contenait deux exceptionnelles statues en pierre de l’extrême<br />

fin du VI ème siècle av. J.-C. 80 Nos perspectives commençaient à diverger : Walter cherchait à<br />

quadrangulaire découverts dans l’environnement de la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville<br />

“ Devant Giblot ” (Meurthe-et-Moselle). Bulletin de l’Association Française pour l’Etude de l’Age du Fer, 16, p.<br />

45-50 ; id. (1999) – Bilan de la campagne de fouille programmée 1998 dans la nécropole de tumulus à tombes à<br />

char de Diarville “ Devant Giblot ” (Meurthe-et-Moselle). Antiquités Nationales, 30 (1998), p. 87-105 ; et enfin<br />

OLIVIER L., BILLANT C. et VAN ES M. (2000) – (en collaboration avec C. Billant et M. Van Es) Dernière<br />

campagne de fouille programmée dans la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ”<br />

(Meurthe-et-Moselle) : les occupations de l’âge du Bronze. Antiquités nationales, 31 (1999), p. 141-154. J’ai<br />

publié une première synthèse très générale du site de Diarville dans le catalogue de l’exposition « Princesses<br />

celtes de Lorraine » : La nécropole de tumulus de Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Dans<br />

OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire.<br />

Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-<br />

Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 69-80. Pour l’exposé des méthodes de fouilles développées à<br />

Diarville, on se reportera à : OLIVIER L. (2002) – La nécropole de Diarville : techniques de fouille et de<br />

reconnaissance archéologique. Dans OLIVIER L. (dir) – Op. cit., p. 80-83.<br />

79 Une première synthèse des travaux menés ensemble sur l’archéologie du premier âge du Fer de la Lorraine et<br />

de la Sarre est parue en 1993 : OLIVIER L. et REINHARD W. (1993) – Les structures socio-économiques du<br />

Premier Age du Fer dans le groupe Sarre-Lorraine: quelques perspectives. Dans DAUBIGNEY A. (dir.):<br />

Fonctionnement social du Premier Age du Fer. Hypothèses et opérateurs pour la France. Actes de la Table-<br />

Ronde Internationale de Lons-le-Saunier (Lons le Saunier, 1990). Lons-le-Saunier, Musée archéologique de<br />

Lons-le-Saunier, p. 105-130.<br />

80 J’ai publié cette statuaire de la fin du premier âge du Fer, la première découverte en contexte archéologique<br />

daté, avec Bruno Chaume et Walter Reinhard : CHAUME B., OLIVIER L. et REINHARD W. (1997) – Reprise<br />

des fouilles à Vix (1991-1995) : premier bilan sur deux découvertes exceptionnelles. Bulletin archéologique et<br />

historique du Châtillonnais, 10, p. 5-26. ; id. (2000) – L’enclos hallstattien de Vix « Les Herbues » : un lieu<br />

cultuel de type aristocratique ? Dans JANIN T. (dir.) : Mailhac et le Premier Age du Fer en Europe occidentale.<br />

Hommages à Odette et Jean Taffanel. Actes du Colloque international de Carcassonne (septembre 1997). Lattes,<br />

UMR 154 du CNRS Monographies d’Archéologie méditerranéenne, 7, p. 311-327. Nous avons publié un<br />

compte-rendu annuel des fouilles en Allemand dans la revue de vulgarisation archéologique Archäologie in<br />

Deutschland (Deutsch-französische Ausgrabungen in Vix (Bourgogne). Archäologie in Deutschland, 1993, 1, p.<br />

54 ; 1994, 1, p. 51). Une première synthèse en langue allemande est parue en 1995 : CHAUME B., OLIVIER L.<br />

et REINHARD W. (1997) – Das keltische Heiligtum von Vix. Dans HAFFNER A. (dir.): Heiligtümer und<br />

Opferkulte der Kelten. Archäologie in Deutschland. Sonderheft 1995; Stuttgart, Konrad Theiss, p. 43-50.<br />

47


ne fouiller que des sites du premier âge du Fer, si possible « riches » ou « exceptionnels » ; je<br />

pensais quant à moi qu’il était essentiel, au stade particulièrement lacunaire où en était la<br />

connaissance de l’archéologie de ces périodes, d’aborder les sites dans l’étude de leur<br />

contexte chronologique et spatial : cela impliquait d’une part de s’intéresser à l’histoire de<br />

l’occupation des sites, qui se développait dans la longue durée, et d’autre part d’examiner leur<br />

environnement archéologique, de manière à tenter d’aborder le réseau d’occupation du sol<br />

dans lequel les constructions archéologiques que nous fouillions prenaient place.<br />

Evidemment, cela nécessitait qu’on se consacre à des périodes qui n’étaient pas celles du<br />

premier âge du Fer et qu’on s’emploie à recueillir de l’information sur des sites qui ne<br />

contenaient pas de mobilier bien conservé, comme dans les nécropoles. Cela n’intéressait plus<br />

Walter ni la plupart de nos amis allemands, qui venaient chez nous pour trouver quelque<br />

chose. Parallèlement à la poursuite de la fouille la plus complète du site de Diarville – y<br />

compris dans ses occupations médiévales les plus récentes – nous avons donc concentré nos<br />

efforts sur la reconnaissance systématique d’un territoire de 400 kilomètres carrés, développé<br />

à la périphérie du site de hauteur de la « Côte de Sion » à Saxon-Sion (Meurthe-et-Moselle),<br />

où devait manifestement être recherché le centre économique ayant provoqué cette<br />

concentration de richesses au VI ème siècle av. J.-C. Nous avons pris en compte une échelle<br />

chronologique de longue durée, étendue des débuts de l’âge du Bronze jusqu’au début de la<br />

période contemporaine. Les résultats de cette enquête, à l’occasion de laquelle nous avons<br />

procédé à plusieurs séries de sondages, en particulier dans les enceintes protohistoriques de<br />

Gugney (Meurthe-et-Moselle) et de Saxon-Sion, ont été particulièrement importants pour la<br />

poursuite de nos recherches sur l’âge du Fer. J’y reviendrai bientôt.<br />

Quoi de neuf sur la guerre ?<br />

Cette expérience franco-allemande, qui s’est poursuivie pendant cinq ans, a été pour<br />

les uns et les autres un apprentissage extrêmement important : en confrontant sur un même<br />

terrain les méthodes avec lesquelles nous fonctionnions ici, en France, et là-bas, en<br />

Allemagne, nous mettions en présence, face à un même objet archéologique, des traditions de<br />

recherche, des stratégies et des façon de penser les <strong>vestiges</strong> du passé en réalité opposées. Mon<br />

intérêt pour l’histoire de l’archéologie – qu’avait éveillé Alain Schnapp dans ses cours à<br />

l’Institut d’Archéologie de la rue Michelet – a commencé à travailler à ce moment, stimulé<br />

par la question de savoir ce sur quoi se fondait cette façon que nous avions, nous Français et<br />

eux Allemands, d’appréhender différemment non seulement la fouille mais aussi les <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques et la finalité même de la démarche archéologique.<br />

Bien qu’aucun d’entre nous, Français ou Allemands, n’ait connu directement les<br />

événements de la Seconde Guerre Mondiale – nos parents étaient enfants – nous faisions se<br />

confronter, dans notre rencontre, l’histoire de nos deux pays, avec ses tabous et ses non dits.<br />

Je n’avais pas réalisé par exemple que, pour les gens de Marainville et des environs, notre<br />

fouille leur donnerait pour la première fois l’occasion d’entendre à nouveau parler Allemand<br />

chez eux depuis 1944. Pourtant, la plupart nous témoignaient beaucoup de soutien et de<br />

gentillesse ; pour eux, le fait qu’une équipe composée de jeunes Français et Allemands puisse<br />

travailler et vivre ensemble était le signe tangible que la guerre était bien finie. Notre présence<br />

ensemble, sur le chantier ou chez eux, étaient pour eux une sorte de revanche tranquille, mais<br />

irrécusable, de la vie sur les malheurs du passé. C’est lorsque nous sommes allés en<br />

Allemagne que la réalité du poids de la Seconde Guerre Mondiale nous est apparue dans toute<br />

sa force et en même temps dans toute son absence totale de possibilité de réparation.<br />

48


Sur le coup, nous n’avions pas très bien compris pourquoi, le matin de notre arrivée,<br />

Ottmar, le vieux bûcheron de la forêt de Rubenheim, avait tenu à nous offrir à boire et insisté<br />

pour que les filles de l’équipe française consentent à tremper leurs lèvres dans un verre de<br />

Martini ou de liqueur. Je n’ai su son histoire que bien après : Ottmar venait d’une famille de<br />

mineurs de la Sarre ; c’était alors une forte tête, bagarreur, et catholique indéracinable. Quand<br />

les nazis étaient parvenus au pouvoir, c’est lui que le maître d’école avait désigné pour aller<br />

décrocher, devant tous les autres élèves réunis en rangs, le crucifix au dessus du tableau de la<br />

salle de classe. Il avait fait ce qu’il ne fallait surtout pas faire : il avait refusé d’y aller. Plus<br />

tard, ses deux sœurs avaient été arrêtées et envoyées en camp de concentration, d’où elles<br />

n’étaient jamais revenues. Ottmar était convaincu que leurs lettres avaient été ouvertes. Il ne<br />

parvenait pas à ne pas s’en sentir irrémédiablement coupable. Lui s’était retrouvé dans la<br />

Wehrmacht, avec des criminels de droit commun. Il était allé partout. En 1942, il se trouvait<br />

en France, à Paris, sur un quai de la Gare de l’Est, en partance avec des milliers d’autres vers<br />

le front russe, et il pleurait tout seul dans son uniforme. Dans la foule, une fille, une Française,<br />

était venue vers lui et lui avait versé un verre de vin. Après toutes ces années, lui qui avait<br />

parcouru toute l’Europe ne voulait plus désormais aller plus loin que l’horizon de Rubenheim.<br />

Ses plus lointains voyages s’effectuaient à Mobylette, qu’il avait chargée de toutes sortes de<br />

bouteilles pour venir à notre rencontre. Alors qu’il ne buvait plus une goutte d’alcool depuis<br />

bien longtemps, Ottmar avait voulu nous rendre ce verre, ce geste, cette grâce qui, pensait-il,<br />

l’avait sauvé.<br />

Je n’aimais pas beaucoup Adolf. C’était un retraité très méticuleux, jaloux de sa place<br />

sur le chantier, bavard et borné. Walter lui confiait tous les travaux de fouille un peu délicats,<br />

comme le dégagement des vases en céramique écrasés en place, sur lesquels Adolf – c’était<br />

son nom : Adolf Hepp, mais pour rire nous l’appelions entre nous Adolf H. – sur lesquels<br />

Adolf, donc, passait des journées entières avec une petite curette, massacrant très lentement,<br />

mais inexorablement, toutes les informations de terrain que nous aurions bien aimé<br />

sauvegarder. Adolf avait été dans les troupes parachutées et avait survécu avec une poignée de<br />

ses congénères à Monte Cassino. Il en était revenu avec un éclat d’obus dans la tête, qui lui<br />

donnait de temps en temps des migraines terribles et qui le laissait alors complètement hébété,<br />

le regard absent, pour une fois silencieux. Ce qui était insupportable, m’a-t-il dit un jour où ça<br />

le reprenait, ça n’était pas tellement la douleur c’était<br />

die Hasse<br />

la haine partout sans arrêt,<br />

la haine dans les regards sur tous les visages des gens de tous les pays,<br />

la haine universelle, inextirpable de ce qu’il était, de ce qu’il représentait.<br />

Il revoyait tous ces regards sur lui. C’est moi qui me suis senti stupide, tout à coup. La<br />

question du nazisme s’était mise à occuper nos esprits, parce qu’elle était omniprésente dans<br />

ce nous voyions et que personne n’en disait mot. Le maître d’école d’Ottmar était mort, mais<br />

c’était son fils qui était devenu le Burgermeister du village. Tout le monde était là, sauf ceux<br />

qui n’étaient pas revenus de Russie, de Grèce ou de Roumanie, et dont on ne parlait jamais.<br />

Das Dritten Reich, personne ne parlait de ça, ni entre eux, ni surtout devant nous. C’était une<br />

sorte de trou noir caché nulle part et partout, qui aspirait insidieusement à lui le quotidien et<br />

qui pompait l’épaisseur des gens, en réduisant à néant toute possibilité de passé ; c’est-à-dire<br />

aussi toute perspective de futur. Le quotidien était ce présent permanent, propret et aimable –<br />

gemütlich – que sa vacuité rendait bizarrement vaguement américain. La plupart des gens que<br />

nous rencontrions étaient comme des personnages qui auraient joué leur propre rôle à leur<br />

place, car ils n’étaient que ce qu’ils étaient en train en faire au moment où ils le faisaient –<br />

49


tondeurs de pelouses, promeneurs de chiens, buveurs de bière … – ils ne voulaient surtout pas<br />

penser à autre chose. Je pense aujourd’hui qu’il leur était tout simplement humainement<br />

impossible de faire autrement.<br />

C’est au cœur de l’intimité matérielle des familles, qu’on pouvait entrevoir parfois,<br />

comme par effraction, les <strong>vestiges</strong> insistants, à la fois familiers et incongrus, que le III ème<br />

Reich avait abandonnés, comme autant de détritus industriels imputrescibles. Les épaves<br />

démembrées de l’état national-socialiste – les couverts en aluminium dépareillés frappés de<br />

l’aigle à croix gammée, les Reichsmarks crasseux, les insignes en fer blanc noircis – étaient<br />

insinués dans les tiroirs des buffets, les boîtes de boutons des grands mères, les caisses à outil<br />

au fond des garages. Dans la maison des vieux parents de la copine de mon ami, un petit cadre<br />

contenant le profil d’Adolf Hitler en cuivre repoussé était resté accroché au mur de la salle à<br />

manger, où il accompagnait parfaitement les inévitables tableaux représentant des scènes de la<br />

vie forestière et la collection de fusils. D’un album de photos de famille qu’on vous faisait<br />

partager, surgissaient soudain à l’improviste des images de parents souriants, avec des enfants<br />

dans les bras, devant des maisons bien reconnaissables, pavoisées d’étendards nazis. De<br />

manière troublante, la marque du nazisme n’était pas manifeste chez les vieux ; c’était plutôt<br />

celle des épreuves du passé. Que pouvions-nous dire à Ottmar ? Que fallait-il dire à Adolf ?<br />

Qu’étions-nous autorisés à réclamer à cette génération perdue, si ce n’est la vérité – en fait,<br />

leur vérité à eux – qu’ils tentaient péniblement de nous dire et que nous ne pouvions<br />

fondamentalement pas nous représenter? En réalité, c’était parmi certains jeunes étudiants que<br />

l’empreinte du nazisme s’étalait dans toute sa normalité triomphante : dans leur soumission<br />

spontanée à toute forme d’autorité établie et leur désarroi existentiel face à l’absence d’ordres,<br />

dans leur contentement de s’abandonner à fonctionner comme des êtres-machines et le<br />

sentiment de supériorité absolue qu’ils tiraient de cette jouissance à n’être pas humains –<br />

c’est-à-dire faillibles et capables de douter – dans leur respect inné de l’opportunisme et sa<br />

contrepartie, la condamnation morale de toute forme de pensée individuelle.<br />

Une “ collaboration franco-allemande ” ?<br />

Nous étions, du côté français, incontestablement meilleurs que les Allemands pour<br />

tout ce qui concerne l’observation du terrain. L’équipe de Walter Reinhard – qui tenait à faire<br />

venir fouiller en Sarre des étudiants venus de toutes les grands départements d’archéologie<br />

d’Allemagne - travaillait entièrement à la main, avec des méthodes de fouilles traditionnelles<br />

qui remontaient en réalité aux années 1940. Ils ne maîtrisaient ni les techniques de décapages<br />

mécaniques extensifs, ni celles des relevés topographiques qui s’imposaient dès qu’on<br />

commençait à fouiller sur de grandes surfaces. En revanche, ils possédaient des méthodes<br />

d’enregistrement systématique des artefacts – dont chaque fragment bénéficiait d’une<br />

documentation sur fiches en plusieurs exemplaires – que nous ignorions complètement. De la<br />

même manière, ce qui nous frappait beaucoup chez eux était leur absence d’intérêt pour ce qui<br />

concerne l’histoire du terrain : personne ne portait attention à l’anthracologie ou à la datation<br />

radiocarbone des charbons de bois, tandis que l’idée de tenter des déterminations<br />

palynologiques ou sédimentologiques des couches archéologiques leur paraissait sans objet.<br />

Les sédiments archéologiques n’étaient pour eux qu’un remblai qu’il fallait évacuer pour<br />

parvenir à ce qui était intéressant : les tombes, et surtout les objets qu’elles contenaient.<br />

Cependant, des profils stratigraphiques orthogonaux des structures archéologiques étaient pris<br />

systématiquement quelles que soient les difficultés du terrain, alors que ce n’était pas le cas<br />

chez nous, où la prise de coupes stratigraphiques dépendait justement de la conformation du<br />

terrain. Les surfaces de fouilles horizontales en “ Planum ” artificiels traversaient<br />

50


fréquemment des formations stratigraphiques différentes, mais les artefacts observés étaient<br />

relevés en trois dimensions ; ce que nous ne faisions pas dans les dépôts stratigraphiques qui<br />

ne s’apparentaient pas à des sols. Dans le détail, leur façon de fouiller et d’enregistrer les<br />

données archéologiques était certes moins attentive que la nôtre aux particularités et aux<br />

variations du terrain ; néanmoins, globalement, elle permettait d’élaborer une documentation<br />

systématique, qui donnait la possibilité de comparer – en quelque sorte terme à terme – la<br />

distribution des artefacts, la stratigraphie et la morphologie des structures archéologiques.<br />

Dans ce système d’appréhension du terrain, les informations que nous recueillions étaient<br />

certes intéressantes, mais elles étaient accidentelles car contingentes. Or, ce n’était pas l’effet<br />

de la contingence ou de la variabilité qui était recherché, mais bien l’inverse ; à savoir celui de<br />

la détermination et de la régularité.<br />

Nombre d’informations leur échappaient : les plages de sédiments brunâtres chargés<br />

de matière organique, que nous avions appris à identifier comme les restes des chambres<br />

funéraires et leurs sols, n’étaient pas observées et partaient inexorablement au déblai ; les<br />

détails taphonomiques qui, dans la disposition du mobilier funéraire ou des restes osseux,<br />

indiquaient la présence de transformations du dépôt funéraire s’étant effectuées en milieu<br />

confiné, n’étaient pas notés. Tout cela était secondaire, dans la mesure où la finalité de la<br />

fouille n’était pas celle-là. Pour eux, ces choses-là n’étaient pas fondamentalement du ressort<br />

de notre travail, mais de celui des restaurateurs à qui seraient confiés les objets découverts, ou<br />

des anthropologues qui étudieraient les squelettes. A leurs yeux, nous pratiquions une sorte<br />

d’art pour l’art un peu gratuite, vaguement touche à tout, et surtout dénuée de la rigueur<br />

systématique, qui, pour eux, était la pierre angulaire de la démarche archéologique: du travail<br />

à la française, en quelque sorte. La fin du travail archéologique que constituait la fouille était<br />

– pour ce qui les concernait, en tant qu’archéologues – l’extraction d’objets spécifiques des<br />

cultures archéologiques qu’ils étudiaient et la restitution des assemblages de mobiliers<br />

funéraires auxquels ces objets appartenaient. C’était d’une logique imparable et c’est nous<br />

qui, avec nos prétentions de “ fouille ethnographique ”, n’apportions que des informations<br />

mineures avec lesquelles nous n’étions pas en situation de renverser ce postulat irrécusable :<br />

la fouille a pour finalité de mettre au jour des objets et des constructions typiques des sociétés<br />

du passé.<br />

Car si nous nous trouvions relativement bons du côté du terrain, nous étions<br />

incontestablement mauvais du point de vue de l’exploitation documentaire des données<br />

archéologiques. Dans la mesure où, à Rubenheim, Walter fouillait une nécropole de tumulus à<br />

tombes à épée, il avait rassemblé, autant que possible, toute la documentation archéologique<br />

originelle publiée sur les sépultures à épée de la phase ancienne du premier âge du Fer qui<br />

avaient été fouillées dans la zone géographique correspondant au domaine hallstattien ; c’està-dire<br />

en Autriche, en Allemagne, en France, en Belgique et aux Pays-Bas. Il en avait recensé<br />

plus de 700. Walter possédait également toute la documentation publiée sur les ensembles<br />

funéraires de l’âge du Fer de la Sarre et avait entrepris d’en dessiner systématiquement tout le<br />

mobilier funéraire – de la fin du Bronze final à La Tène ancienne – qui était conservé dans les<br />

musées 81 . Et bien évidemment, sa bibliothèque personnelle contenait, en édition originale ou<br />

en photocopie, tous les grands ouvrages de référence sur le mobilier hallstattien (notamment<br />

ceux publiés dans la série des Prähistorische Bronzefunde), de même que tous les catalogues<br />

les plus récents des trouvailles du premier âge du Fer en Allemagne de l’ouest. De notre côté,<br />

nous étions loin du compte, même si je connaissais la plus grande part de la littérature<br />

ancienne du Nord-est de la France. Je n’avais pas cet outil qui permettait, à tout moment,<br />

81 Ce travail, entrepris dans le cadre d’une thèse de l’université de Sarrebrück, est paru récemment (REINHARD,<br />

2003).<br />

51


d’identifier les types archéologiques auxquels appartenait le mobilier qu’on venait de<br />

découvrir, d’en projeter la carte de répartition et d’en discuter les assemblages auxquels ils<br />

étaient associés ; en bref de produire des publications archéologiques à la demande.<br />

D’ailleurs, cette situation ne nous était pas particulière ; j’étais, de ce point de vue, assez peu<br />

différent de mes collègues français, quelles que soient d’ailleurs leurs différentes spécialités<br />

chronologiques. Quant à Walter, il ne faisait guère que perpétuer une méthode de travail<br />

apprise à l’université. Dans tous les instituts de Pré- et Protohistoire dans lesquels nous étions<br />

invités à présenter notre travail commun, le premier travail demandé aux étudiants était de<br />

réunir la documentation archéologique, à l’échelle européenne, des types d’objets particuliers<br />

figurant dans les séries dont on leur avait confié l’étude.<br />

Si nous désapprouvions ces façons d’Antiquaire, dans la mesure où elles conduisaient<br />

à laisser s’établir un palmarès des ensembles nobles (les importations méditerranéennes, les<br />

chars, les tombes à parures en or) et des séries pauvres dénuées d’intérêt majeur (la céramique<br />

domestique, les tombes sans mobilier…), force était de constater que le système allemand<br />

puisait sa force dans sa cohérence interne, une cohérence continue du stade de la fouille à<br />

celui de l’étude et de la publication. C’est nous qui étions confus, avec nos grands desseins<br />

mais nos petits résultats. A propos de publications, d’ailleurs, notre situation n’était pas<br />

brillante : du côté français, l’essentiel des découvertes ou des fouilles récentes n’était pas<br />

publié. Lorsqu’on nous interrogeait en Allemagne sur un site ou une trouvaille française, notre<br />

réponse était invariablement quelque chose comme: “ Ah, pour ça, tu devrais demander à<br />

Untel ; c’est lui qui a fouillé ça ” ou encore “ Non, ça ne me dit rien du tout. Demandes donc à<br />

Chose ; c’est lui qui connaît le mieux la question. ” En Sarre, Walter publiait régulièrement<br />

les résultats de ses fouilles dans Saarpfalz, une revue ultra locale d’histoire et de folklore,<br />

dont la matière se limitait à sa petite Heimat du Saar-Plalz-Kreis, un territoire à peine plus<br />

grand que deux ou trois cantons français. C’était la revue savante du pays de Blieskastel, dont<br />

était originaire la famille de Walter, où il était né, où il habitait et où tout le monde le<br />

connaissait depuis toujours. Pour Walter, qui reconnaissait les siens dans ce patois allemand<br />

chuinté de la vallée de la Blies, l’étranger commençait à plus de dix kilomètres au delà de<br />

Blieskastel, sur la place duquel trônait toujours une obélisque de grès rouge dédiée à<br />

Napoléon I er , “ Empereur des Français ”. En tant que Français, justement, nous ne<br />

comprenions pas comment il était possible de s’identifier à un univers aussi minuscule, de<br />

s’épanouir dans un monde aussi limité. Il n’empêche : nos revues régionales à nous n’avaient<br />

pas d’identité régionale ; en clair, elles n’avaient pas de véritable lectorat local et étaient<br />

surtout destinées aux abonnés institutionnels, comme en particuliers les bibliothèques. Elles<br />

étaient à la fois trop globales pour pouvoir accueillir des publications de fouilles en cours,<br />

mais trop locales pour atteindre une audience réellement nationale, voire internationale. La<br />

diversité, qui était une force et une richesse à l’échelle locale, se retournait en handicap à<br />

l’échelle intermédiaire des “ Grandes régions ” dont elles étaient sensées représenter l’activité<br />

scientifique dans le domaine de l’archéologie. Aussi, personne n’avait envie de s’abonner à<br />

ces revues coûteuses pour la publication des travaux qui concernaient leur domaine<br />

chronologique particulier, car celle-ci était trop aléatoire ; il était plus simple de photocopier<br />

l’article qui vous intéressait à l’occasion. Au bout du compte, à la fois personne ne pouvait<br />

publier de résultats de fouille sous la forme de travaux en cours et ces revues, du type de la<br />

Revue archéologique de l’Est et du Centre-Est, manquaient de copie. Résultat : les fouilles et<br />

les découvertes n’étaient pas publiées, autrement que sous la forme d’une mention dépourvue<br />

en général d’illustration dans le Bulletin Scientifique régional édité par les Services régionaux<br />

de l’Archéologie, que les instances centrales de la Sous-Direction de l’Archéologie<br />

considéraient comme une forme de “ littérature grise ” ; c’est-à-dire non destinée à une<br />

véritable diffusion. Nous cumulions donc les inconvénients à toutes les échelles non pas tant<br />

52


parce que le travail archéologique était mal organisé chez nous que parce que,<br />

fondamentalement, il n’y avait pas d’articulation entre l’échelle globale et l’échelle locale. A<br />

quelque échelle qu’on se place, le local était toujours ce territoire passif dans lequel s’exerçait<br />

l’autorité d’un centre extérieur qui relayait la domination d’un pouvoir lointain, invisible mais<br />

aveugle. En France, l’Ancien Régime survit d’abord dans les mentalités.<br />

Typologie contre technologie<br />

Plus leur niveau de spécialisation était élevé, plus les chercheurs allemands pensaient<br />

les matériaux archéologiques en termes de types ; prolongeant en cela une très lointaine et<br />

manifestement indéracinable tradition européenne héritée des Antiquaires du XVIII ème siècle.<br />

Nous avons eu l’occasion de nous en rendre compte concrètement après que nous ayons<br />

découvert, en 1990, deux tombes à char intactes de la fin du VI ème siècle av. J.-C. dans la<br />

nécropole de tumulus de Diarville (Meurthe-et-Moselle) et qu’un programme de coopération<br />

scientifique, associant le Laboratoire de restauration du Römisch-Germanisches<br />

Zentralmuseum de Mayence et le Laboratoire d’Archéologie des Métaux du Musée du Fer de<br />

Jarville, ait été finalement monté pour mener à bien l’étude et la restauration du mobilier de<br />

ces deux sépultures. Les chercheurs et les restaurateurs de Mayence, qui avaient déjà étudié et<br />

restauré une série de chars hallstattiens dans les années 1980 82 , bénéficiaient de la présence<br />

parmi eux de Christopher Pare, qui terminait une thèse de Doctorat portant sur l’ensemble des<br />

chars hallstattiens connus en Europe 83 . Ils avaient donc une idée assez précise de<br />

l’identification et de la typologie des éléments de chars que nous leur avions confiés. Les<br />

restaurateurs de Mayence savaient, en particulier, à quoi précisément devaient ressembler les<br />

pièces métalliques qui leur arrivaient de Diarville, dans la mesure où la plupart de chacune<br />

d’entre elles venait prendre place dans une typologie préétablie. Cette aisance technique vis-àvis<br />

du matériel pouvait d’ailleurs conduire à des excès de restitution, qui avaient été fréquents<br />

dans le passé : il était tentant, notamment, de compléter artificiellement des parties de pièces<br />

disparues, quand on pensait savoir exactement quelle était leur forme originelle.<br />

L’attitude des restaurateurs du Laboratoire d’Archéologie des Métaux de Jarville, qui<br />

travaillaient sur la seconde tombe à char de Diarville, était tout à fait différente de celle de<br />

leurs collègues de Mayence. C’étaient de bons praticiens, qui maîtrisaient parfaitement le<br />

traitement des processus de corrosion et les techniques de décapage des objets métalliques –<br />

en particulier en fer – mais qui étaient dépourvus de toutes connaissances archéologiques en<br />

matière de chars hallstattiens. Ils ne connaissaient ni la littérature allemande – d’ailleurs ils ne<br />

ne parlaient ni ne lisaient la moindre langue étrangère – ni même la typologie archéologique<br />

élémentaire des pièces de char du premier âge du Fer. Nous étions semble-t-il très mal partis<br />

et, en connaissance de cause, j’avais confié à Mayence le char le plus complexe du point de<br />

vue typologique, sachant qu’en l’occurrence, ils en tireraient le maximum. A l’inverse, j’avais<br />

donné à Jarville celui qui au contraire était le plus simple et ne comportait que des éléments<br />

de garniture de roue et de supports de caisse. Les Français, qui n’avaient pas la science donc,<br />

possédaient néanmoins une qualité particulière : ils étaient débrouillards et observateurs. Au<br />

contraire de leur homologues allemands, les gens de Jarville ne se sentaient absolument pas<br />

concernés par la typologie archéologique, mais ils s’intéressaient en revanche à la technique ;<br />

82 Les résultats de ces recherches, qui avaient porté notamment sur les chars de Vix et de Hochdorf, avaient fait<br />

l’objet d’une publication collective dans la série des monographies du Römisch-Germanisches Zentralmuseum<br />

Mainz (BARTH et al., 1987).<br />

83 Un premier aperçu des résultats du travail de Christopher Pare était paru en 1987, dans le volume collectif du<br />

RGZM consacré aux chars hallstattiens (PARE, 1987). La thèse de Christopher a été publiée en 1992 par<br />

l’université d’Oxford (PARE, 1992).<br />

53


c’est-à-dire à l’articulation et à l’usure des pièces, aux pressions et aux tensions qui avaient pu<br />

s’exercer sur elles et à la manière dont leur forme et leur disposition pouvaient avoir répondu<br />

à ce type de contraintes. Ils cherchaient les endroits sensibles, soumis à un travail répété, là où<br />

il était légitime de rencontrer une fatigue des matériaux, ou encore des réparations. Ils<br />

cherchaient à confronter les restes métalliques aux données de fouille, pour déterminer<br />

comment la construction hétérogène que constituait un véhicule élaboré en bois et en métal<br />

s’était comportée après son dépôt dans la sépulture, en particulier au moment de sa dislocation<br />

préalable à l’effondrement final de la chambre funéraire. Ils analysaient les plans de fouille et<br />

les cotes d’altitude des pièces que nous avions enregistrées pour tenter de définir quelles<br />

étaient les parties en bois qui avaient maintenus solidaires des éléments métalliques observés<br />

dispersés et comment l’effondrement des essieux sur le sol de la chambre avait affecté la<br />

rupture de la caisse ; ils comparaient l’identification des essences de bois, réalisée à partir des<br />

restes minéralisés en contact avec les pièces métalliques, avec les propriétés mécaniques<br />

particulières qu’avaient présenté les éléments du char. On avait utilisé par exemple du frêne<br />

ployé, qui est un bois souple mais résistant, pour les jantes, alors que les moyeux avaient<br />

fabriqués dans des tronçons d’orme, qui est un bois très dur et massif : lors de la<br />

décomposition du char, c’étaient les jantes qui avaient cédé les premières, tandis que les<br />

moyeux étaient tombés d’un bloc, avec leur garnitures métalliques en place, sur le sol de la<br />

chambre. Par une combinaison d’intuition technique et de calcul géométrique, les<br />

restaurateurs de Jarville avaient pu faire apparaître des régularités de construction que les<br />

travaux allemands avaient ignorées. Ainsi, partant de l’observation que, techniquement, la<br />

position des clous de fixation des bandages de roue sur les jantes devait éviter de se placer au<br />

droit de l’extrémité des rais – ce qui, dans le cas contraire, aurait inévitablement contribué à<br />

en faire éclater le fil du bois – ils avaient observé que l’espacement des clous de fixation de<br />

bandage était toujours très régulier sur chaque roue et, par conséquent, qu’il existait un<br />

rapport proportionnel entre la circonférence du bandage et le nombre de clous de fixation.<br />

D’une manière générale, le nombre de clous de fixations correspondait donc au nombre<br />

d’intervalles séparant les rais, dont on pouvait ainsi déterminer le nombre initial, même si on<br />

ne disposait pas de la totalité du bandage et des clous de fixation : il suffisait de connaître<br />

l’espacement moyen des clous et la circonférence du bandage, calculée à partir de la<br />

restitution géométrique du rayon 84 . Aussi, à la question “ combien de rais les roues de char<br />

devaient-elle comporter à l’origine ? ”, les Français répondaient “ dix, exactement ”, tandis<br />

que les Allemands disaient “ sur ce type de char, c’est habituellement entre huit et dix ”.<br />

Le résultat final des travaux entrepris à Mayence et à Jarville est pour le moins<br />

contrasté. Mayence nous a livré un ensemble de pièces restaurées dans une restitution qui<br />

cherche à s’approcher le plus possible de l’état initial supposé (certaines pièces étant<br />

complétées à plus de 70%), tandis que Jarville n’est pas allé au delà du remontage de certaines<br />

pièces brisées. Mayence a assorti sa restauration d’une splendide maquette au 1/5 ème , avec une<br />

caisse mobile supportée par un berceau de larges lanières de cuir et des parois en vannerie ;<br />

Jarville nous a fait des dessins techniques au trait, qui représentent une reconstitution de roue<br />

et un schéma d’hypothèse d’articulation des quatre supports de caisse métallique sur le train<br />

du char. Enfin, Mayence a produit un album superbe, illustré de photos et de plans en<br />

couleurs 85 , tandis que Jarville ne nous a livré que des rapports d’étude. En matière de<br />

présentation et de mise en valeur des résultats, c’est bien sûr Mayence qui s’impose par son<br />

84 OLIVIER L. et LEMAIRE F. (2002) – Le char de la sépulture 2 du tumulus 7 de Diarville. Dans OLIVIER L.<br />

(dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de<br />

l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville,<br />

Musée de l’Histoire du Fer, p. 91-98.<br />

85 CECCHI et al. (2000).<br />

54


savoir-faire ; d’ailleurs ce sont leurs productions qui sont les plus visuelles et les plus<br />

attractives dans l’exposition que nous avons présentée au Musée des Antiquités nationales en<br />

2003. En réalité, je n’ai obtenu que deux demi études : j’ai du compléter moi-même toute la<br />

partie typologique qui manquait dans le travail de Jarville – après tout, c’est mon travail<br />

d’archéologue ! – tandis que les observations techniques réalisées à Jarville mettent en relief<br />

le manque d’étude correspondante sur le char restauré à Mayence. Les deux laboratoires ne<br />

sont pas parvenus à travailler ensemble, soit que les Français manquaient de la culture<br />

typologique nécessaire pour discuter sur un pied d’égalité avec les Allemands, soit que les<br />

Allemands sentaient la légitimité de leur savoir typologique mis en cause par l’amour du<br />

bricolage des Français. D’ailleurs, les Allemands ont publié seuls leurs résultats dans la revue<br />

du Musée de Mayence 86 , prétextant qu’ils devaient fournir à la Commission européenne qui<br />

les avaient financés une publication rapide, justifiant du bon usage des crédits attribués.<br />

Je réalise aujourd’hui qu’au delà de nos différences nous étions destinés à être<br />

complémentaires : ils étaient des techniciens, des ingénieurs, et nous étions des bricoleurs, des<br />

inventeurs. Ils ont assimilé de nous les techniques ; c’est-à-dire l’usage des machines et des<br />

instruments (comme les décapages à la pelle mécanique ou les fouilles à l’aspirateur) et, quant<br />

à moi, j’ai appris d’eux la rigueur dans le travail archéologique. Sans leur apport, je ne suis<br />

pas sûr que nous aurions pu mener à son terme la poursuite du programme archéologique<br />

engagé avec eux avec la fouille du tumulus de Marainville. C’est parce que nous disposions ,<br />

grâce à eux,de méthodes d’enregistrement systématique que nous avons pu réaliser la fouille<br />

extensive de la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville (Meurthe-et-Moselle), entre<br />

1988 et 1999. Nous y avons ajouté les études paléo-environnementales et les reconnaissances<br />

géophysiques, qui étaient encore fort peu développées à la fin des années 1980, et surtout<br />

nous avons intégré la fouille de ce site funéraire privilégié de l’âge du Fer dans une tentative<br />

d’archéologie du paysage 87 .<br />

La coopération avec les archéologues allemands nous a apporté principalement un<br />

cadre de travail documentaire, que nous avons mis par la suite une quinzaine d’années à<br />

développer et à informatiser. Je m’en suis servi notamment pour le recensement systématique<br />

des assemblages funéraires du Nord-est de la France, que j’ai rassemblés pour ma thèse de<br />

l’Université de Paris I 88 . Surtout, nous avons fait appel aux méthodes d’enregistrement<br />

apprises en Allemagne dans le cadre de la documentation informatisée des collections et des<br />

sites de l’âge du Fer que j’ai mise en place à mon arrivée au département des âges du Fer du<br />

Musée des Antiquités nationales 89 . Ce travail de « mise à plat » des ensembles conservés ou<br />

documentés au Musée de Saint-Germain a donné l’occasion de documenter les sites euxmêmes<br />

– dont la plupart étaient connus par des fouilles ou des découvertes du XIX ème siècle –<br />

selon les standards scientifiques actuels : nous avons pu ainsi localiser en particulier les<br />

86 EGG et LEHNERT, 1999.<br />

87 Les résultats principaux de cette recherche ont été évoqués dans le catalogue de l’exposition que j’ai organisée,<br />

en collaboration avec le Musée de l’Histoire du Fer de Jarville et le Service d’Archéologie de Lorraine, au<br />

Musée du Fer (2002) et au Musée des Antiquités nationales (2003) : OLIVIER L. (dir.) – Princesses celtes en<br />

Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, 2002, 192 p.<br />

55 ill.<br />

88 J’ai soutenu cette thèse en 1995 : Nécropoles de tumulus et hiérarchies funéraires dans le secteur hallstattien<br />

occidental. typo-chronologie et distribution spatiale des assemblages funéraires du Premier Age du Fer dans le<br />

Nord-Est de la France. Thèse de Doctorat (Anthropologie, Ethnologie, Préhistoire) de l'Université de Paris I<br />

Panthéon-Sorbonne.<br />

89 Ce travail, encore en cours, a été réalisé en collaboration avec le Centre archéologique européen du Mont-<br />

Beuvray, sous la coordination de Jean-Paul Guillaumet. Plus de 15 000 objets sont actuellement saisis sur base<br />

de données informatisée.<br />

55


nécropoles de tumulus fouillées en Bourgogne et en réaliser des relevés topographiques<br />

détaillés, comme dans le secteur des « Chaumes d’Auvenay », près de Beaune (Côte-d’Or)<br />

dans celui de Minot, sur le plateau calcaire du Châtillonnais (Côte-d’Or) 90 . Les sites funéraires<br />

fouillés par Félix de Saulcy dans les environs de Contrexéville (Vosges) ont également fait<br />

l’objet de prospections systématiques et de relevés topographiques. Nous sommes<br />

actuellement en train d’achever l’inventaire et les relevés des nécropoles de tumulus de la<br />

Lorraine, en particulier dans le département de la Moselle, où près de 400 tumulus, jusqu’ici<br />

inconnus, ont été relevés dans un rayon de 30 kilomètres à la périphérie du « Briquetage de la<br />

Seille ». En Bourgogne, une attention particulière a été accordée au tumulus « princier » de<br />

« La Butte » à Sainte-Colombe-sur-Seine, qui avait été ouvert en 1863 pour le compte de<br />

Stoffel, et dont le mobilier est à Saint-Germain-en-Laye : nous avons repris complètement<br />

l’étude du mobilier funéraire et des éléments de char, rassemblé et dépouillé les documents<br />

d’archives, et réalisé une prospection géophysique du site, en coopération avec le département<br />

d’archéologie de l’Université de Londres 91 .<br />

Les Allemands nous ont poussés à formaliser et à systématiser nos critères<br />

d’observation et de description des données archéologiques 92 . L’archéologie allemande était<br />

supérieure à la nôtre, car elle était parfaitement cohérente avec elle-même : ses puissants<br />

moyens d’observation répondaient exactement à ce que ses archéologues cherchaient à metttre<br />

en évidence, mais ceux-ci restaient restaient collés au matériel archéologique, à l’apparence<br />

formelle des sites ou des objets. Il n’y avait rien au delà d’une extraordinaire accumulation de<br />

données, pas de question réelle, pas de problème : le passé n’avait ni profondeur ni<br />

mouvement ; il était tout entier dans cet amoncellement de types et de variantes typologiques.<br />

Aussi retrouver le passé, c’était pour eux restaurer les objets ou les sites dans leur état initial,<br />

en en reconstituant ce qui en avait disparu. Nous n’avions pas les mêmes préoccupations en<br />

France, car notre appréhension de l’histoire était différente. Pour les étrangers que nous<br />

étions, l’attitude des Allemands avec lesquels nous travaillions à Mayence, à Marburg ou à<br />

Sarrebruck était paradoxale. Ils recherchaient bien plus minutieusement que nous tous les<br />

détails du passé et en même temps eux-mêmes, comme praticiens et comme chercheurs<br />

allemands, n’avaient aucun passé : c’était comme si leur discipline ou bien avait été ainsi<br />

90 Les premiers résultats de ces travaux ont été publiés en 2000 : Les fouilles de Félix de Saulcy dans la<br />

nécropole des “ Chaumes d’Auvenay ” à Ivry-en-Montagne (Côte-d’Or) et les inhumations précoces de la fin du<br />

Bronze final dans le nord-est de la France. Antiquités nationales, 31 (1999) , p. 117-139.<br />

91 Le résultat de ces travaux a été publié entre 2000 et 2002 principalement dans la revue Antiquités nationales<br />

du Musée de Saint-Germain : OLIVIER L. (2000) – Nouvelles recherches sur le tumulus à tombe à char de « La<br />

Butte » à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) : l’étude des données d’archives. Antiquités nationales, 31<br />

(1999), p. 171-190 ; OLIVIER L., BEUCHOT S., TRIBOULOT B. et WIRTZ B. (2001) – Nouvelles recherches<br />

sur le tumulus à tombe à char de « La Butte » à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or). Antiquités nationales, 32<br />

(2000), p. 97-115 ; OLIVIER L. et TEGEL W. (2001) – Nouvelles recherches sur le tumulus à tombe à char de<br />

« La Butte » à sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) : le mobilier des fouilles anciennes. Antiquités nationales,<br />

33 (2001), p. 81-105.<br />

92 J’ai développé grâce à eux des systèmes de grilles descriptives des assemblages funéraires, que j’ai exploitées<br />

pour plusieurs enquêtes menées à l’échelle européenne sur les pratiques funéraires ou les sépultures à char du<br />

premier âge du Fer : OLIVIER L. (2000) – Sépultures d’agrégation et hiérarchisation funéraire dans le domaine<br />

hallstattien occidental (IXe-VIe siècles av. J.C.). Dans DEDET B., GRUAT P., MARCHAND G., PY, M. et<br />

SCHWALLER M. (dir.) : Archéologie de la Mort, Archéologie de la Tombe au Premier Âge du Fer. Actes du<br />

XXI ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer (Conques, 1997). Lattes, UMR 154 du<br />

CNRS. Monographies d’Archéologie méditerranéenne, 5, p. 213-231 ; id. (2000) – Les assemblages funéraires à<br />

char dans le domaine hallstattien occidental (VIIe-Ve siècles av. n.è.) : tendances évolutives et dynamiques<br />

spatiales. Dans VILLES A. et BATAILLE-MELKON A. (dir.) : Fastes des Celtes entre Champagne et<br />

Bourgogne aux VIIè-IIIè siècles avant notre ère. Actes du XIX ème Colloque de l'Association Française pour<br />

l'Etude de l'Age du Fer (Troyes, 1995). Reims, Société archéologique champenoise, Mémoire de la Société<br />

archéologique champenoise, 15, p. 241-270.<br />

56


depuis toute éternité ou bien avait été constituée toute entière aujourd’hui. Ils fouillaient les<br />

<strong>vestiges</strong> ainsi ; ils les étudiaient ou les restauraient de cette manière parce que, pour eux, cette<br />

façon de travailler était non seulement la meilleure, mais c’était la seule possible : c’était<br />

comme cela qu’on devait faire, et pas autrement. Il était impossible, dans ces conditions, de<br />

leur faire admettre un point de vue différent sur la pratique du métier et, de là, toute<br />

possibilité d’échange scientifique réel était barrée. C’est, je crois, la raison principale de<br />

l’échec de la tentative de coopération entre les laboratoires de Mayence et de Jarville à propos<br />

des tombes de Diarville.<br />

Ce prétexte de l’évidence et ce sentiment de toute puissance que confère une telle<br />

attitude vis-à-vis du monde à celui qui se borne à exécuter, je les ai retrouvés précisément<br />

dans ce monde clos qu’est l’administration. Les Allemands faisaient une archéologie<br />

d’employés, dont il n’était pas difficile de deviner les origines. C’est précisément parce que ce<br />

système de pensée se situait hors de toute histoire qu’il était d’autant plus perméable à toutes<br />

les survivances du passé, du moment qu’elles trouvent une fonction pratique dans cette<br />

mécanique de traitement des <strong>vestiges</strong> du passé. Peu leur importaient : les Allemands, en fait,<br />

ne voulaient rien savoir de leur propre passé. Je me souviens avoir été très frappé, un jour où<br />

j’avais demandé incidemment à mon ami Walter pourquoi il ne s’intéressait pas du tout à<br />

l’histoire de l’archéologie, et où il m’avait répondu, soudain plein d’une colère contenue:<br />

« Pour moi, l’histoire contemporaire, c’est Hitler. Je ne veux pas en entendre parler ». Il m’a<br />

fallu plusieurs années pour commencer à saisir les raisons de cette situation, qui produisait un<br />

telle incompréhension entre nous, Français et Allemands. Je crois aujourd’hui que l’histoire<br />

est morte chez les Allemands. La mise en place de la « Nouvelle Allemagne », au lendemain<br />

de la Seconde Guerre Mondiale, a été plus qu’un simple « reconstruction » du pays. En<br />

effaçant systématiquement les traces matérielles de la destruction de l’Allemagne nazie, pour<br />

substituer aux étendues de ruines qu’étaient devenues les villes allemandes des espaces<br />

urbains totalement neufs, la reconstruction d’après-guerre a été aussi une entreprise d’amnésie<br />

collective, qui visait à nettoyer le présent du poids matériel du passé national-socialiste, en<br />

réalité insupportable. L’écrivain allemand Wilfried Gerhardt Sebald a très bien décrit ce<br />

processus de refoulement du passé récent dans la société allemande d’après-guerre par<br />

l’intermédiare de la reconstruction qui, écrit-il, « a abouti à une seconde liquidation, par<br />

palliers successifs, de l’histoire allemande qui avait précédé ». Et il ajoute : « cette<br />

reconstruction, par l’effort qu’elle a demandé et par le résultat auquel elle est parvenue, celui<br />

de créer une nouvelle réalité sans visage, a d’emblée barré la voie à tout souvenir ; elle a<br />

contraint la population à tourner son regard exclusivement vers l’avenir et l’a forcée à se taire<br />

sur tout ce qu’elle avait vécu » 93 .<br />

« Notre honneur s’appelle fidélité »<br />

Cette « réalité sans visage » de l’Allemagne d’après-guerre mettait d’abord mal à l’aise<br />

et cette absence de mémoire collective quasi pathologique était, pour les étrangers que nous<br />

étions, foncièrement incompréhensible. Car il n’y avait pas à chercher beaucoup pour voir que<br />

les survivances de l’archéologie nationale-socialiste étaient en réalité omniprésentes. Elles<br />

n’avaient simplement plus le même nom et, pour qui ignorait leur origine, elles semblaient<br />

parfaitement à leur place, totalement neutres. Les grands archéologues qui dominaient encore<br />

la recherche protohistorique en Allemagne jusque dans les années 1990 avaient été formés<br />

dans l’archéologie nationale-socialiste de la fin des années 1930 et des années 1940. Ils<br />

93 SEBALD, 2004 : 20.<br />

57


avaient évidemment travaillé pour le régime nazi : le grand spécialiste des « Champs<br />

d’Urnes » Wolfgang Kimmig avait fait partie de la « section préhistoire et archéologie » du<br />

Kunstchutz, une instance du Haut commandement militaire allemand en France occupée, dont<br />

le rôle était de mettre à disposition de la recherche allemande les données de l’archéologie du<br />

territoire français, où il s’agissait de montrer la permanence des occupations « germaniques »<br />

depuis la préhistoire. Le grand spécialiste de la chronologie de l’âge du Fer Wolfgang Dehn<br />

avait été l’ami du dignitaire nazi Werner Buttler et lui même avait été membre de la SS, dans<br />

l’unité dite Stab RuSHA. Gustav Riek, qui avait publié en 1962 dans la prestigieuse série des<br />

Römisch-Germanische Forschungen les fouilles spectaculaires du tumulus « princier » du<br />

« Hohmichele », qu’il avait dirigées pour le compte du SS-Ahnenerbe de Himmler 94 , était un<br />

authentique criminel de guerre nazi : SS, membre des Lebensborn, ces officines de<br />

procréation forcée d’enfants aryens « génétiquement purs », adjoint au camp de concentration<br />

de Hinzert du futur numéro 2 du camp de Buchenwald, Riek était revenu tranquillement<br />

enseigner l’archéologie auprès de Kimmig, à l’université de Tübingen, où il était resté jusqu’à<br />

sa mort en 1976. On avait laissé Hans Reinerth, le très entreprenant Bundesführer du<br />

Reichsbund für Deutsche Vorgeschichte, une des organisations majeures de l’archéologie<br />

nazie, seul à la tête de son Pfahlbaumuseum d’Unteruhldingen, sur le lac de Constance, où il<br />

régnait jusqu’à sa mort, en 1990, sur un extraordinaire conservatoire de la préhistoire nazie :<br />

toutes les reconstitutions d’armement, d’outillage et d’ensembles de bâtiments préhistoriques<br />

« germaniques » de la grande période des années 1930 étaient toujours là, ainsi que le produit<br />

des fouilles du Reichsbund dans les territoires occupés du Reich – dont, par exemple, celles<br />

menées en 1940-1942 dans les alignements de Carnac – de même qu’une bonne dizaine de<br />

mètres d’archives du Reichsbund für Deutsche Vorgeschichte. Sans compter tous les autres :<br />

les recherches minutieuses de Wolfgang Pape, à l’université de Fribourg, ont permis de<br />

montrer que, de tous les corps de métier de l’Allemagne nationale-socialiste, celui des<br />

préhistoriens était l’une des organisations professionnelles les plus largement impliquées dans<br />

le parti nazi : avec un taux de 85% de membres du NDSAP jusqu’en 1945, son engagement<br />

politique était même supérieur à celui de la SS (seulement 48,9%) et avoisinait un niveau<br />

qu’on ne rencontrait guère que dans des organisations comme le Führerkorps der<br />

Sicherheitpolizei (88%) ou la Justice ; alors que, dans son ensemble, à peine un dizième de la<br />

population allemande était affiliée au parti nazi 95 . Et que dire des programmes de recherches<br />

d’ampleur européenne, dont la plupart – forcément – étaient le prolongement d’opérations<br />

lancées en Allemagne et dans les territoires occupés du Reich dans les années 1930 et 1940 ?<br />

C’était notamment le cas de tous les grands thèmes de la protohistoire, des « Champs<br />

d’Urnes » aux « résidences princières » hallstattiennes, en passant par les remparts à poutrage<br />

du Second âge du Fer.<br />

Face à cet héritage considérable qui encombrait, par sa masse, l’archéologie allemande,<br />

les Allemands affectaient non pas de nier que ce passé national-socialiste eût jamais existé<br />

mais de considérer qu’il en restât quelque chose. Je me souviens encore de l’insistance des<br />

collègues du musée national de Mayence à essayer de me faire croire que le Römischgermanisches<br />

Zentralmuseum n’avait été qu’un tout petit musée provincial durant le III ème<br />

Reich et que, de toutes façons, toutes les réalisations de cette période avaient péri dans les<br />

bombardements alliés de 1944 (ce qui était en soi une contradiction). Je savais pourtant que<br />

les figurines en plâtre de guerriers et les reconstitutions d’armement « germaniques » - certes<br />

94 RIEK et HUNDT, 1962. Il est révélateur de constater que, dans cette publication complète des données de<br />

fouilles, aucune mention n’est faite des conditions particulière de leur origine sous le régime nazi. On sait depuis<br />

que la fouille du tumulus du « Hohmichele », qui constituait une entreprise majeure du SS-Ahnerbe, a<br />

manifestement bénéficié du soutien direct d’Heinrich Himmler.<br />

95 PAPE, 2002: 187-188.<br />

58


en partie mutilées par les Américains – étaient bien conservées dans les réserves du musée, où<br />

je les avais vues. Néanmoins, je comprends mieux, aujourd’hui, cette répugnange absolue –<br />

qu’on aurait pu prendre pour de la dissimulation – à évoquer le passé national-socialiste de la<br />

recherche allemande, pourtant fondateur, à bien des égards, de l’archéologie allemande<br />

d’après-guerre, comme d’ailleurs de l’archéologie européenne dans son ensemble. Car<br />

l’expérience de partager l’existence des Allemands, chez eux, pendant plusieurs années a fait<br />

changer mon angle de vue par rapport à la question de l’héritage nazi : j’ai rapidement<br />

découvert qu’il n’y avait, malheureusement, aucune réponse claire à la question de savoir qui,<br />

précisément, était responsable de quoi. En revanche, le véritable problème, en quelque sorte<br />

existentiel, qui s’adressait à la fois aux Allemands et aux non-Allemands était celui de trouver<br />

les moyens de vivre avec cet héritage inacceptable, à la fois sans l’occulter ni le normaliser.<br />

J’éprouve aujourd’hui une réelle compassion pour les Allemands, qui tentent de survivre à<br />

leur passé monstrueux.<br />

L’étude de l’archéologie allemande sous le régime nazi est devenue pour moi, depuis<br />

ces toutes dernières années, un de mes principaux thèmes de recherche. Je dirais presque<br />

malgré moi : je n’ai commencé à m’intéresser à la question qu’en 2000, à la suite d’une<br />

commande du Professeur Achim Leube à l’université Humbolt de Berlin, qui m’avait<br />

demandé d’écrire pour l’ouvrage qu’il dirigeait sur « La Préhistoire allemande et le Nationalsocialisme<br />

» une contribution sur les contacts des préhistoriens allemands des années 1930 et<br />

1940 avec la recherche française 96 . J’ai commencé à trouver des courriers dans les archives du<br />

Musée des Antiquités nationales, qui menaient dans de nombreuses directions, à la fois vers la<br />

Bretagne et le Reichsbund für Deutsche Vorsgechichte, vers la Bourgogne et l’activité de la<br />

Römisch-Germanische Kommission, et vers l’action de la section Préhistoire et Archéologie<br />

du Kuntschutz dans les différentes régions françaises ainsi qu’en Belgique 97 . Après avoir été<br />

en poste au Service archéologique d’Alsace, mon ami Jean-Pierre Legendre avait été nommé<br />

en Lorraine ; avec Bernadette Schnitzler au Musée archéologique de Strasbourg, ils avaient<br />

commencé à accumuler depuis le début des années 1990 une documentation impressionnante<br />

et surtout inédite sur l’archéologie allemande dans les territoires d’Alsace-Moselle annexés au<br />

Reich, qui révélait l’ampleur de l’entreprise de germanisation qu’elle était destinée à<br />

alimenter 98 . L’archéologie allemande en France occupée était une occasion de continuer à<br />

travailler ensemble et à s’échanger des données 99 . Rapidement, un nombre grandissant de<br />

96 J’ai rassemblé ces premières informations dans : L’archéologie du III ème Reich et la France. Notes pour servir à<br />

l’étude de la “ banalité du mal ” en archéologie. Dans LEUBE A. et HEGEWISCH M. (dir.) – Prähistorie und<br />

Nationalsozialismus. Die mittel- und osteuropäische Ur- und Frühgeschichtsforschung in den Jahren 1933-<br />

1945. Heidelberg, Synchron, 2002, p. 575-601.<br />

97 Pour ce qui concerne la Bourgogne, J’ai publié les résultats de ces premières recherches d’archives en 2001<br />

dans la revue Antiquités nationales : Le « Mont Lassois » de Vix (Côte-d’Or) dans la Westforschung nationalesocialiste<br />

: archéologie et géopolitique nazie dans le Nord-est de la France. Antiquités nationales, 32 (2000), p.<br />

117-142. J’ai donné par ailleurs, en 2003, une synthèse de l’histoire de la recherche sur les « résidences<br />

princières » hallstattiennes à l’occasion de l’exposition du cinquantenaire de la découverte de la tombe de la<br />

« Dame de Vix », qui fait apparaître l’importances des recherches menées sous la période nationale-socialiste<br />

allemande : Tombes princières et principautés celtiques. La place du site de Vix dans la recherche européenne<br />

sur les centres de pouvoir du premier âge du Fer. Dans Coll. (dir.) – Autour de la Dame de Vix. Celtes, Grecs et<br />

Etrusques. Catalogue de l’exposition du Musée du Châtillonnais, Châtillon-sur-Saône, Musée du Châtillonnais,<br />

2003, p. 11-25. Je travaille actuellement à une synthèse sur l’activité de la section « Préhistoire et Archéologie »<br />

au sein du Kunstschutz établi auprès du Haut commandement militaire allemand en France.<br />

98 SCHNITZLER 1991 ; id. 1997 ; LEGENDRE 1991 ; id. 1999.<br />

99 J’ai développé les résultats de l’enquête sur l’archéologie allemande en France occupée commencée pour le<br />

Professeur Leube dans un chapitre du catalogue de l’exposition organisée en 2001 par les musées de Strasbourg<br />

et de Metz sur « L’archéologie en Alsace et en Moselle au temps de l’annexion, 1940-1944 » : L’archéologie<br />

nationale-socialiste et la France (1933-1943), dans ADAM A.-M., BARDIES I., HECKENBENNER D.,<br />

LEGENDRE J.-P., OLIVIER L., PANKE T., PETRY F., SARY M., SCHNITZLER B., STERN T., STRAUSS<br />

59


jeunes chercheurs, en particulier allemands, est venu se greffer sur cet embryon de groupe de<br />

recherche : nous sommes maintenant une quinzaine à travailler ensemble sur cette question de<br />

l’archéologie allemande dans les territoires occupés à l’ouest du Reich, principalement en<br />

Allemagne, au Danermark et en Suède, au Luxembourg, en Hollande et en Belgique. D’ores<br />

et déjà, la matière historique amassée a de quoi nourrir un ou deux gros ouvrages de synthèse.<br />

Il faut dire que beaucoup de choses ont changé en Europe depuis la Chute du Mur de<br />

Berlin, en 1989. En premier lieu, de nombreuses sources d’archives, conservées en particulier<br />

à Berlin, et jusqu’alors inaccessibles, se sont ouvertes. D’autre part, et sans doute surtout, un<br />

changement de génération s’est produit en Allemagne. Une nouvelle génération montante de<br />

jeunes chercheurs, plus enclins à considérer la situation de l’archéologie allemande sous le<br />

III ème Reich comme un sujet historique à part entière nécessitant d’être étudié sérieusement,<br />

est apparue. La vieille génération des archéologues qui avaient travaillé sous le régime nazi<br />

s’est éteinte presque complètement. La génération intermédiaire des chercheurs qui en avaient<br />

été les élèves – et qui les a protégés contre les tentatives d’exposition de leur rôle à l’époque<br />

nationale-socialiste – se trouve actuellement en fin de carrière. Il est donc désormais possible<br />

de tenter d’établir un bilan historique de l’archéologie du III ème Reich. Il est nécessaire de le<br />

faire, ne serait-ce que parce que les recherches menées par l’archéologie allemande sous le<br />

national-socialisme ont été tellement nombreuses et importantes qu’elles ont constitué une<br />

part considérable de notre corpus actuel de données archéologiques. Il faut aussi entreprendre<br />

cette évaluation de l’impact de l’archéologie nationale-socialiste parce qu’elle a révolutionné<br />

les méthodes de la recherche archéologique, telles qu’elles étaient mises en œuvre depuis la<br />

fin du XIX ème siècle, en développant un système de traitement et de mise en valeur des<br />

données archéologiques. Il y a un « avant » et un « après » l’archéologie des années 1930 et<br />

1940 100 . C’est en effet le régime national-socialiste qui a assuré le développement des services<br />

d’archéologie, en leur confiant une mission prioritaire de recensement et d’inventaire<br />

archéologique. C’est lui qui a développé également les premières grandes interventions<br />

d’archéologie préventive (dans le cadre de la création des autoroutes du Reich). C’est enfin<br />

sous le III ème Reich qu’ont été développées les grandes expositions didactiques destinées au<br />

grand public, pour lesquelles les moyens de communication les plus modernes ont été<br />

exploités. Les techniques de fouille extensive et les reconstitutions de sites, telles que nous les<br />

connaissons aujourd’hui, ont leur origine principale dans l’archéologie allemande des années<br />

1930 et 1940. A bien des égards, l’archéologie allemande sous le national-socialisme a fondé,<br />

par delà l’effondrement du III ème Reich, l’archéologie européenne moderne d’après-guerre.<br />

« Travail, Famille, Patrie »<br />

Je n’ai pas commencé ce travail sur l’archéologie allemande des années 1930 et 1940,<br />

dans lequel je suis engagé maintenant, à partir du cas allemand, mais de celui de l’archéologie<br />

française 101 . Après tout, nous avons connu nous aussi, avec le Régime de Vichy, un état anti-<br />

L. et WILMOUTH P. (dir.) – L’archéologie en Alsace et en Moselle au temps de l’annexion (1940-1944).<br />

Catalogue de l’exposition des Musées de Strasbourg et de Metz (2001). Strasbourg, Musée de Strasbourg et<br />

Metz, Musées de la Cour d’Or, p. 47-65.<br />

100 J’ai exposé cette thèse à propos de l’œuvre d’Henri Hubert dans un dossier publié en 2000 dans la revue Les<br />

Nouvelles de l’Archéologie : Henri Hubert, archéologue. Dans : BRUN P. et OLIVIER L. (dir.) – Dossier Henri<br />

Hubert (1872-1927). Les Nouvelles de l’Archéologie, 79, p. 9-14.<br />

101 J’ai abordé ces questions dans un article intitulé “ L’archéologie française et le régime de Vichy ”, paru en<br />

1997 dans Les Nouvelles de l’Archéologie, 67, p. 17-22 . Une version plus détaillée de ce travail (L’archéologie<br />

française et le régime de Vichy (1940-1944) a paru en 1998 dans l’European Journal of Archaeology, 1, 2, p.<br />

241-264. Cet article a été traduit en Portuguais au Brésil : A Arqueologia francesa e o regime de Vichy. Dans<br />

60


démocratique fondé sur une tentative de « Révolution nationale », un régime qui s’est trouvé<br />

directement impliqué dans l’exécution du programme d’extermination de la population juive<br />

européenne 102 . De même, si la dénazification de l’Allemagne a été relativement superficielle,<br />

la « dépétainisation » de la France a été pour le moins légère : l’historienne américaine Sarah<br />

Farmer rappelle fort justement que, sur un total de 40000 personnes arrêtées pour<br />

collaboration en 1945, il n’en restait déjà plus qu’un dizième en prison lors de la première loi<br />

d’amnistie de 1951, à l’issue de laquelle le nombre des personnes incarcérées fut ramené à<br />

seulement 1500. Il faut rappeler également qu’à l’exception de deux individus qui s’étaient<br />

engagés volontairement dans la division SS Das Reich, la plupart des auteurs du massacre<br />

d’Oradour-sur-Glane – qui étaient des « malgré-nous » originaires d’Alsace – ne furent<br />

condamnés qu’à de courtes peines d’emprisonnement, et que ceux-ci furent finalement<br />

amnistiés collectivement en février 1953 103 . Les responsables français de crimes contre<br />

l’humanité qui n’avaient pas été liquidés à la libération ont bénéficié après-guerre d’une<br />

étonnante clémence : Paul Touvier, chargé d’importantes responsabilités dans la Milice du<br />

Rhône et impliqué dans une série d’assassinats commis en 1944, a été grâcié en 1971 par le<br />

président Pompidou. René Bousquet, ancien secrétaire général de la Police de Vichy et<br />

organisateur de la Rafle du Vel’ d’Hiv en 1942, a fini sa vie sans avoir été jugé pour sa<br />

participation à la « Solution finale » : il a été abattu en sortant de chez lui par un déséquilibré,<br />

Christian Didier, qui voulait se rendre célèbre à la télévision. Enfin, Maurice Papon, ancien<br />

secrétaire général de Préfecture de la Gironde, n’a été jugé qu’en 1998 pour crimes contre<br />

l’humanité ; comme on le sait, il a obtenu d’être libéré en application de la loi Kouchner et il<br />

est extrêmement peu probable qu’il retourne jamais en prison.<br />

C’est en définitive une situation très voisine de celle de l’archéologie allemande qui<br />

m’intéressait avec le cas des relations de l’archéologie française contemporaine avec<br />

l’héritage du régime de Vichy. Car, contrairement à l’Allemagne où l’héritage archéologique<br />

du III ème Reich a survécu parce qu’on a décidé qu’il n’existait plus, en France l’héritage<br />

archéologique du régime de Vichy a survécu parce qu’on a choisi de le conserver en bloc.<br />

Surtout, comme en Allemagne, cette conservation est en même temps une occultation :<br />

puisqu’elles sont fondues dans le fonctionnement administratif de la recherche archéologique<br />

actuelle, les dispositions inventées spécifiquement par Vichy perdent leur origine, tout en<br />

conservant néanmoins leur rôle, désormais masqué. On oublie trop souvent que les textes<br />

réglementaires qui régissent aujourd’hui le fonctionnement des fouilles et des recherches de<br />

terrain en France, de même que les institutions qui sont chargées de leur application – les<br />

actuels Services régionaux d’archéologie, issus des Directions régionales des Antiquités –<br />

sont une création exclusive du régime de Vichy. Selon la formule de l’historien Henri Rousso,<br />

la période de Vichy est pour les Français « un passé qui ne passe pas » et il est significatif que<br />

les spécialistes les plus avisés du régime du Maréchal soient étrangers et notamment<br />

américains 104 .<br />

En l’occurrence, ce n’était pas le procès de la collaboration qui m’importait : c’était,<br />

plus concrètement, d’établir le compte de ce qui avait survécu de l’archéologie sous le régime<br />

de Vichy dans l’archéologie actuelle de la fin des années 1990, que ce soit dans les structures<br />

de la discipline, mais aussi dans les thèmes et les pratiques de recherche. On voit très bien, par<br />

BENOIT H. et FUNARI P.P.A. (dir.) – Etica politica no mundo antigo. Sao Paulo, Université de Campinas,<br />

2001, p. 219-252.<br />

102<br />

KLARSFELD, 1983.<br />

103<br />

FARMER, 1994.<br />

104<br />

ROUSSO (1990). Sur ce sujet, on se reportera en particulier aux travaux de l’historien américain Robert<br />

Paxton (PAXTON, 1973).<br />

61


exemple, que la logique administrative voulue par Vichy s’est perpétuée telle quelle au moins<br />

jusqu’au début des années 1970, avec en particulier la séparation de l’archéologie historique<br />

de la préhistoire, la prééminence accordée à l’archéologie « gallo-romaine », et surtout<br />

l’exclusion de l’archéologie des territoires d’outre-mer de l’archéologie « nationale ». La<br />

situation n’a commencé à se transformer significativement qu’au début des années 1990, avec<br />

la fusion des Directions séparées d’Antiquités Préhistoriques et Historiques dans les services<br />

régionaux d’archéologie et la prise en compte des territoires d’outre-mer dans l’inventaire<br />

archéologique national et le compte-rendu de l’activité archéologique nationale. C’est la<br />

structure régionale du fonctionnement de l’archéologie et surtout sa gestion administrative<br />

décidée par Vichy qui s’avèrent les plus durables. Pétain avait dit à son procès : « la France<br />

peut changer les mots et les vocables. Elle construit, mais elle ne pourra construite utilement<br />

que sur les bases que j’ai jetées. » 105 Considérée sous cet angle des durées, l’archéologie dans<br />

son état actuel apparaît comme le résultat provisoire d’un étonnant processus de stratification,<br />

dans lequel les créations du passé, sans cesse modifiées et augmentées, continuent toujours à<br />

travailler le présent et à le contraindre d’une manière d’autant plus discrète et puissante que<br />

celles-ci paraissent procéder de l’évidence, du bon sens pratique.<br />

C’est évidemment dans la rhétorique de l’extrême-droite française que les survivances<br />

de la « Révolution nationale » de Vichy sont les plus nettes, bien qu’elles ne soient jamais<br />

affirmées en tant que telles. L’effondrement du III ème Reich et la liquidation du régime de<br />

Vichy, en 1945, interdisent en effet qu’on puisse se réclamer ouvertement de l’idéologie nazie<br />

ou du pétainisme. Bien que publiquement désignées comme moralement inacceptables, ces<br />

valeurs n’en continuent pas moins à se perpétuer, grâce en particulier à un travail de recyclage<br />

ou plus exactement de « blanchiement » des images et des discours vychistes et nationalsocialistes.<br />

Ainsi, le Front national réutilise directement pour ses affiches des images de la<br />

propagande du régime de Vichy, tandis que le courant « néo-païen » du GRECE d’Alain de<br />

Benoist recycle dans l’illustration de ses publications l’imagerie nazie 106 . Là encore, si on<br />

ignore l’origine précise de ces images ou de ces discours, ceux-ci ne sont pas nécessairement<br />

choquants, en eux-mêmes : « nous sommes plus efficaces par un travail de pénétration<br />

discrète qu’en affichant clairement la couleur » dit très justement le « néo-païen » Pierre Vial<br />

à propos de la stratégie de révisionnisme idéologique poursuivie par l’extrême-droite<br />

française 107 . La question des survivances de la période de Vichy et du III ème Reich est donc<br />

particulièrement complexe, car elle est en quelque sorte consubstantielle à son oubli, ou à sa<br />

banalisation. En d’autres termes, on pourrait dire que la résilience de ce passé est d’autant<br />

plus puissante que son refoulement dans la mémoire collective est fortement affirmé ;<br />

personne ne veut se souvenir de ce passé catastrophique comme d’une période qui<br />

alimenterait toujours le présent. Et pourtant, c’est bien ce qui se passe.<br />

Une crise de l’histoire?<br />

Les oppositions les plus virulentes auxquels nos travaux sur l’histoire de l’archéologie<br />

allemande en France occupée se sont heurtés sont venues non pas des archéologues<br />

allemands, mais bien des collègues français. Ce n’était pas du point de vue de l’histoire que<br />

ces chercheurs mettaient en cause la véracité de l’existence des projets et des objectifs de<br />

105 NOGUERES, 1955 : 9.<br />

106 J’ai présenté ce processus de « blanchiement » des images du régime de Vichy par l’extrême-droite dans :<br />

Vichy, Le Pen et les Gaulois. De la Révolution nationale au Front national. Les Nouvelles de l’Archéologie, 72,<br />

1998, p. 31-35.<br />

107 Cité dans Libération, 14 octobre 1996.<br />

62


echerche que nous décrivions, preuves d’archives à l’appui. Ils ne le pouvaient d’ailleurs pas,<br />

puisqu’ils ignoraient fondamentalement le contenu des sources que nous avions étudiées. Ce<br />

qui les préoccupait, c’était le présent ; à savoir l’impact négatif que pouvaient avoir ces<br />

révélations sur les matériaux qu’ils continuaient à exploiter et sur les traditions<br />

d’interprétations qu’ils contribuaient à perpétuer. Si on ne pouvait mettre en doute l’existence<br />

de ces programmes de recherche allemands en France occupée, dans la mesure où ils étaient<br />

conduits par des institutions officielles, on pouvait du moins soutenir, avançaient-ils, que<br />

l’adhésion à l’idéologie nazie des chercheurs qui en avaient été chargés de la réalisation<br />

n’était pas démontrée. Ainsi, même si ces chercheurs allemands avait contribué à une<br />

entreprise décidée par les institutions archéologiques du III ème Reich, et même si certains<br />

d’entre eux avaient pu effectivement être membres du parti nazi ou de la SS, rien ne<br />

permettait, soulignaient-il, de caractériser leur interprétation des données archéologiques<br />

comme d’inspiration nazie : ils avaient fort bien pu faire un honnête travail d’archéologue, se<br />

bornant à la description des faits et à leur identification. On pouvait même pousser encore<br />

plus loin l’argument et dire, comme certains l’ont défendu, que, quand bien même certains de<br />

ces archéologues aient été des nazis convaincus, les données qu’ils avaient extraites étaient<br />

tout à fait utilisables, pour peu qu’elles ait été correctement observées ; ce qu’on pouvait<br />

facilement contrôler par de nouvelles fouilles sur des types de constructions ou d’assemblages<br />

archéologiques similaires.<br />

C’est la notion de fait archéologique, comme une information tangible et irrécusable,<br />

qui se trouve au cœur de cette controverse. Là où la polémique s’enracine dans l’idéologie,<br />

c’est lorsque nos collègues archéologues récusent, en rejetant l’existence d’un passé nationalsocialiste<br />

de la recherche actuelle, toute possibilité que l’exercice de leur discipline, comme<br />

pratique, puisse alimenter la production d’une idéologie, nazie qui plus est. Ce qu’ils<br />

cherchent à défendre, c’est la thèse fondamentalement idéologique selon laquelle<br />

l’archéologie, comme procédure d’étude et de mise en valeur des <strong>vestiges</strong> du passé, est<br />

fondamentalement neutre. Cette position est idéologique car le postulat de « neutralité » du<br />

processus d’objectivation des données archéologiques est consubstantiel à la fabrication<br />

même des faits archéologiques. Les archéologues au service du III ème Reich ne<br />

« fabriquaient » pas des données archéologiques ; ils rassemblaient des faits qui démontraient<br />

la réalité des thèses biologiques ou culturelles sur la prétendue supériorité de la « race<br />

germanique » dont le régime assurait la promotion. On se trompe donc quand on dit que les<br />

données de l’archéologie étaient détournées par la propagande nationale-socialiste ; elles<br />

étaient au contraire décrites le plus précisément et plus exactement possible, comme en<br />

témoigne la documentation généralement impeccable de l’archéologie allemande sous le III ème<br />

Reich. Ce sont les faits mêmes qui ont été inventés, dans la mesure où les chercheurs au<br />

service de l’archéologie nazie ont privilégié des données archéologiques dont l’interprétation<br />

pouvait alimenter naturellement l’image du passé « germanique » que l’idéologie nationalesocialiste<br />

cherchait à promouvoir. Ainsi, on a fouillé beaucoup de tombes « princières »<br />

(« Fürstengräbern »), qui témoignaient de la présence de puissants chefs guerriers à toutes les<br />

époque du passé dans le territoire culturel allemand. On s’est de même intéressé<br />

particulièrement aux fortifications, qui attestaient l’existence d’un pouvoir militaire fort et on<br />

a recherché spécialement les grands habitats, qui démontraient la présence de grands centres<br />

économiques et politiques créés par les « Germains »… La liste est longue. L’accumulation<br />

de ces matériaux, qui sont venus renouveler complètement les sources ponctuelles du XIX ème<br />

siècle, a créé un corps de données, grâce auquel s’est imposée une certaine image de la<br />

préhistoire européenne. En nous refusant à mettre en cause la notion de véracité constitutive<br />

des faits archéologiques, nous nous condamnons à justifier comme véridique l’entreprise de<br />

perversion du passé menée par le nazisme.<br />

63


Il y a là un problème extrêmement préoccupant, qui touche tout autant l’archéologie<br />

que l’histoire. L’archéologie contemporaine est à proprement parler contaminée par l’héritage<br />

de l’archéologie totalitaire du XX ème siècle. Les faits accumulés par l’archéologie nationalesocialiste,<br />

puisqu’il s’agit principalement d’eux, ont continué d’être augmentés après 1945.<br />

Même modifiés, même recouverts par les nombreuses couches d’interprétation accumulées au<br />

cours de ces cinquantes dernières années, ils sont toujours là, en quelque sorte sous une forme<br />

transmutée, et continuent à informer les interprétations du présent, à un niveau dont on<br />

pourrait dire qu’il est de plus en plus inconscient. L’impossibilité d’intégrer, aussi bien en<br />

France qu’en Allemagne, l’expérience de ce traumatisme collectif majeur qui a marqué les<br />

années 1930 et 1940 – et donc de le transmettre – prive d’autre part le présent de toute<br />

profondeur historique. Du coup, l’histoire bafouille dans le présent et ne parvient plus à<br />

advenir. Le passé récent est écrasé dans le présent et c’est cet écrasement de l’histoire qui<br />

contribue à perpétuer le postulat – en réalité fondamentalement totalitaire – selon lequel<br />

l’archéologie peut être réduite à un pur protocole de traitement des données archéologiques.<br />

Nous sommes donc piégés dans ce que Sebald a pu appeler « un déficit de transmission<br />

historique » par rapport aux expériences totalitaires des années 1930 et 1940. Comme l’a<br />

remarquablement montré Hanna Arendt dans sa série d’essais sur la crise de la culture<br />

européenne d’après-guerre, c’est le principe même d’histoire – tel que l’avaient formulé en<br />

particulier Kant et Hegel aux XVIII ème et XIX ème siècles – que sont venues démentir les<br />

expériences totalitaires du XX ème siècle. L’histoire a désormais perdu sa supposée<br />

intelligibilité non pas tant parce que les régimes nazi ou soviétique ont provoqué, par la<br />

généralisation de la terreur et des massacres de masse, un “ recul ” vers la barbarie, mais<br />

surtout parce que la spécificité du totalitarisme a été d’inventer de toutes pièces une réalité qui<br />

produit des faits tangibles et avérés ; en d’autres termes parce que le totalitarisme substitue à<br />

l’Histoire ses propres événements et ses propres processus historiques. « La politique, disait<br />

fort justement Goebbels, est l’art de rendre possible ce qui paraissait impossible 108 ». Le<br />

nazisme montre qu’il a été effectivement possible d’inventer une “ race supérieure<br />

germanique ”, de lui fabriquer à partir de rien une biologie et une préhistoire, de lui inventer<br />

une culture et surtout d’en faire un objet historique à part entière, apparemment validé par des<br />

travaux scientifiques irréprochables, assimilé et reconnu comme parfaitement tangible par une<br />

population toute entière. C’est en produisant de tels faits scientifiques – qui, en tant que<br />

données apparemment objectives, ont survécu à l’effondrement des régimes qui les avaient<br />

produits – que le totalitarisme efface l’incroyable effraction commise dans l’histoire, au<br />

moment même où elle est perpétrée. Cette manipulation de la réalité historique – une histoire<br />

que l’on pouvait croire jusque là exister en soi, au dessus et au delà des hommes - et la<br />

possibilité de lui substituer une autre véracité historique, celle-là intégralement fabriquée par<br />

le totalitarisme, précipite la faillite de la pensée de l’Histoire comme système. Car ce que<br />

dément avec la force de l’évidence l’expérience totalitaire, c’est fondamentalement la notion<br />

moderne d’Histoire, « selon laquelle, comme l’indique Arendt, la signification est contenue<br />

dans le processus tout entier, (et) dont l’événement particulier tire son intelligibilité 109 ». Cette<br />

idée se vide complètement de son sens quand, à l’intérieur de ce processus de réalisation du<br />

progrès que l’on croyait à l’œuvre depuis le XVIII ème siècle, apparaissent des événements<br />

aussi inconcevables pour la pensée universaliste héritée des Lumières que ceux provoqués par<br />

la libération de la barbarie industrielle. La crise qui frappe l’Histoire comme pensée de<br />

l’humanité est donc extrêmement sérieuse et s’étend largement à l’extérieur du champ<br />

historique : au plus profond, elle affecte les représentations sur lesquelles était fondée la<br />

108 Goebbels dit : “ Politik ist die Kunst, das unmöglische Scheinende möglich zu machen ”.<br />

109 ARENDT, 1972 : 116.<br />

64


culture européenne contemporaine, comme en particulier les notions d’autorité intellectuelle,<br />

de liberté, d’éducation, de collectivité ou encore plus loin de vérité. C’est l’ensemble de notre<br />

monde, comme représentation de la réalité humaine, que met en cause le totalitarisme.<br />

Comme le souligne l’historien britannique Ian Kershaw, l’explosion du nazisme constitue un<br />

véritable Tchernobyl de la civilisation européenne 110 . A ce titre, la catastrophe culturelle dans<br />

laquelle nous sommes plongés se situe à l’origine d’une rupture fondamentale dans la<br />

transmission de l’héritage de la pensée occidentale. Nous n’avons pas fini, manifestement, de<br />

découvrir l’ampleur de cette contamination.<br />

110 KERSHAW, 1997 : 425.<br />

65


Chapitre III<br />

Pareto chez les Protos<br />

David Hockney : La Onzième Peinture, T.N. (1992).<br />

66


Pareto chez les Protos<br />

L’une des personnes qui a le plus compté dans mon apprentissage scientifique – et qui<br />

compte toujours – est mon ami Bruno Wirtz. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1982<br />

sur notre fouille de Clayeures. Il était apparu au sommet du plateau, qui s’extirpait<br />

péniblement des ronces de l’orée du Bois de Jontois, traînant derrière lui une énorme valise en<br />

skaï marron. On ne l’attendait plus depuis longtemps.<br />

− « C’est bien ici la fouille de la Naguée ?<br />

− Euh oui ; c’est toi qui devait arriver la semaine dernière ?<br />

− Ouais, appelez-moi Burno, les mecs.<br />

− Mais tu viens d’où, comme ça ?<br />

− Ben de la gare d’Einvaux, c’est pas là que tu m’as dit qu’il fallait descendre ?<br />

− Si, mais c’est à au moins cinq kilomètres d’ici ! tu es venu à pied ?<br />

− Ben oui ; comme je n’avais pas de carte, je me suis dit que je vous trouverais sûrement par<br />

ici. Bon, où est-ce que je peux creuser ?<br />

− ! ? ! ? »<br />

Burno devait rester quelque jours ; il fouille avec moi depuis maintenant plus de vingt<br />

ans. Ses apparitions et ses disparitions sont toujours aussi imprévisibles. Il abandonne à<br />

chaque fois en partant l’essentiel de ses effets personnels – son nécessaire de toilette, ses<br />

vêtements, ses chaussures, son courrier ou ses papiers… – que nous avons renoncé à essayer<br />

de lui rendre. Les choses matérielles l’encombrent. Une couverture sur le sol lui suffit pour<br />

dormir et aucun endroit au monde ne peut semble-t-il le dépayser ni l’incommoder. Il a tout<br />

juste besoin d’un ordinateur, encore que… il a la faculté de se représenter mentalement les<br />

formes que prennent ses calculs. Car Burno est un mathématicien. Elève de Rémi Langevin<br />

(de la prestigieuse famille de mathématiciens et de physiciens Langevin), proche de Moshe<br />

Flato, qui siégeait à la fois dans le jury d’attribution de la médaille Fields et du Nobel de<br />

Physique, Burno est aujourd’hui un spécialiste mondialement reconnu des mathématiques de<br />

l’entropie et des systèmes non linéaires. Il est surtout la seule personne que je connaisse qui<br />

n’est jamais parvenue à acquérir le moindre sens du terrain, malgré des années de pratique<br />

assidue. Burno ne sait toujours pas reconnaître un site sur le terrain ; il est le seul qui, en<br />

prospection au sol, ramasse essentiellement des cailloux biscornus, des morceaux de fossiles<br />

et des débris rouillés d’engins agricoles ; il est celui qui rend fous les conducteurs de pelle<br />

mécanique en étant toujours placé dans l’angle mort de la machine, celui qui se jete<br />

subitement sous la lame du godet pour ramasser une racine qu’il a prise pour un tesson ou un<br />

brin d’herbe pour un fragment de bronze. Bref, Burno nous est fondamentalement inutile,<br />

voire dangereux, sur la fouille… tout en m’étant absolument indispensable. C’est ainsi.<br />

67


Séries-moi une nécropole…<br />

A l’occasion du colloque de l’Association française pour l’Etude des Ages du Fer de<br />

Sarreguemines, en 1987, j’avais essayé de produire une analyse de la distribution spatiale des<br />

caractères des tombes sous tumulus de la nécropole du “ Bois de Voivre ” à Haroué (Meurtheet-Moselle)<br />

111 . Fouillée en 1903 par Jules Beaupré et Jules Voinot 112 , c’était l’une des plus<br />

importantes nécropole de tumulus du Nord-est de la France, qui avait livré notamment un<br />

riche ensemble de parures métalliques permettant d’identifier un “ groupe lorrain ” de la fin<br />

de la phase ancienne du Premier âge du Fer 113 . L’intérêt du site résidait dans le nombre de<br />

tumulus fouillés et décrits – 67 sur un ensemble de près de 90 tertres conservés – ainsi que<br />

dans la relative précision des observations de Beaupré et Voinot, qui permettaient d’isoler des<br />

assemblages de mobiliers funéraires corrélés à des modes de construction de sépultures et de<br />

monuments funéraires. La nécropole d’Haroué était d’autre part située dans le rayon de moins<br />

de vingt kilomètres à la périphérie du site de Sion et elle pouvait fournir des renseignements<br />

intéressants sur les types de mobiliers et de pratiques funéraires dans ce secteur de la Lorraine<br />

centrale, où nous ne connaissions pour le moment que le tumulus isolé de Marainville et le<br />

premier tertre du premier âge du Fer que nous avions fouillé à Diarville.<br />

Pour ce travail sur la nécropole d’Haroué, j’avais essentiellement travaillé à la main,<br />

en produisant des cartes de distribution des types de structures de sépultures ou de modes de<br />

traitement du corps à l’intérieur du groupe funéraire et en calculant une petite sériation par<br />

diagonalisation, qui portait sur les types d’éléments de parures, que j’avais transcrite<br />

également sous la forme d’une minuscule matrice de cooccurrences des attributs. J’avais<br />

appliqué très exactement les méthodes mises en œuvre par Patrice Brun dans son étude de la<br />

“ Civilisation des Champs d’Urnes dans le Bassin parisien ”, qui venait de paraître l’année<br />

précédente et qui avait bouleversé la conception de la transition de la fin de l’âge du Bronze<br />

au premier âge du Fer. Cette première tentative montrait qu’on pouvait aller plus loin, en<br />

particulier dans l’étude de la distribution des types de pratiques funéraires ou de structures des<br />

sépultures, en explorant de manière plus approfondie les corrélations d’attributs et leurs effets<br />

de covariance. Aller au delà, cela signifiait abandonner le travail à la main, que je contrôlais,<br />

pour se lancer dans des calculs à l’ordinateur que je ne savais ni réaliser ni encore moins<br />

programmer.<br />

Burno, lui, savait. Nous avons commencé comme un jeu, auquel j’étais sûr de gagner à<br />

tous les coups: je lui fournissait la donnée archéologique que j’avais décrite selon les critères<br />

que j’avais élaborés, il la soumettait à des calculs de sériation qu’il avait programmés et je<br />

contrôlais que les résultats étaient pertinents du point de vue archéologique. Je pouvais<br />

111 Ce travail, complètement dépassé par les calculs réalisés avec Bruno Wirtz, est paru en 1993 sous le titre “ La<br />

nécropole de tumulus d'Haroué “ Bois de la Voivre ” (Meurthe-et-Moselle). Essai d'analyse spatiale d'une aire<br />

funéraire du Premier Age du Fer ” dans les actes du XI ème Colloque de l'AFEAF (Sarreguemines, 1987) qui ont<br />

publiés dans la revue interfrontalière Archaeologia Mosellana, 2, , p. 115-147.<br />

112 BEAUPRE et VOINOT, 1913.<br />

113 J’ai publié en 1993, avec Walter Reinhard, un article synthétisant les caractéristiques des assemblages<br />

typologiques des groupes de la Lorraine et de la Sarre : Les structures socio-économiques du Premier Age du Fer<br />

dans le groupe Sarre-Lorraine: quelques perspectives. Dans DAUBIGNEY A. (dir.) – Fonctionnement social du<br />

Premier Age du Fer. Hypothèses et opérateurs pour la France. Actes de la Table-Ronde Internationale de Lonsle-Saunier<br />

(Lons le Saunier, 1990). Lons-le-Saunier, Musée archéologique de Lons-le-Saunier, p. 105-130. On<br />

pourra se reporter également à un autre article de 1993 : Les bracelets rubanés de la Lorraine centrale et les<br />

relations entre la Sarre, la Lorraine et la Bourgogne au Premier Age du Fer. Blesa 1. Etudes offertes à Jean<br />

Schaub. Publication du Parc Archéologique Européen de Bliesbruck-Reinheim. Metz, Editions Serpenoise, p.<br />

345-357.<br />

68


changer tous les critères que je voulais si ce qu’ils produisaient ne me plaisait pas, mais il y<br />

avait une seule obligation à laquelle Burno m’avait demandé de me soumettre : je n’avais pas<br />

le droit de bricoler les résultats s’ils ne m’arrangeaient pas, par exemple en éliminant un<br />

assemblage d’attributs que je ne trouvais à sa place dans la matrice. C’était facile. Après<br />

seulement deux passages dans la machine, ma chronologie du site – avec les incinérations de<br />

la fin du Bronze final d’un côté, les inhumations à épée du Hallstatt ancien de l’autre, suivies<br />

des sépultures à parures du Hallstatt récent et de La Tène ancienne – s’était complètement<br />

effondrée sans que je puisse rien faire. Nous étions inconfortablement installés sur des sièges<br />

de camping devant l’écran bombé et épais d’un Amiga, qui avait besoin de longues minutes<br />

pour digérer la masse de calculs dont nous le bourrions pour enfin afficher, bande après<br />

bande, l’image des résultats. En attendant, nous avions le temps de boire un verre et de triturer<br />

en tous sens les données qui venaient de sortir, de discuter, d’imaginer. “ Tiens, si on essayait<br />

ça, maintenant? ” proposait alors Burno. Contrairement à ce que j’avais cru comprendre, il n’y<br />

avait pas une seule façon de calculer des sériations, mais toute une gamme, dont la pertinence<br />

variait selon les cas et ce qu’on cherchait à mettre en évidence et qui, surtout, produisaient<br />

toutes des arrangements différents. Il y avait certes les diagonalisations par critère de première<br />

apparition – qu’affectionnaient particulièrement les amateurs de typo-chronologies – mais on<br />

pouvait également produire par exemple des sériations par blocs, qui reposaient sur des<br />

calculs de moyennes de fréquences des cooccurrences, et qui donnaient un tout autre<br />

classement des assemblages et des attributs. On pouvait encore “ accrocher un fil à la patte ”<br />

d’une sériation, en la faisant dépendre d’un attribut particulier, à la suite duquel on pouvait<br />

observer la manière dont tous les autres critères se réorganisaient et se distribuaient. On<br />

pouvait également traiter les données par analyse factorielle ou analyse des correspondances.<br />

Ce n’était qu’une autre façon de représenter des sériations, que Burno souhaitait néanmoins<br />

m’éviter car elle demandait qu’on soit capable de lire des effets de corrélations de critères<br />

dans un espace à plus de deux dimensions. J’étais effectivement tout juste capable de<br />

déchiffrer des tableaux à deux entrées.<br />

Nous avons produit des dizaines de sériations, d’abord sur la nécropole d’Haroué, puis<br />

sur d’autres ensembles de tumulus dont le nombre de sépultures fouillées approchait la<br />

centaine, comme celle de Saint-Vincent “ Grand Bois ” (Belgique) et de Vienne-la-Ville<br />

“ Bois d’Haulzy ” (Marne), qu’avait notamment exploitée Patrice Brun pour son travail sur la<br />

chronologie Bronze-Fer 114 . Curieusement, c’étaient précisément les diagonalisations par<br />

critère de première apparition qui se révélaient les moins adaptées à la représentation des<br />

phénomènes de structuration et d’évolution globales – c’est-à-dire à l’échelle de l’histoire du<br />

fonctionnement des nécropoles – que nous cherchions à mettre en évidence. En revanche, nos<br />

sériations révélaient, pour chaque groupe funéraire, un monde de correspondances qui ne se<br />

laissaient jamais appréhender en une seule fois. Certaines associations disparaissaient au<br />

détour d’un calcul au profit d’autres combinaisons qui étaient restées jusqu’alors en quelque<br />

sorte diluées dans la matrice, puis elles réapparaissaient sous une forme sensiblement<br />

différente sur un autre. Selon les critères qu’on injectait, certaines combinaisons pouvaient se<br />

révéler très fortes – comme dans tous les assemblages dans lesquels il y avait de l’armement,<br />

ou pas de parures – ou au contraire très lâches, mais en réalité toutes aussi solides. Tout cela<br />

s’effectuait dans une sorte de fluidité continue, sans ruptures ni effets de blocs tranchés que<br />

j’étais éduqué à rechercher, mais au contraire dans une multiplicité d’effets d’emboîtements<br />

d’ensembles, qui rappelait directement les figures “ polythétiques ” à la David Clarke 115 .<br />

L’imprimante allait et venait en ronronnant, en poussant lentement des feuilles de papier où<br />

les images de matrice sortaient souvent inversées, presque toujours incomplètes, et qu’il<br />

114 BRUN, 1986 : 49-51 et fig. 27-29.<br />

115 CLARKE, 1978.<br />

69


fallait patiemment assembler avec du ruban adhésif ou de la colle. De temps en temps, tout<br />

s’évanouissait brutalement dans le néant absolu: il fallait alors chercher dans des centaines et<br />

des centaines de lignes de programme écrites en vert fluorescent sur fond noir la virgule<br />

déplacée ou la parenthèse qui manquait. Comme je m’impatientait devant les contorsions que<br />

ses programmations informatiques nous obligeait à faire, Burno m’avait répondu : « Moi, je<br />

fais de la haute couture, pas du prêt-à-porter. » Effectivement, si je cherchais du prêt-à-penser,<br />

je m’étais manifestement trompé de boutique.<br />

Je commençais néanmoins à adapter ma vue au monde fractionnaire de Burno. <strong>Des</strong><br />

régularités insoupçonnées commençaient à apparaître, qui traversaient de part en part la<br />

chronologie des sites traditionnellement restituée par la typologie du mobilier funéraire: ells<br />

apparaissaient découler, non pas d’un découpage en phases typo-chronologiques distinctes,<br />

mais au contraire d’une structure globale des groupes funéraires, qui avaient connu à chaque<br />

fois une histoire particulière. <strong>Des</strong> tendances, d’abord discrètes, s’étaient affirmées puis<br />

imposées ; d’autres au contraire d’abord dominantes s’étaient finalement déstructurées. C’est<br />

l’effet de cette surimposition, ou de cette dynamique, qu’on voyait. A l’idée naïve d’un temps<br />

chrono-typologique uniforme que restitueraient les matrices, il fallait substituer la notion plus<br />

abstraite, mais évidemment plus pertinente, d’un temps structurel – non chronologique au<br />

sens où on l’entendait conventionnellement – un temps logique, propre à chaque corpus de<br />

données, qui se déployait dans la manière dont s’arrangeaient les cooccurrences d’attributs et<br />

dont s’articulaient, aux différentes échelles de la matrice, les effets de passage d’un groupe ou<br />

d’un sous-groupe à un autre. Cela signifiait, entre autres, que des processus analogues<br />

pouvaient prendre des formes très différentes selon les sites : par exemple, dans les trois<br />

nécropoles de Saint-Vincent, Vienne-la-Ville et Haroué, on constatait une tendance à<br />

l’augmentation des volumes dominants des tumulus, bien que la hiérarchie des volumes de<br />

tumulus elle-même s’exprimait de manière très différente selon qu’il s’agissait de groupes à<br />

incinération du type de Saint-Vincent et Vienne-la-Ville – où elle était peu différenciée – et de<br />

nécropoles à inhumation, comme celle d’Haroué, où elle était au contraire très marquée. De<br />

même, la croissance des nécropoles ne suivait pas les mêmes trajectoires : elle s’effectuait<br />

sous la forme d’une translation générale avançant en front dans les groupes à incinération,<br />

alors qu’à Haroué elle était conditionnée par des groupes spatiaux très fortement structurés et<br />

persistants.<br />

Après un phase initiale de dépaysement, je commençais à être capable d’établir un<br />

nouveau lien avec l’archéologie, un lien qui se situait très au delà de la typo-chronologie<br />

traditionnelle et qui, une fois encore, revenait à la New Archaeology américaine. Bien au delà<br />

de la typologie du mobilier funéraire à laquelle tout le monde s’arrêtait, c’étaient les processus<br />

de distinction funéraire qui apparaissaient conditionner la structure et l’évolution des groupes<br />

funéraires. Concrètement, ce qui comptait n’était pas tant qu’il y ait une épée dans cette tombe<br />

et un vase dans cette autre que ce qu’on avait voulu signifier en particulier par l’intermédiaire<br />

de la nature du mobilier funéraire et du nombre de pièces déposées avec les morts. De la<br />

même manière, ce qui était important dans la construction des monuments funéraires ce<br />

n’était pas tant que certaines sépultures bénéficient de tertres plus ou moins volumineux que<br />

ce que dont témoignaient la quantité de travail ou le degré d’élaboration investi dans la<br />

constitution des tombes. Il fallait penser globalement des caractères qui pouvaient se révéler<br />

individuellement dissemblables ; c’est-à-dire, une fois encore, appréhender ces manifestations<br />

funéraires de l’âge du Fer de manière systémique, pour utiliser le jargon “ processuel ”. Car il<br />

était maintenant manifeste que ces distinctions funéraires prenaient sens à l’intérieur d’une<br />

70


hiérarchie dont la nature était similaire pour les différents sites étudiés 116 , mais dont<br />

l’organisation s’affirmait de manière particulière pour chacun d’entre eux. Cette hiérarchie<br />

était la plus visible, la plus ostentatoire pourrait-on dire, dans les nécropoles à inhumations.<br />

C’est là qu’on voyait le mieux que les distinctions funéraires s’opéraient en fonction d’un<br />

système de représentations collectives – ou plus exactement d’une idéologie funéraire –<br />

identifiant des catégories identitaires: on opposait ainsi des classes d’ordre social en<br />

distinguant des tombes de rang privilégié de toute la masse des autres qui n’en bénéficiait pas;<br />

on opposait des identités d’ordre sexuel en distinguant les tombes d’hommes des tombes de<br />

femmes ; on opposait enfin des pratiques de traitement du corps après la mort en distinguant<br />

une minorité d’inhumations d’une majorité d’incinérations. Tout ceci recoupait les<br />

observations de Lewis Binford publiées dans son article magistral de 1971 sur « l’étude des<br />

pratiques funéraires et leur potentiel 117 »: Binford y avait confronté les caractéristiques<br />

archéologiques exprimées dans la disposition des tombes (comme le degré d’élaboration des<br />

sépultures, le type de traitement du corps, la nature et l’importance quantitative du mobilier<br />

funéraire…) aux informations d’ordre anthropologique (statut social, filiation, circonstances<br />

de la mort, etc.) qui leur étaient associées. Cette grille de lecture, qui croisait les données<br />

archéologiques avec les données anthropologiques, pouvait être critiquée dans la mesure où<br />

elle s’inspirait d’une approche explicitement néo-évolutionniste des sociétés anciennes ; il<br />

n’empêche : en croisant les faits avec les représentations, l’approche de Binford fournissait un<br />

outil opérationnel pour l’étude des idéologies funéraires élaborées dans les sociétés pré- et<br />

protohistoriques.<br />

Hiérarchies funéraires et Loi de Pareto<br />

C’était dans les volumes de tumulus qu’il fallait manifestement chercher l’information<br />

sur la hiérarchie interne des nécropoles, en particulier à inhumation. J’avais classé par ordre<br />

croissant les volumes de tumulus des nécropoles de Clayeures et d’Haroué et je m’étais rendu<br />

compte que leur distribution obéissait à un phénomène hiérarchique cohérent à l’intérieur de<br />

chaque groupe funéraire. On observait en effet un rapport inversement proportionnel entre le<br />

nombre d’individus et la quantité de travail collectif investi dans la construction des<br />

monuments funéraires, dont témoignait le volume des tumulus. J’avais rapproché ce<br />

phénomène des observations géniales de l’anthropologue américain Joseph Tainter, qui avait<br />

avancé, à la fin des années 1970, que la quantité des dépenses d’énergie collective affectées à<br />

la construction des sépultures ou des monuments funéraires individuels pouvait être tenue<br />

comme une mesure de l’investissement consenti par la collectivité au profit du mort et qu’en<br />

conséquence elle témoignait de la position du défunt au sein du groupe, telle qu’elle était<br />

reconnue à sa mort 118 . Du point de vue qualitatif, l’existence d’une telle hiérarchie était<br />

confirmée par l’association exclusive des tombes privilégiées à armement aux classes de plus<br />

hauts volumes de tertres au sein de chaque nécropole 119 ; ce qui corroborait les observations de<br />

Walter Reinhard, qui avait montré que les tombes à épée du premier âge du Fer étaient<br />

systématiquement combinées aux tertres de volumes dominants à l’intérieur des groupes<br />

funéraires 120 . C’était intéressant, mais je n’étais pas capable d’aller plus loin et j’avais besoin<br />

116<br />

Les hiérarchies de dépenses d’énergie collective observées à Saint-Vincent, Vienne-la-Ville et Haroué<br />

présentent notamment une constante logarithmique moyenne, ou Constante de Pareto, située entre 0,74 et 0,75.<br />

(OLIVIER et WIRTZ, 1993 : 163).<br />

117<br />

BINFORD, 1971.<br />

118<br />

TAINTER, 1977 ; BINFORD (1971).<br />

119<br />

OLIVIER, 1993 : 128-133 et fig. 10-12.<br />

120<br />

Walter Reinhard avait publié ses premières observations sur les volumes de tumulus hallstattiens dans une<br />

brochure confidentielle éditée en 1984 à l’occasion du 30 ème anniversaire de la découverte de la tombe<br />

71


de Burno. Là encore, son approche en quelque sorte “ anarchéologique ” m’a tout d’abord<br />

dérouté : selon lui, puisqu’il y avait une hiérarchie à l’intérieur des nécropoles de tumulus, il<br />

fallait d’abord trouver quelle était la nature mathématique de cette hiérarchie. Nous avons<br />

donc commencé à tester différents types de lois hiérarchiques sur la distribution des volumes<br />

de tumulus dans les nécropoles. Burno avait conçu un programme qui permettait de<br />

surimposer la donnée du modèle, telle que la produisait la loi hiérarchique choisie, à la donnée<br />

réelle, telle qu’elle était fournie par les volumes de tumulus : si on ne parvenait pas à les faire<br />

coïncider l’une avec l’autre, c’est tout simplement qu’elles n’avaient rien à voir ensemble. Là<br />

m’attendait une surprise énorme, dont je n’ai pas fini de déplier toutes les implications : la<br />

seule loi hiérarchique qui non seulement fonctionnait avec les données de nos nécropoles de<br />

tumulus mais qui permettait également d’en prédire le contenu était la loi de Pareto, que le<br />

célèbre mathématicien Benoît Mandelbrot avait exposée dans son livre culte sur les “ Objets<br />

fractals ” 121 . Les fractales – qui sont des objets géométriques de dimensions fractionnaires – et<br />

le fonctionnement des systèmes chaotiques ou non linéaires qu’elles servent à décrire étaient<br />

devenus à la mode au début des années 1990, en particulier à la suite du best seller traduit en<br />

onze langues du journaliste scientifique américain James Gleick, qui avait largement<br />

popularisé la “ Théorie du Chaos ” 122 . On voyait des fractales partout – sur les couvertures de<br />

livres à succès, les pochettes de disques de musique branchée ou les T-shirts recherchés – ces<br />

formes abstraites fascinantes de naturalisme, aux détails répétés en abîme, que produisaient<br />

artificiellement les nouvelles capacités de calcul des ordinateurs à partir d’équations<br />

géométriques réitérées à l’infini. Et voilà que nos nécropoles de tumulus étaient fractales elles<br />

aussi ; tous les gens sérieux allaient trouver ça ridicule.<br />

Pourtant, il n’y avait pas de doutes : la loi de Pareto était la seule qu’on pouvait<br />

surimposer très exactement à la distribution hiérarchique des volumes, en particulier dans les<br />

nécropoles à inhumations dominantes du type de celle d’Haroué. Ainsi, à Haroué la loi de<br />

Pareto donnait quatre strates hiérarchiques et les sériations restituaient de leur côté<br />

systématiquement quatre groupes de tumulus structurant la nécropole. Dans le détail, la loi de<br />

Pareto donnait 18 individus de moins de 150 m3 dans la plus basse strate (4) tandis que les<br />

sériations identifiaient un groupe de 18 tertres à incinération, placés dans la même catégorie<br />

de volumes. La Loi de Pareto donnait ensuite 23 individus situés entre 150 et 250 m3 pour la<br />

strate 3, qui correspondait à un groupe de 24 inhumations sous tumulus à assemblages de<br />

mobilier funéraire de type féminin, compris dans les mêmes volumes 123 . Le modèle de Pareto<br />

continuait avec 23 individus dans la strate 2, dont les tumulus étaient situés dans le même<br />

intervalle de volumes que ceux de la strate précédente, et on obtenait par les sériations un<br />

groupe équivalent de 23 inhumations sous tumulus à assemblages de mobilier funéraire de<br />

type masculin, toujours compris dans les mêmes volumes. Enfin, la strate dominante (1) était<br />

constituée, d’après la Loi de Pareto, par un ensemble de 4 individus associés à des tertres<br />

compris entre 250 et 500 m3, auquel répondait un groupe équivalent de 4 sépultures à<br />

assemblages de mobilier funéraire de type masculin, combinés effectivement aux plus<br />

importants volumes de tertres de la nécropole. C’était incroyable. La loi de Pareto indiquait<br />

par ailleurs que, d’une strate à l’autre, le nombre d’inférieurs hiérarchiques était relativement<br />

« princière » de Reinheim, en Sarre (REINHARD, 1984). Ces résultats ont été publiés pour la première fois en<br />

Français en 1993 dans l’article commun que nous avons rédigé, Walter Reinhard et moi, pour la table ronde de<br />

Lons-le Saunier (OLIVIER et REINHARD, 1993).<br />

121 MANDELBROT, 1989 : 151-152.<br />

122 GLEICK, J. (1987) – Chaos. New York, Viking Press ; pour la traduction française, voir GLEICK, 1989.<br />

123 La différence d’un individu entre le modèle parétien et les sériations était due au fait qu’une des sépultures<br />

féminines de la nécropoles était associée à une inhumation double, dont le tumulus, édifié pour la tombe<br />

masculine principale était comptabilisé, du point de vue de la hiérarchie parétienne des volumes de tumulus,<br />

dans la strate masculine 2.<br />

72


constant (il était situé à chaque fois entre 1,2 et 1,3) mais qu’en revanche le degré d’inégalité,<br />

tel qu’il était exprimé par le taux de perte de volume d’un tertre à l’autre à l’intérieur de<br />

chaque strate, croissait fortement de haut en bas de la hiérarchie : il était de 10 et 13 % dans<br />

les strates supérieures de type masculines 1 et 2, mais triplait à partir de la strate 3 et 4, qui<br />

désignaient les inhumations de type féminines et les incinérations. En ce sens, la hiérarchie<br />

restituée par la Loi de Pareto suivait bien l’ordonnancement qualitatif mis en évidence par les<br />

sériations qui assujettissait l’ensemble des sépultures sous tumulus de la nécropole à certaines<br />

tombes masculines privilégiées, les inhumations féminines et les incinérations aux<br />

inhumations d’homme, et enfin les incinérations aux inhumations. Plus fort encore, les parties<br />

de la courbe de hiérarchie des volumes où la donnée théorique ne coïncidait pas exactement<br />

avec la donnée réelle étaient la signature même de l’appartenance de la distribution des<br />

volumes de tumulus à une loi hiérarchique de type parétienne : si on ne parvenait pas à<br />

surimposer la courbe du modèle de Pareto aux plus bas volumes de tumulus de la nécropole,<br />

c’était parce qu’il manquait de nombreux très petits tertres, d’un volume initial inférieur à 10<br />

et surtout 5 m3, qui n’avaient pas été observés, parce qu’ils avaient manifestement été nivelés<br />

depuis longtemps par l’érosion. L’estimation du nombre d’individus manquants, approchée<br />

par la détermination de la fonction caractéristique de la croissance volumique des tumulus à<br />

l’intérieur de la nécropole, donnait 278, soit le chiffre faramineux de 80 % du nombre total<br />

des sépultures du groupe funéraire. C’était précisément la proportion déterminée par la loi de<br />

Pareto, qui s’organise, à toutes les échelles de la hiérarchie, sur un rapport dit de type 80/20,<br />

selon lequel environ 80% des ressources – ici les dépenses d’énergie collectives exprimées<br />

par les volumes de tumulus – sont accaparées par une strate de la population qui ne représente<br />

que 20%, tandis que 80% de la masse de la population doit se partager seulement les 20%<br />

restants des ressources.<br />

La Loi de Pareto s’appliquait aux tumulus. Nous étions dans une situation inédite où,<br />

pour la première fois, nous pouvions prédire des résultats archéologiques. On pouvait par<br />

exemple observer si la distribution des volumes de tertres à l’intérieur d’une nécropole de<br />

tumulus présentait cette signature hyperbolique caractéristique de la hiérarchie parétienne<br />

hallstattienne et prédire qu’il devait s’agir d’un groupe à inhumations dominantes du premier<br />

âge du Fer et non de tertres à incinération de l’âge du Bronze, par exemple. A l’intérieur<br />

même de la distribution des volumes au sein des nécropoles hallstattiennes, on pouvait prédire<br />

par ailleurs quel groupe de tumulus précisément devait contenir des tombes à armement et<br />

dans quel autre il fallait s’attendre à trouver plutôt des tombes à parures. De manière<br />

étonnante, la possibilité de prédiction s’exerçait complètement à l’inverse du processus<br />

“ hypothético-déductif ” envisagé par la New Archaeology américaine des années 1960 et<br />

1970 : ce n’était pas en formulant des hypothèses préalables et en les confrontant à la réalité<br />

du terrain qu’on parvenait à isoler des régularités pertinentes, mais en surimposant un modèle<br />

purement théorique à des données de terrain déjà observées, pour peu qu’elles l’aient été à<br />

peu près correctement. Après tout, nous avions essentiellement travaillé avec des données des<br />

années 1900, dont les plus récentes n’étaient pas postérieures à 1912.<br />

On n’est pas là pour se faire engueuler !<br />

Il fallait se figurer d’autre part ce que signifiait, pour la compréhension des données<br />

archéologiques, le fait que la hiérarchisation parétienne des tumulus du premier âge du Fer<br />

présente un caractère fractal. La hiérarchie de Pareto est fractale parce qu’elle est<br />

hyperbolique – elle produit une signature facile à reconnaître, en forme de L, où la courbe<br />

parvient à peine à s’élever du plancher pendant la plus grande part de son parcours, pour<br />

73


s’envoler ensuite vers le plafond dans le dernier cinquième – à toutes les échelles. En clair,<br />

cela signifie qu’on retrouve cette signature hyperbolique à la fois sur l’ensemble de la<br />

hiérarchie mais aussi à l’intérieur de chacune des classes hiérarchiques qui la composent. Cet<br />

effet déroutant et vaguement magique pour nos esprits formés à la tradition étriquée des<br />

mathématiques euclidiennes est le résultat d’un processus tout simple, qu’on peut observer<br />

dans les tous classements par tailles, qu’il s’agisse par exemple de notes scolaires ou de<br />

salaires : ce n’est pas parce que vous vous placez dans une classe qui est au dessus ou en<br />

dessous d’une autre que toute le monde, dans votre catégorie, est capable des mêmes<br />

performances ou bénéficie du même traitement. Si, au lycée, vous étiez comme moi nul(le) en<br />

maths dans une classe de “ littéraires ”, vous étiez parmi les tous derniers de cette grosse<br />

majorité médiocre dont les meilleurs – très loin devant vous - parvenaient tout juste à se hisser<br />

quelquefois à la moyenne ; tandis que, de manière totalement incompréhensible, il y avait<br />

toujours un petit groupe d’un ou deux, voire de deux ou trois, qui décrochaient à chaque fois<br />

des notes mirobolantes. D’ailleurs, si c’est le cas, rappelez-vous : certains de ceux-là<br />

s’interrogeaient sur l’opportunité de quitter votre milieu sans avenir pour eux, non pas pour<br />

une classe “ scientifique ” - ne rêvons pas ! - mais plutôt pour une classe “ demiscientifique<br />

”, où ils auraient été d’honnêtes médiocres, mais au moins enfin à leur place.<br />

Arrêtons-nous là ; pour en revenir à nos hiérarchies de tumulus, cela signifie que “ la<br />

hiérarchie est elle-même hiérarchisée ” ; c’est-à-dire que les transitions d’une classe à une<br />

autre sont nécessairement floues, car plus que du passage d’une catégorie à une autre, il s’agit<br />

de celui d’une échelle à une autre. C’est pourquoi la statistique classique – qui consiste à<br />

former des paquets constitués d’éléments rigoureusement identiques entre eux – n’a pas de<br />

prise sur ces phénomènes d’organisation hiérarchisée : elle ne parvient pas à isoler des classes<br />

strictement bornées à l’intérieur de cet emboîtement hiérarchique apparemment ininterrompu,<br />

où les individus les plus “ forts ” ou les plus “ lourds ” d’une classe inférieure peuvent<br />

effectivement – dans l’absolu – se situer dans le même niveau que les plus “ faibles ” ou les<br />

plus “ légers ” de la classe immédiatement supérieure, voire même parfois les dépasser. Si<br />

maintenant je laisse le temps jouer sur ces hiérarchies (avez-vous remarqué par exemple qu’à<br />

chaque passage dans la classe supérieure vous êtes devenu(e) encore plus mauvais(e) en<br />

mathématiques ?) j’obtiens un tel embrouillement que toute possibilité de classement<br />

traditionnel devient simplement impossible, ou alors carrément fausse. Burno qui, sur le<br />

chantier, laisse traîner ses affaires absolument partout, dit souvent que le désordre est un ordre<br />

qu’on ne sait pas reconnaître.<br />

Nous avons présenté ces résultats à la table ronde que j’avais voulu organiser à Lons-le-<br />

Saunier en 1990 sur le thème : « quoi de neuf sur les phénomènes de hiérarchisation sociale<br />

observables dans l’archéologie de l’âge du Fer en Europe continentale ? » 124 . Pleins<br />

d’enthousiasme, nous avions intitulé notre communication « Pareto chez les Protos : trois<br />

petits essais d’archéologie iconoclaste » 125 , dans la mesure où, effectivement, l’application de<br />

la hiérarchie de Pareto conduisait à briser un certain nombre d’images sur les nécropoles de<br />

tumulus du premier âge du Fer, et en particulier celles de leurs dynamiques chronologiques.<br />

Notre papier a fait un bide total et je ne l’ai jamais vu cité nulle part, au contraire des articles<br />

plus futiles que j’ai publiés, où il y a de jolis dessins de bracelets ou de fibules. Je réalise<br />

maintenant qu’à cause de l’influence perverse des mathématiques, je parlais désormais un<br />

124 Les actes de ces rencontres ont été édités par Alain Daubigney seul sous le titre très alambiqué de<br />

“ Fonctionnement social de l’âge du Fer. Opérateurs et hypothèses pour la France. ” et publiés en 1993 par le<br />

Musée archéologique de Lons-le-Saunier.<br />

125 OLIVIER L. et WIRTZ B. (1993) – Pareto chez les Protos. Trois petits essais d'archéologie iconoclaste. Dans<br />

DAUBIGNEY A. (dir.) – Fonctionnement social de l’âge du Fer. Opérateurs et hypothèses pour la France.<br />

Actes de la Table-Ronde Internationale de Lons-le-Saunier (Lons le Saunier, 1990). Lons-le-Saunier, Musée<br />

archéologique de Lons-le-Saunier, p. 131-176.<br />

74


langage différent de celui de mes collègues normalement archéologues, qui, eux, étudient des<br />

objets. Pour la plupart, l’idée même d’une mathématisation des données archéologiques était<br />

une déviance contre nature : « On ne pourra jamais résumer les comportements humains à une<br />

formule mathématique », disaient-ils ; alors que ce n’était pas la question. D’autres, peut-être<br />

plus nombreux encore, nous opposaient des arguments fondés sur cette appréhension<br />

normalisatrice traditionnelle que nos résultats remettaient précisément en cause : « Votre<br />

système ne marche pas ; chez moi, j’ai des petits tumulus avec des épées dedans », disaientils.<br />

Apparemment, personne ne comprenait qu’il fallait penser les phénomènes de hiérarchies<br />

en termes de rapports, ou de proportions, et non comme des valeurs absolues :<br />

- « Vos tumulus, vous les avez pris dans les bois, où ils sont bien conservés.<br />

- Oui, c’est là où on a les meilleures chances de trouver les plus petits, qui sont<br />

nivelés en premier ailleurs.<br />

- Justement, ailleurs, dans les champs par exemple, vos tumulus sont nivelés et ils<br />

n’ont plus le même volume. Dans ce cas-là, vos calculs de volumes ne marchent<br />

plus.<br />

- Oui, ils sont étalés et ils peuvent même avoir perdu pas mal de masse, mais ça ne<br />

fait pas grand chose ; ce qui compte, c’est le rapport des volumes les uns avec les<br />

autres. Mais c’est vrai qu’on n’a pas travaillé avec, parce qu’on voulait de la très<br />

bonne donnée pour commencer.<br />

- Ca ne peut pas marcher, votre truc : si vos volumes de tumulus ne sont pas pareils en<br />

forêt ou en milieu cultivé, c’est pas possible de les prendre ensemble ! Et puis un<br />

tumulus en terre n’aura pas le même volume qu’un tumulus en pierres…<br />

- Bien sûr que ça n’est pas exactement la même chose, mais ça n’est pas les tumulus<br />

qu’on compare, c’est la hiérarchie des volumes. Si vous voulez, c’est la courbe<br />

des…<br />

- Pour moi, c’est foireux, votre truc. Et qu’est-ce qui se passe si vous avez un tumulus<br />

rechargé, ou agrandi au Hallstatt final, hein ? On en connaît pas mal des tertres<br />

comme ça ; ça la met par terre votre hiérarchie de je ne sais qui.<br />

- Non, ça ne la met pas par terre, parce qu’en général ça n’est pas n’importe quel<br />

tertre qu’on recharge : c’est souvent déjà un gros. Ca vous fait juste un tumulus<br />

beaucoup plus gros dans la catégorie des très gros. Dans les cas qu’on connaît, la<br />

différence est au moins de l’ordre de un à cinq : on peut vous dire que ça se voit.<br />

- Ouais, bof ; moi j’y crois pas. C’est que de la théorie, ce que vous faites. »<br />

Hiérarchies dans l’espace<br />

Pour peu qu’on l’accompagne d’une pincée d’empirisme au bon endroit, notre<br />

« théorie » était néanmoins d’une efficacité redoutable. La tombe à char de Marainville<br />

signalait l’apparition d’un phénomène aristocratique précoce dans les régions du Nord-est de<br />

la France, qu’on n’avait pas soupçonné jusqu’ici. La question essentielle qui méritait d’être<br />

examinée sérieusement était de savoir si cette poussée « princière » des environs du milieu du<br />

VI ème siècle av. J.-C. s’était éteinte par la suite – comme cela semblait être notamment le cas<br />

dans la région de la Heuneburg, vers laquelle se situait justement le centroïde de distribution<br />

des chars du type de celui de Marainville – ou si, au contraire, elle avait permis de concentrer<br />

suffisamment d’énergie pour permettre le développement de tombes à char aristocratiques de<br />

la fin du VI ème siècle av. J.-C. L’autre question qui venait immédiatement ensuite était de se<br />

demander s’il n’existait pas d’autres endroits du type de celui des environs de Sion, qu’on<br />

n’aurait pas encore identifiés.<br />

75


Or, si la loi de hiérarchisation des nécropoles de tumulus du premier âge du Fer que<br />

nous avions observée à l’échelle des sites funéraires était bien fractale, cela signifiait qu’elle<br />

se reproduisait aux diverses échelles de l’espace. On devait donc pouvoir la suivre, vers le<br />

haut, à l’échelle des micro-régions, des régions et des ensembles de régions. Mais comment la<br />

reconnaître ? Au lieu d’observer la distribution des dépenses d’énergie individuelles<br />

représentées par le volume de chaque tumulus à l’intérieur d’une seule nécropole, on pouvait<br />

par exemple examiner maintenant celle des dépenses d’énergie globales, telles qu’elles sont<br />

représentées par le volume moyen de la totalité des tertres de chaque nécropole à l’échelle<br />

d’un territoire. De l’image des groupes de tertres à l’intérieur d’un site funéraire isolé, on<br />

pouvait passer ainsi à celle des agrégats de nécropoles à l’intérieur d’un territoire donné. De la<br />

même manière qu’on l’avait fait pour les tertres funéraires, on pouvait ensuite ordonner ces<br />

volumes moyens de manière croissante et les soumettre au test de la hiérarchie de Pareto, et<br />

caractériser ainsi la structure hiérarchique des territoires à différentes échelles. Il était possible<br />

de monter dans la toile d’araignée de la hiérarchie des tumulus de plus en plus haut au dessus<br />

de l’espace et de regarder ce que cela donnait, en bas.<br />

C’était, à ce stade, déjà presque une procédure de routine. Elle donnait pourtant des<br />

résultats édifiants. Au premier niveau, d’où on pouvait voir l’ensemble du secteur des<br />

environs de Sion – là où personne ne voulait croire encore à l’existence d’une « résidence<br />

princière » hallstattienne – le volume moyen des tumulus par nécropole était globalement trois<br />

fois supérieur à celui qu’il était ailleurs dans les groupes funéraires dominants, ceux qui<br />

comportaient en particulier des séries de tombes à épée 126 . Ce rapport devait avoir été bien<br />

plus marqué à l’origine, car toute la région était soumise depuis longtemps aux effets de<br />

l’agriculture intensive. Ainsi, malgré l’érosion agraire, qui avait manifestement fait disparaître<br />

la plupart des nécropoles de tertres protohistoriques, l’anomalie de distribution des volumes<br />

de tumulus hallstattiens était encore suffisamment forte pour laisser une marque nettement<br />

visible dans le paysage, à condition bien sûr d’observer les bons paramètres. Ce pic de<br />

distribution identifiait un petit secteur de moins de 10 kilomètres de rayon, manifestement lié<br />

au site de hauteur de “ La Côte de Sion ” à Saxon-Sion (Meurthe-et-Moselle), où avait été<br />

mise en évidence une importante occupation du premier âge du Fer liée notamment à sa<br />

fortification 127 . Dans le détail, cette anomalie globale était produite par plusieurs tertres isolés<br />

conservant encore un volume de plus de 500 m3 128 , mais surtout par un groupe funéraire<br />

fortement nivelé par les cultures, celui de Diarville “ Devant Giblot ”, dont le volume moyen<br />

était encore quatre fois plus élevé que la moyenne supérieure des nécropoles hallstattiennes 129 .<br />

Le phénomène de différenciation funéraire supérieure à la normale, dont la tombe de<br />

Marainville nous avait laissé entrevoir les premiers éléments, n’était donc pas isolé et c’était<br />

dans la nécropole de Diarville qu’on devait, semblait-il, rechercher les plus fortes dépenses<br />

126 Le volume moyen des nécropoles de tumulus est de 310 m3 dans le secteur de Saxon-Sion; alors qu’il<br />

n’atteint en moyenne que 110 à 120 m3 dans les nécropoles de tumulus à tombes à épée du premier âge du Fer<br />

du Nord-est de la France.<br />

127 Le site de Sion est connu par de nombreuses découvertes accumulées depuis le début du XIX ème siècle, qui<br />

permettent d’identifier un important habitat de hauteur du Bronze final, auquel succède une enceinte fortifiée du<br />

premier âge du Fer et un oppidum de La Tène récente, avant que le site ne soit converti en une agglomération<br />

urbaine à l’époque romaine. Nous avons pu établir la chronologie de la fortification du site en 1994, dont j’ai<br />

publié une synthèse dans le catalogue de l’exposition « Princesses celtes de Lorraine » (L’enceinte de la Côte de<br />

Sion à l’âge du Fer. Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires<br />

d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités<br />

nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 58-62).<br />

128 Comme celui de Marainville-sur-Madon, ou encore comme celui du “ Bois de Thorey ” à Thorey-Lyautey<br />

(Meurthe-et-Moselle), que nous avons découvert en 1990. Ce tertre reste à fouiller.<br />

129 Il atteignait encore près de 400 m3.<br />

76


d’énergie affectées à l’édification de sépultures individuelles. Comme on le sait, la fouille a<br />

confirmé ce pronostic, en révélant une concentration de tombes à épée et de tombes à char<br />

dont on ne connaît pas d’équivalents dans les sites funéraires du Nord-est de la France.<br />

Si on grimpait au niveau supérieur, d’où le regard pouvait embrasser maintenant toute<br />

l’étendue de la Lorraine centrale, on voyait se dessiner un réseau d’agrégation de nécropoles<br />

de tumulus du premier âge du Fer, qui formaient une nouvelle structure hiérarchisée. On<br />

reconnaissait toujours distinctement la forme du pôle des environs de Sion, mais à une<br />

trentaine de kilomètres au sud-ouest en apparaissait un autre, dans les environs de<br />

Contrexéville, où Félix de Saulcy avait entrepris une première série de fouilles dans les<br />

années 1860 130 . Le volume moyen des nécropoles de tumulus du premier âge du Fer y était<br />

moins important que dans la région de Sion, mais néanmoins nettement supérieur à la<br />

moyenne des groupes de tertres privilégiés, à inhumations à armement 131 . Comme dans la<br />

région de Sion, on pouvait reconnaître qu’un groupe de tertres particuliers, celui du « Bois<br />

Banal » à Aulnois (Vosges), produisait, avec un volume moyen de près de 330 m3, un pic<br />

anormalement élevé dans la répartition des dépenses d’énergie collectives. Ce site n’est connu<br />

que par des fouilles ponctuelles réalisées par Félix de Saulcy 132 , mais il est très probable qu’il<br />

contient, comme celui de Diarville, des tombes hallstattiennes à épée et/ou à char. En<br />

direction du nord-est, un autre pôle, qui écrasait tous les autres par sa taille, était situé dans les<br />

environs de la vallée supérieure de la Seille, bien connue pour l’exploitation intensive de ses<br />

sources salées à l’âge du Fer 133 . Le volume moyen de l’ensemble des nécropoles datées de la<br />

période hallstattienne y atteignait 350 m3. Il était bien plus considérable si on y intégrait le<br />

volume d’un grand tumulus isolé établi au pied de l’enceinte du premier âge du Fer du « Haut<br />

du Mont » à Tincry (Moselle), qui atteignait à lui seul près de 15000 m3 134 . C’est, à notre<br />

connaissance, le seul monument funéraire de cette région qui possède une masse comparable<br />

à celle des « tumulus géants » à tombes « princières » à char du type de ceux de Sainte-<br />

Colombe-sur-Seine (Côte d’Or), aux environs de Vix, ou de la « Motte aux Fées »<br />

d’Apremont (Haute-Saône), sur la vallée supérieure de la Saône 135 .<br />

Si on montait encore plus haut dans la toile hiérarchique, pour considérer à présent<br />

l’ensemble des régions du Nord-est de la France et de l’Allemagne du Sud-ouest, de nouvelles<br />

structures apparaissaient encore. De manière intéressante, elles ne correspondaient que<br />

partiellement à la carte qu’on avait l’habitude de se représenter pour cette période du premier<br />

âge du Fer. Ainsi, le secteur des environs de la Heuneburg, en Bade-Wurtemberg, apparaissait<br />

130 SAULCY, 1861 ; id. (1866) ; id. (1867).<br />

131 Le volume moyen des nécropoles de tumulus du premier âge du Fer du secteur de Contrexéville atteint, dans<br />

l’état actuel des données, environ 190 m3.<br />

132 La fouille, dont le mobilier est conservé au Musée des Antiquités nationales, n’a jamais été publiée<br />

(LEPAGE, 1984 : 66, fig. 51, 3-4).<br />

133 J’ai publié en 2001 un article de synthèse sur l’état des connaissances du « Briquetage de la Seille », à<br />

l’occasion du lancement de notre nouveau programme de recherche sur l’exploitation du sel de la vallée<br />

supérieure de la Seille à l’âge du Fer et son impact environnemental et social (Le « Briquetage de la Seille »<br />

(Moselle) : nouvelles recherches sur une exploitation proto-industrielle du sel à l’âge du Fer. Antiquités<br />

nationales, 32 (2000), p. 143-171).<br />

134 Une première série de sondages a été réalisée sur le site de Tincry à la fin du XIX ème siècle (BARTHELEMY,<br />

1889 : 208-210 ; 296-297 ; PAULUS, 1894). Nous avons pu y identifier une occupation datant du premier âge du<br />

Fer en 2002, qui a été publiée en 2003 : OLIVIER L. et TRIBOULOT B. (2003) – L’enceinte de Tincry<br />

(Moselle) : un nouveau centre de pouvoir hallstattien lié à l’exploitation du sel de la haute Seille ? Antiquités<br />

nationales, 34 (2002), p. 119-133. Dans cet article, figurent les premières observations réalisées sur le tumulus<br />

géant de Viviers (Moselle), qui paraît avoir connu au moins deux états d’édification et dont la masse a fourni des<br />

fragments de céramique domestique attribuables au premier âge du Fer.<br />

135 PARE, 1992 : 220-222 (Cat. n° 2A : Apremont « Tumulus de la Motte aux Fées », Tombe 1) ; 228-229 (Cat.<br />

n° 13A : Sainte-Colombe-sur-Seine, « Tumulus de la Butte »).<br />

77


extraordinairement renforcé, pour constituer le pôle dominant de l’ensemble de cette zone<br />

occidentale de la civilisation hallstattienne. Les ensembles funéraires de la Bourgogne,<br />

pourtant prééminents dans la littérature française sur le premier âge du Fer, disparaissaient<br />

sous la forme d’une poussière de tertres isolés, d’importance médiocre. Le secteur de Vix luimême<br />

n’apparaissait que comme un accident ponctuel en quelque sorte marginal, situé qu’il<br />

était à la périphérie d’une zône dont le coeur se situait plutôt à une trentaine de kilomètres au<br />

sud-ouest, sur les plateaux calcaires de la Côte-d’Or. En fait, l’ensemble des tertres de Côted’Or<br />

et du Jura dessinaient plutôt une nébuleuse en forme d’arc, qui se développait de part et<br />

d’autre de la vallée de la Saône, au débouché de l’axe du Rhône. Les tertres de la Lorraine<br />

tendaient à s’agglomérer en un groupe lorrain, dont le centroïde se trouvait en fait à la<br />

périphérie de la vallée supérieure de la Seille. Plus au nord, un groupe de la Sarre et du<br />

Palatinat apparaissait bien marqué. A l’est du Rhin, hormis le groupe du Bade-Wurtemberg<br />

centré sur les environs de la Heuneburg, un groupe important se dessinait dans la région de la<br />

Hesse.<br />

A cette échelle globale, la répartition spatiale de ces agrégations de pôles de<br />

concentration de dépenses d’énergie collective est apparue n’être en rien aléatoire : on<br />

remarque en effet que les groupes régionaux de tumulus correspondent précisément à une<br />

série de zones de distribution spécifique de types de productions en particulier métalliques,<br />

qui identifient une série de faciès culturels régionaux du premier âge du Fer. A l’ouest du<br />

Rhin, on retrouve bien, dans la distribution spatiale de ces types de productions régionales, les<br />

trois grands groupes du Saône-Jura, de la Lorraine et de la Sarre-Palatinat, qui se succcèdent<br />

tous les 100 kilomètres environ, du sud-ouest au nord-est. La situation est identique à l’est du<br />

Rhin, où, au groupe du Bade-Wurtemberg, au sud, et juxtaposé au nord un groupe de la<br />

Hesse. Cette distribution territoriale, que font clairement apparaître ici les types de parure<br />

féminine, est très résistante : elle apparaît de manière similaire lorsqu’on projette – comme<br />

nous l’avons fait pour une contribution présentée en 2000 au colloque de l’AFEAF de<br />

Martigues 136 – la distribution spatiale de la proximité de composition des assemblages<br />

funéraires à épée et à char.<br />

Pourquoi les choses sont-elles ainsi, et pas autrement ? En Allemagne, l’archéologue<br />

Hilke Hennig s’est associée au mathématicien Chris Lucianu, pour étudier la répartition<br />

spatiale des nécropoles de tumulus du premier âge du Fer en Souabe, sur un territoire<br />

d’environ 10 000 kilomètres carrés. Hilke et Chris ont travaillé non pas sur les volumes de<br />

tumulus, mais sur le nombre de tertres par nécropole 137 . Les résultats de cette enquête, qui a<br />

porté sur un total de plus de 850 sites funéraires, sont extraordinairement proches des nôtres :<br />

en Souabe comme dans le Nord-est de la France, l’ordonnancement des nécropoles par<br />

nombre croissant de tumulus fait apparaître une courbe similaire à profil en L, qui signale un<br />

phénomène de hiérarchie fractale. Dans les deux cas également, l’ordonnancement des sites<br />

selon un classement de type rang-taille s’effectue le long d’une droite de régression<br />

logarithmique, qu’il suit selon une trajectoire sinueuse caractéristique. Dans le Nord-est de la<br />

France, on obtient des distributions tout à fait similaires à celle du nombre de tertres par<br />

nécropole, en travaillant cette fois sur les volumes moyens des sites funéraires : même courbe<br />

cumulative à profil caractéristique en L, même droite de régression logarithmique le long de<br />

laquelle la distribution des sites présente la même trajectoire sigmoïdale. Qu’est-ce que cela<br />

136 OLIVIER L., WIRTZ B. et TRIBOULOT B. (2002) – Assemblages funéraires et territoires dans le domaine<br />

hallstattien occidental. Dans : GARCIA D. et VERDIN F. (dir.) – Territoires celtiques. Espaces ethniques et<br />

territoires des agglomérations protohistoriques d’Europe occidentale. Actes du XXIV ème Colloque de l’AFEAF.<br />

Paris, éditions Errance, p. 338-362.<br />

137 HENNIG et LUCIANU, 2000.<br />

78


signifie ? Je crois qu’on peut dire que, dans l’un et l’autre de ces ensembles de régions de la<br />

culture hallstattienne européenne, la distribution des sites funéraires obéit à un principe de<br />

hiérarchie emboîtée aux différentes échelles de l’espace : nous avons pu vérifier son existence<br />

à diverses échelles territoriales, depuis l’échelle élémentaire de la nécropole jusqu’à l’échelle<br />

globale de ces agrégats de groupes régionaux. Si ce phénomène est extraordinairement<br />

résistant, il n’est pas universel. On ne peut pas l’observer, par exemple, sur les tumulus de<br />

l’âge du Bronze, dont nous avons cherché à observer, à titre de comparaison, la distribution<br />

des volumes, ni sur ceux du début du Second âge du Fer, qui présentent, les uns et les autres,<br />

une structure hiérarchique tout à fait différente. Cette organisation hiérarchisée est bien une<br />

caractéristique de la culture hallstattienne du premier âge du Fer.<br />

Qu’est-ce qui produit ce phénomène ? C’est là une question ouverte. Les géographes<br />

et les urbanistes ont observé depuis longtemps des effets de distribution conditionnés par des<br />

lois de type rang-taille, en particulier dans la répartition des agglomérations urbaines en<br />

relation avec celle des groupements de populations 138 . Hilke Hennig et Chris Lucianu en<br />

concluent que cette distribution hiérarchisée des nécropoles de tumulus doit refléter une<br />

distribution similaire dans la répartition des habitats correspondants 139 . C’est possible, mais je<br />

ne crois pas que ce soit là l’explication ; la distribution des nécropoles de tumulus n’est pas<br />

hiérarchisée parce que l’habitat l’est à l’origine. Je crois à quelque chose de plus profond et de<br />

plus dérangeant : ce phénomène de hiérarchisation emboîtée qu’on peut observer dans les<br />

groupes de tumulus du premier âge du Fer n’est pas tant du à la hiérarchisation en elle-même<br />

des formes d’occupation humaine, qu’à leur projection dans l’espace, dans la mesure où celleci<br />

s’effectue à toutes les échelles spatiales en même temps. Il y a là un phénomène assez<br />

fascinant d’auto-organisation, pour reprendre le vocabulaire de la science des structures<br />

dissipatives 140 : on constate en effet que la hiérarchie des centres urbains contemporains ou des<br />

nécropoles de tumulus de l’âge du Fer tend vers un rapport constant entre d’une part le<br />

produit du nombre d’agglomérations (ou de nécropoles) par la population de la plus petite et<br />

d’autre part la population de toutes les agglomérations (ou nécropoles) initiales 141 . Cette<br />

caractéristique particulière des organisations structurées selon le principe de rang-taille est<br />

une manifestation, en quelque sorte spontanée ou plutôt intrinsèque, de ce que le philologue<br />

américain George Kingsley Zipf avait appelé le principe du moindre effort selon lequel,<br />

d’après lui, celles-ci se construisent 142 . En géographie urbaine, on retrouve cette notion<br />

d’optimisation dans le fonctionnement du modèle de Christaller, selon lequel la distribution<br />

hiérarchique emboîtée des centres urbains tend à répondre à un échange optimum s’effectuant<br />

entre la production des biens qui convergent vers les centres et la distribution de services que<br />

ceux-ci assurent en retour 143 . Les structures territoriales emboîtées de Christaller et les effets<br />

d’ordonnancement rang-taille correspondent donc aux manifestations différentes d’un même<br />

138 C’est le géographe allemand Felix Auerbach qui, en 1913, a observé qu’il existait une relation proportionnelle<br />

entre la taille de la population d’un habitat et la place de celui-ci à l’intérieur de toute la série des populations<br />

d’habitats à l’intérieur d’une région donnée : ainsi la population de la troisième ville en taille d’une région<br />

quelconque tend à être proche du tiers de la population de la plus grande ville du secteur en question, la ville<br />

classée 10 ème d’un dizième de la population de la plus grande ville etc. Cet effet de hiérarchisation des habitats en<br />

fonction de leur taille a été remarqué par la suite de manière tellement universelle qu’on lui a attribué le nom de<br />

loi de Loi d’Auerbach, ou encore de loi de Zipf, du nom du philologue américain George Kingsley Zipf qui a<br />

observé, dans les années 1940, un phénomène tout à fait analogue dans la distribution des phonèmes et des mots<br />

à l’intérieur du langage.<br />

139 HENNIG et LUCIANU, 2000 : 543-545.<br />

140 NICOLIS et PRIGOGINE, 1977 ; PRIGOGINE et STENGERS, 1986. Sur l’impact épistémologique des<br />

disciplines de la non-linéarité, on pourra consulter en particulier BOUTOT, 1993.<br />

141 LE BRAS, 1996 : 160.<br />

142 ZIPF, 1949.<br />

143 CHRISTALLER 1933 ; LÖSCH, 1940.<br />

79


phénomène d’auto-organisation, qui n’apparaît clairement que dans la dimension<br />

fondamentalement non-linéaire des phénomènes développés dans l’espace. A ce titre, les<br />

effets de distribution rang-taille qu’on peut observer dans l’espace ne sont qu’une production<br />

particulière de la loi de Pareto, dans la mesure où cette loi hiérarchique simple fonctionne<br />

comme une loi de progression géométrique 144 . C’est l’espace donc, comme structure<br />

topologique, qui conditionne la croissance particulière de ces ramifications hiérarchiques, qui<br />

se diffusent d’une échelle à l’autre. La diversité, l’hétérogénéité des manifestations<br />

archéologiques que cherche à niveler l’approche conventionnelle, est en réalité une création<br />

de l’espace tout autant que de l’histoire ; c’est-à-dire du temps.<br />

Croissance et hiérarchies : une autre image du temps archéologique<br />

Avec la hiérarchie de Pareto, nous avions trouvé quelque chose d’élémentaire, mais de<br />

résistant, qui était enregistré dans les données archéologiques mêmes. On pouvait l’observer<br />

dans l’espace, mais on pouvait également la voir à l’œuvre dans le temps. Dans le Nord-est de<br />

la France, cette hiérarchie des volumes de tumulus n’était pas constante dans le temps. Elle<br />

évoluait au cours du premier âge du Fer vers un système qui avait tendance à concentrer de<br />

plus en plus d’énergie collective dans une minorité de tombes de moins en moins nombreuses<br />

(les fameuses tombes « princières » de la fin du VI ème siècle av. J.-C. et leurs « tumulus<br />

géants »), jusqu’à l’implosion finale du début du V ème siècle av. J.-C. Le processus<br />

commençait doucement et lentement dans le courant du IX ème siècle av. J.-C. (c’est-à-dire<br />

encore à la fin de l’âge du Bronze), devenait très sérieux au VII ème siècle, passait<br />

manifestement un seuil vers le milieu du VI ème siècle et s’envolait dans la deuxième moitié du<br />

siècle 145 . De manière très intéressante, cette croissance de type exponentielle s’effectuait à<br />

l’intérieur d’un système qui était manifestement limité : l’énergie qui était aspirée par ces<br />

tombes dominantes était prise quelque part, en réalité sur l’ensemble des tombes qui leur<br />

étaient subordonnées, jusqu’à ce que celles-ci finissent par être complètement « pompées » et<br />

s’affaissent en masse : c’est ce qui arrivait manifestement dans la seconde moitié du VI ème<br />

siècle av. J.-C., où les tombes dominantes continuaient encore leur course sur leur lancée,<br />

avant que l’ensemble du système ne s’effondre d’un seul bloc.<br />

Du point de vue mathématique, les phénomènes exponentiels sont, parmi les<br />

comportements de croissance, ceux qui sont les plus simples. Considérés à une échelle<br />

globale, beaucoup de phénomènes de développement suivent d’ailleurs une trajectoire de type<br />

exponentielle : prise depuis les plus lointaines origines où il est possible de l’estimer, la<br />

croissance de la population humaine est exponentielle, tout comme l’est celle du nombre<br />

d’objets composant ce qu’on appelle la culture matérielle des sociétés humaines. Les<br />

phénomènes d’innovation industrielle sont le plus souvent de caractère exponentiel, comme le<br />

montre par exemple la croissance des capacité de calculs des ordinateurs depuis les cinquante<br />

144 LE BRAS, 2000 : 114.<br />

145 J’ai présenté ces premières observations sur le processus de « concentration du pouvoir » affirmé par<br />

l’évolution des tertres funéraires du premier âge du Fer dans l’article sur le tumulus à tombe à char de<br />

Marainville-sur-Madon, publié en 1988 dans « Les princes celtes et la Méditerranée ». Pour une synthèse sur<br />

l’évolution des représentations funéraires entre la fin de l’âge du Bronze et le début du Second âge du Fer dans le<br />

Nord-est de la France, on pourra se reporter à ma contribution au colloque de Carcassonne, tenu en 1997 :<br />

OLIVIER L. (2000) – Les dynamiques funéraires dans le domaine hallstattien occidental (IXe-IVe siècles av.<br />

J.C.) et l’impact des contacts méditerranéens sur l’évolution des formes sociales du premier âge du Fer.<br />

Dans JANIN T. (dir.) : Mailhac et le Premier Age du Fer en Europe occidentale. Hommages à Odette et Jean<br />

Taffanel. Actes du Colloque international de Carcassonne (septembre 1997). Lattes, UMR 154 du CNRS<br />

Monographies d’Archéologie méditerranéenne, 7, p. 157-173.<br />

80


dernières années. Les exemples sont légion.<br />

Dans tout phénomène de caractère exponentiel, ce qui est important n’est pas tant<br />

l’augmentation vertigineuse des valeurs, qui finit par créer un effet de hiérarchie absolument<br />

écrasant entre l’extrême minorité du sommet et l’immense majorité de la base, que la vitesse à<br />

la laquelle s’effectue cette croissance. Car cette vitesse n’est pas constante : la croissance se<br />

met d’abord en marche lentement, puis s’accélère et monte de plus en plus fort à mesure que<br />

s’approche la fin de la trajectoire. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que la course particulière<br />

des trajectoires exponentielles est liée à l’existence d’un rapport entre la vitesse de la<br />

croissance et ce qu’on pourrait appeler la masse de l’objet en évolution à chaque point de sa<br />

transformation. Ainsi, aux débuts des processus exponentiels, quand les valeurs sont encore<br />

peu élevées et peu différenciées – qu’il s’agisse ici de volumes de tumulus, ou de capacités de<br />

mémoires d’ordinateurs, ici peu importe – la croissance est à la fois faible et lente, puis dès<br />

qu’un seuil de valeurs a été atteint, elle s’intensifie et s’accélère fortement, en produisant des<br />

valeurs de plus en plus élevées et de plus en plus différenciées. L’accélération de la vitesse de<br />

croissance est tellement puissante à ce moment qu’elle paraît sans limites. En fait c’est aux<br />

limites du système qu’elle se heurte bientôt et c’est l’existence de limites de capacité du<br />

système à supporter la croissance au delà d’un certain point qui finit par interrompre<br />

brutalement sa trajectoire. Les plus hautes concentrations de dépenses d’énergie collective –<br />

dont témoignent par exemple dans l’Europe hallstattienne les plus grands tertres funéraires de<br />

la fin du VI ème siècle av. J.-C. ou, plus loin de nous, les temples et les palais mayas les plus<br />

monumentaux du VIII ème siècle apr. J.-C. 146 – sont en général les dernières.<br />

Ce problème des limites de la croissance des systèmes culturels est celui qu’a tenté<br />

d’explorer le plus à fond l’anthropologue américain Joseph Tainter, dans l’ouvrage<br />

maintenant classique qu’il a consacré aux « effondrements des sociétés complexes » 147 . Il est<br />

évident que les effets de déclenchements de croissance exponentielle, tels qu’on les observe<br />

dans l’âge du Fer européen, signalent l’existence de seuils qu’il serait important de<br />

rechercher. Mais il y autre chose que les processus de croissance exponentielle qu’il nous est<br />

possible d’identifier en archéologie mettent en évidence : ils révèlent que la transformation de<br />

l’objet dont on suit l’évolution dépend de sa position moyenne dans le temps, à chaque point<br />

de sa trajectoire. En d’autres termes, les phénomènes archéologiques exponentiels sont la<br />

signature d’une relation existant entre la vitesse de la croissance du système et sa position<br />

relative dans le temps.<br />

L’existence de tels processus bouleverse l’appréhension traditionnellement<br />

séquentielle du temps en archéologie. La position dans le temps d’un système archéologique –<br />

que nous reconnaissons par des des caractéristiques typologiques ou des types d’assemblages<br />

particuliers – n’est pas donnée en soi ; elle dépend de la vitesse d’évolution du système auquel<br />

on a affaire. Cette relation explique pourquoi les séquences typo-chronologiques qu’on<br />

obtient à partir des caractéristiques morphologiques des objets archéologiques ont tendance à<br />

paraître plutôt longues et indifférenciées au début – lorsque le processus se met lentement en<br />

marche – et au contraire plutôt courtes et très hétérogènes à la fin, lorsque la croissance du<br />

système est à son maximum. Ceci explique également pourquoi le temps archéologique<br />

n’apparaît jamais complètement, ou plutôt toujours d’une manière fragmentaire, détournée : le<br />

temps enregistré dans ce type de croissance exponentielle est un temps plus qualitatif que<br />

quantitatif ; il semble tantôt « lent » et tantôt « rapide », tantôt « riche » et tantôt « pauvre ».<br />

Le temps qui s’inscrit dans les <strong>vestiges</strong> archéologique n’est pas un temps qui leur serait<br />

146 TAINTER, 1988 : 156-179 et fig. 25-26.<br />

147 TAINTER, 1988.<br />

81


extérieur, comme l’est le temps de l’horloge ; c’est un temps interne, le produit d’une<br />

dynamique de croissance qui s’inscrit dans des formes. Les gens qui veulent garder<br />

l’archéologie comme elle est ont raison de se méfier des mathématiques : elles sont bien<br />

capables de la faire s’écrouler. Mais c’est leur représentation du passé qui est sans vie ; c’est<br />

leur propre vision de l’histoire qui est rigide et mécanique.<br />

82


Chapitre IV<br />

Un Français à Cambridge<br />

Paul Klee : Hauptweg und Nebenwege (1929).<br />

83


At Cambridge in the 1990’<br />

Un Français à Cambridge<br />

« Ce qui a transformé l’archéologie préhistorique, à mon sens, c’est qu’on n’y parle<br />

plus d’objets, mais de sociétés, et qu’on est passé de l’étude du matériel des fouilles à<br />

celle des relations entre les différentes catégories de données utilisables. Autrefois, les<br />

soins les plus méticuleux étaient apportés au classement, à la comparaison et à la<br />

datation du matériel, comme si ces reliques inanimées étaient l’objet d’étude essentiel.<br />

(…) Aujourd’hui, les objectifs sont plus ambitieux. Il s’agit de parler de façon sensée<br />

des sociétés dont ces objets sont les <strong>vestiges</strong>. De discuter de leur environnement et de<br />

leurs moyens d’existence, de leurs techniques, de leur organisation sociale, de la<br />

densité de leur population etc., et, à partir de ces paramètres, de construire un tableau<br />

et une explication des changements qui s’y produisirent 148 . »<br />

J’avais été saisi par les conclusions de « Before Civilisation » et l’appel de Colin<br />

Renfrew à une archéologie sociale de la Préhistoire qu’il avait lancé au tout début des années<br />

1980 149 . Contrairement aux archéologues du continent, Renfrew attaquait de manière frontale<br />

le modèle diffusionniste traditionnellement invoqué pour expliquer les changements culturels<br />

de l’Europe protohistorique, en disant qu’il fallait en finir avec cette façon de faire de<br />

l’archéologie. L’objet de l’archéologie, disait-il avec une nouvelle génération d’archéologues<br />

qui prétendaient refonder l’archéologie, ça n’était pas les objets, c’était les sociétés du passé.<br />

Il fallait se donner les moyens d’aborder ce problème sérieusement : étudier les sociétés<br />

humaines du passé, cela signifiait se confronter à la question des changements culturels 150 ;<br />

c’est-à-dire également à celles des crises et des effondrements de civilisations 151 . Que se<br />

passait-il à ces moments cruciaux – au delà des invasions, des bouleversements historiques ou<br />

des changements de style – et qu’est ce qu’on pouvait en décrire, quels types de processus<br />

pouvait-on en reconstituer à partir des données archéologiques ? Etudier les sociétés humaines<br />

dans le passé, cela signifiait d’autre part s’attaquer à la question de déterminer non seulement<br />

comment elles étaient organisées, mais aussi et surtout comment elles fonctionnaient. Avec<br />

quels milieux étaient-elles en échange ? Quels types de ressources ou d’informations<br />

exploitaient-elles ? Et quel rôle jouait l’innovation dans leur évolution 152 ?<br />

J’avais décidé de rejoindre cette archéologie là où elle était pratiquée, grâce à l’aide de<br />

Sander van der Leeuw, dont j’avais fait la connaissance à Paris et qui acceptait de diriger mon<br />

travail de doctorat à Cambridge. J’avais déjà eu l’occasion de rencontrer Colin Renfrew, qui<br />

148 RENFREW, 1983 : 286-287.<br />

149 RENFREW, 1979 ; id., 1983 pour la traduction française.<br />

150 RENFREW et COOKE, 1979.<br />

151 C’est la question centrale à laquelle s’est consacré Joseph Tainter depuis les années 1980 : TAINTER, 1988.<br />

152 C’est l’un des problèmes auquel s’est attaché Sander van der Leeuw (VAN DER LEEUW et TORRENCE,<br />

1989).<br />

84


dirigeait le Département d’archéologie de l’université de Cambridge, lorsque je préparais<br />

l’exposition « 30 ans ans d’archéologie en France » 153 . J’avais été reçu à dîner avec Anne à la<br />

Master Lodge de Jesus College, où nous avait été offert un repas outrageusement anglais :<br />

kidney pie, agneau à la menthe accompagné de petits pois d’un vert presque phosphorescent,<br />

le tout accompagné de grands crus de bordeaux servi par un impeccable waitor à gants blancs.<br />

Plusieurs professeurs de Jesus avaient été invités également – les Anglais ne craignent rien<br />

tant que de s’ennuyer en compagnie d’étrangers ; c’est-à-dire du genre humain – et la<br />

conversation avait rapidement pris un tour à la fois très érudit et complètement excentrique. Il<br />

m’avait été assez difficile de glisser dans la discussion que j’avais le projet, si on m’acceptait,<br />

de faire ma thèse à Cambridge, sur un sujet d’archéologie sociale.<br />

Lorsque j’arrivais à Cambridge, en 1991, une quinzaine d’années déjà s’étaient<br />

écoulées depuis l’essor de la « nouvelle archéologie » anglaise, qui avait pris le relais en<br />

Grande-Bretagne et en Europe du Nord de la New Archaeology américaine des années 1960.<br />

David Clarke était mort et, avec lui s’était éteint cet esprit de formalisation des données<br />

archéologiques qui dominait sa tentative de fondation d’une nouvelle « archéologie<br />

analytique » 154 . Colin Renfrew avait depuis imprimé au Département d’Archéologie une forte<br />

orientation cognitiviste, qui s’affichait en particulier dans The Cambridge Archaeological<br />

Journal, la nouvelle revue éditée par le centre de recherche privé qu’il dirigeait à l’université<br />

(le McDolnald Institute of Archaeological Research). Les gens alors en vue à Cambridge<br />

cherchaient à approcher, notamment par l’intermédiaire de simulations informatiques, les<br />

stratégies développées par les communautés humaines du passé pour exploiter les ressources<br />

de leur l’environnement. Ils cherchaient à isoler les paramètres en fonction desquels ces<br />

sociétés anciennes avaient pu se représenter les problèmes auxquels elles étaient confrontés et<br />

comment, dans les périodes de crises qu’elles avaient traversées, elles avaient du tenter de les<br />

résoudre. Cette approche cognitiviste était un avatar du courant « processuel » hérité du début<br />

des années 1980 qu’incarnait Renfrew depuis son installation à Cambridge. Grâce à<br />

l’exploitation intensive des simulations informatiques qu’autorisait désormais le<br />

développement des capacités de calcul des ordinateurs individuels, son objet principal était de<br />

modéliser le fonctionnement interne des sociétés du passé.<br />

Face à cette approche scientiste « dure », où ne trouvait pas sa place qui voulait, s’était<br />

organisé à Cambridge un contre-courant autoproclamé « post-processuel », dont l’instigateur<br />

était Ian Hodder, qu’une véritable carrière de star attendait par la suite aux Etats-Unis 155 . En<br />

termes de marketing académique, c’était une idée de génie. Puisqu’il avait désormais un nom<br />

à lui, le « post-processualisme » s’imposait en lui-même comme un courant de pensée majeur<br />

dans l’archéologie contemporaine, comme l’avait été le « processualisme » triomphant des<br />

années 1970 et 1980. C’était le petit préfixe post qui faisait toute la différence : il signifiait<br />

qu’objectivement, du point de vue de l’Histoire, le processualisme appartenait en réalité au<br />

passé, aux débuts primitifs et naïfs de la pensée archéologique. L’innovation, l’intelligence, la<br />

pertinence étaient du côté du « post-processualisme » qui, du coup, représentait à la fois toutes<br />

les potentialités du futur non encore formé et la puissance d’un mouvement historique à part<br />

entière. Le post-processualisme était désormais au processualisme ce que le post-modernisme<br />

153 Cette exposition nationale, qui devait établir un bilan des découvertes archéologiques en France depuis les<br />

années 1960, a été présentée au Grand Palais à Paris en 1989. J’en ai assuré l’édition du catalogue, avec Jean-<br />

Pierre Mohen (MOHEN J.-P. et OLIVIER L. (1989) – Archéologie de la France. 30 ans de découvertes.<br />

Catalogue de l'Exposition Nationale du Grand Palais. Paris, Réunion des Musées Nationaux, 495 p.)<br />

154 CLARKE, 1978.<br />

155 Sur le post-processualisme hoddérien, on pourra lire notamment HODDER (1982a) ; id. (1982b) ; id. (1984).<br />

85


de la pointe extrême de la création des années 1990 était au banal modernisme du début du<br />

XX ème siècle. Contrairement au petit cénacle processuel, la vaste chapelle post-processuelle<br />

présentait l’immense avantage de l’œcuménisme : pour en faire partie, il n’était en effet<br />

nullement nécessaire de connaître quoique ce soit à la programmation informatique ni aux<br />

mathématiques. Surtout, il suffisait de s’en réclamer pour apparaître couvert du prestige<br />

intellectuel que conférait la solidarité proclamée du post-processualisme avec les penseurs<br />

français du post-modernisme.<br />

Les post-processualistes avaient compris quelque chose de très important : dans<br />

l’univers de la consommation de masse du monde « globalisé », c’est à l’individu qu’il faut<br />

s’adresser. De ce point de vue, les processualistes étaient finis ; ce qu’il fallait faire, pour<br />

atteindre le succès de masse, c’était développer des produits intellectuels adaptés au marché<br />

de la consommation académique, des produits non pas destinés au milieu microscopique des<br />

collègues établis, mais ciblés au contraire sur la vaste clientèle mouvante des étudiants, des<br />

produits déclinés en diverses variantes visant des niches ou – pour parler le langage de la<br />

communication – des tribus particulières. Il fallait imaginer des produits attractifs et<br />

valorisants, qui combinent le prestige de la légitimité des valeurs établies, reconnues, à une<br />

image d’originalité et d’insoumission gauchisante au « système dominant ». De simples<br />

jeunes gens entrant à l’université, chacun devait pouvoir se sentir « un rebelle au cœur du<br />

système », en consommant de l’enseignement, en se massant à des conférences organisées<br />

comme des révolutions, en achetant des publications écrites comme des manifestes, qui<br />

assureraient le succès et la célébrité de leurs auteurs, eux bien établis dans le système<br />

académique. Là dessus, la panthéonisation des penseurs liés au mouvement des années 1968<br />

ouvrait des perspectives de repackaging pratiquement infinies : on pouvait par exemple<br />

invoquer Foucault pour critiquer la domination du pouvoir sur la société, revendiquer<br />

Bourdieu pour stigmatiser la domination des castes sociales sur les individus, faire appel à<br />

Sagan pour dénoncer la domination des hommes sur les femmes, etc. Le concept central était<br />

la condamnation des contraintes collectives entravant l’exercice de la liberté individuelle à<br />

agir selon sa nature. Car cette apparente entreprise de libération de l’individu – pour en réalité<br />

le transformer en consommateur – se doublait d’un terrible processus de normalisation<br />

morale, selon le plus petit dénominateur commun reliant les individus ; à savoir<br />

l’appartenance ethnique, le genre ou les pratiques sexuelles. Grâce au post-processualisme, il<br />

y aurait désormais une archéologie des minorités ethniques, une archéologie de la minorité<br />

féminine ( ?), une archéologie des minorités homosexuelles et pourquoi pas aussi une<br />

archéologie des minorités transsexuelles. Tout le monde aurait raison en même temps à<br />

l’intérieur de sa propre minorité, de son propre ghetto qui représenterait une manière originale<br />

et unique d’être au monde. Contrairement aux apparences, le génie commercial du postprocessualisme<br />

est de n’avoir aucun contenu théorique : il quitte Bourdieu pour Derrida,<br />

oublie Shanks et Tilley après Holtorf ; il soutient seulement ce qui s’achète. Il n’existe que<br />

dans le présent immédiat et absolu de la consommation ; ce qui était adulé hier, mais qui<br />

aujourd’hui a perdu l’éclat de la nouveauté, disparaît comme s’il n’avait jamais existé : plouf !<br />

Si le processus du succès est fondamentalement amnésique, le système du succès, lui, est<br />

fondamentalement destructeur : non seulement il brise toute possibilité d’élaboration de<br />

connaissances par delà les ghetthos – ce qui est précisément ce vers quoi tend la création du<br />

discours scientifique : ce que je vois, toi aussi tu peux le voir, même si nous sommes<br />

d’origines et de positions différentes – mais il brise également toute possibilité de<br />

transmission de ces connaissances de l’ancien vers le nouveau.<br />

Dans ces deux approches contradictoires seulement en apparence, les données<br />

archéologiques étaient utilisées non pas exactement comme le produit du fonctionnement des<br />

86


sociétés du passé – un produit fondamentalement transformé par leur histoire – mais<br />

davantage comme un témoignage de leur structure interne. C’était évidemment là un<br />

problème, d’ailleurs plus idéologique, ou culturel, que véritablement théorique : pour les gens<br />

de la « vieille Europe » qui, comme moi, ne partageaient pas complètement cette<br />

appréhension anglo-américaine de la société selon laquelle les actes individuels comptent plus<br />

que les comportements collectifs, c’étaient davantage l’effet des durées qui était intéressant –<br />

en bref le jeu de l’Histoire sur les cultures anciennes révélées par l’archéologie – et non pas<br />

tant la reconstitution d’une mécanique économique ou sociale, par nature nécessairement<br />

incomplète. Il était évident pour nous que ce qui leur semblait l’évidence même – à savoir que<br />

la marche du monde est celle du triomphe des gagnants sur les perdants et que le succès c’est<br />

la réussite – n’était que le point de vue de la culture dominatrice et puritaine dont ils étaient<br />

issus.<br />

Ces deux courants, qui étaient engagés dans une lutte sans merci pour la suprématie<br />

mondiale sur l’archéologie, étaient en fait l’un et l’autre culturellement très américains. Le<br />

premier était tourné vers la hard science des grands instituts de recherche, tandis que le<br />

second, plus politically correct, était davantage orienté vers l’anthropologie ou la sociologie<br />

et les sciences humaines dans leur ensemble. Pour nous, la différence ne valait que pour eux ;<br />

c’était en fait un monde qui ne nous appartenait pas et dont nous ne faisions pas partie.<br />

D’ailleurs, tous les chercheurs importants des Etats-Unis ou d’ailleurs passaient par<br />

Cambridge, y étaient passés ou devaient y passer. En France, il y avait bien de temps en temps<br />

quelques étrangers qui venaient nous rendre visite, mais ici, c’était tout le monde anglophone<br />

– l’ancien Commonwealth désormais américanisé - qui se donnait rendez-vous, dans toutes les<br />

disciplines. Il y avait également beaucoup de gens d’Asie du sud-est, dont une forte<br />

communauté japonaise, et un contingent important d’Européens, principalement composé<br />

d’Allemands, d’Italiens et de Grecs. Quant aux Français, ils brillaient par leur absence : j’étais<br />

le seul Français en archéologie et l’un des deux ou trois expatriés pour l’ensemble des<br />

sciences humaines. J’étais perdu.<br />

La situation est désespérée mais pas grave<br />

Colin Renfrew avait pensé que j’allais produire des simulations fractales. Je n’avais<br />

pas les moindres compétences informatiques nécessaires ni, surtout, réellement envie de m’y<br />

risquer. Dès que Colin comprit que ce ne serait ma voie, il se détourna rapidement de mon<br />

travail. Mon travail… je ne savais pas exactement ce que j’allais faire. En fait, j’étais pris<br />

entre plusieurs traditions inconciliables : il était clair pour moi que je n’avais (plus) rien à<br />

faire avec la tradition continentale de cette archéologie des objets qui persistait à chercher les<br />

peuples dans les cultures archéologiques du passé, comme les « Celtes » en l’occurrence.<br />

J’étais objectivement du côté de cette « nouvelle archéologie » anglo-saxonne qui s’intéressait<br />

au passé au delà de la pure accumulation de la description des sites et des <strong>vestiges</strong> mobiliers,<br />

mais je découvrais que je n’en partageais ni les compétences ni les valeurs. Quant au courant<br />

« post-processuel », qui aurait pu m’attirer dans sa relation avec les penseurs français qui<br />

m’avaient profondément marqué – comme Michel Foucault, en particulier, et les gens de sa<br />

mouvance – il m’ouvrait certes une fabuleuse carrière d’adaptateur des French intellectuals 156 ,<br />

mais ce n’était pas du tout ce que je désirais faire.<br />

156 Sur l’influence des intellectuels français des années 1970-1990 sur les sciences humaines dans le monde<br />

américain, on pourra consulter notamment CUSSET (2003).<br />

87


En fait, j’étais parfaitement dans la situation qui était la mienne : c’était absolument<br />

stupide d’être venu m’exiler en Angleterre, où je ne connaissais personne et où personne ne<br />

m’attendait. Il eut mieux valu pour moi n’avoir jamais pensé à Cambridge et m’inscrire en<br />

thèse à Paris, en choisissant comme directeur de recherche le patron influent d’un laboratoire<br />

du CNRS qui aurait pu me faire intégrer par la suite. D’ailleurs, j’étais seul à Cambridge ;<br />

tous les autres, eux, étaient restés en France. Qu’est-ce que j’étais venu faire dans ce pays,<br />

dont je ne parlais pas la langue et dont les usages bizarres m’étaient aussi incompréhensibles<br />

que ceux de la plus lointaine des populations exotiques? Et quand je dis autant, j’exagère : je<br />

me sentais en fait beaucoup plus en terre familière avec John le Papou, dont les réactions de<br />

« sauvage » m’étaient proches, qu’avec John l’Anglais, dont le comportement alambiqué et<br />

fuyant m’échappait. J’étais venu à Cambridge pour écrire ma thèse sur l’archéologie des<br />

pratiques funéraires du premier âge du Fer du Nord-est de la France. A la base, mon travail<br />

consistait à exploiter les données accumulées depuis une petite dizaine d’années grâce en<br />

particulier aux fouilles de Clayeures et des environs de Sion, à les confronter aux sources<br />

anciennes des recherches de la fin du XIX ème siècle et enfin à les replacer dans le contexte<br />

archéologique plus large de la culture hallstattienne occidentale. C’était assez simple<br />

(quoiqu’exigeant en soi une quantité de travail assez considérable), mais, contrairement à ce<br />

dont j’avais l’habitude en France, on me demandait ici de développer un point de vue sur la<br />

question : quel était le problème auquel je proposais, avec le sujet que j’avais choisi de traiter,<br />

de trouver des éléments de réponse ? Quels types de résultats pouvais-je envisager de<br />

produire dans le délai de trois ans qui m’était imparti ? Et quelle était la méthode originale que<br />

j’envisageais de développer pour atteindre cet objectif ?<br />

C’était une façon de penser radicalement différente de celles auxquelles j’avais été<br />

formé en France comme en Allemagne, où c’était le sujet archéologique qui définissait le<br />

travail de recherche, et non la manière dont on l’abordait : il y avait des chercheurs en<br />

différentes spécialités – en Préhistoire, en Protohistoire, en archéologie classique, etc. – mais<br />

la démarche scientifique, fondamentalement, était censée être la même. C’était exactement la<br />

situation inverse dans laquelle je me trouvais projeté maintenant : dans le système anglosaxon,<br />

on pouvait très bien envisager l’existence de démarches différentes à l’intérieur d’une<br />

même spécialité, pourvu que celles-ci produisent des résultats. Sur ce point, la question des<br />

résultats se posait dans des termes tout à fait différents dans le milieu dont je provenais ; en<br />

France comme en Allemagne, produire des résultats, cela consistait avant tout à rassembler un<br />

corpus de données pertinentes, et non pas nécessairement à trouver quelque chose de nouveau.<br />

Dans ces conditions, la question de la théorie se posait dans des termes tout à fait opposés<br />

selon qu’on se plaçait dans l’un ou l’autre monde. Dans le monde anglo-saxon, on utilisait la<br />

théorie – qu’on pouvait prendre dans toutes les disciplines, qu’elles appartiennent aux<br />

sciences humaines ou aux sciences « dures », c’était sans importance – comme un outil<br />

permettant de produire des résultats inédits : la démarche théorique était donc mise en avant<br />

dans tout travail de recherche, mais si on trouvait ailleurs une autre « théorie » qui marchait<br />

mieux, il n’y avait absolument aucun problème à jeter l’ancienne et à faire de celle-là la<br />

nouvelle. L’archéologie anglo-saxonne apparaissait ainsi surchargée de considérations<br />

théoriques, mais en réalité elle était fondamentalement a-théorique, car elle fonctionnait<br />

essentiellement comme une entreprise pragmatique. A l’inverse, dans le monde continental,<br />

l’archéologie apparaissait dépourvue de considérations théoriques, parce que, justement, la<br />

question de la remise en cause de la théorie ne pouvait pas se poser : l’archéologie allemande,<br />

comme l’archéologie française, avaient la prétention de produire des faits scientifiques, et rien<br />

d’autre que cela.<br />

Evidemment, je n’avais pas pensé à tout cela. J’avais bien quelques petites idées – sur<br />

88


la chronologie de l’âge du Fer, qui, selon moi, ne fonctionnait pas bien, ou sur l’étude des<br />

tumulus, qu’on pouvait pratiquer autrement – mais, sur le fond, je n’avais pas de point de vue<br />

sur mon sujet. Si je voulais rester, il allait falloir que je réfléchisse sérieusement au problème ;<br />

c’est-à-dire en fait que je trouve où était ma place. Il allait falloir que j’identifie clairement<br />

l’endroit où était désormais ma position, notamment par rapport à ces héritages culturels<br />

différents, et d’où j’examinerais les données archéologiques. J’allais devoir passer du statut<br />

passif de producteur de données archéologiques, auquel je m’étais accoutumé à être confiné,<br />

au statut actif de créateur de sens archéologique, qu’on exigeait maintenant de moi.<br />

Comment ? Je n’en n’avais aucune espèce d’idée. Mais une chose était certaine : il allait<br />

falloir que je trouve vite.<br />

Les échelles du temps et de l’espace<br />

C’est une expérience déroutante que de vivre dans un pays étranger, suffisamment<br />

longtemps pour que l’on n’y éprouve plus le sentiment d’y être seulement de passage. Elle<br />

vous laisse sans repères par rapport à l’inconnu qui vous entoure, mais aussi sans a-priori par<br />

rapport à ce qui se présente. Vous êtes dépendant ce qui arrive ; vous êtes littéralement<br />

déplacé : on vous emmène, on vous fait rencontrer des gens que vous n’auriez jamais croisé<br />

autrement et avec qui vous tentez de communiquer. La différence que vous rencontrez partout<br />

à propos des moindres petites choses quotidiennes – qui vous étonnent ou qui vous choquent<br />

– vous pousse à vous interroger sur votre identité profonde, dans son rapport intime avec les<br />

choses et avec les gens. Aussi, c’est à Cambridge que j’ai pris conscience que la façon de<br />

percevoir le monde qui me correspond le mieux c’est, malgré tout, celle qui est liée au monde<br />

d’où je viens. Nous ne pensons pas comme des anglo-saxons ; notre rapport au monde n’est<br />

pas le même, nous ne percevons pas les mêmes choses. Traduire un texte du Français vers<br />

l’Anglais c’est, en réalité, écrire un autre texte : non seulement les choses ne sont pas dites de<br />

la même manière – l’abstraction, de quelque degré qu’elle soit, ne passe pas – mais surtout<br />

l’argumentation se développe différemment et repose sur des points qui sont presque de<br />

nature opposée.<br />

J’ai progressivement réalisé à Cambridge que le point crucial qui nous identifie, nous<br />

autres habitants du « vieux continent » européen, par rapport à ceux du « nouveau monde »<br />

anglo-saxon, c’est la perception de l’histoire. De ce point de vue, l’Angleterre occupe à<br />

proprement parler une position intermédiaire entre l’Europe et les Etats-Unis. C’est la<br />

perception de l’histoire qui nous sépare et en même temps qui nous lie les uns aux autres,<br />

dans la mesure où discuter la signification que nous tirons de l’histoire, c’est interroger nos<br />

identités réciproques. Ce qui intéresse les Américains dans l’histoire, c’est la possibilité d’y<br />

voir quelque chose se transformer. Ce qui nous captive dans l’histoire c’est plutôt celle d’y<br />

voir quelque chose se constituer dans la durée, par delà les événements et les ruptures. Ils<br />

pensent qu’il est possible d’agir individuellement sur le monde, et de le changer ; nous<br />

sommes convaincus quant à nous qu’il existe des forces historiques qui dépassent les<br />

individus et les sociétés et qui les façonnent. Nous avons tendance à reconstituer l’histoire de<br />

manière statique – c’est particulièrement vrai en archéologie –, eux la perçoivent de manière<br />

dynamique. Nous nous intéressons d’avantage aux phénomènes d’héritage, ou de survivance,<br />

alors qu’eux sont captés par les phénomènes de changement ou d’innovation.<br />

Cambridge était le lieu par excellence où pouvaient se croiser ces différentes<br />

perceptions de l’histoire et s’enrichir l’une au contact de l’autre. C’est de cette rencontre de<br />

traditions intellectuelles diverses que cette petite ville universitaire médiévale isolée au milieu<br />

89


de la campagne anglaise tire une force de créativité et d’innovation sans équivalent nulle part<br />

ailleurs au monde. Progressivement, et presque à mon insu, le cadre de mon travail s’est mis<br />

en place. Pour effectuer cette démarche de synthèse entre deux traditions d’appréhension du<br />

passé différentes – entre d’une part des données archéologiques extraites selon la perspective<br />

« continentale » et leur exploitation d’autre part selon une perspective « anglo-saxonne » - il a<br />

fallu que se constitue un cadre grâce auquel ces deux approches complémentaires de l’histoire<br />

puissent se rencontrer et se confronter l’une à l’autre. J’ai trouvé ce cadre dans la notion<br />

d’échelles du temps et de l’espace. Il y en a certainement d’autres, mais c’est en faisant varier<br />

ces échelles d’observation sur un même objet archéologique (on l’occurrence mes tombes du<br />

premier âge du Fer) qu’il m’est devenu possible de faire apparaître le jeu du changement et de<br />

la continuité, des survivances et des ruptures, et de les mesurer les uns aux autres.<br />

J’ai donc commencé par constituer une suite d’échelles d’espace dans les matériaux<br />

archéologiques de l’âge du Fer. On peut partir, au plus près, des sépultures prises<br />

individuellement, puis des groupes de sépultures dans un même monument funéraire, puis des<br />

agrégats de groupes de tombes dans un même cimetière. Si on élargit encore, on peut passer<br />

aux groupes de nécropoles, puis aux agrégats de sites funéraires aux échelles de la microrégion,<br />

de la région et des ensembles de régions. A la suite de David Clarke, plusieurs auteurs<br />

s’étaient penchés sur cette question d’échelles, afin de mettre en évidence les différents<br />

niveaux de manifestations archéologiques que celles-ci mettaient en place : à l’échelle micro,<br />

ou locale, on travaille sur des artefacts, ou des assemblages d’artefacts (comme dans une<br />

tombe, ou dans un cimetière), puis aux échelles méso et macro, ou globales, on passe à des<br />

faciès d’assemblages, qu’on peut identifier à des cultures, puis à des groupes de cultures, puis<br />

enfin à des civilisations ou encore des « technocomplexes » 157 . Il y a donc bien différentes<br />

structures ou nappes d’informations apparaissant à différentes échelles spatiales, mais ce que<br />

la hiérarchie de Pareto m’avait clairement appris était la chose suivante : d’une part, cette<br />

transformation de l’information est continue à toutes les échelles et d’autre part – et surtout –<br />

cette information est hétérogène à chacune des échelles, précisément parce qu’elle traverse<br />

toutes les échelles ; c’est-à-dire qu’elle est de nature fractale. Ce qui m’intéressait, ça n’était<br />

donc pas d’isoler des types de structures d’informations – forcément illusoires – aux<br />

différentes échelles de l’espace, mais d’observer comment l’information est transformée<br />

d’une échelle à une autre, en d’autres termes comment elle se communique à travers les<br />

échelles.<br />

Ce qu’on pouvait faire avec l’espace, on pouvait le faire tout aussi bien avec le temps ;<br />

plus exactement, lorsqu’on mobilisait les échelles de l’espace on mobilisait également celles<br />

du temps. Quand on prenait par exemple un type de sépulture ou de cimetière, on prenait<br />

également toute la durée qui leur était attachée ; c’est-à-dire l’ensemble de périodes durant<br />

lesquelles cette catégorie de tombes avait été en usage ou cette série de nécropoles avait été<br />

fréquentée. C’était naturellement la même chose aux échelles plus globales, lorsqu’on<br />

manipulait des cultures ou des groupes de cultures. Aussi, lorsqu’on faisait varier les échelles<br />

de l’espace on faisait varier également celles du temps, et réciproquement. On pouvait donc<br />

jouer avec ces échelles de temps ou d’espace et observer ce que cela produisait, dans le<br />

mouvement. On pouvait voir simultanément ce qui se maintenait et ce qui changeait, non plus<br />

dans une image fixe (comme sur une carte) mais dans une image animée (comme dans un<br />

film). Or, le mouvement apportait une dimension inédite, qui n’apparaissait pas autrement :<br />

157 La structure du chef d’œuvre de David Clarke, Analytical Archaeology est organisée comme l’examen d’une<br />

succesion d’échelles, depuis l’échelle individuelle des artefacts, jusqu’aux échelles globales des technocomplexes<br />

et des groupes ethnographiques (CLARKE, 1978).<br />

90


quelque chose prenait forme dans la durée 158 . Chaque état des formes de distribution<br />

d’attributs dans l’espace, à chaque phase du temps où on pouvait les saisir, ne devenait lisible<br />

que par l’accumulation de ce qui avait précédé. Il ne prenait sens que comme l’image d’un<br />

moment d’un mouvement fluide et non plus comme celle d’une simple projection figée de<br />

critères dans l’espace, que donnaient habituellement les cartes.<br />

On pouvait également aller voir de très près la structure de l’information. Les calculs de<br />

sériation, que nous avions exploités à fond pour explorer les effets de la hiérarchie de Pareto<br />

dans les nécropoles de tumulus, permettaient de restituer un ordre d’appariement des attributs<br />

à travers les séries, qui établissait un ordre de connexions d’assemblages. Rien n’interdisait de<br />

projeter cet ordonnancement produit par les sériations dans l’espace et d’observer ce que cela<br />

donnait 159 . Là encore, les résultats étaient tout à fait étonnants. L’espace apparaissait<br />

démultiplié en une série de territoires emboîtés, aux bords flous et mouvants, et traversé à<br />

toutes les échelles par des réseaux, par lesquels des types d’information particuliers – tel type<br />

d’attribut, ou d’assemblage d’attributs – se communiquaient d’un point à l’autre de l’espace.<br />

Là encore, la structure ramifiée des réseaux rappelait directement celle des distributions<br />

fractales de croissance de la population contemporaine, que restituaient notamment les<br />

travaux du démographe Hervé Le Bras 160 . Ces réseaux étaient innombrables. On pouvait par<br />

exemple « asservir » une des sériations d’assemblages d’attributs dans les tombes à un critère<br />

particulier (tel type d’objet associé au mort, de pratique de traitement du corps, ou encore de<br />

construction de la sépulture) et observer ce que cela produisait : on voyait alors s’illuminer<br />

une ou plusieurs parties de territoires et apparaître les réseaux par lesquels l’information<br />

(c’est-à-dire les degrés de connexion entre les assemblages) irriguait ces régions particulières.<br />

C’était à chaque fois différent ; si bien que les territoires qui identifiaient des combinaisons<br />

d’attributs particulières dans des portions spécifiques de l’espace n’apparaissaient réellement<br />

que dans la surimposition de ces projections. Certains réseaux, qui empruntaient en général<br />

des couloirs naturels de l’espace (comme en particulier des grandes vallées fluviales) étaient<br />

particulièrement fréquentés : des quantités importantes d’information passaient par eux à<br />

diverses échelles. D’autres, au contraire, étaient retirés en périphérie et ne faisaient transiter<br />

que des types de connexions très limitées ou marginales.<br />

Un effet similaire était obtenu sur le temps. Le temps perdait toute unité, éclaté qu’il<br />

devenait en une multitude de niches ; il devenait une propriété du lieu. A quelque échelle<br />

qu’on le prenne, le temps apparaissait puissamment hétérogène. Dans les sépultures, des<br />

objets pratiquement neufs pouvaient côtoyer des pratiques de représentation funéraire multicentenaires.<br />

Dans les cimetières, le temps ne s’écoulait pas de la même manière selon les<br />

différentes catégories de tombes qui y étaient représentées : les tombes de femmes,<br />

notamment, semblaient très réceptives à l’innovation, tandis que celles des hommes, surtout<br />

celles qui était manifestement socialement privilégiées, paraissait beaucoup plus<br />

conservatrices. Quant aux sépultures frappées d’exclusion, comme les incinérations en fosse<br />

qu’on trouvait rejetées à la périphérie des sites funéraires, elles ne connaissaient aucune<br />

évolution, comme si elles étaient également chassées du temps. Si on élargissait l’échelle<br />

d’observation, on voyait se former des hiérarchies d’histoires. Certains sites étaient<br />

manifestement placés aux bons endroits du réseau et connaissaient un développement<br />

158 Sur l’élaboration du temps dans les images en mouvement, dont procède en particulier le cinéma, on pourra se<br />

reporter aux travaux du philosophe Gilles Deleuze sur ce qu’il a appelé l’image-mouvement et l’image-temps<br />

(DELEUZE, 1983 ; id. 1985)<br />

159 On pouvait par exemple représenter l’ordonnancement produit par les sériations sous la forme de cartes en<br />

courbes de niveaux, en accordant des valeurs aux différents rangs de classement des ensembles obtenus par les<br />

calculs.<br />

160 LE BRAS, 1996.<br />

91


important, marqué en particulier par l’attraction de connexions lointaines et nombreuses.<br />

C’était le cas du sud-ouest de l’Allemagne. D’autres sites étaient apparemment trop éloignés<br />

ou trop isolés et ne connaissaient qu’un destin médiocre, comme la Champagne et le Bassin<br />

parisien. D’autres encore, souvent situés sur les marges de plusieurs territoires à la fois,<br />

parvenaient à capter à un moment les moyens d’un essor fulgurant, mais le plus souvent de<br />

courte durée : c’était notamment le cas du secteur de Vix, par exemple. Ces histoires étaient<br />

non seulement diverses, elles étaient surtout hiérarchisées les unes aux autres : sur le nombre<br />

des sites, c’étaient les trajectoires médiocres et courtes qui étaient évidemment la majorité,<br />

alors que les phénomènes d’essor dans la durée étaient l’exception. Comme la hiérarchie de<br />

Pareto, celle-ci était cumulative ; c’est-à-dire qu’elle était renforcée par sa propre histoire : les<br />

trajectoires médiocres succédaient essentiellement aux trajectoires médiocres et les<br />

phénomènes d’essor vraiment majeurs avaient en général été précédés de phases successives<br />

de développement important.<br />

Rien ne va plus<br />

En définitive, j’ai travaillé pour ma thèse de Cambridge sur une gamme très large<br />

d’assemblages funéraires. A l’échelle la plus locale des sites que j’avais fouillés en Lorraine,<br />

j’avais exploité toutes les tombes de toutes les nécropoles. Elles étaient évidemment<br />

relativement peu nombreuses (aux alentours d’une petite centaine d’assemblages dans le<br />

secteur de Saxon-Sion), mais relativement diverses. A l’inverse, lorsqu’on élargissait les<br />

échelles de l’espace jusqu’à l’ensemble de l’Europe occidentale et moyenne, le nombre<br />

d’ensembles augmentait (pour atteindre couramment des centaines d’assemblages), mais,<br />

proportionnellement, la diversité des associations d’attributs qui se rattachait à ceux qu’on<br />

pouvait observer à l’échelle locale de la Lorraine centrale tendait à décroître. Je pouvais donc<br />

traiter une très grande masse de données, qui accaparait en fait l’ensemble des grandes<br />

manifestations archéologiques du premier âge du Fer, des inhumations précoces sous tumulus<br />

de la fin de l’âge du Bronze aux tombes à char de la fin du premier âge du Fer, en passant par<br />

les sépultures à épée du début de l’âge du Fer. J’utilisais une documentation classique, que je<br />

soumettais à des procédures de calculs de sériation classiques, mais j’obtenais des résultats<br />

qui n’étaient pas classiques du tout.<br />

C’était la question de la diversité à l’intérieur des données archéologiques qui<br />

constituait le point d’achoppement essentiel. Dans la tradition continentale, le souci principal<br />

des chercheurs consistait à réduire la diversité des données, en la contenant sous la forme<br />

d’une variation marginale, de manière à produire une représentation homogène des<br />

manifestations archéologiques. Pour eux, comme pour leurs lointains ancêtres kossinniens, la<br />

diversité c’était le mélange ; autant dire la fin de tout. L’archéologie des « résidences<br />

princières » de la fin du premier âge du Fer – ces « centres de pouvoir » de la fin du VI ème<br />

siècle av. J.-C. qui concentraient de fastueuses tombes à char et des importations de biens de<br />

prestige d’origine étrusque ou grecque – donnait un exemple éclairant de cette situation.<br />

Wolfgang Kimmig et Wolfgang Dehn en avaient défini entre la fin des années 1960 et le<br />

début des années 1970 la série très précise des critères d’identification, à partir,<br />

essentiellement, du cas du site de la Heuneburg, sur le haut Danube : une « résidence princière<br />

hallstattienne », c’était un site fortifié de hauteur, pourvu de l’équivalent d’une acropole et<br />

d’un suburbium, placé au voisinage immédiat d’un axe de communication fluvial majeur,<br />

contenant de la céramique de luxe d’importation méditerranéenne et entouré de très riches<br />

tombes à char associées également à des objets de luxe d’importation méditerranéenne 161 .<br />

161 KIMMIG, 1969 ; DEHN, 1974.<br />

92


C’était simple. Malheureusement, le développement des fouilles et des découvertes depuis le<br />

courant des années 1980 avait apporté une masse nouvelle de données qui ne rentraient pas<br />

dans ce cadre, ou plutôt qui n’y répondaient qu’en partie. On trouvait par exemple des<br />

groupes de riches tombes à char, mais sans « résidence princière » à proximité (comme dans<br />

la haute vallée de la Saône, avec les sites, par exemple, d’Apremont et de Savoyeux, en<br />

Haute-Saône) et l’inverse (comme au Camp de Chassey, notamment, en Saône-et-Loire ou au<br />

« Brytzgyberg » d’Illfurth, dans le Haut-Rhin). On trouvait des habitats de hauteur qui<br />

répondaient à tous les critères de Kimmig, mais qui étaient éloignés de tout axe fluvial majeur<br />

et n’avaient jamais pu posséder ni acropole ni ville basse (comme la plupart). Le cas du site<br />

de la « Côte de Sion » à Saxon-Sion entrait dans cette catégorie : il y avait bien une<br />

concentration de tombes à char du VI ème siècle en périphérie de l’habitat de hauteur fortifié,<br />

mais celui-ci n’avait jamais livré de céramique grecque et il était peu probable, vu le nombre<br />

important d’observations archéologiques déjà réalisées, qu’on n’en découvre jamais 162 . Enfin,<br />

on trouvait encore des habitats qu’on ne pouvait pas considérer à juste titre comme des<br />

« résidences princières », mais qui livraient néanmoins des quantités inhabituelles<br />

d’importations de mobilier de luxe méditerranéen (comme le site de Bourges, dans le Cher, ou<br />

l’habitat de plaine de Bragny-sur-Saône, en Saône-et-Loire) : en étaient-ils quand même ? Il<br />

fallait remettre de l’ordre dans tout cela, car plus personne n’y comprenait plus rien. Aussi,<br />

l’organisation du colloque international sur « Vix et les éphémères principautés celtiques »,<br />

tenu à Châtillon-sur-Seine en 1993 sous la présidence d’honneur de Wolfgang Kimmig 163 ,<br />

avait-elle eu pour objectif de rappeler les principes fondamentaux de la définition des<br />

« résidences princières hallstattiennes » et, surtout, de rétablir un tri sélectif. Celui-ci<br />

conduisait, en définitive, à éliminer tous les sites qui ne rentraient pas dans le schéma des<br />

années 1960.<br />

C’était là une démarche qui se justifiait pleinement dans la tradition antiquaire<br />

continentale, dans la mesure où il s’agissait d’établir un corpus de sites et d’ensembles de<br />

mobilier cohérent ; c’est-à-dire nettoyé de ses variations parasites. Du point de vue de la<br />

nature des données archéologiques, c’était cependant une attitude insensée dans la mesure où<br />

cette diversité qui obscurcissait en apparence la définition des types était en réalité une<br />

propriété fondamentale de la structuration interne des données. C’est précisément parce que<br />

les données étaient ordonnées à différentes échelles du temps et de l’espace qu’on observait<br />

une diversité de sites d’importances diverses, qui avaient connu les uns et les autres des<br />

histoires diverses. C’était par excellence le cas dans lequel entraient les « résidences<br />

princières » du VI ème siècle av. J.-C., auxquelles, comme dans « L’Histoire sans fin » de<br />

Michael Ende 164 , il fallait maintenant manifestement leur trouver un nouveau nom pour que le<br />

monde auquel elles appartenaient ne s’écroule pas en bloc. Paradoxalement, cette approche<br />

d’inspiration historiciste – selon laquelle les « résidences princières hallstattiennes » étaient<br />

avant tout le témoignage de contacts historiques établis entre les Grecs et les barbares<br />

d’Europe continentale 165 – aboutissait à une position anti-historique. Je m’explique : on voyait<br />

bien, lorsqu’on faisait varier les échelles du temps, que des mouvements traversaient l’espace.<br />

162<br />

J’ai présenté un première synthèse des données sur l’occupation du secteur de Saxon-Sion au premier âge du<br />

Fer au colloque sur les « résidences princières » hallstattiennes organisé en 1993 à Châtillon-sur-Seine et dont<br />

les actes ont paru en 1997 ( Le pôle aristocratique des environs de Saxon-Sion (Meurthe et Moselle) à l'âge du<br />

Fer: Faut-il revoir le concept de “ résidence princière ” ? Dans BRUN P. et CHAUME B. (dir.): Vix et les<br />

éphémères principautés celtiques. Les VI°-V° siècles avant J.-C. en Europe centre-occidentale. Actes du<br />

colloque de Châtillon-sur-Seine (1986). Paris, éditions Errance, p. 93-105).<br />

163<br />

BRUN et CHAUME, 1993.<br />

164<br />

ENDE, 1979.<br />

165<br />

C’est en particulier le sens du travail développé par Franz Fischer (FISCHER, 1973 ; id. 1993) ou Claude<br />

Rolley (ROLLEY, 1989 ; id. 1993) à propos des importations méditerranéennes au nord des Alpes.<br />

93


On voyait nettement, par exemple, que les « résidences princières » de la fin du VI ème siècle<br />

puisaient pour la plupart leur origine dans des pôles de concentration de sépultures masculines<br />

privilégiées, qui remontaient en fait au début de l’âge du Fer, si ce n’est, dans certains cas, à<br />

la fin de l’âge du Bronze 166 . Elles s’étaient formées à la faveur d’un processus de<br />

concentration du pouvoir, dont on discernait bien les origines dans le courant du IX ème siècle<br />

av. J.-C., un processus qui n’avait pas revêtu les mêmes formes partout, même si on pouvait<br />

argumenter qu’il procédait d’une évolution unique 167 . Les tombes à char, par exemple,<br />

n’étaient pas apparues à l’ouest du Rhin en un seul bloc à la fin du VI ème siècle 168 . Elles<br />

avaient commencé à se communiquer très progressivement aux régions de l’ouest du Rhin<br />

entre la fin du VII ème et le début du VI ème siècle av. J.-C., depuis le centre dominant de<br />

l’Allemagne du sud-ouest. Jusque là, les régions gagnées à ce nouveau mode de<br />

représentation funéraire l’avaient ignorée, et d’ailleurs de grandes portions de l’espace<br />

occidental de la culture hallstattienne continuaient à l’ignorer encore à cette période. Cela ne<br />

signifiait pas que ces régions ignoraient les formes de pouvoir dominant attachées aux tombes<br />

à char, mais plutôt que ces dernières étaient exprimées sous une forme différente. De la même<br />

manière, la grande période d’expansion de la société « princière » de la fin du VI ème siècle<br />

correspondait tout autant à une phase d’apogée que d’effondrement du système funéraire des<br />

tombes à char. A côté d’une minorité de sépultures de statut véritablement « princier » ou<br />

« royal », souvent masculines - qui provenaient en général de rares pôles dont le<br />

développement s’inscrivait dans la durée – on observait une majorité de tombes<br />

« moyennes », ou tout cas mal différenciées du reste de la population funéraire dépourvue de<br />

tombes à char, et pour l’essentiel féminines. Celles-ci provenaient d’une majorité de pôle<br />

d’importance médiocre, ou surtout de développement récent. Ainsi, l’hétérogénéité apparente<br />

du corpus des tombes à char de la fin du VI ème siècle était-elle un production de l’histoire<br />

interne du « système » des tombes à char du premier âge du Fer. Trier les « bonnes » des<br />

« mauvaises » revenait à écraser toute appréhension historique du phénomène, en le<br />

circonscrivant dans un temps certes homogène, mais vide. Or dès lors que quelque chose se<br />

déplaçait dans l’espace au cours du temps – comme cela était évidemment le cas avec les<br />

tombes à char – à chaque instant du temps, l’espace était nécessairement hétérogène : il y<br />

avait les endroits où la nouveauté qui arrivait était en train de se développer, les endroits où<br />

celle-ci n’était pas encore parvenue, les endroits où elle était déjà passée et les endroits, enfin,<br />

où elle n’arriverait jamais. C’est cette hétérogénéité qui remplissait le temps archéologique,<br />

c’est-à-dire le temps restitué par la conformation des sites et des objets archéologiques. Et<br />

c’est cette hétérogénéité de l’histoire que l’approche traditionnellement historiciste de<br />

l’archéologie continentale cherchait à étouffer.<br />

166 Comme par exemple dans le secteur de Vaudrevanges (Wallerfangen), en Sarre (ECHT, 2003).<br />

167 J’ai présenté une synthèse de ce processus de concentration du pouvoir dans l’évolution des tertres funéraires<br />

du Nord-est de la France dans une communication au colloque de Caracassonne de 1997, dont les actes ont paru<br />

en 2000 (Les dynamiques funéraires dans le domaine hallstattien occidental (IXe-IVe siècles av. J.C.) et l’impact<br />

des contacts méditerranéens sur l’évolution des formes sociales du premier âge du Fer. Dans JANIN T. (dir.) :<br />

Mailhac et le Premier Age du Fer en Europe occidentale. Hommages à Odette et Jean Taffanel. Actes du<br />

Colloque international de Carcassonne (septembre 1997). Lattes, UMR 154 du CNRS Monographies<br />

d’Archéologie méditerranéenne, 7, p. 157-173).<br />

168 J’ai développé cette démonstration dans une communication au colloque de l’AFEAF de Troyes, en 1995,<br />

dont les actes sont parus en 2000 : Les assemblages funéraires à char dans le domaine hallstattien occidental<br />

(VIIe-Ve siècles av. n.è.) : tendances évolutives et dynamiques spatiales. Dans VILLES A. et BATAILLE-<br />

MELKON A. (dir.) : Fastes des Celtes entre Champagne et Bourgogne aux VIIè-IIIè siècles avant notre ère.<br />

Actes du XIX ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer (Troyes, 1995). Reims,<br />

Société archéologique champenoise, Mémoire de la Société archéologique champenoise, 15, p. 241-270.<br />

94


Temps non-linéaire et temporalités de l’environnement<br />

Il y avait évidemment quelque chose qui n’allait pas avec l’appréhension du temps dans<br />

les matériaux archéologiques. C’était précisément l’approche continentale – celle qui semblait<br />

la plus scrupuleusement historique, la plus rigoureusement chronologique – qui était en fait la<br />

moins sensible au comportement des sites et des objets archéologiques dans le temps. Qui<br />

plus est, il n’était pas besoin, pour le démontrer, d’aller chercher des modes de démonstration<br />

très exotiques : il suffisait d’appliquer les propres outils classiques, mais simplement de ne<br />

pas éliminer les données qui ne rentraient pas dans le cadre si elles étaient parfaitement<br />

consistantes avec toutes les autres. J’avais retenu le précepte n° 1 de Burno.<br />

En venant à Cambridge, j’avais voulu prendre du champ par rapport aux fractales et<br />

autres modélisations non-linéaires pour me consacrer complètement à la « vraie archéologie »<br />

des assemblages funéraires de l’âge du Fer, et voilà que j’y retombais. Le temps hétérogène,<br />

le temps de la multiplicité des trajectoires singulières, le temps des hiérarchies développées à<br />

toutes les échelles, c’était précisément ce en quoi consistaient les propriétés spécifiques du<br />

temps non-linéaire, celui des structures dissipatives et autres systèmes chaotiques. C’était la<br />

direction vers laquelle je ne voulais pas aller, car il me semblait que s’engager dans une<br />

approche « non linéaire » des sociétés du passé, cela revenait à scier la branche sur laquelle,<br />

nous autres archéologues, nous étions assis : si les trajectoires historiques se révélaient n’être<br />

qu’une projection des capacités d’auto-organisation des systèmes du passé, alors il n’y avait<br />

plus aucune espèce d’intérêt à consacrer des années sur le terrain à essayer de les restituer au<br />

plus près. De la même manière, l’extraction minutieuse des données qui avaient enregistré<br />

l’histoire des sociétés du passé perdait franchement tout intérêt si elle ne servait qu’à<br />

démontrer qu’à tout instant du temps leur devenir était par nature imprédictible. Enfin, et<br />

surtout, s’il fallait collecter dans la durée des masses considérables de données archéologiques<br />

pour en conclure qu’elles ne faisaient que tourner périodiquement autour d’un attracteur<br />

étrange tapi quelque part, cela me paraissait dénué du moindre intérêt. Bien sûr, je me<br />

trompais : en archéologie, il faut n’accorder crédit à aucun préjugé sur le résultat possible<br />

d’un quelconque travail, tant qu’on ne l’a pas réellement observé. « Tu la vois la cheminée<br />

d’usine, là-bas, petit gars, à main gauche ? m’avait dit un jour le garde barrière de la<br />

désormais mythique gare d’Einvaux, près de notre fouille de Clayeures. Eh ben, tu peux<br />

creuser d’autant dans terre. Ce que tu trouveras, je sais pas ; mais tu trouveras, c’est sûr. Tant<br />

que t’as pas vu, tu peux pas dire ». Je n’ai jamais creusé au pied de la cheminée de l’ancienne<br />

tuilerie d’Einvaux, mais je sais que Dédé Bonnin avait raison : en archéologie, tant qu’on n’a<br />

pas vu, on ne peut pas dire.<br />

Je ne serais pas retourné tout seul à la « non-linéarité »; c’est l’archéologie de<br />

l’environnement qui m’y a entraîné. Dans notre tradition intellectuelle continentale,<br />

l’environnement ne compte pas, dans la mesure où c’est pour nous un domaine des disciplines<br />

de l’environnement, comme l’archéo-botanique, la palynologie, la sédimentologie, ou autres.<br />

Et fort heureusement, les spécialistes de ces disciplines annexes de l’environnement ne<br />

s’enhardissent pas à venir piétiner nos délicates plate-bandes des sciences humaines.<br />

L’environnement est un décor, une toile de fond en arrière-plan du sujet central, qui est<br />

l’histoire des cultures ou des civilisations. Car l’environnement est passif, et donc fragile :<br />

l’homme le transforme ; il l’exploite et peut, s’il exerce une pression trop forte sur lui, le<br />

dégrader, parfois même de manière irréversible. C’est pourquoi il faut protéger<br />

l’environnement, disent les écologistes ; c’est-à-dire le maintenir le plus possible « en l’état ».<br />

Pour nous, l’environnement, n’ayant pas d’identité propre, ne créé rien, au sens historique : il<br />

95


est foncièrement naturel. Soit on l’aménage et on créé un équilibre plus ou moins harmonieux<br />

entre les hommes et la nature, soit on le dégrade et dans ce cas on rompt l’équilibre avec la<br />

nature ; ce qui s’avère au bout du compte néfaste pour l’humanité. Ceci, naturellement, est<br />

une fable pour les petits enfants : parce que l’environnement nous construit tout autant que<br />

nous le construisons. Nous produisons, ensemble, ce monstre hybride qu’est une culture, ou<br />

une civilisation, une chimère que nous ne contrôlons pas vraiment et qui échappe pareillement<br />

au cadre de la nature « originelle », désormais « anthropisée ». Etudier l’histoire des<br />

interactions réciproques de l’homme et de l’environnement, c’est observer l’évolution de cette<br />

construction mixte et instable, qui n’est ni complètement naturelle ni complètement culturelle,<br />

mais en réalité les deux à la fois.<br />

Je me suis tout de suite senti en harmonie avec James McGlade. James, qui possédait<br />

une sorte d’élégance naturelle à base de nonchalance, avait déjà vécu plusieurs vies, dont une<br />

d’enseignant et d’artiste au Canada, où il avait créé notamment des installations à base de feu.<br />

De l’art contemporain, il s’était intéressé aux mathématiques, en assistant sa femme, qui<br />

travaillait alors sur des simulations non-linéaires d’évolution de stocks de pêche, une activité<br />

particulièrement cruciale en regard des problèmes actuels d’épuisement des réserves<br />

mondiales de poisson. C’est l’époque où il avait rencontré Sander van der Leeuw, auprès<br />

duquel il avait entrepris un Ph.D d’archéologie sur la modélisation non-linéaire des rapports<br />

des sociétés agricoles de l’âge du Bronze et de leur environnement naturel du Wessex 169 . Au<br />

moment où j’arrivais à Cambridge, James venait de finir sa thèse. Sander l’avait embauché<br />

dans un grand projet européen, mêlant des géomorphologues, des archéologues, des<br />

anthropologues, et des infomaticiens et des mathématiciens, et baptisé Archaeomedes. Ce<br />

programme de recherche pluri-disciplinaire visait à étudier l’impact des interactions hommeenvironnement<br />

à l’échelle du long terme, en particulier dans les phénomènes de dégradation<br />

urbaine, industrielle et agricole des sols en Europe du Sud. James participait au projet du<br />

basin de Vera, dans le sud-est de l’Espagne, une des régions actuellement les plus désertifiées<br />

d’Europe. Son travail consistait à tenter d’établir, à partir des données sur l’occupation<br />

archéologique depuis l’âge du Bronze et les transformations, parfois drastiques, du milieu<br />

naturel, une modélisation non linéaire des interactions homme-environnement au cours des<br />

trois derniers millénaires 170 .<br />

J’étais très occupé avec mes tumulus, mais j’ai commencé à tendre l’oreille quand<br />

James m’a expliqué que, pour y comprendre quelque chose dans les processus de<br />

transformation du paysage au cours du temps, il fallait l’observer à différentes échelles<br />

d’espace. On pouvait considérer, schématiquement, une échelle micro, une échelle méso et<br />

une échelle macro (tiens donc !). A l’échelle micro – comme dans une parcelle de terrain, par<br />

exemple – c’étaient surtout des phénomènes liés à l’évolution des sols qui prédominaient. Ils<br />

se produisaient en général très vite, à l’échelle de quelques heures ou de quelques jours,<br />

comme au moment des tempêtes en particulier. Si on élargissait à l’échelle méso des terroirs,<br />

c’étaient plutôt des phénomènes liés à l’action de l’eau (comme les dynamiques d’érosion<br />

fluviale, ou celles encore de la végétation) qui étaient déterminants. Ces processus ne<br />

travaillaient pas à la même échelle temporelle, mais fonctionnaient comme des événements<br />

annuels ou décennaux. Enfin, si on s’élevait à l’échelle macro des territoires, c’étaient cette<br />

fois des processus de transformation du paysage qui s’imposaient, à l’échelle de cycles pluriséculaires<br />

ou pluri-millénaires. Encore une fois, il existait une connexion entre les échelles de<br />

l’espace et du temps, une connexion qui était liée à la nature des processus en cause. Je<br />

connaissais ça, et c’est d’ailleurs quelque chose de ce genre qu’avait pressenti l’historien<br />

169 MCGLADE, 1990.<br />

170 MCGLADE, 1995.<br />

96


Fernand Braudel avec son concept de longue durée : plus on élargit l’échelle d’observation à<br />

l’ensemble des paysages et plus effectivement ce sont des cycles longs qui se dégagent 171 . Là<br />

où la modélisation non-linéaire permettait d’avancer, c’était dans la représentation de ce qui<br />

se passait entre les échelles. Car si c’étaient des processus historiques d’ampleur différentes<br />

qui étaient attachés à des échelles spatiales diverses – comme résultat dans la durée, en<br />

quelque sorte – il n’en demeurait pas moins que le présent s’appliquait simultanément à toutes<br />

les échelles. Comment les phénomènes de transformation du paysage en venaient-ils donc à se<br />

constituer, de l’échelle locale à l’échelle globale ? Eh bien, disait James, ils se forment à<br />

travers toutes les échelles par une sorte de processus d’accumulation, ou de percolation.<br />

J’étais toujours en terrain connu ; mais ajoutait-il, si quelque chose se déclenche et prend<br />

forme, c’est grâce à l’instabilité du système ; c’est parce qu’à toutes les échelles rien n’est<br />

jamais figé. C’est l’indétermination du système qui permet que des formes (dans ce cas de<br />

terroirs, de paysages, etc…) s’agrègent à toutes les échelles, en quelque sorte de proche en<br />

proche : c’est parce que toutes les parties du système ont la possibilité de changer qu’elles<br />

peuvent atteindre un état-limite, à partir duquel des processus en chaîne peuvent se déclencher<br />

et produire des transformations irréversibles : les processus de changement structurels sont<br />

provoqués par des transitions de phase. Et c’est parce qu’il faut bien que ces formes se<br />

constituent à partir de quelque chose qu’elles prennent cette morphologie ou cette structure<br />

spécifique de telle ou telle période ; c’est parce que les processus d’accumulation qui soustendent<br />

leur constitution les font fondamentalement dépendre de leur propre histoire.<br />

Je commençais à comprendre la subtilité de la démarche de mon ami James. James ne<br />

cherchait pas à produire des simulations de l’évolution des paysages et des sociétés au cours<br />

du temps, en prenant en compte la série la plus complète des paramètres les plus précis. James<br />

s’intéressait à l’histoire ; c’est-à-dire à la manière dont ces formes historiques qu’étaient les<br />

paysages en venaient à se constituer, entre accumulation et rupture. La modélisation des<br />

données permettait de faire apparaître les connexions à différentes échelles et de tester le type<br />

de trajectoires qu’elles étaient susceptibles de produire dans le temps. Car c’était bien une<br />

autre forme d’histoire qu’il fallait envisager à propos de celle des hommes pris dans leur<br />

environnement : c’était une histoire pleine, en quelque sorte, de la diversité des formes du<br />

passé et du présent et non pas cette histoire vide et froide de la tradition historiciste, qui<br />

réduisait le passé à une succession de séquences homogènes. C’était surtout une histoire qui<br />

n’était pas surimposée au passé, mais qu’on tirait au contraire du comportement de la matière<br />

historique – les sites avec les paysages – dans le temps et dans l’espace. C’est l’articulation<br />

même de l’histoire que ces dynamiques éco-humaines (ou human eco-dynamics, selon la<br />

terminologie de James 172 ) conduisaient à reconsidérer. Elles remettaient d’abord en cause la<br />

restitution traditionnellement narrative de l’évolution des sociétés et des systèmes culturels<br />

du passé. Ce n’était pas ainsi que les choses se passaient ; il n’y avait pas une trajectoire<br />

unique qui se déployait à travers le passé et qui rassemblait toutes les autres. Elles<br />

conduisaient d’autre part à réviser les notions conventionnelles d’évolution, ou de changement<br />

structurel, dans la mesure où ces transformations se déployaient dans un temps et un espace<br />

discontinus, ou plus exactement emboîté à différentes échelles. Enfin, les dynamiques écohumaines<br />

de James soulignaient qu’il fallait redéfinir les concepts élémentaires de causalité<br />

historique : les effets massifs n’étaient pas nécessairement le résultat direct de « grandes<br />

causes », dans la mesure où des événements microscopiques ou individuellement insignifiants<br />

pouvaient générer, par accumulation, des transformations majeures. C’est l’appréhension<br />

171 BRAUDEL, 1969 : 11-13.<br />

172 MCGLADE, 1995 : 358-360.<br />

97


même du temps historique qu’il fallait changer et que remettaient fondamentalement en cause<br />

cette diversité de temps intrinsèques (intrinsic times) enregistrés dans la matière historique 173 .<br />

Ca allait être difficile de ramener ça en France.<br />

173 MCGLADE, 1999 : 158-160.<br />

98


Chapitre V<br />

Temps et mémoire<br />

Charles Nègre : Scène de marché au Pont de l’Hôtel de Ville (Paris, 1851-1852).<br />

99


Temps et mémoire<br />

Un coup de grisou dans le temps des chronologies archéologiques<br />

Les idées croissent à la marge, sur les friches des domaines connus et balisés, là où<br />

chacun sait qu’il n’y a normalement rien à voir. On dit que <strong>Des</strong>cartes eut la révélation des<br />

coordonnées qui portent maintenant son nom en observant couché dans son lit – où il passait<br />

tous les jours de nombreuses heures à laisser divaguer son esprit – le vol zigzaguant d’une<br />

mouche : comment se représenter la trajectoire d’un point qui ne va nulle part en particulier,<br />

sinon en repérant sa position à chaque instant par rapport à la hauteur, à la largeur et à la<br />

longueur de l’espace (ici la chambre) dans lequel il se déplace ? J’ai commencé à pouvoir me<br />

représenter la nature du problème du temps archéologique en observant quelque chose en<br />

apparence aussi dénué d’intérêt que le vol d’une mouche : à l’occasion de mon travail à<br />

Cambridge, je me suis demandé ce qui se passerait si on essayait de dater, avec les moyens<br />

archéologiques qui sont les nôtres, une série d’objets dont on connaîtrait déjà parfaitement la<br />

position dans le temps. Qu’est-ce que cela donnerait, non pas pour les objets eux-mêmes, bien<br />

sûr, mais pour la méthode d’ordonnancement chronologique qu’on leur appliquerait ? Et<br />

qu’apprendrait-on sur la manière dont le temps s’enregistre dans les transformations<br />

typologiques des productions de la culture matérielle ?<br />

J’avais à l’origine une idée assez simple en tête : je voulais comparer le comportement<br />

de différentes méthodes de sériation utilisées en archéologie protohistorique en les testant sur<br />

une série typologique quelconque, dont on connaîtrait bien la chronologie et qui représenterait<br />

une durée chronologique comparable à celles rencontrées dans les cas archéologiques ; c’està-dire<br />

d’une amplitude d’un à deux siècles. J’avais sous la main une collection d’une centaine<br />

de lampes de mineurs fabriquées sur une période allant de 1840 à 1975, qui pouvait faire<br />

l’affaire 174 . Les lampes de mineurs étaient intéressantes du point de vue typo-chronologique,<br />

dans la mesure où elles représentaient un type d’artefact unique, composé d’un nombre limité<br />

d’éléments, soumis par ailleurs à une forte pression technique. Les lampes de mineurs sont en<br />

effet un des types d’équipement essentiels de la Révolution industrielle : leur système de<br />

combustion particulier, inventé au début du XIX ème siècle par le grand chimiste anglais<br />

Humphrey Davy, repose sur l’isolement de la flamme de la lampe du contact avec l’air<br />

ambiant. Ce dispositif vise à éviter les risques d’explosions de gaz qui étaient très fréquentes<br />

et souvent catastrophiques dans les mines du début de la Révolution industrielle. Puisque ces<br />

lampes étaient un élément crucial de la sécurité des mines, leur fabrication a été soumise dès<br />

l’origine à de fortes contraintes techniques, qui a restreint le nombre de leurs éléments<br />

constitutifs : durant toute leur histoire, les lampes de mineurs sont restées composées des<br />

174 Cette collection m’a été communiquée par Serge Lewuillon, que je remercie à nouveau ici de sa coopération.<br />

Les premiers résultats de ce travail ont été présentés dans mon mémoire de Ph D d’archéologie de l’université de<br />

Cambridge, “ The Shapes of Time. An Archaeology of the Early Iron Age funerary assemblages in the West<br />

Hallstatt Province ”, Cambridge, Université de Cambridge, 1994, p. 81-86.<br />

100


mêmes éléments, qui sont constitués essentiellement d’un réservoir, d’une mèche et d’une<br />

lentille de réflexion de la lumière. Elles n’ont sont guère été transformées que par l’évolution<br />

des types de carburant, qui a vu la combustion au pétrole succéder à l’alimentation à l’huile<br />

aux alentours du début du XX ème siècle.<br />

J’ai commencé à appliquer à ces lampes de mineurs, dont la date de fabrication était<br />

connue à l’année près, les méthodes d’ordonnancement chronologique les plus couramment<br />

utilisées en archéologie protohistorique. J’ai choisi d’abord les sériations par matrice de<br />

diagonalisation, qui sont fondées sur la prééminence donnée à la première apparition de<br />

critères nouveaux dans les assemblages. C’est notamment ce type d’ordonnancement qu’a<br />

systématiquement exploité Patrice Brun pour sa thèse sur la chronologie de la « Civilisation<br />

des Champs d’Urnes » dans le Bassin parisien 175 et celui qui a l’origine de l’essentiel des<br />

découpages typo-chronologiques actuels des âges du Bronze et du Fer. Les résultats de<br />

l’application de cette méthode se sont révélés particulièrement désastreux : l’ordonnancement<br />

par critère de première apparition des attributs se montre très efficace à l’échelle microtypologique<br />

– lorsqu’il s’agit d’arranger les transformations d’une variante unique d’objet –<br />

mais il est totalement inapte à l’échelle macro-typologique, lorsqu’il s’agit de restituer une<br />

évolution chronologique globale à l’intérieur d’un corpus d’objets différents. Ainsi, lorsqu’on<br />

rapporte l’ordonnancement typo-chronologique obtenu par les matrices de diagonalisation sur<br />

le temps réel de la date de fabrication des objets, on obtient une trajectoire en zigzags qui n’a<br />

aucune signification chronologique d’ensemble et qui ressemble à ce qu’on voit sur un écran<br />

de télévision déréglée. Cet échec des sériations par diagonalisation à restituer le temps<br />

typologique global est plutôt fâcheux, car c’est précisément la restitution de phases, ou de<br />

séquences typo-chronologiques, qu’on cherche habituellement à obtenir avec ce type d’outil.<br />

Mais ce fiasco sans appel explique aussi pourquoi les méthodes conventionnelles de datation<br />

typo-chronologique butent nécessairement sur toutes les périodes de transition : comme la<br />

prédominance accordée à la première apparition des attributs dans le corpus restitue<br />

globalement un temps strictement unilinéaire, l’ordonnancement obtenu ne peut faire<br />

apparaître que des suites de transformations graduelles, nécessairement locales ou plus<br />

exactement micro-typologiques. Aussi, si la trajectoire générale des transformations<br />

typologiques est perdue c’est essentiellement parce que ce type de sériation ne peut pas<br />

reconnaître les effets de changements dans la diversité, quand des variantes différentes suivent<br />

des évolutions sensiblement parallèles avec des attributs qui ne sont pas strictement<br />

comparables. Il s’en suit que dès que le répertoire typologique de départ est modifié, comme<br />

cela arrive justement précisément les périodes de mutation typo-chronologique, les matrices<br />

de diagonalisation se révèlent incapables de prendre en compte ce changement.<br />

L’autre méthode que j’ai testée avait donné à priori de très bons résultats lorsque nous<br />

l’avions appliquée à la sériation des nécropoles de tumulus que nous avions décortiquées pour<br />

« Pareto chez les Protos ». Contrairement à la sériation classique par diagonalisation qui<br />

privilégie toutes les premières fois où apparaît un nouvel attribut dans les assemblages, cette<br />

méthode repose sur une mise en moyenne du nombre des occurrences de chaque critère dans<br />

la matrice. Confrontée à l’échantillon des lampes de mineurs datées à l’année près, la sériation<br />

barycentrique a donné des résultats absolument opposés à ceux de la sériation par<br />

diagonalisation. Elle est d’abord apparue totalement inapte à déceler les trajectoires microtypologiques<br />

que restituent si bien les ordonnancements par diagonalisation. Pourtant, en<br />

mélangeant indistinctement, à l’échelle locale, toutes les variantes de types individuels, elle<br />

est parvenue à redonner, à l’échelle globale, l’évolution macro-typologique correcte des<br />

lampes de mineurs : elle a bien retrouvé cette succession en deux phases principales, marquée<br />

175 BRUN, 1986.<br />

101


par le passage des lampes à huile aux lampes à pétrole. Le test des lampes de mineurs montre<br />

donc que la sériation barycentrique est un bon outil pour isoler des séquences typochronologiques<br />

relativement générales, de l’ordre ici d’une cinquantaine d’années. Là encore,<br />

ce sont précisément ces types de séquences qui sont recherchées dans les typo-chronologies<br />

des matériaux archéologiques protohistoriques.<br />

Néanmoins, si on applique ces méthodes de sériation barycentrique aux assemblages<br />

d’attributs stylistiques qui sont traditionnellement exploités pour construire les séquences<br />

typo-chronologiques de l’âge du Fer, on obtient des résultats tout à fait bizarres, qui heurtent<br />

notre compréhension conventionnelle du temps archéologique. <strong>Des</strong> types d’objets, ou des<br />

assemblages d’objets, se trouvent systématiquement « déplacés » dans les matrices et<br />

apparaissent projetés dans des séquences typo-chronologiques auxquels ils n’appartiennent<br />

manifestement pas. Lorsqu’on série par exemple certains types de parures métalliques,<br />

comme en particulier les fibules, les attributs des variantes produites à l’extrême fin du<br />

premier âge du Fer, à la transition stylistique avec la période de La Tène ancienne, se trouvent<br />

ainsi artificiellement projetés au milieu de ceux des fibules de La Tène moyenne, qui sont<br />

pourtant éloignées des précédentes de près de trois siècles. L’ensemble des chercheurs<br />

considère ces phénomènes de perturbation comme des aberrations ; soit ils éliminent ces<br />

attributs ou ces objets gênants, soit encore ils se concentrent sur des sériations par<br />

diagonalisation qui restituent un temps typologique unilinéaire plus conforme à ce qu’on<br />

imagine être la périodisation typo-chronologique correcte de ces périodes. Et pourtant… ces<br />

phénomènes de déplacements ne sont pas incohérents, dans la mesure où ils sont le produit<br />

d’une logique statistique qui révèle quelque chose de particulier sur le temps typologique,<br />

quelque chose que nous répugnons à considérer : il s’agit de l’action des cycles ou, en d’aures<br />

termes, des effets de retour du temps sur lui-même.<br />

La confrontation des méthodes de sériation appliquées au mobilier archéologique met<br />

par ailleurs en évidence le rôle crucial que joue ici la variabilité des types et des attributs.<br />

C’est parce qu’elle ne peut pas prendre en compte cette diversité typologique à tous les<br />

moments du temps que la sériation par diagonalisation est incapable de s’élever de l’échelle<br />

micro-typologique et qu’elle perd, sur la durée, le fil du temps. A l’inverse, c’est parce qu’elle<br />

lisse cette variabilité typologique en la considérant sous forme de moyennes à l’échelle<br />

globale que la sériation barycentrique parvient certes à retrouver la trajectoire chronologique<br />

d’ensemble, mais en en payant le prix fort : elle perd toute prise sur le temps morphologique<br />

local. En réalité, l’une et l’autre, ces méthodes échouent ensemble à restituer simultanément la<br />

position correcte de chaque instant typologique dans le temps et la trajectoire typochronologique<br />

réelle à l’échelle globale. Le temps archéologique, ce temps restitué par<br />

l’évolution des caractéristiques des constructions archéologiques, est dominé par un<br />

« principe d’incertitude typo-chronologique », qui fait basculer tout le travail de restitution<br />

des séquences typo-chronologiques du passé dans le domaine des probabilités. Nous ne<br />

pouvons pas connaître à la fois la date réelle d’un objet archéologique à partir de ses<br />

caractéristiques typologiques et sa place à l’intérieur de la dynamique d’évolution typologique<br />

dont témoignent justement ses caractéristiques morphologiques. Il nous faut faire appel à<br />

d’autres outils, qui soient adaptés à la nature d’un temps archéologique fondamentalement<br />

flou et incertain.<br />

Mais d’abord, comment appréhender cette variabilité qui ne se révèle que par défaut, en<br />

faisant échouer nos tentatives de maîtriser le temps archéologique ? L’utilisation de méthodes<br />

d’analyses exploitées en sciences naturelles, comme l’analyse par gradient de vecteur<br />

(Gradient Vector Analysis), permet de soulever un petit coin du voile. C’est un type d’analyse<br />

102


utilisé notamment en écologie, lorsqu’on cherche à faire apparaître en particulier les types de<br />

relations spécifiques qui relient des espèces particulières à des milieux donnés, en les<br />

comparant les unes aux autres. Je l’ai appliquée, encore une fois, aux lampes de mineurs 176 :<br />

J’ai donc pris deux échantillons de lampes que j’ai choisies les plus régulièrement disposées<br />

dans le temps réel (à raison d’une à deux tous les dix ans, chacune datée à l’année près) et que<br />

j’ai prises dans des intervalles de temps similaires (1850-1960). Puis j’ai comparé les résultats<br />

des deux séries. Logiquement, j’aurais dû trouver deux trajectoires typo-chronologiques<br />

extrêmement proches l’une de l’autre, puisque la seconde était calculée en fonction du chemin<br />

typo-chronologique réel de la première. Et bien pas du tout ! Au contraire, le cheminement<br />

typo-chronologique réel de la première série imprimait à celui de la seconde un mouvement<br />

chaotique, dans lequel l’évolution des combinaisons d’attributs paraissait d’abord en avance<br />

sur le « temps typologique » de la première, puis s’effondrait brutalement en arrière avant de<br />

retrouver une voie plus ou moins proche de l’autre, pour s'écrouler à nouveau vers la fin de la<br />

période. En clair, cela signifiait que chaque série, bien que constituée des mêmes types,<br />

suivait une trajectoire typo-chronologique qui lui était propre, dans la mesure où elle était<br />

composée d’individus différents, participant chacun d’une manière particulière à une même<br />

évolution globale. C’est là une chose difficile à accepter pour nous autres archéologues<br />

éduqués à penser le temps archéologique comme unilinéaire: en réalité, c’est la diversité des<br />

attributs de chaque série ou échantillon d’individus pris en compte qui fabrique sa propre<br />

histoire – ou sa propre trajectoire typo-chronologique – et non pas un mouvement d’évolution<br />

typologique d’ensemble qu’on pourrait lire partout semblable dans n’importe quelle série<br />

d’objets. Ici, la variabilité n’est pas un bruit, une perturbation qui brouillerait la lecture du<br />

temps inscrit dans les <strong>vestiges</strong> : elle est la manifestation même du temps archéologique, son<br />

étrange mélodie dépourvu d’harmonie. Quant au temps archéologique que restituent ces<br />

trajectoires typo-chronologiques, il n’est en rien équivalent au temps réel, ou « vrai »; c’est<br />

une création de la mémoire enregistrée dans les objets archéologiques. Il n’est qu’une<br />

chronique du temps, que chaque type, chaque variante, raconte à sa manière, que chaque<br />

ensemble d’individus recompose autrement.<br />

Qu’est-ce que le temps « vrai » ?<br />

J’ai comparé ensuite ces différentes trajectoires typo-chronologiques obtenus par le<br />

calcul des gradients de vecteurs au temps réel, afin d’observer le rythme d’évolution<br />

typologique global des séries choisies. C’est seulement en projetant dans le temps « vrai » - je<br />

veux dire celui qui a vraiment eu lieu – les ordonnancements obtenus sur les deux séries de<br />

lampes que leurs trajectoires sont apparues suivre des chemins proches, bien que très écartés<br />

de la route directe dans laquelle le temps typologique équivaut strictement au temps<br />

calendaire « vrai ». Cette route directe est celle qui correspond au présupposé sur lequel est<br />

établie la reconstruction archéologique du temps des <strong>vestiges</strong> archéologiques; à savoir que<br />

l’évolution des caractéristiques typologiques des objets est l’expression même du temps<br />

historique qui conduit leurs transformations. Pour chacun d’entre nous, il est évident que<br />

l’ancrage de ce temps historique est parfaitement équivalent à celui du temps réel ; il nous<br />

semble aller de soi qu’il n’existe ici qu’un seul XX ème siècle, que ce soit celui donné par le<br />

176 Techniquement, il s’agit d’une méthode de sériation fondée sur le calcul du gradient de vecteur qui dérive de<br />

la solution (c’est-à-dire pour nous l’arrangement des individus restitué dans le temps logique de l’évolution des<br />

caractères typologiques) d’une matrice composée d’individus et de variables (ici nos lampes) dont les<br />

combinaisons sont connues. On exploite ensuite ces résultats pour comparer cet ordonnancement obtenu sur cet<br />

échantillon connu, à une autre solution, qu’on calcule selon les mêmes modalités, sur un autre échantillon dont<br />

l’ordre, cette fois, n’est pas connu. Là encore, j’ai exploité la méthode en la faisant fonctionner sur des séries<br />

dont je connaissais parfaitement à l’avance l’ordonnancement typologique dans le temps réel.<br />

103


déroulement du temps du calendrier ou celui restitué par la morphologie des objets produits<br />

au XX ème siècle, peu importe. Or, non : ce sont là deux choses parfaitement différentes.<br />

Projetées dans la dimension unilinéaire du temps « vrai », les trajectoires typo-chronologiques<br />

des lampes de mineurs débutent dans un « ailleurs » qui est en avance d’une vingtaine à une<br />

trentaine d’années sur le temps réel. Concrètement, les instruments des années 1850-1860<br />

présentent des innovations typologiques qu’on s’attendrait normalement à ne voir apparaître<br />

au moins que dans les années 1880, si le rythme de renouvellement des attributs typologiques<br />

était régulier ; c’est-à-dire si le temps archéologique était unilinéaire. Après cette phase<br />

d’innovation initiale associée à une grande variabilité des attributs, la fabrication des lampes<br />

de mineurs tend ensuite à se normaliser au cours des années 1880-1890. Ce processus se<br />

traduit par un appauvrissement de la matière du temps typologique : celui-ci indique<br />

maintenant, pour des objets fabriqués dans les vingt dernières années du XIX ème siècle, un<br />

temps typologique « retardé », proche de celui des années 1860 ou 1870. On assiste à une<br />

nouvelle poussée d’innovations typologiques dans les années 1900, qui est liée au<br />

développement des instruments à combustion au pétrole. Ce renouvellement reste néanmoins<br />

modeste ; après 1910, la trajectoire du temps typologique s’écarte définitivement de celle du<br />

temps « vrai » pour se fixer dans le passé : jusqu’aux derniers exemplaires produits dans les<br />

années 1960, ce sont globalement des types de modèles relativement proches de ceux du tout<br />

début du XX ème siècle qu’on continuera à fabriquer, notamment dans les pays de l’Est.<br />

On comprend mieux maintenant pourquoi il n’est pas possible, fondamentalement, de<br />

connaître simultanément la position d’un objet dans le temps « vrai » (appelons cela sa date)<br />

et sa place dans le temps typologique, ou archéologique (appelons cela sa datation ) : parce<br />

qu’il s’agit de deux choses tout à fait différentes, qui ne coïncident en aucune manière l’une<br />

avec l’autre. Voilà qui ouvre un gouffre béant dans nos certitudes, ou plutôt nos a priori, sur<br />

l’identité du temps archéologique. On peut aller un peu plus loin encore et travailler<br />

maintenant non plus sur les combinaisons de critères comme on l’a fait jusqu’ici, mais sur les<br />

attributs eux-mêmes en les projetant, une fois encore, sur le temps réel ou « vrai ». C’est ce<br />

que nous avons fait, Bruno Wirtz et moi, pour la session organisée par Simon Holdaway et<br />

LuAnnWandsnider au 68 ème Congrès annuel de la Society for American Archaeology à<br />

Milwaukee, sur le thème du temps en archéologie 177 . Projetés individuellement dans le temps<br />

« vrai », la multiplicité des attributs s’organise en une série limitée de trajectoires, qui ne<br />

dépendent pas strictement de la chronologie – c’est-à-dire de l’endroit du temps irréversible<br />

dans lequel elles se développent – mais plutôt des formes qu’elles prennent : comme des<br />

comètes, certaines prennent très vite un essor fulgurant, pour s’évanouir presque aussitôt.<br />

D’autres s’installent plus lentement, mais s’éteignent aussi plus progressivement. D’autres<br />

encore grandissent puis s’effacent comme si elles allaient disparaître puis reviennent à<br />

nouveau se développer avant de se dissiper définitivement. C’est cette diversité de trajectoires<br />

individuelles des attributs qui produit cette variabilité toujours renouvelée sur laquelle nos<br />

outils pour restituer le temps archéologique n’ont pas prise.<br />

C’est là, pour nous autres observateurs du passé, une question perturbante : tout se<br />

passe comme si, à tout moment du temps « réel » ou irréversible, il existait, au sein d’une<br />

même ensemble d’objets ou d’assemblages typologiques que constituent ici les lampes de<br />

mineurs, une grande variabilité de caractères qui autoriserait en fait une vaste diversité de<br />

trajectoires typologiques ultérieures ; c’est-à-dire de futurs, ou d’histoires, possibles. Ce serait<br />

177 OLIVIER L. et WIRTZ B. – Memory of Matter, Times of the Past. Communication présentée dans la session<br />

“ Time in Archaeology : Time Perspectivism 20 years later ” au 68 ème Congrès annuel de la Society for American<br />

Archaeology (Milwaukee, avril 2003).<br />

104


à partir du moment où des tendances se dessineraient au sein de cette diversité que<br />

commenceraient à prendre forme des évolutions que nous pourrions reconnaître : plus elles<br />

s’accentueraient et plus – à la manière des effets de ravinement qui étendent de plus en plus<br />

loin en amont leurs ramifications à mesure que leur débit augmente – elle créeraient des<br />

cheminements à rebours dans l’articulation des attributs typologiques. Les évolutions<br />

typologiques, qui s’assimilent à ce qu’il convient d’appeler des processus historiques,<br />

produiraient un effet de sillage, ou plus exactement de drainage, dans le passé qui les précède.<br />

Ce phénomène particulier est très exactement décrit dans un petit texte de Borges intitulé<br />

« Les précurseurs de Kafka », écrit en 1951. Borgès imagine de rechercher, dans toute la<br />

littérature du monde, depuis les textes de l’antiquité grecque ou ceux de l’ancienne Chine, les<br />

passages qui annoncent l’écriture unique de Franz Kafka. Ces bribes de textes existent et<br />

retracent avec lui une filiation littéraire dont on n’arrive pas à se convaincre qu’elle soit<br />

complètement imaginaire, bien que nécessairement inventée de toutes pièces. Borgès conclut<br />

ainsi cette entreprise :<br />

« ... les textes disparates que je viens de rappeler ressemblent à Kafka, mais ils ne se<br />

ressemblent pas entre eux. Ce dernier fait est le plus significatif. Dans chacun de ces<br />

morceaux, se trouve, à quelque degré, la singularité de Kafka, mais si Kafka n’avait<br />

pas écrit, personne ne pourrait s’en apercevoir. A vrai dire, elle n’existerait pas. (…)<br />

Le fait est que chaque écrivain créé ses précurseurs. Son apport modifie notre<br />

conception du passé aussi bien que du futur. » 178<br />

Tout ceci ne serait-il pas, justement, que de la fiction ? Malheureusement non ; on peut<br />

s’en convaincre en confrontant, pour finir, la position des attributs dans le temps « réel » avec<br />

celle que restituent les sériations dans le temps « fictif », ou reconstitué, du temps<br />

archéologique. Nous savons déjà que ces deux temps sont en décalage l’un part rapport à<br />

l’autre, mais nous voyons ici comment s’opère cette divergence. C’est parce que la logique du<br />

temps typologique établit des liens à distance entre des attributs dispersés dans le temps<br />

« réel », à la fois « en amont » et « en aval » de leur moment de plus grande densité<br />

chronologique, qu’elle fabrique des séquences typo-chronologiques qui ne coïncident pas<br />

avec le temps « vrai ». Aussi, les décalages les plus importants sont focalisés sur les périodes<br />

d’origine et de fin, dans lesquelles ce processus de reconstruction imaginaire propre au temps<br />

typologique « pompe » en quelque sorte les éléments isolés dans la variabilité des effets de<br />

transition pour les rapprocher de leurs semblables, qui sont rassemblés à d’autres moments du<br />

temps « réel ». Le mécanisme d’élaboration du temps typologique agit de même sur les effets<br />

de cycle, en rapprochant, ainsi qu’on l’a déjà noté, des séquences stylistiques comparables,<br />

bien que situées à des moments différents du temps « vrai ». C’est l’histoire elle-même qui est<br />

une fiction, parce qu’elle crée un récit, un chemin qui n’existe pas dans le temps « réel », mais<br />

ailleurs : dans ce temps autre, non chronologique, qui est celui de la transmission ou de la<br />

filiation.<br />

Le présent des durées<br />

Cela, c’est ce que l’on voit lorsqu’on sait exactement quelle est la succession « vraie »,<br />

dans le temps « réel », d’une série d’objets archéologiques à l’intérieur d’une séquence<br />

d’évolution typo-chronologique quelconque. Peut-être, diront les sceptiques, mais cela ne<br />

concerne éventuellement que cette série particulière de lampes de mineurs de la période<br />

178 BORGES, 1986 : 133-134.<br />

105


contemporaine et non le temps archéologique lui-même, qui reste fondé sur la succession de<br />

séries d’époques différentes, qui demeurent identifiées par des matériaux archéologiques qui<br />

leur sont spécifiques : la période romaine du Second siècle de notre ère, par exemple, est<br />

fondamentalement constituée de matériaux culturellement identifiés comme romains et datés<br />

par l’archéologie du II ème siècle ap. J.-C. Et bien, pas exactement. Pour s’en convaincre, il<br />

suffit d’observer ce qui se passe lorsqu’on sait très précisément ce qui existe non plus<br />

successivement mais simultanément dans le temps; c’est-à-dire lorsqu’on connaît la somme<br />

des matériaux archéologiques qui sont strictement contemporains les uns des autres,<br />

aujourd’hui, à l’instant même. En d’autres termes, en quoi consiste, du point de vue de la<br />

matière archéologique, la synchronie du moment présent ? 179<br />

Evidemment, nous savons bien, puisque nous vivons dans le présent, quels éléments<br />

matériels sont synchrones les uns des autres. Nous n’avons qu’à regarder autour de nous et<br />

observer quels sont ceux qui sont réunis à l’instant présent et qui forment la matière<br />

archéologique de notre temps ; c’est-à-dire aujourd’hui les premières années du XXI ème siècle,<br />

plus précisément l’année 2004. Or justement, nous butons immédiatement sur une première<br />

difficulté : notre présent archéologique ne ressemble pas au passé archéologique tel que nous<br />

nous le figurons habituellement. De quoi s’agit-il ? Notre environnement matériel du présent<br />

est en réalité saturé de matériaux anciens, qui sont toujours en usage aujourd’hui mais qui, du<br />

point de vue typologique, ont été créés dans le passé et qui donc n’appartiennent pas, sous<br />

leur aspect typo-chronologique, au présent. Ainsi, il existe un décalage comique entre les<br />

représentations imaginaires du futur et ce en quoi le futur consiste lui-même, lorsqu’il advient.<br />

Les évocations futuristes de Paris au XXI ème siècle, qui ont réalisées à la fin du XIX ème ou au<br />

début du XX ème siècle, ne ressemblent aucunement à la réalité matérielle que présente la ville<br />

aujourd’hui. Ce n’est pas tant que les inventions techniques imaginées à partir de la<br />

technologie d’alors (comme les ballons autobus, les communications généralisées par<br />

pneumatiques, etc.) n’aient pas été développées ; c’est surtout que ces utopies représentent<br />

notre époque comme entièrement de l’ordre du futur ou, en d’autres termes, comme<br />

complètement dépourvue de passé. Pourtant, Paris aujourd’hui conserve, dans sa<br />

physionomie, l’empreinte extrêmement forte du XIX ème siècle, dont de très nombreux<br />

bâtiments ou équipements sont encore et toujours en usage à l’heure actuelle. A bien y<br />

regarder, les créations matérielles datées de ces toutes dernières années restent d’ailleurs<br />

discrètes – de nouvelles fenêtres ici ; une nouvelle couche de peinture là – ou bien sont très<br />

localisées, dans certains quartiers. Cette disposition du présent matériel n’est d’ailleurs<br />

nullement spécifique à notre époque. Lorsqu’on examine les dessins de paysage au réalisme<br />

minutieux de Rembrand ou de Dürer, il est frappant de constater combien l’environnement<br />

matériel du XVI ème ou du XVII ème siècle que ces témoins oculaires ont représenté est chargé,<br />

lui aussi, d’ancien. Comme chez nous le XIX ème siècle, le moyen-âge est chez eux<br />

omniprésent ; les toitures des bâtiments sont fatiguées et les ponts de bois croulent de vétusté.<br />

Qu’est-ce que cela signifie ? Comme le souligne le philosophe Henri Bergson, notre<br />

représentation conventionnelle de l’histoire ignore que le temps, en réalité, est double : il est<br />

tout autant transformation, ou changement, que durée, ou accumulation 180 . On pourrait dire<br />

179 J’ai développé ces premières réflexions sur le temps archéologique à partir de la matérialité du présent au<br />

colloque annuel de l’European Association of Archaeologists, tenu à Göteborg en 1998. Elles ont donné matière<br />

à deux articles en langue anglaise publiés en Suède : Duration, memory and the nature of archaeological record.<br />

Dans GUSTAFSSON A. et KARLSSON H. (dir.) : Glyfer och arkeologiska rum. En vänbok till Jarl Nordbladh.<br />

Göteborg, Gotarc Series A vol. 3, 1999, p. 529-535. Duration, Memory and the Nature of Archaeological<br />

Record. Dans KARLSSON H. (dir.) : It’s about Time. The Concept of Time in Archaeology. Göteborg, Bricoleur<br />

Press, 2001, p. 61-70. Varaktighet och minne. Res Publica, 53, 2001, p. 47-51.<br />

180 BERGSON, 1997.<br />

106


aussi, à la suite de Bergson, qu’à tout moment du temps, le temps pointe simultanément dans<br />

deux directions. Le temps pointe d’une part vers le futur, par l’irruption continuelle du<br />

nouveau qui change l’existant, mais il pointe également vers le passé, par l’accumulation<br />

continue du « déjà là », qui augmente la masse de l’ancien. C’est là un phénomène<br />

fondamentalement archéologique : pour ce qui concerne la matière, dont sont faits les objets<br />

et les constructions archéologiques, les choses ne disparaissent pas lorsqu’elles ont cessé de<br />

fonctionner ou de servir ; elles demeurent et, incorporées au présent qui vient après elles, elles<br />

continuent à exister. Nous sommes bien placés, en tant qu’archéologues, pour savoir qu’elles<br />

ne disparaissent jamais tout à fait ; même démembrées, même occultées de notre<br />

environnement quotidien, elles demeurent enfouies dans le sol, d’où on peut les faire ressurgir<br />

à tout moment. Notre perception traditionnellement historiciste du temps – selon laquelle<br />

chaque époque possède en propre sa temporalité specifique, à nulle autre pareille – ignore<br />

cette seconde moitié du temps, que constitue la durée.<br />

Nous ignorons le temps comme durée car, comme le dit Bergson, notre représentation<br />

du temps est de nature cinématographique 181 . Pour nous, le temps de l’histoire ne va que dans<br />

une seule direction à la fois et chaque évolution dans le temps (comme chaque mouvement<br />

dans l’image cinématographique) est fondamentalement décomposable en une suite de<br />

moments se succédant un par un les uns aux autres (comme la succession des 24 prises par<br />

seconde qui permet de reconstituer les mouvements du réel dans la projection<br />

cinématographique). En d’autres termes, c’est parce que le temps (de l’histoire) peut être<br />

décomposé en une suite d’instants précis (ou, dirions-nous, de séquences homogènes) que les<br />

processus peuvent nous être rendus visibles ; plus exactement, c’est parce que la suite des<br />

séquences est subordonnée à un ordre de stricte succession que les phénomènes qui se<br />

déroulent dans le temps nous deviennent lisibles. Pour nous, le temps historique – le temps<br />

qui court à travers l’évolution des sociétés du passé – est à la fois fondamentalement<br />

unilinéaire et intrinsèquement additionnel. Or, ce temps-là n’est pas le temps des matériaux<br />

archéologiques. Le temps archéologique – comme temps de la matière – est tout le contraire :<br />

c’est le temps multi-linéaire des durées, le temps permanent de la mémoire.<br />

T’as pas cent balles ?<br />

Il faut maintenant nous tourner vers l’observation des matériaux du présent – de notre<br />

présent – pour appréhender le comportement de ce temps archéologique qui nous échappe.<br />

Nous savons certes que des matériaux anciens constituent l’environnement matériel de notre<br />

présent, mais nous ignorons usuellement à quelle date, précisément, ceux-ci ont été créés. Il<br />

n’y a guère que les objets millésimés, comme par exemple les pièces de monnaies, qui<br />

conservent directement cette information. Dans le dernier trimestre de l’année 2001, j’ai donc<br />

collecté, à partir du porte-monnaie des personnes de mon entourage, plusieurs centaines<br />

d’exemplaires des derniers Francs alors en circulation 182 . La distribution des millésimes<br />

obtenue fait apparaître que les exemplaires parfaitement synchrones que constituent les pièces<br />

en usage à ce moment appartiennent en fait à des séries produites pendant une trentaine<br />

d’années, entre le début des années 1960 et la fin des années 1990. En d’autres termes, il est<br />

clair que la « pointe du présent » qui, du point de vue historique, s’entend comme une date<br />

unique (décembre 2001), est définie, du point de vue des matériaux archéologiques comme un<br />

181 BERGSON, 1996.<br />

182 J’ai publié les résultats de ces observations dans un article paru en 2002 et intitulé « Temps de l’histoire et<br />

temporalités des matériaux archéologiques : à propos de la nature chronologique des <strong>vestiges</strong> matériels. »<br />

Antiquités nationales, 33 (2001), 2002, p. 189-201.<br />

107


ensemble de datations (fournies ici par les millésimes). Ce n’est pas du tout la même chose, et<br />

nous allons bientôt y revenir.<br />

Cet échantillon de pièces de monnaie en usage dans « l’à présent » de la fin de l’année<br />

2001 nous enseigne sur l’identité chronologique de cet instant du temps « réel » dans le temps<br />

archéologique, tel qu’il est exprimé par les restes matériels. La première constatation est la<br />

suivante : si on considère la datation archéologique de cet ensemble, tel qu’elle est donnée par<br />

les millésimes des pièces, on remarque que, sur un total de plus de 300 individus, il n’existe<br />

aucune pièce portant le millésime de l’année en cours (2001). Cela signifie que, du point de<br />

vue du temps archéologique, le présent, tel que nous l’expérimentons comme moment<br />

historique, n’est pas enregistré dans ce type de matériau archéologique que constituent ces<br />

pièces de monnaie. Nous pourrions vivre des moments terriblement importants du point de<br />

vue de l’histoire sans que la composition de cet assemblage, pour ce qui concerne<br />

l’archéologie, en soit modifiée. Ainsi, les événéments de l’histoire et ceux de l’archéologie<br />

sont déconnectés les uns des autres dans la mesure où l’instant présent ne s’enregistre pas<br />

directement dans les matériaux archéologiques, qui, par rapport au temps « réel » que nous<br />

éprouvons, « retardent ».<br />

Si on considère maintenant la fréquence des dates inscrites sur les pièces de monnaies,<br />

on observe que la plupart des exemplaires en circulation datent massivement de la fin des<br />

années 1980 et du début des années 1990. Les pièces se raréfient nettement en deçà des<br />

années 1970 (qui constituent le pic de fréquence le plus important de la série), tandis que les<br />

exemplaires antérieurs aux années 1960 ont déjà complètement disparu de la circulation.<br />

Comme on l’a déjà noté, la datation archéologique de tout moment du présent est donc<br />

marquée par un décalage vers le passé du spectre des éléments datés par rapport à la date<br />

historique réelle des événements. C’est précisément cet écart dont visent à tenir compte les<br />

datations archéologiques établies par terminus ante quem, qui ne retiennent comme élément<br />

datant que les objets datés des périodes les plus récentes. C’est effectivement une bonne<br />

approximation (elle donnerait ici 2000, pour 2001), mais dont la pertinence chronologique<br />

dépend fondamentalement de la probabilité d’incorporation des objets du présent dans les<br />

dépositions archéologiques. Si on considère en effet la probablilité de survie archéologique de<br />

l’échantillon de pièces en question, on remarque que ce sont les exemplaires des années 1980<br />

et 1990 qui ont, statistiquement, les chances les plus grandes de se trouver incorporés à des<br />

assemblages ou des formations stratigraphiques qui auront été constitués, en réalité, au début<br />

des années 2000. Ainsi, les objets portants la date archéologique la plus proche de la date<br />

historique réelle (ces pièces millésimées 2000, en circulation en 2001) ne constituent qu’à<br />

peine 0,2% de l’échantillon total.<br />

Le troisième enseignement que livre cet échantillon de pièces de monnaies porte sur<br />

l’âge des éléments associés les uns aux autres. Il est frappant d’observer en effet que<br />

l’ancienneté des pièces en usage à cet instant du présent constitué par la fin de l’année 2001<br />

présente une distribution relativement symétrique dans le temps, qui s’apparente à une courbe<br />

de type en cloche. Ainsi, un tiers des monnaies en circulation ont 20 ans d’âge, auxquelles il<br />

faut ajouter un quart de la série composée d’exemplaires atteignant 30 ans d’âge. De part et<br />

d’autre de ces classes d’âge dominantes, les fréquences déclinent rapidement : on ne<br />

décompte par exemple qu’aux alentours de 10% d’éléments vieux d’une quarantaine d’années<br />

ou, au contraire, ne dépassant pas 5 ans d’âge. Les exemplaires neufs (de moins d’un an) et<br />

très vieux (de plus de 40 ans) sont, dans les deux cas, l’exception.<br />

108


Le temps probabiliste des durées<br />

Evidemment, nous ne disposons pas d’informations aussi précises lorsque nous<br />

travaillons sur des assemblages ou des sites archéologiques. Néanmoins, nous avons de<br />

bonnes raisons de penser qu’à ces différentes échelles d’observation, les phénomènes de<br />

distribution chronologique des <strong>vestiges</strong> sont de même nature. Nous n’avons pas les dates<br />

historiques exactes donc, mais nous pouvons avancer des datations archéologiques des restes<br />

d’objets ou de constructions que nous observons. Ces datations sont exprimées par des<br />

intervalles chronologiques, qui sont définis par la datation des périodes de production –<br />

lorsqu’on peut les connaître – des objets ou des constructions qui sont associés dans les<br />

assemblages ou les sites que nous étudions. En réalité, il s’agit plus de probabilités de datation<br />

que de datations véritables, même si, empiriquement, nous avons de bonnes raisons de penser<br />

que ces approximations ne sont pas très loin de la réalité. Il n’empêche : la fiabilité<br />

chronologique de ces datations archéologiques est fondamentalement affaire de probabilités.<br />

Elle sera d’autant plus élevée qu’elle pourra être établie sur un nombre important d’éléments<br />

datants. De même, elle pourra être manipulée avec d’autant plus de certitude qu’on la fera<br />

porter sur des durées chronologiques plus longues, ou moins localisées dans le temps. Nous<br />

voici confronté au « paradoxe des <strong>vestiges</strong> », que nous avons rencontré concrètement à propos<br />

du rapport date-datation des pièces de monnaies actuelles : bien qu’ayant été initialement<br />

constitués en un point particulier du temps (ce mur, ou cette tombe, ont bien été mis en place<br />

dans le sol à une date particulière du passé), les <strong>vestiges</strong> ne nous sont plus accessibles, du côté<br />

de notre présent, que comme un intervalle de temps, ou plus exactement une probabilité de<br />

durée. Il n’y a pas moyen d’en sortir ; on peut éventuellement renforcer la fiabilité<br />

chronologique des datations archéologiques, mais on ne peut pas en faire des dates. Le temps<br />

archéologique est fondamentalement de nature probabiliste. C’est ici que le lien avec<br />

l’histoire est coupé. Il n’est plus possible de faire, à l’inverse, le chemin qui relie les<br />

événements du passé aux <strong>vestiges</strong> qui en subsistent. Nous sommes dans un autre monde, qui<br />

est celui de l’archéologie.<br />

Certains éléments sont « datants », d’autres non ; nous savons reconnaître aujourd’hui<br />

certaines caractéristiques des matériaux archéologiques comme pertinentes du point de vue<br />

chronologique et nous en ignorons d’autres. Peut-être en est-il ainsi parce que nous savons pas<br />

tout et qu’il nous reste encore beaucoup de choses à apprendre sur les <strong>vestiges</strong> eux –mêmes ?<br />

Sans aucun doute, mais ce caractère indéfini du temps attaché aux <strong>vestiges</strong> est tout autant le<br />

résultat de notre propre incompréhension que de la nature même des restes archéologiques.<br />

C’est en quelque sorte un composé hybride, qui s’échappe à chaque fois que nous croyons<br />

pouvoir le saisir. Ce qui nous échappe, c’est l’indécision fondamentale des <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques dans le temps, qui est un effet de leur structure. Ainsi, lorsqu’on considère les<br />

intervalles d’approximation chronologique (ou IAC) des datations archéologiques qu’il nous<br />

est possible de produire sur un ensemble quelconque de <strong>vestiges</strong>, on constate que leur<br />

distribution n’est en rien aléatoire. Elle figure une courbe symétrique, de type en cloche, qui<br />

ressemble directement à celle produite précédemment par l’âge des pièces de monnaies. En<br />

d’autres termes, on peut éventuellement agir sur la datation des <strong>vestiges</strong> (en modifiant leur<br />

IAC), mais on ne peut pas modifier la distribution des datations. Ainsi, à Diarville, la<br />

distribution des intervalles d’approximations chronologiques qu’il est possible d’établir pour<br />

les quelques 166 constructions archéologiques « datées » à l’occasion de la fouille extensive<br />

du site funéraire de l’âge du Fer s’organise-t-elle de part et d’autre d’un ensemble de plus de<br />

50% des datations approchées selon une fourchette de 3 à 5 siècles. Les constructions bien<br />

datées – comme en particulier les tombes – ne constituent que moins de 20% du total des<br />

structures observées. Comme l’âge des monnaies actuelles, la représentation statistique des<br />

109


<strong>vestiges</strong> datables avec une relative précision (de l’ordre du siècle) est équivalente à celle des<br />

<strong>vestiges</strong> très mal datables (entre 5 et 10 siècles) et n’atteint qu’environ 10%. De même, les cas<br />

les plus marginaux sont représentés à la fois par les structures datables à l’année près (comme<br />

nos tranchées de fouille, dont nous connaissons la date de réalisation) et celles dont la<br />

probabilité de datation, au contraire, s’étale sur plus d’un millénaire.<br />

110


Chapitre VI<br />

Une archéologie du présent<br />

Gilles Peress : Fouille du charnier de la ferme de Pilica. Srebrenica (ex-Yougoslavie), 1996.<br />

111


Une archéologie du présent<br />

A un journaliste qui l’interrogeait sur les circonstances qui l’avaient amené à s’engager<br />

dans la peinture, Marc Chagall répondit avec une pointe de malice : « Jusqu’à l’âge de 15-16<br />

ans, je ne savais pas qu’on pouvait dessiner simplement avec un crayon. Je pensais qu’il<br />

fallait avoir un diplôme. » J’ai cru moi aussi que pour faire décemment de l’archéologie, il<br />

fallait en quelque sorte qu’on en obtienne le droit ; c’est-à-dire que son travail soit reconnu<br />

alimenter légitimement les débats qui occupent la communauté professionnelle. Je l’ai cru<br />

longtemps, jusqu’à ce que je découvre, voici seulement quelques années, qu’on pouvait faire<br />

de l’archéologie plus profondément que d’habitude en observant simplement les choses autour<br />

de soi. L’archéologie, comme champ d’étude, est un domaine qui commence tout de suite, ici<br />

et maintenant. Il n’est pas nécessaire d’aller la chercher spécialement au bout du monde ou<br />

enfouie très profond ; elle est là, à portée de main. Mais observer quoi, au juste ? Observer,<br />

avec nos yeux d’archéologues, l’intrication des restes matériels qui constituent la masse<br />

hétérogène de notre présent. On peut scruter les paysages : les paysages, urbains ou ruraux,<br />

ont beaucoup de choses à nous apprendre sur la nature de l’objet notre discipline. On peut<br />

examiner toutes les choses construites, ou fabriquées, celles qui servent, ou toutes celles qui<br />

vivent : les maisons, les objets, les outils, et bien d’autres choses encore, ont beaucoup à nous<br />

enseigner sur le fonctionnement du temps archéologique, celui qui s’enregistre dans la matière<br />

et produit ce qu’il faut bien appeler de l’Histoire. On peut rechercher la succession des traces,<br />

démêler les éléments qui varient de ceux qui restent stables, discerner ce qui change et ce qui<br />

subsiste. Gérard Chouquer ne fait pas autre chose, depuis des années, avec l’espace des<br />

paysages 183 , ou Anick Coudart, avec la disposition interne des maisons 184 . Cette archéologie<br />

du passé directement tangible dans le présent, a pour nom l’archéologie du présent. Le<br />

présent, pourtant, n’est ici qu’une ouverture, qui s’ouvre sur toute l’épaisseur des passés qui<br />

ont précédé le présent et qui sont enregistré en lui. Cette archéologie du présent est en fait<br />

toute l’archéologie : une autre archéologie, qui identifie notre objet comme la matière du<br />

présent et notre position comme celle d’observateurs dans le présent.<br />

Une archéologie du passé proche ?<br />

C’est du présent donc, c’est-à-dire des <strong>vestiges</strong> matériels qui constituent la réalité de<br />

notre présent, qu’il nous faut partir. J’ai d’abord été amené à m’intéresser aux restes du passé<br />

immédiat à l’occasion d’un rapport qu’avait demandé la Sous-Direction de l’Archéologie du<br />

Ministère de la Culture à Alain Schnapp sur la situation de l’archéologie du passé<br />

contemporain dans l’archéologie française. Alain m’a proposé de participer à son enquête, qui<br />

devait déboucher sur la rédaction de propositions à l’administration. Celle-ci cherchait<br />

d’ailleurs plutôt à limiter le développement des interventions touchant les périodes récentes,<br />

notamment en matière d’archéologie « préventive ». Comme bien d’autres, ce rapport a été<br />

immédiatement enterré sitôt rendu, mais en ce qui me concerne cela n’a réellement aucune<br />

183 CHOUQUER, 2000.<br />

184 COUDART (1993) ; id. (1994).<br />

112


importance : il m’a donné accès à une nouvelle compréhension des <strong>vestiges</strong> archéologiques,<br />

qui ne m’était pas aussi directement abordable à partir des matériaux des périodes plus<br />

anciennes 185 .<br />

Nous nous sommes d’abord demandés si les restes matériels de l’histoire la plus récente<br />

– ceux du XX ème siècle, par exemple – possédaient ou non réellement le statut de <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques. Dans la pratique, l’essentiel des archéologues ne s’embarrassent pas de telles<br />

questions, puisque les <strong>vestiges</strong> « modernes » sont – en quelque sorte par définition – ceux qui<br />

sont rejetés comme « récents » ; c’est-à-dire comme « non archéologiques ». Pour la plupart<br />

d’entre nous, il va de soi que, puisque l’archéologie s’intéresse au passé, la discipline étudie<br />

les choses « anciennes ». Les vraies difficultés commencent à partir du moment où il faut<br />

tracer une frontière chronologique – comme on nous le suggérait fortement – entre ce qui est<br />

du ressort de l’archéologie et ce qui ne l’est plus. C’est une question délicate car, en réalité,<br />

on a vu, au cours de ces cinquante dernières années, le champ chronologique de la discipline<br />

gagner de plus en plus largement en direction des périodes récentes : l’archéologie médiévale<br />

a acquis ses lettres de noblesse dans les années 1970, puis l’archéologie moderne (au sens<br />

historique du terme ; c’est-à-dire celle des XVI ème -XVIII ème siècles) a accédé, après bien des<br />

controverses, à une véritable légitimité dans les années 1990 à la suite des fouilles du Grand<br />

Louvre, et voilà qu’on se posait maintenant la question de la pertinence d’une archéologie<br />

contemporaine (celle des XIX ème -XX ème siècles). Comme souvent en pareil cas, les experts en<br />

sont encore à s’interroger sur le bien-fondé de l’extension de leur discipline à ces nouveaux<br />

domaines en apparence incongrus, que ces nouveaux champs existent déjà dans les faits,<br />

qu’ils sont déjà exploités et qu’ils produisent déjà des données. L’enquête d’Armelle Bonis a<br />

montré par exemple que des dizaines d’interventions concernant directement l’archéologie<br />

des XIX ème et XX ème siècles étaient couramment pratiquées chaque année en France, depuis<br />

les années 1990. En fait, dès lors qu’on pratique un enregistrement systématique des faits<br />

archéologiques, les <strong>vestiges</strong> des périodes moderne et contemporaine apparaissent dans la<br />

structure des sites archéologiques plus anciens, si bien qu’il est souvent impossible de les en<br />

extraire comme de simples perturbations ou d’ordinaires bouleversements. Dans bien des cas,<br />

les sites archéologiques constitués au cours de périodes conventionnellement considérées<br />

comme « archéologiques » (comme la plupart des villes d’origine romaine, ou de nombreux<br />

édifices cultuels du haut Moyen âge) continuent en réalité à se développer et à évoluer<br />

jusqu’au cœur des périodes récentes, qu’on considère généralement comme objectivement<br />

non archéologiques puisque celles-ci participent de notre présent, ou de notre passé proche.<br />

En réalité, c’est l’inverse qui se produit: ce n’est pas que certains lieux actuels possèdent des<br />

origines archéologiques qu’il serait intéressant d’étudier en elles-mêmes, mais c’est plutôt que<br />

les transformations de ces sites au cours des périodes récentes ne peuvent pas être retranchées<br />

de leur histoire à l’échelle de la longue durée. Le passé proche, et avec lui le présent, n’est pas<br />

autre chose qu’une séquence archéologique venant naturellement s’ajouter à toutes celles qui<br />

précèdent, dans la mesure où celle-ci produit des <strong>vestiges</strong> matériels et des « faits »<br />

archéologiques. Nier l’identité archéologique du présent, ou du passé contemporain, n’est<br />

qu’un point de vue esthétique ou historique, qu’on ne peut pas fonder sur la nature des<br />

<strong>vestiges</strong> archéologiques eux-mêmes. Le présent est fondamentalement archéologique, au<br />

même titre que toutes les autres périodes du passé ; ne serait ce que parce qu’il en est le<br />

prolongement historique.<br />

185 J’ai publié une version résumée de ma contribution au rapport dirigé par Alain Schnapp en 1997 :<br />

L’archéologie du passé contemporain : enjeux et perspectives. Les Nouvelles de l’Archéologie, 70, p. 7-14. J’ai<br />

présenté une synthèse de ces réflexions en Anglais dans un chapitre de l’ouvrage collectif édité en 2000 par<br />

Victor Buchli et Gavin Lucas : The Archaeology of the contemporary Past. Dans BUCHLI V. et LUCAS G.<br />

(dir.) – Archaeologies of the contemporary Past. Londres et New York, Routledge, p. 175-188.<br />

113


Allant plus loin, cela signifie-t-il qu’il existe déjà des sites véritablement archéologiques<br />

qu’on puisse considérer comme emblématiques de cette archéologie contemporaine à venir ?<br />

Effectivement, une série de lieux, qui ont été le siège d’événements reconnus comme<br />

particulièrement marquants dans l’histoire du XX ème siècle, ont été préservés en l’état, afin<br />

d’en constituer le souvenir matériel direct. Ce sont surtout les grands conflits mondiaux, et en<br />

particulier celui de la Seconde Guerre Mondiale, qui ont focalisé l’attention : les installations<br />

du camp d’extermination nazi d’Auschwitz, par exemple, ont été conservées pour préserver<br />

un témoignage matériel essentiel de l’holocauste. De la même manière le dôme ruiné<br />

d’Hiroshima a été inscrit, après bien des controverses, sur la liste du patrimoine mondial de<br />

l’Unesco, pour sauvegarder un témoin de l’apocalypse nucléaire de 1945. En France, ce sont<br />

les ruines du bourg incendié d’Oradour-sur-Glane, en Limousin, qui ont été conservées dès<br />

l’immédiate après-guerre pour témoigner de l’horreur de la barbarie nazie. Ces sites ne sont<br />

pas seulement des mémoriaux, ou des « lieux de mémoire » censés commémorer des<br />

événements de l’histoire collective ; ce sont également des sites archéologiques au sens plein<br />

du terme, dans la mesure où leur préservation vise à conserver, avec eux, une mémoire<br />

matérielle du passé auxquels ils appartiennent.<br />

Oradour ne veut pas mourir<br />

C’est précisément là toute la difficulté : la conservation des sites témoins de l’histoire<br />

récente fait apparaître que, du point de vue archéologique, ceux-ci n’ont pas de lieu fixe dans<br />

le passé. Leur préservation n’est pas autre chose, fondamentalement, qu’un processus<br />

d’invention, qui tend à fixer le passé qu’on cherche à commémorer à un endroit unique –<br />

c’est-à-dire nécessairement fictif – du temps. Le cas d’Oradour-sur-Glane, dont l’historienne<br />

américaine Sarah Farmer a étudié la constitution comme mémorial du massacre perpétré en<br />

juin 1944 par un bataillon de la division SS “ Das Reich ” 186 , en donne une démonstration<br />

particulièrement significative. Je me suis intéressé ici à l’aspect archéologique de la<br />

préservation du site, d’autant que dans l’esprit de ses concepteurs de 1945, la référence à<br />

Pompéi était explicite. Pour eux, il s’agissait de montrer comment, à Oradour, la vie s’était<br />

brutalement arrêtée le 10 juin 1944, lorsque la presque totalité de la population du bourg avait<br />

été exterminée par les nazis. Ici – comme à Auschwitz, comme à Hiroshima – il était essentiel<br />

de montrer un lieu figé dans le temps, comme subitement fossilisé par le cataclysme<br />

historique qui l’avait saisi : un Pompéi contemporain, en quelque sorte. De manière<br />

révélatrice, personne n’avait envisagé sur le moment les effets de la propre inertie du site qui,<br />

lui, n’était pas mort en 1944. On continuait toujours à passer, par la route, par Oradour ; des<br />

paysans y possédaient toujours des granges où ils remisaient leurs tracteurs ou leurs machines<br />

agricoles ; des familles y avaient toujours des jardins où elles cultivaient des légumes ou<br />

élevaient des animaux… Bref, la vie matérielle des choses, ordinaire, triviale, continuait à<br />

Oradour malgré le traumatisme insurmontable causé à la population. Aussi, l’une des<br />

principales mesures qui devaient accompagner, en 1946, la reconnaissance des ruines du<br />

bourg incendié comme monument historique national fut de cautériser définitivement le site,<br />

en en empêchant complètement l’accès et la traversée. On enferma donc Oradour à l’intérieur<br />

d’une enceinte et on mura les ouvertures des bâtiments encore en usage ; tandis qu’un nouvel<br />

Oradour était construit ailleurs. Pour conserver Oradour comme mémorial historique, il fallait<br />

tuer Oradour comme lieu d’occupation humaine ; c’est-à-dire le terminer comme site<br />

archéologique. Mais avec quelles conséquences ?<br />

186 FARMER, 1994.<br />

114


Les responsables de l’administration des Monuments historiques, auxquels avait été<br />

confié le projet, n’avaient pas anticipé l’importance grandissante qu’allaient devoir prendre<br />

les travaux de conservation du site, dès lors qu’on aurait achevé Oradour. A l’origine, on<br />

n’avait prévu que des petits travaux d’entretien assurés par des employés communaux, comme<br />

l’élimination des mauvaises herbes, ou des petites réparations de maçonnerie ; mais dès 1946<br />

c’est un véritable programme de consolidation, chaque année de plus en plus lourd, qu’il faut<br />

bien lancer : il faut reprendre les murs exposés aux intempéries qui s’effondrent, il faut<br />

remplacer les linteaux en bois des ouvertures, qui pourrissent, par des pièces en béton, il faut<br />

enlever les parties de maçonnerie en terre qui se désagrègent… De la même manière, dès lors<br />

qu’ont été supprimés les jardins qui contribuaient malgré tout à l’entretien du site, il n’y a<br />

guère d’autre solution que de créer de grands espaces engazonnés, de manière à empêcher la<br />

croissance incontrôlée des broussailles et des arbustes. Au fil du temps, Oradour prend chaque<br />

année davantage la physionomie surréaliste d’un parc de ruines contemporaines fabriquées,<br />

dans lesquelles la part des restaurations tend progressivement à se substituer à celle des<br />

éléments originaux. Et c’est paradoxalement cette apparence d’irréalité qui rapproche<br />

maintenant la physionomie d’Oradour de celle de Pompéi.<br />

La conservation de la voiture du Docteur <strong>Des</strong>ourteaux est sans doute l’exemple le plus<br />

frappant de cette impossibilité de fixer le passé des constructions archéologiques. A l’origine,<br />

cette automobile devait rappeler les circonstances dans lesquelles le Docteur <strong>Des</strong>ourteaux,<br />

arrivé à Oradour et emmené immédiatement par les SS pour être tué, avait du abandonner sa<br />

voiture sur place, où elle était restée depuis. Que la voiture actuellement exposée dans les<br />

ruines d’Oradour ne soit pas celle du Docteur <strong>Des</strong>ourteaux mais celle d’un membre de sa<br />

famille, peu importe, au fond. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est que cette voiture ressemble de<br />

moins à moins à ce qu’on s’attend à voir d’une véritable voiture : depuis 1944, toute la<br />

peinture a disparu, laissant à nu le métal oxydé qu’il a fallu stabiliser et protéger d’un vernis<br />

anti-corrosion. Les petits éléments, comme les essuie-glaces, les rétroviseurs ou les parechocs,<br />

ont disparu depuis longtemps. Les vitres, ainsi que toute la garniture des sièges,<br />

n’existent plus non plus. Les pneus se sont littéralement désagrégés ; la carcasse de la voiture<br />

repose maintenant au sol directement sur le châssis, un peu de guingois, tandis que la base des<br />

portières est tombée sur la chaussée. Ce que nous voyons aujourd’hui n’est plus une voiture<br />

des années 1940 : c’est un témoin méconnaissable, ou plus exactement un vestige<br />

archéologique de voiture des années 1940, tel qu’il peut se présenter à nous dans les années<br />

2000.<br />

La difficile préservation des sites contemporains nous enseigne quelque chose dont nous<br />

nous rendons mal compte avec les sites archéologiques “ classiques ”, qui appartiennent à des<br />

périodes objectivement révolues à nos yeux: quoique nous fassions, le passé, comme création<br />

matérielle, continue à exister et à se transformer dans le présent. C’est parce que nous croyons<br />

à un temps historique unilinéaire et séquentiel – dans lequel chaque temporalité chasse celle<br />

qui la précède – que nous sommes persuadés qu’il faut garder Oradour ou Auschwitz en<br />

l’état. Mais nous ne voyons pas que ce temps historique n’est pas le temps archéologique des<br />

<strong>vestiges</strong> eux-mêmes et que nous ne faisons guère autre chose, en voulant préserver ces restes<br />

du passé “ dans leur passé ”, que les bourrer d’adjonctions qui leur sont étrangères. Nous leur<br />

inventons un passé qui n’a jamais existé – et pour cause – mais qui, par sa masse<br />

envahissante, finit par se substituer à ce passé originel qui s’efface et qui disparaît<br />

irrémédiablement. Quoique nous fassions, ces <strong>vestiges</strong> du passé vont s’altérer et vieillir : c’est<br />

leur manière à eux de demeurer avec nous, d’exister dans notre présent. L’écroulement, la<br />

disparition des lieux en tant que tels sont une composante directe de l’identité matérielle des<br />

sites et des <strong>vestiges</strong> ; ils en sont la mémoire active dans le présent. Le temps archéologique ne<br />

115


s’arrête pas à partir du moment où les sites sont abandonnés : il continue à travailler la matière<br />

des <strong>vestiges</strong>, qui sont désormais absorbés dans un autre environnement, dans lequel ils<br />

maintiennent imperceptiblement la mémoire d’autres temps.<br />

« Difficile à reconnaître, dit Simon Srebnik dans Shoah, le film de Claude Lanzmann,<br />

où on le voit avancer vers une grande prairie ouverte au milieu des arbres, mais c’était<br />

ici. Ici on brûlait les gens. Beaucoup de gens ont été brûlés ici » On n’entend que le<br />

bruit de ses pas dans l’herbe et le chant des oiseaux dans la forêt toute proche. « Ya, das<br />

ist das Platz » : « Oui, c’est l’endroit. Personne n’en repartait jamais. (…) C’était<br />

toujours aussi tranquille ici. Toujours. Quand on brûlait chaque jour 2000 personnes,<br />

des Juifs, c’était également tranquille. Personne ne criait. Chacun faisait son travail.<br />

C’était silencieux. Paisible. Comme maintenant. » 187<br />

Le retour des disparus<br />

Oradour-sur-Glane est l’exemple d’un lieu que l’on tente de préserver, immédiatement<br />

après l’événement qui lui donne un sens nouveau, comme un véritable site archéologique du<br />

XX ème siècle, et plus particulièrement de la Seconde Guerre Mondiale. Quotidiennement, on<br />

découvre également des <strong>vestiges</strong> archéologiques contemporains – qui passent généralement<br />

inaperçus : ce sont des détritus – mais depuis une dizaine d’années, on fouille désormais des<br />

sites du XX ème siècle, en les approchant comme des sites archéologiques en tant que tels. Les<br />

premières expériences ont commencé en 1990 avec la fouille de la tombe collective contenant<br />

le corps de l’écrivain Alain Fournier, tué en 1914 à Saint-Remy-la-Calonne (Meuse). Au<br />

cours des années 1990, de véritables programmes de recherches de terrain sur les sites<br />

militaires de la Grande Guerre se sont mis en place, avec en particulier les recherches menées<br />

par Alain Jacques et Yves <strong>Des</strong>fossés dans le Nord de la France, autour d’Arras et d’Amiens.<br />

En 1997, j’avais réuni avec Victor Buchli ces différentes expériences françaises en matière<br />

d’archéologie du XX ème siècle pour les comparer aux travaux d’inventaire et de conservation<br />

entrepris notamment en Grande-Bretagne, à l’occasion d’une session organisée lors du 5 ème<br />

congrès annuel de l’Association des Archéologues Européens (European Association of<br />

Archaeologists ; EAA) tenu à Bournemouth 188 . Je voudrais seulement évoquer ici l’expérience<br />

de la fouille du bombardier britannique de Fléville en ce qu’elle apporte de nouveau quant au<br />

statut de l’archéologie du présent par rapport à l’histoire.<br />

En 1997, des travaux routiers réalisés sur le territoire de la commune de Fléville-devant-<br />

Nancy (Meurthe-et-Moselle) occasionnèrent la découverte de débris métalliques appartenant à<br />

des restes d’avion. La fouille de contrôle, réalisée par mon ami Jean-Pierre Legendre du<br />

Service régional de l’Archéologie de Lorraine, devait permettre d’identifier ces <strong>vestiges</strong><br />

comme ceux d’un bombardier Lancaster, le RA502 Z-Zebra, porté disparu dans la nuit du 1 er<br />

au 2 février 1945, de retour d’une mission de bombardement sur Ludwigshafen, dans la Ruhr.<br />

Dans un entonnoir de plus de quatre mètres de profondeur, on découvrit les moteurs et une<br />

partie du fuselage de l’avion, qui contenait encore plusieurs mitrailleuses Browning calibre<br />

303 anglais, mais surtout des éléments d’équipement de l’équipage : deux parachutes, des<br />

restes de botte de vol, un lambeau de combinaison de vol contenant, dans une poche parvenue<br />

intacte, une trousse médicale d’urgence comprenant des ampoules de morphine auto-<br />

187 LANZMANN, 2001 : 24-25.<br />

188 A la suite de la session de Bournemouth, les travaux menés en France sur l’archéologie du XX ème siècle ont<br />

été présentés dans un dossier que j’ai dirigé en 2000 dans la revue Archéologia : L’archéologie confrontée aux<br />

<strong>vestiges</strong> des deux dernières guerres. Archéologia, n° 367 (mai 2000), p. 22-45.<br />

116


injectables ainsi qu’une carte de l’Est de la France, de la Belgique et de l’Allemagne de<br />

l’ouest imprimée sur soie… La fouille devait permettre d’établir que deux des membres<br />

d’équipage avaient manifestement péri avec l’avion, faute d’avoir pu utiliser leurs parachutes.<br />

Les recherches d’archives, qui ont permis d’identifier l’avion ont également donné la<br />

possibilité de retrouver trois survivants des sept membres de l’équipage du bombardier<br />

anglais : William Anderson (bombardier), Victor Cassapi (mécanicien de bord) et Allan<br />

Jarmel (mitrailleur arrière). Victor – Vic dans la RAF – avait tenu à participer à la session de<br />

Bournemouth sur l’archéologie du passé contemporain. Dans son intervention, il a notamment<br />

déclaré :<br />

« En ce qui me concerne, la découverte des <strong>vestiges</strong> de notre avion et la résolution des<br />

circonstances de la mort de mes camarades disparus m’ont profondément affecté.<br />

Cinquante trois ans durant, j’ai beaucoup pensé et réfléchi à la mort de mes camarades.<br />

J’ai toujours ressenti le besoin de disposer d’une sorte de point focal qui me permettrait<br />

d’honorer leur mémoire. C’est maintenant chose faite et je suis convaincu qu’ils<br />

peuvent enfin reposer en paix. (…) Nora, la sœur de Norman Tinsley, et Gladis, celle<br />

d’Andy James, ont reconnu toutes les deux qu’elles se sentaient infiniment mieux<br />

depuis qu’elles connaissaient le destin qui a été celui de leurs frères et la façon dont les<br />

Français de Lorraine ont rendu hommage à leur mémoire. C’est ce que je ressens aussi,<br />

même si, pendant de nombreuses années, j’ai totalement évité de penser à ma vie et aux<br />

événements de ces années de guerre. »<br />

Le témoignage de Vic est, à mon sens, le plus bel hommage qu’on puisse rendre au<br />

travail des archéologues : pour lui, qui a été le témoin direct des événements dont procèdent<br />

les <strong>vestiges</strong> découverts à Fléville, l’important ne réside pas dans les interprétations que les<br />

archéologues peuvent élaborer à partir des débris matériels sur lesquels ils ont travaillé. Pour<br />

Vic, comme pour Nora et Gladis qui sont plus éloignées de ces événements, ce qui est<br />

fondamental dans l’activité des archéologues c’est leur travail de remise au jour du passé, un<br />

passé qu’on croyait disparu alors qu’il était simplement enfoui. Leur témoignage reconnaît<br />

une place extraordinaire aux archéologues, loin de leur statut traditionnel d’experts du passé :<br />

pour eux, les archéologues sont ceux qui ramènent parmi nous le passé disparu, qui le font<br />

resurgir dans le présent et qui, ce faisant, changent l’histoire en faisant advenir le passé.<br />

Comme le souligne Vic, les archéologues provoquent la fin d’un processus de deuil resté<br />

inachevé dans l’incertitude du sort des disparus, en rapportant le témoignage matériel de leur<br />

mort, mais, au delà, ils créent quelque chose de plus profond : il donnent au passé une place –<br />

Vic dit « une sorte de point focal » - dans le présent. Parce qu’il a désormais à nouveau sa<br />

place matérielle dans le présent, le passé, suspendu jusqu’alors, peut enfin avoir eu lieu et<br />

apaiser le présent.<br />

Il faut prendre au sérieux les critiques adressées à cette nouvelle archéologie du « passé<br />

récent » qui, pour ses détracteurs, est inutile car elle n’apporte rien de neuf qui ne soit déjà<br />

connu par une surabondance de textes, de plans, de photographies ou de films. Cela est tout à<br />

fait vrai ; ce n’est pas sur ce terrain de la documentation de la culture matérielle que<br />

l’archéologie contemporaine trouve sa véritable dimension. Car il nous faut aller jusqu’au<br />

bout de l’argument : reconnaître la légitimité d’une archéologie du présent ou du « passé<br />

proche », c’est mettre en cause l’approche traditionnellement historiciste des matériaux<br />

archéologiques ; plus encore, avancer que cette « autre archéologie » ne serait pas, sur le fond,<br />

fondamentalement différente de celle des autres périodes plus anciennes de l’histoire de<br />

117


l’humanité, c’est dénoncer la perspective historiciste comme irrecevable dans le domaine de<br />

l’archéologie. Pourquoi donc? parce que, selon cette appréhension conventionnelle de la<br />

discipline, les matériaux du passé extraits par l’archéologie prennent leur sens dans une suite<br />

chronologique séquentielle et unilinéaire. Il est donc essentiel, dans cette perspective, de<br />

connaître précisément quels types d’artefacts identifient chacun des moments de cette suite de<br />

séquences et sur quels types d’assemblages typologiques prend appui ce déroulement<br />

uniforme du temps, qui serait propre au temps archéologique. C’est là un des présupposés<br />

fondamentaux de l’archéologie traditionnelle d’inspiration historiciste, selon lequel, puisque<br />

les différentes séquences typo-chronologiques procèdent les unes des autres tout au long<br />

d’une suite unique, l’unilinéarité supposée du temps archéologique fonctionnerait comme un<br />

lien causal entre elles. Selon cette approche conventionnelle, la reconstitution de ce temps<br />

séquentiel, continu et unidirectionnel, en viendrait ainsi à se confondre avec une forme<br />

d’explication historique, puisqu’elle rendrait apparente cette articulation causale des<br />

séquences les unes vers les autres : la typo-chronologie des matériaux archéologiques n’a pas<br />

d’autre but que celui-là. Malheureusement, ainsi que nous l’avons vu au chapitre précédent, le<br />

temps archéologique ne fonctionne pas ainsi. Plus encore, l’archéologie du passé<br />

contemporain, dans la mesure où elle traite de périodes proches, met en échec cette supposée<br />

unidirectionnalité spontanée du temps historique, puisqu’elle fait « resurgir » la mémoire du<br />

passé dans le présent et qu’elle « réactive » un processus de mémorisation jusqu’alors<br />

dormant.<br />

L’archéologie réactive le passé ou plutôt elle fait, selon l’expression de Benjamin, des<br />

événements du passé « des faits historiques à titre posthume » 189 . Elle n’exhume pas, à<br />

proprement parler, les éléments d’une histoire qui aurait eu lieu avant elle et en dehors d’elle,<br />

mais au contraire elle contribue directement à construire cette histoire, en en faisant un enjeu<br />

du présent. C’est bien là où est le scandale, pour les tenants de l’orthodoxie historiciste : cette<br />

autre archéologie fait sauter le verrouillage du temps en reconnaissant à certains événements<br />

du passé un statut particulier, capable d’éclairer la situation du présent. Comme le souligne<br />

Benjamin, ce processus de reconnaissance ignore l’articulation causale, fonctionnant de<br />

proche en proche, qui constituerait, dans la perspective historiciste, l’armature du temps<br />

historique. Il l’ignore, car des événements du passé peuvent être réactivés dans le présent<br />

après des années, voire, dit Benjamin, « des millénaires » de latence. Nous savons que cela est<br />

parfaitement véridique : en Grèce, les travaux dirigés par Geoff Bailey dans la région de<br />

l’Epire mettent notamment en évidence que des processus d’érosion sévère, causés<br />

actuellement par une surcharge de l’élevage des ovicapridés imposé à un milieu fragilisé<br />

réactivent en fait des phénomènes de dégradation des sols engagés au Paléolithique 190 . Ce<br />

faisant, la reconstruction de l’histoire qu’alimente cette activité de reconnaissance du passé ne<br />

plus prétendre au statut de reconstitution qu’on lui reconnaissait jusqu’alors, mais à celui de<br />

transcription ; de la même manière, ce n’est plus tant le statut de « cause originelle » attaché<br />

aux événements du passé qui importe désormais que celui de repère qui leur est reconnu après<br />

coup et qui, lui seul, donne son sens à cette histoire relationnelle.<br />

Il faut le dire maintenant : ce processus qui fait exploser le temps conventionnel de<br />

l’histoire, c’est celui de la mémoire. Dans cette archéologie fonctionnant comme une<br />

mémoire, là où le temps ne joue plus son rôle ordinaire, ce qui est désormais au centre n’est<br />

plus l’engrènement du temps, période après période, mais c’est bien la totalité du présent, à<br />

l’aune duquel l’histoire toute entière se trouve inlassablement réévaluée : c’est, selon les mots<br />

de Benjamin, le présent comme « temps du présent » (“ Jetzzeit ”) qui constitue désormais, en<br />

189 Appendice, thèse A ; BENJAMIN, 2000a: 442-443.<br />

190 BAILEY,2003.<br />

118


lieu et place du temps séquentiel et unilinéaire de la vision historiciste, la source même de<br />

l’histoire, son origine toujours recommencée, intarissablement « à présent ». « L’histoire,<br />

écrit Benjamin dans sa Thèse XIV « sur le concept d’histoire », est l’objet d’une construction<br />

dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide (de l’historicisme), mais le temps saturé d’à<br />

présent. 191 » Comme le révèle l’archéologie, dans ce présent turbulent sont enchâssés des<br />

fragments de temporalité issus du passé, qui, lorsqu’ils sont reconnus comme tels, permettent<br />

à l’histoire d’advenir. Vic Cassapi, au fond, ne dit pas autre chose ; ces « éclats » en question,<br />

lorsqu’ils permettent soudain d’unir le présent vécu avec le passé à nouveau révélé sont<br />

porteurs d’un temps qu’il n’est pas exagéré de qualifier de « messianique » : ils font<br />

véritablement arriver soudain quelque chose de miraculeux qui transforme l’histoire.<br />

De l’archéologie du paysage à l’archéologie de la mémoire<br />

Observer l’intrication des restes matériels qui constituent la masse hétérogène de notre<br />

présent, voilà ce que fait Gérard Chouquer lorsqu’il analyse la structure des constructions<br />

archéologiques que sont les paysages. Voici un paysage : voyez une ville, grise et blanche, qui<br />

s’étend du bassin à présent pétrifié d’une rivière vers le sommet des collines environnantes,<br />

jusqu’à l’horizon ; ailleurs une campagne dénudée, sans plus un arbre ou une haie, comme<br />

une immense couverture de champs verts et jaunes jetée sur le relief de la terre… Quelle est<br />

l’histoire de ces paysages et comment y accéder? Nous ne sommes plus ici dans cet espace<br />

imaginaire d’une temporalité spécifique du passé ; nous ne sommes pas en train de mettre au<br />

jour, dans un coin minuscule de cette étendue qui occupe tout l’espace, les <strong>vestiges</strong> enfouis<br />

d’une période disparue dont nous pourrions dire : “ ceci est le passé ; le passé était ainsi ”.<br />

Non, nous sommes ici, au présent, et nous regardons ce paysage étalé devant nos yeux et qui<br />

contient le passé, tous les moments mêlés du passé. Nous observons une forme, maintenant ;<br />

nous scrutons une surface parcourue de lignes et de motifs, dans laquelle nous reconnaissons<br />

des dessins, où nous distinguons des effets de structures à l’intérieur desquels les formes<br />

locales s’articulent, dans leur infinie diversité, pour former, de proche en proche, des trames<br />

globales. Nous observons un paysage comme on regarde un tableau, parce qu’il n’y a rien<br />

d’autre à voir ici que de la pure forme, que des structures morphologiques. Tout le reste –<br />

cette apparente évidence du passé à être un état, ou plus exactement une succession d’états<br />

distincts dans le temps – s’est dissout, comme s’il n’avait jamais existé. L’harmonieuse<br />

étrangeté de l’espace imprègne tout ce qui nous est donné à voir et nous commençons à nous<br />

poser des questions nouvelles : qu’est-ce qui change et qu’est-ce qui se maintient dans ce<br />

paysage quand on passe de l’échelle du proche, ou du local, à celle du lointain, ou du global ?<br />

Comment cet espace apparemment homogène, en tout cas manifestement structuré, peut-il se<br />

nourrir de l’hétérogène, de l’accidentel, de ce qui lui est étranger ?<br />

Ici, dès qu’on interroge l’espace, on questionne simultanément le temps. Pourquoi<br />

cela; le temps et l’espace ne sont-ils donc pas séparés ? Le passé n’est-il pas ce qui a eu lieu et<br />

qui n’est plus ; ce qui enfoui et qui attend d’être exhumé ? Ici, le temps est amalgamé à<br />

l’espace parce que, justement, le passé n’est pas conservé sous le présent comme un souvenir<br />

mais dans la matière de celui-ci comme un signe, un élément du motif et de la trame de<br />

l’espace. Voyez cette ville auréolée d’une couronne de zones industrielles et de lotissements,<br />

ces paysages vides fabriqués par l’agriculture industrielle : les constructions des temps<br />

anciens – les routes, les bâtiments, le réseau des champs – y ont disparu depuis longtemps de<br />

la surface du sol. Il n’en reste absolument rien de visible, à peine des débris infimes enfouis<br />

191 BENJAMIN, 2000a : 439.<br />

119


dans la terre, et pourtant… Et pourtant ces créations du passé continuent à exister, dans une<br />

sorte d’inconscient de l’espace, sous la forme de limites, d’orientations, de contours ou de<br />

masses. Elles continuent à contraindre la structure physique et l’organisation de l’espace, au<br />

présent. Ce n’est d’ailleurs pas un moment particulier du passé qui prédomine sur tous les<br />

autres, bien que certaines périodes (comme celle de l’occupation romaine, en particulier) aient<br />

laissé une empreinte particulièrement forte sur le paysage : non, ce qui agit ici, c’est<br />

l’accumulation de toutes ces temporalités du passé qui, ensemble et non pas les unes après les<br />

autres, structurent la configuration du présent. Ici, force est de constater que l’accumulation<br />

des créations du passé ne fonctionne pas seulement comme un simple processus mécanique de<br />

surimposition mais comme une dynamique complexe à l’intérieur de laquelle l’impact des<br />

événements du passé peut continuer à jouer à distance dans le temps. C’est parce que les<br />

événements archéologiques sont inscrits dans la matière que leur effet dépasse, dans le temps,<br />

le moment où ils ont été créés ; en réalité leur conséquence est destinée à durer aussi<br />

longtemps que durera cette inscription des événements archéologiques dans la matière.<br />

Voici maintenant que le temps est bouleversé, à nouveau, parce qu’encore une fois<br />

nous le considérons à partir du présent et non plus depuis ce point de vue imaginaire d’où<br />

nous serions retirés de son mouvement et où nous le regarderions passer devant nous, avec<br />

toute la procession de ses séquences attachées à la suite les unes des autres, comme un cortège<br />

de carnaval de l’Histoire. Rechercher le passé, fondamentalement, n’est pas autre chose<br />

qu’analyser la matérialité du présent. De la même manière, étudier le passé n’a de sens que<br />

dans la mesure où l’on aborde tous les moments du passé dans la durée et non pas un seul<br />

d’entre eux en particulier. L’objet de l’archéologie – de cette autre archéologie – c’est cette<br />

mémoire des lieux et des choses, une mémoire spécifique qui se noue dans un temps qui n’est<br />

pas le temps séquentiel et unilinéaire de l’histoire conventionnelle. L’archéologie n’est pas la<br />

petite soubrette de l’Histoire que l’on croit; elle appartient à un autre monde, plus fort et plus<br />

profond. Il faut trouver d’autres mots pour commencer à identifier ces relations dans le temps<br />

que tissent entre elles les créations du passé. Au delà des concepts conventionnels de<br />

synchronie (ce qui existe, semblable ou différent, au même moment) et de diachronie (ce qui<br />

se maintient dans le temps), il est nécessaire, souligne Gérard Chouquer, d’inclure les notions<br />

plus complexes d’uchronie et d’hystéréchronie : l’uchronie désigne cette faculté<br />

d’indétermination que possède chaque moment du temps vis-à-vis de son futur ; c’est-à-dire<br />

des formes ultérieures auxquelles les formes du moment présent donneront lieu. Quant à<br />

l’hystéréchronie, elle décrit le temps de latence que l’on observe très fréquemment dans<br />

l ‘histoire des sites ou des occupations humaines entre un événement particulier ayant lieu à<br />

un moment quelconque du temps et l’effet qu’il provoque par la suite, parfois très longtemps<br />

après. Dans son approche de l’archéologie des paysage, Gérard Chouquer insiste sur la notion<br />

d’hystérésis morphologique, empruntée à l’écologie, et qui décrit le temps de latence qui se<br />

manifeste “ lorsqu’un phénomène étant éteint, ses effets continuent à se faire sentir longtemps<br />

après, et même à se développer en raison d’un effet d’inertie ” 192 . A cette liste des phénomènes<br />

de temporalité à l’œuvre dans la mémoire archéologique, il faut sans doute ajouter la notion<br />

de prochrononie chère à Blaise Cendrars, que celui-ci a tenté de mettre en œuvre dans les<br />

mémoires romancées qu’il a publiées sous le titre de “ L’homme foudroyé ” : la prochronie,<br />

chez Cendrars, c’est cette capacité qu’ont parfois certains événements à communiquer entre<br />

eux à travers la distance du temps ; plus précisément, c’est cette disposition qu’ont certaines<br />

expériences de l’existence humaine à réactiver brutalement des événements particuliers du<br />

passé, qui prennent dès lors une dimension véritablement prophétique, telle la main arrachée<br />

de Cendrars sur le front de la Guerre de 1914-1918, dont le souvenir des circonstances, en<br />

192 CHOUQUER, 2000 : 150.<br />

120


1940, déclenche la renaissance à l’écriture de l’écrivain 193 . C’est en tout cas quelque chose<br />

d’assez peu éloigné de ces phénomènes que traduisent les processus archéologiques de type<br />

“ polycycliques ” qui font se succéder à intervalles irréguliers des cycles à l’intérieur se<br />

succèdent des séquences de création, puis de scellement et enfin de réactivation des créations<br />

archéologiques.<br />

Ce sont là des pistes intéressantes, mais qui ne sont néanmoins pas suffisantes à elles<br />

seules pour nous conduire quelque part. Nous savons maintenant que les processus de relation<br />

temporelle à l’œuvre dans les créations archéologiques ne sont pas “ ordinaires ”, dans la<br />

mesure où ils s’organisent dans le cadre d’une certaine forme de mémoire, qui n’est pas la<br />

mémoire historique à proprement parler mais bien la mémoire interne, en quelque sorte<br />

intrinsèque, du matériau archéologique. C’est le fonctionnement de cette mémoire des<br />

créations archéologiques qu’il nous faut aborder et dont nous devons saisir les mécanismes si<br />

nous voulons nous donner les moyens de comprendre ce jeu de la temporalité à travers le<br />

temps. Il est inutile de chercher à nous retourner vers les domaines connus et réconfortants de<br />

l’archéologie traditionnelle : nous sommes allés trop loin et il n’y a plus, désormais, de<br />

chemin de retour. Nous sommes ailleurs, sur un autre terrain qui, pour nous, n’a encore ni<br />

nom ni cartographie mais dont nous savons qu’il est celui de la mémoire archéologique. Cette<br />

mémoire de l’archéologie présente d’étranges résonances avec la mémoire de la psychanalyse,<br />

non parce qu’elles seraient toutes deux d’origine psychique (l’une collective, l’autre<br />

individuelle), mais bien d’avantage parce qu’elles s’enracinent l’une et l’autre dans un<br />

matériau soumis au temps et à l’irréversibilité. Selon l’approche initiée par Freud, souligne le<br />

psychanalyste André Green, “ la mémoire est un système multiple de traces se réinscrivant<br />

périodiquement, se “ retraduisant ” à la faveur de circonstances nouvelles 194 ” Traces, <strong>vestiges</strong><br />

du passé organisés en systèmes, réactivations périodiques, réinscription des faits<br />

archéologiques dans la matière se traduisant par des effets de palimpsestes, réaménagement<br />

des constructions archéologiques issues du passé leur permettant d’accéder à d’autres<br />

traductions au présent, changements contextuels provoquant la réorganisation des systèmes de<br />

<strong>vestiges</strong> antérieurs… Nous sommes paradoxalement ici en terrain connu : celui du<br />

comportement des <strong>vestiges</strong> du passé, qui s’assimile à celui de la mémoire psychique ; c’est-àdire<br />

au fonctionnement de l’inconscient. Qu’est-ce que cela veut dire? Cela signifie non pas<br />

que la mémoire archéologique et la mémoire psychique sont identiques, mais que leur<br />

élaboration fonctionne de manière proche. Dans les deux cas, la mémorisation – ou, si l’on<br />

préfère, le rappel de l’identité du passé – ne s’effectue pas à partir d’un supposé stock de<br />

“ souvenirs ” (c’est-à-dire de témoins des temps anciens), mais elle se réalise au contraire bien<br />

au présent, en “ réinscrivant ” les constructions héritées du passé dans une nouvelle<br />

“ traduction ”. Pour prendre un exemple immédiat, c’est la dans la pratique au jour le jour<br />

d’aménager, de reconstruire et d’étendre qu’est maintenue l’identité urbaine d’une ville et non<br />

par la pétrification de son centre ancien, à supposer que l’on parviendrait à le maintenir “ en<br />

l’état ”. De ce “ souvenir ” vrai, on ferait un musée ou une ruine, en tout cas rien qui<br />

ressemblerait à une ville au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Aussi, c’est<br />

fondamentalement dans une “ retraduction ” au présent, par l’adaptation continue des lieux<br />

aux contraintes de fonctionnement du moment actuel, qu’est perpétuée leur identité héritée du<br />

passé ; c’est-à-dire leur mémoire. Je conserve à ma maison édifiée au XVIII ème siècle son<br />

identité d’espace domestique en continuant à habiter dedans ; c’est-à-dire en la transformant<br />

pour l’adapter à mes besoins. Ce faisant, je la rends certainement méconnaissable par rapport<br />

à son état originel, mais là n’est pas ce qui importe : ce qui importe, c’est qu’elle continue à<br />

fonctionner comme une maison. Ainsi, les adjonctions étrangères dont je l’augmente en<br />

193 CENDRARS, 1945.<br />

194 GREEN, 2000 : 209.<br />

121


viennent à faire partie intégrante de l’histoire du lieu et c’est cette histoire particulière, faite<br />

de remaniements, de réutilisations, de créations, qui intéresse au premier chef l’archéologie.<br />

Green le dit d’ailleurs lui-même avec netteté : “ la psychanalyse n’est que relativement peu<br />

concernée par la remémoration : son objet véritable est la temporalité 195 ”. Comme la<br />

psychanalyse, l’archéologie ne s’intéresse que de manière relativement secondaire aux<br />

moments du passé qu’on peut exhumer du présent ; en revanche, ces deux disciplines sont<br />

fondamentalement engagées dans l’étude des transformations de l’identité des choses ou des<br />

êtres sous l’effet de leur propre histoire. La question qui les lie l’une à l’autre est bien celle de<br />

savoir, au fond, qu’est-ce qui se joue dans le temps ou, en d’autres termes, de quoi le temps<br />

est-il le révélateur.<br />

L’inconscient du temps<br />

Comment aller plus loin, à présent ? Poser la question d’une mémoire interne des<br />

systèmes archéologiques (qui concernerait les ensembles d’objets, les sites ou les complexes<br />

de sites) présuppose l’existence d’une identité, qui serait l’identité en propre de ces systèmes,<br />

une identité qui se perpétuerait dans le temps. Il faut le dire une fois encore: cette identité<br />

n’est pas celle que leur auraient attribuée les historiens, les ethnologues ou les archéologues,<br />

ni même les gens du passé qui ont produit ou mis en œuvre ces créations matérielles dont<br />

nous trouvons aujourd’hui les <strong>vestiges</strong>. L’identité dont je veux parler est celle qui se construit<br />

par et pour les systèmes archéologiques sous l’effet de leur propre histoire, ou de leur<br />

trajectoire dans le temps. Ce n’est là cependant qu’une question relativement secondaire ; le<br />

problème essentiel, pour ce qui nous concerne en tant qu’archéologues, étant la détermination<br />

des processus en fonction desquels s’élabore cette mémoire. Sur ce point, qu’en dit la<br />

psychanalyse ? Lorsque quelque chose est mémorisé, souligne André Green dans son travail<br />

sur le temps et la mémoire, en réalité “ les nouveaux enregistrements des systèmes antérieurs<br />

de traces sont effectués non (…) pour introduire du changement, mais pour contourner ce<br />

dernier. 196 ” C’est là un point essentiel, encore une fois partagé avec la mémoire<br />

archéologique : le processus de pérennisation des manifestations archéologiques repose sur<br />

une relation de complémentarité établie entre l’ensemble des constructions en place et les<br />

éléments nouveaux qui viennent s’y adjoindre. Comme on l’a souligné, c’est ce processus<br />

d’augmentation des créations archéologiques qui en construit la mémoire et qui en prolonge<br />

l’identité. Pour être intégrées, ces innovations doivent néanmoins trouver une place, entre<br />

novation et tradition, dans le milieu qui les accepte. On a vu ce processus à l’œuvre dans les<br />

trajectoires typologiques. Si ces nouveautés sont trop inhabituelles, elles risquent d’être<br />

rejetées ; c’est-à-dire de ne pas trouver par la suite de reproduction ou de descendance<br />

archéologique. A l’inverse, si ces innovations ne sont pas assez novatrices – si elles procèdent<br />

par exemple plus ou moins d’une simple reproduction des créations du passé – celles-ci sont<br />

simplement absorbées par le contexte archéologique sans qu’elles aient été identifiées en tant<br />

que telles. Dans tous les cas, l’intégration de la nouveauté est vitale pour le système<br />

archéologique en place, dans la mesure où l’absence d’évolution ou de transformation conduit<br />

inéluctablement à son effondrement sous la pression impérieuse du présent, qui apporte<br />

incessamment quelque chose d’autre. Le système des créations archéologiques en place doit<br />

donc absorber l’innovation. Dans ce contexte, la nouveauté est d’autant mieux accueillie et en<br />

même temps le changement d’autant mieux souligné qu’en fait l’innovation est adoptée dans<br />

la mesure où elle répond aux normes du système existant : c’est ainsi que le système en place<br />

se préserve, selon les termes de Green, de la “ menace de disparition que représente le<br />

195 GREEN, 2000 : 171.<br />

196 GREEN, 2000 : 210.<br />

122


nouveau ” (…) “ car ce système est dépositaire non seulement du passé, mais de<br />

l’organisation préformatrice du présent 197 ”.<br />

Le phénomène de mémorisation à l’œuvre dans la croissance des constructions<br />

archéologiques témoignerait donc, au delà d’un processus d’adaptation, bien plus<br />

fondamentalement d’un processus d’organisation. Nous voyons bien que quelque chose se<br />

répète inlassablement dans l’évolution des constructions archéologiques, quelque chose qui<br />

reproduit les formes antérieures et qui vise à maintenir un type particulier d’organisation, ou<br />

de fonctionnement des lieux ou des objets. C’est toujours un espace domestique qui est<br />

reconduit à chacune des étapes de la rénovation ou des transformations d’une maison ; de la<br />

même manière, c’est toujours un cimetière qui est reproduit à chaque nouvel enterrement.<br />

C’est bien ce processus d’organisation réaffirmé dans la répétition des formes qui produit ces<br />

structures particulières des matériaux archéologiques que sont les palimpsestes. Ici, la<br />

répétition, comme réaffirmation à chaque fois sous une forme particulière de l’organisation<br />

des constructions archéologiques, joue comme une réponse au changement. Si la maison ou le<br />

quartier sont remodelés, c’est parce que de nouveaux besoins, de nouvelles contraintes<br />

imposent qu’on adapte la disposition des lieux à l’action de ce changement.<br />

Or, si l’identité des complexes archéologiques se maintient donc dans le changement,<br />

leur disposition se transforme : en ce sens, ces réarrangements dans des contextes physiques à<br />

chaque fois différents témoignent, au fond, d’une variété d’identités fonctionnelles dont se<br />

charge le système archéologique au cours de ses transformations successives, en même temps<br />

que ces modifications sont le signe d’une diversité de transformations potentielles différentes<br />

qu’aurait pu connaître le système en question. Nous voyons bien qu’à chaque instant du temps<br />

typologique quelque chose d’autre aurait pu non pas apparaître mais s’installer et se<br />

pérenniser, pour marquer finalement de son empreinte la trajectoire du système<br />

archéologique. Comme le dit Sigmund Freud dans une fameuse lettre à son ami médecin<br />

Wilhelm Fliess :<br />

« Comme tu le sais, je travaille sur l’hypothèse que nos mécanismes psychiques se sont<br />

formés par un processus de stratification : le matériel présent sous la forme de traces<br />

mnésiques est soumis de temps à autre à un réarrangement selon les circonstances<br />

nouvelles – à une re-transcription. Ainsi, ce qui est essentiellement nouveau dans ma<br />

théorie est la thèse que la mémoire n’est pas présente une mais plusieurs fois et qu’elle<br />

est déposée en différentes espèces de signes 198 »<br />

Comme le dit très bien Freud, les « processus de stratification » (dont il emprunte<br />

manifestement le concept à l’archéologie de son temps) ne fonctionnent pas précisément<br />

comme un phénomène de surimposition d’états les uns à la suite des autres, mais surtout<br />

comme un phénomène de reprise, de “ re-transcription ”, de la suite des états antérieurs qui<br />

précède le nouvel épisode de création de manifestations archéologiques. Le creusement d’un<br />

nouveau réseau de fossés à l’emplacement d’un système ancien de fossés d’enclos ou de<br />

délimitation n’est pas seulement la superposition d’un nouvel ensemble de structures<br />

archéologiques à d’autres plus anciennes : ce renouvellement signifie également la<br />

réactivation, parfois à la suite d’une longue période d’abandon, ou de latence, de l’ancien<br />

système de structuration de l’espace, qui accède par là à une nouvelle existence. L’étude des<br />

palimpsestes archéologiques est donc d’une importance cruciale pour comprendre les<br />

197 GREEN, 2000 : 210.<br />

198 FREUD, 1996: 153-154 ; lettre 52 à Wilhelm Fliess datée du 6 décembre 1896.<br />

123


transformations de la mémoire archéologique. Car, comme le souligne Freud, cette<br />

“ déposition ” des enregistrements mnésiques que constituent les états successifs d’un<br />

palimpseste en différentes espèces de signes (nous dirions dans notre langage archéologique<br />

en différents catégories de <strong>vestiges</strong>) atteste que la mémoire “ n’est pas présente une mais<br />

plusieurs fois ” ; c’est-à-dire qu’elle est retranscrite à chaque fois de manière sensiblement<br />

différente. Ce n’est pas exactement le même site qui est réaménagé à chaque étape de ses états<br />

successifs, mais des ensembles de constructions qui ne sont ni dans la même temporalité ni<br />

dans le même environnement, bien qu’elles partagent, dans leur diversité, une certaine identité<br />

commune, à chaque fois réactivée ou réaffirmée. Les palimpsestes révèlent que les processus<br />

de répétition sont au cœur de la constitution et du maintien des constructions archéologiques :<br />

là où nous reconnaissons des paquets de <strong>vestiges</strong> similaires – comme les centaines de tombes<br />

d’un cimetière – il faut voir en réalité la répétition, à chaque enterrement, d’un schéma<br />

funéraire qui prend sa dimension non pas exactement par rapport aux autres tombes<br />

“ synchrones ” de la nécropole – c’est là une pure vision d’archéologue – mais par rapport à<br />

l’ensemble des autres morts, connus ou oubliés, qui y sont déjà. En retour, c’est bien par<br />

l’intermédiaire de chaque augmentation de la population funéraire du cimetière, que l’identité<br />

du groupe funéraire est à la fois maintenue et modifiée. Fondamentalement, c’est par la<br />

répétition que s’immisce l’innovation et le changement, car c’est elle qui permet d’inscrire le<br />

nouveau dans le déjà vu ; c’est-à-dire dans ce “ passé au présent ” qui identifie les choses<br />

autour de nous.<br />

L’éphémère<br />

Pourquoi l’existence des systèmes archéologiques, qu’il s’agisse d’objets ou des sites,<br />

est-elle maintenue par la répétition ? Pourquoi est-il donc nécessaire que la continuation de<br />

l’identité des créations archéologiques dans le temps passe par la reproduction d’événements<br />

– ou de faits archéologiques – individuels ? J’ai déjà tenté de donner une réponse à cette<br />

question en montrant que les phénomènes de répétition sont un élément fondamental des<br />

processus de mémorisation, ou d’enregistrement séquentiel du passé : pour qu’il y ait<br />

mémoire, il faut qu’il y ait réitération ; c’est-à-dire stratification. Cette réponse n’est<br />

cependant pas suffisante à elle seule. Si elle permet de mieux comprendre comment se<br />

construisent les palimpsestes archéologiques – par répétition et retranscription – elle ne<br />

permet pas de saisir pourquoi il en va nécessairement ainsi et pas autrement. C’est dans la<br />

condition des matériaux archéologiques qu’il nous faut chercher la clé de ces mécanismes<br />

particuliers de la mémoire archéologique. La répétition est une composante directe du<br />

caractère éphémère des créations humaines, qu’elles soient ou non organiques. Ici, rien n’est<br />

destiné à durer, ni même, comme on vient de le voir, à se maintenir identique à lui-même.<br />

L’apparente immobilité des restes archéologiques dissimule mal l’instabilité fondamentale de<br />

tout ce qui existe ; plus encore, c’est la multiplicité même des restes archéologiques qui est le<br />

signe direct de cette instabilité dont procèdent les processus de répétition archéologiques.<br />

Face au changement permanent qui altère tout, il faut réaffirmer et réadapter sans cesse les<br />

fonctions et l’identité des créations archéologiques ; face à la pression du présent, qui est<br />

mouvement continu, la répétition est la condition même de l’existence : les lieux occupés –<br />

habitats, nécropoles, installations artisanales, etc. – vivent de la répétition des actions et des<br />

transformations individuelles, qui les font fonctionner. Pour eux, la mort c’est l’abandon,<br />

l’interruption définitive de ce travail de reproduction qui les use et qui finalement les<br />

déstructure. Comme le note avec une très grande justesse Binford dans son article de 1981 sur<br />

le “ syndrome de Pompéi ” : “ plus grande est l’apparente désorganisation (des <strong>vestiges</strong>), et<br />

124


plus intense est l’utilisation de l’espace dans le passé ” 199 .<br />

Voilà pourquoi toute structure archéologique, des artefacts individuels aux complexes<br />

de sites, consiste fondamentalement en un palimpseste, dans la mesure où elle accumule de la<br />

mémoire. C’est la nécessité de répétition qui dévoile le lien paradoxal entretenu entre la<br />

mémorisation et la précarité, l’inconstance des êtres ou des choses créées. C’est parce que les<br />

objets sont éphémères qu’il faut sans cesse les (re)produire et c’est par cette reproduction,<br />

cette répétition, que se créent les conditions de la génération de cette mémoire interne des<br />

créations archéologiques. De la même manière, c’est parce que les individus qui composent<br />

les communautés humaines n’ont qu’une durée de vie très limitée dans le temps que la<br />

réplication de leurs tombes permet d’en enregistrer une mémoire et une histoire. C’est parce<br />

que la matière s’use et se désagrège qu’il faut continuellement la rénover et la changer et c’est<br />

dans ce remplacement que s’enregistre son histoire. Enfin, c’est parce que le présent apporte<br />

continuellement la dislocation et la disparition de ce qui est, que chaque geste, chaque chaîne<br />

opératoire pour utiliser le jargon archéologique, est un nouveau geste, une nouvelle procédure<br />

et c’est dans cet inachèvement que se trouve précisément la promesse d’histoire.<br />

L’archéologie nous enseigne cette leçon paradoxale sur nous-mêmes et l’histoire :<br />

c’est parce que nous oublions que nous pouvons nous souvenir et c’est parce que nous<br />

crevons comme des mouches que nous pouvons nous perpétuer dans la durée. Encore faut-il<br />

savoir que, dans cette situation, le souvenir n’est pas la réminiscence de ce qui a existé mais<br />

sa ré-invention et que la perpétuation n’est pas la conservation du passé mais sa<br />

transformation. La fascination qu’exercent les images de l’archéologie tient très précisément à<br />

ce paradoxe : l’archéologie exhume les témoins éphémères du passé, qui ont disparu en<br />

enregistrant l’histoire ; ceux-ci sont devenus la matière de l’histoire des temps anciens parce<br />

qu’ils n’étaient que temporaires. Il n’est guère qu’un seul autre médium qui expose le même<br />

phénomène, c’est la photographie. Comme l’écrit Roland Barthes dans « La chambre<br />

claire » :<br />

« Le noème de la Photographie est simple, banal ; aucune profondeur : “ Ca a été. ” Je<br />

connais nos critiques : quoi ! tout un livre (même bref) pour découvrir cela que je sais<br />

dès le premier coup d’œil ? – oui, mais telle évidence peut être sœur de la folie. La<br />

Photographie est une évidence poussée, chargée, comme si elle caricaturait, non la<br />

figure de ce qu’elle représente (c’est tout le contraire), mais son existence même.<br />

L’image, dit la phénoménologie est un néant d’objet. Or, dans la Photographie, ce que<br />

je pose n’est pas seulement l’absence de l’objet ; c’est aussi d’un même mouvement, à<br />

égalité, que cet objet a bien existé et qu’il a été là où je le vois. C’est ici qu’est la<br />

folie ; car jusqu’à ce jour, aucune représentation ne pouvait m’assurer du passé de la<br />

chose, sinon par des relais ; mais avec la Photographie, ma certitude est immédiate :<br />

personne ne peut me détromper 200 »<br />

On peut voir l’image archéologique de notre foudroyante fugacité dans les<br />

photographies de Gilles Peress, prises en 1997 à l’occasion de la fouille des charniers de<br />

Srebrenica et Vukovar réalisée pour le compte du Tribunal pénal international (TPI) pour<br />

l’ex-Yougoslavie 201 . Comme le souligne Barthes, ces images sont porteuses de folie, car ces<br />

199 BINFORD, 1981 : 197 (ma traduction).<br />

200 BARTHES, 1980 : 176-177.<br />

201 STROVER et PERESS, 1998. J’ai publié ces premières observations dans la revue European Journal of<br />

Archaeology : Photographie, archéologie et mémoire. A propos de l’exposition “ Bosnia : avant/après guerre ”<br />

125


photographies de corps entassés dans des fosses communes sont l’image exacte de notre<br />

réalité archéologique : on y voit des visages incertains surgir de terre, l’émail des dents<br />

perçant la matière blanchâtre de la figure, devenue à la fois savonneuse et grumeleuse, et d’où<br />

les détails des yeux, du nez et des lèvres ont été gommés, absorbés par le travail de digestion<br />

du sol. On y découvre une surabondance de tissus, de loques formant des drapés écrasés sur la<br />

carcasse indistincte des corps. On y remarque de curieux objets, préservés parfaitement<br />

intacts : une basket blanche et sa chaussette étriquée au bout des ossements d’une jambe, des<br />

semelles en plastique de chaussures bon marché étendues côte à côte, une montre en métal,<br />

très ordinaire, qui marque toujours trois heures moins le quart. Cette accumulation de loques<br />

aux plis étirés, c’est celle qu’on voit tombée, alourdie, au milieu des entassements de corps<br />

décharnés et tachés, ou bien encore amoncelée, pendante, dans les gigantesques monceaux de<br />

vêtements découverts à la libération des camps d’extermination nazis 202 . On y reconnaît les<br />

mêmes objets incongrus, persistant dans leur indestructible trivialité, comme cet épandage de<br />

gamelles émaillées, abandonnées au milieu des voies ferrées désormais abandonnées, qui<br />

entrent dans le camp enneigé et désormais désert de Birkenau. On retrouve cette même façon<br />

spécifique qu’on les corps humains de s’entasser dans un désordre de bras et de jambes qui<br />

ressemble à celui des branches coupées (à l’ouverture des chambres à gaz, ont rapporté les<br />

survivants des camps, les corps tombaient en masse « comme des pommes de terre » ou<br />

« comme une avalanche de gros blocs déferlant d’un camion » 203 ). On identifie cette manière<br />

bien à elles qu’on les chaussures de se coucher sur le côté, les unes contre les autres, en<br />

exposant leurs semelles usées. C’est cela l’archéologie de notre siècle ; c’est le saisissement<br />

de cette quotidienneté éphémère, soudain fixée, devenue vestige matériel, tandis que l’humain<br />

– les corps, les personnes – s’efface et se fond en une matière indécise. C’est cela qui capte<br />

notre condition, qui fossilise notre temporalité. Nous sommes cela.<br />

En sorte que l’histoire se lit désormais, comme le souligne Benjamin, dans les<br />

“ lambeaux ”, les “ haillons ”, ou les “ guenilles ” : l’historien qui rejette le carcan historiciste<br />

n’est autre, fondamentalement, qu’un “ chiffonnier ”, un ramasseur de loques<br />

(Lumpensammler) du passé ; il fouille dans les ruines de l’histoire, à la recherche de débris, de<br />

restes éphémères écrasés sous les décombres, les effondrements, les remplissages. Le<br />

programme de ce nouveau matérialisme historique – qui, on l’aura compris, se confond avec<br />

celui de cette autre archéologie à venir – consiste explicitement, selon la formule de<br />

Benjamin, à “ créer de l’histoire avec les détritus mêmes de l’histoire 204 ”. Ce programme est<br />

inconciliable avec celui de l’approche traditionnellement historiciste des <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques, qui conduit, comme on l’a vu, à distordre le temps pluri-linéaire des<br />

matériaux de l’archéologie. Une archéologie des “ guenilles ”, un travail de “ chiffonnier ” de<br />

l’histoire : il est frappant de retrouver précisément ces termes dans l’exposition que donne<br />

pour la première fois de Caylus, au milieu du XVIII ème siècle, du nouveau programme de<br />

l’archéologie, qu’il contribue directement à fonder comme pratique d’étude des <strong>vestiges</strong> du<br />

passé. “ Je vous prie toujours de vous souvenir, écrit-il en 1758 au Père Paciaudi, que je ne<br />

fais pas un cabinet, que la vanité n’étant pas mon objet, je ne me soucie point de morceaux<br />

d’apparat, mais que des guenilles d’agate, de pierre, de bronze, de terre, de vitre, qui peuvent<br />

servir en quoi que ce soit à retrouver un usage ou le passage d’un auteur, sont objet de mes<br />

désirs 205 ”, ou encore, peu après, au même correspondant : “ Je compare les antiquités aux<br />

(Paris, Parc de la Villette, du 25 mars au 12 juillet 1998). European Journal of Archaeology, 2, 1, p. 107-115.<br />

202 DIDI-HUBERMAN, 2002 : fig. 54.<br />

203 LANZMANN, 2001 : 85, 181.<br />

204 BENJAMIN, 2000b : 559 (citation de Rémy de Gourmont en exergue du chapitre S du “ Livre des<br />

Passages ”).<br />

205 Correspondance inédite avec le Père Paciaudi, Lettre II du 12 février 1758 ; NISARD, 1877 : 4.<br />

126


elles dames et aux beaux messieurs dont la toilette est complète, qui arrivent dans une<br />

compagnie, se montrent et n’apprennent rien ; au lieu que je retire quelque fois d’un morceau<br />

fruste, que je comparerai en ce cas à un homme crotté et qui marche à pied, le sujet d’une<br />

dissertation et l’objet d’une découverte. (…) Je ressemble en cela aux chiffonniers 206 ”. Au<br />

XIX ème siècle, c’est Sigmund Freud qui instituera la psychanalyse comme étude spécifique<br />

des “ rebuts ” de l’histoire psychique des individus. Sur le fond, c’est bien de la même chose<br />

dont il s’agit.<br />

Les lambeaux du présent : c’est ce que capte, par essence, la photographie. J’ai<br />

découvert en 1999, avec “ Smoke ”, le travail du photographe américain Michael Ackerman<br />

sur Cabbagetown, qui restituait l’image des habitants de cette banlieue déshéritée d’Atlanta<br />

comme celle d’êtres égarés, suspendus dans l’instant. Les photographies d’Ackerman, en<br />

saisissant le caractère immensément provisoire de l’existence des êtres de Cabbagetown,<br />

faisaient apparaître les formes saisissantes prises par les corps se déployant dans l’espace de<br />

l’“ à présent ” 207 . « Mes photographies, dit Ackerman, racontent l’histoire du temps qui<br />

passe… J’ai essayé d’attraper l’ineffable, et peut-être les fantômes… Tout ce qu’il y a là<br />

disparaît instantanément. Comme de la fumée ». Michael Ackerman a publié depuis deux<br />

recueils de photographies bouleversants – « End Time City » réalisé principalement à Bénarès<br />

et « Fiction », qui rassemble des clichés pris dans différentes villes d’Europe 208 . Sa<br />

photographie s’est affinée, épurée : les visages, comme aériens, remplis d’ombres, sont<br />

difficiles à reconnaître, comme ceux des corps de Srebrenica et Vukovar ; la lumière sur les<br />

corps en mouvement produit des taches, des lignes, des filaments ténus comme ceux de la<br />

fumée des cigarettes. Dans la fugacité des images, on reconnaît par endroits l’empreinte des<br />

dents, l’alignement des côtes qui percent l’enveloppe des corps des charniers et les drapés qui<br />

les absorbent.<br />

L’éphémère révèle la vibration, devenue sensible l’espace d’un instant, du temps 209 . Il<br />

y aurait tout à apprendre d’une archéologie du présent, qui consisterait précisément à observer<br />

ce que révèle la part d’éphémère du présent : ce qui revient, toujours le même et à chaque fois<br />

différent, ce qui ne dure pas et qui persiste 210 . Car le présent est bien un espace intermédiaire,<br />

un « entre-monde » selon la formule du grand peintre contemporain Paul Klee :<br />

« <strong>Des</strong> mondes se sont ouverts et s’ouvrent sans cesse à nous, des mondes qui<br />

appartiennent aussi à la nature, mais qui ne sont pas visibles pour tout le monde, qui ne<br />

le sont peut-être vraiment que pour les enfants, les fous et les primitifs. Je pense par<br />

exemple au royaume de ceux qui ne sont pas nés ou qui sont déjà morts, au royaume<br />

de ce qui peut venir, de ce qui aspire à venir, mais qui ne viendra pas nécessairement :<br />

un monde intermédiaire, un entre-monde 211 . »<br />

206<br />

Correspondance inédite avec le Père Paciaudi, Lettre III du 28 août 1758 ; NISARD, 1877 : 8-10.<br />

207<br />

J’en ai tiré un article que j’ai publié en 1999 dans la revue European Journal of Archaeology : L’archéologie<br />

et la fabrication du présent. A propos de “ Smoke ”, recueil de photographies de Michael Ackerman. European<br />

Journal of Archaeology, 2, 2, p. 269-280.<br />

208<br />

ACKERMAN, 1999 ; id., 2001.<br />

209<br />

BUCI-GLUCKSMANN, 2003.<br />

210<br />

J’ai proposé une esquisse de cette Archéologie du présent comme une « mémoire de l’éphémère » dans un<br />

article paru en 2000 dans la revue European Journal of Archaeology et intitulé: L’impossible archéologie de la<br />

mémoire. A propos de “ W ou le souvenir d’enfance ” de Georges Perec. European Journal of Archaeology, 3<br />

(3), p. 387-406.<br />

211<br />

Paul Klee, Souvenirs, cité dans LYOTARD, 1971 : 224 (ma traduction).<br />

127


Chapitre VII<br />

Palimpsestes et objets-mémoire<br />

Charles Nègre : Ramoneurs en marche. Paris, 1851.<br />

128


Palimpsestes<br />

Palimpsestes et objets-mémoire<br />

Par manque de parchemin, les moines copistes du Moyen âge devaient parfois gratter<br />

complètement les pages d’anciens manuscrits pour y inscrire un nouveau texte. Ces<br />

surimpositions d’écritures sont appelées palimpsestes 212 . Au sens étymologique du terme, le<br />

palimpseste désigne un support matériel sur lequel différentes couches d’informations ont été<br />

surajoutées les unes aux autres, chaque nouvel apport étant directement lié à l’effacement du<br />

ou des précédent(s). Depuis les années 1980, le terme de palimpseste s’est progressivement<br />

imposé pour évoquer les effets de surimpositions stratigraphiques ou, à l’échelle des sites ou<br />

des paysages, les manifestations de superpositions d’occupations archéologiques 213 . Ainsi, à la<br />

fin des années 1970, les photographies aériennes ont commencé les premières à réveler la<br />

structure des paysages archéologiques sous la forme de surimpositions de structures de types<br />

et de périodes différentes, dont le caractère graphique, d’ailleurs, est souvent saisissant. Dans<br />

le même temps, l’essor des fouilles de grande ampleur, notamment dans les villes<br />

européennes, a fait apparaître toute la complexité structurale des sites occupés dans la longue<br />

durée : en particulier, leur développement est clairement apparu marqué par l’alternance de<br />

processus de destruction et de construction, qui sont souvent séparés les uns des autres par des<br />

périodes d’abandon ou d’inactivité archéologique plus ou moins prolongées. Dans leur<br />

acceptation archéologique, les palimpsestes sont donc devenus une représentation des<br />

phénomènes d’accumulation des séquences d’occupation – au sens de créations de restes<br />

archéologiques – à l’origine de leur mémorisation – au sens de leur enregistrement dans le<br />

terrain – sous la forme de surimpositions stratigraphiques.<br />

Il existe en réalité différents types de palimpsestes archéologiques. Les plus évidents<br />

sont ceux où l’effet des processus de surimposition est le mieux perceptible, comme en<br />

particulier les stratifications de sols d’habitat, ou encore les accumulations de structures<br />

archéologiques appartenant à différents états ou phases d’occupation à l’emplacement d’un<br />

même site. Nous serions tentés de les appeler des palimpsestes de premier ordre. Les<br />

formations stratigraphiques elles-mêmes sont une forme de palimpseste, quand bien même la<br />

structure des dépositions archéologiques n’est pas directement lisible : les effets de succession<br />

de strates résultant d’une part de processus d’érosion (comme par exemple les colluvions ou<br />

les dépôts de pente) ou d’autre part de processus de construction (comme les structures<br />

archéologiques : les couches d’occupation, les creusements, etc.) ou encore, d’une manière<br />

plus générale, la surimposition de séquences d’occupation archéologique séparées les unes<br />

des autres par des phases d’abandon, sont à compter également comme des palimpsestes.<br />

212 Du Grec palimpsestos.<br />

213 Notamment comme chez BAILEY, 1981 : 109-110.<br />

129


Dans le détail, les processus d’accumulation et de mémorisation sont à l’œuvre aussi à<br />

l’intérieur de la formation des strates archéologiques elles-mêmes. Ce sont des palimpsestes<br />

de second ordre. Les couches archéologiques contiennent essentiellement des artefacts ou des<br />

débris d’occupation humaine qui s’y sont accumulés à l’échelle de durées plus ou moins<br />

longues, et qui sont le résultat de la répétition de différentes séquences de déposition ou<br />

d’activité, dont ne nous est parvenu que le produit final. Les sols d’habitat ne sont pas autre<br />

chose que cela et ce qui nous y apparaît comme des structures uniques (un foyer, une surface<br />

de travail) est en réalité la somme d’une accumulation de transformations physiques, dont la<br />

plupart des étapes ont été effacées. Ces transformations sont essentiellement liées à la<br />

répétition de cycles de fonctionnement qui, en se recommençant, font disparaitre en partie les<br />

restes matériels issus des cycles précédents: ainsi, avant de nous parvenir sous sa forme<br />

terminale, le foyer que nous fouillons a été des dizaines ou des centaines de foyers successifs,<br />

à chaque fois semblables, mais également à chaque fois uniques.<br />

Il en va de même pour les distributions d’artefacts eux-mêmes, que ces derniers soient<br />

restés là où on les avait initialement abandonnés ou qu’au contraire ils soient déposés en<br />

position secondaire dans les formations archéologiques. Nous oublions trop souvent qu’un<br />

ensemble de <strong>vestiges</strong> archéologiques en place (comme par exemple des restes d’activité de<br />

consommation ou de production sur un sol : des fragments céramiques ou osseux, des déchets<br />

de fabrication…) est fondamentalement le produit d’une accumulation de procédures de<br />

transformation de la matière se répétant dans le temps. A l’intérieur de ce processus, chaque<br />

nouveau cycle se substitue au précédent en effaçant ou en altérant les restes matériels qui en<br />

subsistent. Qu’il s’agisse de produire de la matière première ou de la transformer pour<br />

fabriquer des matériaux ou des produits, c’est en effet à chaque fois une nouvelle opération<br />

qui recommence par le début : l’usure, le recyclage, les réparations, les modifications, les<br />

destructions et les abandons sont les manifestations directes de la répétition de ces procédures<br />

de transformation matérielle, dont témoignent les <strong>vestiges</strong> d’activité archéologique.<br />

L’existence de ces cycles – ou de ce que nous appelons les chaînes opératoires – est<br />

évidemment nettement moins bien lisible lorsque les <strong>vestiges</strong> sont remaniés en position<br />

secondaire dans des contextes dépositionnels qui leurs sont étrangers. Néanmoins, dans la<br />

mesure où elle reste partiellement enregistrée dans les transformations physiques des<br />

artefacts, cette information n’est jamais complètement effacée : mêmes remaniés dans des<br />

remblais, des comblements ou des niveaux d’érosion, les <strong>vestiges</strong> d’activité humaine<br />

conservent une mémoire de leur(s) état(s) ancien(s) et, à ce titre, s’apparentent bel et bien à<br />

des palimpsestes.<br />

Les assemblages d’objets – tels qu’on peut les trouver par exemple disposés dans une<br />

tombe – et les artefacts eux-mêmes sont aussi des formes de palimpsestes archéologiques, que<br />

nous identifierions comme des palimpsestes de troisième ordre. Il existe en Allemagne une<br />

tombe « princière » de l’âge du Fer, fouillée dans les années 1980 à Hochdorf (Bade-<br />

Wurtemberg), dans laquelle une partie des objets placés auprès du mort ont été transformés en<br />

vue leur dépôt dans la chambre funéraire 214 . Certains éléments du mobilier personnel du<br />

défunt – comme en particulier certaines pièces de parure et d’armement – ont soit été<br />

complètement recouverts d’une nouvelle surface faite d’un revêtement d’or, soit ont été<br />

encore fabriqués exprès: dans ce cas, l’assemblage funéraire a conservé une information de<br />

type stratigraphique qui renseigne sur les différents états ou fonctions des pièces réunies<br />

finalement autour du mort 215 . Comme la surface du parchemin des moines, n’importe quel<br />

214 BIEL, 1985.<br />

215 J’ai commencé à aborder ces questions en 1992, dans la revue archéologique de l’Université de Cambridge:<br />

The tomb of Hochdorf (Baden-Württemberg): some comments on the nature of archaeological funerary material.<br />

130


artefact a vocation à constituer un palimpseste : dans ses transformations physiques<br />

successives, qui viennent se surimposer à son état initial – ses déformations, ses<br />

transformations, ses altérations – est enregistrée la mémoire d’une suite d’états, au cours<br />

desquels l’objet n’a pas eu la même utilisation ou la même identité. Tous les matériaux<br />

archéologiques s’apparentent fondamentalement à des palimpsestes. Il en est ainsi parce que<br />

le palimpseste – c’est-à-dire les effets de surimposition, de reprise, de répétition – est une<br />

signature du travail de la mémoire.<br />

Objets-mémoire<br />

Plus que de palimpsestes, il vaudrait donc mieux parler à propos des <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques d’objets – au sens de structures matérielles – enregistrant de la mémoire, ou<br />

d’objets-mémoire. Un objet-mémoire, c’est un objet dans lequel le temps s’inscrit, ou plus<br />

exactement c’est une entité matérielle dans lequel s’enregistre la mémoire d’un moment du<br />

temps. Il faut nous arrêter un instant sur cette propriété particulière des objets-mémoire, qui<br />

permet de comprendre pourquoi, fondamentalement, l’enregistrement de ces « moments du<br />

temps » dans le support matériel de l’objet est indissolublement lié à l’effacement – ou plus<br />

précisément à l’altération – des éventuels enregistrements antérieurs et ultérieurs. La propriété<br />

essentielle des objets-mémoire ne réside pas tant dans l’enregistrement de modifications<br />

physiques imprimées dans la matière par le présent que dans la conservation de ces altérations<br />

ou, si l’on préfère, leur mémorisation. C’est parce que ces modifications ont été préservées<br />

dans la matérialité des objets archéologiques qu’elles ont conservé la capacité de témoigner<br />

des états anciens de ces <strong>vestiges</strong>, aujourd’hui évanouis. Comment cela se passe-t-il ? En fait,<br />

tous les objets-mémoire – qu’il s’agisse des <strong>vestiges</strong> archéologiques à proprement parler ou<br />

des objets qui, aujourd’hui, enregistrent de la mémoire, comme les appareils photographiques,<br />

les caméras ou les ordinateurs – ont ceci en commun : leur capacité de mémorisation est<br />

directement liée au fait que leur état de sensibilité (c’est-à-dire le moment où quelque chose<br />

du présent s’inscrit en eux) est temporaire ; c’est-à-dire qu’il est encadré, avant et après, par<br />

des états d’insensibilité ou d’inactivité.<br />

L’impression des images sur la pellicule photographique permet de saisir facilement la<br />

nature de ce phénomène : pour que le film soit en mesure d’enregistrer une image, il faut que<br />

celui-ci ait été préservé de la lumière avant son exposition, puis qu’après son impression il<br />

soit à nouveau soustrait à toute nouvelle exposition, jusqu’à ce que le procédé de<br />

développement du film permette de fixer définitivement l’image enregistrée dans le négatif.<br />

S’il en allait autrement et si en particulier la surface sensible qu’est la pellicule n’était pas<br />

protégée à la fois avant et après son exposition, il serait tout simplement impossible d’obtenir<br />

la moindre image. Nous voici confronté à un premier paradoxe, qui jette une lumière nouvelle<br />

sur les objets-mémoire que sont les <strong>vestiges</strong> archéologiques : la condition élémentaire de la<br />

mémorisation est l’intermittence ; c’est-à-dire la discontinuité. En d’autres termes, pour que<br />

Archaeological Review from Cambridge, 11-1, p. 51-63. Une version plus élaborée et approfondie de ce travail a<br />

été publiée en 1999 : The Hochdorf princely grave and the question of the nature of archaeological funerary<br />

assemblages. Dans MURRAY T. (dir.) – Time and Archaeology. Londres et New York, éditions Routledge,<br />

collection One World Archaeology, p. 109-138. Une version française abrégée de ce travail, présenté en 1993 au<br />

Colloque de l’Association française pour l’Etude des Ages du Fer de Nevers est parue en 2002 : L'interprétation<br />

des tombes princières du Premier Age du Fer et la question de la nature du matériau archéologique funéraire: à<br />

propos de la tombe de Hochdorf (Kr. Ludwigsburg; Baden-Württemberg). Dans MARANSKI D. et GUICHARD<br />

V. (dir) – Les âges du Fer en Nivernais, Bourbonnais et Berry oriental. Regards européens sur les âges du Fer<br />

en France. Actes du XVII ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer (Nevers, 1993).<br />

Glux-en-Glenne, Centre archéologique européen du Mont-Beuvray, Bibracte 6, p. 391-411.<br />

131


quelque chose soit mémorisé, il est nécessaire que le support matériel de son enregistrement<br />

soit resté insensible à ce qui a eu lieu avant son imprégnation comme à ce qui s’est passé<br />

après. L’oubli, la disparition, l’effacement sont consubstantiels à la mémorisation. Si nous<br />

pouvons lire les palimpsestes, c’est précisément parce que les différents épisodes d’inscription<br />

dans la matière sont séparés les uns des autres par de longues séquences durant lesquels rien,<br />

absolument rien, ne s’est passé. Ce sont ces vides, ces périodes d’absence pendant lesquelles<br />

le temps s’est enregistré ailleurs et sous d’autres formes, qui révèlent que les couches du<br />

palimpseste appartiennent à des moments différents. Autrement, nous n’aurions rien, rien<br />

qu’une surface saturée de signes et de traces : un espace vide et uniforme.<br />

La mémorisation du temps dans la matière dépend donc de conditions très précises qui,<br />

si elles ne sont pas réunies, ne permettent pas l’enregistrement correct de la mémoire.<br />

Jusqu’ici, nous ne nous sommes intéressés qu’au processus d’enregistrement, et non à<br />

l’information enregistrée elle-même. Elle aussi doit se conformer à des états particuliers, si<br />

elle est destinée à conserver une information signifiante sur la temporalité à laquelle elle se<br />

rattache. La première de ces conditions est la suivante : pour qu’une mémoire quelconque<br />

s’enregistre, il faut que ce qui s’inscrit à ce moment dans la matière en soit spécifique ; c’està-dire<br />

qu’il ait été tout à fait différent à n’importe quel autre moment du temps. En d’autres<br />

termes, si c’est exactement la même chose qui s’inscrit à chaque fois dans le matériau<br />

archéologique – la même forme d’objet, le même type de structure, le même état de la matière<br />

– il n’y a pas de temps qui s’enregistre. Encore une fois, nous voici confrontés à<br />

l’intermittence et à son corollaire nécessaire, la répétition. Car si, pour nous être lisible,<br />

chaque inscription dans la matière doit être unique, cela signifie que seul un instant<br />

particulier, saisi dans une conformation particulière, est enregistré, à l’exclusion de tous les<br />

autres. Le fonctionnement de la mémoire est décidément paradoxal, dans la mesure où le<br />

processus même de mémorisation est directement lié à l’oubli, à la disparition : en fait, nous<br />

voyons bien désormais que la pérennité du souvenir repose sur l’absence de ce qui n’a pas été<br />

enregistré ; fondamentalement la mémoire n’existe que par le manque du passé qui a été<br />

perdu. Aussi, pour qu’une histoire quelconque s’inscrive dans la matière, il faut que quelque<br />

chose se répète toujours au même endroit ; de la même manière que, pour que le palimpseste<br />

nous dise quelque chose sur l’histoire du texte inscrit sur le parchemin, il est nécessaire que<br />

les copistes du moyen âge reproduisent l’écriture du volume. Pour que l’histoire interne de ce<br />

cimetière nous apparaisse, il faut qu’on y répété, à différents moments du temps et sous des<br />

formes à la fois semblables et uniques, la même déposition du mort en terre.<br />

Répétition et intermittence : de Lyell à Darwin<br />

Quelque chose qui se répète, qui recommence, toujours au même endroit : voilà la clé<br />

avec laquelle il devient possible de déverrouiller le temps bloqué des histoires de l’Histoire.<br />

Quelque chose qui revient sans cesse, toujours neuf et toujours là ; quelque chose de<br />

minuscule qui construit simultanément dans une infinité d’endroits, à toutes les échelles, la<br />

masse gigantesque du monde : voilà l’outil avec lequel on brise la surface du temps figé de<br />

l’histoire comme période, pour en faire surgir le temps fluide de l’histoire comme<br />

construction. Les premiers à trouver cette clé sont les géologues, dans la première moitié du<br />

XIX ème siècle.<br />

C’est le géologue anglais Charles Lyell qui fait sauter le verrou du temps historique, en<br />

imposant la notion de temps géologique profond. Dans son « Essai d’explication des anciens<br />

132


changements survenus dans la surface terrestre par référence aux causes présentement à<br />

l’œuvre » 216 , Lyell montre que, si l’on veut connaître le passé de la Terre, comme histoire,<br />

c’est son état au présent qu’il faut observer. De quoi s’agit-il ? Lyell commence par établir le<br />

postulat suivant, qui sera par la suite désigné sous le terme d’uniformitarisme : certes, nous ne<br />

pouvons pas connaître les événements qui ont eu lieu dans le passé de l’histoire de la Terre,<br />

dit-il en substance, mais supposons que les phénomènes physiques qu’il est possible<br />

d’observer aujourd’hui comme causes des transformations de la surface de la Terre – comme<br />

par exemple le volcanisme, ou encore l’érosion due à l’action de l’eau – supposons donc que<br />

ces causes actuelles aient également existé dans le passé, et qu’elles aient agi à peu près dans<br />

les mêmes conditions au cours du temps. Confrontons-les maintenant aux <strong>vestiges</strong> de le<br />

l’histoire de la Terre qui nous sont parvenus sous l’aspect de formations géologiques. Que<br />

constatons-nous ? Nous constatons non seulement que tous les phénomènes géologiques<br />

s’expliquent parfaitement par les causes à l’œuvre aujourd’hui, mais surtout qu’il nous faut<br />

envisager un cadre chronologique beaucoup plus large (mesuré en dizaines ou en centaines de<br />

millions d’années et non plus en dizaines ou en centaines de milliers d’années 217 ) que ce qui<br />

avait été estimé jusqu’ici pour rendre compte des processus du passé. Les phénomènes<br />

apparemment brutaux ou soudains dont nous pouvons observer le témoignage dans les<br />

<strong>vestiges</strong> matériels qui sont parvenus jusqu’à nous ont eu lieu en fait au cours de périodes de<br />

temps extraordinairement longues : ils se sont déroulés en réalité de manière extrêmement<br />

lente ; c’est-à-dire graduelle 218 . L’échelle de ce nouveau temps long de la géologie devient<br />

ainsi, comme le souligne Lyell, le cadre d’une explication historique des phénomènes<br />

géologiques, que leur appréhension traditionnelle dans le temps court, ou écrasé, de la<br />

géologie conventionnelle rendait extraordinaires. Lyell insiste sur ce point ; ce n’était pas<br />

parce qu’on raisonnait de manière irrationelle qu’on concevait l’existence de phénomènes à<br />

proprement parler prodigieux, c’est au contraire parce que cette conception du passé de la<br />

Terre était la seule conclusion rationnelle qu’il était possible de tirer de l’observation de<br />

<strong>vestiges</strong> laissés par des événements supposés s’être déroulés dans un temps en réalité trop<br />

court pour eux :<br />

« Que d’erreurs fatales à propos de la quantité de temps révélée par l’application de<br />

jugerments rationnels à des états de choses d’époques révolues peuvent se concevoir<br />

quand on suppose par exemple que des faits consignés dans les annales civiles et<br />

militaires d’une grande nation se sont déroulés sur une période de cent ans et non pas de<br />

deux millénaires. Cette portion de l’histoire prend alors tout de suite un petit air<br />

romanesque. Les événements semblent dépourvus de vraisemblance, incompatibles<br />

avec le cours actuels des affaires humaines. (…) Les armées et les flottes paraissent<br />

n’avoir été rassemblées que pour se faire détruire, et les villes édifiées que pour tomber<br />

en ruines. Les transitions les plus violentes nous font passer de guerres étrangères ou<br />

intestines à des période de paix profonde, et les œuvres accomplies durant les années de<br />

désordre ou de tranquillité semblent indistinctement d’une grandeur surhumaine. » 219<br />

La durée inconcevable pour nous du temps géologique constitue un point essentiel de<br />

l’argumentation de Darwin, qui reprend l’esprit de la démonstration de Lyell, à propos non<br />

plus des formations géologiques, mais des espèces animales. Comme Lyell, Darwin<br />

216<br />

LYELL C., 1830-1833.<br />

217<br />

C’est ce que montre notamment Darwin à propos de la « dénudation du Weald », dans les Downs, en Grande-<br />

Bretagne (DARWIN, 1992: 339-341).<br />

218<br />

Cette doctrine postulant l’uniformité des rythmes de transformation de la Terre durant le présent et au cours<br />

du passé est désignée sous le terme de gradualisme.<br />

219<br />

LYELL, 1830-1833 : vol. I, 78-79.<br />

133


commence par établir un postulat élémentaire, selon lequel « toutes les lois essentielles<br />

établies par la paléontologie proclament clairement que les espèces sont le produit de la<br />

génération ordinaire, et que les formes anciennes ont été remplacées par des formes nouvelles<br />

et perfectionnées, produites par des lois de variation qui sont à l’œuvre autour de nous<br />

(…) » 220 . En d’autres termes, c’est, encore et toujours, le présent qui constitue la clé<br />

permettant de rendre compte de l’histoire du passé. Et c’est, souligne Darwin, parce qu’on<br />

projette les mécanismes à l’œuvre dans le présent sur toute la durée du passé qu’il devient<br />

possible de comprendre dans quelle mesure les <strong>vestiges</strong> sur lesquels nous travaillons ne sont<br />

pas à prendre comme des témoins directs d’une histoire passée, mais davantage comme des<br />

restes, par nature épars et fragmentaires :<br />

« … Il me semble très important de parvenir à nous faire une idée, si imparfaite qu’elle<br />

soit, de la durée du temps géologique. Durant chacune de ces années, dans le monde<br />

entier, terre et eau ont été peuplées par des myriades de formes vivantes. Quel nombre<br />

infini de générations, inconcevable pour notre esprit, ont dû se succéder pendant que<br />

passaient lentement les années ! Regardons alors nos musées géologiques les plus<br />

riches, et constatons la pauvreté de leurs collections ! » 221<br />

L’impact considérable qu’a eu, depuis 1859, la publication de l’Origine des espèces de<br />

Charles Darwin 222 a contribué à faire de lui le champion d’une vision maltusienne de la nature,<br />

où chacun lutte contre les autres pour sa propre survie et où seuls les plus aptes, les mieux<br />

adaptés, parviennent à se perpétuer. C’est oublier que le processus de sélection naturelle n’est<br />

pas, à proprement parler, ce qui occupe, depuis l’origine, le cœur de la recherche de Darwin :<br />

l’hypothèse de la sélection naturelle n’a été, pour lui, qu’une sorte de solution, ou<br />

d’explication rationnelle, apportée à un phénomène qui l’a fasciné toute sa vie durant et sur<br />

lequel il n’a jamais cessé d’amasser des observations, jusqu’à sa mort. Cette caractéristique de<br />

la nature, qui n’a pu épuiser l’étonnement de Darwin, c’est la capacité qu’a le travail<br />

d’organimes minuscules – comme les coraux – ou d’êtres extrêmement élémentaires ou<br />

ordinaires – comme les vers de terre – à fabriquer graduellement, au cours du temps, des<br />

phénomènes extraordinairement massifs : les coraux finissent par former des îles ; quant aux<br />

humbles vers de terre, auxquels Darwin consacrera ses derniers efforts scientifiques 223 , ils<br />

produisent littéralement la terre végétale, grâce à laquelle les plantes peuvent se développer,<br />

et, avec elles, tous les êtres qui s’en nourissent ou qui, à leur tour, en nourrissent d’autres. Il<br />

me semble que ce qui intéresse Darwin, ici, c’est le fonctionnement du temps long de la<br />

nature, tel qu’il est à l’œuvre, très concrètement, dans le comportement des bêtes ou des<br />

plantes que nous avons sous les yeux. C’est une approche qui, de ce point de vue, se place<br />

dans la perspective « actualiste » de la géologie de Lyell, dans la mesure où elle fait du<br />

présent le lieu dans lequel, véritablement, se joue la construction du passé. La répétition de<br />

ces infimes transformations, qui finit par construire ces accumulations gigantesques de<br />

matière dont témoignent les <strong>vestiges</strong> géologiques, n’est pas autre chose, au fond, qu’une<br />

propriété première de la vie, dont l’action s’observe au présent, ici même, et non pas dans les<br />

<strong>vestiges</strong> fossiles qui n’en sont qu’un lointain produit. En d’autres termes, l’explication du<br />

passé, comme histoire, ne réside pas dans ce qui reste du passé – comprenons, pour ce qui<br />

220 DARWIN, 1992 : 400-401.<br />

221 DARWIN, 1992 : 341.<br />

222 DARWIN, 1859 ; id. 1992.<br />

223 « Le rôle de vers de terre dans la formation de la terre végétale » (DARWIN, 1881). Cet ultime travail de<br />

Darwin publié de son vivant reprend la matière d’un premier article publié plus de quarante ans auparavant, en<br />

1838.<br />

134


nous concerne : dans les <strong>vestiges</strong>, les textes – mais dans ce qui vit au présent. Or, de quoi<br />

s’agit-il : quels processus conditionnent donc ce phénomène de répétition par lequel le temps<br />

construit la nature ? Ce sont les habitudes prises par les plantes ou les espèces animales et<br />

c’est cela que scrute minutieusement Darwin : comment la reproduction des habitudes<br />

construit imperceptiblement quelque chose d’inédit dans le temps ; en d’autres termes,<br />

comment la nature produit de l’Histoire.<br />

Aussi, depuis 1837, Darwin accumulait des observations sur les faits qui pouvaient<br />

témoigner de l’existence de phénomènes de transformation des espèces. « Je compris, écrit-il<br />

dans son Autobiographie de 1876, qu’il fallait suivre l’exemple de Lyell en géologie, et<br />

collecter tous les faits relatifs, d’une quelconque manière, à la variation des animaux et des<br />

plantes, qu’ils fussent domestiques ou sauvages. 224 » Darwin a expliqué lui-même comment la<br />

publication de l’Origine des espèces avait été le résultat d’un accident : alors qu’il était au<br />

milieu de la rédaction d’un grand ouvrage sur les espèces, Darwin reçut en juin 1858 une<br />

lettre d’un naturaliste alors peu connu qui travaillait en Asie du sud-est, Alfred Russel<br />

Wallace, qui lui demandait si les conclusions auxquelles il était parvenu dans son travail<br />

méritaient d’être publiées. Or, il s’agissait de la thèse même à laquelle travaillait Darwin<br />

depuis des années; à savoir que les variétés d’une même espèce, une fois apparues, ont<br />

tendance à s’éloigner sans cesse de leur type d’origine au fur et à mesure de la répétition des<br />

reproductions. Il fallait faire vite, de manière à ne pas perdre le bénéfice scientifique de<br />

l’accumulation systématique de plus de vingt ans d’observations. De ce point de vue,<br />

l’Origines des espèces, qui paraît seulement moins de 18 mois après cette nouvelle, en<br />

novembre 1859, doit être considérée comme une défense du travail de Darwin, écrite dans<br />

l’urgence. Le temps manque à Darwin pour développer quoique ce soit. Il est important, en<br />

revanche, d’opposer à l’avance des arguments précis à toutes les critiques que l’exposé de sa<br />

thèse ne va pas manquer de susciter. C’est à mon avis l’une des raisons essentielles pour<br />

lesquelles l’Origines des espèces est construite autour de l’hypothèse de la sélection<br />

naturelle : elle fournit une explication plausible au phénomène de variation des espèces et, dès<br />

lors, elle dépasse les observations de Wallace, en les englobant dans une démonstration.<br />

C’est à ce problème de la variation des espèces que Darwin revient, après l’interruption<br />

de son travail de synthèse des observations accumulées depuis 1837, qu’avait provoquée la<br />

publication de l’Origine des espèces. Il lui faudra encore près d’une dizaine d’années de<br />

recherches pour que ce travail débouche sur la publication d’un livre consacré à « La<br />

variation des animaux et des plantes à l’état domestique » 225 . L’ouvrage, publié en 1868,<br />

constitue, en fait, le développement des deux premiers chapitres de l’Origine des espèces.<br />

Darwin y exploite en particulier son expérience personnelle d’éleveur de pigeons pour<br />

analyser les effets conjoints du milieu (comme l’alimentation, ou le climat) et des habitudes<br />

(comme par exemple l’usage privilégié que font certains animaux de parties spéciales de leur<br />

corps) sur la la transmission par reproduction des caractères individuels. Jusqu’aux années<br />

1850, Darwin s’était concentré en effet sur l’étude de ces phénomènes de transmission par<br />

réitération chez les espèces domestiques, en enquêtant chez les éleveurs et les horticulteurs,<br />

qui sélectionnent et qui reproduisent des animaux et des plantes. Il avait découvert alors, dirat-il<br />

dans son Autobiographie, que la sélection est « la clé de voûte de la réussite humaine en<br />

matière de production d’espèces utiles, tant animales que végétales. Mais, comment la<br />

sélection pouvait-elle s’appliquer à des organismes vivant dans un pur état de nature, cela<br />

resta longtemps pour moi un mystère. 226 » En tout cas, ces observations l’avaient convaincu,<br />

224 DARWIN, 1985 : 99.<br />

225 DARWIN, 1868.<br />

226 DARWIN, 1985 : 100.<br />

135


dès les années 1840, que les espèces naturelles pouvaient toutes être modifiées ; c’est-à-dire<br />

qu’elles ne sont en aucune façon immuables 227 . Modifier les espèces, c’est ce que font<br />

quotidiennement les hommes dans les élevages et les jardins, en intervenant sur la<br />

reproduction ; mais comment la nature peut-elle le faire de la même manière, toute seule ?<br />

Darwin dit que la réponse à ce problème crucial lui vint en octobre 1838, à la lecture de<br />

l’Essai sur la population de Maltus 228 , qu’il lisait pour se distraire de ses études sur les plantes<br />

et les animaux. Ainsi qu’il le rapporte dans son Autobiographie : « comme j’étais bien placé<br />

pour apprécier la lutte omniprésente pour l’existence, du fait de mes nombreuses observations<br />

sur les habitudes des animaux et des plantes, l’idée me vint tout à coup que, dans ces<br />

circonstances, les variations favorables auraient tendance à être préservées et les défavorables<br />

à être détruites. Il en résulterait la formation de nouvelles espèces. 229 » L’essai de Maltus<br />

apporte à Darwin un élément d’explication fondamental pour comprendre l’action de la<br />

nature, qui lui échappait en réalité jusque là: la sélection artificielle, que pratiquent les<br />

jardiniers et les éleveurs avec les espèces domestiques, est opérée naturellement par la<br />

démographie avec les espèces sauvages. En d’autres termes, ce sont les mécanismes<br />

démographiques qui régulent le jeu de la répétition, induite par les comportements ou les<br />

habitudes, et de l’innovation, apportée par la reproduction des individus.<br />

Aussi, en apportant une explication à la sélection comme processus favorisant la<br />

« réussite » des espèces, l’essai de Maltus découvre un autre problème, dont Darwin reconnaît<br />

qu’il n’avait pas pris jusque là la mesure de l’importance. Non seulement les espèces se<br />

transforment en variétés sous l’effet d’une « sélection naturelle », donc, mais il est surtout<br />

remarquable d’observer, indique Darwin, « la tendance qu’ont les êtres organiques d’une<br />

même origine à diverger dans leur caractère une fois qu’ils se modifient » 230 . Pourquoi en estil<br />

ainsi et pas autrement ? Pourquoi la nature change-t-elle donc une formule qui réussit, et<br />

pourquoi le fait-elle, dès lors qu’elle a commencé, de manière grandissante ? La encore,<br />

Darwin découvre que la clé de ce phénomène réside dans cette relation triangulaire entre la<br />

répétition, l’innovation et la démographie : « la descendance modifiée de toutes les formes<br />

dominantes et croissantes tend à s’adapter, écrit-il, au fur et à mesure à des situations<br />

nombreuses et diversifiées toujours possibles dans l’économie de la nature 231 ».<br />

Lyell et Darwin ouvrent un champ complètement nouveau à partir duquel il devient<br />

possible non pas tant d’écrire une histoire de la nature que de comprendre comment celle-ci<br />

prend forme. De manière tout à fait inattendue, c’est une explication par l’élémentaire, par le<br />

tout petit, qui s’impose pour rendre compte de la constitution de réalisations matérielles aussi<br />

démesurées que sont les restes géologiques. Ce ne sont pas des puissances extraordinaires qui<br />

créent ces accumulations de roches gigantesques ; ce ne sont pas des ruptures violentes qui<br />

produisent ces discordances brutales dans la succession des strates ou des espèces fossiles:<br />

c’est quelque chose d’infime qui ne cesse de s’accumuler ; c’est une force de réitération qui<br />

ne cesse de travailler et de transformer la matière du présent. L’histoire de la Terre a la forme<br />

d’un palimpseste ; elle fonctionne comme une mémoire qui s’incarne dans la matérialité des<br />

choses et des êtres, dans leur conformation et dans leur comportement. Ce qui me frappe, chez<br />

227 Dans une lettre à son ami le botaniste Joseph Hooker, datée du 11 janvier 1844, Darwin écrit : « je suis<br />

presque convaincu (contrairement à ce que je pensait au début) que les espèces – je dis cela comme si j’avouais<br />

un meurtre – ne sont pas immuables» (DARWIN, 1987 : 1-3 ; ma traduction).<br />

228 MALTUS, 1980.<br />

229 DARWIN, 1985 : 100.<br />

230 DARWIN, 1985 : 100.<br />

231 DARWIN, 1985 : 100.<br />

136


Lyell comme chez Darwin, c’est le déplacement radical que leurs observations très concrètes<br />

sur les pierres, les animaux ou les plantes opèrent sur le lieu d’où se connaît l’histoire. Après<br />

eux, le passé n’est plus le siège exclusif de l’histoire, comme il l’est dans l’histoire<br />

conventionnelle, cette Histoire des histoires. Il ne l’est plus, car, bien que radicalement<br />

différent du présent dans sa conformation, le passé n’est pas autre : il est construit par les<br />

mêmes processus que ceux qui font le présent et qui sont à l’œuvre sous nos yeux. C’est le<br />

présent, désormais, qui permet de comprendre, en quelque sorte intimement, le passé. Du<br />

coup, l’histoire – comme connaissance du passé – en est transformée : elle n’est plus le récit<br />

de la succession des temps ou des périodes du passé, mais elle devient une discipline encore<br />

inédite qui observe le passé comme l’accumulation d’une mémoire toujours en construction.<br />

Lyell et Darwin nous donnent la mesure de la manière dont l’archéologie aurait pu être<br />

changée si elle avait connu une révolution analogue à celle de la géologie et de la<br />

paléontologie.<br />

Nous ne pouvons pas quitter Lyell et Darwin sans évoquer le rôle de la théorie, que l’un<br />

et l’autre mettent en œuvre comme un outil permettant d’informer le passé, et non de<br />

l’expliquer. Ici encore, l’ordre des choses est renversé : Darwin, en particulier, ne tire pas sa<br />

théorie générale de la sélection naturelle d’une observation des <strong>vestiges</strong> du passé<br />

paléontologique, qui sont pourtant destinés à constituer le champ d’application par excellence<br />

de sa vision de l’histoire naturelle. Comme on vient de le voir, Darwin extrait au contraire<br />

intégralement du présent sa théorie, pour la superposer ensuite au passé. C’est une façon de<br />

procéder qu’on jugerait totalement inadaptée en archéologie, où, jusqu’ici, les tentatives de<br />

théorisation - comme en particulier celles de l’archéologie processuelle – ont visé à rendre<br />

compte de la conformation des <strong>vestiges</strong> archéologiques tels qu’on les trouve 232 . Darwin ne se<br />

pose même pas la question. La « théorie de l’évolution » constitue un outil qui permet de se<br />

représenter le passé non pas comme un moment figé de l’histoire – une temporalité qui<br />

possèderait une identité particulière, car unique – mais au contraire comme un mouvement<br />

ininterrompu, un processus qui n’a pas de lieu dans le temps, ou plus exactement qui est<br />

toujours « au présent » : or, c’est précisément grâce à cette particularité nouvelle de cette<br />

appréhension du passé comme mémoire et non plus comme histoire, qu’il devient possible<br />

d’évaluer ce que représentent les <strong>vestiges</strong> matériels du passé par rapport au passé dont ils<br />

proviennent. Comme le souligne Darwin lui-même dans l’Origines des espèces, « …je<br />

n’aurais jamais, sans doute, soupçonné l’insuffisance et la pauvreté des renseignements que<br />

peuvent nous fournir les couches géologiques les mieux conservées, sans l’importance de<br />

l’objection que soulevait contre ma théorie l’absence de chaînons intermédiaires entre les<br />

espèces qui ont vécu au commencement et à la fin de chaque formation. » 233 Ici, c’est la<br />

théorie qui informe la réalité des <strong>vestiges</strong>, et non le contraire. Elle met en évidence quelque<br />

chose qui, précisément, est destiné à nous échapper ; à savoir le caractère lacunaire et tronqué<br />

des informations enregistrées dans les fossiles : une information qui est toute notre<br />

information. On n’en trouvera pas d’autres et on ne travaillera jamais que sur des lambeaux de<br />

passé. Nous savons nous aussi, à notre manière, que les <strong>vestiges</strong> du passé sont incomplets.<br />

Mais c’est Darwin qui nous donne à comprendre pourquoi il en va nécessairemment ainsi.<br />

C’est parce que l’intermittence, que nous avons trouvée au cœur de la production des<br />

palimpsestes, est une propriété essentielle de la formation des fossiles, ou, en d’autres termes,<br />

de l’enregistrement séquentiel des manifestations du passé. « Il semble, écrit Darwin dans son<br />

232 Les chercheurs ont recherché en particulier des effets de régularité dans les manifestations archéologiques<br />

(comme par exemple Lewis Binford, avec les pratiques de différenciation funéraire ; BINFORD, 1971), qui<br />

indiqueraient l’existence de contraintes, ou de « lois » particulières (comme par exemple Michael Schiffer, avec<br />

les processus de constitution des rejets archéologiques ; SCHIFFER, 1987).<br />

233 DARWIN, 1992 : 356.<br />

137


Origine des espèces, que chaque formation (géologique) distincte, de même que toute la série<br />

des formations d’un pays, s’est en général accumulée de façon intermittente », avant de<br />

d’indiquer plus loin : « nous ne tenons pas assez compte des énormes intervalles qui ont dû<br />

s’écouler entre nos formations successives, intervalles qui, dans bien des cas, ont peut-être été<br />

plus longs que les périodes nécessaires à l’accumulation de chacune de ces formations. 234 »<br />

La mémoire de la matière : l’apport de la psychanalyse<br />

Après Lyell, Darwin est celui qui nous montre comment les restes du passé, en tant que<br />

« fossiles », ou « palimpsestes », sont fondamentalement des productions de la mémoire et<br />

non de l’histoire. Ce ne sont pas les événements du passé, à proprement parler, qui créent des<br />

témoignages, ou des matériaux, qu’il suffirait de collecter ensuite pour reconstituer l’histoire<br />

dont ils procèdent. C’est plus prosaïquement le processus de reproduction, de réinscription<br />

dans la matière – qui est celui de tout ce qui vit – qui crée une histoire : une histoire<br />

véritablement « sans queue ni tête », dont on voit bien qu’elle n’est enregistrée que de<br />

manière intermittente, et dont l’enregistrement incomplet n’est lui-même que très<br />

partiellement conservé. Voilà à quoi nous avons affaire, en réalité : à des lambeaux, à des<br />

loques insignifiantes du passé. L’histoire, comme possibilité de récit du passé d’avant<br />

l’histoire, s’effondre.<br />

Est-ce à dire que tout est fini pour nous ? Il nous faut revenir aux palimpsestes, dans<br />

leur relation fondamentale avec la mémoire, pour comprendre quel type de construction<br />

historique s’élabore dans la durée de ce processus de « réinscription » ou de « remise en jeu »<br />

que crée la réitération ou la reproduction. De manière intéressante, c’est Sigmund Freud – qui,<br />

dès l’origine de sa démarche, avait rapproché le terrain de la psychanalyse de celui de<br />

l’archéologie – qui a mis en rapport, dans la première moitié du XX ème siècle, la structure de<br />

l’inconscient, cette matière psychique dans laquelle s’inscrit la mémoire, avec celle des<br />

palimpsestes. Ce rapprochement lui permettait de représenter le fonctionnement de la<br />

mémoire en « couches psychiques » surimposées les unes aux autres, à l’image des strates<br />

archéologiques accumulées dans le sol. Plus précisément, ce que voulait dire Freud par l’appel<br />

à ce type de métaphore archéologique, était la chose suivante : l’enregistrement des<br />

événements du passé, bien qu’effacé et rendu illisible en tant que tel par l’accumulation des<br />

dépositions postérieures, reste néanmoins inscrit dans la mémoire et, à ce titre, il peut être<br />

potentiellement révélé – ou plutôt réactivé – à tout moment 235 . La mémoire des origines est là,<br />

présente tout en étant cachée, comme sont là, enfouies et invisibles du sol, les traces les plus<br />

anciennes d’occupation humaine qui sont recouvertes par le développement des sites actuels.<br />

Mais il y a plus : Freud, en réalité, utilisait cette comparaison pour mettre en lumière deux<br />

implications essentielles, qui, en retour, informent l’archéologie, dans son rapport particulier<br />

avec les palimpsestes :<br />

- D’une part, la surimposition des « couches psychiques » de la mémoire ne fonctionne<br />

pas comme un simple effet de surimposition, dans la mesure où les formations en place<br />

se trouvent altérées ou déformées par l’ajout de dépositions ultérieures. C’est là un point<br />

234 DARWIN, 1992 : 349, 356.<br />

235 Dans un article de 1925, Freud compare le fonctionnement de la mémoire psychique à celui du « tableau<br />

magique », un jouet d’enfant au moyen duquel il est possible de tracer des inscriptions qui s’impriment par<br />

contact de la surface inscrite avec un support de cire sous-jacent, puis de les faire disparaître en séparant l’une de<br />

l’autre; les différentes écritures effacées en surface restant néanmoins inscrite dans le support de cire (FREUD,<br />

1985 : 119-124).<br />

138


moins évident qu’il n’y paraît : il signifie que tout nouvel épisode de la construction de<br />

la mémoire fonctionne comme une réécriture ou une réinterprétation des dépositions<br />

antérieures en place. Pour l’archéologie, ce phénomène est particulièrement clair dans<br />

les processus de réoccupation, ou de transformations de l’occupation, tels qu’on peut les<br />

observer en particulier dans les sites urbains, ou encore dans l’archéologie des paysages.<br />

- D’autre part, les événements initiaux, ou anciens, qui sont inscrits dans la mémoire ne<br />

sont accessibles que par l’intermédiaire de leur(s) réécriture(s) postérieure(s) et non plus<br />

en tant qu’eux-mêmes, pour autant que cela ait dorénavant un sens. Ainsi,<br />

fondamentalement, ces événéments fondateurs du passé ne prennent leur identité<br />

qu’après coup, selon l’expression de Freud. De même, les dépositions postérieures qui<br />

sont surimposées à ces formations anciennes sont porteuses d’un sens<br />

fondamentalement paradoxal, dans la mesure où ce sont elles qui donnent accès aux<br />

événements anciens du passé en même temps qu’elles en sont une transcription<br />

déformée. Là encore, les processus d’occupation humaine développés dans la longue<br />

durée – comme, encore une fois, dans les villes, ou dans les paysages – nous livrent une<br />

bonne illustration de ces phénomènes.<br />

A la suite de Freud, c’est le psychanalyste français Jacques Lacan qui a approfondi cette<br />

appréhension de l’inconscient à l’image du palimpseste, en soulignant le caractère central des<br />

effets de discontinuité dus à la succession par intermittences des dépositions qui constituent la<br />

mémoire psychique. Comme les écritures initiales effacées des palimpsestes et comme les<br />

<strong>vestiges</strong> de sites anciens scellés sous les occupations actuelles, l’inconscient est pour Lacan<br />

un « chapitre effacé de la vie du sujet ». Il est le lieu où la continuité du sens en quelque sorte<br />

historique de la mémoire est interrompue. En ce sens, souligne Lacan, la structure<br />

dépositionnelle de la mémoire psychique est fondamentalement discontinue, dans la mesure<br />

où si les dépositions se surajoutent les unes aux autres dans le temps, celles-ci ne sont<br />

néanmoins pas nécessairement liées les unes aux autres. C’est là un problème qu’on connaît<br />

bien en archéologie, où il est fréquent d’observer des types d’occupation de natures<br />

différentes se succéder les uns aux autres dans le temps, en venant cependant s’accumuler à<br />

l’emplacement du même site, dont la vocation initiale devient illisible. Comme on l’a vu, les<br />

effets de discontinuité ou d’intermittence sont une signature des processus d’évolution par<br />

réitération. Ce qui intéresse ici Lacan, dans ce processus d’effacement du passé par le présent,<br />

c’est la relation de l’un avec l’autre ; à savoir comment l’inconscient – disons la Préhistoire<br />

enfouie – reste accessible en quelque sorte malgré le conscient – pour nous l’histoire vivante<br />

des sites en activité :<br />

« (le langage refoulé qu’est l’inconscient) ne disparaît pas, dit-il dans un entretien avec<br />

Gilles Lapouge, publié en 1966 dans le Figaro Littéraire. Il est là, en nous, même si<br />

nous ne pouvons pas l’atteindre et il se manifeste sans cesse dans les failles du<br />

conscient. C’est le mécanisme que Freud appelle le « retour du refoulé » et qui fait que<br />

sous la voix claire de notre conscience, vient sans cesse s’interposer une autre voix,<br />

pressante, répétitive, qui nous dit des histoires graves, celles de notre préhistoire, et que<br />

nous ne comprenons pas. (…) Je crois qu’on peut employer l’image du palimpseste,<br />

(…) ces manuscrits sur lesquels un premier texte avait été effacé pour être recouverts<br />

d’une autre écriture. Oui, un palimpseste : vous avez deux textes à lire, dont un ne surgit<br />

que là où l’autre a des défaillances, mais qui ne se relie pas du tout au premier texte et<br />

139


que vous ne pouvez pas entendre, aussi longtemps que sa structure n’a pas été<br />

reconnue. 236 »<br />

Ces remarques sont très importantes pour cette archéologie des palimpsestes que nous<br />

devons commencer à bâtir, parce qu’elles esquissent une phénoménologie des survivances du<br />

passé enfoui. Même enseveli, même mutilé, même ignoré, le passé lointain dont la mémoire a<br />

été perdue continue à s’exprimer dans le présent, en quelque sorte « à travers » toutes les<br />

dépositions ultérieures. Il revient sans cesse, souligne Lacan, dans les failles ou les<br />

défaillances du présent ; il est omniprésent bien que nous ne sachions pas le reconnaître. Les<br />

recherches récentes d’archéologie du paysage, dont Gérard Chouquer a défini la démarche<br />

sous le terme d’archéogéographie 237 , donnent à foison des illustrations directes de ce<br />

phénomène de transmission dynamique du passé enfoui. L’un des exemples les plus lisibles,<br />

sur lequel je voudrais revenir à la suite de Gérard Chouquer, est celui des survivances de la<br />

cadastration romaine de la région d’Orange (il s’agit de la centuriation B) dans la réitération<br />

du réseau de fossés fouillé aux « Malalones » de Pierrelatte (Drôme) 238 . L’archéologie révèle<br />

ici qu’un événement maintenant très ancien (la mise en place d’un système de cadastration du<br />

sol au début de l’époque romaine) a créé un structure archéologique initiale (un réseau de<br />

délimitations orthogonales fondé sur des unités de mesure romaine) qui a été réitérée à de<br />

nombreuses reprises au cours du temps et qui « survit » encore aujourd’hui sous la forme de<br />

limites parcellaires marquées par des haies ou des rideaux d’arbres. De manière révélatrice,<br />

les fouilles ont montré que cette « remise en jeu » répétée du système romain s’est traduite par<br />

un phénomène de réitération (une série de fossés successifs se sont succédés aux mêmes<br />

endroits) traversé d’intermittences (il a manifestement existé de longues périodes durant<br />

lesquelles les fossés, complètement comblés, n’ont plus été en activité). On peut donc dire<br />

que, bien qu’oublié et enfoui, le système de cadastration romain n’en continue pas moins à<br />

informer le présent, dans la mesure où le passé romain a créé une « potentialité », sans cesse<br />

rejouée, par laquelle il fait entendre, selon l’expression de Lacan, « sa voix pressante et<br />

répétitive ». Et c’est bien en quelque sorte dans les « plis » du paysage actuel – dans des<br />

détails aussi triviaux que des haies ou des lignes d’arbres – que se lit cette survivance<br />

omniprésente du passé enfoui : un passé qui, bien que « refoulé », ne cesse de toujours<br />

revenir, aujourd’hui comme depuis maintenant près de deux millénaires.<br />

Nous comprenons maintenant que nous avons vu cette stratification, ou plus exactement<br />

l’organisation de ce palimpseste, comment le paysage actuel porte l’empreinte du passé<br />

romain, auquel, effectivement, rien ne le relie directement. Lacan a raison de dire que pour<br />

que nous puissions être en mesure de lire la présence de ce passé dans le présent, il est<br />

nécessaire que nous ayons reconnu sa structure (telle la structure parcellaire caractéristique de<br />

l’époque romaine). Sinon, nous ne voyons rien, qu’un paysage agricole ordinaire, dans lequel<br />

tout semble se jouer au présent, dans le « conscient » pour utiliser les mots de la<br />

psychanalyse. Maintenant que nous savons lire cette survivance du passé dans le présent, nous<br />

comprenons ce que Lacan signifie par « défaillance » lorsqu’il dit que le passé inconscient<br />

surgit dans les défaillances du présent conscient : à Pierrelatte, la survivance du réseau romain<br />

est là où, fondamentalement, le réseau parcellaire actuel ne parvient pas à imposer sa marque<br />

distinctive sur le paysage, mais reproduit un passé auquel il lui est manifestement impossible<br />

d’échapper.<br />

236 LACAN, 1966 : 2.<br />

237 CHOUQUER, 2003.<br />

238 JUNG, 1999 ; CHOUQUER, 2003 : fig. 3.<br />

140


Le passé inconscient possède donc une structure propre qu’il est nécessaire de déchiffrer<br />

pour le faire apparaître (on connaît la formule fameuse de Lacan : « l’inconscient est structuré<br />

comme un langage »). L’aborder de l’extérieur, comme une simple chose enfouie appartenant<br />

à un passé révolu, ne permet pas d’apprendre ce en quoi il consiste, ce qu’il dit. Car la<br />

psychanalyse nous apprend que le passé signifie quelque chose au présent, qu’il n’a de sens<br />

même que dans sa relation au présent : le présent n’est pas constitué sans lui. Comme le<br />

réseau romain inscrit dans le paysage actuel, le passé inconscient ressemble à une écriture qui<br />

est là, visible, mais qu’on ne sait pas lire. A l’image des hiéroglyphes égyptiens avant leur<br />

déchiffrement par Champollion, les manifestations de ce passé inconscient sont, souligne<br />

Lacan, comme une langue à la fois présente et perdue : elles sont connues des archéologues ;<br />

on sait les reconnaître, mais on ne sait pas les déchiffrer. Les inscriptions parlent – elles<br />

mentionnent des événements, nomment des personnes, invoquent des dieux – mais personne<br />

ne peut les entendre, car on ne sait pas les lire. Les observer comme une juxtaposition de<br />

signes – identifier que celui-là est par exemple en forme d’oiseau, ou que cet autre représente<br />

sans ambiguïté un personnage, comme on le fait avec la mise en type des formes d’occupation<br />

archéologique – c’est se condamner à ne pas les comprendre, à ajouter de l’incompréhension à<br />

l’ignorance. Déchiffrer les signes d’une écriture, c’est reconnaître leurs relations. C’est cette<br />

théorie qui nous manque, à nous autres archéologues et c’est bien cette forme de connaissance<br />

du passé qu’ont tenté d’élaborer Lyell et Darwin.<br />

Les créations matérielles du passé et du présent sont donc bien comme des textes<br />

superposés, dont l’écriture court en quelque sorte les uns au travers des autres. Nous voyons<br />

bien que dans le processus de surimposition lui-même, non seulement quelque chose perdure,<br />

mais que quelque chose, également, se constitue. Là encore, c’est plus qu’une simple histoire,<br />

qui procéderait par accumulation d’événements successifs: c’est une construction de sens, par<br />

laquelle le passé transmet une signification. Mais c’est aussi, en retour, un processus de<br />

réévaluation du passé au fur et à mesure de son vieillissement. Comme l’explique Benjamin à<br />

propos de son étude sur les Affinités électives de Goethe, la signification des créations du<br />

passé, tend à se scinder, à mesure de leur transmission, en deux teneurs distinctes : la teneur<br />

de vérité (Wahrheitsgehalt) d’une création correspond à sa signification originelle, au moment<br />

où elle est produite. Quant à sa teneur chosale (Sachgehalt), elle consiste en le sens particulier<br />

qu’elle est prend par la suite, au cours du temps :<br />

« Ce qui détermine le rapport entre les deux, écrit Benjamin, est cette loi fondamentale de<br />

toute écriture : à mesure que la teneur de vérité d’une œuvre prend plus de signification,<br />

son lien à la teneur chosale devient moins apparent et plus intérieur. Si les œuvres qui se<br />

révèlent durables sont donc justement celles dont la vérité est plus profondément<br />

immergée dans leur teneur chosale, au cours de cette durée les éléments réels sont d’autant<br />

plus perceptibles à l’observateur que, dans le monde lui-même, ils dépérissent davantage.<br />

Unies aux premiers temps de l’œuvre, à mesure qu’elle dure, on voit ainsi se dissocier<br />

teneur chosale et teneur de vérité car, si la seconde reste toujours aussi cachée, la première<br />

perce. Plus le temps passe, plus l’exégèse de ce qui dans l’œuvre étonne et dépayse ; c’està-dire<br />

que sa teneur chosale, devient pour tout critique tardif une condition préalable. On<br />

peut le comparer au paléographe devant un parchemin dont le texte pâli est recouvert par<br />

les traits d’un écrit plus lisible qui se rapporte à lui. De même que le paléographe ne peut<br />

que commencer par lire ce dernier écrit, le critique ne peut que commencer par le<br />

commentaire. Et d’emblée il en voit surgir un critère inappréciable de son jugement : alors<br />

seulement il peut poser la question critique fondamentale : l’apparence de la teneur de<br />

vérité tient-elle à la teneur chosale ou la vie de la teneur chosale tient-elle à la teneur de<br />

vérité ? Car, en se dissociant dans l’œuvre, elles décident de son immortalité. En ce sens,<br />

141


l’histoire des œuvres prépare leur critique et augmente ainsi la distance historique de leur<br />

pouvoir. Si l’on compare l’œuvre qui grandit à un bûcher, le commentateur (celui qui<br />

s’intéresse à la teneur chosale) est devant elle comme le chimiste, le critique (celui qui<br />

s’intéresse à la teneur de vérité) comme l’alchimiste. Alors que pour celui-là bois et<br />

cendres restent les seuls objets de son analyse, pour celui-ci seule la flamme est une<br />

énigme, celle du vivant. Ainsi le critique s’interroge sur la vérité, dont la flamme vivante<br />

continue de brûler au dessus des lourdes bûches du passé et de la cendre légère du<br />

vécu. 239 »<br />

239 BENJAMIN, 1971.<br />

142


Chapitre VIII<br />

Les chiffonniers du passé<br />

Shomei Tomatsu : Jardins en ruines. Tokyo, 1964.<br />

143


Cher découvreur…<br />

Les chiffonniers du passé<br />

Le passé a quelque chose à nous dire ; il voudrait que nous entendions son histoire :<br />

« Cher découvreur, cherches partout, dans chaque parcelle du sol. <strong>Des</strong>sous, sont enfouis<br />

des dizaines de documents, les miens et ceux d’autres personnes, qui jettent la lumière<br />

sur ce qui s’est passé ici. On y a enfoui de nombreuses dents. C’est nous, les ouvriers du<br />

Kommando, qui les avons intentionnellement disséminées sur tout le terrain, autant<br />

qu’on l’a pu, afin que le monde puisse trouver des preuves tangibles des millions d’êtres<br />

humains assassinés. Quant à nous, nous avons perdu tout espoir de vivre la<br />

Libération. » 240<br />

Ce texte est l’un de ceux qui ont été trouvés depuis 1945 à Auschwitz. Ils étaient écrits à<br />

la main sur des feuilles de papier pliées ou enroulées à l’intérieur de boîtes de métal ou de<br />

bouteilles enterrées dans le camp, autour des fours crématoires ou directement dans les<br />

accumulations de restes humains. On les désigne sous le nom biblique de rouleaux<br />

d’Auschwitz 241 . Les derniers d’entre eux ont été découverts dans les années 1980 ; il en<br />

subsiste certainement encore d’autres, bien qu’une part sans doute très importante d’entre eux<br />

a été détruite au cours de l’immédiate après-guerre par les paysans polonais qui ont retourné<br />

les ruines du camp à la recherche d’un imaginaire « trésor des Juifs » que la rumeur disait y<br />

être enterré. Ces textes sont déjà pleins de manques creusés par le temps, qui finira bientôt par<br />

les désagréger tous. L’un d’eux dit notamment :<br />

« Nous continuerons à faire ce qui nous incombe. Nous allons tout [lacune] et cacher<br />

[lacune] le monde mais simplement cacher dans le sol et dans [lacune]. Mais celui qui<br />

voudra trouver, [lacune] encore, vous trouverez encore [lacune] de la cour, derrière le<br />

crématoire, pas vers la rue [lacune] de l’autre côté, vous en trouverez beaucoup là-bas<br />

[lacune] car nous devons, comme jusqu’à présent, jusqu’au [lacune] événement [lacune]<br />

continuellement tout faire savoir au monde sous la forme d’une chronique historique. A<br />

partir de maintenant, nous allons tout cacher dans le sol. » 242<br />

240<br />

Lettre en yiddish de Zalmen Gradowki, écrite le 6 septembre 1944 à Auschwitz-Birkenau (GRADOWSKI et<br />

al., 2001 : 67).<br />

241<br />

Ou « Megilot Auschwitz » (GRADOWSKI, 2001 ; GRADOWSKI et al. 2001).<br />

242<br />

Fragment intitulé T.N.Ts.B.H. (pour la formule Tehi nishmati tsura bitsor hakhayim des pierres tombales<br />

juives, qui signifie « Que mon âme soit liée au faisceau des vivants » et qui, dans ce cas, peut se lire également<br />

au pluriel Tihyou nishmotam tsurot bitsror hakhayim, pour « Que leurs âmes soient liées au faisceau des<br />

vivants ») écrit par Zalmen Lewental le 10 octobre 1944 à Auschwitz-Birkenau ( GRADOWSKI et al. 2001 :<br />

124). Ce texte a été découvert en 1962, dans une bouteille enterrée à proximité du Crématoire III.<br />

144


Les membres du Sonderkommando d’Auschwitz, ceux auxquels était imposée la charge<br />

de faire fonctionner la machine d’extermination en brûlant les corps des suppliciés et en<br />

éliminant leurs restes, ceux qui étaient destinés à passer eux-mêmes par cette machine<br />

d’anihilation, le savaient bien : pour remplir leur devoir de témoigner de « ce qui s’est passé<br />

ici », il leur fallait enfouir leur témoignage dans le sol ; il leur fallait le cacher dans l’espoir<br />

que des hommes « justes » le trouveraient et l’entendraient un jour. <strong>Des</strong> « Justes », capables<br />

de reconnaître et de faire entendre la vérité, c’est ce que les morts d’Auschwitz espéraient que<br />

nous serions. C’est en nous qu’ils ont placé le seul espoir qu’il leur restait ; celui que « le<br />

monde » sache leur histoire. Mais ils savaient aussi qu’il faudrait nous tenir la main, nous qui<br />

ne savons pas exactement « ce qui s’est passé ici ». Il faudrait qu’ils nous disent où,<br />

exactement, nous devons chercher et quoi, précisément, nous devons trouver. Nous devons<br />

trouver des textes, bien sûr, qui rapportent leur histoire « sous la forme d’une chronique<br />

historique », mais nous devons surtout trouver les preuves matérielles de cet anéantissement,<br />

qu’ils ont laissées à notre intention et qui portent témoignage de leur existence. Or, justement,<br />

nous ne savons pas quelles sont ces preuves ou, plus exactement, nous ne savons pas de quelle<br />

manière ces <strong>vestiges</strong> qu’ils ont enterrés peuvent être lus comme des témoins de leur histoire.<br />

Alors, il a fallu qu’ils nous le disent : ils ont disséminé des monceaux de dents qu’ils ont pris<br />

sur tous les cadavres qu’ils ont pu toucher sans être vus pour que nous voyions qu’il s’agit de<br />

dents humaines provenant de masses de gens exterminés ici. Un autre membre de ces<br />

Sonderkommandos, du nom d’Alter Szmul Fajnzylberg, nous dit avoir caché « près du<br />

crématoire du camp de Birkenau » « un appareil photo (et) des restes de gaz dans une capsule<br />

de métal » 243 . Il est vraisemblable que cet appareil photo – qui n’a pas été retrouvé – contient<br />

une pellicule sur laquelle sont impressionnées des images du processus d’extermination ;<br />

quant au gaz contenu dans la capsule de métal, c’est manifestement celui qui a été utilisé pour<br />

gazer les victimes avant leur élimination par crémation. Mais, là encore, il faut qu’on nous le<br />

dise : nous ne pouvons pas savoir à priori, sans le témoignage des hommes des<br />

Sonderkommandos, qu’il y a des images d’une importance historique énorme dans ce fossile<br />

d’appareil photo et que cette boîte de conserve rouillée contient en réalité tout ce qui reste du<br />

gaz d’Auschwitz. Nous ne pouvons pas le savoir et les victimes d’Auschwitz comptent sur<br />

notre bienveillance et notre persévérance : ils n’ont pas d’autre possibilité que d’espérer que<br />

nous prendrons soin des <strong>vestiges</strong> qu’ils ont laissés pour nous – même s’il n’y a pas d’objets<br />

précieux avec – et que nous les rechercherons inlassablement, « partout, dans chaque parcelle<br />

du sol », même si nous ne savons pas exactement ce que nous devons nous attendre à trouver.<br />

Ils espèrent que nous serons attentifs aux moindres débris de leur passé qui, tous, sont pour<br />

eux imprégnés de sens. Ils ont confié cette prière à un morceau de papier qui tombe en<br />

loques :<br />

« … nous demandons au destin : Yehi rotsn milifneikho, eyno shoymea kol bekhies ;<br />

fais-nous au moins cette faveur – shetashim dimeosseinu benodeikho lihies – cache ces<br />

pages de larmes dans l’outre de l’être, qu’elles parviennent en de bonnes mains et<br />

trouvent leur tikoun, leur accomplissement. 244 »<br />

Quelques années auparavant, Walter Benjamin avait dit dans sa thèse II « sur le concept<br />

d’histoire » :<br />

243 Témoignage d’Alter Szmul Fajnzylberg, cité dans SWIEBOCKA, 1999.<br />

244 Texte anonyme en yiddish, daté du 3 janvier 1945, écrit à Auschwitz-Birkenau. Yehi rotsn milifneikho, eyno<br />

shoymea kol bekhies signifie « Que ce soit ta volonté, que nul n’entende la voix de nos larmes. » (ANONYME,<br />

2001 : 67).<br />

145


« …il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. A nous,<br />

comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique, sur<br />

laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la<br />

repousser. L’historien matérialiste en a conscience. » 245<br />

Mais nous, nous ne sommes pas préparés à une telle responsabilité. Nous faisons ce que<br />

nous pouvons et nous ne voyons pas grand’chose. Nous n’avons pas les clés du passé qui<br />

nous est étranger ; nous ne savons pas ce que nous devons reconnaître. Pour nous, il n’y a là<br />

qu’une accumulation de gravats : un mélange de fragments de briques et de dalles de faïence<br />

blanche, de morceaux de béton et de ferrailles rouillées, qui coupent les mains. C’est làdedans<br />

que nous creusons et plus on avance, plus ça empire. Le conducteur de la pelle<br />

mécanique te regarde d’un air un peu inquiet parce que tu lui as dit avant de commencer que<br />

tu voulais qu’il aille doucement et voilà qu’il arrache maintenant des blocs de plus en plus<br />

gros, en faisant s’effondrer les parois du trou de plus en plus informe que tu es en train de lui<br />

faire creuser. Alors, tu lui fais un petit signe de la tête qui veux dire « vas-y ; mets la force<br />

qu’il faut » ; et lui se sert de son godet comme d’une énorme gueule carrée terminée par des<br />

grosses dents en fer qu’il abat sur les blocs pour les faire éclater. Le sol tremble à chaque coup<br />

sous tes pieds et ça se met à fumer et à sentir une odeur assez écœurante de moisi, de<br />

poussière et d’étincelles de silex. Toi, tu ne sais pas où tu vas ; tu continues tant que ça vient.<br />

Tu sais seulement qu’il faut que tu ailles jusqu’au bout, jusqu’à ce que tu en aies la fin. Tu<br />

ramasses les morceaux d’objets que tu vois sortir et tu les mets dans un grand sac en<br />

plastique transparent : ce sont des bouts isolés d’assiettes et de bouteilles en verre, avec des<br />

débris de gamelles émaillées sur lesquelles les outils en fer dérapent avec un crissement<br />

insupportable. Au fond du trou, quelqu’un de ton équipe te tend quelque chose qu’il a trouvé :<br />

c’est une petite tête chauve de poupée industrielle, avec de grands yeux bleus, remplis de<br />

terre, et une bouche minuscule peinte en rouge. « C’est sympa, non ? », te dit-il. « Ouais, c’est<br />

chouette », réponds-tu en la mettant dans une petite boîte, sans savoir précisement ce que c’est<br />

et en ignorant tout de ce que ça représente. C’est sans doute mieux ainsi, sinon je ne crois pas<br />

que tu pourrais faire ce que tu fais là.<br />

L’histoire de l’archéologie : les durées contre l’historiographie<br />

En quoi consiste donc l’archéologie et d’où vient-elle ? Jusqu’à présent, ce sont<br />

essentiellement des archéologues qui ont travaillé à l’élaboration de l’histoire de leur propre<br />

discipline. De ce point de vue, cette « histoire de l’archéologie vue par les archéologues »<br />

s’assimile naturellement à une historiographie de la recherche : les réalisations techniques<br />

actuelles de l’archéologie, ses champs d’intervention, ses problématiques, bref la présente<br />

identité scientifique de la discipline, définit le cadre de référence à partir duquel cette histoire<br />

de la discipline est construite, à la fois comme identification d’un processus historique (l’essor<br />

de la recherche archéologique) et comme description d’un moment historique particulier (telle<br />

période des « origines de l’archéologie »). En d’autres termes, c’est la situation actuelle de la<br />

discipline qui constitue l’horizon d’achèvement à partir duquel est reconstituée, de manière<br />

rétrospective, la marche de l’archéologie depuis ses supposées origines balbutiantes du passé<br />

jusqu’à son hypothétique réalisation dans le présent. Aucun livre d’histoire de l’archéologie,<br />

245 BENJAMIN, 2000 : 428-429.<br />

146


même les plus brillants, comme « l’Histoire de la pensée archéologique » de Bruce Trigger 246<br />

ou, en langue française, « La Conquête du Passé » d’Alain Schnapp 247 , n’y échappe.<br />

C’est donc le statut même de l’historiographie de l’archéologie qui est en cause et, avec<br />

lui, une certaine conception du temps et du devenir historique dont nous avons déjà observé<br />

les effets sur l’appréhension des matériaux archéologiques eux-mêmes. Car, comme le<br />

souligne l’historien et philosophe Michel de Certeau, l’historiographie est « un récit qui<br />

fonctionne (…) comme un discours » 248 . Il faut nous arrêter sur cette formule, qui éclaire d’un<br />

jour particulier ce mode d’écriture spécifique de l’histoire qu’est l’historiographie:<br />

l’historiographie, en effet, se définit avant tout comme une mise en récit des événements du<br />

passé. Cette mise en récit fonde l’articulation logique – ou plutôt cette supposée évidence de<br />

l’engrènement des faits historiques les uns à la suite des autres – de la démonstration<br />

historique à laquelle vise à aboutir l’entreprise historiographique, laquelle, en conséquence,<br />

n’est pas autre chose, effectivement, qu’un discours. Ainsi, l’historiographie prend en quelque<br />

sorte à partie les faits de l’histoire pour asseoir un argumentaire développé depuis la place<br />

qu’occupe l’auteur en tant que chercheur – ou depuis celle de la communauté de chercheurs à<br />

laquelle appartient l’auteur – par rapport à l’histoire de sa discipline. Car, comme le rappelle<br />

Michel de Certeau, l’historiographie s’appuie sur une chronologie unilinéaire, articulée en<br />

séquences successives, qui « construit le temps vers le moment du destinataire ; c’est-à-dire<br />

du lecteur dans le présent qu’il occupe. » Ainsi, « l’historiographie travaille à rejoindre un<br />

présent qui est le terme d’un parcours plus ou moins long sur la trajectoire chronologique<br />

(…). Le présent, postulat du discours, devient le revenu de l’opération scripturaire : le lieu de<br />

production du texte se mue en lieu produit par le texte. » 249 C’est cette perception unilinéaire<br />

du temps, que nous savons faussée, qui conduit l’historiographie à fonctionner spontanément<br />

comme un discours de légitimation non seulement de la situation présente de la discipline,<br />

mais plus précisément des collectifs qui dominent la configuration actuelle de la discipline et<br />

qui ont (ou qui cherchent à obtenir) voix d’autorité. Dans ce contexte, l’appel à l’histoire de<br />

l’archéologie ne sert souvent que comme un outil de démonstration au moyen duquel des<br />

chercheurs ou des groupes de chercheurs tentent de doter leur propre perception de la<br />

discipline d’une légitimité à caractère historique.<br />

Cette approche de l’histoire de l’archéologie ne dit rien de l’objet même d’une histoire<br />

de la discipline ; c’est-à-dire de l’effet du temps et des durées sur les transformations de la<br />

méthode et de la démarche archéologiques. Je cherche à explorer un autre aspect du temps<br />

historique – qui ne serait pas le temps unilinéaire et séquentiel de l’historicisme, mais le<br />

“ temps saturé d’à présent ” propre à la pensée archéologique – ou encore, selon l’expression<br />

de Michel de Certeau, je m’intéresse à une autre stratégie du temps de l’Histoire 250 . Comme le<br />

montre de Certeau, l’historiographie fonde son discours sur la création d’une coupure, en<br />

réalité artificielle, qui isolerait le passé du présent 251 : par définition, le présent serait le lieu de<br />

l’enquête, son origine en quelque sorte ; tandis que les événements du passé seraient l’objet de<br />

l’étude historiographique et le matériau à partir duquel l’histoire serait restituée « telle qu’elle<br />

s’est passée ou à peu près ». En fait, nous savons bien que les choses ne fonctionnent pas<br />

ainsi : la simple nécessité d’écrire une histoire « véridique » ou « objective » dit assez que le<br />

passé, en réalité, continue à hanter le présent et que l’omniprésence de ses matériaux – pour<br />

246 TRIGGER, 1989.<br />

247 SCHNAPP, 1993.<br />

248 CERTEAU, 1975 : 125.<br />

249 CERTEAU, 1975 : 125.<br />

250 CERTEAU, 1987 : 85-88.<br />

251 CERTEAU, 1987 : 87.<br />

147


ce qui nous intéresse, ces milliers de publications, de fouilles, de collections archéologiques –<br />

persiste à remplir physiquement l’espace de l’actuel. Ici comme sur le terrain, le présent est<br />

saturé des <strong>vestiges</strong> du passé et c’est le jeu des durées qui importe bien plus que celui des<br />

« événements » en eux-mêmes. Ici comme sur le terrain, cette approche est radicale :<br />

s’intéresser aux durées dans l’histoire de l’archéologie, c’est déchirer cet écran opaque<br />

interposé entre le passé et nous, c’est déligitimiser l’entreprise historiographique<br />

traditionnelle, pour la fonder sur un autre approche, qui consiste à se mettre à l’écoute de<br />

l’écho distordu du passé dans notre présent.<br />

Les événements d’un côté et les durées de l’autre : il s’agit bien, comme le souligne de<br />

Certeau, de deux façons opposées de « distribuer l’espace de la mémoire » ; c’est-à-dire de<br />

penser les rapports du passé et du présent. Il faut creuser cette opposition jusqu’au fond et<br />

souligner qu’on se trouve bien ici face à deux visions antinomiques du temps et de l’histoire :<br />

les disciplines qui intègrent la durée (comme en particulier la psychanalyse et,<br />

nécessairement, l’archéologie) reconnaissent la présence du passé dans le présent ; alors que<br />

celles qui sont établies sur les événements (comme l’historiographie, avec l’histoire ou<br />

l’archéologie traditionnelles) postulent le caractère objectivement inconciliable de toute<br />

coexistence du passé et du présent. Plus profondément, pour les disciplines historiques<br />

traditionnelles – parmi lesquelles se trouve englobée la pratique conventionnelle de<br />

l’archéologie – la validité de la démonstration historique repose sur la successivité objective<br />

des événements, qui s’enchaînent les uns après les autres et qui, en conséquence, s’expliquent<br />

les uns par rapport aux autres. Pour les disciplines de la durée, au contraire, c’est la<br />

réplication qui construit l’histoire ; les faits pouvant se renouveler les uns après les autres, les<br />

uns reproduisant les autres sous une forme plus ou moins identique, ou plus ou moins altérée.<br />

De même, selon l’approche conventionnelle de l’histoire, les relations historiques s’effectuent<br />

par corrélation, dans la mesure où, dans le temps unilinéaire et séquentiel de l’histoire<br />

traditionnelle, les événements n’agissent les uns sur les autres que de proche en proche. Là<br />

encore, c’est tout l’inverse que reconnaissent les disciplines de la durée, pour lesquelles les<br />

faits peuvent s’imbriquer les uns dans les autres, les uns prenant la place des autres. Cette<br />

reconnaissance du jeu des durées dans la constitution de la discipline archéologique implique<br />

plus qu’un simple replâtrage de l’histoire actuelle de l’archéologie, car elle mine toute la<br />

structure explicative conventionnelle de l’histoire, et en particulier les notions d’effets et de<br />

disjonction (deux événements distants dans le temps ne peuvent pas être la même chose) qui<br />

sont fondamentales pour la perspective historiographique : dans l’approche des durées,<br />

certains événements, au contraire, agissent à la place d’autres ; alors que des faits particuliers,<br />

d’ordinaire invisibles, reviennent subitement sur le devant de la scène, masqués sous une autre<br />

identité. C’est la prise en compte de l’inébranlable persistance des durées qui permet de<br />

démêler lentement l’écheveau de cette ambiguïté fondamentale de l’histoire.<br />

Ces durées qui travaillent en profondeur la discipline archéologique, comment les<br />

reconnaître, comment les lire ? Il faut renoncer à l’idée qu’il serait possible de les saisir par la<br />

simple mise en séquence de l’évolution historique de la discipline, comme le fait<br />

l’historiographie, car c’est précisément cette approche qui occulte le travail des durées. En<br />

fait, c’est dans les moments de transmission du savoir – là où l’identité de la discipline est à la<br />

fois reproduite et transformée –que la tension des durées se laisse entrevoir. La façon dont<br />

l’archéologie est enseignée, ou dont elle est débattue lorsqu’elle est soudainement confrontée<br />

à des découvertes inattendues, dit beaucoup plus sur l’identité profonde de la discipline qu’il<br />

n’y paraît. Là encore, ce qui se joue c’est la confrontation à la nouveauté qui perturbe le<br />

système de représentations en place, qui le déstabilise et qui en même temps exige de lui qu’il<br />

lui réponde tout de suite, par le rejet ou l’absorption ; peu importe. Ce qui importe en<br />

148


evanche, c’est ce que révèle le comportement de la discipline – ou des archéologues – face au<br />

changement : qu’est-ce qui est intégré, le cas échéant mis en valeur, et qu’est-ce qui au<br />

contraire est refusé, parce qu’il est jugé irrecevable ou non approprié ? De même, lorsque<br />

l’identité de la discipline n’est pas directement mise en cause sous la pression de l’extérieur,<br />

sur quels types de pratiques est-elle reproduite dans l’enseignement, cette autre arène dans<br />

laquelle est affirmée l’identité de l’archéologie ?<br />

Chercheurs d’images<br />

Au contraire des autres disciplines qui sont fondées sur l’observation et l’analyse d’un<br />

terrain qui enferme une mémoire fossilisée du passé (comme par exemple la géologie, la<br />

paléontologie ou la pédologie), l’archéologie n’est pas enseignée comme un mode<br />

d’acquisition des données à partir des contextes qui contiennent cet enregistrement matériel<br />

du passé. La fouille archéologique – pourtant essentielle dans la mesure où, comme l’a<br />

souligné André Leroi-Gourhan, l’observation archéologique du passé détruit son objet d’étude<br />

en même temps qu’elle se porte sur lui – la fouille archéologique, donc, ne fait pas partie de la<br />

formation académique des archéologues et n’en a jamais été partie prenante. Dans sa<br />

transmission, l’archéologie est assimilée à l’histoire des civilisations ou à l’étude des<br />

caractéristiques stylistiques des cultures matérielles du passé, rappelant en cela que, depuis<br />

ses origines du XVIII ème siècle, la discipline archéologique consiste fondamentalement en un<br />

discours sur les créations culturelles des civilisations anciennes. Le jumelage de l’Histoire de<br />

l’Art et de l’Archéologie, dont la plupart des archéologues, aujourd’hui, ne comprennent plus<br />

la nécessité, possède des origines historiques qui remontent aux origines archaïques de la<br />

discipline archéologique.<br />

Car les archéologues n’ont jamais été des fouilleurs : leur métier consiste à élaborer, à<br />

rassembler et à analyser des images du passé. C’est dans cette pratique de collecte d’images<br />

des restes matériels du passé que se trouve, en fait depuis les plus lointaines origines de la<br />

discipline, dans l’Antiquité, l’identité profonde de l’archéologie. Traditionnellement, l’activité<br />

fondamentale d’un archéologue n’est pas de creuser la terre, ni d’exhumer des <strong>vestiges</strong> des<br />

civilisations disparues. Elle est d’examiner des planches de catalogues d’objets, d’étudier des<br />

plans de constructions, de considérer des coupes et des profils. L’archéologue est un savant de<br />

cabinet, un iconographe qui cherche à identifier des détails morphologiques caractéristiques<br />

des cultures du passé et à les comparer entre eux. C’est un érudit solitaire qui vit dans un<br />

univers de reproductions saturé de listes et d’inventaires ; il est celui qui perpétue l’infini<br />

« musée de papier » dont le projet universel a été lancé par les grands Antiquaires du XVIII ème<br />

siècle : faire en sorte que chaque vestige archéologique ou, pour reprendre leur langage,<br />

chaque monument de l’industrie et des arts des civilisations du passé, soit inventorié, figuré et<br />

décrit. L’intense activité des archéologues du XIX ème siècle s’inscrit dans la filiation directe<br />

de cette archéologie encyclopédique des Lumières. On voit trop souvent les chercheurs des<br />

années 1860 à 1900 comme les auteurs d’excavations désordonnés réalisées avec des<br />

méthodes primitives, alors qu’en réalité leur travail est dominé par la réalisation d’un<br />

gigantesque corpus iconographique des trouvailles archéologiques, entrepris à l’échelle<br />

européenne. Les albums archéologiques de Charles Cournault, ou encore les dossiers<br />

documentaires d’Edmond Flouest, ont vocation à alimenter, en faisant appel aux techniques<br />

de reproductions les plus précises – dont la photographie, alors naissante – ce catalogue figuré<br />

des productions matérielles du passé humain. L’archéologie du XX ème siècle n’a pas rompu<br />

avec cette tradition, en l’enrichissant notamment par l’informatique à partir de la fin des<br />

années 1980. On peut penser que celle du XXI ème siècle continuera à perpétuer ce projet de<br />

149


« recueil archéologique total », en particulier grâce aux nouvelles ressources documentaires<br />

fournies par l’imagerie numérique.<br />

Les Antiquaires de l’âge classique instaurent une tradition de l’image – ou plus<br />

exactement de l’imagerie – des <strong>vestiges</strong> du passé. Dès l’origine, c’est par des images que,<br />

dans la seconde moitié du XVI ème siècle, les premiers <strong>vestiges</strong> archéologiques deviennent<br />

connaissables en tant que tels. <strong>Des</strong> dessins ou des aquarelles au réalisme minutieux les font<br />

apparaître dans toute leur forme et leurs détails spécifiques. Dans ces tous premiers dessins de<br />

fouilles, comme ceux réalisés par Amerbach en 1582 à Augst, ce sont bien les substructions<br />

d’un théâtre romain, avec la disposition particulière des vomitoria et la maçonnerie typique en<br />

petit appareil qui a été saisie et qu’il est toujours possible de reconnaître. De la même<br />

manière, c’est bien le site de Stonehenge, avec ses fossés circulaires et son cercle<br />

mégalithique ruiné, qu’on identifie immédiatement sur l’aquarelle de Lucas de Heere, datée<br />

de 1575 252 . L’illustration naturaliste des <strong>vestiges</strong> du passé qu’on découvre désormais incrustés,<br />

tels des corps étrangers, dans l’actuel des paysages est inséparable de la conscience, nouvelle,<br />

de l’existence de temps différents dans le passé : puisque les réalisations des hommes des<br />

temps anciens sont évidemment dissemblables des nôtres, alors il est essentiel de les<br />

représenter dans toutes leurs particularités si on veut se donner les moyens de les reconnaître ;<br />

c’est-à-dire de les identifier en tant que telles. Bientôt, on réalisera que le passé lui-même est<br />

constitué de temps différents les uns des autres, qu’il importe de distinguer également selon<br />

leurs caractères morphologiques propres : ce sera le programme de l’archéologie de la<br />

seconde moitié du XIX ème siècle et de celle du XX ème siècle. Ainsi, dès les premières<br />

représentations des matériaux archéologiques, un concept essentiel est injecté dans la<br />

production des images des <strong>vestiges</strong> du passé : il s’agit de l’idée selon laquelle le passé est<br />

fondamentalement distinct du présent, qu’il est autre et qu’il porte en lui-même sa propre<br />

spécificité. Comme on le sait, c’est là un des présupposés essentiels de l’approche historiciste,<br />

dont on voit bien qu’il est directement lié à cette reconnaissance de l’altérité des <strong>vestiges</strong> du<br />

passé qui se met en place à la fin du XVI ème siècle. Dans cette perspective, il devient<br />

manifeste que l’expansion extraordinaire des représentations « ultra-réalistes » des <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques au cours du XIX ème siècle n’est pas fortuite (ces objets dont on représente non<br />

seulement la forme particulière dans tous ses détails, mais aussi l’impact du vieillissement sur<br />

eux, avec la reproduction des taches et des couleurs particulières prises par la corrosion) : elle<br />

constitue désormais le support même qui soutient cette perception fondamentalement<br />

historiciste de l’histoire de l’humanité.<br />

Pour s’en convaincre, il suffit de se tourner vers l’imagerie archéologique héritée de la<br />

tradition médiévale, qui fonctionne sur une représentation tout à fait différente du passé, en<br />

fait absorbé tout entier dans cet « à présent » de l’actuel : l’image qui revient à de nombreuses<br />

reprises est celle de la fabrication spontanée de vases par le sol, qu’on trouve encore à la fin<br />

du XV ème siècle, comme dans le magnifique « Livre des propriétés des choses » de<br />

Barthélémy de Glanville. Aux côtés des divers animaux qui vivent dans des tanières creusées<br />

dans le sol, on y voit des vases qui percent la croûte de la surface de terre, poussant à l’air<br />

comme des champignons 253 . Ces vases, qui sont figurés comme des récipients actuels (du<br />

moins des récipients usuels du XV ème siècle), représentent en réalité des vases anciens, qui<br />

pourraient aussi bien dater de l’âge du Bronze que de la période romaine ; il n’est pas possible<br />

de le savoir. Contrairement aux illustrations qui viendront à partir de la fin du XVI ème siècle,<br />

nous ne sommes ici nulle part en particulier ; la représentation post-médiévale de ce<br />

surgissement des pots de la terre trouve son identité dans la métaphore (l’image dit : comme<br />

252 SCHNAPP, 1993 : 148-150.<br />

253 SCHNAPP, 1993: 144-145.<br />

150


certains animaux sortent la nuit de la terre où ils s’enterrent, des objets tous fabriqués sortent<br />

aussi du sol), car le passé n’est pas encore identifié comme une entité singulière et<br />

fondamentalement séparée du présent. Cette vision du temps est très résiliente ; on la trouve<br />

encore exprimée en plein XVIII ème siècle pour expliquer en particulier la formation des<br />

fossiles : ainsi, pour de nombreux chercheurs, les formes de coquillages ou de restes de<br />

poissons prises par la pierre seraient dues à une propriété particulière à ce matériau, une vis<br />

plastica ou une virtus lapidifica, qui ferait croître dans la roche des animaux minéraux,<br />

similaires dans leur forme aux espèces animées du monde vivant 254 : Voltaire lui-même se<br />

demandait si « le sol de la terre ne peut enfanter ces fossiles » qui ressemblent à des animaux<br />

marins mais qu’on trouve très loin de la mer 255 . On voit ici, aussi bien pour les animaux de la<br />

pierre que pour les pots de la terre, que cette explication « prodigieuse » de la présence de<br />

<strong>vestiges</strong> du passé lointain dans l’actuel est liée à une représentation tronquée du temps : dans<br />

le « temps plat » d’avant la révélation du Temps profond apportée par les sciences historiques<br />

du XIX ème siècle, le passé est tout entier englobé dans le « maintenant » et ses témoignages,<br />

intégrés au présent comme des entités surnaturelles, ne peuvent s’expliquer que comme le<br />

résultat de phénomènes proprement merveilleux. Jusqu’à la révélation de l’existence de ces<br />

autres temps dont témoignent les restes archéologiques, les monuments funéraires<br />

mégalithiques ne peuvent être reconnus que comme des « tables de géants », les tumulus<br />

comme des « tombeaux des fées » et les ruines romaines comme des « châteaux de la Belle<br />

au Bois Dormant ». L’identification du caractère spécifique de la temporalité du passé est une<br />

première étape, que concrétise l’avènement de l’archéologie. Ce sera la découverte de<br />

l’immensité des temps anciens, apportée notamment par la géologie, qui permettra –<br />

seulement à partir du milieu du XIX ème siècle – d’imposer d’autres types d’explications de ces<br />

créations mystérieuses, dans lequel le temps, désormais, jouera un rôle crucial comme effet :<br />

le caractère extraordinaire de ces restes anormaux – reconnus désormais comme des <strong>vestiges</strong><br />

du passé – sera attribué à l’action cumulative de phénomènes graduels qui, déployés dans la<br />

très longue durée du temps naturel, finissent par se traduire par des transformations radicales.<br />

Il devient maintenant clair pourquoi il est si difficile de critiquer, de l’intérieur, cette tradition<br />

historiciste profondément ancrée dans la démarche archéologique conventionnelle : parce<br />

qu’il s’agit d’un héritage très ancien de la discipline, qui se trouve à la source même de la<br />

constitution de son identité originelle.<br />

Les chiffonniers du temps<br />

Comme les historiens, les archéologues apparaissent dès lors que la mémoire du passé<br />

est reconnue comme chargée d’une signification spécifique, une mémoire qui nous est pas<br />

directement accessible – parce qu’elle est cachée dans le présent, enfouie sous la surface du<br />

sol, ou dispersée sous la forme de débris – et qui, en conséquence, ne nous est pas<br />

immédiatement compréhensible, dans la mesure où sa lecture nécessite un commentaire.<br />

Depuis l’époque romaine, l’archéologue est ce personnage solitaire, dont l’esprit obsessionnel<br />

est accaparé par l’immense perte du passé, et qu’on peut voir fréquenter les terrains vagues,<br />

les dépotoirs et les cimetières. Il est celui qui cherche qui est caché, qui extrait ce qui est<br />

enfoui, qui collecte ce qui est dispersé et qui, tel un chiffonnier du temps, remue les<br />

accumulations de choses mortes à la recherche des débris des âges anciens de l’humanité. Son<br />

terrain, comme on dit aujourd’hui, est là où sont abandonnées les épaves, où sont entassées les<br />

loques, où sont relégués les déchets de ce qui a vécu. Son objet d’étude, qu’il ne partage avec<br />

personne d’autre, ce sont les restes, ou plus exactement les rebuts de l’histoire. Depuis<br />

254 ROSSI, 1984 : 3-6.<br />

255 BUFFETAUT (1998) : 24.<br />

151


toujours, l’archéologue est un antiquarius, un antiquaire, un collectionneur. Il ramasse et<br />

rassemble des <strong>vestiges</strong> abandonnés et incomplets.<br />

Les premiers archéologues de l’âge classique sont directement conscients de leur<br />

situation de fouilleurs des ruines du passé, au sens premier du terme. Ils ont à définir ce que<br />

sont exactement ces restes sur lesquels ils pourraient construire une connaissance du passé,<br />

c’est-à-dire ce en quoi consistent, en soi, les matériaux de l’archéologie. C’est le bénédictin<br />

Bernard de Montfaucon qui en donne au début du XVIII ème siècle la définition la plus<br />

définitive: « … je réduis dans un corps, écrit-il dans son « Antiquité expliquée en figures »,<br />

toute l’antiquité : par terme d’antiquité, j’entends seulement ce qui peut tomber sous les yeux<br />

et ce qui peut se représenter dans les images 256 ». Les matériaux de l’archéologie, c’est tout ce<br />

qu’on peut voir du passé ; nous dirions aujourd’hui tout ce qui possède une existence<br />

enregistrée physiquement dans la matière. Les données archéologiques, c’est en conséquence<br />

tout ce qui peut être visualisé par l’intermédiaire d’images : ce sont des dessins ou des cartes<br />

au XVIII ème siècle, puis à partir du XIX ème siècle des photographies, aujourd’hui ce sont des<br />

images numériques calculées à partir des propriétés physiques de la matière. Tout ceci,<br />

souligne de Montfaucon, est destiné à former un « corps » ; nous dirions aujourd’hui un<br />

champ, le champ particulier à l’archéologie. Ici, tout est dit : les archéologues rechercheront<br />

des <strong>vestiges</strong> matériels observables et les enregistreront par l’intermédiaire de systèmes<br />

d’images. Depuis le XVIII ème siècle, nous n’avons pas quitté d’un pouce ce programme.<br />

Pourtant, nous savons bien que quelque chose manque, que ce programme n’est pas<br />

suffisant à lui seul. Le problème, ce sont précisément les images. Aucune image, même la<br />

plus fidèle à l’original, ne parle jamais d’elle-même. Il ne suffit pas, comme l’envisage de<br />

Montfaucon, de réunir le corpus le plus étendu d’images de <strong>vestiges</strong> du passé pour obtenir la<br />

vision la plus complète du passé lui-même. Même si, comme le souligne Montfaucon, on<br />

cherche à réduire la représentation du passé à ce qui peut s’en voir (comme les plans de<br />

bâtiments, les images des divinités, les types d’outils ou de costumes) cela n’est pas suffisant :<br />

l’image nécessite un commentaire qui dise au moins ce qu’elle montre. Il n’est sans doute pas<br />

fortuit que ce soit un spécialiste des images, un critique d’art rompu à l’analyse des peintures,<br />

qui, en la personne de Caylus, introduit la notion de catalogue, indissociable de celle du<br />

corpus iconographique. Caylus connaît les images, comme graveur et dessinateur, comme<br />

proche de Watteau, et comme membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture, où il<br />

intervient comme expert auprès des grands collectionneurs d’art 257 . L’œuvre maîtresse de<br />

Caylus, ces sept volumes du « Recueil d’antiquités égyptiennes, grecques, étrusques et<br />

romaines » publiés de 1752 à 1767 258 , n’est autre qu’un immense catalogue raisonné des<br />

pièces de l’antiquité qu’il est possible de répertorier en France au milieu du XVIII ème siècle. Il<br />

en tire la méthode des principes de mise en catalogue des œuvres d’art. C’est toujours ce que<br />

nous faisons lorsque nous décrivons des objets.<br />

On n’y voit rien<br />

Les premiers pas des archéologues qui, dans la première moitié du XIX ème siècle,<br />

sortent de leur cabinet pour se risquer sur le terrain sont particulièrement décourageants.<br />

Contrairement à ce que laisse entendre l’historiographie traditionnelle de la discipline, qui fait<br />

de la fouille l’acte fondateur de l’archéologie, fouiller ne s’impose pas au premier abord<br />

256 MONTFAUCON (1719) : I.<br />

257 CASTOR, 2002.<br />

258 CAYLUS, 1752-1767.<br />

152


comme une démarche nécessaire : jusqu’aux années 1860, à partir desquelles la fouille se<br />

généralise effectivement comme une pratique usuelle de collecte des matériaux<br />

archéologiques, les archéologues profitent en effet le plus souvent d’excavations réalisées à<br />

l’occasion de travaux, qui mettent au jour des objets anciens qui les intéressent. S’ils se<br />

rendent sur place, c’est pour récupérer à la source des objets qui pourraient être détériorés ou<br />

simplement jetés par ceux-là qui les mettent au jour dans leur travail quotidien. A l’origine,<br />

l’exploitation du terrain vise donc essentiellement à constituer des collections. Il faut en<br />

conséquence rétribuer les inventeurs, ou les pourvoyeurs ; ce qui favorise immédiatement les<br />

trafics et les falsifications, comme le naïf Boucher de Perthes en fait l’expérience à ses<br />

dépens, en particulier à Moulin-Quignon, près d’Abbeville 259 . Car, au moins jusqu’aux années<br />

1950, à partir desquelles se généralisent les fouilles stratigraphiques, les archéologues sont<br />

dépourvus des moyens de contrôler l’authenticité archéologique des trouvailles auxquelles ils<br />

sont confrontés. Le développement extraordinaire pris par « l’affaire de Glozel » 260 montre<br />

bien qu’encore dans les années 1930 la discipline ne dispose pas des outils méthodologiques<br />

qui lui permettraient de déterminer s’il existe ou non un contexte archéologique authentique<br />

dont proviendraient les extraordinaires trouvailles « d’écriture paléolithique » du « Champ des<br />

Morts ». En réalité, jusqu’à ce les archéologues commencent à être capables de lire le sol et<br />

d’y reconnaître les formations spécifiques que sont les palimpsestes, le terrain de<br />

l’archéologie leur échappe pour sa plus grand part.<br />

Enfoui au fond d’un archéologue se trouve un Antiquaire. Pour lui, la fouille n’est que<br />

le déplacement de la collecte des objets – ou plus exactement de celle des œuvres des temps<br />

passés – des collections où on les rassemble vers le terrain où on les trouve. Fouiller donc,<br />

pourquoi pas, mais quoi au juste ? Pendant très longtemps les archéologues n’en ont<br />

simplement aucune idée. Il ne le savent pas, parce qu’ils ne savent pas interpréter le terrain.<br />

Ce n’est pas la connaissance du terrain qui leur indique où il serait intéressant de pratiquer des<br />

fouilles pour trouver ce qu’ils recherchent. C’est le hasard des découvertes fortuites – des<br />

travaux mettent au jour des objets, alors ils arrivent pour les voir, avec l’espoir d’en trouver<br />

d’autres pour eux-mêmes – ou bien encore ce sont des hypothèses tirées de la lecture des<br />

textes historiques qui les guident vers certains lieux particuliers. Ainsi, l’extraordinaire<br />

développement de l’archéologie des « Antiquités nationales » des années 1860, que provoque<br />

en France la recherche des sites témoins des événements de la Guerre des Gaules, révèle en<br />

réalité une méconnaissance foncière de la spécificité du terrain archéologique. Ce sont des<br />

considérations d’ordre topographique sur l’itinéraire emprunté par les armées romaines, tel<br />

qu’il est relaté dans les Commentaires de la Guerre des Gaules, qui conduisent par exemple à<br />

situer, dès le XVII ème siècle, le lieu de la bataille des Helvêtes dans la région des Côtes de<br />

Beaune, peut-être aux environs du village de Cussy-la-Colonne (Côte-d’Or), où une colonne<br />

historiée d’origine romaine pourrait, pense-t-on, commémorer l’événement. Le fait qu’on y<br />

trouve des tumuli en grand nombre est immédiatement attribué par les archéologues à la<br />

présence de tombes « celtiques » édifiées pour y enterrer les milliers de morts helvêtes 261 .<br />

C’est la raison des fouilles qui sont entreprises, d’abord dans les années 1840 puis au début<br />

des années 1860, sur le plateau des « Chaumes d’Auvenay » à Ivry-en-Montagne (Côte-d’Or).<br />

Là, tout ce que voient ces archéologues leur donne apparemment raison : comme certains des<br />

objets découverts – comme en particulier des épingles en bronze – trouvent leur<br />

correspondance directe dans les sites lacustres récemment découverts alors en Suisse, cela<br />

signifie donc avec certitude que les populations enterrées aux « Chaumes d’Auvenay » sont<br />

bien les Helvêtes de César. De même, l’apparente inorganisation de la disposition des tumulus<br />

259 LAMING-EMPERAIRE, 1964 : 167-175 ; COHEN et HUBLIN, 1989 : 201-221.<br />

260 JULLIAN 1926 ; REINACH, 1926-1927; id. 1928 ; FRADIN, 1979.<br />

261 SAULCY, 1860 : 337.<br />

153


et le fait qu’on y rencontre parfois plusieurs sépultures superposées les unes aux autres, tout<br />

cela témoigne pour eux de la hâte avec laquelle les survivants ont dû enterrer leurs morts. Un<br />

scénario analogue se répète à Alise-Sainte-Reine, en Côte-d’Or, où c’est la découverte en<br />

1860 d’un dépôt d’armement en bronze de la fin du Bronze final 262 – qu’on rapproche<br />

immédiatement des trouvailles des « Chaumes d’Auvenay » - qui déclenche les premières<br />

recherches systématiques à la suite desquelles les fossés de César établis devant Alesia vont<br />

être découverts. Par chance, ceux-ci passent à seulement quelques mètres de l’emplacement<br />

du dépôt de bronze de la Ferme de l’Epineuse et c’est ainsi qu’on les trouve. Et si on<br />

s’intéresse alors à Alise, c’est essentiellement parce qu’une tradition érudite situe, là encore<br />

depuis au moins le XVII ème siècle, l’Alesia de César. Personne ne voit qu’en réalité les tombes<br />

fouillées à Ivry-en-Montagne ou les armes en bronze de l’Epineuse datent de près d’un<br />

millénaire avant les événements auxquelles elles sont attribuées. Pourquoi ? essentiellement<br />

parce que les objets extraits du sol ne sont considérés alors que comme l’illustration<br />

matérielle d’une histoire autrement mieux connue par les textes.<br />

La grande difficulté qui fait obstacle au développement des fouilles est que les<br />

archéologues ne sont guère en mesure de distinguer quoique ce soit dans le sol, si ce n’est les<br />

objets qu’ils sont éduqués à rechercher. Ainsi, lorsque Claude Rossignol, qui deviendra par la<br />

suite le premier conservateur du Musée des Antiquités nationales, se fait conduire en mai<br />

1842 sur le plateau des « Chaumes d’Auvenay » à Ivry-en-Montagne (Côte-d’Or), il ne<br />

parvient d’abord à rien observer. Il a convoqué pour l’occasion une quinzaine d’ouvriers, qu’il<br />

a recrutés parmi les travailleurs agricoles des villages environnants, et que dirige pour lui le<br />

maire d’Ivry-en-Montagne. Au cours de la seule journée du 20 mai 1842, dix tertres<br />

funéraires sont ouverts, la fouille d’un tumulus ne mobilisant en moyenne guère plus qu’une<br />

demi-journée de travail. Mais Rossignol n’y voit rien : « Tout est confondu, écrit-il,<br />

ossements, terre, cailloux, cendres (…) on trouve des débris humains à toutes les profondeurs,<br />

mais toujours dans une horrible confusion » 263 . Une vingtaine d’années plus tard, le site excite<br />

l’intérêt des archéologues de l’entourage de Napoléon III, qui sont convaincus que ces<br />

sépultures sont bien celles des Helvêtes défaits par César. Félix de Saulcy reprend les fouilles<br />

à Ivry-en-Montagne, mais lui non plus ne trouve rien de particulier à signaler à propos de sa<br />

première campagne de 1859. A partir de 1860, il parviendra à reconnaître quelques sépultures<br />

à inhumation (grâce à la présence de squelettes intégralement conservés en place), mais il<br />

n’identifiera pas les tombes à incinération dont nous savons aujourd’hui qu’elles constituaient<br />

l’essentiel des sépultures sous tumulus des « Chaumes d’Auvenay » 264 .<br />

Partout, ces premières fouilles du XIX ème siècle donnent des résultats mitigés, non pas<br />

parce qu’elles sont entreprises sans méthode mais surtout parce que les archéologues ne<br />

parviennent à distinguer aucun ordre apparent dans ce qu’ils découvrent. C’est ce qui se<br />

produit par exemple à Sainte-Colombe sur Seine (Côte-d’Or) lorsqu’en 1845-1846 le grand<br />

tumulus monumental de « La Garenne » est enlevé pour le compte des Maître, une importante<br />

famille de propriétaires terriens de Châtillon-sur-Seine 265 . Alors que la moitié du tumulus a<br />

262 ROSSIGNOL, 1861.<br />

263 ROSSIGNOL, 1842-1846 : 80.<br />

264 BERTRAND, 1861. Je me suis intéressé à ces toutes premières fouilles de tertres funéraires protohistoriques<br />

dans le Nord-est de la France dans un article paru en 2000 et intitulé « Les fouilles de Félix de saulcy dans la<br />

nécropole des « Chaumes d’Auvenay » à Ivry-en-Montagne (Côte-d’Or) et les inhumations précoces de la fin du<br />

Bronze final dans le Nord-est de la France ». Antiquités nationales, 31 (1999), p. 117-149.<br />

265 J’ai publié en 2001 les archives inédites de cette toute première relation d’une découverte de tombe<br />

“ princière ” hallstattienne en Europe, dans un article paru en 2001 : Nouvelles recherches sur le tumulus à<br />

tombe à char de “ La Butte ” à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) : prospections géophysiques et sondages<br />

154


déjà été excavée, les travaux de terrassement mettent soudain au jour un important mobilier<br />

métallique, qui comporte en particulier un grand chaudron de bronze à protomés de griffons,<br />

avec un haut trépied en fer. Le directeur de la bibliothèque de Châtillon, le Docteur Jean-<br />

Baptiste Honoré Bourrée, se rend sur place, pour étudier les objets découverts et en particulier<br />

pour les dessiner. Nous savons aujourd’hui que ce mobilier exceptionnel appartenait à une<br />

tombe à char de la fin du premier âge du Fer – la première observée en Europe – et que celleci<br />

devait certainement comporter d’autres éléments, dont en particulier les restes d’un ou de<br />

plusieurs corps. Rien de tout cela ne figure dans le compte rendu de Bourrée, qui souligne, lui<br />

aussi, le désordre et la confusion des restes que les ouvriers mettent au jour sous ses yeux :<br />

« au dessous de ces débris (de chaudron), écrit-il, gisaient confusément une grande quantité de<br />

baguettes de fer, droites ou courbées, entières ou fragmentées, de larges têtes de clous, trois<br />

pieds d’un instrument quelconque terminés en forme de griffe, les débris d’un cercle en fer<br />

revêtu dans quelques unes de ses parties d’épaisses lames de bronze ciselé, dont trois<br />

s’allongent en forme de bec de cane pour former des anses » 266 .<br />

Bref, à Sainte-Colombe comme à Ivry-en-Montagne, on n’y voit rien ; on ne reconnaît<br />

rien et on n’y comprend rien. Une vingtaine d’années plus tard, le tertre monumental voisin de<br />

“ La Butte ” à Sainte-Colombe-sur-Seine est ouvert sous la direction d’Eugène Stoffel, le<br />

coordinateur des travaux archéologiques sur les sites de la Guerre des Gaules auprès de<br />

Napoléon III. Les fouilles, dont la réalisation est confiée au service de la voirie de<br />

l’arrondissement de Châtillon, mettent au jour, en 1863, une inhumation déposée sur un char à<br />

quatre roues, entièrement garni de plaques de fer. C’est seulement à ce moment qu’un autre<br />

érudit local qui avait assisté à la découverte de « La Garenne », Jules Baudouin, peut<br />

reconnaître parmi les débris métalliques incompréhensibles du Docteur Bourée, les restes<br />

d’un char à revêtement de fer analogue à celui découvert dans le tumulus de « La Butte » 267 .<br />

Car c’est dans la répétition des découvertes, la réitération des observations similaires, que les<br />

archéologues apprennent à reconnaître le terrain. Et cela prend du temps, car l’archéologie est<br />

en réalité un domaine inconnu, que nous n’avons toujours pas fini d’explorer.<br />

Ne rien laisser échapper de ce que l’on cherche<br />

La présence des archéologues sur le terrain n’est d’abord qu’épisodique. Le plus<br />

souvent à la fin d’une journée de travail, ils viennent voir ce qui a été trouvé et collectent les<br />

objets pour les emporter dans leur cabinet. En réalité, c’est parce que les archéologues<br />

focalisent leur intérêt sur les objets qu’ils ne s’intéressent pas directement à leur « contexte »<br />

archéologique, qu’il ne voient que comme une simple matrice. Comme on ne trouve pas<br />

toujours des objets lorsque l’on creuse dans le sol, ils considèrent que leur présence sur le<br />

terrain n’est pas indispensable pendant les temps morts durants lesquels les ouvriers ne font<br />

apparemment que déplacer de la terre. C’est la situation qui prédomine globalement, en<br />

France comme en Europe, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Les archéologues<br />

s’installent sur le terrain pour assister aux fouilles, puis ils commencent à fouiller eux-mêmes<br />

à partir du moment où ces amateurs d’antiquités deviennent capables d’identifier la présence<br />

d’évaluation archéologique à l’emplacement des tertres funéraires monumentaux de “ la Butte ” et de “ La<br />

Garenne ”.Antiquités nationales, 32 (2000), p. 97-115.<br />

266<br />

Ce texte figure dans la première notice du Docteur Bourée, datant probablement de mars 1846, publiée dans<br />

OLIVIER et al., 2000 : 114.<br />

267<br />

J’ai publié l’ensemble des données d’archives de cette importante fouille de tombe “ princière ” hallstattienne<br />

à char, la première entreprise en Europe, en 2000, dans un article intitulé : Nouvelles recherches sur le tumulus à<br />

tombe à char de “ la Butte ” à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) ; l’étude des données d’archives.<br />

Antiquités nationales, 31 (1999), p. 171-190.<br />

155


d’une information spécifique dans le terrain, qui doit être extraite d’une manière particulière.<br />

Ce changement ne se généralise pas avant les années 1930 en Allemagne et en Angleterre,<br />

voire les années 1960 en France. Pendant longtemps, les archéologues disposent d’un<br />

contremaître, le plus souvent recruté sur place, un homme de terrain et de confiance, qui<br />

cherche et qui fouille pour eux. A Vix, par exemple, c’est le cantonnier Jean Moisson qui,<br />

après avoir travaillé pour Jean Lagorgette au « Mont Lassois » dans les années 1930 et 1940,<br />

réalise les fouilles de René Joffroy et fouille pour lui notamment la tombe de la « Dame de<br />

Vix », en 1953 268 . Néanmoins, le souci premier de ces nouveaux archéologues de terrain reste<br />

la découverte des objets : s’ils fouillent eux-mêmes, c’est parce qu’ils ne veulent plus prendre<br />

le risque de voir des objets précieux ou « importants pour la science » brisés ou égarés par<br />

leurs ouvriers.<br />

Car, fondamentalement, c’est à reconnaître des archétypes et à identifier des classes de<br />

types d’objets ou de monuments que sont traditionnellement formés les archéologues, non à<br />

tirer des informations du terrain dans lequel sont enfouis les <strong>vestiges</strong> du passé. Depuis qu’elle<br />

existe comme pratique, cette archéologie de terrain là s’apprend tout seul, par l’expérience des<br />

chantiers de fouille, comme un simple savoir-faire manuel. D’ailleurs, et de manière très<br />

significative, il n’a pas existé, pendant longtemps, d’ouvrage exposant, à proprement parler, la<br />

façon de réaliser des fouilles archéologiques. En France, il a fallu attendre globalement les<br />

années 1950 pour voir apparaître, avec les publications d’André Leroi-Gourhan, les premières<br />

formalisations de méthodes de fouille visant explicitement à prendre en compte la spécificité<br />

des données du terrain, et non plus seulement à extraire des <strong>vestiges</strong> matériels du sol 269 . Dans<br />

le monde anglo-saxon, les techniques de fouilles n’ont fait l’objet d’un ouvrage spécifique<br />

que dans les années 1970, avec les “ Techniques of Archaeological Excavation ” de Philipp<br />

Barker, qui s’adressent à un public peu spécialisé 270 . Les publications de synthèse les plus<br />

récentes sur la pratique de l’archéologie, comme par exemple l’ouvrage collectif dirigé en<br />

1980 par Alain Schnapp 271 ou, tout dernièrement, le « Guide des méthodes de l’archéologie »<br />

publié par Jean-Paul Demoule, François Giligny, Anne Lehöerff et Alain Schnapp 272 sont<br />

avant tout des recueils de techniques qui, là encore, s’adressent à des lecteurs non spécialisés<br />

ou débutants en archéologie : on y expose comment on traite les données extraites du terrain<br />

et selon quels procédés d’analyse – en particulier statistiques – celles-ci sont interprétées,<br />

mais rien n’est dit, réellement, du terrain lui-même qui fossilise ces informations et de la<br />

manière dont celui-ci peut être abordé. La fouille, en tant que telle, continue à ne pas<br />

s’expliquer.<br />

Pourtant, la publication de manuels de terrain est une pratique ancienne, dont l’origine<br />

remonte à la fin du XIX ème siècle. Les premiers ouvrages apparaissent dans les années 1890,<br />

et sont principalement liés aux recherches menées dans l’Est de la France. L’un des tous<br />

premiers manuels destinés aux fouilleurs ou aux prospecteurs est le « Guide pour les<br />

recherches archéologiques dans l’Est de la France » de Jules Bleicher et de Jules Beaupré,<br />

publié à Nancy en 1896 273 . La plupart des guides n’apparaissent guère avant le début du<br />

XX ème siècle, comme « L’archéologie sur le terrain » de Paul Jobard 274 . Tous ces ouvrages<br />

ont en commun la même démarche : il s’agit d’identifier les lieux particuliers où l’on trouve<br />

des objets archéologiques, notamment préhistoriques, et de montrer comment reconnaître,<br />

268 JOFFROY, 1954.<br />

269 LEROI-GOURHAN, 1950.<br />

270 BARKER, 1977.<br />

271 SCHNAPP, 1980.<br />

272 DEMOULE et al., 2002.<br />

273 BLEICHER et BEAUPRE, 1896.<br />

274 JOBARD, 1903.<br />

156


selon leurs caractéristiques morphologiques propres, les différents types d’artefacts qui<br />

appartiennent aux différentes périodes du passé connu par l’archéologie. En ce sens, les sites<br />

archéologiques – comme les grottes, les tumulus ou encore les « camps préhistoriques » –<br />

sont essentiellement perçus comme des types de contextes particuliers ( des « Fundstelle », au<br />

sens allemand du terme), où l’on trouve des types d’objets spécifiques de certaines périodes<br />

du passé. Leur répartition dans l’espace, leur structure interne, les différentes transformations<br />

que ces types de sites ont pu connaître au cours du temps ne sont pas abordés par ces manuels,<br />

dont le rôle est d’aider les archéologues à trouver les objets qu’ils recherchent.<br />

C’est avant tout la recherche d’objets que sert l’établissement des premières techniques<br />

de fouille, qui commencent à se normaliser dans les années 1870. Là encore, les recherches<br />

menées dans l’Est de la France jouent un rôle pionnier dans la mise en place de modes<br />

opératoires de reconnaissance du terrain. En Alsace, Xavier Nessel élabore une technique de<br />

fouille des tumulus protohistoriques combinant des tranchées axiales à des décapages par<br />

niveaux horizontaux successifs, qui préfigure celle des fouilles du XX ème siècle 275 . A ce<br />

moment, la plupart des tertres funéraires sont encore fouillés au moyen d’une excavation<br />

centrale, qui vise à atteindre directement la tombe principale du tumulus. C’est la technique<br />

qu’utilise notamment Felix de Saulcy pour ses fouilles de Bourgogne et des Vosges 276 ou<br />

encore Abel Maître et Alexandre Bertrand pour celle du grand tumulus à tombe à épée du<br />

« Monceau-Laurent » à Magny-Lambert (Côte-d’Or) 277 . Il faut cependant préciser que si, dans<br />

ses fouilles de la Forêt de Haguenau, Nessel développe une technique de fouille intégrale,<br />

c’est surtout parce qu’il cherche à obtenir le mobilier de l’ensemble des sépultures, la plupart<br />

du temps riches en objets, qui sont dispersées dans la masse des tumulus. Aussi, les<br />

recommandations adressées aux fouilleurs par les manuels du XIX ème siècle soulignent toutes<br />

qu’il est nécessaire de fouiller avec soin – et en particulier les tombes – afin de « ne rien<br />

laisser échapper de ce que l’on cherche 278 ». Là dessus, les « naturalistes » (comme en<br />

particulier les préhistoriens) sont d’accord avec les « antiquaires » pour dire que l’archéologie<br />

consiste essentiellement à rechercher des objets dans le sol.<br />

Aussi, ce que les archéologues apprennent du terrain, par le développement de la<br />

pratique des fouilles, consiste essentiellement en un enrichissement du savoir antiquaire. Ils<br />

augmentent, par les nouveaux <strong>vestiges</strong> qu’ils extraient du sol, le « musée total » imaginé au<br />

XVIII ème siècle. Ainsi, alors que quelques types seulement d’objets, sélectionnés en général<br />

pour leurs qualités esthétiques, étaient représentés dans les collections du XVIII ème siècle, les<br />

fouilles du XIX ème siècle démultiplient les types d’artefacts et montrent qu’il est important de<br />

s’intéresser aussi aux débris – que l’on peut reconstituer – comme aux restes d’allure modeste,<br />

que l’on peut identifier. Les fouilles développent également la notion ambigûe de contexte<br />

archéologique : il devient rapidement clair, à partir de la première décennie du XX ème siècle,<br />

que des types d’objets spécifiques (comme certains éléments de mobilier, par exemple) sont<br />

associés à des constructions particulières, notamment comme des types de tombes. L’essor<br />

des recherches de terrain fait apparaître enfin que certains traits morphologiques des objets<br />

possèdent des propriétés culturelles et chronologiques et qu’en conséquence, les types de sites<br />

ou de constructions dans lesquels on les découvre sont liés à des civilisations et des périodes<br />

particulières du passé. Il faut décrire et surtout représenter – par des plans, des dessins ou des<br />

275 Les observations de Nessel sur les tumulus de la Forêt de Haguenau ne furent publiées qu’à partir des années<br />

1920 par François Schaeffer (SCHAEFFER, 1926 ; id. 1930).<br />

276 SAULCY, 1861 ; id. 1866 ; id. 1876.<br />

277 BERTRAND, 1873.<br />

278 JOBARD, 1903 : 32, 77.<br />

157


photographies – ces nouveaux éléments du corpus des <strong>vestiges</strong> archéologiques. C’est ce<br />

savoir que cherchera à synthétiser, en particulier, la publication du « Manuel<br />

d’archéologie préhistorique et celtique » de Joseph Déchelette dans les années 1910, dont<br />

Albert Grenier assurera la suite pour la période gallo-romaine, jusqu’aux années 1960 279 .<br />

Pourtant, comme on le sait, l’ouverture du terrain apporte une masse d’informations<br />

nouvelles qui ne trouvent pas leur place dans les collections, ou les musées d’archéologie,<br />

dont la création se développe en Europe à partir des années 1860 : les fouilles livrent<br />

désormais quantité de restes inédits, le plus souvent modestes, qui ne sont pas des œuvres ; ce<br />

sont des fragments de pots, des ossements, des pierres, des morceaux de bois ou encore des<br />

ferrailles méconnaissables. Dans un premier temps, les musées d’archéologie – dont le Musée<br />

des Antiquités nationales donne un bon exemple – présentent au public l’intégralité de<br />

collections, dont les éléments ont été sélectionnés par les archéologues ou les collectionneurs<br />

directement sur le terrain. Les tessons de céramique et les ossements sont alors abandonnés en<br />

général sur place. Puis, devant l’afflux d’une masse grandissante de restes inexposables<br />

(qu’on identifie, jusqu’aux alentours de la Première Guerre mondiale, sous le terme générique<br />

de rebuts), des espaces de réserve sont finalement aménagés. A Saint-Germain, c’est Henri<br />

Hubert qui dote le Musée des Antiquités nationales d’un magasin central, qui n’existait pas<br />

jusqu’aux années 1920. Aujourd’hui, ce sont ces restes mêmes qui constituent l’essentiel des<br />

matériaux produits par les fouilles, et auxquels les musées ne peuvent plus répondre, faute<br />

d’espaces de stockage suffisants. La fouille met fondamentalement en crise la notion de<br />

musée ou de collection de séries, qui constituait la forme par laquelle le savoir antiquaire était<br />

à la fois produit et représenté.<br />

L’intelligence du terrain<br />

L’archéologie comme recherche d’objets caractéristiques du passé mène donc à une<br />

double impasse : d’un côté elle asphyxie l’institution du musée en la submergeant de restes<br />

qui n’y ont pas leur place et, de l’autre, elle contribue directement à la décontextualisation des<br />

<strong>vestiges</strong> matériels, en négligeant les informations contenues dans le terrain qui n’informent<br />

pas directement les objets. Aussi, c’est de l’étude des constructions complexes que constituent<br />

les sites archéologiques que viennent une série d’observations sur la spécificité du terrain<br />

archéologique, des observations qui, en réalité, mettront beaucoup de temps à trouver une<br />

place légitime dans le discours archéologique établi. Dans les années 1880-1890,<br />

l’archéologue britannique Augustus Pitt Rivers développe un enregistrement systématique des<br />

données de terrain destiné à reconstituer, après la fouille, la disposition initiale des structures<br />

archéologiques qui ont été découvertes, dans le plus de détails possibles 280 . Pour Pitt Rivers, la<br />

forme idéale de cette reconstruction est la maquette, qui permet de restituer l’organisation<br />

dans l’espace des constructions archéologiques, dont les plans et les coupes – également<br />

restitués après fouille, chez lui – ne rendent compte que partiellement. Il est très significatif<br />

que l’œuvre de Pitt Rivers est tombée presque complètement dans l’oubli durant toute la<br />

première moitié du XX ème siècle, avant qu’elle ne soit reconnue par Mortimer Wheeler<br />

comme l’origine de la méthode stratigraphique, que Wheeler contribua à imposer dans les<br />

années 1950 à partir de la fouille du site de Maiden Castle, en Angleterre 281 .<br />

279 DECHELETTE 1908 ; id. 1910 ; id. 1913 ; id. 1914 ; GRENIER, 1934 ; id. 1934 ; id. 1958 ; id. 1960.<br />

280 THOMPSON, 1977 ; BOWDEN, 1991.<br />

281 WHEELER, 1954.<br />

158


L’invention de la notion de stratigraphie, qui constitue un des fondements essentiels de<br />

la reconnaissance des manifestations d’une mémoire archéologique enregistrée dans le terrain,<br />

trouve cependant son origine non dans l’archéologie préhistorique, comme on le croit<br />

souvent, mais dans l’archéologie classique méditerranéenne. C’est en Grèce, en particulier,<br />

que les fouilles confrontent directement les archéologues aux constructions archéologiques<br />

complexes que sont les villes. Le déblaiement des ruines, comme l’entreprend Heinrich<br />

Schliemann à Troie ou à Mycènes, montre en effet rapidement ses limites : il faut se donner<br />

les moyens de comprendre la chronologie des sites, qui renseigne sur l’identité historique des<br />

objets découverts. L’un des premiers ouvrages anglo-saxons consacrés, en tant que tels, à<br />

pratique et à la conduite des fouilles est celui de l’archéologue classique anglais P.J. Droop,<br />

publié en 1915 à Cambridge 282 . Tout archéologue, souligne Droop, « devrait savoir que ce<br />

qu’il trouve n’est pas moins important que les conditions dans lesquelles il le trouve 283 ». S’il<br />

insiste sur l’importance du contexte archéologique des trouvailles et sur celle de leur position<br />

respective en élévation – dans la mesure où celle-ci est, pour lui, une représentation de leur<br />

position dans le temps – Droop ignore néanmoins la notion de couche, ou de formation<br />

archéologique. Sa stratigraphie des sites est, comme chez Pitt Rivers, reconstruite à postériori,<br />

car elle s’appuie sur une technique de fouille par niveaux de décapage horizontaux décidés<br />

arbitrairement.<br />

De la même manière, la méthode de fouille en « carrés Wheeler » (ou « grid method »),<br />

que popularise, à partir des années 1950 et surtout 1960, Mortimer Wheeler n’est pas à<br />

proprement parler une méthode d’enregistrement de la stratigraphie des sites. Comme chez<br />

ses prédecesseurs, les sites, chez Wheeler, continuent à être fouillés par niveaux horizontaux<br />

arbitraires (c’est la technique dite « strip method » selon Wheeler). Surtout, la fouille en<br />

carrés séparés par des bermes vise d’abord à permettre une restitution de la position des<br />

artefacts dans les trois dimensions. A cet égard, Wheeler est plus le continuateur de la<br />

méthode de reconstitution du terrain de Pitt Rivers que l’inventeur d’une méthode<br />

stratigraphique, qui permettrait de restituer l’histoire interne des sites. Car la notion de couche<br />

ou de formation archéologique, dont l’existence est pourtant reconnue depuis longtemps par<br />

les géologues et les préhistoriens, ne s’impose pas facilement comme une unité d’observation<br />

des séquences de déposition accumulées dans les sites. Pourquoi ? Parce que l’objet de<br />

l’archéologie n’est pas les sites, mais les artefacts (ou d’une manière générale tous les<br />

produits qui renseignent sur la culture) contenus dans les sites. Dans cette situation, les<br />

couches ne jouent pas comme des unités de déposition, dont la formation marquerait la<br />

constitution de la mémoire matérielle accumulée dans les sites, mais comme de simples<br />

contextes. Les couches disent de quelle période datent les objets qui y sont déposés, tandis<br />

que leur étude précise éventuellement dans quel type d’environnement elles se sont formées.<br />

En France, les premières fouilles stratigraphiques de sites historiques sont introduites<br />

dans les années 1950 par Jean-Jacques Hatt, à partir des fouilles urbaines de Strasbourg et de<br />

Metz, en Alsace-Lorraine 284 . La « fouille stratigraphique » se généralisera par la suite à<br />

l’archéologie historique au cours des années 1960 et 1970. En fait, Hatt propage à<br />

l’archéologie française d’après-guerre les méthodes de l’archéologie allemande des années<br />

1930 et 1940. Cette interprétation du terrain attribue directement les strates à des épisodes<br />

historiques, comme les incendies ou les destructions militaires qui sont attestés dans les<br />

sources historiques. Encore une fois, le terrain n’est vu que comme un contexte témoignant<br />

d’une histoire qui lui est extérieure, et non comme le produit d’une histoire interne des sites ;<br />

282 DROOP, 1915.<br />

283 DROOP, 1915 : viii.<br />

284 HATT, 1951.<br />

159


c’est-à-dire de leur mémoire. Vers la même époque, André Leroi-Gourhan est l’un des tous<br />

premiers à tenter d’appliquer à l’archéologie préhistorique une fouille minutieuse opérée<br />

« couche par couche », qui expose toutes les interfaces stratigraphiques. Pourtant, là encore, il<br />

ne s’agit pas d’une fouille qui vise à étudier, à proprement parler, le processus d’accumulation<br />

de <strong>vestiges</strong> constitué dans le terrain : ce qui intéresse Leroi-Gourhan, c’est d’exposer, sur les<br />

plus grandes surfaces possibles, la disposition des <strong>vestiges</strong> organisés « tels que les ont vu les<br />

hommes du passé » 285 . Son projet de « fouille ethnographique » est donc peu éloigné, dans sa<br />

conception, des entreprises de fouilles en aire ouverte (ou en open area) héritées des grands<br />

projets archéologiques d’état des années 1930 : ce type de fouille privilégie la mise en<br />

évidence d’organisations d’ensembles, comme en particulier des plans d’habitats ou de<br />

nécropoles, dont la disposition est supposée fournir des informations directes sur l’identité<br />

culturelle, technique ou sociale des sociétés qui les ont produits. L’échelle spatiale s’est<br />

élargie – on recherche désormais l’appréhension « complète » des structures archéologiques<br />

dans le sol – mais la perception du terrain n’a guère évolué ; son démontage, que constitue la<br />

fouille, est juste devenu beaucoup plus minutieux, ne serait-ce que parce qu’il est devenu<br />

évident que les artefacts déposés dans le sol sont liés entre eux par des relations dans l’espace.<br />

En réalité, ce sont toujours les artefacts qui constituent l’objet central de l’enquête<br />

archéologique menée sur le terrain, et non le terrain lui-même qui conserve cette mémoire<br />

archéologique. La fouille consiste toujours à extraire un souvenir du passé de la mémoire du<br />

sol, comme si cela était possible. Or, pas plus dans la mémoire que dans le sol, les souvenirs<br />

ne sont des images du passé proprement empilées les unes sur les autres, comme les pages<br />

d’un livre qu’il suffirait d’enlever une à une pour remonter dans le temps. C’est juste un petit<br />

peu plus compliqué que cela.<br />

La préhistoire et l’archéologie, telles qu’elles se sont constituées à partir du XIX ème<br />

siècle, participent fondamentalement d’une entreprise de création d’une nouvelle histoire<br />

universelle. Mais c’est déjà un combat d’arrière garde. Dans les années 1860, en effet, la<br />

révélation d’un temps profond de l’histoire humaine – c’est-à-dire en fait d’un temps inconnu<br />

de l’histoire – ouvre une béance énorme qu’il est urgent de refermer. Il faut combler ce<br />

« sombre abîme de temps », pour reprendre l’expression de Buffon, avec tout ce qui peut<br />

tomber sous la main. Car les chercheurs comprennent très vite que la profondeur<br />

apparemment sans fin de ce gouffre réduit l’histoire des sources historiques aux dimensions<br />

d’une pellicule superficielle et par conséquent marginale de l’histoire humaine. L’histoire du<br />

progrès humain ressemble désormais à celle d’une « humanité sans passé » qui n’aurait, avec<br />

l’histoire traditionnelle des sources historiques, qu’une représentation de ses tous derniers<br />

moments. Aussi, cette prise de conscience du temps profond de la Préhistoire créé-t-elle une<br />

fissure qui grandit à l’intérieur même de la masse de l’histoire. Celle-ci est désormais destinée<br />

à se dissocier en une histoire du passé en quelque sorte conscient – l’Histoire, au sens<br />

conventionnel – et une histoire du passé en quelque sorte inconscient de l’humanité : c’est le<br />

domaine de la Préhistoire et, globalement, celui de l’archéologie. La fouille accentue ce<br />

divorce, jusqu’à le rendre irrévocable : plus on fouille et plus on réalise que l’histoire des<br />

événements qui ont marqué les grandes civilisations du passé et la mémoire constituée par les<br />

faits archéologiques enregistrés dans les sites archéologiques sont des entités tout à fait<br />

distinctes. Je crois que c’est ce découplage de l’histoire et de la mémoire provoqué par l’essor<br />

de l’archéologie qu’a perçu Sigmund Freud, avec les découvertes de Troie et de Mycènes par<br />

Schliemann : à partir de ce moment, l’archéologie devient la discipline qui fait ressurgir les<br />

<strong>vestiges</strong> du passé inconscient – car oublié, car enfoui – de l’histoire de l’humanité. Mais il lui<br />

manque encore une méthode qui soit réellement adaptée à son objet particulier. Nous la<br />

cherchons toujours.<br />

285 LEROI-GOURHAN, 1950.<br />

160


Chapitre IX<br />

Tout commence ici<br />

Le temps et les <strong>vestiges</strong> dans le « monde d’après »<br />

Shomei Tomatsu : Bouteille, fondue par la chaleur. Nagasaki, 1961.<br />

161


Tout commence ici<br />

Le temps et les <strong>vestiges</strong> dans le « monde d’après »<br />

La fin de l’histoire<br />

Sur les images de la télévision, l’air semble rempli de poussière. Dans les rues,<br />

d’innombrables feuilles de papier immaculé jonchent le sol, dans lesquelles pataugent des<br />

silhouettes effarées, blanches comme des spectres. On ne voit pas bien ce qui se passe ; les<br />

gens fuient en courant une nuée de cendres et de fumée qui obscurcit tout. En un instant, la<br />

masse du présent en marche, si dense qu’elle en était venue à se confondre avec celle du réel<br />

lui-même, a été soufflée, rejetée dans un passé désormais hors d’atteinte. Il n’en reste qu’un<br />

incroyable monceau de <strong>vestiges</strong> incompréhensibles et vaguement pathétiques : de<br />

l’archéologie. C’est le vrai présent des choses, de la matière, qui est désormais exposé là,<br />

étendu à terre : un entremêlement de bouts de passés désarticulés, jetés simultanément dans ce<br />

maintenant arrêté net. Le monde perpétuellement neuf qui avait unilatéralement décrété la fin<br />

définitive de l’Histoire 286 n’est plus que décombres, débris, souillures. Déjà les équipes<br />

d’intervention s’affairent pour tout nettoyer, pour refermer au plus vite cette béance<br />

inimaginable dans l’écran du réel : tout doit revenir exactement comme avant. On ne<br />

retrouvera jamais les milliers de morts, dont les corps écrasés et brûlés ont été réduits à l’état<br />

d’un mélange de débris de chairs et de chiffons maculés, inextricablement mêlés aux restes de<br />

béton et de ferraille, que des camions emportent pour les jeter au loin, dans des décharges :<br />

comme des déchets, dont ils sont devenus matériellement indissociables. Nous savons que des<br />

attentats du type de celui du World Trade Centre peuvent maintenant se produire à tout<br />

moment, partout dans le monde.<br />

Le « court XX ème siècle » 287 aura été celui dans lequel ont sombré tous les idéaux du<br />

XIX ème siècle européen, qu’avait libéré l’espérance des Lumières. Les expériences collectives<br />

du XX ème siècle, avec l’invention de nouveaux processus de “ fabrication industrielle de<br />

cadavres ”, selon l’expression de Heidegger, ont non seulement ruiné les croyances en les<br />

bienfaits du progrès technique partagé, de l’éducation pour tous et de la prééminence de la<br />

raison ; elles les ont surtout rendues définitivement indéfendables. En quoi pouvons-nous<br />

encore raisonnablement espérer, après tout ce qui est arrivé ? Et quelles convictions pouvonsnous<br />

encore transmettre, qui ne soient pas de creuses invocations ? Ce n’est pas l’Histoire qui<br />

est arrivée à destination, au bout d’une longue course qu’elle aurait commencée avec<br />

l’apparition de l’humanité, comme le prétend Fukuyama, c’est le passé qui a perdu son sens et<br />

le futur qui s’est réduit. No Future : nous sommes dans le même monde que celui de nos<br />

objets fabriqués à des millions d’exemplaires identiques, produits pour être jetés sitôt qu’ils<br />

ont fini de servir, pour être triés, entassés, et enfin traités. Comme eux, nous ne mourrons pas,<br />

286 FUKUYAMA, 1992.<br />

287 HOBSBAWM, 1994.<br />

162


nous disparaissons. L’élimination des déchets n’est qu’une procédure de traitement spécial,<br />

en ceci qu’elle vise la disparition et non pas la production des biens ou des personnes. Rien<br />

n’existe plus que des produits et des procédures. Nous vivons désormais au rythme du temps<br />

réel du monde de la circulation globale des biens, dans ce présent généralisé toujours neuf,<br />

sans mémoire, sans au-delà. Le monde est ce qui arrive maintenant, à l’instant même, et rien<br />

n’a désormais d’existence – pas même nous-mêmes – en deçà et au delà de ce maintenant<br />

absolu.<br />

Fondamentalement, ce sont les expériences collectives du XX ème siècle qui nous ont<br />

laissés seuls, n’ayant plus que la consommation de biens produits industriellement comme<br />

unique et dernier lien collectif. Ce qui s’est effondré, c’est la conscience historique d’être<br />

ensemble, la conviction de réaliser, dans l’Histoire, une destinée commune. Qui le croit<br />

désormais ? Comme l’écrit la philosophe et journaliste Hanna Arendt, la disparition de<br />

l’Histoire « a laissé derrière elle une société d’hommes qui, privés d’un monde commun qui<br />

les relierait et les séparerait en même temps, vivent dans une séparation et un isolement sans<br />

espoir ou bien sont pressés ensemble en une masse. Car une société de masse n’est rien de<br />

plus que cette espèce de vie organisée qui s’établit automatiquement parmi les êtres humains<br />

quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à<br />

tous 288 ».<br />

L’archéologie est destinée à être touchée, directement, par cette transformation du<br />

monde contemporain, ne serait-ce que parce qu’elle traite spécifiquement de l’humain – des<br />

restes de ceux qui furent jadis humains, avant nous – et de sa transmission. Car nous sommes<br />

pris dans une “ crise de la culture européenne ” dont l’ampleur s’est révélée au sortir de la<br />

Seconde Guerre mondiale et qui se traduit par un effondrement de la valeur de l’histoire. Or,<br />

ce que décrit Hannah Arendt c’est précisément cela : cette irréversible « usure de la<br />

tradition » pose très concrètement le problème de savoir comment penser les choses et le<br />

monde aujourd’hui, dans une réalité radicalement transformée par les catastrophes<br />

déshumanisantes du XX ème siècle et par la perte de cette histoire commune.<br />

L’épuisement de l’expérience<br />

Que s’est-il donc passé, pour que nous ne puissions plus reconnaître comme nôtres les<br />

aspirations collectives des hommes d’avant la Première Guerre Mondiale, pour que leur<br />

pensée ne soit plus pour nous qu’un point d’histoire de la discipline, pour qu’eux-mêmes nous<br />

paraissent aussi lointains que s’ils appartenaient à un monde intégralement disparu ? Est-ce<br />

seulement parce que leur univers culturel a vieilli et qu’un autre monde – plus brillant, plus<br />

rapide, plus précis : le nôtre – a pris la place du leur ? Pour le philosophe de l’histoire qu’est<br />

Walter Benjamin, un symptôme bien plus profond s’est imposé au XX ème siècle comme la<br />

manifestation d’une perte de prise sur le réel : dans le monde nouveau issu de<br />

l’industrialisation massive des sociétés occidentales, la notion d’expérience humaine s’est<br />

vidée de son sens. Dans son essai intitulé « Le Narrateur », Benjamin donne une explication<br />

saisissante de cette impuissance du statut d’humain ordinaire à désormais rendre compte de la<br />

réalité nouvelle introduite par la guerre industrielle, dans la mesure où le traumatisme<br />

incommensurable de la Première Guerre mondiale recouvre directement un processus de<br />

destruction de l’expérience individuelle et collective :<br />

Les survivants de la Grande Guerre, écrit-il, « revenaient frappés de mutisme (…),<br />

288 ARENDT, 1972 : 120.<br />

163


non pas enrichis d’expériences susceptibles d’être partagées, mais appauvris (…). Car<br />

jamais expériences n’ont été si radicalement démenties que les expériences<br />

stratégiques par la guerre de positions, les expériences économiques par l’inflation, les<br />

expériences corporelles par la faim, les expériences morales par le despotisme. Toute<br />

une génération, qui était allée à l’école en tramway à chevaux, se retrouvait debout<br />

sous le ciel dans un paysage où rien n’était resté inchangé - sauf les nuages et, au<br />

centre, dans un champ de forces destructrices et d’explosions, le fragile, le minuscule<br />

corps humain. 289 »<br />

Benjamin n’est pas le seul à le dire : l’horreur et les souffrances inouies de la Guerre<br />

des tranchées, où la mort était produite à l’échelle industrielle par une machinerie à<br />

proprement parler « anti-humaine » dépassait tout ce qu’on avait pu vivre jusqu’ici, de telle<br />

sorte que la forme du récit et les mots mêmes étaient impuissants à exprimer ce que les<br />

survivants avaient réellement vécu. Ils se taisaient. Aussi, si l’expérience inédite de la<br />

Première Guerre Mondiale a donné lieu, dans les différents pays engagés dans le conflit, à une<br />

importante production de témoignages ou de récits de guerre dès les années 1920 et 1930, la<br />

question de la véracité de ces histoires s’est immédiatement posée partout : le problème<br />

n’était pas tant que la relation de ces événements avait été exagérée ou magnifiée après coup,<br />

mais bien plutôt que l’application aux faits d’une grille de lecture traditionnelle sur la guerre<br />

(avec ses déformations légendaires, littéraires ou idéologiques : le panache, l’héroïsme et le<br />

patriotisme) avait pour effet direct de vider totalement les événements de leur sens<br />

intrinsèque 290 . Dans tous les cas, les descriptions avaient en commun d’échouer à rendre<br />

compte de la réalité, telle qu’elle avait été vécue sur le moment par les soldats eux-mêmes.<br />

L’expérience de la guerre industrielle était indicible.<br />

Après le choc en quelque sorte initial de la Première Guerre Mondiale, les<br />

traumatismes collectifs du XX ème siècle ont eu ceci de spécial qu’il est devenu<br />

intrinsèquement impossible d’en porter témoignage. Ainsi, dans son ouvrage intitulé “ Si c’est<br />

un homme ”, l’écrivain italien Primo Levi rapporte qu’il existait dans les camps<br />

d’extermination nazis une catégorie particulière de “ morts vivants ” ou “ d’hommes<br />

momies ”, qu’on appellait également, dans la langue des camps, les “ musulmans ” 291 . Il<br />

s’agissait de ceux qui avaient perdu toute force de vivre, ou plus précisément toute espérance<br />

dans l’acte d’exister : ils savaient qu’ils étaient destinés à la mort, sans aucune possibilité d’y<br />

échapper. Pour Levi, ces hommes sont “ ceux qui ont vu la Gorgone ” 292 . Comme le souligne<br />

le philosophe italien Giorgio Agamben, le “ musulman ” est le “ témoin intégral ” des camps :<br />

il est celui qui a tout vu, mais qui, parce qu’il a vu ce qu’on ne peut pas voir sans en mourir<br />

sur le champ, n’en est pas revenu pour en parler. A ce titre, il est “ celui dont l’humanité fut<br />

intégralement détruite ” 293 en même temps que le témoin par excellence de l’enfer nazi, dont<br />

personne, dans l’esprit de ses concepteurs, ne devait être en mesure de pouvoir parler. Ainsi, il<br />

n’y a de mots ni pour désigner les victimes des camps d’extermination – dans la langue nazie,<br />

ce sont des Stücken, des “ pièces ” – ni pour nommer l’action de les tuer (il s’agit seulement<br />

d’un “ traitement spécial ”, désigné sous le sigle SB pour Sonderbehandlung). Quand aux<br />

hommes eux-mêmes objets de ce “ traitement ”, ou encore exécutants de ce programme<br />

289 BENJAMIN, 2000 : 116.<br />

290 NORTON CRU 1929 ; id. 1967.<br />

291 LEVI, 1987.<br />

292 Dans la mythologie de l’Antiquité, la Gorgone est une horrible tête de femme dont la vue suffit pour<br />

provoquer la mort : pour tuer la Gorgone, il faut lui trancher la tête sans la regarder.<br />

293 AGAMBEN, 1999 : 106.<br />

164


“ spécial ”, ils n’existent pas plus les uns que les autres, puisque ce sont les mêmes : en<br />

conséquence il s’agit des mêmes « non humains », un pur matériau industriel que traite une<br />

machinerie en quelque sorte automatisée. Là se situe l’origine du trouble des survivants des<br />

camps d’extermination: s’ils parlent, c’est au fond d’une chose qu’ils n’ont pas complètement<br />

connue ; s’ils témoignent, c’est en définitive d’une horreur à laquelle ils ont collaboré,<br />

puisqu’ils ont pu la supporter en lui survivant ; c’est-à-dire en se plaçant du côté de la<br />

machine.<br />

A Hiroshima, personne n’est plus là non plus pour témoigner de ce qu’il a vu au<br />

voisinage du point d’impact de la bombe atomique. Il ne reste absolument rien des corps, qui<br />

ont été instantanément vaporisés. Les irradiés d’Hiroshima sont des hibakusha – littéralement<br />

des “ personnes ayant subi le bombardement ” - un mot pour désigner des épaves humaines<br />

réduites à la mendicité dans le Japon de l’après-guerre, dont l’écrivain japonais Kenzaburô Oé<br />

a recueilli le témoignage. Eux aussi sont frappés de mutisme : « jusqu’à leur dernier souffle,<br />

dit l’un d’eux, les gens de Hiroshima n’ont qu’une envie : se taire. Ils veulent s’approprier et<br />

leur vie et leur mort. (…) J’ai longtemps détesté ces gens incapables de comprendre notre<br />

mutisme. Commémorer le 6 août est au dessus de nos forces. Tout ce que nous pouvons faire,<br />

c’est passer cette journée dans le recueillement, en compagnie des morts 294 ».<br />

Car la catastrophe dont procède Hiroshima ajoute un degré supplémentaire à la perte<br />

d’expérience dont parle Benjamin ; c’est-à-dire à cette disparition du monde comme origine<br />

nécessaire de tous les enseignements : le “ monde d’après ” est un monde contaminé, dans<br />

lequel la catastrophe n’en finit pas de résonner et qui renvoie l’ancien monde, le “ monde<br />

d’avant ”, à un passé tellement lointain qu’il en devient fondamentalement irréel, à<br />

proprement parler imaginaire. Dans le monde d’après l’explosion atomique, les survivants ne<br />

sont plus ceux qui ont réussi à survivre et qui retrouveront bientôt une vie « normale », mais<br />

ceux qui se trouvent repoussés aux confins de ces deux mondes – passé et présent, irréel et<br />

réel –; c’est-à-dire entre la vie et la mort. « J’ai cru voir au ras du sol, se rappelle une jeune<br />

femme d’Hiroshima, une rangée d’ombres noires ; alors je me suis approchée. Il n’y avait pas<br />

moyen de distinguer les hommes des femmes, les jeunes des vieux. Ils étaient assis en rang,<br />

presque nus et tous avaient le visage et le corps boursouflé et brunâtre, comme s’ils s’étaient<br />

donné le mot. Certains étaient déjà aveugles. Sur les genoux de quelqu’un, il y avait un tout<br />

petit enfant et quand j’ai vu la peau de son dos qui pendait en lambeaux, comme celle d’une<br />

nèfle gâtée et noircie quand on l’a entièrement pelée, malgré moi, j’ai détourné la tête. Tout le<br />

monde restait immobile, figé dans un silence lugubre, si bien qu’on ne savait pas s’ils étaient<br />

vivants ou morts 295 ».<br />

Le silence est omniprésent, partout, à Hiroshima comme à Hambourg, où les<br />

bombardements stratégiques alliés ont anéanti la ville dans la nuit du 28 juillet 1943, en<br />

produisant un gigantesque incendie dont les flammes sont montées jusqu’à 2000 mètres<br />

d’altitude 296 . La parole n’est plus d’aucune espèce d’utilité, les mots n’ont plus même aucun<br />

sens devant ce qui arrive. Les mêmes images de folie reviennent, en Allemagne et au Japon.<br />

Dans le Reich en ruines, un nombre inconnu de femmes fuyant les bombardements angloaméricains<br />

dans des trains de réfugiés bondés emportent dans leurs bagages le corps de leur<br />

enfant mort. Il y a à ce moment 7 millions et demi de personnes sans abri, errant sans savoir<br />

294 cité dans KENZABURO, 1995 : 20-21.<br />

295 cité dans KENZABURO, 1995 : 221.<br />

296 A Hambourg, les survivants ne parlent pas. Les reporters étrangers dépêchés sur place les décrivent comme<br />

des « silhouettes noires chargées de ballots – aussi silencieuses que la ville elle-même. » (ENZENBERGER,<br />

1995 : 101, cité par SEBALD, 2004 : 41).<br />

165


où aller. Dans son « Journal d’un désespéré », l’écrivain allemand Friedrich Reck rapporte<br />

avoir vu une des valises en carton d’une réfugiée de Hambourg tomber sur un quai de gare et<br />

répandre son contenu sur le sol : « <strong>Des</strong> jouets, une trousse à ongles, du linge en partie brûlé.<br />

Pour finir, le cadavre d’un enfant calciné et réduit à la taille d’une momie, que la femme à<br />

moitié folle a transporté avec elle comme relique d’un passé encore intact quelques jours<br />

auparavant. 297 » L’humanité frappée par les événements de ce monde effroyable qu’est devenu<br />

le nôtre perd précisément toute crédibilité humaine : « Ce n’était pas un monde ; ce n’était pas<br />

l’humanité, dit encore un témoin qui a pu visiter le Ghetto de Varsovie. Je n’en étais pas. Je<br />

n’appartenais à cela. Je n’avais jamais rien vu de pareil (…) On me disait qu’ils étaient des<br />

êtres humains. Mais ils ne ressemblaient pas à des êtres humains. Et nous sommes partis 298 ».<br />

La fin du monde a déjà eu lieu<br />

Plus près de nous encore, la journaliste biélorusse Svetlana Alexievitch a recueilli les<br />

témoignages des survivants de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, survenue en Ukraine le<br />

26 avril 1986, avant que ceux-ci ne disparaissent des suites de leur irradiation. Pour eux aussi,<br />

il est fondamentalement impossible de témoigner, car ce qui leur est arrivé se situe au delà de<br />

toute expérience humaine : « personne ne comprend d’où je suis revenu, dit un des<br />

“ liquidateurs ” de Tchernobyl. Et il m’est impossible de le raconter. » Un autre dit plus<br />

précisément : « Nous ne savons pas comment tirer le sens de cette horreur. Nous n’en sommes<br />

pas capables. Car il est impossible de l’appliquer à notre expérience humaine ou à notre<br />

temps humain. » 299 . Néanmoins, les témoignages de ceux qui ont pu parler évoquent une<br />

réalité extraordinaire, d’une beauté nouvelle et fascinante. Les vieilles paysannes ukrainiennes<br />

disent du césium qu’il a « une couleur d’encre… il traînait par terre, luisant, par morceaux ».<br />

Les enfants se souviennent encore que « les flaques sont devenues jaunes, vertes… comme si<br />

l’on y avait versé de la couleur. On disait que c’était le pollen des fleurs » 300 . Curieusement, ce<br />

sont les couleurs mêmes que les survivants des camps d’extermination nazis disent avoir<br />

contemplé la première fois, fascinés, lorsqu’à Treblinka on a commencé l’élimination des<br />

corps par crémation industrielle 301 . Et c’est cette fascination devant l’explosion de couleurs<br />

inédites qui a saisi les témoins du grand incendie de Hambourg : « J’ai contemplé, fasciné, ce<br />

spectacle de lumières, dit l’un d’eux, ces jaunes et ces rouges qui se mêlaient dans le ciel<br />

nocturne et de nouveau se séparaient. Jamais je n’ai vu, pas même plus tard, un jaune si pur et<br />

si lumineux, un rouge aussi éclatant, un orange aussi rayonnant… (…) Jamais, plus tard,<br />

jamais, chez aucun peintre, je n’ai revu de couleurs si saturées et si lumineuses. Et si j’avais<br />

moi-même été peintre (…) je crois que la vie entière m’aurait à peine suffi pour en retrouver<br />

la pureté 302 ».<br />

Ce qui frappe tous les témoins, c’est la transformation visible du monde qui s’opère<br />

sous leurs yeux. L’urbaniste Paul Virilio dit à propos du “ basculement du monde ” provoqué<br />

par la Seconde Guerre mondiale que ce qui s’est révélé à lui, en découvrant au matin sa ville<br />

rasée par les bombardements, soudainement ouverte à l’espace, « ce n’est pas l’horreur des<br />

297 cité dans SEBALD, 2004 : 39<br />

298 cité dans LANZMANN, 1985 : 255.<br />

299 cité dans ALEXIEVITCH, 1997 : 92, 100.<br />

300 cité dans ALEXIEVITCH, 1997 : 244.<br />

301 Richard Glazar, survivant de Treblinka, dit dans Shoah: “ En un instant, tout le camp parut s’embraser. (…)<br />

par la fenêtre nous ne cessions pas de voir le fantastique arrière-fond de flammes de toutes les couleurs<br />

imaginables : rouge, jaune, vert, violet (…). C’était la première fois que cela arrivait : nous sûmes cette nuit-là<br />

que désormais les morts ne seraient plus enterrés, ils seraient brûlés ” (cité dans LANZMANN, 1985 : 34-35).<br />

302 cité dans SEBALD, 2004 : 92-93.<br />

166


emmurés vivants dans les caves (…), mais c’est cette soudaine transparence, ce changement à<br />

vue de l’espace urbain, cette motilité de l’inanimé, de l’immeuble 303 ». Ici, le lieu de la réalité<br />

est soudain complètement autre, vertigineux ; c’est à proprement parler un espace fantastique,<br />

dans la mesure où il intègre, dans un univers totalement déshumanisé, des éléments déplacés,<br />

étrangement familiers. Les repères les plus élémentaires ont perdu leur sens commun – ou du<br />

moins en trouvent un autre – tandis qu’une réalité ordinairement invisible est désormais<br />

exposée partout. C’est nouveau. A Hiroshima des milliers d’hirondelles aux ailes brûlées se<br />

traînaient par terre en sautillant ; à Tchernobyl, des oiseaux, « il y en avait partout, morts (..)<br />

on les ramassait à la pelle pour les emporter dans des conteneurs, avec les feuilles mortes 304 ».<br />

A Hambourg, dans les jours qui suivent le grand incendie, des mouches « grosses, verdâtres,<br />

comme on n’en n’avait jamais vu » se mettent à proliférer dans des quantités incroyables.<br />

« Par essaims, elles se vautraient sur les pavés, s’accouplaient, les unes sur les autres, sur les<br />

pans de mur, et se chauffaient, rassasiées et engourdies, contre les débris de vitres. Quand<br />

elles ne pouvaient plus voler, elles rampaient à nos trousses à travers les moindres fissures,<br />

souillant tout ; et leur bruissement, leur bourdonnement, était la première chose que nous<br />

entendions au réveil » a rapporté l’écrivain allemand Hans Erich Nossack 305 .<br />

Pour décrire ce que représentent ces événements, il n’existe fondamentalement pas de<br />

mots dans ce que nous pouvons penser. Après le film « Shoa », il est devenu un lieu commun<br />

que de dire, avec Primo Levi, que la réalité des camps est fondamentalement irreprésentable.<br />

C’est le même constat qui s’impose à propos des opérations de destructions massives de villes<br />

allemandes menées par les alliés en 1944 306 : Leur réalité même, souligne l’écrivain allemand<br />

Wilfried Gehrard Sebald, « échappe à la compréhension tant elle paraît hors normes » ; tandis<br />

que le contenu des récits rapportés par les survivants est fondamentalement intransmissible,<br />

dans la mesure où, de manière inédite, celui-ci constitue « un savoir sans commune mesure<br />

avec l’entendement normal. 307 » « Il s’est produit un événement pour lequel nous n’avons ni<br />

système de représentation, ni analogies, ni expérience, écrit Alexievitch à propos de la<br />

catastrophe de Tchernobyl. Un événement auquel ne sont adaptés ni nos yeux, ni nos oreilles,<br />

ni notre vocabulaire. (…) Dans ce cas précis, notre vieille expérience est visiblement<br />

insuffisante. Après Tchernobyl, nous vivons dans un monde différent, l’ancien monde n’existe<br />

plus 308 ».<br />

Le mot qui revient systématiquement pour caractériser les témoins de ces catastrophes<br />

collectives – que ce soient celles de la Grande Guerre, des camps d’extermination nazi, des<br />

bombardements de Hambourg et d’Hiroshima, ou encore du désastre de Tchernobyl – est<br />

celui de survivants 309 : nous avons survécu à l’inimaginable, à l’indicible, disent-ils tous, mais<br />

tout est désormais mort autour de nous. L’humanité est morte.<br />

« Si je survis, je serais le seul au monde, se souvient avoir pensé Simon Srebnik, quand,<br />

jeune garçon, il déchargeait les monceaux de cadavres des camions de gazage du camp<br />

de Chellmno. Plus un être humain, moi seul. Un. Il ne restera que moi au monde si je<br />

303<br />

VIRILIO, 1993 : 16.<br />

304<br />

cité dans ALEXIEVITCH, 1997 : 244.<br />

305<br />

cité dans SEBALD, 2004 : 45.<br />

306<br />

Dans la mesure où l’antique distinction entre ami et ennemi ne signifie plus rien face à l’étendue de la<br />

catastrophe.<br />

307<br />

SEBALD, 2004 : 35, 23.<br />

308<br />

ALEXIEVITCH, 1997 : 33.<br />

309<br />

« Celui qui a été contemporain des camps, écrit Maurice Blanchot dans « L’écriture du désastre », est à<br />

jamais un survivant : la mort ne le fera pas mourir » (BLANCHOT, 1980 : 217).<br />

167


sors d’ici 310 ».<br />

L’ancien monde, le monde des humains, est mort. Dans le monde d’après qui est<br />

désormais le nôtre, l’ancien monde a disparu, et avec lui « toute notre culture, comme le dit<br />

un des survivants de Tchernobyl, n’est plus qu’une caisse avec de vieux manuscrits 311 ». Il<br />

n’en reste désormais que des ruines et des loques. C’est là le matériau des archéologues : les<br />

pauvres restes de ceux qui, jadis, furent humains avant nous.<br />

L’impact historique et culturel de ces événements est tel que nous n’avons pas le choix<br />

d’en détourner les yeux, comme ne peuvent s’empêcher de le faire les témoins qui ont vu les<br />

hommes transformés par ces catastrophes. Le problème est que face à l’horreur de<br />

l’industrialisation de la mort créée par les expériences du XX ème siècle, nous ne pouvons pas,<br />

humainement, « vouloir en être » ; nous ne pouvons pas concevoir que cela puisse nous<br />

appartenir. Le caractère an-humain de ces désastres est tel qu’il nous est impossible de les<br />

accepter comme appartenant normalement à notre monde : nous aimerions pouvoir penser<br />

qu’il s’agit seulement d’accidents localisés dans la trame de la réalité - loin dans le temps,<br />

ailleurs dans l’espace – et que, tout autour de ces quelques trous noirs isolés dans le tissu de<br />

l’Histoire, la toile qui tient le monde ensemble est restée intacte, solide, épaisse. Pourtant,<br />

cette attitude est insensée. Elle conduit à ignorer – ou plutôt à feindre d’ignorer – que c’est<br />

l’ensemble du monde qui a été transformé par ces catastrophes successives du XX ème siècle,<br />

comme elle conduit à légitimer l’existence de tels désastres collectifs en les réduisant à de<br />

simples « accidents » historiques. Là-bas, à Tchernobyl, « mon passé ne me protège plus », dit<br />

un des psychologues envoyés sur place pour porter assistance aux survivants 312 : le passé ne<br />

signifie plus rien ; il ne porte plus le présent. Ce qui reste du passé, dans ce présent qui est le<br />

nôtre, ce sont des ruines et des <strong>vestiges</strong>, des débris qu’on distingue mal des ordures. Notre<br />

temps, le temps de l’Histoire, c’est désormais ici et maintenant ; autrement dit le présent : le<br />

lieu fondamental de l’archéologie. Nous sommes tous des survivants. Comme le souligne<br />

Kenzaburô Oé, « si nous sommes capables en imagination de nous figurer de façon juste ce<br />

tableau apocalyptique, alors devenir les compagnons des hibakusha (…) n’est même plus une<br />

question de choix : c’est le seul moyen qu’il nous reste de vivre en étant sains d’esprit 313 ».<br />

L’impact de ces catastrophes est, à proprement parler, celui d’une contamination, dans la<br />

mesure où celui-ci ne cesse de grandir et de se transformer bien après : « cette catastrophe,<br />

soulignent les experts qui étudient les effets de Tchernobyl sur les populations dix-huit ans<br />

après l’explosion de la centrale, ne cesse de se déployer comme un arbre qui pousse. » 314<br />

Qu’est-ce qui (nous) arrive ?<br />

On se souvient de la formule sans appel du philosophe allemand Theodor Adorno, au<br />

lendemain de la Seconde Guerre mondiale : « Toute culture consécutive à Auschwitz, y<br />

compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures. » La portée des catastrophes répétées<br />

du XX ème siècle est tellement radicalement anti-humaine qu’il nous est parfaitement<br />

impossible de les faire rentrer dans le cours « normal » d’une histoire commune : comme un<br />

310 cité dans LANZMANN, 1985 : 149.<br />

311 cité dans ALEXIEVITCH, 1997 : 135.<br />

312 cité dans ALEXIEVITCH, 1997 : 39.<br />

313 KENZABURO, 1995 : 230.<br />

314 Frédérick Lemarchand, chercheur au Laboratoire d’analyse socio-anthropologique du risque (LASAR) de<br />

Caen, cité dans Libération du jeudi 13 mai 2004.<br />

168


disque rayé qui ne cesse de dérailler, l’histoire ne parvient plus à se faire, à se tisser dans la<br />

durée ; elle découvre du même coup l’immensité du champs de ruines qu’est notre monde<br />

aujourd’hui et notre statut de survivants au milieu des débris désarticulés et décomposés d’un<br />

passé devenu fondamentalement incompréhensible. Nous sommes coupés de notre passé<br />

immédiat par ce que Sebald appelle fort justement un « déficit de transmission historique »,<br />

une incapacité à transmettre qui, paradoxalement, nous expose directement à la répétition de<br />

ces catastrophes déshumanisantes, à chaque fois différentes dans leurs origines mais toujours<br />

fondamentalement identiques dans leurs résultats. Il y aura d’autres Hiroshima, d’autres<br />

Hambourg, d’autres Tchernobyl, et inévitablement d’autres Auschwitz, ici ou ailleurs. C’est<br />

cette mécanique de répétition, cette absence de possibilité d’inscription dans l’histoire, qui a<br />

changé radicalement le statut du temps comme expérience. Ce retournement a eu lieu au<br />

XX ème siècle et nul ne peut plus l’ignorer à présent, tant il est omniprésent. « Notre passé ne<br />

nous protège plus » disent en notre nom les survivants de Tchernobyl. La filiation avec la<br />

pensée de ceux qui nous ont précédés – dans ces temps désormais excessivement reculés et<br />

dépassés que sont devenus pour nous les XVIII ème et XIX ème siècles – est rompue et, plus<br />

fondamentalement encore, toute éventualité de filiation réelle avec eux est barrée. Les<br />

espérances des hommes de ces temps anciens ne sont plus qu’une matière à érudition. Nous<br />

ne transmettrons rien, dans la durée, car, nous le savons, les expériences de dépouillement de<br />

l’humanité ne cesseront pas de revenir – elles n’ont jamais cessé – dans un temps transparent,<br />

sans passé ni futur, le temps réel du monde globalisé.<br />

Dans sa folie schizophrène, Friedrich Nietzsche avait eu l’intuition précise de ce qui<br />

était en train de se nouer au cours des dernières années du XIX ème siècle européen, alors que<br />

se préparait le passage à la guerre industrielle ; c’est-à-dire totale. « Le trésor des livres est<br />

périmé, notait-il à l’été 1882 : il peut donc exister un éternel retour aujourd’hui. 315 ». Ce que<br />

perçoit Nietzsche à ce moment, c’est très précisément la chose suivante : le « trésor des<br />

livres », cet inestimable savoir commun de l’humanité, n’est aujourd’hui plus rien qu’un<br />

fatras de <strong>vestiges</strong> – les gens de Tchernobyl disent « une caisse avec de vieux manuscrits » - et<br />

son contenu est désormais totalement « périmé », dans la mesure où ce savoir est dépassé par<br />

cette réalité incommunicable et inédite qui est celle de notre propre monde. Si nous en<br />

sommes là, si le savoir du passé n’est plus transmissible comme connaissance effective du<br />

réel, alors le monde est tout entier dans l’aujourd’hui, dans un « à-présent » dépourvu<br />

d’inscription dans l’histoire ; c’est-dire sans mémoire ni devenir. Cet à-présent toujours<br />

recommencé est la marque distinctive, pour Nietzsche, du « temps sans but 316 » sous lequel<br />

nous vivons. « Le monde persiste, ajoute-t-il ; il n’est rien qui devienne, rien qui passe. Ou<br />

mieux : il devient, il passe, mais il n’a jamais commencé à devenir ni ne cessera de passer. Il<br />

se conserve dans les deux processus… 317 »<br />

Il faut nous arrêter quelque peu aux remarques de Nietzsche sur cette notion de « retour<br />

du temps », qu’il est un des premiers à formuler aussi distinctement, sous le terme d’éternel<br />

retour, auquel fait écho le concept « d’à-présent » (ou de Jetz-zeit) de Walter Benjamin.<br />

Quelques précisions préalables de vocabulaire sont nécessaires : comme le rappelle Georgio<br />

Agamben, cette notion nietzschéenne d’éternel retour du même (ewige Wiederkehr des<br />

Gleichen chez Nietzsche) doit être comprise, au sens étymologique du terme, non comme la<br />

reproduction à l’identique d’événements qui se seraient déjà produits dans le passé, mais au<br />

contraire comme la réitération de la ressemblance de phénonènes se produisant<br />

315 NIETZSCHE, 2003 : 46, souligné par l’auteur.<br />

316 NIETZSCHE, 2003 : 52 (notes de novembre 1882 à février 1883).<br />

317 NIETZSCHE, 2003 : 93 (notes du printemps 1888 consacrées à « la nouvelle vision du monde ») souligné par<br />

l’auteur.<br />

169


indifféremment dans le passé et dans le présent ou destinés encore à se produire dans le<br />

futur 318 . Plus encore, c’est non seulement la ressemblance formelle qui est importante ici, mais<br />

c’est surtout le processus de répétition, de réitération (Wiederholbarkeit), dont Nietzsche fait<br />

une condition fondamentale du fonctionnement de l’éternel retour, comme phénomène<br />

d’éternisation 319 . Dans le temps « an-historique » de notre condition tel que le perçoit<br />

Nietzsche, ce qui est fondamentalement à l’œuvre n’est rien d’autre qu’une sorte de puissance<br />

de répétition, qui fait coexister ensemble le passé, le présent et le futur dans une même<br />

ressemblance ou, si l’on préfère, dans des prises de formes similaires. Là se trouve,<br />

spécifiquement, l’origine de la temporalité, qui impose sa marque à tout phénomène<br />

archéologique. Car, comme l’explique magistralement le philosophe français Gilles Deleuze :<br />

« (…) comment le passé peut-il se constituer dans le temps ? Comment le présent peutil<br />

passer ? Jamais l’instant qui passe ne pourrait passer s’il n’était déjà passé en même<br />

temps que présent, encore à venir en même temps que présent. Si le présent ne passait<br />

pas par lui-même, s’il fallait attendre un nouveau présent pour que celui-ci devînt passé,<br />

jamais le passé en général ne se constituerait dans le temps, ni ce présent ne passerait :<br />

nous ne pouvons pas attendre, il faut que l’instant soit à la fois présent et passé, présent<br />

et à venir, pour qu’il passe (…). Il faut que le présent coexiste avec soi comme passé et<br />

comme à venir. C’est le rapport synthétique de l’instant avec soi comme présent, passé<br />

et à venir, qui fonde son rapport avec les autres instants. L’éternel retour est donc<br />

réponse au problème du passage. En ce sens, il ne doit pas être interprété comme le<br />

retour de quelque chose qui est, qui est un ou qui est le même. Dans l’expression éternel<br />

retour, nous faisons un contresens quand nous comprenons : retour du même. Ce n’est<br />

pas l’être qui revient, mais le revenir lui-même constitue l’être en tant qu’il s’affirme du<br />

devenir et de ce qui passe. Ce n’est pas l’un qui revient, mais le revenir lui-même est<br />

l’un qui s’affirme du divers ou du multiple. 320 »<br />

Nous devons comprendre quelque chose de très profond sur le temps et sur l’histoire,<br />

que met ici au jour Deleuze : Comme le souligne l’historien de l’art Georges Didi-Huberman,<br />

le passé prend forme de l’intérieur même du présent, en tant que celui-ci est<br />

fondamentalement passage 321 . Nous voyons bien que, dans notre présent matériel, les<br />

créations matérielles n’existent en quelque sorte que comme « choses vieillissantes », ou<br />

encore comme « accumulation de ruines », pour reprendre la fameuse image de Benjamin.<br />

C’est pourquoi la matérialité de notre présent est en quelque sorte intimement tissée de passé.<br />

Il s’en suit que, contrairement à la perception historiciste classique, le passé n’est pas ce qui<br />

s’oppose au présent, dans la mesure où celui-ci serait situé ailleurs, en arrière du présent. A<br />

l’inverse, le passé est l’épaisseur même du présent, en même temps qu’il est, dans le présent,<br />

le germe possible de ce qui va devenir, comme la trace de ce qui a été et qui persiste à<br />

survivre: c’est là l’identité même des créations de la culture matérielle ; c’est ici même le sens<br />

historique spécifique de ce que nous identifions comme les attributs typologiques des<br />

318 Comme l’écrit Agamben, « il y a donc dans l’éternel retour quelque chose comme une image, comme une<br />

ressemblance (…) : quelque chose comme une image totale ou, pour reprendre les mots de Benjamin, une image<br />

dialectique. C’est seulement si on le ramène à cette dimension que l’éternel retour acquiert sa véritable<br />

dimension. » (AGAMBEN, 2004 : 98).<br />

319 Dans une ébauche de plan d’ouvrage consacré au « Retour du Même »,de l’automne 1881, Nietzsche inscrit,<br />

comme argument d’une partir consacrée à l’explication du phénomène de l’éternel retour : « une toute autre<br />

éternisation (…) il nous faut y inscrire le fond éternel, l’éternelle réitération. » (NIETZSCHE, 2003 : 40,<br />

souligné par l’auteur).<br />

320 DELEUZE, 1962 : 54-55.<br />

321 DIDI-HUBERMAN, 2002 : 171.<br />

170


créations matérielles. A partir du moment où cette prise de conscience s’est opérée, le monde,<br />

comme apparence, comme matérialité, prend un sens nouveau, et son histoire se trouve<br />

complètement renouvelée comme mémoire potentielle 322 . L’histoire ne peut plus s’incarner en<br />

une succession de périodes chronologiques, ou de temporalités spécifiques, mais elle apparaît<br />

désormais fondamentalement dynamique, dans la mesure où elle se développe dans un temps<br />

radicalement différent de celui de l’histoire conventionnelle, effectivement maintenant<br />

« périmée ». Cette nouvelle histoire devient l’objet d’une discipline encore innommée, qu’il<br />

reste à construire pour sa plus grande part à partir des matériaux abandonnés dans le champ de<br />

ruines du présent. Cette discipline qui n’a pas encore de nom c’est l’archéologie : une autre<br />

archéologie.<br />

Si le fonctionnement du temps qui est le nôtre ne répond plus exactement à un principe<br />

de succession, mais de réitération, alors la nature même des événements – comme facteurs<br />

déclenchants, ou comme étapes de processus particuliers – est complètement remise en cause.<br />

Pourquoi cela? Parce que si le temps traditionnel, « périmé » (celui de la pure succession<br />

chronologique unilinéaire des événements) était nécessairement complètement continu, le<br />

temps présent de la réitération est maintenant plein de trous, inéluctablement discontinu. Il est<br />

d’ailleurs surtout fait de vides, de manques, d’absences. C’est paradoxalement un temps avec<br />

lequel, nous autres archéologues, sommes particulièrement familiers : comme on l’a vu dans<br />

les chapitres précédents, toute occupation archéologique, même la plus continue qui puisse se<br />

trouver, n’est jamais que la succession d’une multitude d’événements archéologiques<br />

excessivement ponctuels, qui sont séparés les uns des autres par des périodes plus ou moins<br />

longues durant lesquelles il ne se passe rien, en tout cas du point de vue de la création de<br />

« faits » archéologiques. La pensée de Nietzsche nous aide à saisir pourquoi,<br />

fondamentalement, cette discontinuité du temps est consubstantielle à toute notion<br />

d’événement, c’est-à-dire à ce qu’il identifie comme des actions dans le temps. « Une action<br />

entre des moments consécutifs est impossible, écrit-il, car deux points temporels consécutifs<br />

coïncideraient. Toute action est actio in distans, c’est-à-dire qu’elle effectue un saut. » Et il<br />

ajoute : « Comment une action de ce type est possible in distans, nous n’en savons rien 323 »<br />

Nous non plus, nous n’en savons rien, mais nous savons effectivement, grâce aux<br />

palimpsestes archéologiques ou aux « objets à mémoire », que la répétition des faits<br />

archéologiques au même endroit ne prend son sens de construction archéologique développée<br />

dans le temps que par l’existence d’une discontinuité entre les événements ; nous<br />

soupçonnons même que c’est cette discontinuité, ou plus exactement ce manque, qui<br />

conditionne l’identité des « faits » archéologiques en tant que tels. Dans ce bout de campagne,<br />

où il faut régulièrement recreuser et redessiner les réseaux de fossés, car ceux-ci ne cessent de<br />

s’effacer, de tendre à disparaître, c’est par cet acte de re-création développé dans le temps que<br />

chaque tronçon de fossé acquiert progressivement au cours du temps une qualité<br />

morphologique ou structurelle particulière, une identité à partir de laquelle peut se construit<br />

une histoire, ou une évolution chronologique. La ligne du temps (Nietzsche utilise le terme de<br />

Zeitlinie) est donc loin d’être régulière ; elle est brisée en une multitude de points, elle est<br />

constituée d’événements disjoints se raccordant à des dynamiques (Nietzsche parle d’actions)<br />

d’échelles temporelles diverses, qui sont inextricablement surimposées les unes aux autres :<br />

« le temps n’est pas un continuum, écrit-il en légende de son schéma dynamique du temps, il<br />

322 Comme l’écrit Nietzsche dans « Fragments posthumes sur l’éternel retour », « à partir du moment où cette<br />

pensée est là, toutes les couleurs se modifient, il existe une nouvelle histoire. » (NIETZSCHE, 2003 : 40,<br />

souligné par l’auteur).<br />

323 NIETZSCHE, 1990 : 317 (fragment XXVI, 12, souligné par l’auteur).<br />

171


n’y a que des points temporels totalement différents, pas de ligne. Actio in distans. » 324 . On est<br />

tenté d’ajouter : telle est la question.<br />

Crise du temps, crise de l’histoire<br />

La crise de l’histoire dans laquelle nous sommes impliqués est donc le symptôme d’une<br />

crise du temps que les catastrophes du XX ème siècle, comme les destructions massives, ont<br />

réduit à la surface du présent. Le présent comme champ de ruines : le passé et le futur sont<br />

désormais inextricablement mêlés, désarticulés et écrasés dans le présent. C’est une crise qui<br />

touche l’ensemble de la représentation du réel. Toute la culture occidentale moderne des<br />

XIX ème et XX ème siècles est issue en effet du le changement conceptuel introduit au XVIII ème<br />

siècle, qui consiste à penser désormais la nature, la société et l’individu dans l’histoire. La<br />

« mise en histoire » est une notion fondamentale des sciences humaines issues du XIX ème<br />

siècle : elle naît du renversement de perspective de l’histoire opéré au XVIII ème siècle 325 :<br />

jusqu’alors, la forme dominante de l’Histoire est celle d’un récit dynastique, dont l’objet est<br />

d’enraciner dans la mythologie les fondements du pouvoir royal et de l’ordre social d’Ancien<br />

Régime. En d’autres termes, un ordre a été fondé dans le passé, qu’il faut rappeler sans cesse<br />

au présent, dans lequel il a tendance à se dissoudre ; le nœud du temps historique est dans le<br />

passé. Le concept d’histoire qui se cristallise au XVIII ème siècle est symétriquement opposé à<br />

cette histoire post-médiévale : dans le passé, ont eu lieu des événements historiques (comme<br />

la conquête franque, à l’origine de la noblesse) qui continuent à résonner dans le présent, en<br />

alimentant une lutte sociale et politique, dont la nature est fondamentalement historique.<br />

L’endroit où le temps historique prend sa dimension n’est plus le passé dans le passé – aux<br />

origines – mais le présent, maintenant 326 .<br />

Cette transformation conceptuelle donne naissance à une série complète de nouvelles<br />

disciplines, dont la particularité est d’étudier le déploiement de l’identité des phénomènes non<br />

plus dans leur acte de création dans le passé, mais dans la durée, en observant leurs<br />

transformations dans le temps. Ces disciplines qui trouvent un sens nouveau au XIX ème siècle<br />

sont fondamentalement historiques : aux côtés de l’Histoire proprement dite - dont on a pu<br />

dire qu’elle constituait la discipline par excellence du XIX ème siècle - on trouve également<br />

l’archéologie et la préhistoire, de même que la géologie et la paléontologie, mais aussi la<br />

philologie ou encore l’économie historique, pour n’en citer que les principales. Dans leur<br />

diversité, ces nouvelles disciplines explorent les champs ouverts par cette « mise en histoire »<br />

du réel, que nous venons d’évoquer. Néanmoins, et comme le souligne Michel Foucault dans<br />

son Archéologie des sciences humaines, l’essor de ces disciplines coïncide avec une rupture<br />

de l’unité du temps historique traditionnel, qui liait, depuis la lointaine Antiquité, l’histoire<br />

des hommes au devenir du monde 327 . En effet, dans la première moitié du XIX ème siècle, les<br />

avancées de la géologie et de la paléontologie mettent désormais en évidence l’existence d’un<br />

324<br />

NIETZSCHE, 1990 : 318 (fragment XXVI, 12, souligné par l’auteur).<br />

325<br />

Ce basculement de l’histoire a été analysé en détail par Michel Foucault dans son enseignement de 1976 au<br />

Collège de France (FOUCAULT, 1997).<br />

326<br />

J’ai développé cette argumentation dans un article paru en 1999 dans la revue internationale Antiquity (The<br />

origins of French Archaeology. Antiquity, 73, 279, p. 176-183). Une version française longue a été publiée la<br />

même année dans la revue Antiquités Nationales (Aux origines de l’archéologie française. Antiquités Nationales,<br />

30 (1998), p. 185-195). Cet article a été traduit en Portuguais au Brésil sous le titre : As origens da arqueologia<br />

francesca (traduction portugaise de Glaydson José da Silva). Dans : FUNARI P.P.A. (dir.) – Repensando o<br />

Mundo Antigo : Martin Bernal & Laurent Olivier. Sao Paulo, Université de Campinas, 2003, Textos didaticos,<br />

49 : 31-59.<br />

327<br />

FOUCAULT, 1966 : 378-385.<br />

172


« régime d’historicité » propre à la nature et surtout totalement indépendant de l’histoire<br />

humaine, ne serait ce que parce qu’il lui préexiste. De leur côté, les découvertes la Préhistoire<br />

et la constitution d’une archéologie des civilisations d’avant l’Antiquité classique – qui<br />

s’imposent dans la seconde moitié du siècle – procèdent aussi de la révélation de nouveaux<br />

régimes de temps historiques : là encore, ces nouveaux champs historiques sont situés au delà<br />

de l’histoire humaine connue jusqu’alors, mais surtout ils lui échappent. Ce n’est pas<br />

seulement qu’on découvre qu’il existe une histoire « d’avant l’histoire » : que ce soit en<br />

matière d’évolution des espèces naturelles, de transformation des produits de l’industrie<br />

humaine ou encore d’histoire des langues, on découvre surtout que tous ces matériaux<br />

obéissent individuellement à des évolutions dans le temps qui leur sont particulières : leur<br />

chronologie, comme le souligne Foucault, se constitue « selon un temps qui relève d’abord de<br />

leur cohérence singulière », 328 et non plus selon ce temps unique des événements de l’Histoire<br />

classique. Le temps de l’histoire explose en une multitude de dynamiques chronologiques<br />

qu’on ne sait plus désormais comment réunir.<br />

Ainsi, au terme de ce mouvement de constitution des nouveaux objets d’histoire, qui<br />

accompagne le développement des disciplines historiques du XIX ème siècle, l’homme se<br />

trouve en réalité de plus en plus dépossédé de son histoire. L’humanité, comme phénomène<br />

historique, apparaît désormais mêlée à une variété d’histoires qui n’ont pas nécessairement de<br />

sens commun et qui surtout ne lui sont plus subordonnées. Aussi, les tentatives systématiques<br />

de « mise en histoire » dont témoignent les travaux des chercheurs du XIX ème siècle, ne font<br />

que rendre plus apparent encore le spectre d’une « déshistorisation » radicale de l’être :<br />

l’homme n’est plus l’unique et nécessaire origine des événements qu’il éprouve. Comme le<br />

souligne Michel Foucault dans son Archéologie des sciences humaines, l’homme, en tant que<br />

sujet historique, se révèle dès lors fondamentalement « exposé à l’événement » 329 , nu et sans<br />

défense face à une histoire qui se créé au delà de lui et qui s’alimente d’elle-même. L’homme<br />

n’est plus celui qui crée l’histoire – avec sa technologie, ses civilisations, ses empires – il<br />

devient celui que son propre passé façonne, malgré lui, que ses origines les plus lointaines et<br />

les plus obscures poursuivent. C’est ce que montrera de manière éclatante l’essor de la<br />

psychanalyse freudienne dans la première moitié du XX ème siècle. Si ce n’est plus l’homme<br />

qui est maître du destin de l’histoire, qui l’est donc ; c’est-à-dire qu’est-ce qui agit dans le<br />

temps ? L’une des entreprises essentielles qui s’impose bientôt à l’ensemble de ces nouvelles<br />

disciplines historiques nées au XIX ème siècle est celle du raccommodage du temps de<br />

l’histoire : il s’agit de trouver un fil commun, qui pourrait enfin restituer une unité<br />

fondamentale à cette histoire du monde désormais fragmentée en une multitude d’histoires<br />

particulières.<br />

Mais où trouver ce fil? C’est dans l’homme lui-même – en tant que sujet qui vit, qui<br />

travaille et qui pense – que les chercheurs du XIX ème siècle recherchent cette cohérence<br />

essentielle de l’histoire. Ce serait parce que l’être humain consomme, produit et exploite<br />

l’environnement qu’il trouve autour de lui, qu’il engendrerait une multiplicité d’histoires<br />

autour de lui, qui certes sont toutes dissemblables mais qui sont toutes connectées avec lui. Et<br />

ce serait parce que l’homme pense et réagit qu’il infléchirait la diversité de ces<br />

transformations dans une direction particulière, bref qu’il les subordonnerait au progrès<br />

humain : à mesure que l’histoire se déroule, la complexité des organisations humaines se<br />

développe, l’efficacité des outils s’améliore, la nature est progressivement entièrement<br />

contrôlée par la technique. C’est cela qui se voit dans la mise en chronologie des productions<br />

matérielles de l’humanité ; cela peut être établi et démontré. Un nouveau récit, qui raconte<br />

328 FOUCAULT, 1966 : 379.<br />

329 FOUCAULT, 1966 : 382.<br />

173


l’histoire de l’homme, peut se substituer enfin au vieux récit de l’histoire des rois. C’est une<br />

histoire objective, fondée sur l’étude des sources historiques, qui remplace un discours<br />

imaginaire, construit sur une tradition mythologique. Il n’y a plus qu’à se mettre au travail,<br />

pensent les chercheurs du XIX ème siècle.<br />

Une entreprise avortée de normalisation du temps historique : l’archéologie<br />

préhistorique<br />

Quelle nouvelle discipline historique du XIX ème siècle concentre mieux que<br />

l’archéologie préhistorique les espoirs et les déceptions que porte cette recherche de l’unité<br />

fondamentale de l’histoire humaine ? C’est dans ce nouveau champ de l’étude des origines de<br />

l’homme, dans lequel on cherche à rassembler les disciplines de la Géologie, de<br />

l’Anthropologie et de l’Archéologie, que se manifeste en particulier la tentative d’unir<br />

l’histoire de l’Homme et l’histoire de la Nature. Avec toutes les autres disciplines historiques<br />

fondées au XIX ème siècle, la préhistoire et l’archéologie fonctionnent néanmoins sur des<br />

concepts introduits avec le Mouvement des Lumières, qui sont à la fois d’ordre scientifique et<br />

idéologique :<br />

1) le passé est fondamentalement connaissable : l’archéologie postule qu’il est possible de<br />

connaître l’enchaînement des périodes du passé, parce que leur succession obéit à une<br />

logique interne, qui est celle du développement continu des sociétés humaines. C’est le<br />

postulat que le préhistorien Gabriel de Mortillet formule à la fin des années 1860 comme<br />

la Loi générale du Progrès de l’humanité 330 .<br />

2) le passé est fondamentalement compréhensible : l’archéologie postule qu’il est possible de<br />

comprendre le comportement social ou les choix techniques des “ primitifs ” ou des<br />

“ préhistoriques ” parce que nous partageons avec eux, en tant qu’hommes, une même<br />

identité humaine. Ce concept est formalisé en préhistoire par la Loi dite d’unité<br />

psychologique de l’humanité de Gabriel de Mortillet.<br />

3) le passé est fondamentalement représentable en tant que tel : l’archéologie postule qu’il<br />

est possible de se représenter chaque période du passé, car ces dernières possèdent<br />

chacune leur identité propre. Cette identité n’est autre que le résultat de leur place dans<br />

l’histoire. C’est la Loi du développement similaire de Mortillet ; tous les systèmes<br />

humains passant, au cours de leur développement historique, par des stades analogues.<br />

Alors que le temps unique de l’histoire traditionnelle est en train d’exploser en une<br />

multitude de temps historiques particuliers, les préhistoriens poursuivent la recherche d’une<br />

grande synthèse qui réunirait, sous un temps historique commun – le temps du progrès<br />

humain – le temps culturel de l’histoire des civilisations et le temps naturel des<br />

transformations de la nature. Ce nouveau temps de l’archéologie préhistorique marierait les<br />

temps des sciences humaines et des sciences naturelles : il serait à la fois un temps de<br />

l’histoire particulière – c’est-à-dire unique – des cultures et des sociétés tout au long de<br />

l’évolution de l’humanité et un temps du monde naturel, obéissant à des lois scientifiques, qui<br />

seraient spécifiques à l’espèce humaine mais d’un fonctionnement similaire aux « vraies » lois<br />

physiques de la nature. Il va sans dire que cette grande synthèse, envisagée dans les années<br />

1870-1880, n’a jamais pu être atteinte car en réalité ces deux formes de temps sont<br />

330 MORTILLET, 1869 ; id. 1883.<br />

174


adicalement antinomiques. Le temps « culturel » de l’histoire du développement des<br />

civilisations est puissamment enraciné dans une suite de séquences particulières, dont<br />

l’identité dépendrait de leur position dans l’histoire. Comme on l’a vu au chapitre précédent,<br />

le temps « naturel » de l’histoire de la nature, au contraire, n’a pas de lieu spécifique dans le<br />

temps : il est tout entier dans « l’à présent ». On ne peut pas faire rentrer ce temps nouveau de<br />

la nature dans le temps ancien de la culture, si ne ce n’est en en coupant ce qui fait sa<br />

spécificité : c’est ainsi qu’on réduit l’évolutionnisme darwinien à un simple transformisme.<br />

Aussi, comme l’ensemble des autres disciplines historiques développées au XIX ème siècle,<br />

l’archéologie et la préhistoire restent fondées sur un concept traditionnel de temps historique,<br />

qui présente les caractéristiques suivantes :<br />

1) Le temps est unidirectionnel : l’histoire se dirige du passé vers le futur, des origines vers<br />

l’essor et la fin, de l’élémentaire vers le complexe. Sont par définition anti-historiques les<br />

évolutions qui conduiraient du complexe vers l’élémentaire, ou de l’achèvement vers le<br />

(re)commencement.<br />

2) Le temps est unilinéaire : l’histoire obéit à un principe d’unité de lieu et d’action ; la<br />

multiplicité des événements est réductible à une série d’épisodes essentiels s’inscrivant<br />

dans une dynamique générale, qui se confond avec le déroulement de l’histoire ellemême.<br />

3) Le temps est causalité : le temps linéaire constitue le support d’une histoire qui, en se<br />

déroulant, développe sa propre cohérence interne. Dans cette perspective, le temps<br />

historique – qui se confond avec l’accomplissement de l’Histoire - va quelque part ; il se<br />

dirige naturellement vers la réalisation des processus.<br />

La situation des disciplines historiques du XIX ème siècle ressemble à celle des sciences<br />

« exactes » au même moment, au sein desquelles commence à se former la possibilité d’un<br />

fonctionnement non standart du temps et de l’espace : la démultiplication des « objets<br />

d’histoire » donne l’impression qu’il est possible en quelque sorte de « mailler »<br />

complètement le réel, en reliant ces objets systématiquement les uns aux autres à la manière<br />

d’un filet. Mais il y a un trou qu’on n’arrive décidément pas à fermer et par lequel s’échappe<br />

l’histoire, en entraînant par cette déchirure, à l’origine minuscule, des pans de plus en plus<br />

importants du temps historique conventionnel. Cet accroc dans la trame du temps historique,<br />

c’est la psychanalyse dans les sciences humaines et c’est l’évolutionnisme darwinien dans les<br />

sciences de la nature. En réalité, plus on cherche à normaliser et à unifier ces nouveaux temps<br />

de l’histoire et moins cela marche. De manière révélatrice, ce sont dans les nouveaux champs<br />

ouverts par la préhistoire et l’archéologie où l’échec est le plus indiscutable :<br />

1. les découvertes de la Préhistoire montrent à l’évidence que le passé n’est pas tout à fait<br />

connaissable, puisqu’on y découvre des choses qu’on y avait jamais soupçonnées, en<br />

particulier comme des espèces humaines fossiles ( mais peut-on dire encore d’elles<br />

qu’elles sont vraiment humaines ?) disparues depuis des temps immémoriaux.<br />

2. le passé n’est pas réellement compréhensible, puisqu’on y découvre des <strong>vestiges</strong> dont,<br />

justement, on éprouve beaucoup de difficultés à expliquer la présence. C’est précisément<br />

à cause de l’histoire qu’on se fourvoie, en attribuant à des événements ou des pratiques<br />

évoquées par les sources historiques classiques des <strong>vestiges</strong> qui n’ont rien à voir avec eux,<br />

notamment parce qu’ils n’appartiennent pas à la même période.<br />

175


3. En conséquence, le passé n’est pas réellement historiquement représentable, puisque, en<br />

se fondant sur l’histoire, on se trompe et on attribue des <strong>vestiges</strong> archéologiques à des<br />

périodes erronées : l’exemple le plus flagrant est celui de l’archéologie impériale des<br />

“ Antiquités nationales ” des années 1860, qui réduit les <strong>vestiges</strong> « pré-romains » qu’elle<br />

découvre à la période de la Guerre des Gaules, alors qu’elle est en train de révéler des<br />

pans entiers de la culture matérielle des âges des Métaux.<br />

Aussi, et malgré les progrès considérables de la connaissance historique dans la seconde<br />

moitié du XIX ème siècle - ou plus exactement à cause d’eux -, la réalité du passé se révèle<br />

constituer, selon l’expression de l’historien de l’art britannique David Lowenthal, une « terre<br />

étrangère » 331 . Les découvertes des nouvelles disciplines historiques que sont en particulier la<br />

préhistoire et l’archéologie font apparaître que les histoires que nous traversons ne nous<br />

appartiennent pas complètement ; c’est-à-dire que nous n’en sommes pas exclusivement le<br />

sujet. D’autres forces, qui sont situées au delà de nous, conditionnent ces histoires : comme le<br />

montrera brillamment le philosophe Henri Bergson au tournant du XX ème siècle,<br />

l’enregistrement des événements du passé est conditionné non pas tant par l’histoire dont ils<br />

témoignent que par le support dans lequel ils sont mémorisés ; en d’autres termes par la<br />

matière 332 . Dans les sciences humaines comme dans celles de la nature, c’est cette<br />

émancipation de la mémoire de l’histoire qui met en crise le temps historique traditionnel.<br />

Normalisées, les révélations apportées par les nouvelles disciplines de la mémoire – dont<br />

participent, fondamentalement, la préhistoire et l’archéologie – ne parviennent cependant pas<br />

encore à bouleverser le temps historique traditionnel, fondé sur l’unité de l’homme comme<br />

sujet agissant. Cette révolution du temps historique, ce sont les catastrophes du XX ème siècle<br />

qui vont l’accomplir.<br />

L’histoire est vide<br />

Les origines de la crise de l’histoire que fait éclater la « perte de l’expérience »<br />

provoquée par les catastrophes de destruction massive du XX ème siècle sont donc à rechercher<br />

dans le XIX ème siècle lui-même. C’est l’histoire elle-même qui, dans le même moment où elle<br />

se diversifie une série de disciplines spécialisées – dont la préhistoire et l’archéologie –<br />

devient impuissante à dire l’histoire ; c’est-à-dire à rendre compte de ce qui se passe dans le<br />

temps. Dans ses Thèses sur le concept d’histoire écrites en 1940, Walter Benjamin a formulé<br />

avec une grande acuité les caractéristiques de cette crise, qui correspond, fondamentalement, à<br />

celle de la représentation du présent comme « ce qui arrive » :<br />

« La tradition des opprimés, écrit-il, nous enseigne que « l’état d’exception » dans<br />

lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui<br />

rende compte de cette situation. (…) S’effarer que les événements que nous vivons<br />

soient « encore » possibles au XX ème siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de<br />

philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à<br />

comprendre que la conception de l’histoire d’où il découle n’est pas tenable. 333 »<br />

331<br />

« The Past is a foreign country » (LOWENTHAL, 1985).<br />

332<br />

BERGSON, 1896.<br />

333<br />

Thèses sur le concept d’histoire, VIII (BENJAMIN, 2000: 433).<br />

176


Benjamin le dit clairement : l’enjeu de cette critique de l’histoire conventionnelle est<br />

celui d’une réappropriation de l’histoire, qui nous permettrait de sortir de cette situation<br />

d’oppression dans laquelle nous tient la répétition des catastrophes collectives de notre temps.<br />

Ces catastrophes ne sont pas des accidents dans le cours « normal » de l’histoire ; elles sont au<br />

contraire, souligne Benjamin, la règle : c’est en effet toute la notion d’histoire comme progrès<br />

qui est en cause, dans la mesure où c’est elle qui non seulement autorise la venue de ces<br />

catastrophes, mais qui surtout les légitime. Il nous faut comprendre autrement le<br />

fonctionnement du temps de l’histoire, car effectivement notre situation, face à la répétition de<br />

ces effondrements de l’humanité, n’est pas tenable. En réalité, nous n’avons pas le choix : si<br />

nous voulons conserver notre part d’humanité que l’industrialisation de notre existence nous<br />

retire, nous devons nous débarrasser de cette appréhension historiciste de l’histoire.<br />

L’histoire comme progrès, qu’est-ce que cela signifie au juste ? Il ne s’agit pas<br />

seulement d’une interprétation du mouvement de l’histoire ; c’est plus profondément une<br />

façon de connecter par des liens de causalité les événements du passé les uns au bout des<br />

autres. Pourquoi ? Parce, dans l’optique traditionnelle, le progrès « doit venir à son heure »,<br />

parce que le but idéal à atteindre qu’il représente est sans cesse repoussé dans le futur, il est<br />

toujours modifié à mesure que la marche vers le progrès s’accomplit. Pour nous, le progrès<br />

suit le cours graduel et régulier du temps ; à tel point qu’il est devenu, dans les typochronologies<br />

archéologiques élaborées depuis le XIX ème siècle, la mesure même du temps. Or,<br />

souligne Benjamin, ce temps unilinéaire du progrès est vide ; notre temps historique n’est pas<br />

autre chose que le temps industriel des horloges, le même partout à la même heure,<br />

parfaitement homogène : « L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est<br />

inséparable de celle d’un mouvement dans le temps homogène et vide », écrit-il 334 . Le temps<br />

unilinéaire de l’histoire comme progrès n’est qu’un support temporel, sur lequel les<br />

événements sont mis en ordre selon une suite continue, qui dirait l’histoire. Dans ces<br />

conditions, que devient l’histoire, comme discipline ? Elle se réduit à une pratique<br />

d’accumulation de faits ; elle consiste à remplir ce temps creux d’événements et de périodes,<br />

dont la juxtaposition unilinéaire en vient à constituer la trame d’une histoire universelle :<br />

l’unique histoire du progrès, partout dans le monde, dans le même temps universel. Comment<br />

ne pas reconnaître, ici, le fonctionnement traditionnel de l’archéologie ? Depuis le XVIII ème<br />

siècle, l’archéologie que nous connaissons ne cesse d’accumuler des matériaux, dont le<br />

bourrage dans ce temps « homogène et vide » qu’évoque Benjamin constitue la matière même<br />

de l’histoire des hommes et des civilisations du passé. L’archéologie que nous pratiquons<br />

depuis toujours n’est pas autre chose que cela. Elle est fondamentalement historiciste, dans la<br />

mesure où elle n’a pas d’autre but que de restituer une histoire universelle du progrès des<br />

sociétés humaines, depuis leurs lointaines origines du Paléolithique jusqu’à leur<br />

épanouissement dans les civilisations historiques. Mais cette approche conventionnelle est<br />

inconsistante ; elle ne possède ni ne produit aucune théorie de l’histoire, qui permettrait de<br />

comprendre, ou de se représenter, ce qui se construit dans le temps. Comme l’écrit Benjamin :<br />

« L’historicisme trouve son aboutissement légitime dans l’histoire universelle (…)<br />

L’histoire universelle n’a pas d’armature théorique. Elle procède par addition : elle<br />

mobilise la masse des faits pour remplir le temps homogène et vide. » 335<br />

334 Thèses sur le concept d’histoire, XIII (BENJAMIN, 2000: 439)<br />

335 Thèses sur le concept d’histoire, XVII (BENJAMIN, 2000: 441).<br />

177


Nous le savons bien nous-mêmes : notre travail consiste, fondamentalement, à combler<br />

par de nouveaux matériaux archéologiques les « trous de temps vide » qui continuent à<br />

subsister, ça et là, dans la trame de la succession des phases et des périodes archéologiques<br />

qui a été laborieusement accumulée, depuis maintenant presqu’un siècle et demi. Car nous<br />

sommes désemparés face au vide de sites ou de matériaux archéologiques ; nous ne savons<br />

plus quoi dire. Nous ne savons pas ce qui manque à cet endroit du temps et cette lacune, qui<br />

rompt la continuité des données, nous rend incompréhensible l’articulation des matériaux<br />

disjoints dont nous disposons. C’est parce que notre démarche consiste à élaborer, pour<br />

chaque moment du temps qu’il nous est possible d’individualiser, des tableaux, qui sont<br />

supposés les identifier. Voici d’abord les tableaux typo-chronologiques, qui permettent<br />

d’identifier, pour chaque séquence du temps qu’il est possible de reconnaître, le corpus des<br />

artefacts produits au même moment dans différentes régions. Voici encore le tableau de<br />

l’espace protohistorique, avec ses fermes et ses oppida, auquel succède le tableau de l’espace<br />

romain, avec ses agglomération urbaines et ses campagnes quadrillées de centuries, etc. Pour<br />

nous, ces séquences qui sont autant de tableaux – par nature homogènes – succèdent les unes<br />

aux autres par ordre de proximité chronologique ou, plus exactement, elles procèdent les unes<br />

des autres d’une manière purement unilinéaire. Là encore, cette démarche est particulière à<br />

l’approche historiciste du passé :<br />

« L’historicisme, souligne Walter Benjamin, se contente d’établir un lien causal entre<br />

divers moments de l’histoire. Mais aucune réalité de fait ne devient, par sa simple<br />

qualité de cause, un fait historique. Elle devient telle, à titre posthume, sous l’action<br />

d’événements qui peuvent être séparés d’elle par des millénaires. L’historien qui part de<br />

là cesse d’égrener la suite des événements comme un chapelet. Il saisit la constellation<br />

que sa propre époque forme avec telle époque antérieure. Il fonde ainsi un concept du<br />

présent comme « à-présent », dans lequel sont fichés des éclats du temps<br />

messianique » 336 .<br />

Ce passage de Benjamin est très important pour l’archéologie, car il souligne une<br />

propriété essentielle des matériaux archéologiques qu’est la mémoire. C’est la longue durée,<br />

dans laquelle prennent sens les <strong>vestiges</strong> archéologiques, qui ruine le postulat historiciste sur<br />

lequel est construit la démarche traditionnelle de la discipline. Nous savons bien, comme le<br />

dit Benjamin, qu’il ne suffit pas qu’un événement archéologique quelconque – comme la<br />

création d’une série de maisons, ou la mise en place d’un ensemble de tombes – ait eu lieu à<br />

un moment donné du temps pour que celui-ci entraîne, à sa suite, une chaîne d’autres<br />

événements archéologiques qui procèderaient directement de lui. L’archéologie nous donne<br />

de très nombreux exemples d’interruptions d’occupation des sites, sans que ces abandons<br />

n’apparaissent avoir été explicitement annoncés dans les événements archéologiques euxmêmes<br />

: il s’avère simplement que cette tombe, ou cet ensemble de tombes, auront été les<br />

dernières, à avoir été mises en place dans ce cimetière qui, par conséquent, ne sera plus utilisé<br />

en tant que tel ensuite. On observe surtout, comme le souligne Benjamin, que des événements<br />

archéologiques peuvent rejouer ; c’est-à-dire qu’ils peuvent devenir, bien plus tard, la cause<br />

d’autres créations archéologiques. <strong>Des</strong> découpages de l’espace, comme par exemple ceux<br />

introduits à la période romaine, peuvent être réactivés après des périodes de latence plus ou<br />

moins longues. Ils peuvent encore conditionner, dans la longue durée, la structure des modes<br />

d’organisation spatiale qui viennent après eux et qui sont néanmoins étrangers les uns aux<br />

autres. Le postulat d’une trajectoire unilinéaire des transformations historiques dans le temps<br />

s’effondre : il est désormais incapable de rendre compte de la nature réelle des évolutions<br />

336 Thèses sur le concept d’histoire, appendice, A (BENJAMIN, 2000: 442-443).<br />

178


archéologiques, qui fonctionnent à diverses échelles de durées. Dans cette configuration, ce<br />

qui devient essentiel n’est plus l’enchaînement, phase après phase, de la succession des<br />

événements archéologiques : ce sont les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres à<br />

différentes échelles de temps et d’espace, c’est la manière dont les créations antérieures ont<br />

une influence préformatrice sur les créations futures et c’est, à l’inverse, la manière dont les<br />

créations ultérieures retranscrivent les créations antérieures. Nous avons quitté le domaine de<br />

l’histoire – où il importe de savoir « ce qui s’est vraiment passé » – pour aborder celui de la<br />

mémoire, où il importe de savoir quel impact ont les événements du passé.<br />

Effectivement, « l’historien qui part de là cesse d’égrener la suite des événements<br />

comme un chapelet ». Il devient désormais évident que le lieu des événements du passé n’est<br />

pas exclusivement le moment du temps auquel ils se sont produits. C’est toute la démarche<br />

historique qui se trouve bouleversée par ce changement de perspective, que l’archéologie rend<br />

particulièrement évident. Aussi, alors que l’approche historiciste conventionnelle fonctionne<br />

par addition, l’approche archéologique nouvelle est destinée à fonctionner par construction :<br />

les créations archéologiques ne sont plus les maillons nécessaires d’une vaste chaîne<br />

unilinéaire d’événements, mais elles deviennent au contraire le noeud d’une immense<br />

diversité de connexions possibles, qu’il devient urgent d’explorer. Elles offrent, comme le dit<br />

Benjamin, « cette chance de faire sortir par effraction du cours homogène de l’histoire une<br />

époque déterminée » 337 . En effet, dès lors que l’on a reconnu leur statut de mémoire<br />

matérielle, les <strong>vestiges</strong> archéologiques échappent désormais à ce « cours homogène de<br />

l’histoire » dans lequel l’approche historiciste traditionnelle cherche à les canaliser : ici,<br />

l’histoire événementielle, unilinéaire, perd tout sens. Le travail de l’historien, ou plus<br />

spécifiquement encore de l’archéologue, devient la recherche de ces correspondances à<br />

travers le temps et non plus exclusivement la laborieuse reconstruction de la succession des<br />

événements du passé.<br />

L’à présent<br />

Si le lieu temporel des événements archéologiques du passé n’est plus seulement le<br />

moment du temps où ils ont été produits, où est-il donc ? La réponse à cette question est<br />

déroutante, pour notre sens commun : ce lieu est partout et nulle part à la fois, ou encore les<br />

créations archéologiques ignorent le temps tout en étant fondamentalement le produit. En fait,<br />

il apparaît que le lieu temporel des créations archéologiques est dans le présent, au sens de<br />

l’actuel ou de l’à présent. Là encore, il faut que nous nous détachions de cette perspective<br />

unilinéaire, ou historiciste, du temps de l’histoire pour considérer la mémoire que<br />

construisent, dans la longue durée, les connexions des créations archéologiques. Comme on<br />

l’a vu précédemment, chaque création archéologique – qu’il s’agisse d’un objet, ou d’une<br />

construction – doit trouver sa place. A ce titre, elle est le résultat d’une négociation entre<br />

l’ancien et le nouveau, ou entre l’existant et « l’à venir ». C’est le contenu de cette<br />

configuration qui donne leur identité particulière aux créations archéologiques et c’est parce<br />

que ce contenu est sans cesse modifié (par le vieillissement et la disparition, ou par le<br />

renouvellement et le changement) que l’identité des créations archéologiques est instable, en<br />

d’autres termes, qu’elle évolue. Le lieu de cette négociation est dans la temporalité du<br />

moment où elle a lieu dans la mesure où celle-ci joue comme un « à présent ». Plus encore, on<br />

pourrait dire que les créations archéologiques sont repétées (il faut réparer les constructions,<br />

les réaménager ou les remplacer) dans la mesure où cet « à présent » est sans cesse<br />

recommencé, qu’il est toujours identique et jamais le même. Nous avons vu que nous aussi<br />

337 Thèses sur le concept d’histoire, XVII (BENJAMIN, 2000: 441).<br />

179


nous nous trouvons dans une relation avec les <strong>vestiges</strong> archéologiques qui se joue au présent.<br />

Non seulement les restes archéologiques sont découverts dans notre présent, mais c’est surtout<br />

dans leur rapport à notre présent que se construit le sens qu’ils prennent pour nous. Ainsi, les<br />

les charniers du XX ème siècle, par exemple, sont fondamentalement de même nature que ceux<br />

des périodes plus anciennes, mais les réponses que nous cherchons à y trouver sont<br />

particulières à la relation que nous entretenons, ici et maintenant, avec les événements du<br />

passé auquel ils se rattachent. Nous leur trouverons demain d’autres significations, non pas<br />

tant parce que nous les interpréterons autrement que parce que de nouveaux événements<br />

seront venus les connecter à des processus historiques que nous ne connaissons pas encore.<br />

C’est pourquoi nous recherchons aujourd’hui dans les charniers d’ex Yougoslavie l’identité<br />

des personnes disparues ; alors que dans ceux contemporains de la Guerre des Gaules, nous<br />

cherchons plutôt à observer l’impact du processus de romanisation. Là encore, c’est dans l’à<br />

présent – le nôtre, aujourd’hui, et demain celui des archéologues qui nous succéderont – que<br />

les restes archéologiques du passé prennent signification, comme mémoire. Ainsi, et comme<br />

le souligne Benjamin, « l’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps<br />

homogène et vide, mais le temps saturé d’à-présent » 338<br />

A tout moment du temps, les restes du passé fonctionnent donc comme une mémoire au<br />

présent. Dire non seulement que des fragments physiques du passé sont inclus dans la<br />

matérialité du présent mais qu’ils continuent aussi à jouer dans « l’à présent », c’est ouvrir la<br />

possibilité d’une réévaluation fondamentale de la notion d’histoire ; plus exactement, c’est se<br />

donner les moyens d’une autre compréhension des processus d’évolution à l’œuvre dans le<br />

temps de l’histoire. Car le futur ne se construit pas de manière unilinéaire à partir<br />

d’innovation pure, comme laisse à l’entendre l’appréhension historiciste du temps, ne seraitce<br />

que parce que le présent est « plein » de passé – conscient ou inconscient, reconnu ou non<br />

reconnu, mais actif – le futur se construit conditionné par l’actuel : on voit bien, grâce à<br />

l’archéologie, que c’est la capacité des entité archéologiques du passé à être toujours<br />

présentes qui leur permet de se maintenir et de se transformer dans le temps. Aussi, si le<br />

présent est rempli de passé, l’inverse est vrai également : l’actuel n’est pas seulement ce qui<br />

est en train d’arriver en ce moment même, mais au contraire ce qui se reproduit depuis<br />

toujours : c’est le vieillissement de la matière, l’usure des lieux, l’empreinte des corps dans<br />

l’espace ; en bref l’effet de la vie sans cesse recommencée qui prend forme dans le présent<br />

sous nos yeux, comme dans tous les présents qui nous ont précédé et qui viendront après<br />

nous. En sorte que le présent, loin de porter la marque du changement ininterrompu, porte<br />

bien plutôt celle de « l’éternel retour du même », toujours semblable à lui-même dans sa<br />

diversité et son unicité. Comme le dit Benjamin, l’ensemble du temps est effectivement<br />

« saturé d’à présent ». Car c’est bien d’une autre appréhension du passé dont il est question<br />

ici ; c’est bien comme le souligne Benjamin « l’expérience unique de la rencontre avec le<br />

passé » 339 qu’il s’agit de recueillir dans chaque moment du temps dont nous trouvons les<br />

restes archéologiques. « Faire œuvre d’historien, précise-t-il, ne signifie pas savoir « comment<br />

les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit<br />

à l’instant du danger. » 340<br />

L’ouverture du temps<br />

338 Thèses sur le concept d’histoire, XIV (BENJAMIN, 2000: 439).<br />

339 Thèses sur le concept d’histoire, XVI (BENJAMIN, 2000: 441).<br />

340 Thèses sur le concept d’histoire, VI (BENJAMIN, 2000: 431).<br />

180


L’idée maîtresse de Benjamin est que le présent comme « à présent » (Benjamin utilise<br />

le terme allemand de « Jetzzeit ») porte en lui la capacité de mettre à tout instant le moment<br />

présent en communication avec un moment quelconque du passé. Toutes les potentialités de<br />

devenir sont donc réunies dans l’instant présent, dans la mesure où le devenir est aussi un<br />

retour sur le passé, comme remémoration du passé ou réévaluation de l’existant. C’est en ce<br />

sens qu’il faut comprendre la formule de Benjamin, qui dit que le présent est pénétré<br />

« d’éclats du temps messianique » : le temps messianique – c’est-à-dire ce temps par lequel<br />

tout peut arriver, dans l’instant – est ce temps « plein » de la mémoire, qui s’oppose au temps<br />

« vide » de histoire.<br />

L’entreprise de Walter Benjamin consiste à libérer le temps historique, à ouvrir la petite<br />

boîte dans laquelle le temps a été enfermé par l’historicisme. Car si le futur est ouvert à<br />

d’innombrables possibles, parce qu’il est réalisation, le passé l’est aussi, parce qu’il est<br />

mémoire. Chaque instant du présent s’ouvre à la fois sur une multiplicité d’avenirs possibles,<br />

comme sur une diversité d’histoires probables ; il est fondamentalement construction. Il est<br />

faux, dans ces conditions, de considérer qu’il n’est qu’une seule histoire nécessaire. Nous ne<br />

savons pas quelles conséquences auront dans le futur nos choix et nos actes de production de<br />

créations archéologiques, ni à quelles échelles de temps ces conséquences se développeront.<br />

C’est donc à une résistance contre les schémas historiques traditionnels que nous invite<br />

Walter Benjamin, en même temps qu’à une (re)lecture de l’histoire, qui doit être prise, selon<br />

ses propres termes, « à rebrousse-poil » 341 . Il s’agit là d’une approche en définitive très<br />

perturbante, car elle amène à renverser notre compréhension de l’histoire et du passé, en ne<br />

prenant plus comme point de départ – ou d’appui – le passé, mais le présent lui-même, cet<br />

endroit où nous nous tenons et dans lequel se tient également le temps. Pour les historiens, ou<br />

d’une manière générale pour ceux qui se définissent comme les spécialistes du passé, cette<br />

démarche est exaspérante, parce qu’elle inverse notre rapport au temps et parce que, ce<br />

faisant, elle renverse ce que nous prenions pour l’ordre, à proprement parler, des choses.<br />

La pensée de l’histoire de Benjamin, telle qu’il la formule face à la « crise de la culture<br />

moderne » est chargée d’implications directes pour l’archéologie, car, à l’instar de la<br />

démarche archéologique, l’approche de Benjamin se développe à partir d’un travail sur la<br />

matérialité des <strong>vestiges</strong>, qui témoignent de l’histoire. Radicale, la démarche de Benjamin<br />

conduit à poser les termes de l’aternative suivante :<br />

- Ou bien on considère que l’archéologie fonctionne au fond comme une sorte de<br />

« para-histoire » ; elle restitue des séquences typo-chronologiques, qu’elle ordonne dans le<br />

temps pour restituer des phases culturelles et des processus de civilisation : dans ce cas,<br />

l’archéologie traite du passé en lui-même et n’a rien à faire du présent, qui ne concerne<br />

pas l’archéologie, car celui-ci est fondamentalement de nature non-archéologique. C’est<br />

l’approche traditionnelle et, en quelque sorte, officielle de la discipline. Or, c’est<br />

précisément cette approche du passé que dénonce Benjamin sous le terme d’historicisme.<br />

- On bien, on considère que ce qui est en question dans l’archéologie, c’est la<br />

mémoire matérielle du passé et que la démarche archéologique consiste à étudier la<br />

construction de cette mémoire, à travers le temps. Dans ce cas, le présent, comme « à<br />

présent », devient le lieu central de l’interprétation du passé. C’est précisément l’approche<br />

que préconise Benjamin à propos de l’histoire et ce type de démarche qui a permis aux<br />

géologues et aux paléontologues de faire sauter le temps historique bloqué qui continue à<br />

341 « … l’historien matérialiste, écrit Benjamin, se donne pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil ».<br />

Thèses sur le concept d’histoire, VI (BENJAMIN, 2000: 433).<br />

181


peser sur l’archéologie.<br />

Ce renversement de perspective qu’introduit la pensée de Benjamin sur l’histoire est<br />

dérangeant parce que celui-ci met en cause des notions qui jouent un rôle fondamental dans<br />

notre appréhension traditionnelle – c’est-à-dire moderne au sens de Bruno Latour 342 – du<br />

monde et des hommes autour de nous. Dans la mesure où l’une des spécificités de la tradition<br />

occidentale moderne est de « mettre en histoire » la nature et les hommes, les notions qui<br />

définissent le devenir historique sont essentielles : ce sont des fondements qui doivent rester<br />

cachés et auxquels personne ne doit pouvoir toucher. Or, si, comme le souligne Benjamin,<br />

c’est cette vision historiciste du monde qui conduit aux catastrophes du XX ème siècle – ou qui,<br />

au moins, les rend possibles – alors le renversement de l’historicisme est non seulement une<br />

nécessité pour une juste compréhension de l’histoire ; c’est également une obligation pour le<br />

rétablissement de notre humanité.<br />

342 LATOUR (1991).<br />

182


Chapitre X :<br />

Une biologie des formes<br />

Aby Warburg : Enfants d’Oraïbi (Arizona) attendant le début de la danse humiskatcina (1896).<br />

183


Journal d’un fou<br />

Une biologie des formes<br />

Ils attendent le début de la danse. « Graves et attentifs », ils regardent le petit œil de<br />

verre et de métal pointé sur eux, et, derrière lui, l’étrange homme blanc vêtu d’épais habits<br />

noirs qui les vise avec sa boîte. Les tous petits, devant, ne l’ont pas vu ; ils jouent dans la<br />

poussière éclaboussée de la lumière blanche du soleil, assis par terre, « comme des petits<br />

sauvages » dirait-on. Les plus grands, au milieu, l’ont tous remarqué : serrés les uns contre les<br />

autres, ils regardent l’étranger qui est entré dans leur village, comme ils nous regardent nous,<br />

un peu incrédules, depuis leur monde disparu : un univers incroyablement pauvre et sec, fait<br />

juste de pierre et de terre. On sent bien que l’homme en noir les impressionne, avec son<br />

chapeau et sa grande moustache, et la chaîne de montre en or qui scintille sur son gilet ; mais<br />

ils n’en ont pas peur, comme si, pour eux, c’était lui qui n’était pas complètement réel. Lui<br />

voudrait bien leur parler, mais il ne les connaît pas et il ne sait pas leur langue. Alors il se<br />

contente de sourire, de son air un peu las, un peu absent. Il est venu jusqu’ici, à deux jours de<br />

pistes désertiques de la dernière gare américaine, depuis l’Europe. Il s’appelle Aby Warburg<br />

et est supposé être un spécialiste de l’art de la Renaissance, en Allemagne. Il est perdu au fond<br />

de l’Arizona. Il est fou.<br />

Warburg est riche. Dans la famille, tout le monde est banquier, à Hambourg et à New<br />

York. Son frère aîné lui a promis, quand ils étaient enfants, qu’il n’aurait jamais à travailler et<br />

qu’il lui achèterait tous les livres qu’il voudrait. Il a tenu parole : Au cours de sa vie, Aby en a<br />

amassé plus de 80 000. Il est déjà sujet à des phobies et des angoisses : pendant l’hiver<br />

précédent, dans les gorges de la Mesa Verde, au Colorado, il était obsédé à l’idée d’attraper<br />

une pneumonie 343 , parce qu’il considérait que lors de l’épidémie de choléra à Hambourg, il<br />

n’avait « pas tenu bon comme (s)on frère et la famille de (s)a chère épouse 344 ». La spécificité<br />

de la maladie mentale de Warburg, qui devait éclater avec la Guerre de 1914-1918, ne réside<br />

pas tant dans ces terreurs irrationnelles que dans le fait que celles-ci prennent littéralement<br />

corps pour lui, et ce malgré lui. De ce point de vue, la carte qu’il a dessinée de la région de la<br />

Mesa Verde à l’occasion de son voyage de 1895, et dans laquelle il a minutieusement indiqué<br />

chaque bivouac, chaque halte pour manger, a déjà une allure pathologique : Warburg a<br />

représenté le paysage sous la forme de son réseau de ravins, dont la structure arborescente<br />

rappelle directement celle des poumons ; l’ensemble évoquant une sorte de carcasse écorchée<br />

d’où transparaissent les côtes 345 .<br />

343<br />

Dans ses Ricordi, il écrit à la date du 8 décembre 1895, à l’occasion de sa visite des ruines troglodites<br />

indiennes de Mancos, au Colorado : « Pneumonie » (mon obsession) » (WARBURG, 2003 : 137).<br />

344<br />

Notes inédites d’Aby Warburg pour sa conférence de Kreuzlingen sur le « rituel du serpent » (1923), cité<br />

dans MICHAUD, 1998 : 254.<br />

345<br />

DIDI-HUBERMANN, 2002 : 134-136 et fig. 13.<br />

184


Lorsqu’il se rend au printemps 1896 en Arizona, pour visiter les villages indiens<br />

pueblos du Sud-ouest des Etats-Unis, Warburg se sent, dit-il, comme « un sismographe de<br />

l’âme » qui fonctionnerait « sur la ligne de partage entre les cultures », oscillant entre sa<br />

culture familiale d’origine juive, sa culture personnelle d’Allemagne du nord et sa culture<br />

intellectuelle centrée sur l’Italie de l’Antiquité et de la Renaissance. Il dira plus tard qu’il s’est<br />

senti alors « poussé vers l’Amérique », parce qu’elle constituait à ses yeux « un objet mis au<br />

service d’une cause supra-personnelle, pour y connaître la vie dans sa tension entre les deux<br />

pôles qui sont l’énergie naturelle, instinctive et païenne, et l’intelligence organisée 346 ».<br />

Intellectuellement, Warburg sait bien, comme il le dira dans sa conférence de 1923 à la<br />

clinique Bellevue de Kreutzlingen (Suisse) – où il est soigné par Ludwig Binswanger pour<br />

schizophrénie depuis 1921 –, que cette « tension » ou ce « clivage » est à proprement parler<br />

un symptôme de l’ordre de la folie, une « contradiction interne… schizoïde 347 ». La<br />

comparaison avec le sismographe n’est pas une simple métaphore pour lui ; elle est réelle ou,<br />

en tout cas, il la vit réellement au moment de ses crises, quand la réalité s’empare de lui,<br />

comme d’un objet. Il peut alors tout voir, tout connaître d’un seul coup en même temps, parce<br />

que la réalité – réelle ou imaginaire, la différence n’a désormais plus de sens – passe au<br />

travers de lui ; elle passe par lui. Comme l’aiguille du sismographe qui, au moment des<br />

tremblements de terre, tressaute nerveusement sur la bande enregistrante, Warburg est<br />

travaillé, en corps et en esprit, par cette tension qu’il ressent à l’intérieur de lui-même comme<br />

une déchirure et qui, indique-t-il, oppose « l’instinct » à « l’inhibition », la puissance<br />

« magique » à « la logique destructrice » 348 . Cette perception de la réalité n’a rien d’une idée,<br />

ou d’une interprétation, au sens commun où nous – qui ne sommes pas fous – l’entendons : la<br />

circonscrire par des mots et des images est pour Warburg un moyen de s’en défendre, de<br />

maintenir cette tension dévastatrice à distance. Aussi, lorsqu’il présente, en 1923, à la clinique<br />

de Kreutlingen sa fameuse conférence sur le « rituel du serpent » des indiens Pueblos,<br />

Warburg souligne qu’il ne veut pas qu’on la considère comme une communication<br />

scientifique présentant de quelconques résultats de recherches, mais, souligne-t-il, comme<br />

« les confessions désespérées d’un homme qui cherche à se délivrer de son état de captivité,<br />

une tentative d’élévation spirituelle au dessus de (Warburg a corrigé ensuite en : dans) la<br />

compulsion de liaison par incorporation réelle ou imaginaire 349 ». Warburg voudrait échapper<br />

à cette tension qui sature la réalité d’une vibration insoutenable et sur laquelle le grand<br />

partage conventionnel, celui qui sépare le réel de l’imaginaire, ou la vérité de l’invention, n’a<br />

absolument aucune prise. Le voyage chez les indiens Pueblos et leur « rituel du serpent » lui<br />

ont révélé que les créations culturelles, dans toutes les sociétés passées et présentes, sont de<br />

nature sismographique : les représentations – ou plus exactement les images, les formes – sont<br />

fondamentalement, écrit-il, « un produit biologiquement nécessaire entre la religion et la<br />

pratique de l’art 350 ». Le tracé en zig-zags du corps stylisé du serpent-éclair qui, chez les<br />

Indiens Pueblos, relie le ciel et la terre, est pour lui une figure sismographique. A<br />

Kreutzlingen, l’écriture même de Warburg – qui se met soudain à courir en tressautant en<br />

travers des pages, ou qui se trouve brusquement traversée d’éclairs analogues au corps en zigzags<br />

des serpents hopis – devient sismographique 351 . « Au secours ! » écrit Warburg le 8 août<br />

346 MICHAUD, 1998 : 282.<br />

347 WARBURG, 2003 : 60.<br />

348 Warburg écrit dans ses notes inédites pour sa conférence de Kreuzlingen sur le « rituel du serpent » de 1923<br />

que, pour lui, «les images et les mots » sont « un moyen de se défendre contre le tragique de la tension (variante :<br />

du clivage) entre l’instinct (ajouté : magique) et l’inhibition (variante : la logique destructrice) » (Cité dans<br />

MICHAUD, 1998 : 250).<br />

349 WARBURG, 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 250.<br />

350 WARBURG, 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 250.<br />

351 Journal de Kreutzlingen , reproduit dans DIDI-HUBERMANN, 2002: fig. 79-80.<br />

185


1923 sur la page de garde du manuscrit de la conférence sur le « rituel du serpent » alors qu’il<br />

est en train d’essayer de le rédiger 352 .<br />

Les œuvres posthumes de Warburg, qui devaient être éditées par l’historien de l’art<br />

Ernst Gombrich en un « grand livre » en plusieurs volumes, ne furent jamais publiées.<br />

Gombrich écrivit à la place une « Biographie intellectuelle » d’Aby Warburg, qui a été<br />

imprimée en langue anglaise en 1970 353 . L’ouvrage tentait de (re)donner une légitimité<br />

intellectuelle à la contribution de Warburg à la constitution de l’histoire de l’art<br />

contemporaine, au prix de l’élimination d’une masse considérable de documents, considérés<br />

par Gombrich comme relevant de la catégorie du déchet. Certains des textes inédits les plus<br />

importants de Warburg sont restés non publiés pendant très longtemps. Ainsi, le texte du<br />

« Rituel du serpent » n’a été publié en Allemand qu’en 1988 354 . Sa traduction française a du<br />

attendre la toute fin des années 1990 et le début des années 2000 355 , quand la portée<br />

véritablement révolutionnaire de l’approche de l’histoire de l’art selon Aby Warburg est<br />

devenue évidente. Il n’en demeure pas moins qu’on se sait toujours pas comment, réellement,<br />

négocier avec la folie de Warburg. Gombrich a transformé le projet initial d’étude<br />

« sismographique » des formes et des images selon Warburg en une « iconologie » de laquelle<br />

toute la dimension pathologique « schizoïde » warburguienne a été soigneusement gommée.<br />

Les collages schizophéniques d’images, que Warburg avait réalisés pour son recueil des<br />

représentations iconographiques de l’art antique et de la Renaissance, son gigantesque projet<br />

inachevé de Bilderatlas Mnemosyme, n’ont jamais trouvé de postérité : en réalité, seul l’esprit<br />

torturé et inquiet de Warburg était capable de reconnaître les détails de formes pertinents dans<br />

des figurations d’époques et de styles différents, qui étaient la preuve, selon lui, de la<br />

répétition de cette réponse « sismographique » aux tensions primitives auxquelles était<br />

soumise, depuis l’origine, la production des images et des formes 356 . A l’inverse, la tentation<br />

est grande, chez les éxégètes les plus récents, de raccorder les considérations de Warburg à<br />

une tradition d’idées fondamentalement académique et dans laquelle, enfin normalisées, elles<br />

trouveraient naturellement leur place. Pour ma part, je pense qu’il faut prendre les idées de<br />

Warburg comme elles sont : pathologiques, délirantes, mais en même temps<br />

extraordinairement perspicaces et fécondes.<br />

L’image comme symptôme, les formes comme palimpseste<br />

Qu’allait donc faire Warburg chez les Indiens Pueblos ? « J’étais sincèrement dégoûté,<br />

écrira-t-il à Kreuzlingen – « encore sous opium » -, de l’histoire de l’art esthétisante. Il me<br />

semblait que la contemplation formelle de l’image – qui ne la considère pas comme un produit<br />

biologiquement nécessaire entre la religion et la pratique de l’art (ce que je ne compris que<br />

plus tard) – donnait lieu à des bavardages si stériles qu’après mon voyage à Berlin en été 1896<br />

je cherchai à me reconvertir dans la médecine 357 ». C’est précisément cela que Warburg part<br />

aller voir directement, dans le Sud-ouest des Etats-Unis : la fabrique de l’image, comme<br />

352<br />

WARBURG, 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 249.<br />

353<br />

GOMBRICH, 1970.<br />

354<br />

WARBURG, 1988.<br />

355<br />

MICHAUD, 1998 ; WARBURG, 2003.<br />

356<br />

WARBURG, 1927-1929 ; SAXL, 1930. Sur la fin de sa vie, Warburg a résumé ainsi sa démarche : « Souvent,<br />

il me vient à l’esprit que, en tant que psycho-historien, je cherche à établir la schizophrénie de la civilisation<br />

occidentale à partir de ses images par un réflexe autobiographique : la nymphe extatique (maniaque) d’un côté,<br />

et le dieu fluvial mélancolique (dépressif) de l’autre. » (Journal, 3 avril 1929, cité dans GOMBRICH, 1970 :<br />

303).<br />

357<br />

Manuscrit du 14 mars 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 254.<br />

186


ésultat d’un processus de médiation - pour reprendre la terminologie de Bruno Latour – qui<br />

s’exerce dans le champ de tension produit par la relation dialectique d’un pôle des<br />

représentations s’opposant à un pôle des pratiques. Ce qui l’intéresse chez les Indiens<br />

Pueblos, c’est leur « rituel du serpent », une cérémonie de danses collectives destinée à attirer<br />

la fécondité sur la Terre par l’appel à des serpents vivants, qui reproduit, pour Warburg, les<br />

processions dyonisiaques de l’Antiquité classique. Il veut s’y confronter.<br />

Cette position, qui consiste à considérer, par delà les ruptures du temps et de l’espace,<br />

les Grecs de l’Antiquité et les Indiens Pueblos de la fin du XIX ème siècle comme des<br />

« cousins » 358 , est fondamentalement hérétique pour l’histoire de l’art conventionnelle, car elle<br />

est anachronique. Sacrilège, elle l’est également pour toutes les disciplines historiques<br />

traditionnelles – dont, bien sûr, l’archéologie – qui sont fondées sur une approche historiciste<br />

du passé : il est insensé de dire que deux périodes différentes du temps sont voisines parce<br />

qu’il est évident qu’elles ne peuvent pas communiquer entre elles. Il est plus scandaleux<br />

encore de prétendre que deux cultures éloignées (l’une « sauvage » ou « primitive », l’autre<br />

représentant de surcroit la quintessence de la civilisation) appartiennent à la même famille, car<br />

elles sont situées à des endroits différents de la trajectoire du développement de la civilisation<br />

et, là encore, elles sont étrangères l’une à l’autre. Selon un postulat fondamental formalisé à<br />

l’origine par Winckelmann 359 , les civilisations, ou les cultures, sont censées trouver toutes<br />

entières leur identité par l’Histoire ; elles n’existent que parce qu’elles possèdent un lieu bien<br />

à elles dans le temps et dans l’espace. A cela, Warburg oppose une critique radicale de<br />

l’histoire de l’art, comme de l’histoire traditionnelle en général. Pour lui, il ne s’agit là que<br />

d’approches superficielles, qui se bornent à décrire l’apparence formelle des « œuvres » du<br />

passé, et qui ne sont qu’un commentaire de ce qui a été dit ou représenté : à ce titre, la<br />

démarche conventionnelle d’histoire des civilisations est stérile, dans la mesure où elle est<br />

incapable d’atteindre le niveau du sens des créations des sociétés du passé et où, en<br />

conséquence, elle n’est qu’un bavardage d’apparence savante.<br />

Qu’est-ce qui autorise donc Warburg à tenir un tel discours déraisonnable ? Il s’agit<br />

d’un fait fondamental, que cette approche séquentielle des civilisations tend à évacuer : je<br />

veux parler des survivances. Dans l’art de la Renaissance, par exemple, ce n’est pas<br />

simplement une figure ou un type de motif qui sont reproduits ou imités à partir de ceux de<br />

l’Antiquité ; ce sont, souligne Warburg, des thèmes de représentation issus du paganisme<br />

antique qui sont réactualisés dans la culture chrétienne du XVI ème siècle et qui, ce faisant,<br />

accèdent à une nouvelle existence et connaissent alors une « vie posthume » (Nachleben). Les<br />

cultures ou les civilisations communiquent donc entre elles à travers le temps et l’espace; elles<br />

se répondent les unes aux autres par l’intermédiaire d’un processus de réévaluation, ou de<br />

recomposition, de schèmes qui leurs sont communs, dans la mesure où elles sont exposées à<br />

des tensions similaires. En ces sens, les créations culturelles ne sont pas à prendre comme de<br />

simple images – simples ou complexes, grossières ou élaborées, agréables ou désagréables –<br />

mais comme les éléments d’une mémoire développée dans la longue durée des civilisations.<br />

Est-ce parce que l’esprit de Warburg est dérangé ? En tout cas, Aby Warburg touche,<br />

avec son obsession pour la reconnaissance des survivances de l’ancien dans l’actuel, un aspect<br />

essentiel des représentations culturelles ou, plus généralement, des manifestations<br />

matérielles : il s’agit de l’idée selon laquelle ces réalisations ne sont pas à prendre, à<br />

358 Warburg écrit sur la page de titre de son manuscrit du « rituel du serpent » : « C’est un vieux livre à<br />

feuilleter : Athènes, Oraïbi : rien que des cousins » (cité dans MICHAUD, 1998 : 249).<br />

359 WINCKELMANN, 1781.<br />

187


proprement parler, comme des témoignages, mais bien davantage comme des symptômes.<br />

Qu’entend donc Warburg par là ? Pour lui, les sculptures de l’Antiquité, les peintures de la<br />

Renaissance ou encore les rites collectifs des Indiens des pueblos américains ne sont pas une<br />

simple expression de l’identité culturelle particulière des peuples ou des périodes historiques<br />

qui les produisent. C’est parce qu’on les réduit traditionnellement à n’être qu’une illustration<br />

des représentations culturelles des collectivités qui les développent que l’histoire de l’art<br />

conventionnelle s’embourbe dans une démarche esthétisante forcément stérile. Warburg ne<br />

veut pas de cette perception qui vide les créations culturelles de leur sens intrinsèque et que<br />

Benjamin qualifiera d’historiciste. Ce qui intéresse Warburg ce n’est pas tant ce que<br />

représentent ou disent ces créations que ce à quoi elles servent, ce qu’elles ont pour objectif<br />

de réaliser. A toutes les époques, les créations culturelles ne sont pas gratuites, car elles sont<br />

le produit d’un champ de tension aux extrémités duquel s’opposent, selon Warburg,<br />

« l’instinct » et « l’intelligence », la « contemplation » et la « pensée », ou, plus généralement,<br />

le « cosmos » à l’état de nature et la « civilisation ». C’est parce que les créations culturelles<br />

fonctionnent comme des représentations permettant aux sociétés qui les mettent en œuvre<br />

d’intercéder auprès de ces forces contradictoires et de se les concilier qu’elles traversent le<br />

temps et que leurs formes survivent. Si, souligne Warburg, on trouve les mêmes contextes de<br />

représentation du serpent dans l’Antiquité gréco-romaine et dans la culture des Indiens<br />

pueblos, c’est non pas que celui-ci a chez les uns et chez les autres la même signification<br />

culturelle, mais c’est parce que l’appel à la figure du serpent vise à répondre aux mêmes types<br />

de tensions. Ici se trouve la raison fondamentale de l’importance radicale qu’a eu pour<br />

Warburg son voyage chez les Indiens Pueblos. C’est leur rencontre qui, en venant percuter<br />

son savoir des représentations de l’Antiquité et de la Renaissance, lui a permis, écrit-il, de<br />

« voir très nettement (…) l’identité ou plutôt l’indestructibilité de l’homme primitif qui<br />

demeure éternellement le même à toutes les époques 360 »<br />

L’image comme symptôme et non pas comme témoignage : ce n’est pas à l’apparence<br />

de la forme – à son style, ou à son caractère – que Warburg s’intéresse mais à ce qu’il appelle<br />

son « squelette hiéraldique ». Ce « squelette hiéraldique de la forme », il le reconnaît dans la<br />

structure des motifs de « l’ornementation » (car elle n’en est pas une) des céramiques hopis.<br />

Leur « décor » de motifs géométriques qui représentent le ciel et la terre reliés par les<br />

serpents-éclair qui apportent la pluie est là non pas tant pour représenter quelque chose que<br />

pour le signifier. De même, la reproduction de ce « décor », qu’on trouve décliné sous<br />

diverses variantes, vise non pas tant à répéter qu’à transmettre cette signification. Ce qui se<br />

perpétue, dans le temps, ça n’est donc pas exactement une forme, à proprement parler, mais<br />

un squelette de forme ; de même c’est plus exactement une composition de symboles –<br />

comme sur les blasons médiévaux – qu’une figure spécifique qui se trouve représentée de<br />

manière variable. Parce qu’elle est symptôme, la forme est instable. Elle est, comme le dit<br />

Warburg, le résultat d’un « compromis entre image et signe, entre image-reflet réaliste et<br />

(image-)écriture » Comme dans la hiéraldique, ce compromis opéré entre des formes de<br />

représentation aussi opposées les unes aux autres consiste nécessairement en une composition<br />

d’éléments hétérogènes ; comme le souligne l’anthropologue Carlo Severi, les créations<br />

culturelles sont fondamentalement des chimères ou, plus précisément, des « objetschimère<br />

» 361 . Warburg ne va pas, comme avant lui Tylor au Mexique 362 , contempler ce qui<br />

survit de primitif, ou de supposé originel, chez les Indiens Pueblos du Sud-ouest des Etats-<br />

Unis, avant qu’ils ne soient complètement et définitivement occidentalisés. Il voit au contraire<br />

dans la culture indienne contemporaine un « matériel contaminé », et surtout stratifié : « le<br />

360 WARBURG, 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 255.<br />

361 SEVERI, 2003 : 78-85.<br />

362 TYLOR, 1871.<br />

188


fond originel américain, écrit-il à propos des indiens du Sud-Ouest, est recouvert depuis la fin<br />

du XVI ème siècle par une couche d’éducation confessionnelle hispano-catholique, dont<br />

l’influence s’interrompit brutalement à la fin du XVII ème siècle (…). Puis vint une troisième<br />

couche, celle de l’éducation nord-américaine, qui recouvre le tout 363 » Ainsi, Warburg<br />

s’intéresse à la culture indienne de son temps comme à un matériau composite ; ce qu’il veut<br />

observer c’est non seulement l’effet de superposition, comme processus additionnel, mais<br />

c’est aussi, et peut-être surtout, comment l’ancien et l’actuel continuent à jouer dans<br />

l’épaisseur de la surimposition des « couches » culturelles. De cette stratification, Warburg dit<br />

qu’elle constitue « l’objet le plus difficile qu’on puisse imaginer », car elle n’est pas autre<br />

chose qu’un « palimpseste, dont le texte – même si on le met au jour – est contaminé 364 ».<br />

Instables, hétérogènes, contaminées, les créations culturelles durent tant qu’agit la<br />

tension de forces dans laquelle elles sont prises. Lorsque ces forces sont dominées réellement,<br />

c’est-à-dire lorsqu’elles perdent leur puissance agissante, les images meurent d’elles-mêmes,<br />

car elles perdent leur raison d’être. C’est précisément ce qui tue les Indiens, ou plus<br />

exactement ce qui les acculture. Ainsi que l’écrit Warburg :<br />

« Dans une rue de San Francisco, j’ai pu prendre un instantané de l’homme qui a<br />

triomphé du culte du serpent et de la peur de l’éclair, l’héritier des habitants primitifs<br />

et du chercheur d’or qui a éliminé l’Indien. C’est l’oncle Sam, coiffé d’un haut de<br />

forme, marchant fièrement dans la rue et passant devant un édifice circulaire néoclassique.<br />

Un câble électrique est tendu au dessus de son chapeau. Dans ce serpent de<br />

cuivre d’Edison, il a dérobé l’éclair à la nature. (…) Le télégramme et le téléphone<br />

détruisent le cosmos. La pensée mythique et la pensée symbolique, en luttant pour<br />

donner une dimension spirituelle à la relation de l’homme à son environnement, ont<br />

fait de l’espace une zone de contemplation ou de pensée, espace que la communication<br />

électrique instantanée anéantit. » 365<br />

La typologie archéologique : une biologie des formes ?<br />

Le philosophe italien Georgio Agamben a dit, en reprenant une remarque de Robert<br />

Klein 366 , que le travail d’Aby Warburg consistait à créer une discipline « qui, à l’inverse de<br />

tant d’autres, existe, mais n’a pas de nom », ou, précise-t-il encore, « une science sans nom »,<br />

une « discipline innommée 367 ». De quoi s’agit-il ? Sans qu’il en ait conscience – Warburg est<br />

historien de l’art, pas archéologue – Aby Warburg ressuscite pour un court moment un rêve<br />

mort-né de l’archéologie préhistorique, et issu de la rencontre manquée de la typologie<br />

préhistorique et de l’évolutionnisme darwinien, dans les années 1870. C’est déjà la question<br />

de l’apparition de la forme comme une nécessité en quelque sorte de nature biologique, pour<br />

reprendre l’expression de Warburg, sur laquelle s’interrogent les préhistoriens qui tentent de<br />

restituer la logique d’évolution des objets archéologiques : quels types de contraintes,<br />

précisément, conditionnent le développement des caractères morphologiques ou stylistiques<br />

des créations de la culture matérielle du passé ? Dit autrement, qu’est-ce qui assure la<br />

pérennité de telles innovations et qu’est-ce qui garantit leur transmission dans le temps, en<br />

quelque sorte d’une génération d’objets à une autre?<br />

363<br />

WARBURG 2003 : 60.<br />

364<br />

WARBURG, 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 257.<br />

365<br />

WARBURG, 2003 : 131-133.<br />

366<br />

KLEIN, 1970 : 224.<br />

367<br />

AGAMBEN, 2004 : 9.<br />

189


Comme on le sait, ce sont les archéologues scandinaves qui, à la suite de Thomsen et<br />

Worsaee, élaborent la chronologie des créations culturelles de la Préhistoire, principalement<br />

des âges des Métaux. Or, ces premiers observateurs sont frappés par l’existence d’une filiation<br />

manifeste des caractères morphologiques, ou stylistiques des objets, qui sont transmis, en se<br />

modifiant, dans le temps. Une fois établis, certains traits morphologiques ont ainsi tendance à<br />

se développer à mesure de leur reproduction sur les différents objets ou supports qui sont<br />

fabriqués au cours du temps. Qu’est-ce qui sous-tend cette évolution des matériaux<br />

archéologiques ? C’est l’archéologue suédois Hans Hildebrand qui, dès le début des années<br />

1870, met en parallèle l’évolution morphologique des artefacts archéologiques et l’évolution<br />

biologique des espèces vivantes reconstituée par la paléontologie. Mais, plus profondément,<br />

Hildebrand fait de ce rapprochement de la préhistoire avec la paléontologie le principe<br />

fondateur de l’élaboration du séquençage chronologique des objets préhistoriques. Pour<br />

Hildebrand, en effet, c’est l’évolution des caractéristiques techniques et stylististiques ou<br />

techniques des objets du passé qui permet de déduire la position de ces derniers dans le temps.<br />

Comme il l’écrit avec enthousiasme dans un opuscule consacré à la nouvelle discipline<br />

historique que constitue, selon lui, l’archéologie scientifique :<br />

« on peut appeler la nouvelle étape dans laquelle est entrée l’archéologie le « stade<br />

typologique ». Notre objectif est maintenant d’établir les types, de définir ceux qui<br />

sont caractéristiques de chaque région, de rechercher leurs affinités typologiques, et de<br />

reconstituer leur histoire (…) Sous l’influence de la combinaison de deux facteurs – le<br />

besoin pratique et le goût de l’artisan – de très nombreuses formes sont produites, dont<br />

chacune d’elles doit lutter pour sa propre existence : si l’une ne trouve pas ce dont elle<br />

a besoin pour se maintenir et disparaît, une autre prend sa place et produit une série<br />

complète de formes. S’il existe une seule science qui aujourd’hui a besoin de son<br />

Darwin, c’est l’archéologie comparée … 368 ».<br />

Déjà, chez Hildebrand, la création des formes est perçue comme l’effet d’une tension<br />

entre le besoin et l’invention, ou la tradition et l’innovation ; déjà la transmission des<br />

caractères est envisagée comme un processus de reproduction, au sens d’une nécessité<br />

biologique : chez les objets inanimés comme chez les espèces vivantes, rien ne peut se<br />

transmettre qui ne soit destiné à être viable. Dans le chef d’œuvre de sa vie, paru entre 1873 et<br />

1880, où il tente d’établir la première synthèse des nouvelles connaissances sur les « Peuples<br />

préhistoriques d’Europe », Hildebrand fait de cette biologie des objets la pierre angulaire de<br />

la nouvelle discipline de l’archéologie préhistorique :<br />

« Les étapes (du développement culturel de l’humanité) sont marquées par les types,<br />

qui correspondent aux espèces du monde vivant, bien qu’il ne s’agisse pas là des<br />

espèces telles qu’elles sont aujourd’hui (…), mais de celles telles qu’elles apparaissent<br />

en paléontologie, c’est-à-dire ordonnées chronologiquement. Cependant, la différence<br />

avec les séries paléontologiques est que, dans les séries historico-culturelles, il est plus<br />

facile de distinguer l’essor, l’apogée et l’effondrement. En conséquence, il est clair<br />

également que les types d’objets culturels (du passé) ne peuvent pas être aussi<br />

strictement individualisés que les espèces naturelles actuelles : on rencontre un très<br />

grand nombre de formes transitionnelles, mais on apprend progressivement à<br />

368 HILDEBRAND, 1873, cité dans GRÄSLUND, 1987 : 101 (ma traduction).<br />

190


distinguer certaines formes qui sont devenues constantes, alors que d’autres révèlent<br />

une fluctuation incertaine. 369 »<br />

Après Hildebrand, l’archéologue suédois Oscar Montelius est celui qui pousse le plus<br />

loin le rapprochement de la typologie préhistorique avec la paléontologie darwinienne.<br />

Conservateur du Musée des Antiquités nationales de Stockholm de 1868 à 1907, Montelius se<br />

consacre à l’étude des problèmes chronologiques de la Protohistoire européenne, à partir de<br />

l’étude des séries d’objets, qui sont conservées dans les collections des musées. Ainsi, dans un<br />

article de 1884 consacré aux « méthodes et matériaux de l’archéologie préhistorique »,<br />

Montelius rapproche explicitement l’archéologie préhistorique – et ici spécifiquement la<br />

typologie des matériaux archéologiques – des nouveaux développements des sciences<br />

naturelles, liés à la théorie de l’évolution :<br />

« La méthodologie de l’archéologie préhistorique a depuis toujours été comparable à<br />

celle des sciences naturelles. Comme ces dernières, celle-ci a également atteint<br />

aujourd’hui un nouveau stade. Les sciences naturelles ne se contentent plus désormais<br />

de décrire les différentes espèces (vivantes) et d’étudier leur existence. Elles tentent de<br />

découvrir quelles sont les connexions internes qui lient ces espèces les unes aux autres<br />

et de mettre en évidence comment ces espèces se sont développées les unes à partir des<br />

autres. Ce que l’espèce est aux sciences naturelles est ce que le type est à<br />

l’archéologie. » 370<br />

Comme Hildebrand, Montelius est convaincu que les objets archéologiques, en tant<br />

que créations culturelles, sont semblables aux espèces vivantes, prises comme créations<br />

biologiques. Comme les sciences naturelles, l’archéologie identifie et classifie des espèces<br />

d’objets ou de constructions du passé qui sont, dans le vocabulaire d’Hildebrand et de<br />

Montelius, les types archéologiques. Dans les deux cas, dans les sciences naturelles comme en<br />

préhistoire, la question centrale est désormais celle de l’histoire de ces créations ; il ne suffit<br />

pas de les décrire et de les classer, souligne Montelius , il est essentiel de comprendre la<br />

structure des relations morphologiques qui relient ces « espèces » ou ces « types » les uns aux<br />

autres et, par conséquent, d’appréhender la transmission de leurs caractères dans le temps.<br />

Fondamentalement, l’archéologique préhistorique et les sciences naturelles partagent donc,<br />

pour Montelius, le même programme. 371<br />

Dans un article de 1899 intitulé « La Typologie ou la théorie de l’évolution appliquée<br />

au travail humain », Montelius revient à nouveau sur cette mise en perspective de la démarche<br />

de l’archéologie préhistorique avec l’évolutionnisme darwinien, et précise quelle est la<br />

méthode de la préhistoire comme « biologie des formes » :<br />

« (l’archéologie préhistorique) ne considère plus désormais comme son seul objectif la<br />

description et la comparaison des antiquités de différents pays ainsi que l’étude de la<br />

vie dans ces régions dans un passé révolu. L’archéologie préhistorique tente à présent<br />

d’isoler les connexions internes qui existent entre les types et de montrer comment un<br />

369 HILDEBRAND, 1873-1880, cité dans GRÄSLUND, 1987 : 102 (ma traduction).<br />

370 MONTELIUS, 1884, cité dans GRÄSLUND, 1987 : 102 (ma traduction).<br />

371 L’archéologie préhistorique, écrit Montelius dans le même article, consiste en « une méthode qui n’est en rien<br />

différente de celle des sciences naturelles, si ce n’est qu’elle est appliquée non aux productions de la nature mais<br />

aux <strong>vestiges</strong> de la préhistoire de l’humanité. MONTELIUS, 1884 : 27, cité dans GRÄSLUND, 1987 : 102-103<br />

(ma traduction).<br />

191


type (d’objet), tout comme une espèce (animale), s’est développé à partir d’un autre.<br />

Nous appelons cette démarche typologie. » 372<br />

La méthode spécifique à l’archéologie préhistorique, c’est donc la typologie, au sens<br />

de l’étude de l’évolution des types constitués par les créations archéologiques. Montelius le dit<br />

clairement : ce n’est pas d’une typologie visant à définir quels types d’objets ou de<br />

constructions sont présents dans certaines régions aux différentes périodes du passé dont il<br />

s’agit. L’objectif de l’archéologie préhistorique est au delà de cela ; encore une fois elle n’a<br />

pas vocation à seulement décrire et comparer. La typologie est l’outil méthodologique qui<br />

permet d’élaborer cette biologie des formes qu’est destinée à constituer l’archéologie.<br />

L’archéologie, pour Montelius, est au delà de l’histoire dans la mesure où elle ne s’intéresse<br />

pas exactement à savoir ce qui se passait durant les diverses périodes du passé, mais plus<br />

précisément à déterminer comment le système des créations matérielles du passé était-il<br />

organisé et comment s’est-il transformé en se transmettant. Là encore, il ne suffit pas de<br />

décrire et de comparer : si les créations matérielles du passé évoluent, c’est qu’il y a bien<br />

quelque chose qui provoque cette évolution et qui la sous-tend :<br />

« Le fait qu’il soit possible, pour ce qui concerne les productions de la nature, de<br />

suivre l’évolution d’une forme à une autre est une chose, bien sûr, que nous<br />

connaissons tous depuis longtemps. Mais ce n’est seulement récemment que nous<br />

avons découvert (…) qu’un développement tout à fait similaire peut être mis en<br />

évidence en ce qui concerne les productions de l’activité humaine. Ceci devrait<br />

intéresser les chercheurs des sciences naturelles au plus haut point, dans la mesure où<br />

l’homme doit être considéré, évidemment, comme une production de la nature et, par<br />

conséquent, comme un objet d’étude pour leur science. En fait, c’est aussi une chose<br />

extrêmement admirable que de constater que l’homme, dans son activité, est soumis à<br />

une évolution gouvernée par des lois (naturelles). La liberté humaine est-elle si limitée<br />

que nous ne puissions pas produire la moindre forme que nous souhaitons ? Sommesnous<br />

condamnés à avancer, pas à pas, d’une forme à une autre, qui n’est que<br />

légèrement différente de la précédente ? Avant qu’on n’ait étudié le problème plus<br />

précisément, on répondrait certainement « non » à ces questions. Mais quand on est<br />

devenu familier, par une étude systématique, avec ces phénomènes remarquables dont<br />

je viens de parler, on constate que la réponse doit être « oui ». L’évolution peut<br />

fonctionner plus rapidement ou plus lentement, mais l’homme est toujours condamné,<br />

dans ses créations de nouvelles formes, à obéir aux lois de l’évolution, telles qu’elles<br />

s’appliquent au reste de la nature. 373 »<br />

L’échec des tentatives d’archéologie « darwinienne »<br />

Oscar Montelius est celui qui fonde le plus explicitement le projet d’une biologie des<br />

créations archéologiques, dans la mesure où celui-ci soutient que l’évolution typologique des<br />

objets archéologiques est produite par des lois naturelles absolument identiques à celles de<br />

l’évolution biologique des espèces vivantes. Mais Montelius ne nous dit pas quelles sont,<br />

précisément, ces lois. Contrairement à Hildebrand, Montelius n’invoque plus, en effet, la<br />

théorie de la sélection naturelle pour expliquer l’évolution des types archéologiques. En<br />

abandonnant le concept darwinien de « compétition pour la survie », Montelius délaisse en<br />

fait l’aspect fondamentalement dynamique de la théorie darwinienne, pour la restreindre à un<br />

372 MONTELIUS, 1899 ; cité dans GRÄSLUND, 1987 : 103 (ma traduction).<br />

373 Cité dans GRÄSLUND, 1987 : 103 (ma traduction).<br />

192


simple « évolutionnisme » dépourvu d’énergie. En réalité, je crois qu’à ce moment – nous<br />

sommes dans le dernier quart du XIX ème siècle – personne n’a idée de ce qu’il faudrait<br />

chercher. Les partisans les plus convaincus de la parenté de la typologie préhistorique avec<br />

l’évolutionnisme ne sont pas prêts à envisager que des objets inanimés puissent réellement<br />

« lutter pour leur survie » ; ils se tournent vers les représentations idéelles des sociétés qui<br />

sont à l’origine de la création de ces matériaux et retombent dans une approche de type<br />

historiciste.<br />

En Angleterre, le général Augustus Pitt Rivers, qui a lu avec enthousiasme l’Origine<br />

des espèces dès sa publication en 1859 et qui, par la suite, fréquente John Lubbock et Thomas<br />

Huxley à la Société ethnologique de Londres, devient un promoteur de l’application du<br />

darwinisme à l’archéologie et à l’ethnologie. C’est vers la fin des années 1860, puis surtout<br />

dans les années 1870, que Pitt Rivers élabore sa propre conception de « l’évolution de la<br />

culture » : il s’agit, en fait, d’une approche très « tylorienne », qui consiste à chercher à faire<br />

apparaître, en commençant par réunir les objets des populations « sauvages » actuelles, la<br />

filiation des types issus des populations préhistoriques anciennes qui ont survécu jusqu’à<br />

aujourd’hui. Ainsi, en en rassemblant tous les objets « préhistoriques » passés et actuels, Pitt<br />

Rivers cherche à reconstituer une généalogie des formes, qui se développe à la fois dans le<br />

temps et dans l’espace. Les connexions de formes font apparaître, selon Pitt Rivers, une<br />

évolution du simple vers le complexe, de l’homogène vers l’hétérogène, car elles obéissent<br />

aux lois de l’évolution. Dans une perspective qui, au fond, n’est pas très éloignée de celle<br />

d’un Leroi-Gourhan, Pitt Rivers cherche à atteindre, au delà des objets, les représentations, ou<br />

ce qu’il appelle les « idées humaines » qui sous-tendent les créations matérielles du passé et<br />

du présent. Pour lui, la généralisation de ces idées suit un processus qui est analogue à à celui<br />

qui sous-tend l’évolution des espèces, dans la mesure où leur transmission procède d’une<br />

filiation. Là encore, Pitt Rivers montre des apparentements morphologiques ou techniques à<br />

travers le temps et l’espace, mais il se révèle incapable d’en donner une explication<br />

convaincante.<br />

C’est une approche assez voisine, à l’origine, de celle de Pitt Rivers que développe<br />

l’ethnologue suédois Hjalmar Stolpe. Comme Hans Hildebrand et Oscar Montelius, Stolpe<br />

appartient à la première génération de chercheurs dont la carrière scientifique est directement<br />

produite par l’arrivée à maturité de la constitution des collections du musée de Stockholm,<br />

après les années 1860. A partir de l’étude du style des motifs « décoratifs » développés sur les<br />

objets ethnologiques, Stolpe cherche à étudier comment s’établissent ce que Pitt Rivers<br />

appelait les « connexions de formes », qui, selon lui, sont bien plus que l’expression d’un<br />

simple effet de proximité morphologique, ou d’apparentement 374 . Ce que Stolpe cherche à<br />

mettre en évidence, ce sont les règles fondamentales qui sous-tendent l’évolution des<br />

représentations stylistiques qui, chez lui comme chez Warburg, fonctionnent comme une sorte<br />

d’écriture. L’intérêt du travail de Stolpe est de montrer que ces processus de transformation<br />

stylistique au cours du temps obéissent à une logique de type géométrique : certains éléments<br />

de « décor » sont progressivement individualisés en tant que tels, pour devenir par la suite des<br />

motifs particuliers qui sont à leur tour déclinés ou divisés, pour former d’autres types de<br />

figurations. Loin de conduire de l’élémentaire vers l’élaboré, la dynamique d’évolution des<br />

styles « ornementaux » répond à un processus interne complexe, qui s’articule selon deux<br />

mouvements opposés et complémentaires de séparation et de regroupement. En fait, souligne<br />

Stolpe, c’est toujours la même chose qui est perpétuée dans la reproduction des<br />

représentations, mais sous une forme à chaque fois différente : du point de vue structurel, le<br />

message de la forme est toujours composé des mêmes éléments, mais, du point de vue formel,<br />

374 STOLPE, 1927.<br />

193


ces derniers sont représentés à chaque fois d’une manière spécifique, car unique. En ce sens,<br />

la signification de la forme est en quelque sorte cachée dans le signe ; elle est exprimée, selon<br />

l’expression de Stolpe, sous l’aspect d’un « cryptoglyphe ». Aussi, souligne Stolpe, ce n’est<br />

pas une forme particulière que l’on cherche à préserver dans la reproduction des motifs<br />

« ornementaux », mais c’est bien un sens. Et c’est précisément parce que l’on cherche à<br />

maintenir une signification et non une représentation que les iconographies non seulement<br />

peuvent se perpétuer dans le temps, mais qu’elles peuvent surtout conserver leur cohérence<br />

« stylistique ».<br />

Personne n’a pris réellement la mesure, il me semble, de la tentative muséographique<br />

menée par Henri Hubert au Musée des Antiquités nationales. « Jumeau de travail » du<br />

sociologue Marcel Mauss (l’expression est de Mauss lui-même), Hubert n’a été tiré de l’oubli<br />

dans lequel il était tombé qu’au début des années 1980, par les sociologues qui ont reconnu en<br />

lui un précurseur de la sociologie du temps 375 . Du côté de l’archéologie, il est surtout connu<br />

pour ses deux ouvrages posthumes sur les Celtes et les Germains, dont la matière avait été<br />

réunie dès avant la Première Guerre mondiale et qui sont une tentative avortée de synthèse<br />

ethnographique des données de l’histoire et de l’archéologie 376 . Hubert aura, en réalité, tout<br />

entrepris, mais rien achevé. Conservateur adjoint au Musée des Antiquités nationales auprès<br />

de Salomon Reinach à partir de 1903, Hubert s’est trouvé absorbé dans « l’immense<br />

labeur » 377 que constituait l’organisation de la présentation des collections du Musée de Saint-<br />

Germain, dont le volume quadruple entre la fin du XIX ème siècle et les années 1920. Pendant<br />

près de trente ans, Hubert se consacre à l’acquisition de séries de référence nouvelles – en<br />

particulier d’archéologie extra-européenne et d’ethnologie – et à l’aménagement des salles<br />

ouvertes au public, qu’il laissera inachevé à son départ du musée, en 1925. Son grand œuvre à<br />

Saint-Germain est l’installation de la « Salle de Comparaison » dans la grande salle de bal du<br />

château, que préfigure, par sa démarche, l’aménagement de la présentation de la collection<br />

archéologique de Frédéric Moreau. Dans les deux cas, il s’agissait de faire apparaître, par la<br />

disposition des objets et des séries dans l’espace muséographique, les connexions de formes et<br />

les effets de transmission typologique dans le temps et dans l’espace. Comme Hubert l’a<br />

souligné lui-même, ce projet visait à faire du musée et de l’organisation des collections un<br />

« microcosme », qui montrerait, en réduction, les manifestations du temps archéologique dans<br />

la longue durée.<br />

Ancien censeur de la Banque de France, Frédéric Moreau s’était retiré, à sa retraite,<br />

dans une de ses grandes propriétés de l’Aisne et avait commencé, à 70 ans, une carrière<br />

d’archéologue. Les fouilles qu’il avait fait réaliser aux environs de Soissons lui avait permis<br />

de réunir une impressionnante collection d’archéologie préhistorique, protohistorique, galloromaine<br />

et mérovingienne, dont les procès-verbaux de découverte remplissent les 18 volumes<br />

du recueil connu sous le nom d’Album Caranda. Ce qui intéressait Hubert dans la collection<br />

Moreau c’était d’une part qu’elle provenait d’un secteur unique et d’autre part qu’elle<br />

correspondait à une succession de périodes développées dans la longue durée :<br />

375 ISAMBERT, 1979.<br />

376 HUBERT 1950 ; id. 1952. J’ai présenté une tentative de syntrhèse du travail d’Henri Hubert archéologue dans<br />

un dossier des Nouvelles de l’Archéologie, publié en 2000 avec Patrice Brun : Henri Hubert, archéologue.<br />

Dans BRUN P. et OLIVIER L. (dir.) : Dossier Henri Hubert (1872-1927). Les Nouvelles de l’Archéologie, 79, p.<br />

9-14.<br />

377 MAUSS, 1932 : 24.<br />

194


« C’est l’histoire continue d’un coin de terre, écrit Hubert dans son projet<br />

d’introduction au catalogue de la collection Moreau, depuis la civilisation de La Tène<br />

jusqu’au Moyen âge que nous trouvons représentée par ses débris (…). Il manque à<br />

peu près deux chaînons, l’âge du Bronze et le premier âge du Fer, pour relier les<br />

tombes gauloises du Dolmen de Caranda, le deuxième âge du Fer au Néolithique, qui<br />

est au contraire très richement représenté. » 378<br />

Hubert voit dans la collection Moreau le matériau qui peut lui permettre de mettre en<br />

œuvre un concept dont il fera l’assise de l’aménagement ultérieur de la « Salle de<br />

Comparaison ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit de faire apparaître visuellement quelque chose qui<br />

n’est normalement pas visible et qui s’exprime dans la morphologie des objets. Cette chose,<br />

que le temps produit dans la longue durée et que le raccourci muséographique révèle, c’est<br />

non seulement l’évolution typologique des formes, mais ce sont aussi leurs filiations et leurs<br />

apparentements. Nous sommes toujours dans le projet, informulé, d’une biologie des formes.<br />

Hubert a saisi ce qu’une telle tentative de représentation dynamique des processus d’évolution<br />

stylistique implique vis-à-vis du temps conventionnel, séquentiel, des chronologies<br />

archéologiques. Dans ce même projet de texte d’introduction au catalogue de la collection<br />

Moreau, il écrit :<br />

« C’est d’ailleurs moins sur les périodes où les civilisations nous apparaissent comme<br />

pures, complètes et parfaitement distinctes, que sur les transitions d’une époque à une<br />

autre, sur les transformations, sur les mélanges de coutumes et de mobiliers, sur les<br />

phases indécises de métamorphoses, qu’un pareil assemblage d’objets semble devoir<br />

nous instruire. » 379<br />

Les archives du Musée des Antiquités nationales conservent une série de notes et de<br />

plans, dans lesquels Hubert tente d’esquisser ce projet qui, en réalité, le dépasse par son<br />

ampleur démesurée. Il ne suffit pas, en effet, de juxtaposer des pièces dans des vitrines et de<br />

les ordonner par grandes périodes chronologiques. Il faut mettre en place d’abord une<br />

véritable grille de lecture, qui permette de faire apparaître, pour les milliers d’objets pris en<br />

compte individuellement, les connexions de formes et surtout les systèmes de relations<br />

unissant le style à la technique, ou l’ornement à la fonction. Hubert tente de formaliser, en<br />

fait, des matrices descriptives qui sont destinées à restituer non seulement des classes<br />

morphologiques, ou typologiques, mais aussi et surtout des connexions sérielles, c’est-à-dire<br />

des degrés d’apparentements.<br />

« Il m’a semblé nécessaire, écrit-il, de donner à l’intérieur de chaque classe (d’objets)<br />

une cote spéciale aux éléments séparables de la forme et de la décoration entre<br />

lesquels on ne peut établir de rapports constants. Cette distinction (…) est destinée à<br />

(faire) apparaître plus clairement la parenté des motifs interchangeables ou associés,<br />

les relations entre l’ornement et la forme et les emprunts de l’un à l’autre. » 380<br />

De fait, Hubert a laissé, dans ses notes préparatoires conservées à Saint-Germain,<br />

plusieurs essais inachevés de grilles descriptives des formes archéologiques. Il s’y emploie à<br />

croiser les critères identifiant les motifs décoratifs (codés en chiffres arabes) et les attributs<br />

techniques ou morphologiques (codés en chiffres romains). Ces grilles de Hubert ressemblent<br />

directement aux tableaux des « formules de pathos » élaborés par Aby Warburg entre 1909 et<br />

378 HUBERT, 1902 : 170-171.<br />

379 HUBERT, 1902.<br />

380 HUBERT, 1902 : 178.<br />

195


1911 381 . Comme Hubert, Warburg tente de croiser, dans ses Schemata Pathosformeln, les<br />

« degrés mimiques » des figures représentées dans les œuvres (comme la danse, la course,<br />

etc.) avec les types de représentation. Il est frappant de constater que, dans l’un et l’autre cas –<br />

chez Warburg comme chez Hubert – ces grilles sont restées vides. L’archéologue comme<br />

l’anthropologue de l’art se sont révélés incapables de les remplir.<br />

Qu’est-ce qui ne marche pas ; pourquoi donc ces tentatives de formalisation d’une<br />

biologie des formes ne parviennent-elles pas, malgré le tentatives répétées des uns et des<br />

autres, à aboutir ? Je crois qu’une partie de la réponse à cette question se trouve dans la folie<br />

de Warburg. C’est en effet de la matière de cet essai inabouti d’une typologie des « formules<br />

pathétiques » que Warburg tire directement son entreprise d’atlas Mnemosyne, ce collage<br />

« schizoïde » d’images empruntées à différents temps et à différents contextes culturels. Ce<br />

qui ne veut pas marcher dans les grilles sérielles de Warburg et d’Hubert, c’est le temps<br />

conventionnel, ce temps que Benjamin qualifie d’historiciste. En matière de formes, il n’est<br />

pas possible de réduire les structures d’apparentement ou de filiation – dont chacun perçoit<br />

clairement l’existence – à une seule grille. Il en faudrait des dizaines et des dizaines, peut-être<br />

des milliers ou peut-être même des dizaines de milliers pour les mêmes objets. Pourquoi ?<br />

Parce que si les motifs ou les formes s’organisent effectivement en types qui appartiennent à<br />

des périodes bien particulières du temps et de l’espace, leurs relations n’ont pas de lieu dans<br />

le temps ou dans l’espace, ou alors elles les ont tous en même temps. A chaque fois qu’on<br />

produit une forme – c’est-à-dire, très concrètement, qu’on la fabrique physiquement – c’est<br />

bien une succession unilinéaire d’objets qui se trouve augmentée, mais les caractères qui sont<br />

transmis ou introduits dans cette forme ne suivent pas le même chemin ; ils ne procèdent pas<br />

directement les uns des autres. Chaque création d’objet est fondamentalement une<br />

réinvention, qui peut mobiliser, sous l’aspect de la nouveauté la plus radicale, des façons de<br />

faire extrêmement archaïques. Le nouveau, c’est-à-dire ce qui est créé ici, maintenant,<br />

échappe à l’histoire, car il a affaire avec la mémoire. Comme l’écrit Maurice Blanchot dans<br />

son « écriture du désastre » :<br />

« Le neuf, le nouveau, parce qu’il ne peut pas prendre place dans l’histoire, est aussi<br />

bien ce qu’il y a de plus ancien, quelque chose de non historique auquel nous sommes<br />

appelés à répondre comme si c’était l’impossible, l’invisible, ce qui a depuis toujours<br />

disparu sous les décombres. » 382<br />

Comme le voit bien Hubert, c’est dans les moments de transition – qui sont,<br />

fondamentalement, des moments de re-création – que tout se joue. Mais comment se<br />

représenter ce qui se passe au cœur de ces « métamorphoses » ? Personne ne le sait ; nos<br />

outils historiques traditionnels ne nous servent à rien ici. Walter Benjamin dira, dans sa thèse<br />

VI « sur le concept d’histoire » :<br />

« Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont<br />

réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant<br />

du danger. » 383<br />

381 DIDI-HUBERMAN, 2002 : fig. 47.<br />

382 BLANCHOT, 1980 : 63-64.<br />

383 BENJAMIN, 2000 : 431.<br />

196


Les cycles des formes<br />

Jusqu’à ces toutes dernières années, je n’ai pas su comment interpréter, réellement, les<br />

données non standard fournies par les dizaines de sériations d’assemblages ou de mobiliers<br />

funéraires que j’ai réalisées pour mon travail de thèse sur les sépultures de l’âge du Fer du<br />

Nord-est de la France. J’avais bien repéré que, selon les types d’information qu’on prend en<br />

compte, on obtient des périodisation et des vitesses d’évolution différentes, lesquelles peuvent<br />

varier d’ailleurs au cours du temps : l’évolution des types de parures féminines, par exemple,<br />

est beaucoup plus rapide et diversifiée que celle des types d’assemblages de mobiliers<br />

corporels, ou encore que celle des pratiques funéraires elles-mêmes, qui diffère encore selon<br />

les types de défunts représentés dans les tombes 384 . J’avais observé, surtout, que le temps<br />

typologique n’était pas linéaire, mais périodique : lorsqu’on sériait en particulier de grands<br />

ensembles d’assemblages portant sur des durées archéologiques assez longues, certaines<br />

périodes typo-chronologiques avaient systématiquement tendance à se trouver déplacées et à<br />

apparaître transportées en arrière de plusieurs siècles, ce qui, évidemment, était impossible.<br />

Lorsqu’on prenait en compte, par exemple, l’évolution des types de parures métalliques entre<br />

le VI ème et le III ème siècles av. J.-C., celles de la période du début de La Tène moyenne, dans<br />

le courant du III ème siècle, venaient se placer auprès de celles de la fin du premier âge du Fer,<br />

qui dataient en réalité de la fin du VI ème siècle. On pouvait remédier, bien sûr, à cet<br />

inconvénient en utilisant d’autres méthodes de sériations ou, de façon plus radicale, en<br />

éliminant les éléments perturbateurs. C’était plus intéressant de chercher à comprendre qu’estce<br />

qui produisait cela, de manière aussi insistante. La raison était claire : c’était parce que les<br />

assemblages d’attributs de ces deux périodes situées à deux endroits différents du temps se<br />

ressemblaient. Les calculs de sériation, qui rapprochaient les assemblages selon leurs degrés<br />

d’apparentement, les donnaient donc systématiquement ensembles ou très proches les uns des<br />

autres. Les périodes auxquelles appartenaient ces séries n’étaient pas neutres. Dans les deux<br />

cas, il s’agissait de périodes dites de « transition », qui se trouvaient à l’articulation de<br />

séquences typologiques ou stylistiques très différentes les unes des autres : celle de la fin du<br />

VI ème siècle correspondait au passage de la culture dite de Hallstatt à celle de La Tène, tandis<br />

que la période de la seconde moitié du III ème siècle assurait le passage majeur de la phase<br />

ancienne à la phase récente du second âge du Fer. Comme on l’avait remarqué depuis<br />

longtemps, il se passait des choses bizarres pendant les périodes de transition.<br />

Si la trajectoire du temps typologique n’est pas linéaire, si elle « repasse » donc par des<br />

endroits du temps qu’elle a déjà traversées auparavant, c’est parce qu’elle est liée à des cycles.<br />

Dans la longue durée de l’évolution du port des parures féminines sur le corps, pour cette<br />

même période du VI ème au III ème siècles av. J.-C., on voit ainsi très bien se dessiner un cycle<br />

qu’on pourrait qualifier de standardisation-déstandardisation. Tout au long des phases typochronologiques<br />

qui se succèdent du VI ème au IV ème siècles, c’est d’abord un mouvement de<br />

standardisation des panoplies de parures féminines qui va se renforçant. Les femmes des<br />

strates sociales supérieures se signalent d’abord par des séries de bracelets ou d’anneaux<br />

identiques, qui sont portés symétriquement par paires aux avant-bras. Dans la seconde moitié<br />

du VI ème siècle, des séries de fibules et d’anneaux de jambes, portées de manière symétrique<br />

au niveau de la poitrine ou des chevilles, viennent renforcer ce schéma. Il est systématisé au<br />

V ème siècle, durant lequel se généralisent des combinaisons standard associant des torques à<br />

des paires de bracelets, dont les motifs décoratifs sont identiques. La standardisation atteint<br />

son maximum au IV ème siècle, avec des panoplies dans lesquelles les motifs décoratifs du<br />

384 Ces observations recoupaient, pour une toute autre période, celles de l’archéologue classique Ian Morris sur<br />

les phénomènes de variabilité funéraire dans les sépultures de l’âge du Fer des cités-états grecques (MORRIS,<br />

1987).<br />

197


torque, des bracelets, des anneaux de jambe sont désormais identiques. Le mouvement reflue<br />

dans la première moitié du III ème siècle av. J.-C. et cède la place à un processus inverse de déstandardisation,<br />

qui remet notamment en cause le port symétrique des parures sur le corps et<br />

l’uniformisation des motifs décoratifs. La déstructuration du schéma traditionnel construit<br />

depuis le VI ème siècle est achevée à la fin du III ème siècle, au moment où un nouveau schéma,<br />

qui sera celui de La Tène récente, s’impose de manière générique. Auparavant, elle aura<br />

repassé par des stades de « déconstruction » dont les contenu est comparable à celui des<br />

stades de construction initiale : ainsi, les assemblages de la première moitié du III ème siècle av.<br />

J.-C. apparaissent-ils proches de ceux du V ème siècle, tandis que ceux de la seconde moitié du<br />

III ème siècle ressemblent davantage à ceux de la fin du VI ème ou des débuts du V ème siècles av.<br />

J.-C.<br />

Il n’y a pas que dans les panoplies de mobilier funéraire qu’on observe l’existence de<br />

cycles. L’évolution stylistique du mobilier lui-même – et notamment des parures – est<br />

marquée également par la présence de cycles, dont la périodicité est manifestement plus<br />

courte que celles assemblages de parures. Schématiquement, on voit ainsi alterner des cycles<br />

de réduction-diversification des caractéristiques stylistiques des objets au cours du temps. Les<br />

moments d’invention prennent forme dans des phases de diversification et de déstructuration,<br />

que nous identifions après coup comme des séquences de transition. Il y a à ce moment de<br />

nombreux attributs différents en circulation – certains anciens, d’autres très nouveaux – qui<br />

tous sont corrélés à distance les uns aux autres. C’est en particulier la situation de la fin du<br />

VI ème et du début du V ème siècles av. J.-C., à la « transition » entre les périodes de Hallstatt et<br />

de La Tène, où apparaissent à la fois des formes hallstattiennes baroques – qui développées<br />

sur les fibules, en particulier, aux pieds ou aux ressorts sur-dimensionnés – et des formes<br />

« pré-laténiennes » très diverses. La fabrication des objets présentent de nombreuses formes<br />

techniques en même temps, les unes simples (comme les parures filiformes, ou les objets en<br />

tôle) et complexes (comme les objets assemblés à partir de pièces ou de matériaux différents).<br />

Les décors sont à la fois gravés, estampés ou moulés. Au sein de cette hétérogénéïté, des types<br />

d’attributs particuliers commencent à se généraliser et à s’associer préférentiellement les uns<br />

aux autres. Cette situation caractérise les phases qu’on pourrait qualifier d’archaïques, comme<br />

celle du début du « style » laténien ancien, au V ème siècle av. J.-C. C’est à ce moment que<br />

commencent à s’imposer des types de parures – comme des torques et des bracelets – à petits<br />

tampons soulignés d’un petit décor géométrique gravé. Le prolongement logique de ces<br />

phases initiales de réduction des attributs stylistiques à des combinaisons qui prennent<br />

dorénavant un caractère générique est constitué par des phases de systématisation, qu’on<br />

qualifie généralement de classiques. La période d’expansion du « style » laténien ancien du<br />

IV ème siècle av. J.-C. correspond à ce type de période, qui voit le schéma archaïque<br />

s’appauvrir en même temps qu’il devient plus complexe. C’est à ce moment que le concept de<br />

parure à tampons, par exemple, est systématisé sur les parures du second âge du Fer, en<br />

l’associant à un type morphologique répété partout. La taille des parties d’objets mises en<br />

valeur commence à augmenter notablement, à mesure que la diversité des potentialités<br />

stylistiques se réduit. Aussi, la phase qui suit immédiatement ces séquences classiques de<br />

systématisation est marquée par le retour des productions de type baroque : c’est<br />

particulièrement le cas de la période terminale du style laténien ancien, dans la première<br />

moitié du III ème siècle av. J.-C. Les créations baroques sont une tentative de réintroduction de<br />

la diversité dans un corpus stylistique dont les phases antérieures classiques ont<br />

considérablement réduit le potentiel. Elles font avec ce qui reste : les parties d’objets qui<br />

avaient été privilégiées à la phase précédente (comme les tampons sur les torques et les<br />

bracelets, par exemple) deviennent sur-dimensionnés, comme les décors de nervures, qui<br />

s’épaississent et qui s’étendent à tout l’objet, pour former des décors de nodosités. D’une<br />

198


manière générale, c’est à ce moment que les décors deviennent couvrants, ou envahissants, et<br />

que la croissance des motifs plastiques s’engage dans une croissance de type exponentielle.<br />

La fin, désormais, est proche : elle arrive avec le développement d’une nouvelle phase de<br />

diversification – comme ici, dans la seconde moitié du III ème siècle av. J.-C. – qui relance<br />

l’engagement d’un nouveau cycle stylistique. La boucle est bouclée.<br />

Il existe donc une logique interne propre aux évolution typologiques, par<br />

l’intermédiaire de laquelle les créations stylistiques construisent, en fait, leur propre histoire.<br />

Cette histoire est chaque fois singulière – dans la mesure où elle s’exprime par des créations<br />

spécifiques à chaque « style » - mais elle passe par des stades analogues, dont l’existence a été<br />

remarquée depuis longtemps. La succession des séquences archaïques, classiques et baroques<br />

va bien au delà du simple enchaînement des périodes de formation, d’expansion et de<br />

dégénérescence avec lesquelles on les met généralement en rapport. Les stades archaïques<br />

explorent de nouvelles potentialités formelles ouvertes par la crise d’un système stylistique<br />

qui a épuisé toutes ses ressources créatrices. Les stades classiques déclinent et développent<br />

ces innovations, en explorant les combinaisons de possibilités offertes ; ils imposent<br />

également un modèle stylistique général, qui tend à l’uniformisation. L’arrivée des stades<br />

baroques est le symptôme d’un refermement de l’espace des possibilités formelles : puisqu’il<br />

n’est plus possible de trouver de nouvelles voies, alors on hypertrophie les développements de<br />

formes déjà élaborés. Au cœur de ce temps typologique cyclique, se trouve un processus de<br />

négociation des créations formelles par rapport à l’existant stylistique. Comme l’avait<br />

remarqué Stolpe, les « connexions de formes » procèdent non pas d’une simple proximité<br />

morphologique, mais bien d’un dialogue, à l’issue duquel les formes – je veux dire chaque<br />

forme nouvelle, chaque individu créé – trouve sa place. Dans ce dialogue des formes, deux<br />

tendances s’opposent : l’une vise à la simplification et à la standardisation, l’autre vise à le<br />

diversification et à la déstructuration ; l’une compose et l’autre décompose. C’est parce que<br />

les formes doivent sans cesse être recréées – à chaque fois que l’on fait un pot, un bracelet,<br />

une épée… – parce qu’elles doivent toujours être renégociées, qu’elles développent une<br />

histoire qui n’appartient qu’à elles. Cette histoire, c’est celle produite en propre par les<br />

créations archéologiques, par leur mémoire.<br />

Formes et mémoire<br />

Nous nous faisons une idée complètement fausse des processus d’évolution<br />

typologique si nous pensons qu’ils sont sous-tendus avant tout par des phénomènes de<br />

continuité chronologique. Les effets de continuité chronologique qu’on observe à l’échelle du<br />

développement de telle ou telle séquence typologique ne sont qu’un effet d’un processus plus<br />

complexe qui, en réalité, se joue à chaque instant du temps typologique ou, plus exactement, à<br />

chaque moment où quelque chose est créé. C’est à ce moment que se décident en effet les<br />

tendances qui vont s’inscrire dans le nouvel objet, qu’il soit mobilier ou immobilier : est-ce la<br />

rupture par rapport à tout ce qui précède qui va s’imposer ou est-ce au contraire la continuité ?<br />

S’oriente-t-on vers l’innovation ou sont-ce plutôt les traits acquis qui vont tendre à se<br />

consolider, voire à se figer ? La création de tout nouvel objet sanctionne ici un choix entre ces<br />

différentes options et c’est la succession de ces orientations qui, fondamentalement, nourrit<br />

l’évolution typologique. C’est elle qui crée, par accumulation, un capital stylistique à partir<br />

duquel pourra être négociée la création de nouveaux objets. Le temps typologique est<br />

fondamentalement affaire de transmission. Encore une fois, ce qui se joue ne réside pas tant<br />

dans la succession que dans la filiation.<br />

199


Il y aurait donc une sorte de mémoire interne, ou de processus de mémorisation, qui<br />

serait nécessairement à l’œuvre dans ces phénomènes « auto-informés » que sont les<br />

processus d’évolution typologique. Car il faut bien en effet qu’une identité quelconque soit<br />

attribuée au passé lorsqu’on créé quelque chose de nouveau à partir de lui. C’est dans cet acte<br />

de retour sur le passé que s’élabore non seulement l’identité des créations au présent mais que<br />

se constituent également ce qu’il est convenu d’appeler des lignées typologiques. C’est sur ce<br />

phénomène essentiel qu’il nous faut porter maintenant notre attention. Nous sommes ici en<br />

effet dans le domaine du fonctionnement de la mémoire, peu importe, encore une fois, qu’elle<br />

soit d’origine psychique ou qu’elle soit enregistrée dans la matière archéologique. Ce qui est<br />

essentiel ici, ce sont les conditions de négociations du passé – ou de l’existant – par rapport au<br />

présent, ou plus exactement au nouveau.<br />

Comment cela se passe-t-il ? Dans une lettre de 1900 au Pasteur Oskar Pfister, Freud<br />

donne, à partir du processus qu’il appelle refoulement – par lequel les événéments du passé<br />

sont, depuis l’actuel, enfouis dans l’inconscient 385 – une représentation essentielle de ce<br />

phénomène. « Tous les refoulements, écrit-il, s’accomplissent sur des souvenirs et non des<br />

expériences (…) ; on a donc raison de rappeler l’importance de la structuration après coup qui<br />

scinde le moment de l’expérience de celui de la signification. » 386 . Il faut nous arrêter un<br />

moment sur cette formulation, dont découlent deux implications essentielles sur les processus<br />

d’évaluation du passé à l’œuvre dans la mémoire. En premier lieu, et comme le dit Freud, le<br />

moment où intervient un événement n’est pas nécessairement celui où celui-ci acquiert une<br />

signification particulière. Ce phénomène est commun aux processus de mémoire historique ;<br />

nous savons bien en effet qu’un laps de temps plus ou moins long peut s’écouler entre le<br />

déclenchement d’un événement particulier et sa reconnaissance comme fait historique<br />

marquant, pour une histoire qui se développe après lui. Dans le domaine de l’archéologie,<br />

nous savons également que le moment où intervient la création d’un objet archéologique<br />

quelconque n’est pas celui où se décide son utilisation, qui s’acquiert par l’usage ; c’est ce que<br />

soulignent les innombrables exemples de réutilisation, de réoccupation ou de recyclage que<br />

fournissent les données archéologiques. C’est un phénomène tout à fait comparable qui<br />

intervient par ailleurs dans les processus d’évolution typologique ou stylistique : si les formes<br />

ou les motifs, souvent mêlés à d’autres d’ailleurs, des phases « archaïques », se formalisent et<br />

s’imposent de manière générique au cours des phases « classiques » c’est parce qu’ils ne se<br />

sont pas simplement transformés : comme le souligne Stolpe, ils sont « relus » ou<br />

« renégociés » au moment où ils sont reproduits ou recomposés dans le style des phases<br />

ultérieures.<br />

La seconde implication de la remarque de Freud est plus inattendue pour<br />

l’archéologie : elle est que le moment où un fait est reconnu comme porteur d’un sens<br />

particulier ne s’appréhende pas comme un moment actuel, engagé dans le temps qui est le<br />

sien, mais qu’il se définit, selon les termes du psychanalyste André Green, comme une<br />

« rétrospection à travers l’identité et la différence » 387 . C’est là un point tout à fait crucial : s’il<br />

y a bien une filiation des attributs à l’intérieur d’une séquence typologique ou, si l’on<br />

considère le problème du point de vue historique, s’il existe bien un enchaînement des<br />

événements à l’intérieur d’une période donnée, cette succession ne découle pas, à proprement<br />

385 Freud donne de ce concept psychanalytique une formulation directement archéologique : « Le refoulement,<br />

écrit-il, qui rend le psychique à la fois inabordable et le conserve intact, ne peut en effet mieux se comparer qu’à<br />

l’ensevelissement, tel qu’il fut dans le destin de Pompéi de le subir, et hors duquel la ville a pu renaître sous le<br />

travail de la bêche. » (FREUD, 1986 : 170).<br />

386 Lettre du 10 janvier 1900 ; in FREUD (1966) : 65.<br />

387 GREEN, 2000 : 28-29.<br />

200


parler, d’une sorte d’effet de suite à l’intérieur de laquelle chaque événement historique, ou<br />

chaque création archéologique, serait le simple prolongement de ceux ou de celles qui les<br />

précèdent immédiatement. La construction spontanée de cette histoire est, à chaque fois, le<br />

résultat d’une évaluation rétrospective du passé dont le lieu, contrairement à ce que l’on<br />

pourrait penser, n’est pas le moment du temps où a lieu cette dernière: c’est plutôt celui d’un<br />

« hors le temps » qui n’a pas de localisation précise dans la chronologie, dans la mesure où,<br />

étant l’endroit où se négocie l’identité des événements ou des créations archéologiques, il est<br />

situé entre le passé et le présent ; c’est-à-dire en réalité nulle part. Pour reprendre l’exemple<br />

des lampes de mineurs, lorsqu’à toutes les périodes de l’histoire de ce type d’ustensile de<br />

sécurité un nouveau modèle est créé, ses concepteurs ne cherchent pas, à proprement parler, à<br />

produire un objet « de leur temps » : c’est fondamentalement toujours le même concept<br />

d’objet technique qu’ils cherchent à reproduire, en l’adaptant éventuellement à de nouvelles<br />

contraintes venues de l’extérieur, comme en l’occurrence le développement de nouveaux<br />

modes de combustion. En d’autres termes, c’est l’existant – c’est-à-dire cette accumulation de<br />

traits typologiques amassée au cours du temps – qui est reconfiguré à chaque création ou, plus<br />

exactement, qui est remis en jeu. L’omniprésence des phénomènes de répétition ou de<br />

reproduction, que l’on voit à l’œuvre dans tous les processus d’évolution typologique, découle<br />

directement de cette situation, qui autorise par là même l’existence de grandes variations à<br />

l’intérieur du temps typologique, ce temps qui mesure le rythme des modifications technomorphologiques.<br />

Ainsi, c’est parce l’existant est renégocié à chaque création – c’est-à-dire à<br />

chaque instant du temps typologique – que le résultat de cette réévalution peut se traduire à<br />

chaque fois par une grande diversité de réponses, allant de la simple reproduction à la<br />

complète transformation. Dans ce contexte, on comprend maintenant mieux pourquoi Freud<br />

utilise le terme de « structuration après coup » : c’est parce que, fondamentalement, l’identité<br />

des créations archéologiques, toute comme la signification des événements du passé, ne<br />

trouve pas son sens sur le moment mais tout au long de leurs diverses réévaluations au cours<br />

du temps. C’est le futur qui donne son sens au passé, non le passé lui-même.<br />

Aussi, à partir du moment où le processus de formation typologique est engagé, les<br />

formes qui sont produites se définissent par rapport à un fonds hérité du passé – un capital<br />

stylistique, ou typologique –, qui est non pas simplement reproduit, mais considéré<br />

rétrospectivement en termes de différence et d’identité. Ce qui se passe dès lors est fascinant,<br />

car le phénomène de recomposition de formes qui caractérise le processus de création<br />

stylistique ou typologique, est fondamentalement instable, dans la mesure où il est pris dans<br />

un champ de tension particulier. A chaque création, c’est l’existence même du passé, comme<br />

entité viable transmise au présent, qui est mise en jeu : le développement de nouvelles formes<br />

ne doit pas abolir le passé, ni en l’annulant – c’est-à-dire en l’abandonnant, pour lui substituer<br />

quelque chose de tout à fait différent – ni en l’absorbant – c’est-à-dire en le reproduisant plus<br />

ou moins à l’identique. A chaque fois qu’une nouvelle forme est créée entre les mains de<br />

l’artisan (un nouveau pot, un nouvel outil, une nouvelle maison) c’est une chose à la fois<br />

identique et différente qui vient augmenter la population des créations matérielles en usage et<br />

qui la renouvelle, car les objets sont fragiles et par conséquent mortels. L’histoire des objets,<br />

leur trajectoire typologique, se crée d’elle-même, à partir de cette incessante reproduction des<br />

créations matérielles, qui se joue entre la diversité et l’homogénéité. On comprend dès lors<br />

pourquoi les formes meurent, en réalité, dès lors qu’elles se fixent, ou qu’elles se stabilisent.<br />

Il s’en suit que, sur l’instant, chaque moment du temps typologique ne va nulle part en<br />

particulier, comme nous l’enseigne l’exemple des lampes de mineurs. Chaque moment du<br />

temps se définit d’avantage comme l’expression d’un potentiel que comme la réunion de<br />

caractères, ou d’attributs typologiques spécifiques. Ainsi, on reconnaît bien, notamment dans<br />

201


les productions de lampes de la fin du XIX ème siècle, que les traits qui vont s’associer et se<br />

généraliser dans la phase ultérieure du début du XX ème siècle sont ici en germe ; mais si ceuxlà<br />

le sont, tous les autres le sont également. On ne peut pas savoir, à ce moment particulier,<br />

quels attributs sont destinés à se développer et lesquels, au contraire, vont se marginaliser :<br />

c’est le futur de l’évolution typologique qui le dit, un futur qui, à tout moment, aurait pu<br />

prendre une voie tout à fait différente de celle qu’il a finalement prise. L’avenir des attributs<br />

typologiques est à la fois déterminé – car il est transmis par le passé – et indéterminé, dans la<br />

mesure où l’identité qu’il va acquérir en tant qu’élément transmis dépend de ce qui va passer<br />

par la suite 388 . Lorsqu’il s’installe dans la durée, lorsqu’il est reproduit et transmis à mesure de<br />

la création de nouveaux objets, son identité s’alourdit, en, quelque sorte à rebours dans le<br />

passé. Pour reprendre l’exemple des lampes de mineurs, ce qui n’était, jusqu’aux alentours du<br />

milieu du XIX ème siècle qu’une proposition de solution technique à l’éclairage des mines<br />

fondée sur une composition d’éléments techniques devient, en quelques décennies, la forme<br />

standart qu’on reconnaît sous le terme de « lampe de mineur ». Ce qui n’était qu’une<br />

proposition typologique parmi de nombreuses autres possibilités techniques (ou stylistiques)<br />

devient un type de référence, qu’il devient très difficile de changer. Une lampe de mineur qui<br />

ne serait pas faite comme « doit l’être une lampe de mineur » ne serait pas une vraie lampe de<br />

mineur… C’est ce processus qui conduit droit au baroque, à l’hypertrophie du détail<br />

morphologique au détriment de la forme globale, qui n’évolue plus. Celui-ci ne correspond<br />

pas tant à l’épuisement des ressources du registre stylistique existant, qu’à l’impossibilité dans<br />

laquelle se trouve ce dernier d’être modifié.<br />

Il existe donc, tout au long de ce processus de négociation de l’innovation introduite par<br />

la fabrication des créations matérielles, différentes périodes ou époques, qui dépendent des<br />

conditions de cette réévalution du passé dans l’actuel. Nous comprenons maintenant pourquoi<br />

le baroque est toujours ce qui arrive vers la fin, lorsque le capital stylistique ou typologique<br />

commence à se rigidifier. Nous comprenons également pourquoi il n’existe en général pas de<br />

transition d’un style à un autre, dans la mesure où le baroque – qui est une forme de surhiérarchisation<br />

– signale l’entrée du système stylistique ou typologique dans un régime « aux<br />

limites », dans lequel il ne peut plus désormais se réformer. C’est à ce moment qu’il apparaît<br />

« parasité » par des formes ou des attributs qui semblent surgis de nulle part : les « passages »<br />

d’un style à un autre ont toujours l’air incohérents et remplis de « bruit ». Nous saisissons<br />

également pourquoi les phases « archaïques » sont marquées par une grande diversité de types<br />

ou d’attributs et pourquoi les phases « classiques » paraissent, dans toutes les cultures, si<br />

« sages » et si « normalisatrices ». Là encore, la clé de ce phénomène est dans le processus de<br />

négociation du passé dans l’actuel, reproduit à chaque instant du temps typologique ; c’est-àdire<br />

à chaque création d’objet. Les objets, ou les artefacts, ne sont pas autre chose que la<br />

réification de cette relation, son inscription dans la matière. Nous comprenons maintenant<br />

pourquoi les trajerctoires typologiques des objets – comme celles lampes de mineurs, qu’il est<br />

possible de connaître en détail – sont si irrégulières : c’est parce qu’elles sont ponctuées d’une<br />

succession d’objets en réalité différents, car tous spécifiques individuellement. Comme le dit<br />

Freud, l’espace d’une vie individuelle est faites de la succession « d’innombrables Moi », tous<br />

particuliers.<br />

388 Walter Benjamin dit très justement à propos de la question de l’origine, qu’elle « ne se donne jamais à<br />

connaître dans l’existence nue, évidente, du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double<br />

optique. Elle (…) touche à sa pré- et post-histoire. ». « L’origine, précise-t-il, bien qu’étant une catégorie tout à<br />

fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui<br />

est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. (…) L’origine (…) demande à être<br />

reconnue d’une part comme une restauration et une restitution, d’autre part comme quelque chose qui est par là<br />

même inachevé, toujours ouvert. »<br />

202


Il faut revenir enfin sur le temps des objets qui, décidément, ne veut pas se laisser<br />

attraper. Car ce n’est pas, à proprement parler, dans le présent que se négocie cette relation du<br />

passé et de l’actuel dont nous venons de parler. En fait, c’est en se situant dans ce « hors<br />

temps » réciproque que passé et présent trouvent l’occasion de coïncider et de s’éclairer l’un<br />

l’autre ; c’est dans une temporalité qui ignore fondamentalement le temps que le présent<br />

surajouté au passé produit des effets de continuité chronologique ou de trajectoire historique,<br />

lesquelles, en réalité, n’existent pas en tant que telles. C’est précisément pourquoi le temps<br />

typologique n’est pas un temps linéaire, fait de la succession chronologique directe des<br />

innovations morphologiques dans le temps. Lorsque par exemple le tissu urbain d’une ville<br />

antique, puis médiévale, est remodelé à l’époque moderne et contemporaine, ou lorsqu’encore<br />

la structure parcellaire d’un paysage rural est retravaillée, cette confrontation du passé et du<br />

présent se situe en réalité dans l’espace d’un rapport de fonctionnalité ou d’identité, qui n’est<br />

lié à aucune moment particulier du temps, dans la mesure où celui-ci les embrasse tous<br />

ensemble. Ainsi, si de nouvelles maisons doivent être construites, ou réaménagées, dans le<br />

cœur ancien d’une ville, c’est avant tout parce que c’est là que l’on continue à habiter. De la<br />

même manière, si de nouvelles parcelles agricoles doivent être redessinées, c’est parce<br />

qu’elles ont toujours vocation à être cultivées… C’est ce rapport contradictoire qui fabrique<br />

l’histoire ; en d’autres termes, c’est cette tension qui provoque l’émergence d’une évidence de<br />

la continuité d’identité, qui ne peut évidemment se constituer qu’après coup. Car c’est<br />

l’association, le plus souvent inattendue, qui fait surgir ces continuités. L’histoire en marche<br />

nous est invisible. L’histoire, comme phénomène historique – mais aussi comme connaissance<br />

du passé – se noue dans la rencontre, ou dans la mise en relation, d’événements<br />

fondamentalement discontinus. L’oubli et l’absence, créent ce hiatus qui est nécessaire à<br />

l’association, ce manque qui nourrit le sens.<br />

203


Chapitre XI :<br />

L’inconscient du temps<br />

Christine Preston : Le Camino Real de Mexico à Santa Fe dans le désert du Jornada del Muerte (Nouveau-<br />

Mexique), 1998.<br />

204


Retour à Marsal<br />

L’inconscient du temps<br />

Je reviens<br />

Il y a trop d’images qui défilent trop vite ;<br />

on peut juste les apercevoir avant qu’elles ne disparaissent du regard<br />

Il y a une petite route blanche qui s’enfonce dans la forêt, à droite<br />

Dans le ciel bleu pâle les sillages croisés des avions<br />

et des filaments de nuages blancs, comme des draperies, des vagues<br />

L’eau verte d’une rivière, un peu plissée, entre deux rangées d’arbres<br />

Une camionnette blanche, des sièges pliants et des gens assis qui pêchent<br />

Un chemin qui serpente dans les champs : deux lignes parallèles d’herbe foulée qui luit<br />

Château-Thierry, Vitry-le-François sans s’arrêter<br />

Un arbre isolé, comme un signe<br />

La gare de Bar-le-Duc<br />

On arrive<br />

Il n’y a rien de spécial en fait<br />

La forêt sur les collines en forme de trapèze<br />

L’eau gris vert du canal le long de la voie<br />

<strong>Des</strong> piquets de bois gris, de l’herbe jaune<br />

Le feuillage touffu des chênes<br />

Un sous bois ; entre les troncs noirs, des taches de lumière blanche sur le sol tout vert<br />

Puis l’herbe d’un champ comme une toison épaisse, parcourue de vagues claires<br />

La terre à nu, beige rouge<br />

Il est quatre heures moins dix<br />

Les grands toits de tuiles rondes, un peu roses<br />

Un rapace qui tournoie lentement dans le ciel, harcelé par une bande de corneilles noires<br />

Il n’y a rien de spécial ici, c’est pareil qu’ailleurs, sans doute<br />

Je crois seulement que quelque chose m’attend ; je sais seulement que j’attends quelque chose<br />

Sur la façade d’une maison, on lit « Bière de Tantonville » en capitales rouges passées<br />

La Moselle : le feuillage des arbres se penche au dessus d’elle, jusqu’à presque la toucher<br />

Deux chevaux, l’un noir l’autre blanc ; leurs queues battent lentement l’air en cadence<br />

Le train ralentit, on y est presque<br />

La gare de Frouard<br />

<strong>Des</strong> files de wagons et l’herbe qui pousse entre les rails<br />

Et puis Nancy, il est quatre heures vingt-cinq<br />

On est arrivé.<br />

Depuis trois ans, je suis revenu travailler à Marsal, là où j’avais commencé à fouiller<br />

pour la première fois. J’ai accepté le projet que me proposait mon ami Jean-Pierre Legendre<br />

de reprendre l’étude du « Briquetage de la Seille ». Etre attaché à un endroit c’est y avoir<br />

quelque chose d’enterré. C’est la raison pour laquelle je reviens en Lorraine ou, plus<br />

205


exactement, c’est la raison pour laquelle je ne peux pas la quitter. Elle garde les traces de ma<br />

mémoire ; elle contient les <strong>vestiges</strong> d’innombrables mémoires dont je me sens – à tort ou à<br />

raison – solidaire. J’ai donc repris le projet du « Briquetage de la Seille » et, avec lui,<br />

l’héritage des recherches entreprises par Jean-Paul Bertaux dans les années 1970, qui avait<br />

révélé la tographie générale des accumulations de rejets de production de sel dans la vallée<br />

supérieure de la Seille, entre les villages de Salonnes et de Marsal (Moselle) 389 . L’objectif de<br />

ce nouveau projet, qui a été programmé dans une première phase sur cinq ans (2001-2005),<br />

est d’obtenir une image relativement précise des ateliers de production, grâce en particulier à<br />

des prospections géophysiques extensives, de déterminer l’organisation générale de la<br />

production et enfin de préciser la chronologie de cette extraction « proto-industrielle » du sel<br />

durant la protohistoire. Au delà de ces objectifs immédiats, le projet « Briquetage de la<br />

seulle » vise, surtout, à tenter d’évaluer l’impact dans la longue durée de cette activité de<br />

production intensive du sel sur les sociétés et l’environnement naturel. 390<br />

Le sel et l’histoire du Saulnois<br />

La petite région de la vallée supérieure de la Seille a connu un destin particulier grâce,<br />

ou à cause de la présence du sel. Une grande partie du territoire actuel de la Lorraine recouvre<br />

en effet de très importantes formations de sel gemme, qui sont ordinairement enfouies à plus<br />

d’une centaine de mètres de profondeur et qui ne sont devenues accessibles qu’avec le<br />

développement de techniques minières industrielles, après la révolution industrielle du XIX ème<br />

siècle. Dans les environs de la Seille supérieure, ces formations ne sont situées qu’à seulement<br />

une cinquantaine de mètres de profondeur: elles sont dissoutes superficiellement par des<br />

infiltrations d’eau, qui remontent à la surface du sol chargées en sel sous la forme de sources<br />

salées 391 . Ici, le sel est inscrit partout dans la toponymie : depuis le moyen âge, la région de la<br />

Seille supérieure est appelée Saulnois ; c’est l’ancien pagus salinensis hérité de l’antiquité<br />

romaine. Le nom même de la Seille, dérivé de son appellation romaine (Salia), est marqué par<br />

la présence du sel, tout comme celui de l’agglomération de Salonnes (Salona), ou encore celui<br />

de la saline médiévale de Salées-Eaux (Salsa Aqua). Château-Salins s’est développé à la fin<br />

du moyen-âge à partir d’une saline créée par les ducs de Lorraine. C’est l’exploitation du sel<br />

du Saulnois qui a suscité d’âpres rivalités entre les divers pouvoirs qui se sont affrontés, tout<br />

au long du moyen âge et de la période moderne, pour s’en emparer du contrôle exclusif. A<br />

partir du XII ème siècle, les évêques de Metz y sont d’abord parvenus : ce sont eux qui ont<br />

fortifié aux XIII ème et XIV ème siècles les centres de production de Marsal, Moyenvic et Vic, où<br />

ils avaient installé, dès le XIII ème siècle, leur temporel 392 . Leur présence a favorisé le<br />

développement d’une véritable culture de cour, à laquelle se rattache par exemple, l’activité<br />

du peintre Georges de la Tour, installé à Vic au XVII ème siècle. C’est encore le contrôle des<br />

salines de la Seille qui oppose, tout au long des XIII ème , XIV ème et surtout XV ème siècles, les<br />

389 BERTAUX, 1972 ; id. 1976.<br />

390 Les premiers résultats apportés par le projet « Briquetage de la Seille » ont fait l’objet de publications en 2001<br />

et 2003 : OLIVIER L. – Le « Briquetage de la Seille » (Moselle) : nouvelles recherches sur une exploitation<br />

proto-industrielle du sel à l’âge du Fer. Antiquités nationales, 32 (2000), p. 143-171 ; id. (2003) – Nouvelles<br />

recherches sur l’exploitation du sel de la Haute Seille à l’âge du Fer. Le Pays lorrain, 84, p. 15-26 ; OLIVIER L.<br />

et TRIBOULOT B. (2003) - L’enceinte de Tincry (Moselle) : un nouveau centre de pouvoir hallstattien lié à<br />

l’exploitation du sel de la haute Seille ? Antiquités nationales, 34 (2002), p. 119-133.<br />

391 Ce sont les prospections géophysiques héliportées, réalisées en 2001 en coopération avec le Bureau de<br />

Recherche Géologique et Minière (BRGM), qui ont permis de préciser la structure du sous-sol de la vallée et de<br />

déterminer les mécanismes hydro-géologiques des remontées de saumure sous la forme de sources, ou de mares<br />

salées (BOURGEOIS, PERRIN, FEUGA, 2003).<br />

392 HIEGEL, 1980 ; id., 1981.<br />

206


évêques de Metz aux ducs de Lorraine, et ces derniers à leurs voisins messins. Les ducs de<br />

Lorraine finiront par l’emporter au XVI ème siècle, mais pour peu de temps : à l’issue de la<br />

Guerre de Trente Ans, ils perdront finalement le contrôle des centres de production du<br />

Saulnois au profit du royaume de France 393 . Les Français démoliront d’abord les fortifications<br />

ducales de Moyenvic et de Marsal, avant de rétablir celles de Marsal – qui avaient été<br />

complètement modernisées à la fin du XVI ème siècle par le duc de Lorraine Charles III – sous<br />

la direction de Vauban. Ils redévelopperont la saline de Moyenvic, qui devenue saline royale,<br />

multipliera ses capacités de production par trois du XVII ème au XVIII ème siècles 394 . Au cours<br />

du XIX ème siècle, les réaménagements défensifs successifs de la place de Marsal, comme en<br />

particulier dans les années 1810 et 1830-1840, accompagnent de brèves renaissances du rôle<br />

stratégique du Saulnois, que celui-ci avait perdu avec l’incorporation de la Lorraine à la<br />

France. La France perdra néanmoins cette région encore deux fois, à la suite de la défaite de la<br />

guerre de 1870, puis en 1940. Bien que traditionnellement de langue romane, le Saulnois sera<br />

englobé dans le territoire du Reich allemand, avant de revenir à la France en 1945. Le sel, qui<br />

avait fait sa richesse et ses malheurs, lui fera cependant échapper à l’industrialisation du<br />

XX ème siècle : grâce au développement de techniques d’extraction du sel gemme par<br />

dissolution et pompage de la saumure introduites à la fin du XIX ème siècle, l’exploitation<br />

industrielle du bassin salifère aux environs de Nancy fera abandonner définitivement les<br />

salines de la Seille, dont la dernière (Dieuze) ne cessera néanmoins son activité que dans les<br />

années 1970. Depuis le XIX ème siècle, le Saulnois est redevenu une région essentiellement<br />

rurale. Sa population actuelle est de plus en plus largement employée dans les activités<br />

tertiaires des grandes agglomérations urbaines voisines de Nancy et Metz.<br />

Si l’histoire du Saulnois est particulièrement riche, donc, ses sources sont cependant fort<br />

inégales. En direction du passé, on ne dispose de véritables données historiques qu’à partir,<br />

grossièrement, de l’entre-deux-guerres. Entre nous et le front du passé problématisé et<br />

identifié par des documents reconnus comme historiques, s’étend une période d’au moins une<br />

cinquantaine d’années pour laquelle existe une masse considérable de documents, qui<br />

proviennent des particuliers, des entreprises, des administrations, etc. Ces documents ne sont<br />

cependant sont pas encore considérés comme des archives historiques, dans la mesure où<br />

ceux-ci participent à l’activité du présent. C’est actuellement la période de la Seconde guerre<br />

mondiale et de l’immédiate après-guerre qui, dans son ensemble, commence à faire l’objet de<br />

recensements et de recueils de données. Les sources historiques sont les plus riches pour la<br />

première moitié du XX ème siècle et la seconde moitié du XIX ème , tandis qu’on possède des<br />

données historiques relativement solides et précises jusqu’au XVIII ème siècle inclus. Le<br />

XVII ème siècle et surtout le XVI ème siècle commencent à être marqués par une documentation<br />

de plus en plus lacunaire, en particulier pour tout ce qui concerne les aspects de la « vie<br />

quotidienne », qui ne revèlent directement ni de la politique ni de l’économie. Au delà, on<br />

dispose des données qui permettent de reconstituer une histoire relativement cohérente<br />

jusqu’aux XIII ème et éventuellement XII ème siècles. Plus loin, on ne connaît guère plus que de<br />

bribes éparses jusqu’au VIII ème siècle, puis presque plus rien : quelques indications isolées<br />

sont attestées pour la période mérovingienne, puis seulement deux inscriptions, dont une<br />

douteuse, pour la période romaine 395 . Il n’y a plus rien du tout à partir du I er siècle avant J.-C.<br />

393 MARTIN, 2002.<br />

394 MULTHAUF, 1978 : 265 et table 25. C’est la « saline royale » de Moyenvic qui est figurée dans<br />

« L’encyclopédie » de Diderot et d’Alembert à la rubrique « fontaines salantes » de l’article « salines »<br />

(DIDEROT et D’ALEMBERT, 1765 : 551-554 ; id., 1768).<br />

395 CIL XIII, 4565 ; SAULCY (1846).<br />

207


Cette conformation des sources historiques est le produit d’une situation archéologique,<br />

dont en observe l’équivalent direct dans le domaine des <strong>vestiges</strong> matériels. Ces derniers<br />

s’inscrivent dans des cycles de vie de durées différentes selon qu’il s’agit d’objets ou d’outils,<br />

de meubles ou d’aménagements ou encore d’habitations ou d’édifices. Les matériaux<br />

consommables – avec leurs déchets : emballages, conditionnements, etc. – sont évidemment<br />

ceux qui possèdent les durées de vie les plus brèves ; alors que les constructions ou les<br />

monuments restent en usage sur des durées qui peuvent atteindre couramment plusieurs<br />

siècles. Néanmoins, tous ces matériaux sont marqués par un processus de raréfaction<br />

exponentiel en direction du passé. Comme on l’a souligné, ils ne disparaissent pas : enfouis ou<br />

démembrés, ils ne participent plus au fonctionnement « conscient » du présent ou, dirait<br />

Schiffer, ils ne figurent plus directement dans le contexte systémique de notre culture<br />

matérielle contemporaine 396 . Ainsi, du présent vers le passé, la période, schématiquement, des<br />

cinquante dernières années se signale par une profusion de créations matérielles, qui ne sont<br />

pas encore inscrites en tant que <strong>vestiges</strong>, dans la mesure où ces objets ou ces constructions<br />

sont directement en usage dans le présent. Les éléments mobiliers qui commencent<br />

actuellement à se constituer comme des <strong>vestiges</strong> – c’est-à-dire à disparaître de notre corpus de<br />

matériaux en usage – appartiennent principalement à la période de la Seconde Guerre<br />

mondiale et de l’immédiate après-guerre. Globalement, les objets utilitaires de plus d’un<br />

siècle d’âge et encore en usage sont rarissimes. Cette durée d’usage est un peu plus longue<br />

pour les pièces d’ameublement (elle atteint, au maximum, deux siècles et demi pour de très<br />

rares pièces d’antiquités, en particulier comme des armoires de style régional lorrain).<br />

Comme on l’a déjà noté, le processus par lequel ces éléments s’enregistrent comme <strong>vestiges</strong><br />

coïncide avec celui par lequel ils sont effacés du présent. On observe un phénomène tout à fait<br />

analogue avec les éléments immobiliers du bâti. La masse principale des constructions en<br />

usage date essentiellement de la période contemporaine ; à savoir de la première moitié du<br />

XX ème siècle et de la seconde moitié du XIX ème . Les constructions dont l’origine remontent au<br />

XVIII ème siècle deviennent nettement plus rares, et plus encore celles du XVII ème siècle, qui<br />

subsistent notamment à Marsal ou à Vic. Au delà, les <strong>vestiges</strong> en élévation sont conservés<br />

sous une forme de plus en plus parcellaire et exceptionnelle dans les constructions : ce sont<br />

surtout des lambeaux de constructions monumentales qui subsistent dans le bâti actuel et dont<br />

les plus anciens remontent jusqu’aux XII ème et XIII ème siècles (comme les portions de<br />

l’enceinte urbaine et du château féodal de Vic, ou encore les éléments romans de la collégiale<br />

Saint-Léger de Marsal). Au delà, à partir globalement du haut moyen âge, toutes les<br />

constructions matérielles sont enfouies, ou archéologiques.<br />

De manière intéressante, la longue durée de vie des matériaux immobiliers rend<br />

apparent un phénomène de distribution chronologique que nous avons déjà relevé ailleurs (à<br />

propos, notamment, de l’exemple des monnaies) mais qui est moins nettement visible dans les<br />

matériaux à courte durée d’usage. Dans le bâti actuel, on observe en effet que les créations<br />

strictement contemporaines – celles par exemple des 5 ou 10 dernières années – sont<br />

quantitativement à peu près aussi rares que celles qu’il est possible d’identifier comme les<br />

plus anciennes. Majoritairement, les constructions actuelles les plus récentes ont une trentaine<br />

à une quarantaine d’années d’existence, comme celles des auréoles de pavillons individuels<br />

qui se sont développées après les années 1970 à la périphérie de chacune des trois<br />

agglomérations de Marsal, Moyenvic et Vic-sur-Seille. Le présent, comme structure<br />

matérielle actuelle, est donc bien marqué par un décalage dans le passé ; c’est un conglomérat<br />

de constructions d’âges et de durées de vie différentes, dont l’existence est incessamment<br />

remise en jeu, ou renégociée, au présent : certaines d’entre elles sont maintenues en l’état,<br />

d’autres sont aménagées, d’autres enfin sont détruites et disparaissent. Ainsi, il est<br />

396 SCHIFFER, 1987.<br />

208


vraisemblable que les derniers <strong>vestiges</strong> monumentaux de la saline royale de Moyenvic,<br />

actuellement isolés et très dégradés, sont destinés à disparaître prochainement, dans la mesure<br />

où ceux-ci subsistent dépourvus d’usage à la périphérie des installations d’une exploitation<br />

agricole réédifiée durant la période de la « reconstruction » des années 1950. C’est par ce<br />

processus de renégociation ininterrompue que la structure matérielle actuelle fonctionne<br />

comme une mémoire au présent et c’est bien ce processus qui alimente la transformation des<br />

constructions actuelles en <strong>vestiges</strong> archéologiques. Enfouies et désarticulées, les traces des<br />

périodes anciennes sont cachées, ou plus exactemement elles sont incrustées dans la masse la<br />

structure matérielle actuelle et en participent. Les <strong>vestiges</strong> de ces temps disparus ne sont pas<br />

directement accessibles, mais ils n’en sont pas moins actifs : comme on l’a déjà souligné, ils<br />

constituent une « préhistoire » ou plus précisément un « inconscient » de la structure<br />

matérielle actuelle. En les exhumant, à quoi donc est destinée l’archéologie, si ce n’est à faire<br />

apparaître leur action lointaine sur le présent, à travers toute l’épaisseur du palimpseste de<br />

structures matérielles accumulé au cours du temps ?<br />

Le « Briquetage de la Seille »<br />

Le projet archéologique auquel je me suis attaché, en revenant à Marsal, est focalisé sur<br />

un événénement particulièrement important, du point de vue de cette archéologie de la vallée<br />

supérieure de la Seille, qui a eu lieu durant sa préhistoire. Il s’agit du « Briquetage de la<br />

Seille » ; à savoir une accumulation gigantesque de déchets de production du sel, qui sont<br />

constitués de fragments de moules et de débris de fourneau à sel en terre cuite. Ces restes<br />

forment de véritables tells de terre cuite à la base des agglomérations actuelles de Marsal,<br />

Moyenvic et Vic, sans oublier les villages ou écarts de Salonnes et de Burthecourt. A<br />

Moyenvic, la hauteur des accumulations atteint 12 mètres, sur une surface estimée à 40<br />

hectares. Elle est de 8 mètres à Marsal ; tandis que les accumulations s’y développent sur plus<br />

d’un kilomètre et demi de longueur. De Marsal à Salonnes, on trouve des accumulations de<br />

briquetage dans tout le fond de la vallée de la Seille, sur une longueur qui dépasse 10<br />

kilomètres. Le volume total des déchets de production est estimable à près de 4 millions de<br />

mètres cubes, soit presque deux fois le volume de la Grande pyramide de Kéops…<br />

C’est à l’occasion de la fortification de la place de Marsal à la fin du XVII ème siècle que<br />

la présence de ces accumulations de terre cuite fut remarquée par l’ingénieur royal d’Artézé<br />

de la Sauvagère, qui leur attribua la dénomination de « briquetage de Marsal », en raison de<br />

leur ressemblance avec ce type de matériau de construction 397 . A la suite du congrès de la<br />

Société d’Anthropologie de Berlin, organisé en 1901 à Salonnes – à l’occasion duquel la<br />

relation du « briquetage de la Seille » avec une exploitation préhistorique du sel fut établie<br />

grâce aux fouilles du nouveau conservateur allemand du musée de Metz, Johann Baptist<br />

Keune 398 – le terme briquetage a essaimé partout en Europe ; il est devenu un terme générique<br />

pour désigner ce type de rejets techniques lié à la production du sel dans des fourneaux et des<br />

moules en terre cuite. Dans le Saulnois, on parle du « briquetage de la Seille ». Dans la<br />

mémoire collective des habitants de la vallée, qui ne remonte guère au delà de la Première<br />

guerre mondiale, le « briquetage » est littéralement à l’origine de la fondation des<br />

agglomérations. Tous les enfants connaissent ces fragments de terre cuite aux formes étranges<br />

et familières de « boudins » ou « d’osselets », qu’ils appellent d’un dénominatif maintenant<br />

tombé en désuétude : pour eux, comme pour toute la population de la vallée, ce sont des<br />

« colifichets ». Concrètement, la présence du briquetage continue à conditionner l’occupation<br />

397 ARTEZE DE LA SAUVAGERE, 1740.<br />

398 KEUNE, 1901.<br />

209


humaine à l’intérieur de cette vallée jadis marécageuse, et réputée malsaine et dangereuse 399 .<br />

L’épaisseur des alluvions tourbeuses, qui peut atteindre plus de 12 mètres, empêche le<br />

développement des constructions habituelles ; celles-ci se concentrent traditionnellement sur<br />

les remblais solides que constituent les accumulations de briquetage. Ainsi, à Salonnes, c’est<br />

la topographie de deux accumulations juxtaposées de briquetage qui explique la structure<br />

actuelle du village en deux bourgs séparés (dits de la Haute et de la Basse Salonne), qui sont<br />

connus dès le IX ème siècle sous les noms de Salonnes et de Courcelles 400 . Dans leur ensemble,<br />

les agglomérations actuelles de Marsal, Moyenvic et Vic (avec celle de Salonnes, sur la petite<br />

Seille) correspondent à une anomalie d’implantation qu’on ne rencontre qu’à cet endroit de la<br />

vallée de la Seille : ce sont les seuls habitats groupés qu’on observe installés en fond de vallée<br />

inondable ; alors que l’ensemble du réseau d’occupation humaine est fixé dans des villages ou<br />

des fermes implantés généralement sur des versants de coteau des plateaux environnants.<br />

Les nouvelles recherches archéologiques menées depuis 2001 sur le « Briquetage de la<br />

Seille » ont permis d’en établir l’origine, qui se situe à l’âge du Fer. Au cours d’une première<br />

phase (que nous avons appelée phase ancienne du « Briquetage de la Seille »), de nombreux<br />

ateliers de production prennent leur essor dans l’ensemble de la vallée, de Salonnes à Marsal.<br />

Ils apparaissent au début du premier âge du Fer, dans le courant des VIII ème -VII ème siècles av.<br />

J.-C., et atteignent leur apogée au moment de l’expansion de la société « princière » de la fin<br />

du VI ème siècle av. J.-C. Ces ateliers, dont les rejets s’étendent sur des surfaces moyennes de 3<br />

à 4 hectares, sont directement liés à des petits habitats, qui sont installés au contact même des<br />

batteries de fourneaux à sel. Dans une seconde phase, qui correspond à la phase récente du<br />

« Briquetage de la Seille », au cours des II ème et I er siècles av. J.-C., on assiste à un phénomène<br />

de concentration des centres de production, qui paraît toucher parallèlement l’habitat associé<br />

aux ateliers. Dans l’ensemble, seuls les sites de Marsal, de Moyenvic et de Vic sont<br />

reconduits à la fin de l’âge du Fer. L’extraction du sel, dont la productivité est manifestement<br />

démultipliée 401 , se fixe désormais sur ces trois centres qui seront par la suite les sièges<br />

principaux de la production du sel dans toute la durée des époques médiévales, modernes et<br />

contemporaines.<br />

On peut donc dire que la structure de l’implantation humaine actuelle de la vallée est<br />

puissamment informée par cet événement archéologique majeur qu’est la création du<br />

« Briquetage de la Seille », à l’âge du Fer. Il est tout a fait possible que d’autres événements<br />

du même type aient eu lieu déjà auparavant (notamment à l’âge du Bronze, au cours duquel<br />

l’extraction du sel par la méthode du briquetage est avérée sur une série de sites d’Europe<br />

centrale et moyenne, voire même plus anciennement encore au Néolithique) ; néanmoins,<br />

pour ce qui nous intéresse ici, aucun n’a manifestement atteint ce caractère massif – et par<br />

conséquent fondateur – qu’il a pris à l’âge du Fer. Comme on va le voir, ce sont les<br />

transformations introduites à la période romaine qui ont semble-t-il fixé cette transmission, en<br />

particulier par l’impact qu’elles ont eues sur l’évolution du réseau d’occupation humaine au<br />

cours du haut Moyen âge.<br />

De la même manière, la nature marécageuse de la vallée apparaît aujourd’hui, comme<br />

une conséquence dans la longue durée de l’activité d’extraction intensive du sel à l’âge du<br />

Fer. La présence de marais dans toute la vallée supérieure de la Seille est attestée par les<br />

399 BRUNOTTE, 1896.<br />

400 LEPAGE, 1853 : 509 ; id. 1872 : 123.<br />

401 Les estimations de production que nous avons pu établir à partir du volume des accumulations se chiffrent en<br />

milliers de tonnes par an pour la phase ancienne du « Briquetage de la Seille » ; alors qu’elles doivent<br />

manifestement être estimées en dizaines de milliers de tonnes par an au cours de de la phase récente.<br />

210


sources historiques depuis au moins le début du XII ème siècle. Grâce à l’installation d’un<br />

système de digues et d’écluses, les marais de la Seille ont été utilisés, principalement aux<br />

XVIII ème et XIX ème siècles, comme une ressource stratégique, qui permettait en particulier de<br />

défendre la place forte de Marsal, en inondant l’ensemble de la vallée et en la rendant ainsi<br />

inaccessible. C’est également à partir des XVIII ème et XIX ème siècles, que, durant les périodes<br />

de plus en plus longues durant lesquelles Marsal a perdu son intérêt stratégique, la question de<br />

l’assèchement des marais s’est imposée comme une question de santé publique : les enquêtes<br />

médicales du XIX ème siècle ont montré en effet que les habitants de la vallée étaient sujets à<br />

une forte mortalité, due principalement à la « fièvre des marais », et qu’ils présentaient<br />

fréquemment des pathologies particulières, comme des goîtres. Les premiers travaux de<br />

canalisation de la Seille remontent au XVII ème siècle, et ont été systématisés à la fin du XIX ème<br />

siècle, sous l’occupation allemande. Ce n’est que dans le courant de la seconde moitié du<br />

XX ème siècle que la vallée a été complètement asséchée. La présence de marais est donc une<br />

composante essentielle de l’identité de la vallée durant les périodes historiques et jusqu’à la<br />

période contemporaine. Nous savons cependant, grâce à une série de forages réalisés en 2003,<br />

que l’environnement de la Seille supérieure était très différent durant la protohistoire : la<br />

rivière coulait au moins 5 mètres plus bas que son cours actuel et son débit était beaucoup<br />

plus rapide ; le milieu, surtout, n’était pas marécageux. Le comblement massif de la vallée est<br />

un phénomène récent, qui paraît déclenché par le « Briquetage de la Seille » : il est très<br />

vraisemblable que la déforestation massive de l’environnement de la vallée pour les besoins<br />

de l’alimentation en combustible des ateliers de sauniers a provoqué des phénomènes<br />

d’érosions de sol ; le phénomène est connu en particulier pour la période moderne 402 . Il est<br />

certain, d’autre part, que le dépôt d’énormes accumulations de briquetage dans le fond de la<br />

vallée – en particulier comme à Moyenvic, où à Vic – s’est avéré constituer un frein de plus<br />

en plus important à la libre circulation des eaux de surface, empêchant par là même<br />

l’évacuation des sédiments en surcharge. Le niveau stratigraphique correspondant aux marais<br />

de la période historique est bien identifié au sommet de ce remplissage rapide de la vallée et<br />

n’en est en quelque sorte que la phase pour le moment terminale. Le « Briquetage de la<br />

Seille » conditionne donc fortement l’environnement de la vallée à différentes échelles de<br />

durées, jusqu’à nos jours. C’est lui qui a produit ce milieu si particulier – avec ses mares<br />

salées, sa flore halophile et ses nombreuses espèces d’oiseaux dont on considère aujourd’hui<br />

qu’il est prioritaire de les conserver – un milieu « naturel », qui est en réalité le produit<br />

lointain d’une modification de l’environnement due à une activité de type industriel.<br />

L’empreinte romaine : continuités et ruptures<br />

Il est probable que des concentrations relativement importantes de populations fixes<br />

aient existé avant la conquête romaine à l’emplacement des centres de production de la fin de<br />

l’âge du Fer. Nous savons par exemple par une inscription datée de 44 ap. J.-C., que les<br />

habitants de Marsal (dont le nom apparaît pour la première fois : Marosallum) se considèrent<br />

comme des vicani ; c’est-à-dire des membres d’une agglomération urbaine pourvue<br />

d’institutions municipales à la romaine. Un autre vicus est attesté à l’emplacement du centre<br />

de production de Vic-sur-Seille, par une inscription aujourd’hui perdue qui donne son nom à<br />

l’époque romaine : Vicus Bodesius. Les observations archéologiques récentes y ont confirmé<br />

la présence d’un bâti domestique à architecture de terre daté du I er siècle de notre ère, qui se<br />

développe directement à la surface des accumulations de briquetage de la fin du second âge<br />

du Fer. Nous ne savons pour le moment rien du centre majeur de Moyenvic, qui abrite un<br />

atelier monétaire à l’époque mérovingienne, dans lequel sont produits des tiers de sou d’or à<br />

402 HUSSON (1991).<br />

211


la légende Mediano Vico. Cette appelation correspond bien à la position intermédiaire du site<br />

de Moyenvic, à mi-chemin entre Vic et Marsal. Jusqu’à la fin du haut moyen âge, les<br />

agglomérations de Marsal et de Vic sont identifiées sous leurs noms romains : Marsallum, ou<br />

Marsallo Vico et Bodesius Vicus ou Bodatio Vico 403 . <strong>Des</strong> ateliers monétaires y fonctionnent<br />

également à l’époque mérovingienne. L’hypothèse de trois agglomérations urbaines se<br />

développant au début de l’époque romaine à l’emplacement des centres de productions de la<br />

phase récente du « Briquetage de la Seille », à Marsal, Moyenvic et Vic, n’est donc pas<br />

complètement invraisemblable. Là encore, c’est l’héritage protohistorique qui conditionne,<br />

selon toute évidence, ce développement particulier, dont on ne connaît pas d’équivalent<br />

ailleurs. Habituellement, les agglomérations urbaines secondaires de type vicus ne se<br />

rencontrent pas en effet à un tel niveau de concentration spatiale : dans le reste de l’Est de la<br />

France, elles se répartissent, en général, selon une maille de 30 à 40 kilomètres. De la même<br />

manière, c’est l’héritage protohistorique augmenté de l’apport urbain romain, qui explique<br />

l’autre grande anomalie qui s’impose à partir de la période médiévale avec les agglomérations<br />

de Marsal, Moyenvic et Vic : ce sont toutes les trois des villes juxtaposées à quelques<br />

kilomètres seulement les unes des autres.<br />

La conquête romaine introduit néanmoins une série de ruptures par rapport à la situation<br />

de la période protohistorique, dont les plus visibles sont pour nous celles qui touchent au<br />

réseau de communications. Depuis les temps anciens du premier âge du Fer, aux VI ème -VII ème<br />

siècles av. J.-C., le Saulnois se trouvait au débouché d’un couloir de développement par<br />

lequel arrivaient notamment les biens de luxe et les matières premières précieuses de<br />

Méditerranée (comme le corail, par exemple). Ce couloir sud-nord était situé dans le<br />

prolongement du grand axe du Rhône et de la Saône ; à la fin du second âge du Fer, il assurait<br />

le développement économique des centres fortifiés (ou oppida) de la Lorraine centrale,<br />

comme ceux de Boviolles (Meuse), de Saxon-Sion ou de la « Butte Sainte-Geneviève » à<br />

Essey-les-Nancy (Meurthe-et-Moselle). Dans la vallée supérieure de la Seille, on en trouve la<br />

confirmation dans la composition des numéraires gaulois déposés à titre d’offrandes dans le<br />

sanctuaire que nous avons identifié récemment au sommet de la « Côte Saint-Jean », à<br />

Moyenvic : à l’exclusion des émissions des Leuques, ces monnayages sont composés<br />

essentiellement d’émissions des régions situées au sud de la Lorraine actuelle, comme en<br />

particulier celles des Rêmes, des Lingons, des Séquanes et des Eduens. Avec la création du<br />

réseau d’Agrippa, la romanisation bouleverse manifestement ce système : l’axe du Rhône et<br />

de la Saône continue bien à constituer l’axe de pénétration majeur en Europe occidentale<br />

depuis la Méditerranée, mais le tracé du couloir au delà de la Saône est modifié pour desservir<br />

de nouveaux centres urbains, comme en particulier Metz. En Lorraine, la grande voie de<br />

Langres à Metz est déplacée d’une trentaine de kilomètres à l’ouest par rapport à l’itinéraire<br />

protohistorique : ceci a pour conséquence l’étiolement, puis souvent la disparition, des centres<br />

économiques de la période de l’indépendance gauloise ; tandis que, tout au long de ce nouvel<br />

axe, de nouvelles agglomérations urbaines sans antécédents protohistoriques notables<br />

prennent leur essor. La vallée de la Seille est désormais coupée de ses approvisionnements<br />

traditionnels par voie de terre. Elle est maintenant directement reliée à la nouvelle capitale de<br />

Gaule Belgique, Metz (Divodurum), par une voie qui dessert Strasbourg et les cantonnements<br />

des armées romaines basées sur le Rhin et le Limes. Sur place, la voie romaine passe par le<br />

sanctuaire désormais romanisé de la « Côte Saint-Jean », puis par Marsal, avant de bifurquer<br />

à l’est, pour relier le sanctuaire monumental de Tarquimpol (Decempagi), aux sources de la<br />

Seille (qui semble lui aussi directement évolué d’un sanctuaire de la fin de l’âge du Fer) avant<br />

de rejoindre Sarrebourg (Pons Saravi), Saverne (Tabernae) et enfin Strasbourg (Argentorate).<br />

403 Sur Marsal au haut moyen âge, on consultera LEPAGE, 1843 : 355 ; id., 1872 : 87 ; HIEGEL, 1981 : 9. Sur<br />

Vic, voir LEPAGE 1843 : 602 ; id. 1872 : 152 ; HIEGEL, 1981 : 9.<br />

212


L’histoire de cet axe dans la longue durée est intéressante, car celui-ci « rejoue » de<br />

diverses manières au cours du temps. Le tronçon reliant Marsal à Tarquimpol tombe<br />

manifestement en désuétude après la période romaine ; ce qui paraît lié à la désaffection du<br />

sanctuaire de Decempagi, probablement au cours de l’Antiquité tardive. D’autres sections, en<br />

revanche, continuent à fonctionner, comme en particulier celle de Metz à Delme (l’antique Ad<br />

Duodecimum), qui est prolongée jusqu’à la création médiévale de Château-Salins et, de là,<br />

Moyenvic. C’est la route de Metz, que double la voie d’eau par la Seille, navigable à partir de<br />

Vic et qui se jette dans la Moselle à Metz. La prise de contrôle des salines de la Seille par les<br />

ducs de Lorraine produit le (re)développement d’un autre axe, qui relie d’ouest en est Nancy,<br />

capitale du Duché, à Moyenvic et au delà à la saline de Dieuze. Moyenvic (re)devient à ce<br />

moment, au XVI ème siècle, le point nodal du réseau de communication qui relie la vallée<br />

supérieure de la Seille à l’extérieur. Lorsqu’après la Guerre de Trente ans, le royaume de<br />

France prend le contrôle de cette partie de la Lorraine, celui-ci réactive l’axe antique de Metz<br />

à l’Alsace. Les Français ouvrent ce qu’on appelerait aujourd’hui un « couloir sécurisé » de<br />

Metz à Moyenvic, puis de Moyenvic à Sarrebourg jusqu’à Phalsbourg, non loin de Saverne.<br />

C’est évidemment la voie Metz-Strasbourg qui « rejoue », mais qui n’emprunte que<br />

partiellement à nouveau son tracé antique : ainsi, le tronçon Metz-Delme continue à<br />

fonctionner grâce à l’existence de la route médiévale ; tandis que le détour par Marsal et<br />

Tarquimpol est supprimé au profit d’un nouvel axe rectiligne tiré depuis Moyenvic le long de<br />

la petite vallée du Nard.<br />

C’est toujours cet axe majeur qu’on emprunte aujourd’hui lorqu’on traverse la vallée<br />

supérieure de la Seille depuis Metz (la capitale régionale de la Lorraine) jusqu’à Strasbourg,<br />

la nouvelle capitale européenne de l’Alsace. Le contournement de l’agglomération de<br />

Moyenvic, réalisé en 2000 pour le compte du département de la Moselle (car il ne s’agit là<br />

que d’une route départementale, la D 955), vise d’ailleurs moins à détourner la circulation de<br />

l’agglomération qu’à établir une continuité, jusque là jamais réalisée, entre les deux tronçons<br />

nord et sud de la route, qui sont issus d’héritages différents : le tronçon nord, de Metz à<br />

Delme et Château-Salins, reprend le tracé de la voie antique et médiévale ; alors que celui du<br />

sud, de Moyenvic à Maizières-les-Vic correspond à la route royale mise en place à la fin du<br />

XVII ème siècle. Pour destructeurs qu’ils soient souvent, les aménagements contemporains sont<br />

fondamentalement conditionnés par l’héritage des formes du passé. Si la nouveauté s’impose<br />

– comme ici avec ces travaux de creusement considérables – c’est parce qu’en réalité elle est<br />

préformatée par le passé. Quant à l’axe de Nancy à Dieuze, celui-ci est resté relativement<br />

secondaire, bien que route nationale (c’est la N74). Il n’est principalement emprunté que<br />

jusqu’à sa bifurcation vers Château-Salins, d’où celui-ci permet de rejoindre la route de Metz.<br />

Comment les formes du passé se transmettent-elles ?<br />

Pour ne prendre que cet exemple, l’histoire apparemment simple de l’axe de Metz à<br />

Strasbourg ouvre une série de perspectives archéologiques nouvelles. Il est tout d’abord<br />

évident que celui-ci « rejoue » à distance dans le temps : des hiatus le plus souvent importants<br />

séparent les séquences de réactivation du tracé, comme en particulier entre l’Antiquité et la<br />

période moderne. Hétérogène dans le temps, l’histoire de cet axe l’est également dans<br />

l’espace, dans la mesure où certains tronçons sont reconduits, alors que d’autres ne sont le<br />

pas. Cette hétérogénéité introduit une diversité de cas dans une multiplicité d’échelles, alors<br />

que, toutes ensemble, ces situations différentes participent en réalité d’un même palimpseste<br />

archéologique. Elles ne jouent pas aux mêmes endroits du temps et de l’espace. En d’autres<br />

213


termes, si l’axe « rejoue » au cours du temps, celui-ci peut prendre des formes très différentes,<br />

qui ne sont pas nécessairement répétées aux mêmes places et aux mêmes moments. Le<br />

processus même de perpétuation est exotique, dans la mesure où, lorsqu’il s’effectue, c’est<br />

non pas dans la continuité, mais à distance et littéralement au travers de certaines périodes :<br />

on le voit bien en particulier avec le cas du tronçon de la voie de Metz à Delme, dont le tracé<br />

antique s’est transmis jusqu’à nous par l’intermédiaire de ses reprises du moyen âge et de la<br />

période moderne.<br />

Il faut désormais nous méfier particulièrement des apparences : les formes et les<br />

structures archéologiques ne sont pas nécessairement ce qu’elles ont l’air de signifier. Par<br />

exemple, on ne sait pratiquement rien de Moyenvic pour les périodes antérieures au X ème<br />

siècle. Le bourg a été détruit à 95% lors de l’avancée américaine de 1944. On a peine à<br />

imaginer la réalité des plans anciens et des vues gravées, qui montrent au XVII ème siècle une<br />

ville opulente entourée d’un système de fortification bastionné imposant. Les remparts ont été<br />

rasés après la Guerre de Trente ans et la saline royale du XVIII ème siècle s’est installée à<br />

l’emplacement d’une partie des fortifications démantelées. Elle a elle-même complètement<br />

disparu au XIX ème siècle. Il ne reste rien de tout cela et le bourg actuel subsiste rétréci à<br />

l’intérieur de l’emplacement des remparts, dont le tracé en étoile survit dans les limites des<br />

vergers et des jardins. Avec son église en béton de la reconstruction qui domine toute la vallée<br />

comme une sorte d’édifice industriel abandonné, Moyenvic a aujourd’hui l’allure désolée<br />

d’un ex-bourg industriel déserté. Le sel n’apporte plus la richesse. C’est la raison pour<br />

laquelle Moyenvic ne parvient pas à se relever des destructions de 1944, pris qu’il est dans<br />

une récession dont l’origine principale remonte en fait à l’abandon de la saline dans les années<br />

1830, et sans doute au delà, dans l’effondrement de sa production dans la seconde moitié du<br />

XVIII ème siècle. En réalité, si Moyenvic est détruit si souvent au cours des périodes<br />

historiques, c’est parce qu’il paie pour sa position stratégique, de laquelle il commande les<br />

communications nord-sud et est-ouest qui passent par la vallée. De toutes les agglomérations<br />

du Saulnois, c’est toujours Moyenvic qui pâtit le plus des guerres : le bourg a été<br />

complètement incendié plusieurs fois au cours des guerres féodales des XIII ème et surtout<br />

XV ème siècles, puis il a été ravagé à nouveau à plusieurs reprises au cours de la Guerre de<br />

Trente Ans 404 . Ainsi, si on connaît si peu de choses de l’archéologie de Moyenvic, c’est parce<br />

qu’en réalité il s’agit d’un site majeur, sans cesse détruit et reconstruit : c’est à l’emplacement<br />

de Moyenvic, que les prospections géophysiques héliportées, que nous avons entreprises en<br />

2001 à l’échelle de la vallée, ont révélé notamment les concentrations de briquetage les plus<br />

massives de toute la vallée.<br />

Tous près de là, Vic-sur-Seille et Marsal présentent à l’inverse une physionomie et une<br />

mémoire archéologique tout à fait différentes. Si Vic a conservé jusqu’à aujourd’hui de<br />

nombreux bâtiments d’époque moderne et médiévale, dont la plus grande partie de son<br />

enceinte urbaine du XIII ème siècle, c’est essentiellement parce que la ville, enfoncée qu’elle<br />

est dans un étranglement de la vallée de la Seille, a perdu toute valeur défensive dès le XVI ème<br />

siècle, quand l’usage des sièges faisant appel à l’artillerie a commencé à s’imposer comme<br />

une méthode de guerre déterminante. De la même manière, la préservation exceptionnelle du<br />

système de fortifications à la Vauban de Marsal est surtout due à la disparition de son intérêt<br />

stratégique au XVIII ème siècle, puis durant l’essentiel de la période contemporaine : le dernier<br />

bombardement sérieux qu’ait eu à subir Marsal remonte à 1815, quand le gouverneur de la<br />

place s’avisa de faire tirer au canon sur les colonnes bavaroises qui empruntaient, sans se<br />

soucier de lui, la route de Nancy dans leur avancée vers l’ouest 405 . Ainsi, si, contrairement à<br />

404 LEPAGE, 1843 : 387 ; MARTIN, 2002 : 55, 106.<br />

405 LEPAGE, 1843 : 355.<br />

214


Moyenvic, Marsal et Vic apparaissent, tout au long de l’histoire de la recherche<br />

archéologique, comme des pôles particulièrement importants, c’est aussi parce que les<br />

<strong>vestiges</strong> du passé y sont mieux conservés et plus accessibles qu’ailleurs, dans la mesure où<br />

ces cités sont moins actives après le moyen-âge. Leur bon état de conservation général<br />

favorise la création d’une masse de données archéologiques inhabituelles, qui croît<br />

naturellement par la suite. Aussi, si le briquetage est le mieux connu à Marsal, c’est<br />

principalement parce que, des trois centres de la vallée, Marsal est celui qui, depuis le<br />

XVIII ème siècle, est le moins soumis au développement urbain. Là où on le briquetage est le<br />

moins bien connu, c’est à l’inverse à l’emplacement du seul centre qui ait subsisté de manière<br />

ininterrompue comme ville jusqu’à nos jours ; c’est-à-dire à Vic-sur-Seille.<br />

Ces exemples élémentaires montrent combien il est nécessaire de changer notre regard<br />

sur les <strong>vestiges</strong> archéologiques : ceux-ci ne sont pas tant à prendre comme les témoignages<br />

directs d’une « histoire » des sites, que, plus fondamentalement, comme les manifestations<br />

d’un « symptôme » du fonctionnement de leur mémoire matérielle. Ces manifestations<br />

archéologiques prises comme symptômes sont bien le signe ou l’indice d’une modification, ou<br />

d’une perturbation, de l’activité fonctionnelle des sites, qui ne devient clairement lisible ici<br />

que dans la longue durée. C’est dans cette perspective – et dans cette perspective seulement –<br />

que les structures archéologiques trouvent un sens ou, en tous cas, révèlent quelque chose de<br />

l’histoire des sites. De la même manière, il devient particulièrement évident que les conditions<br />

d’observation de ces manifestations archéologiques – leur accessibilité, ou leur lisibilité, en<br />

quelque sorte – sont étroitement dépendantes de la forme prise par ces types de<br />

« symptômes ». Concrètement, si on connaît autant Marsal et si peu Moyenvic, c’est<br />

manifestement parce que ces sites ont « réagi » de manière différente, selon leur identité<br />

propre, aux perturbations et aux crises de l’histoire. Il existe donc une sorte de<br />

phénoménologie de la formation de ces symptômes archéologiques – dans le langage médical,<br />

on dirait une nosologie – dont l’étude et la description (leur nosographie, donc) sont<br />

essentielles pour identifier le comportement de ces sites dans la durée.<br />

Une archéologie de la « proto-industrialisation »<br />

L’archéologie du « Briquetage de la Seille » donne la possibilité d’observer, à diverses<br />

échelles du temps et de l’espace, l’intrication d’une activité protohistorique de statut<br />

véritablement « proto-industriel » avec les dynamiques à la fois de l’environnement et des<br />

formes d’occupation humaine. L’extraction du sel du Saulnois à l’âge du Fer présente un<br />

caractère industriel non seulement à cause de l’intensité de la production, mais aussi par<br />

l’organisation spécialisée des sites de production et la division manifestement poussée du<br />

travail. Avant d’aller plus loin, il faut rappeler le rôle éminemment important du sel dans les<br />

sociétés pré-industrielles antérieures à la période contemporaine. Le sel est en effet une<br />

ressource naturelle essentielle, qu’il est nécessaire d’introduire artificiellement dans les<br />

régimes alimentaires des hommes et des animaux domestiques 406 . En quantité, dans les<br />

sociétés rurales des périodes médiévales et modernes, le sel était surtout utilisé pour<br />

l’alimentation des animaux d’élevage, en particulier des herbivores : les agronomes romains<br />

avaient déjà remarqué que, nourris en sel, les animaux mangent mieux ; ils sont plus<br />

406 Chez l’homme, les besoins physiologiques en sel sont de l’ordre de 6 à 12 grammes en moyenne par jour pour<br />

un adulte. On ne dispose évidemment pas d’estimations des quantités de sel introduites artificiellement dans le<br />

régime alimentaire des populations de la Protohistoire et de l’Antiquité ; pour les périodes contemporaines préindustrielles<br />

de la première moitié du XIX ème siècle, on estime qu’elles constituaient une masse de 4,5 kilos en<br />

moyenne par individu et par an (LEFEBVRE, 1882 : 34-35).<br />

215


vigoureux, les moutons produisent plus de laine, de qualité plus fine, et les vaches donnent<br />

plus de lait 407 . L’alimentation des humains et des animaux ne constitue cependant qu’une part<br />

de la consommation du sel. Jusqu’au XVIII ème siècle, à partir duquel se développe l’usage<br />

alimentaire du sel dit « de cuisine », la plus grande partie de la production de sel était destinée<br />

en effet à la conservation des aliments par salaisons : on salait essentiellement des viandes,<br />

mais aussi de grandes quantités de poisson. Le sel était employé également dans la fabrication<br />

des fromages et du beurre. Là encore, on ne dispose pas d’estimations fiables des quantités de<br />

sel produites pour les salaisons durant la Protohistoire et l’Antiquité ; à titre de comparaison,<br />

on sait par les sources historiques qu’à compter du XIII ème siècle les salaisons absorbaient<br />

entre 50 et 60 % du sel produit en Europe continentale 408 . Le sel servait enfin à des usages qui,<br />

s’ils ne requièrent en proportion de la masse de sel produite que de faibles quantités de<br />

matière, n’en étaient pas moins très importants du point de vue économique : ainsi, le sel était<br />

utilisé pour le tannage (pour ses propriétés déshydradantes), la verrerie (pour sa capacité à<br />

abaisser le point de fusion des silicates), la sidérurgie et l’orfêvrerie (pour ses proriétés<br />

décapantes et ionisantes).<br />

Dans ces conditions, on comprend pourquoi le sel devient, à partir essentiellement du<br />

Néolithique, une ressource indispensable qu’il est vital d’acquérir. En effet, les populations<br />

d’agriculteurs-éleveurs doivent pouvoir compter sur un approvisionnement régulier en sel, car<br />

il leur faut non seulement compenser les régimes alimentaires pauvres en sel induits par la<br />

production agricole (céréales, légumineuses, etc.), mais surtout il leur faut assurer l’entretien<br />

du bétail – en l’alimentant artificiellement en sel – et enfin il leur faut assurer la conservation<br />

de stocks de nourriture suffisants durant la période dite de « soudure » située entre l’automne<br />

et le printemps, par des salaisons ou des saumures. Il faut donc envisager que d’importantes<br />

quantités de sel aient pu être produites et consommées durant la Protohistoire 409 .<br />

Ce sont ces circonstances particulières qui expliquent vraisemblablement le<br />

développement considérable de l’exploitation du sel des sources salées de le Seille au cours<br />

de la Protohistoire. Celui-ci connaît en effet deux périodes d’apogée de la production, qui se<br />

situent l’une à la fin du VI ème siècle av. J.-C., au moment de l’essor des « centres de pouvoir »<br />

hallstattiens, et l’autre aux II ème I er siècles, lors du développement du système des oppida.<br />

Dans ses travaux récents, Joseph Tainter a attiré l’attention des anthropologues sur le rôle<br />

particulier joué par l’exploitation des ressources dans le développement des sociétés. Tainter<br />

distingue deux types principaux de systèmes d’exploitation des ressources : les systèmes à<br />

faible niveau de productivité caractérisent en particulier l’exploitation des ressources<br />

agricoles, qui assurent à ceux qui les prélèvent des revenus relativement réguliers, mais peu<br />

importants 410 . Leur exploitation ne requiert pas le développement de technologies particulière,<br />

mais exige le contrôle individuel de très nombreuses unités de production, dipersées et de<br />

petite taille. Les systèmes à haut niveau de productivité, au contraire, caractérisent en<br />

407 Comparativement aux humains, les animaux ont besoin de plus grandes quantités de sel : celles-ci<br />

représentent une consommation d’une vingtaine de kilos par tête et par an pour les chevaux et au moins du<br />

double pour les bovidés.<br />

408 BERGIER, 1982 :135, 122<br />

409 Pour un domaine agricole courant de la taille d’une petite ferme, dont on connaît de nombreux exemples aux<br />

âges du Bronze et du Fer (AUDOUZE et BUCHSENSCHÜTZ, 1989), on obtient des estimations de<br />

consommation en sel de l’ordre d’au moins une centaine de kilos par an et dont près des trois quarts sont<br />

absorbés par l’alimentation des animaux d’élevage. Les armées, d’autre part, dont le rôle devient essentiel à<br />

partir de l’âge du Fer, ont besoin de sel de cuisine en très grandes quantités à la fois ; elles sont également de très<br />

grands utilisateurs de conserves alimentaires (comme en particulier les salaisons), grâce auxquelles il est possible<br />

de transporter sur de grandes distances des ressources alimentaires de base.<br />

410 TAINTER, ALLEN et HOEKSTRA, 2001.<br />

216


particulier l’exploitation des ressources minières, ou des matériaux précieux, comme le sel,<br />

dont les revenus sont très importants, mais instables. Leur exploitation demande la mise en<br />

place de technologies spécifiques, tandis que les unités de production tendent à se concentrer<br />

et à atteindre des tailles importantes. Alors que les systèmes à faible niveau de productivité<br />

n’autorisent qu’une complexification sociale relativement limitée, ceux à haut rendement<br />

rendent possible le développement de strates sociales extrêmement élevées en regard du reste<br />

de la hiérarchie collective. L’exploitation du sel, ressource vitale, entre manifestement dans ce<br />

schéma : les sources historiques antiques montrent que, partout dans le monde ancien,<br />

l’exploitation spécialisée du sel est captée par les pouvoirs centralisés, qui la poussent à un<br />

stade intensif. Placée sous leur contrôle, la production du sel assurent à ces pouvoirs<br />

centralisés des ressources importantes, qui leur permettent d’investir dans la guerre et dans le<br />

renforcement des structures de contrôle collectif. Dans la Chine ancienne comme dans l’Italie<br />

antique, les sel est une des ressources en quelque sorte consubstantielle au développement des<br />

premiers empires.<br />

Il est vraisemblable que l’exploitation du sel de la Seille aux âges du Fer ait joué un rôle<br />

équivalent. Ce qui est intéressant ici, c’est l’instabilité fondamentale de tels systèmes, qui sont<br />

sujets, par nature, à des évolutions rapides. La technologie d’abord est instable : la surexploitation<br />

de la matière première ou des matériaux nécessaires à son extraction – comme ici<br />

le combustible indispensable à la fabrication du sel à partir de la saumure – peut provoquer<br />

des épuisements qui conduisent, par accumulation, à un effondrement irrémédiable de la<br />

production. La diffusion du produit lui-même est également instable et peut à tout moment<br />

être remise en cause, notamment à la suite de conflits avec d’autres pouvoirs voisins qui<br />

souhaitent se l’accaparer. Enfin, la structure sociale dont l’exploitation de telles ressources<br />

« géostratégiques » accentue puissamment la hiérarchisation, est aussi très instable et peut<br />

céder sous le poids du déséquilibre engendré, en particulier lorsqu’il atteint une taille critique.<br />

Tous ces phénomènes, dont je n’évoque ici que quelques uns d’entre eux, sont inter-connectés<br />

et surtout sont conditionnés par des effets de seuils : les transformations, souvent en cascade,<br />

se déclenchent à partir du moment où les capacités de réponse du système à la sollicitation<br />

sont dépassées et où celui-ci est déstabilisé. L’archéologie du « Briquetage de la Seille »<br />

donne l’occasion d’étudier ces trajectoires, par l’intermédiaire des <strong>vestiges</strong> du système<br />

technique d’exploitation du sel, dont l’évolution peut être suivie sur près d’un millénaire. Les<br />

premières recherches entreprises depuis 2001 montrent que la morphologie des éléments<br />

technique du briquetage – la « biologie » en quelque sorte du Briquetage de la Seille – se<br />

développe sous une double contrainte de gains de productivité et d’économie d’énergie : de la<br />

phase ancienne à la phase récente, la démultiplication de la production s’accompagne d’un<br />

extraordinaire processus d’économie du volume de matière première – et par conséquent de<br />

travail – investi dans la production, qui est réduit de plus de 90% en moins de cinq siècles. Le<br />

nombre des pièces entrant dans la fabrication des fourneaux à sel est progressivement réduit et<br />

attachés à des pièces fixes, de plus longue durée de vie. La fabrication des moules à sel est<br />

« automatisée », grâce au développement de techniques de moulage, qui se substituent aux<br />

techniques traditionnelles de montage des pièces, empruntées à l’artisanat de la céramique. Il<br />

est très vraisemblable, enfin, que les sauniers de la Seille parviennent, comme leur<br />

successeurs de la période moderne, à substituer à la technique conventionnelle de bouillage de<br />

la saumure (qui consomme les plus importantes quantités de combustible) d’autres techniques<br />

faisant appel à la concentration ou à l’évaporation naturelle.<br />

Les cycles de la mémoire<br />

217


L’archéologie du « Briquetage de la Seille » permet d’explorer les processus particuliers<br />

sont donc manifestement à l’œuvre dans la constitution des <strong>vestiges</strong> archéologiques, des<br />

processus qui conditionnent non seulement la préservation de ces « archives du passé » mais<br />

aussi leur découverte et, au delà, leur préservation. On peut identifier en particulier un cycle<br />

de la mémoire matérielle, tout au long duquel les témoins matériels sont modifiés, détruits,<br />

enfouis et éventuellement (re)découverts pour être préservés comme des témoins du passé, qui<br />

pourront à leur tour être détruits et « oubliés » à nouveau. On connaît de tels objets qui ont pu<br />

éprouver plusieurs cycles de reconnaissance et de disparition : certaines œuvres d’art de la<br />

statuaire grecque, par exemple, ont été préservées ou copiées à l’époque romaine, avant de<br />

disparaître à nouveau au cours du moyen-âge pour être redécouvertes à la Renaissance et<br />

enfin réinterprétées dans une perspective archéologique durant la période contemporaine.<br />

Tous les matériaux de la culture matérielle traversent en réalité de tels cycles, même si leur<br />

caractère le plus souvent trivial empêche de reconnaître l’existence de telles périodicités.<br />

Du côté du « présent », ou plus exactement de l’actuel, nous avons vu que la masse des<br />

matériaux archéologiques est constituée majoritairement d’éléments récents, dont<br />

l’importance quantitative décroît très rapidement en direction du passé. Ces témoins du<br />

présent sont préservés hors sol ; ils font directement partie de notre équipement matériel<br />

actuellement en fonction. Les éléments les plus anciens, s’il ne sont pas visibles, n’ont pas<br />

totalement disparu pour autant : nous savons par l’archéologie qu’ils font toujours partie de<br />

notre présent, mais, parce qu’ils sont enfouis ou recouverts par d’autres <strong>vestiges</strong>, ils ne sont<br />

pas directement accessibles. D’ailleurs, dans les matériaux qui composent la masse matérielle<br />

de l’actuel, on ne trouve pas que des objets ou des constructions en fonction. Aux côtés de ces<br />

matériaux actuels en fonction, dont l’identité historique n’est pas reconnue, on trouve<br />

également des matériaux qui ont perdu tout usage spécifique, mais qui sont préservés<br />

néanmoins comme des témoins particuliers du passé : ce sont des monuments ou des sites<br />

« historiques », ainsi que des archives, des documents, des collections d’objets ou encore des<br />

œuvres d’art, qui sont conservés dans des bibliothèques ou des musées. Là encore, la masse<br />

des éléments matériels préservés comme archives ou comme documents du passé est<br />

composée quantitativement en majorité d’éléments récents, dont le volume s’accroît<br />

pareillement en direction du présent et diminue au contraire vers celle du passé. Ainsi, le<br />

volume de documents, d’objets ou de constructions des XIX ème et XX ème siècles est<br />

incomparablement plus important que celui des périodes plus anciennes du moyen âge ou à<br />

plus forte raison de l’antiquité. Cette distribution chronologique particulière de la masse des<br />

matériaux réunis dans l’actuel – qu’il s’agisse de matériaux en fonction ou d’éléments<br />

conservés au contraire à titre de témoins historiques – a un impact direct sur leurs conditions<br />

de préservation. En termes de probabilités, ce sont en effet les matériaux en majorité récents<br />

qui ont les chances les plus grandes d’être détruits ou démembrés. Nous savons bien,<br />

malheureusement, que les incendies ou les guerres s’attaquent directement à ce qui constitue<br />

directement la culture matérielle du présent.<br />

Lorsque ces matériaux sont détruits ou démembrés, leurs restes sont en général rejetés<br />

ou enfouis, car ils ont perdu leur capacité d’usage, ou leur identité de témoins. Ils deviennent<br />

alors des déchets ou plus exactement des <strong>vestiges</strong> et viennent augmenter la masse<br />

considérable des restes du « passé » ou plus exactement du révolu. Comme les matériaux du<br />

présent actuel - qui sont soit ignorés comme témoins historiques, soit au contraire identifiés en<br />

tant qu’archives – les <strong>vestiges</strong> peuvent s’inscrire dans deux formes principales de déposition.<br />

Ils peuvent, comme c’est le cas dans l’immense majorité des situations, s’inscrire dans le sol<br />

sous la forme de dépositions secondaires. La plupart des <strong>vestiges</strong> archéologiques enfouis,<br />

comme la plupart des restes matériels ayant perdu leur capacité d’usage abandonnés hors sol<br />

218


(ce que nous appellons ordinairement des ordures, ou des détritus), sont inscrits dans des<br />

contextes de déposition secondaire, ou involontaire. Leur dépôt dans le sol n’est pas lié à une<br />

volonté quelconque de les identifier comme témoins ou comme documents. En revanche, une<br />

part infime des <strong>vestiges</strong> est enterrée dans le sol sous la forme de dépositions primaires, ou<br />

volontaires. C’est le cas des tombes, des dépôts et de toutes sortes d’enfouissements qui visent<br />

en général à préserver l’intégrité d’une information identifiant le présent objectivé ou<br />

« conscient ». Les Rouleaux d’Auschwitz appartiennent par excellence à ce type de<br />

déposition. Là encore, cette distinction entre les matériaux reconnus comme archives et ceux<br />

qui ne sont pas perd son importance dans la mesure où ces <strong>vestiges</strong>, désormais enfouis ou<br />

oubliés, ont définitivement quitté le domaine du présent objectivé ou « conscient » pour<br />

rejoindre, dès lors qu’ils sont enfouis dans le sol, celui du passé oublié ou « inconscient ». On<br />

peut dire également qu’autant les matériaux de l’actuel appartiennent à une histoire accessible<br />

qu’il est possible de rendre objective par des témoins, autant ceux du révolu se fondent dans<br />

une « préhistoire » qui n’est pas directement accessible dans la mesure où, enfouie, celle-ci<br />

n’est pas lisible à partir de témoins directs. Les deux catégories de dépositions de ce passé<br />

révolu sont soumises également, ensemble, à des effets de probabilité similaires. De la même<br />

manière que la destruction guette les éléments du présent « conscient », c’est la découverte<br />

qui attend ceux du passé « inconscient », ou du présent désormais « oublié ». Néanmoins, à<br />

l’inverse des éléments du présent conscient – qui sont surtout constitués de matériaux du<br />

passé récent – ceux du passé inconscient sont composés en majorité de matériaux issus du<br />

passé reculé. Tout archéologue sait par expérience que, s’il creuse un trou à n’importe quel<br />

endroit du sol, il a les plus grandes chances – s’il trouve quelque chose – de mettre au jour<br />

plutôt des <strong>vestiges</strong> relativement anciens que des <strong>vestiges</strong> relativement récents. On sait même,<br />

grâce aux fouilles préventives en milieu non urbain, que, statistiquement, ce sont les <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques des périodes de la protohistoire, d’une part, et de l’antiquité romaine, d’autre<br />

part, qui ont les plus grandes chances d’être découverts à l’occasion de travaux<br />

d’aménagement quelconques.<br />

C’est cette propriété particulière de la mémoire matérielle enfouie qui fait que<br />

l’archéologie, comme pratique de terrain, est focalisée sur l’étude des <strong>vestiges</strong> anciens, et non<br />

sur celle des témoins matériels récents, qui appartiennent pourtant, fondamentalement, à la<br />

même catégorie de produits matériels. Car, lorsque ces <strong>vestiges</strong> du passé enfoui sont<br />

découverts et reconnus comme tels, ils viennent rejoindre la masse des éléments matériels du<br />

passé ou du présent « conscient ». Ils sont conservés comme des séries dans des dépôts de<br />

fouilles, ils sont présentés comme des collections dans des musées, ou encore ils sont étudiés<br />

comme des sources d’information sur le passé dans des laboratoires. Confondus avec les<br />

matériaux du présent conscients, ils sont désormais menacés avec eux de la même destruction,<br />

qui les repoussera à nouveau dans l’oubli. Les musées ou les collections sont souvent les<br />

premières victimes des guerres ou des conflits.<br />

On comprend mieux, désormais, la nature fondamentalement paradoxale des <strong>vestiges</strong><br />

matériels, que leur distribution dans les catégories conventionnelles identifiant le passé<br />

comme séparé du passé rend contradictoire. J’ai suffisamment dit que le présent, comme<br />

somme des éléments matériels actuels, est puissamment composé de <strong>vestiges</strong> issus du passé et<br />

qu’à l’inverse le passé, comme somme des éléments matériels anciens, continue à informer<br />

directement le présent. Cette distinction du passé et du présent perd tout sens ici. A l’inverse,<br />

ce qui compte c’est cette différence qu’établit le contexte des éléments matériels entre d’une<br />

part ce qui est préservé et d’autre part ce qui est enfoui, entre ce qui est reconnu et ce qui est<br />

oublié, et en définitive entre ce qui est conscient et qui est inconscient. Dans les deux cas, ce<br />

219


sont tout à la fois les matériaux du présent et du passé qui sont indistinctement préservés ou<br />

détruits dans l’actuel ou qui sont encore enterrés ou exhumés dans le révolu. La situation des<br />

témoins de cette mémoire matérielle est paradoxale car non seulement elle ignore les<br />

catégories du temps conventionnel, mais aussi parce qu’elle porte en elle-même sa propre<br />

négation. Ainsi, du côté de l’actuel, ce qui est préservé comme archive ne peut l’être que par<br />

la destruction massive des témoins de « l’histoire » de l’actuel, qui accorde à ces reliques<br />

souvent accidentelles le statut de document. De même, du côté du passé révolu – ou de la<br />

« préhistoire » de l’actuel –, ce qui est découvert comme vestige ne peut l’être que par<br />

l’effacement massif des traces de l’actuel. Les <strong>vestiges</strong> nous sont visibles en tant que tels<br />

grâce à l’immense masse des matériaux qui ne se sont pas inscrits dans le sol. C’est pourquoi<br />

les archives et les <strong>vestiges</strong> sont irrémédiablement lacunaires : parce que ce la matérialité du<br />

« présent » dont ces documents témoignent est inextricablement conservée et détruite, ou<br />

encore objectivée et oubliée. C’est aussi pourquoi les archives, ou les <strong>vestiges</strong>, nous sont tout<br />

à la fois accessibles et inaccessibles : parce qu’ils sont autant des témoins miraculeusement<br />

échappés de la destruction et de l’oubli que de pures inventions construites par les<br />

contingences de la découverte et les représentations de la conservation.<br />

220


Chapitre XII<br />

Le passé n’est pas une marchandise<br />

221


Edward S. Curtis : Watching the dancers, Hopi. Walpi, 1906<br />

222


Les employés<br />

Le passé n’est pas une marchandise<br />

Ils attendent que le cours commence comme la foule au cinéma, réunis assis côte à côte,<br />

mais étrangers les uns aux autres. Certains feuilletent un magazine ; d’autres fouillent dans<br />

leurs affaires ou préparent ce qu’ils feront en sortant d’ici. Tous attendent que ça commence.<br />

Non, ils n’ont pas de questions ou encore moins de remarques sur ce dont j’ai parlé la semaine<br />

passée. J’ai renoncé depuis longtemps à donner des listes de lectures, dont nous pourrions,<br />

ensemble, examiner et discuter à chaque session un ou deux textes. Collectivement, ils ne<br />

feront rien qui ne leur rapportera pas une note comptant pour le diplôme. Alors, je fais comme<br />

tous mes collègues ; j’ai distribué une page de bibliographie en début de semestre, que les<br />

plus soigneux d’entre eux classeront avec leur notes de cours. Ainsi, tout est en ordre. Il y a<br />

un marché tacite entre nous : ils viennent et je leur donne une note ; ils sont là et ils obtiennent<br />

un diplôme. C’est la seule chose qui, d’ailleurs, les intéresse, le seul point sur lequel ils aient<br />

des questions : « Monsieur, le dossier, combien il faut écrire de pages ? » et « Qu’est-ce qu’on<br />

doit écrire ? » sont les deux questions qui reviennent presque à chaque semaine. Il ne faut pas<br />

que je les décourage. Il ne faut pas qu’ils s’en aillent, sinon nous perdrons ce cours. Pour la<br />

plupart, ils ne feront pas ce métier et ils en sont conscients. Quant à ceux qui trouveront<br />

éventuellement un emploi dans l’archéologie, ils savent bien que leur travail ne consistera pas<br />

à penser. Christine me l’a dit amèrement: « Vous nous dites qu’il faut qu’on développe notre<br />

sens critique, mais mon employeur, ça n’est pas pour ça qu’il me paye. »<br />

Car, pour eux, la pensée est un luxe. Je les entretiens de problèmes qui ne les concernent<br />

pas. Ils ne sont pas impliqués personnellement dans l’archéologie ; ce n’est pas une<br />

connaissance, ou une réflexion, qu’ils viennent chercher ici : ils sont là pour obtenir une<br />

maîtrise ou un DEA. Alors il faut bien qu’ils écoutent ce que je leur dis, puisque ce cours<br />

compte pour leur note. Sans relever la tête, ils notent ; ils notent intégralement tout ce que je<br />

dis. Je parle de Colomb et de ses hommes d’équipage qui vendent aux tous premiers hommes<br />

du Nouveau Monde qu’ils rencontrent des clous, des bouts de verre et des débris de leurs<br />

ordures 411 ; je parle des êtres des confins qu’on se représente toujours mi-humains et mimonstrueux,<br />

que ce soit chez Strabon ou dans Star Trek, et ils notent toujours. Je pourrais leur<br />

dire n’importe quoi ; je dis que la préhistoire s’est construite historiquement sur un échec à<br />

comprendre le passé, je dis que l’archéologie n’existe pas comme discipline d’étude du passé ;<br />

je dis que la pratique à laquelle ils sont formés est le rejeton monstrueux né de l’union de la<br />

société de masse industrialisée et du totalitarisme. Ils écoutent, mais ils n’entendent pas. Je ne<br />

411 « Ils échangent, dit Colomb à propos des Indiens, des choses de valeur contre de menus objets, contents<br />

même si ceux là n’ont que peu ou pas du tout de prix. » et plus loin : « j’interdis cependant qu’on leur fit des<br />

cadeaux aussi dérisoires que des fragments d’écuelle, de plats ou des bouts de verre. » Ou encore : « …Clous et<br />

aiguillettes, s’ils pouvaient les acquérir, leur paraissaient les plus beaux bijoux du monde. Il arriva aussi qu’un<br />

matelot obtint, contre une aiguillette, un morceau d’or de trois castellanos et d’autres firent encore de meilleures<br />

affaires, avec, surtout, des blancas nouveaux et certaines pièces d’or : pour en avoir, ils donnaient tout ce que le<br />

vendeur demandait, une once et demie d’or, ou trente, ou quarante livres de coton, matière qu’ils connaissaient<br />

déjà. » (COLOMB, D’ANGHIERA et VESPUCCI, 1992 : 8).<br />

223


les touche pas; ici, ils ne font qu’assister à un discours, qui sera terminé dans une heure. Il leur<br />

suffit que leur travail – on n’ose pas dire leur recherche – se borne à appliquer des procédures.<br />

Cela les rassure. Leur esprit dort depuis des années – sans doute depuis la petite enfance – et<br />

leurs émotions sans désir sont formatées depuis longtemps à n’être que des réactions de<br />

consommateurs.<br />

Demain, ils seront des employés, dans des sociétés privées ou des administrations.<br />

Pour la plupart, ils en ont déjà assimilé la terminologie bureaucratique et les expressions<br />

ampoulées. Romain évoque dans son devoir « les impératifs de la gestion du patrimoine » ;<br />

Virginie « sollicite ma haute bienveillance » pour que je reconsidère sa note catastrophique ;<br />

quant à Guillaume, qui doit effectuer un stage de fouille, il me signale qu’il ignore « la<br />

méthode exacte liée au dépôt de candidature pour (mon) chantier de fouille ». Leur absence de<br />

culture n’est pas, comme le croient les pédagogues, le résultat d’une quelconque lacune de<br />

l’enseignement public ; c’est, fondamentalement, l’expression d’une attitude : ces questions<br />

ne les intéressent pas, et ils se méfient intuitivement des concepts qui nécessitent une<br />

explication. Ils ignorent qu’ils sont les semblables de la masse des employés de l’entre deux<br />

guerres, dont l’essayiste allemand Sigfried Kracauer a détaillé le portrait édifiant dans<br />

l’Allemagne de la fin des années 1920 412 . Ils ont parfaitement intégré le principe de la société<br />

de consommation industrielle selon lequel, comme l’écrit Kracauer, « les inconvénients de la<br />

mécanisation peuvent être compensés par des contenus intellectuels administrés comme des<br />

médicaments » ; c’est-à-dire comme « des éléments tout faits livrables à domicile comme des<br />

marchandises » 413 . Ils sont convaincus que l’archéologie trouvera son développement véritable<br />

par un effort de communication, qui lui permettra d’étendre son public, à des catégories de<br />

consommateurs qui l’ignorent jusqu’ici. « L’archéologie n’est pas assez ludique pour le grand<br />

public », trouve par exemple Marine. De même, ils considèrent tout à fait naturellement que<br />

ce développement se mesure concrètement au succès des produits qui seront proposés à partir<br />

de l’archéologie. « C’est clair : vous faites une exposition pour attirer des visiteurs au musée »<br />

me dit Sarah. Comme le souligne Walter Benjamin à propos de l’étude presque<br />

ethnographique de Kracauer sur les employés allemands, « l’adaptation à ce que l’ordre actuel<br />

comporte d’indigne pour la condition humaine est bien plus poussée chez les employés que<br />

chez les ouvriers. Leur rapport plus indirect au procès de production a pour contrepartie une<br />

soumission beaucoup plus directe aux formes mêmes des relations interpersonnelles qui<br />

correspondent à ce procès de production » 414 .<br />

Mes étudiants savent qu’il leur faudra savoir se vendre, mais ils ne savent pas très bien<br />

comment. Marie, qui cherche un stage de fouille exigé par l’université, m’écrit qu’elle est<br />

« très efficace dans ce qu’elle entreprend » et que, jusqu’ici, elle a « donné toute<br />

satisfaction ». Comme le dit à Kracauer le patron d’une grande entreprise d’employés, ces<br />

jeunes gens seront choisis pour leur « teint moralement rose » 415 , car leur représentation<br />

morale du monde est l’expression naturelle de leur complète soumission aux effets sur les<br />

relations humaines de l’industrialisation et de l’économie de marché. Christophe, qui<br />

renseigne des bases de données pour des Systèmes d’Information Géographique, « est flatté,<br />

comme l’écrit Kracauer, qu’on reconnaisse sa capacité à anticiper son propre remplacement à<br />

tout moment. Et après tout c’est pareil. Que ce soit toi ou moi » 416 . « Tu écris toujours des<br />

articles contre les Allemands ? » me demande gentiment Sébastien à propos de mon travail<br />

412 KRACAUER, 2000.<br />

413 BENJAMIN, 2000 : 176.<br />

414 BENJAMIN, 2000 : 175.<br />

415 KRACAUER, 2000 : 45.<br />

416 KRACAUER, 2000 : 50.<br />

224


sur l’archéologie allemande sous le national-socialisme. Il exprime une position commune<br />

« moralement rose », qui veut que toute entreprise historique critique soit négative, car elle<br />

désigne un mauvais objet. Je commence à dire que « Ca n’est pas contre les Allemands<br />

que… », mais je renonce à essayer de lui expliquer que penser ainsi revient soit à charger<br />

collectivement les Allemands d’aujourd’hui de la faute du national-socialisme, soit au<br />

contraire à réduire le nazisme à un prétexte injuste pour accuser collectivement la nation<br />

allemande. De toutes façons, il est déjà parti sans attendre la réponse. Véronique est plus<br />

calculatrice ; elle me dit, à propos de l’histoire de l’archéologie, que « toute vérité n’est pas<br />

bonne à dire » et qu’il vaut mieux laisser « le public » dans l’ignorance de questions qui<br />

risqueraient de le perturber.<br />

Mon travail d’enseignant consiste à faire sortir cette pensée non-dite, qui procède de la<br />

prétendue évidence, et à la confronter aux débats ou aux controverses qui ont sous-tendu<br />

l’histoire de l’archéologie. C’est ainsi qu’ils apprendront, je crois, en réfléchissant, même<br />

furtivement. Alors, pour commencer l’année, je demande : « Puisque notre cours s’appelle –<br />

un peu pompeusement, d’ailleurs – Théories de l’archéologie, quelqu’un peut-il me dire ce<br />

qu’est une théorie ? » Silence général; ils prennent un air vaguement ennuyé ou se plongent<br />

soudain dans leurs notes, comme à la recherche d’un détail qui leur permettrait de trouver la<br />

réponse. J’insiste : « Il n’y a personne, parmi vous, qui peut me dire ce que c’est qu’une<br />

théorie ? Vous, par exemple, qu’est-ce que vous en diriez ? » Aurélie ne sait pas, et David non<br />

plus. Je finis par obtenir : « une théorie, c’est une interprétation… une idée. » Je ne les lâche<br />

pas, et ça les contrarie ; ils n’ont pas l’habitude qu’on leur demande de dire quelque chose :<br />

« Tout le monde est d’accord avec ça ? » Oui, tout le monde est d’accord avec ça : des<br />

théories, il y en plein et il y a des gens qui en produisent sans arrêt des nouvelles. « Et ce<br />

serait quoi, alors, le contraire d’une théorie ? » C’est Gérald qui finit par dire : « Le contraire<br />

d’une théorie, c’est un fait ». Je ne les laisse décidemment pas tranquilles : « D’accord, mais<br />

expliquez-moi ce que c’est, un fait ». « Un fait, disent-ils tous, c’est quelque chose qu’on n’a<br />

pas inventé ». Ils disent là ce que la plus grande partie de la profession, celle qui travaille sur<br />

le terrain ou qui gère les dossiers dans les bureaux, croit. Ils n’ont rien à faire avec moi et je<br />

n’ai rien à faire avec eux. Je continue parce que je pense que l’enseignement consiste à faire<br />

entendre une parole autre, à semer le doute. Je continue parce que, à chaque année, il y a<br />

toujours, parmi eux, un ou deux qui s’interrogent et qui trouvent le courage de le dire<br />

publiquement.<br />

L’ archéologie du monde « global » : une archéologie commerciale ?<br />

D’où vient donc cette envie de dormir, cette mise à distance de la pensée au profit du<br />

comptable ? D’où vient cette confondante certitude que le monde est tout entier dans son<br />

apparence matérielle instantanée ? « Le spectacle, écrit Guy Debord dans sa « Société du<br />

Spectacle », ne dit rien de plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ».<br />

L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenue par<br />

sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence 417 ». C’est bien de<br />

cela dont il s’agit : nous assistons, avec la généralisation d’un type d’économie postindustrielle<br />

à l’échelle mondiale, à l’essor d’une nouvelle représentation du monde, qui<br />

consiste en la pensée d’un monde global, ou plus exactement unique. Ce monde global, qui<br />

coïnciderait avec l’avènement d’une modernité assurée par la libération de l’échange<br />

généralisé, est ce que l’économiste Serge Latouche désigne sous l’appellation de modernité-<br />

417 DEBORD, 1992 : 7, Thèse 12<br />

225


monde 418 . Cette globalisation économique et culturelle est portée par l’expansion d’un modèle<br />

économique de type nord-américain. Elle se traduit par une américanisation des modes de vie,<br />

qui s’est engagée à la suite de la réorganisation géostratégique mondiale suivant l’achèvement<br />

de la Seconde Guerre mondiale et qu’a précipité l’effondrement du mur de Berlin. A tel point<br />

que certains, comme l’économiste américain Francis Fukoyama, ont pu se demander si<br />

l’Histoire humaine, en tant que telle, n’était pas arrivée à son terme définitif 419 . Car c’est bien<br />

ici de l’avènement généralisé d’une autre pensée de la durée dont il est question : nous vivons<br />

désormais dans le présent toujours neuf du temps réel, dans l’immédiateté sans passé ni futur<br />

du présent absolu des échanges simultanés.<br />

Qu’en est-il pour l’archéologie ? En trente ans, l’archéologie en Europe s’est<br />

transformée radicalement, à une échelle sans commune mesure avec les transformations que<br />

la discipline avait pu connaître auparavant en un siècle et demi d’existence. L’une des<br />

évolutions les plus marquantes, qui a transfiguré à la fois le statut et la pratique de<br />

l’archéologie, est l’expansion sans précédent de l’archéologie de sauvetage, dite<br />

« préventive ». La situation de l’archéologie aujourd’hui n’a plus rien en commun avec celle<br />

que dépeignait au début des années 1960 le préhistorien français André Leroi-Gourhan,<br />

lorsqu’une indigence criante en moyens financiers et en personnels, entretenue par<br />

« l’indifférence indulgente » des pouvoirs publics, se conjuguait à la dilapidation d’un<br />

patrimoine scientifique et culturel inestimable, provoqué à la fois par le manque de formation<br />

professionnelle des fouilleurs et l’absence de contrôle archéologique des opérations<br />

d’aménagement 420 .<br />

Les destructions n’ont pas été enrayées, mais elles ont été contrôlées : dans les<br />

différents pays européens, des procédures d’interventions archéologiques préalables au<br />

nécessaire enlèvement des formations archéologiques imposé par les travaux d’aménagement<br />

ont progressivement été mises en place, tandis que le financement de ces opérations<br />

archéologiques « préventives » était imputé, souvent par des dispositions réglementaires, aux<br />

aménageurs privés ou publics. L’extraordinaire multiplication des opérations, associée à un<br />

afflux de moyens dégagés par les aménagements, a changé la physionomie de l’archéologie,<br />

dont la pratique s’était forgée jusqu’alors dans une tradition de pénurie valorisant le bricolage.<br />

En bénéficiant d’une professionnalisation massive, les pratiques de l’archéologie - jusqu’alors<br />

cloisonnées en spécialités chronologiques ou thématiques - se sont rationalisées,<br />

homogénéisées et normalisées. Les opérations de terrain elles-mêmes ont changé d’échelle :<br />

elles sont passées des sondages ou des fouilles ponctuelles à des décapages gigantesques,<br />

révélant d’un coup l’intégralité de sites complets, ou encore à d’immenses transects, ouvrant<br />

en deux des paysages entiers. Le champ chronologique de la discipline s’est par ailleurs<br />

considérablement agrandi, en particulier grâce à la prise en compte des périodes postérieures à<br />

l’Antiquité - jusqu’à celles des temps modernes et contemporains -, qu’on a pu étudier quand<br />

on a commencé à traiter systématiquement la globalité des <strong>vestiges</strong> archéologiques présents<br />

dans le sol. Ainsi, l’ensemble de ces transformations a complètement renouvelé les matériaux<br />

et les problématiques de l’archéologie, qui embrasse désormais un domaine considérable, et<br />

dont la richesse et la diversité dépassent désormais de loin celles de l’histoire traditionnelle.<br />

On a peu réfléchi, cependant, sur l’impact qu’a eu cette évolution sur la manière de<br />

penser la pratique de la discipline, dans son ensemble, comme sur celle d’aborder les<br />

418 LATOUCHE 1998 : 9<br />

419 FUKOYAMA,1992.<br />

420 LEROI-GOURHAN, 1983 : 136.<br />

226


matériaux archéologiques eux-mêmes. Car l’essor de l’archéologie préventive signifie plus<br />

qu’un simple déplacement des pratiques conventionnelles de la discipline – prospecter,<br />

fouiller, étudier – dans le champ de l’urgence ou de la nécessité, en faisant de l’intervention<br />

archéologique une opération préalable aux travaux d’aménagement. Elle signifie plus, non<br />

seulement parce la généralisation des travaux de sauvetage a complètement remodelé les<br />

pratiques de l’archéologie, mais aussi et surtout parce que l’avènement de cette nouvelle<br />

archéologie préventive a amené à penser l’archéologie en tant qu’opération économique :<br />

dans les années 1980, une nouvelle génération d’archéologues a du apprendre à convertir des<br />

interventions qui relevaient jusque là de la pure recherche fondamentale, en délais d’exécution<br />

et surtout en volumes de moyens financiers, humains et matériels.<br />

Il faut faire le compte juste de cette transformation et, puisqu’il est question ici de la<br />

mobilisation des moyens scientifiques et humains de la discipline archéologique au profit de<br />

l’aménagement du territoire et du développement industriel ou urbain, il est essentiel de<br />

déterminer également la valeur des retours, pour l’archéologie elle-même, qu’a suscité cette<br />

intégration de la discipline dans l’activité économique. Car cette incorporation ne va pas de<br />

soi : en réalité, cette « économicisation » de l’archéologie, si elle a effectivement<br />

considérablement augmenté les moyens de l’exercice de la discipline, a en même temps<br />

formidablement rogné le champ de ses ambitions légitimes. A l’origine, l’archéologie est<br />

supposée constituer une activité de sauvegarde des témoins matériels du passé, mais, en<br />

l’intégrant dans le champ économique, on lui a dénié le droit de dire non ; c’est-à-dire<br />

d’empêcher, pour des motifs de sauvegarde, la destruction des <strong>vestiges</strong> qu’elle est censée<br />

protéger. Ce changement s’est transcrit subtilement dans les mots : En France, on a préféré ne<br />

plus parler d’archéologie de sauvetage – qui impliquait justement cette notion de préserver les<br />

<strong>vestiges</strong> archéologiques de la destruction – pour dire plutôt archéologie préventive ; ce qui<br />

limite l’intervention de la discipline à une simple observation préalable aux travaux<br />

d’aménagement, eux inéluctables.<br />

Plus profondément, les ambitions de la pratique archéologique se sont trouvés réduites à<br />

des impératifs immédiatement quantifiables, qui ont coïncidé avec un repli sur une position de<br />

pure gestion archéologique. C’est-à-dire qu’en réalité on a restreint les exigences de l’analyse<br />

archéologique à un simple travail d’identification ; les travaux de recherche pure se trouvant<br />

rejetés, en quelque sorte par nature, des préoccupations de cette nouvelle archéologie<br />

économique. Suivant les nécessités des travaux d’aménagement, les archéologues ont ainsi<br />

perdu leur capacité de choisir les sites sur lesquels ils décidaient jusqu’alors d’intervenir, et<br />

ont fini par en être réduits à chercher du travail là où les moyens étaient disponibles : en<br />

d’autres termes, le marché a commencé à décider pour l’archéologie ; tandis que se mettait en<br />

marche un véritable processus de prolétarisation de la discipline. Car, à plus grande échelle, la<br />

marchandisation de l’archéologie produit deux effets conjoints, qui, l’un avec l’autre,<br />

conduisent à exclure les archéologues de la conception de leur propre discipline:<br />

- Alors que l’archéologie était rare, l’archéologie est maintenant chronique : il y a trop de<br />

découvertes, trop d’informations pour qu’on puisse les maîtriser dans leur ensemble à<br />

l’intérieur des découpages chronologiques ou des thématiques traditionnelles de la<br />

discipline. Aussi, cette abondance est-elle retirée aux archéologues, car l’abondance<br />

devient banalisation, quand toute diversité qualitative a été retirée aux produits de<br />

l’archéologie marchandisée.<br />

227


- Les archéologues sont d’autre part progressivement exclus du champ de l’archéologie,<br />

non pas par l’abondance des « produits » archéologiques, mais sous l’effet du caractère<br />

nouveau qu’acquièrent ces derniers: personne parmi les archéologues n’a plus désormais<br />

la possibilité, que ce soit à titre individuel ou institutionnel, de mobiliser à lui seul les<br />

moyens mis au service de l’archéologie « commerciale ». Ce mouvement constitue un<br />

mouvement d’exclusion des archéologues entre eux, comme des archéologues vis-à-vis du<br />

« produit » archéologique qui est fabriqué globalement.<br />

On a vu enfin se mettre en place un formatage préalable des interventions et la<br />

définition de seuils financiers au delà desquels il devenait déraisonnable de contraindre les<br />

entreprises à financer les interventions. Les autorités en charge de l’archéologie en sont donc<br />

venues à garantir, pour le bon fonctionnement du marché, ces seuils de tolérance<br />

archéologique ; c’est-à-dire à constituer des instances de régulation de la pression des<br />

découvertes, qui conduisaient au contraire à multiplier les champs d’intervention de la<br />

discipline et à amplifier son engagement scientifique et professionnel. Plus concrètement, les<br />

instances chargées par la collectivité sociale et politique de protéger l’archéologie sont<br />

devenues celles qui organisent sa soumission aux exigences et au fonctionnement d’une<br />

logique d’entreprise. Ce sont elles qui procèderont à leur propre démantèlement.<br />

Ainsi, les archéologues ne sont plus désormais des chercheurs, mais des « travailleurs »<br />

(des « workers »), qui ne produisent plus pour eux-mêmes – je veux dire pour l’archéologie –<br />

mais pour la puissance économique que représente la commercialisation de l’archéologie.<br />

Comme l’écrit Debord, encore, « le succès de cette production, son abondance, revient vers le<br />

producteur comme abondance de la dépossession. Tout le temps et l’espace de son monde lui<br />

deviennent étrangers avec l’accumulation de ses produits aliénés.(…) Les forces mêmes qui<br />

nous ont échappé se montrent à nous dans toute leur puissance 421 ». Lorsque l’immédiateté du<br />

présent empêche toute réflexion dans la durée, lorsque l’activité de la pensée n’alimente plus<br />

qu’un travail élémentaire d’identification, le « produit » archéologique n’est plus qu’une<br />

marchandise sans contenu, un « emballage » d’archéologie. Le nivellement par le bas de la<br />

production archéologique est devenu inéluctable, car il est non seulement une conséquence<br />

directe, mais plus profondément une nécessité élémentaire du fonctionnement du marché. De<br />

même, lorsque le travail de l’archéologie n’est plus qu’une activité d’expertise, l’espace<br />

intellectuel de la discipline devient trop exigu pour autoriser le développement d’autres<br />

approches du passé, qui poseraient d’autres questions : celles-ci sont tout simplement sans<br />

objet, car elles n’intéressent ni les « collègues » fabriquants d’archéologie ni leurs « clients »<br />

consommateurs ou utilisateurs. Nous en sommes là.<br />

La culture est un produit ; la recherche est un (re)packaging<br />

Ce sont évidemment dans les domaines où l’archéologie s’adresse au public sous la<br />

forme d’un service ou d’une marchandise, que les effets de cette « marchandisation de la<br />

culture » sont les plus visibles. Les sites archéologiques visitables, de même que les musées,<br />

sont de plus en plus largement gérés comme des entreprises commerciales. Cette évolution se<br />

traduit par un retrait de l’identité des sites ou des collections devant les « produits » qui en<br />

sont proposés, c’est-à-dire par un effacement du contenu au profit du contenant. Les sites ne<br />

proposent plus de banales visites, mais une déclinaison de « produits » supposés adaptés aux<br />

différents types de clientèle auxquels ils s’adressent. Les « centres d’interprétation » ou les<br />

421 DEBORD, 1997 : 16, Thèse 31.<br />

228


musées deviennent, avec leurs indispensables « boutiques », des points de vente de produits<br />

dérivés (comme des livres et des brochures, mais aussi des reproductions et des articles<br />

divers : badges, jouets, crayons etc. ) ; ce sont désormais, dans le langage commercial du<br />

marketing, des « sites ». Dans cette mécanique marchande, la singularité que constitue<br />

l’identité archéologique des sites ou des collections présentées dans les musées tend à se<br />

transformer en un handicap commercial, qu’il convient d’éliminer. L’archéologie au sens<br />

strict ne vend pas assez, par comparaison avec ce qui se vend ailleurs à partir de l’image de<br />

l’archéologie : les enfants se jettent plus facilement sur les petits Vickings et les parures de<br />

princesse en plastique que sur les austères livres d’archéologie. Dans une pure logique<br />

commerciale, il importe que ce qui se vend bien ailleurs dans le réseau des sites et des musées<br />

puisse se vendre également sur les « sites » liés à l’archéologie. Il s’en suit un inéluctable<br />

nivellement par le bas de la marchandise, dans la mesure où cette « logique du succès<br />

commercial » consiste à privilégier la consommation de masse, en favorisant le plus petit<br />

dénominateur commun des produits qui se vendent. Du coup, on trouve de plus en plus dans<br />

tous les « grands musées » la même camelote médiocre et jetable : les porte-clés, les gommes,<br />

les magnets à coller sur le frigo, etc…<br />

La recherche institutionnalisée n’échappe pas à cette dégradation du statut de<br />

l’archéologie, puisqu’elle se trouve prise elle aussi dans ce processus de marchandisation de<br />

la discipline. On le voit particulièrement bien dans l’enseignement universitaire des pays<br />

anglo-saxons, où les universités doivent trouver par elles-mêmes une partie de leur<br />

financement. Il leur faut trouver des « clients » prêts à recourir à leurs services, à investir dans<br />

les filières de formation qu’elles prodiguent, ou plus généralement à acquérir les diplômes<br />

qu’elles dispensent. De nombreux départements d’archéologie tentent ainsi de développer des<br />

services de « sciences archéologiques » (« archaeological sciences »), qui pourront fournir<br />

des travaux d’expertise à l’archéologie commerciale. D’autres cherchent à diversifier la nature<br />

de leurs diplômes, afin de les adapter à de nouveaux types de « clientèle » universitaire : en<br />

Grande-Bretagne, on a vu ainsi apparaître au cours de ces dernières années des diplômes<br />

d’archéologie locale, qui s’adresse à la clientèle des « seniors » et des retraités aisés. Ces<br />

évolutions récentes posent un problème inédit à la recherche et à l’enseignement<br />

académiques, dans la mesure où elles s’attaquent directement à la nécessaire continuité de la<br />

transmission intellectuelle. L’un des effets immédiats de la « marchandisation » de<br />

l’université est de produire en effet un éclatement de la discipline selon les diverses « niches »<br />

de clients auxquelles elle s’adresse et dont l’existence finit par légitimer le développement de<br />

problématiques ou de perspectives supposées propres. L’atomisation de la discipline – et son<br />

corrolaire, la recherche d’approches « intégrées » ou « pluri-disciplinaires » - est un produit<br />

direct de l’économicisation de la discipline. Dans cette archéologie désormais éclatée en une<br />

une multitude de chapelles ou de spécialités, seul compte, en définitive, le point de vue; c’està-dire<br />

le lieu du discours, et la place que celui-ci occupe dans la configuration immédiate de la<br />

recherche vue comme un « grand marché des idées ». Car l’autre effet principal de cette<br />

« marchandisation » de la recherche et de l’enseignement est de transformer les contenus<br />

intellectuels en produits. Les interprétations et les approches n’ont plus désormais de valeur<br />

que dans la mesure où elles rencontrent un auditoire et trouvent un succès. Dans cette course à<br />

la survie – « Publish or perish » -, seule compte dorénavans l’immédiateté : un contenu<br />

intellectuel qui a eu du succès dans le passé et n’en a plus à l’instant présent n’existe plus, car<br />

il a perdu toute valeur. Il est périmé, comme l’est un yaourt qui a dépassé sa date de<br />

consommation. Ici également, la connaissance est devenue marchandise : seule compte le<br />

« besoin » du consommateur ou du client ; seule compte la démarche pour lui donner envie de<br />

consommer le nouveau produit lancé sur le marché. Seule compte la nouveauté, seul importe<br />

229


le succès : la recherche doit s’adapter au fait que si elle veut survivre, elle doit « capter » un<br />

public et le satisfaire.<br />

Le champ de la « marchandisation » s’est donc désormais étendu à l’ensemble de<br />

l’archéologie. Ce qui a changé au cours de ces dernières années, c’est que la science (avec la<br />

technique, la politique, ou la culture) est désormais soumise immédiatement au marché. Car la<br />

science – c’est-à-dire la production de connaissances – fonctionne désormais elle aussi dans le<br />

présent absolu de l’économie de marché : c’est cette réduction au présent qui justifie<br />

l’abandon de l’investissement en temps dans la recherche. Il est non seulement inutile, mais<br />

surtout dangereux, de commencer à investir dans la recherche fondamentale qui n’aurait pas<br />

d’application économique à très court terme, car les chercheurs seraient déjà dépassés à partir<br />

de l’instant même où ils cesseraient de participer à cette course permanente à l’innovation.<br />

Comme les conditions changent très vite, les entreprises – ou ici les producteurs d’archéologie<br />

– doivent être en mesure de se réorienter très rapidement, en satisfaisant de plus en vite aux<br />

exigences du marché. Ainsi s’instaure le règne de la « flexibilité » : il faut pouvoir proposer en<br />

un temps record un nouveau produit ; il faut en développer un nouveau en le moins de<br />

temps possible. Dans ces conditions, la recherche devient un art du packaging, une activité de<br />

conditionnement des travaux scientifiques sous la forme de supports de communication. Les<br />

chercheurs n’ont plus le temps, matériellement, de produire de la recherche ; ce qu’on leur<br />

demande de diffuser c’est l’image de la recherche.<br />

Il faut dire encore une fois que ces deux aspects apparemment opposés de la nouvelle<br />

archéologie marchandisée (les produits intellectuels des « chercheurs » contre les produits<br />

matériels des « fabriquants » d’archéologie) ne sont contradictoires qu’en apparence ; ne<br />

serait ce que parce qu’ensemble ils sont les produits d’un seul et même processus : cette<br />

archéologie académique « libéralisée » et cette archéologie de terrain « commercialisée »<br />

contribuent d’une part à éloigner les archéologues entre eux - chacun travaillant pour ou dans<br />

des ghettos académiques ou professionnels différents - et d’autre part à les déposséder de<br />

leurs créations et de leur art. De tout cela, il ne nous faut retenir que l’essentiel : les<br />

conditions mêmes qui rendent possible la production de la pensée (disposer de temps à soi et<br />

pour soi) sont supprimées dans la logique de l’instantanéité marchande: ce présent total, dans<br />

lequel il est devenu matériellement impossible de penser, c’est, fondamentalement, la<br />

dimension temporelle de l’univers totalitaire. Car est totalitaire un système qui asservit les<br />

hommes en leur niant toute possibilité de penser ou d’agir autrement qu’ils ne sont contraints<br />

à le faire.<br />

Quels sont les enjeux ?<br />

Contrairement à ce que l’on entend dire, le marché global n’a pas encore complètement<br />

gagné. Car l’un des obstacles les plus sérieux auxquels est confrontée l’expansion du marché<br />

global est le morcellement persistant des collectifs humains. C’est pourquoi l’essor des<br />

communications est un facteur essentiel du développement de l’économie « globalisée ».<br />

Mais, au delà, celle-ci requiert de fluidifier encore la circulation des échanges économiques,<br />

qui sont toujours ralentis par toute une série de barrières, dont au premier chef celles des<br />

régulations sociales. L’archéologie est désormais - qu’on l’accepte ou non - dans cette<br />

configuration, dès lors qu’elle a acquis un poids économique : du simple point de vue de la<br />

logique de marché, ses chances de développement, à l’échelle européenne, résident<br />

maintenant dans une uniformisation des procédures et des standards de fonctionnement, de<br />

230


manière à ce que demain les opérateurs de n’importe quel pays puissent intervenir n’importe<br />

où en Europe. En réalité, ce qui se joue désormais, c’est la mise sous tutelle de l’archéologie,<br />

en tant que pratique et création scientifiques, aux lois de l’économie : ce qui est à présent en<br />

jeu, c’est la déréglementation du marché de l’archéologie (l’objectif étant, à terme, de casser<br />

les lois nationales trop contraignantes pour les opérateurs), la suppression des intermédiaires<br />

interposés entre le produit et le client (l’objectif étant d’achever de casser les spécialisations<br />

thématiques ou scientifiques traditionnelles de l’archéologie) et enfin le décloisonnement de<br />

la pratique archéologique (en la soumettant, totalement, à la logique et au fonctionnement des<br />

entreprises néo-libérales).<br />

Sous sa forme actuelle, l’archéologie préventive est donc une des formes induites de<br />

l’omnimarchandisation du monde provoquée par le processus de globalisation économique<br />

dans lequel sont engagés les pays post-industriels. Cet envahissement du monde par<br />

l’économique provoque une crise de l’action et de la pensée politiques, crise qui se traduit par<br />

deux phénomènes conjoints : à savoir d’une part la soumission des appareils d’Etat aux<br />

contraintes de la techno-économie mondiale et d’autre part la dépolitisation des citoyens, qui<br />

sont exclus des décisions économiques prises à leur sujet par des représentants politiques<br />

qu’ils ont paradoxalement élus ou par des administrations qui, à l’origine, sont sensées les<br />

représenter. Nous en sommes là ; ce qui signifie, en d’autres termes, que le passé, dès lors<br />

qu’il perd sa qualité de bien social, ou de patrimoine collectif, pour devenir un enjeu<br />

économique, n’est pas autre chose qu’un bien de consommation culturelle. Il ne sert plus à<br />

joindre les hommes ensemble, à leur donner le sens d’un héritage commun, précieux car<br />

fragile et unique. Concrètement, cela signifie que l’archéologie, telle qu’elle est en train de se<br />

développer depuis ces vingt dernières années, participe activement au processus de<br />

désocialisation globale provoquée par l’omnimarchandisation du monde. Nous devons dire<br />

clairement, nous autres archéologues, que nous ne voulons pas être plus longtemps les<br />

collaborateurs de cette trahison du collectif. C’est l’honneur de toute une discipline qui est en<br />

jeu.<br />

Comment résister ?<br />

L’économicisation du monde nous est présentée comme un processus absolument<br />

inévitable, et plus encore comme un état objectif du monde, auquel il serait non seulement<br />

absolument impossible d’échapper, mais surtout absurde d’envisager de se soustraire. Ce<br />

postulat repose sur une théorie, qui exclut du prétendu champ du réel tout ce qui n’est pas<br />

transformable en marchandise ; c’est-à-dire tout ce qui n’a pas d’utilité économique<br />

immédiate. Plus précisément, cette appréhension du monde comme produit s’enracine dans<br />

une entreprise de réification d’un discours marchand: les choses sont ainsi, et pas autrement,<br />

parce qu’elles fonctionnent matériellement de cette manière. Il faut opposer à cette théorie une<br />

autre théorie, à ce discours dominant un autre discours, qui soit le nôtre et non plus celui<br />

qu’on veut nous faire tenir. L’un des objectifs les plus urgents est de combattre le fatalisme,<br />

en s’attaquant d’abord à la soumission des esprits, dont en premier lieu ceux des<br />

archéologues. Car, plus profondément, ce qui est cause c’est bien une certaine vision de<br />

l’Histoire et du devenir historique, vision à propos de laquelle nous autres archéologues avons<br />

quelque chose à dire de spécifique. Concrètement que faire ? L’une des premières urgences<br />

consiste à décoloniser nos esprits : il faut commencer par déséconomiser notre vision des<br />

choses autour de nous, dont au premier chef l’archéologie, en lui rendant son caractère à<br />

proprement parler inestimable. Il nous faut développer une autre vision du passé et de la<br />

société, qui ressuscite pleinement l’innovation historique, actuellement discréditée par<br />

231


l’apparente « disparition de l’Histoire ».<br />

Mais tout d’abord, il faut commencer à oser poser les questions qui touchent au<br />

fonctionnement du pouvoir à l’intérieur de cette nouvelle archéologie devenue opération<br />

économique, en bref isoler les habitus 422 que fabrique cette nouvelle archéologie<br />

marchandisée. En premier lieu, qui contrôle l’archéologie ? De toute évidence, ce ne sont plus<br />

les archéologues eux-mêmes, qui se trouvent désormais relégués à un statut de producteurs ou<br />

plus exactement de fabriquants de produits archéologiques. Les archéologues ne sont plus<br />

ceux qui inventent l’archéologie. Au profit de qui donc s’exerce cette entreprise de production<br />

d’archéologie, en un mot quels en sont les clients? Cette question n’a normalement pas de<br />

sens lorsque l’archéologie est un bien collectif. Elle en prend un, en revanche, quand l’activité<br />

archéologique devient partie prenante du champ économique : les clients de l’archéologie, ce<br />

sont d’abord les aménageurs, dans la mesure où c’est pour eux que travaillent désormais les<br />

archéologues, en libérant les terrains de la contrainte archéologique. Les clients de<br />

l’archéologie, ce sont aussi les visiteurs des musées et des sites, qui achètent un produit<br />

élaboré à partir du travail des archéologues. Avec la notion nouvelle de clients, intervient une<br />

seconde exclusion, toute aussi scandaleuse que celle des archéologues de leur discipline: la<br />

mise à l’écart de la collectivité des citoyens des décisions archéologiques. Car qui décide au<br />

profit de qui ? Ce sont des gestionnaires qui organisent l’enlèvement du tissu archéologique<br />

au profit des aménageurs - c’est-à-dire d’entrepreneurs – ce sont des technocrates qui<br />

décident de ce qui méritera d’être montré – ou plutôt vendu – à un public considéré comme<br />

des consommateurs qu’il est nécessaire de séduire. Enfin, qu’est-ce donc que ce produit<br />

commercial élaboré par ces nouveaux fabriquants d’archéologie ? Est-ce encore, est-ce<br />

réellement de l’archéologie ou n’est ce pas plutôt désormais une apparence d’archéologie ?<br />

L’archéologie n’est qu’un des aspects d’un phénomène global de mondialisation de la<br />

culture, induite par le développement post-industriel de la période contemporaine. Dans les<br />

sociétés post-industrielles contemporaines, la production de la richesse ne procède plus en<br />

effet essentiellement de la fabrication de produits industriels, mais de la diffusion de produits<br />

culturels. Ce sont désormais les industries de la télévision, du cinéma, ou de la musique qui<br />

sont créatrices de richesses. A ce titre, l’activité marchande des sociétés occidentales<br />

contemporaines s’incarne dans de nouvelles industries de la culture ou industries culturelles<br />

dont les philosophes allemands Max Horkheimer et Theodor Adorno avaient saisi, dès la fin<br />

des années 1940, le fonctionnement foncièrement totalitaire 423 . On peut caractériser le<br />

fonctionnement de ces industries culturelles actuelles par la conjonction de trois<br />

critères principaux:<br />

1. Les industries culturelles travaillent pour le marché ; c’est-à-dire qu’elles exploitent une<br />

matière, constituée par la création culturelle, qu’elles transforment en marchandise.<br />

2. Elles mobilisent des moyens massifs de production, de caractère véritablement industriel.<br />

3. Elles mettent en œuvre des techniques avancées de reproduction et de diffusion en<br />

masse 424 .<br />

Considérée globalement – c’est-à-dire autant comme une activité académique, une<br />

422 Pierre Bourdieu définit sous la notion d’habitus des « systèmes de dispositions durables et transposables<br />

(produits par) les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence »<br />

(BOURDIEU 1980: 88).<br />

423 HORKHEIMER et ADORNO, 1974.<br />

424 Sur l’état actuel des industries culturelles, on pourra se reporter en particulier à l’ouvrage de Jean-Pierre<br />

Warnier sur « La mondialisation de la culture » (WARNIER, 1999).<br />

232


pratique de terrain et comme un travail de valorisation du patrimoine – l’archéologie est<br />

devenue un secteur particulier de ces nouvelles industries de la culture. Or, l’activité des<br />

industries culturelles n’est viable sur le long terme que dans la mesure où leur fonctionnement<br />

s’inscrit dans une logique économique. Elles doivent engranger des recettes ; c’est-à-dire qu’il<br />

leur faut produire de manière rentable. Comment y parvenir ? Il est en premier lieu essentiel<br />

que, dans chacun des secteurs qu’elles exploitent, ces industries culturelles puissent capter la<br />

production des créateurs ou des chercheurs en les rendant dépendants – notamment des<br />

moyens techniques de production et de diffusion –; c’est-à-dire précaires. Il est d’autre part<br />

fondamental que la production de ces chercheurs ou créateurs puisse être aisément<br />

transformée en produits culturels ; c’est-à-dire en une marchandise sur laquelle ceux-ci<br />

n’aient pas le contrôle. Très concrètement, le résultat de cette marchandisation de la culture<br />

est que les créations culturelles ou scientifiques (ici la fouille, le travail des archéologues, la<br />

recherche archéologique) sont transformées en spectacles.<br />

Il ne faut pas s’y tromper : intégrée à l’économie de marché, l’archéologie alimente<br />

désormais, en tant qu’industrie culturelle, un secteur non négligeable de l’activité<br />

économique. En tant qu’industrie du patrimoine, l’archéologie rapporte de l’argent, elle crée<br />

des emplois et surtout elle produit de la valeur. Dans ce contexte, le patrimoine culturel lié à<br />

l’archéologie (comme les chantiers, les sites ou les musées) devient à proprement parler une<br />

ressource économique, notamment en matière de tourisme. Les industries culturelles sont<br />

également des structures de production intégrées, qui visent à l’optimisation des produits:<br />

ainsi l’une des caractéristiques du domaine de production des industries culturelles est qu’il<br />

inclut la communication ; c’est-à-dire ce qui devrait constituer l’information associée aux<br />

productions culturelles. Or, comme on l’a vu, il n’en est rien : ici, il n’est pas tant question de<br />

promouvoir une information qu’une image, une démonstration qu’un spectacle. C’est là un<br />

formidable nivellement par le bas de la diffusion de la discipline auprès du public, qu’il s’agit<br />

dorénavant de distraire avec ce que nous faisons et non plus d’instruire avec ce que nous<br />

comprenons. Or, cette question de la communication de l’archéologie est essentielle, car elle<br />

met directement en cause la conservation du patrimoine archéologique et la transmission des<br />

connaissances d’une génération d’archéologues à l’autre. En effet, jusqu’alors la perpétuation<br />

de la discipline archéologique prenait appui sur la transmission d’un patrimoine hérité du<br />

passé, qui était lié à un ensemble de connaissances amassées depuis plusieurs siècles: nous<br />

faisions de l’archéologie, jusqu’à maintenant, parce que nos prédécesseurs avaient révélé,<br />

depuis le XVIII ème siècle, un ensemble de <strong>vestiges</strong>, de sites ou de questions dont l’intérêt<br />

scientifique imposait de s’occuper. Nous en ferons désormais dans la mesure où nous<br />

trouverons un public que cela distraira. Pour quelques gagnants, il y aura immensément de<br />

perdants : certaines périodes, certains types de sites, certains problèmes, ne parvenant pas à<br />

atteindre le succès – ou, dit autrement, n’étant plus vendables – devront être abandonnés et les<br />

chercheurs qui y trouvaient un intérêt quelconque devront se réorienter vers d’autres<br />

domaines plus porteurs, sous peine de disparaître à leur tour.<br />

Il faut démonter l’argument néo-libéral présenté aux archéologues en faveur de la<br />

soumission de leur discipline aux exigences du marché, dans la mesure où celui-ci fait valoir<br />

de manière absolument fallacieuse que la culture – ou la science – auraient tout à gagner de<br />

leur intégration à la logique marchande, quand en réalité elles leur seraient asservies. Dans un<br />

premier mouvement, les spécialistes du marketing et de la communication stigmatisent<br />

l’immobilisme, l’improductivité et la vétusté des pratiques traditionnelles garanties par la<br />

collectivité. Ils font valoir, dans un second mouvement, que l’ouverture de la discipline au<br />

marché permettra d’augmenter la qualité des productions archéologiques grâce à l’apport de<br />

moyens financiers considérables et à l’application de technologies de pointe, utilisées en<br />

233


particulier dans le domaine de la communication. Ces nouveaux amis de l’archéologie font<br />

valoir enfin que l’arrivée de ces moyens, jusqu’alors totalement hors d’atteinte des<br />

chercheurs, permettra aux archéologues de donner la pleine mesure de leur talents dans le<br />

domaine de la communication de leur activité et ainsi de rencontrer un nouveau public, à la<br />

condition de s’adresser au plus grand nombre. Enfin, ils assurent que cet apport d’air et<br />

d’argent frais favorisera l’éclosion de la création et l’essor de la diversité, l’une et l’autre<br />

stimulées par le libre jeu de la concurrence.<br />

En réalité, il faut dire que la mise sous tutelle de l’archéologie vis-à-vis des pratiques du<br />

marché provoque une extraordinaire uniformisation des productions : fondamentalement, la<br />

concurrence homogénéise car, dans la compétition pour le succès maximum, la recherche de<br />

la satisfaction du public le plus large pousse à la généralisation de produits passe-partout. Ce<br />

phénomène est amplifié encore par la concentration industrielle – avec l’apparition de grands<br />

groupes monopolisant des pans entiers de l’activité culturelle – qui conduit rapidement à un<br />

étranglement et un formatage de la création. C’est donc à un véritable processus de régression<br />

que nous assistons dans le domaine de la production culturelle, régression provoquée par la<br />

captation de la culture par le marché. Dans le domaine de l’archéologie, cet appauvrissement<br />

de la discipline est d’autant plus inquiétant que celle-ci a mis des siècles avant de pouvoir<br />

s’imposer comme une pratique autonome. Le droit à l’exercice libre de la démarche<br />

archéologique a été conquis de haute lutte par des générations d’archéologues, qui ont<br />

défendu la discipline, souvent au péril de leur carrière, contre le poids des à priori religieux ou<br />

moraux ou contre les exploitations de la politique. Et nous qui ne risquons rien, nous serions<br />

prêts à la vendre contre la promesse du succès ?<br />

Restaurer le temps et l’Histoire<br />

Il ne sert à rien de nous voiler plus longtemps la face : l’économie accapare désormais<br />

l’Histoire, c’est-à-dire la production d’Histoire. Le premier effet visible de ce phénomène est<br />

de vider le contenu social de l’Histoire, d’en faire un temps abstrait et uniforme sur lequel, les<br />

uns et les autres, nous ne pouvons plus avoir prise. Nous sommes devenus les spectateurs<br />

d’une Histoire qui se déroule apparemment sans nous, nous sommes réduits à devenir des<br />

consommateurs de produits historiques conçus comme des marchandises. Fondamentalement,<br />

il en résulte de cette situation au moins trois effets sur le temps et l’histoire :<br />

1. D’une part, un temps unifié, ou « universel » s’impose partout ; c’est le temps d’un même<br />

jour partout dans le monde du temps réel du monde global. Or, ce temps là imprègne<br />

naturellement le passé : c’est le temps de « l’histoire universelle », qui n’est autre qu’un<br />

nouvel habillage du vieux temps historiciste.<br />

2. D’autre part, le temps est vidé de sa substance : c’est un temps abstrait, qui domine toute<br />

temporalité locale, qui étouffe toute vie individuelle du temps, qui nous est donné comme<br />

seul réel. C’est ici toujours le « temps vide et homogène » que Benjamin désigne comme<br />

le temps de l’écrasement des hommes et de la dissimulation du passé.<br />

3. Enfin, ce temps irréversible est imposé à tous, mais l’usage nous en est refusé : tout autre<br />

emploi de la notion de temps irréversible menace directement l’existence de ce nouvel<br />

empire du temps, car c’est une nouvelle immobilité dans l’Histoire – qui fait écho à<br />

l’antique immobilité du temps des sociétés inégalitaires du passé - qui nous est imposée.<br />

234


En réalité, ce temps dont nous sommes exclus nous appartient. C’est celui de notre vie,<br />

ici. Il est à nous non seulement parce que nous ne sommes pas les spectateurs mais les auteurs<br />

de notre propre histoire, mais aussi parce que c’est nous, les archéologues, qui explorons la<br />

mémoire de l’histoire des hommes. Nous devons lutter contre la banalisation de<br />

l’archéologie ; il nous faut « ré-enchanter » l’archéologie en lui restituant sa charge<br />

d’étrangeté et d’indécidabilité. Nous devons lutter précisément contre l’appropriation<br />

économique du temps ; il nous faut libérer l’hétérogénéité du temps, rendre sa place à la<br />

mémoire, lui restituer sa force productrice d’accidents et de sens imprévus ; en bref<br />

réintroduire la vie dans l’Histoire. C’est le présent que nous devons nous réapproprier, non<br />

pas comme le lieu d’où l’économie fait disparaître l’histoire, mais comme celui dans lequel la<br />

mémoire de la matière et des hommes travaille, là où l’histoire est ouverte. Le temps, encore<br />

et toujours, est décidemment au cœur de l’identité de l’archéologie.<br />

235


Conclusions<br />

Fabienne Verdier : Calligraphie (détail).<br />

236


Le registre du temps<br />

Conclusions<br />

« RACINES… Les premières petites barbes il y a deux, trois mille ans peut-être ;<br />

une lente extension accompagne l’histoire millénaire de cet arbre en gestation, puis, dans les<br />

années mille sept cent et mille huit cent, le grand développement.<br />

L’accroissement des branches, la croissance du fût vont de concert avec la pénétration des<br />

racines à la recherche perpétuelle de nourriture.<br />

Le plein des racines emplit l’espace de la matière extraite.<br />

Les incessants petits bruits secs et obstinés de l’extension, l’écoulement traînant de la matière<br />

glisse, rampe, crée la vibration, le bourdonnement, le crépitement de la croissance.<br />

DANS LES VISCERES continuait à pourrir l’antique misère.<br />

Les murs s’effritaient pour produire le lait noir essentiel à la croissance du fût.<br />

Puis, des racines verticales émergeait en noir et blanc la masse humaine plus sombre des<br />

smokings du feuillage et des fruits.<br />

Il faisait une chaleur humide, tout puait l’urine et la sueur ;<br />

Les images étaient troubles, fluctuantes, poussiéreuses ;<br />

Le craquement incessant et secret des bois résonnait dans l’air dense qui remplissait les<br />

racines, tel un sang pompé dans le ventre. » 425<br />

Guiseppe Penone le dit à sa manière de sculpteur : l’histoire est vivante parce qu’elle est<br />

faite de matière, et parce que la matière qui vit, croît. Le passé, « l’antique misère », en n’en<br />

finissant pas de s’écrouler depuis les origines, nourrit secrètement l’actuel de son « lait noir ».<br />

Il vient des profondeurs de la matière, un mouvement irrépressible qui emplit tous les recoins<br />

de l’espace ; le présent est pénétré du bruissement du passé qui pousse, qui augmente par<br />

l’apport incessant de tout ce qui croît. Et l’actuel, pour s’étendre, va chercher de plus en plus<br />

loin dans ce qui est enfoui la substance indispensable à sa croissance et s’y accroche. Tout ce<br />

qui vit crée de la mémoire qui s’inscrit dans la matière en mouvement, sans cesse décomposée<br />

et recomposée. L’obsession de Penone pour la matière végétale, qui n’en finit pas de croître,<br />

et pour le bois, dans lequel le temps s’enregistre continuellement sous la forme d’une série de<br />

peaux (ou de strates, dirions-nous) successives, fait écho à une remarque de Bergson qui dit<br />

que « partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre dans lequel le temps<br />

s’inscrit. » 426<br />

Ce registre, c’est la matière. Les matériaux archéologiques sont faits de la matière qui<br />

vit. Ils sont une forme immédiate de la nature vraie que poursuivait Hokusaï. Ils se trompent<br />

ceux qui croient que les restes archéologiques ne sont qu’un arrière-plan dans le tableau<br />

historique, les <strong>vestiges</strong> d’un décor d’une véritable histoire, qui serait ailleurs. Les restes<br />

425 « La structure du temps » (PENONE, 1993 : 7).<br />

426 BERGSON, 1941 : 16.<br />

237


archéologiques sont la matière même de l’histoire, une histoire qui se révèle non pas dans la<br />

chronique des événements, mais dans l’éphémère. « Un brin d’herbe est aussi gracieux qu’un<br />

arbre ou une montagne, a dit le peintre espagnol Joan Miro qui avait entrepris de<br />

« dynamiter » la peinture pour la réduire à ses formes essentielles, avant d’ajouter : « à part<br />

les primitifs et les Japonais, presque tout le monde néglige ces choses divines. » 427 C’est la vie<br />

qui est miraculeuse, parce qu’elle est à la fois provisoire et indestructible, en même temps<br />

immémoriale et toujours neuve. Les restes archéologiques en sont le témoin. Ils sont le lieu où<br />

le travail de la vie s’inscrit et nous devient lisible : ils prennent l’empreinte de ce que nous<br />

appelons le temps. Ce sont des choses sans qualité particulière, des rebuts ordinaires et<br />

relativement interchangeables, dont les innombrables exemplaires saturent, déjà, les musées.<br />

C’est précisément la raison pour laquelle ces débris sont uniques et précieux. Comme l’écrit<br />

Georges Perec :<br />

« Le temps qui passe (mon Histoire) dépose des résidus qui s’empilent : des photos, des<br />

dessins, des corps de stylo-feutre depuis longtemps desséchés, des chemises, des verres<br />

perdus et des verres consignés, des emballages de cigares, des boîtes, des gommes, des<br />

cartes postales, des livres, de la poussière et des bibelots : c’est ce que j’appelle ma<br />

fortune. » 428<br />

Ce qui reste, justement, qu’est-ce que c’est au juste ? Il nous fallait revenir au début, là<br />

ou les choses destinées à être étudiées par l’archéologie sont isolées, identifiées et mises en<br />

catégories : à la fouille. Fondamentalement, la démarche archéologique consiste en une<br />

inlassable opération de séparation. Il faut démêler l’archéologique du non archéologique,<br />

c’est-à-dire extraire les restes anthropiques des accumulations naturelles dans lesquelles ils<br />

sont immergés. Nous croyons qu’il nous faut arracher les productions de l’humanité à leur<br />

antique disparition dans le non-humain. La parole de Leroi-Gourhan prend la voix d’outre<br />

tombe de la statue du Commandeur de Don Juan : « Prends garde, toi qui ne sais pas ce que tu<br />

fais, à ne laisser perdre aucune information ; même les restes les plus ténus veulent dire<br />

quelque chose. » nous dit-il, à nous qui fouillons ; c’est-à-dire qui sommes en train de tout<br />

détruire. Nous devrions nous sentir coupables ; pourtant, dans ce qui constitue la matière<br />

même des <strong>vestiges</strong>, l’humain et le non-humain ne sont pas aussi clairement distingués qu’on<br />

ne nous le dit ; on doit même dire que plus les restes matériels sont anciens et plus cette<br />

frontière devient indiscernable, plus l’anthropique est en quelque sorte absorbé dans le<br />

naturel. Nous ne savons pas où, exactement, nous arrêter. Il n’existe pas de surface nette qui<br />

serait celle d’un moment particulier d’un passé ; au contraire, à l’intérieur de la terre, tout<br />

flotte dans l’indécision, dans le peut-être. Nous creusons à vue dans une matière<br />

extraordinairement riche et complexe, dans laquelle le passé que nous recherchons est<br />

intimement mêlé à sa pré- et à sa post-histoire. Aussi, chaque fouille, chaque surface de<br />

décapage, est une proposition forcément fausse, car tout acte de dégagement est une<br />

amputation, une élimination simplificatrice. Nous voyons bien que ce que nous enlevons n’a<br />

rien d’un mort terrain ; ce n’est pas une accumulation stérile qu’il suffirait d’évacuer pour<br />

rendre toute sa présence à l’ancien, à l’enfoui. Au contraire, ce que nous enlevons c’est toute<br />

l’histoire ultérieure de cet hypothétique moment singulier du passé que nous recherchons ; ce<br />

n’est pas autre chose que sa mémoire, sa retranscription ininterrompue, jusque dans l’oubli. A<br />

l’inverse, ce que nous ne fouillerons pas, plus bas, en dessous, est tout ce qui le prépare, ce<br />

qui l’annonce et qui a pris sens parce qu’il est venu. La fouille nous échappe car, depuis le<br />

début, nous croyons que, puisqu’il reste quelque chose du passé, cela signifie que le passé lui-<br />

427 Joan Miro à J.-F. Rafols, Montroig, 11 août 1918.<br />

428 PEREC, 1974 : 37.<br />

238


même nous est directement lisible. Or, nous nous trompons : ce passé qui nous est offert, en<br />

étant préservé, nous est retiré dans le même mouvement. Pour que quelque chose de tangible<br />

se conserve du passé, il faut que tout ce qui se trouvait autour ait disparu sans laisser de<br />

traces. Pour que cette chose se préserve, il faut qu’elle soit physiquement modifiée. Pour<br />

qu’on la reconnaisse, enfin, il faut qu’elle soit absorbée dans ce qui lui est étranger. Nous<br />

n’avons pas d’outils pour penser cela autrement que comme un paradoxe.<br />

Histoire et mémoire<br />

Notre archéologie n’est jamais sortie de la tradition des Antiquaires ; voilà pourquoi<br />

l’archéologie française reste, malgré tout, extrêmement proche de la recherche allemande et<br />

pourquoi, surtout, elle demeure fermée à la dimension anthropologique de la démarche anglosaxonne.<br />

Si nous ne parvenons pas à échapper à cette archéologie comme histoire de la<br />

culture, c’est d’abord parce qu’une des hypothèses constitutives de la discipline archéologique<br />

est que le passé d’outre histoire est historiquement connaissable. Selon cette tradition<br />

solidement établie, les <strong>vestiges</strong> du passé témoigneraient, en eux-mêmes, de l’identité des<br />

moments historiques particuliers dont ils seraient issus. On pourrait donc rechercher les<br />

<strong>vestiges</strong> des créations matérielles du passé maintenant démembrées afin de les rassembler par<br />

affinités de styles, et restituer ainsi le caractère des civilisations qui les ont produites. On<br />

pourrait également les ordonner par degrés de proximité stylistique et rendre apparente la<br />

succession des périodes qui ont marqué, de leur naissance à leur décadence, l’histoire de ces<br />

civilisations. C’est ce que dit Winckelman. L’archéologie dont nous devons sortir postule que<br />

les <strong>vestiges</strong> archéologiques sont des témoins de l’histoire de la culture. Reconstituer leur<br />

ordonnancement dans le temps et dans l’espace équivaudrait alors à raccorder les termes<br />

d’une narration qui dirait cette histoire. La mission attribuée à l’archéologie n’a pas varié<br />

depuis ses plus lointaines origines : elle consiste à raconter, par les créations qu’ils ont<br />

laissées, l’histoire des hommes et de leurs civilisations. Or, encore une fois, cela ne tient pas,<br />

ne serait-ce que parce que le temps des <strong>vestiges</strong> archéologiques n’est pas enregistré dans des<br />

annales, mais dans de la matière ; or, cette mémoire matérielle capture non pas des moments,<br />

mais des temporalités, qui sont faites de durées. Et dans les durées se maintient la masse de<br />

tout ce qui persiste, depuis les origines les plus diverses, et qui est le terreau dans lequel sont<br />

nichés les germes de ce qui viendra peut-être.<br />

Il y autre chose : la seconde hypothèse constitutive de cette archéologie historicoculturelle<br />

postule que le passé humain d’outre-histoire nous est naturellement intelligible ;<br />

c’est-à-dire qu’il nous est humainement compréhensible. Puisque nous sommes humains,<br />

nous pourrions donc – par une sorte de propriété ontologique spécifique à l’humanité –<br />

reconnaître et comprendre les productions, les gestes, les pensées des hommes qui nous ont<br />

précédés et qui ont disparu. Ce postulat indéracinable est aussi vieux que la discipline ellemême<br />

et constitue, depuis les origines du XVIII ème siècle, la pierre angulaire de l’archéologie<br />

préhistorique. Pourtant, là encore, nous voyons bien que, dans la réalité de notre humanité<br />

même, l’anthropique, le culturel, ne sont jamais parfaitement séparés du non-anthropique, du<br />

naturel : au contraire, et comme le souligne Bruno Latour, nous sommes entourés partout de<br />

constructions, d’êtres et de processus hybrides, qui sont à la fois de l’ordre du culturel et du<br />

naturel. C’est évidemment le cas des manifestations archéologiques. Ces entités hybrides ne<br />

sont pas seulement des objets mixtes ; ce sont surtout des monstres. <strong>Des</strong> montres ; c’est-à-dire<br />

quelque chose qui échappe à notre contrôle et qui, dès lors qu’on l’a appelé, est désormais<br />

lâché et dont on ne peut plus se débarrasser.<br />

239


Dans la perspective traditionnelle de l’archéologie, la dissolution des productions<br />

anthropiques dans la matière de la nature, l’hybridation du culturel et du naturel, la mémoire<br />

multi-temporelle de la matière sont non seulement des obstacles fondamentaux à<br />

l’appréhension conventionnelle du passé mais ils sont aussi et surtout inimaginables. Le statu<br />

quo pouvait être maintenu tant que les sciences de la matière – ces sciences dites « dures » –<br />

ne s’intéressaient pas à l’histoire de la matière et à la mémoire de la nature, tant qu’on pouvait<br />

maintenir une prétendue spécificité irréductible de l’histoire des hommes et de la mémoire des<br />

collectifs humains. La crise est désormais ouverte et les obstacles auxquels nous nous<br />

heurtons nous disent quelque chose sur la nature particulière des restes archéologiques, qui ne<br />

sont pas ce que nous voudrions qu’ils soient : peut-être pouvons nous saisir, dans cette remise<br />

en cause du fonctionnement des sciences humaines, la chance qui nous est offerte de refonder<br />

notre appréhension du passé en la débarassant des histoires qui l’encombrent.<br />

La situation n’est pas très différente dans le monde anglo-saxon, où de nombreux débats<br />

ont été consacrés, au cours des cinquante dernières années, à l’interprétation des sources<br />

archéologiques dans la perspective d’appréhender de la manière la plus juste les organisations<br />

sociales ou les systèmes culturels du passé. Dans les pays anglophones comme en Europe, on<br />

s’est en revanche assez peu intéressé à ce en quoi consistent ces sources matérielles du passé,<br />

ou en d’autres termes à la nature des données archéologiques. Surtout, les chercheurs ont<br />

essentiellement négligé de mettre en question les dimensions dans lesquelles se déploient les<br />

sources archéologiques ; à savoir le temps et l’espace. Ils ont considéré qu’elles allaient de<br />

soi, alors que la matérialité même des données remettait fondamentalement en cause l’idée<br />

classique de temps et d’espace historiques. Nous savons depuis Clarke que l’espace est<br />

fondamentalement de nature polythétique ; néanmoins, nous éprouvons manifestement de<br />

grandes difficultés à envisager que les périodes du temps puissent être de caractère pluritemporel.<br />

C’est pourtant bien de cela dont il est question.<br />

Il y désormais une « crise du temps » dans les sciences humaines. Quelque chose ne va<br />

plus avec le temps historique conventionnel. Déjà, dans les années 1980, on avait remarqué<br />

que quelque chose ne fonctionnait pas avec le temps de l’anthropologie ou de l’ethnologie,<br />

qui un temps vide d’histoire 429 . L’anthropologie et l’ethnologie devaient faire avec ; elles<br />

étaient par définition des disciplines « an-historiques », qui étudiaient les sociétés et les<br />

cultures humaines dans leur structure propre, et non dans leurs transformations. Etudier<br />

l’histoire des cultures et des civilisations, c’était au contraire spécifiquement le travail de la<br />

préhistoire et de l’archéologie, qui, elles, visaient à produire du temps historique là où on n’en<br />

connaissait pas, c’est-à-dire à l’emplacement du trou noir du passé d’avant ou d’au delà les<br />

textes. Nous le savons maintenant : ce n’est pas d’un temps manquant d’histoire dont<br />

souffrent les sciences humaines, mais bien de l’inverse ; comme l’a montré Walter Benjamin,<br />

c’est l’histoire conventionnelle qui est elle-même vide de temps, ou plus exactement c’est<br />

cette perception traditionnellement historiciste de l’histoire qui vide le temps de sa substance.<br />

Aussi, ne faut-il pas s’étonner que cette « crise du temps » se double d’une crise parallèle des<br />

objets de l’histoire, qui frappe directement l’archéologie. Ces <strong>vestiges</strong> et ces organisations du<br />

passé, qui nous paraissaient tellement évidents, nous ne savons plus aujourd’hui comment les<br />

429 Dans son ouvrage consacré à la représentation du temps en anthropologie, Johannes Fabian souligne que<br />

« l’anthropologie (a) émergé et s’(est) constituée comme un discours allochronique : elle est la science des autres<br />

dans un autre temps » (FABIAN, 1983 : 143). Cette situation « hors temps » de l’anthropologie est rappelée<br />

parallèlement par Nicholas Thomas, pour lequel l’objet de l’anthropologie « était et demeure essentiellement une<br />

structure ou un système social et culturel hors du temps » (THOMAS, 1998: 17, 175, cité par HARTOG, 2003 :<br />

49-50.<br />

240


prendre, ni sous quelles grille les décrire ; nous savons juste qu’ils nous échappent et que la<br />

manière dont nous en rendons compte est désormais inopérante à dire ce qu’ils sont 430 .<br />

On peut, sans doute, continuer à faire comme si de rien n’était et, même, systématiser<br />

cette approche du passé pour combler, par l’apport de matériaux archéologiques toujours<br />

nouveaux, ces failles par lesquelles le passé se décompose. C’est manifestement ce rôle qu’est<br />

destinée à remplir, dans le meilleur des cas, l’expansion de l’archéologie commerciale à venir.<br />

Je crois pour ma part que nous devons prendre au sérieux l’argument des « thèses sur<br />

l’histoire » de Walter Benjamin : c’est ce temps « homogène et vide » de l’historicisme qu’il<br />

faut désormais repousser, pour lui opposer le temps hétérogène et plein de l’à présent. Si l’on<br />

reconnaît que le temps archéologique n’est pas le temps unilinéaire et séquentiel de<br />

l’historicisme, alors le temps de l’archéologie est tout entier dans ce temps de l’à présent, que<br />

Benjamin appelle Jetzzeit. L’archéologie ne s’intéresse pas, en soi, aux événements du passé<br />

mais à la mémoire qui se construit dans la temps, par la répétition et la réévaluation. A ce<br />

titre, elle est, fondamentalement, une archéologie du présent.<br />

Ce n’est pas l’histoire qui pose problème, c’est le temps lui-même. Lyell et Darwin, et<br />

après eux Freud, ont brisé la flèche du temps ; ils ont montré que, pour atteindre le passé, ce<br />

n’est pas du passé qu’il faut partir, mais du présent et de lui seul. C’est dans le présent que se<br />

trouvent les informations sur le passé, non dans le passé, qui n’existe plus et qui nous est<br />

définitivement inaccessible. En ce domaine, il existe une étrange généalogie d’idées qui va de<br />

Nietzsche à Warburg et à Benjamin et qui, surtout, relie Darwin à Freud. C’est une autre<br />

pensée du temps, une pensée dangereuse et vertigineuse. Elle pense l’objet du temps dans le<br />

présent ; elle pense le présent comme le nœud du temps, où s’imbriquent passé, présent et à<br />

venir 431 . C’est une approche qui identifie la survivance et la répétition comme un objet<br />

particulier d’étude, en appréhendant les matériaux de la mémoire non pas comme des témoins<br />

mais comme des signes. Il n’existe pas de nom pour l’appeler ; elle est bien, comme le dit<br />

Agamben à propos du travail de Warburg, « une science sans nom ». Ou, plus exactement,<br />

elle est une démarche qui existe, dans des champs apparemment aussi étrangers les uns aux<br />

autres que la psychanalyse, la paléontologie, l’histoire de l’art ou l’archéo-géographie, et qui,<br />

à ce titre, est encore innommée parce qu’elle est informulée. C’est une discipline du<br />

minuscule et du banal, qui trouve sa matière dans les rebuts de l’histoire, dans les loques et les<br />

déchets. Elle est dans l’à présent, elle cherche ce qui se déploie dans les plis de l’éphémère,<br />

dans ce qui ne dure pas mais qui persiste. Je ne connais pas son nom, mais je sais ce qu’elle<br />

est : cette démarche qui s’attache à la mémoire, c’est celle de l’archéologie.<br />

Pour qu’il y ait mémoire, il faut qu’il y ait oubli<br />

Dans ses « Enquêtes », Borgès nous offre une métaphore qui nous permet de saisir<br />

pourquoi le mouvement de l’histoire nous est invisible et pourquoi, malgré tout, c’est cette<br />

cécité même qui nous met en situation de donner un sens à l’histoire. Dans « Funès ou la<br />

mémoire », il est question d’un Indien d’Uruguay appelé Irénée Funès qui, à la suite d’une<br />

chute de cheval, est atteint d’une étrange infirmité : il retient désormais tout ce qu’il voit et se<br />

souvient dans tous les détails de ce qu’il a vu, depuis qu’il est en état de percevoir.<br />

430 CHOUQUER (2004).<br />

431 HARTOG, 2003.<br />

241


« Une circonférence sur un tableau, un triangle rectangle, un losange, sont des formes<br />

que nous pouvons percevoir pleinement, écrit Borgès ; de même Irénée percevait les<br />

crins embroussaillés d’un poulain, quelques têtes de bétail sur un coteau, le feu<br />

changeant et la cendre innombrable, les multiples visages d’un mort au cours d’une<br />

longue veillée 432 ».<br />

Ce sont des formes, invisibles à nous autres qui les oublions immédiatemment, qui<br />

submergent maintenant Funès. Il les reconnaît parce que sa mémoire a conservé l’image<br />

précise de l’état des choses et des êtres à chaque instant du temps, alors que nous n’en avons<br />

qu’une vision en quelque sorte intermittente. « Il était, poursuit Borgès à propos de son<br />

personnage, le spectateur d’un monde multiforme, instantané et presque intolérablement<br />

précis ». Ce monde grouillant de détails sans cesse recomposés dans d’autres formes, qui sitôt<br />

constituées éclatent dans de nouveaux arrangements, cet univers kaléïdoscopique, c’est bien<br />

celui de la matérialité du réel telle que nous pourrions la voir si nous étions capables d’en<br />

retenir précisément la structure à chaque instant du temps. La trajectoire emplie de bruit des<br />

lampes de mineurs nous ouvre une petite fenêtre sur ce monde multiforme dans la mesure où,<br />

à l’image de Funès, nous possédons avec elles un enregistrement détaillé des caractéristiques<br />

de chaque objet à des moments précis du temps. Plus exactement, c’est parce que nous savons<br />

– effectivement d’une manière tout à fait anormale – quelle est précisément la position<br />

respective de ces objets dans le temps que nous sommes en mesure d’entrevoir une petite<br />

partie de l’univers de Funès. Cette capacité à tout voir, que possède maintenant le personnage<br />

de Borgès (et qui est comme l’état idéal de l’archéologie conventionnelle, qui serait parvenue<br />

à tout retrouver du passé dans son ordre chronologique exact), est néanmoins une véritable<br />

infirmité : Funès perçoit tout, n’oublie rien, mais il n’est plus que le spectateur d’une réalité<br />

devenue effectivement insupportable par la profusion de ses détails qui s’inscrivent<br />

incessament dans sa mémoire. Car ce bouillonnement vertigineux n’a pas de direction, ou<br />

plutôt il a toutes les directions à la fois à chaque instant ; multiforme, il est surtout, comme le<br />

dit Borgès, instantané. Le temps n’a pas la possibilité de s’y inscrire, car il est lui-même, tout<br />

entier, le temps : le temps comme perpétuel à présent. Ce temps qui aspire Funès est le temps<br />

archéologique, ce temps morphologique qui marque toutes les transformations physiques de la<br />

matière, et auquel est confrontée la discipline archéologique.<br />

Funès est submergé par le trop plein de ses visions car, paradoxalement, il a perdu toute<br />

possibilité de reconnaître la réalité. L’enregistrement intégral de la réalité déréalise la réalité ;<br />

toute possibilité d’histoire s’est dissoute dans une histoire intégrale, dans laquelle tout ce qui<br />

s’est passé, tout ce qui a eu lieu, est enregistré. Car, pour nous, c’est le manque qui nous<br />

permet de créer du sens entre deux moments distincts dans le temps ; plus exactement, c’est<br />

dans cette tension établie par l’absence entre deux états séparés du temps que se construit leur<br />

sens réciproque: c’est là le mécanisme que nous avons vu à l’œuvre dans la formation des<br />

palimpsestes et c’est là le principe même de l’association au sens donné par Freud. Avec cette<br />

petite histoire, Borgès soulève un problème très profond, qui est celui de la continuité du réel<br />

dans le temps : pour qu’une mémoire prenne corps – c’est-à-dire pour que des événements<br />

successifs prennent sens dans le temps –, il est nécessaire que ceux-ci soient discontinus, ou<br />

disjoints. Une archéologie intégrale, qui parviendrait à identifier l’ensemble des états de tous<br />

les sites de toutes les époques, serait condamnée à la même infirmité que celle qui frappe<br />

Funès ; elle serait incapable de restituer, à proprement parler, une histoire et ne pourrait<br />

donner à voir qu’une agitation multiforme, toujours changeante mais toujours semblable à<br />

elle-même, une sorte de vibration de la matière plongée dans le temps. Il nous faut prendre<br />

conscience que l’histoire, comme processus de création de sens à partir des <strong>vestiges</strong> du passé,<br />

432 BORGES, 1986 : 115.<br />

242


ne se construit pas sur la base d’une reconstitution de la succession des événements, ou des<br />

faits archéologiques, dans le temps. Elle est elle-même une construction de la mémoire. Ce<br />

qui se lit se trouve nécessairement entre les fragments et le cinéma, qui assemble des images<br />

en une histoire, est directement dans cette situation. Voici ce qu’en a dit dernièrement le<br />

cinéaste Jean-Luc Godart :<br />

« … en réalité l’image ne peut pas être vue ; ce sont des rapprochements, comme chez<br />

Walter Benjamin, c’est un lointain aussi proche soit-il. Au cinéma, il y a la figure du<br />

champ-contre-champ : on montre deux visages l’un après l’autre, mais en fait on voit<br />

deux fois le même, car le contre-champ cinématographique doit être fait par le biais du<br />

texte, pour amener un troisième élément que j’appellerais la vraie image ou le vrai texte,<br />

qui fait image ou qui fait texte. » 433<br />

« La nature aime à se cacher »<br />

Nous devons comprendre que les <strong>vestiges</strong> archéologiques ne sont pas à prendre comme<br />

des témoins du passé que nous recherchons. « La nature aime à se cacher » dit Héraclite, qui<br />

ajoute, toujours mystérieux : « si l’on n’attend pas l’inattendu, on ne le trouvera pas, car il est<br />

difficile à trouver » 434 . En effet, le passé est caché dans les restes archéologiques qui, du coup,<br />

ne disent pas nécessairement ce que leur apparence formelle semble vouloir signifier. C’est<br />

l’inattendu que nous devons guetter sans relâche ; il est effectivement difficile à trouver, car il<br />

est caché sous une apparence tout à fait ordinaire. Ou plus exactement, comme dans « la lettre<br />

volée » d’Edgar Allan Poe, il est caché tout en étant directement exposé aux regards. Or, et<br />

comme nous l’enseigne le destin des rouleaux d’Auschwitz, cacher, enfouir sous la surface du<br />

visible, cela revient, fondamentalement, à laisser des traces. Ce sont ces signes, ces indices de<br />

l’existence de quelque chose de caché que nous devons rechercher inlassablement et qui<br />

constituent, par excellence, le matériau de l’archéologie. Ce que nous devons découvrir, ce ne<br />

sont pas seulement les <strong>vestiges</strong> qui sont enfouis dans le sol, mais c’est surtout ce qui est<br />

inscrit dans les <strong>vestiges</strong> eux-mêmes.<br />

Un indice, un signe : dans le langage médical, on appelle cela un symptôme. Un<br />

symptôme, pour la médecine, c’est non seulement un signal, mais c’est surtout une<br />

manifestation qui s’exprime, dans le visible, pour quelque chose qui agit dans le non visible,<br />

telle une maladie, ou une pathologie. En Grec, le mot symptôme désigne d’ailleurs « ce qui se<br />

tient ensemble » ; il souligne qu’il existe une solidarité entre la pathologie, comme forme<br />

générique, et les signes particuliers qu’elle prend chez le sujet qu’elle affecte. De cela nous<br />

devons comprendre ceci : les <strong>vestiges</strong> archéologiques ne sont pas les témoins de l’histoire du<br />

passé, ce sont au contraire les symptômes de l’existence d’une mémoire active du passé. Car<br />

l’expérience des symptômes nous dit ceci : même si le malade l’ignore lui-même, ses<br />

symptômes ont un sens, ils révèlent quelque chose qui, fondamentalement, lui échappe, parce<br />

que cela le domine tout en lui appartenant. Aussi, s’il existe une typologie générale des<br />

symptômes dépendant des pathologies, chaque sujet développe des formes de réaction à la<br />

maladie qui lui sont particulières, parce que, d’une manière ou d’une autre, il fait sienne la<br />

pathologie qui s’installe chez lui : celle-ci vient trouver sa place dans sa propre histoire.<br />

Aussi, le symptôme est plus qu’une trace ou un signe ; c’est une réponse à un dérangement,<br />

ou plus exactement c’est une proposition de compromis entre deux situations<br />

fondamentalement inconciliables, que sont la maladie victorieuse d’une part et l’absence de<br />

433 Interview à Libération, 15-16 mai 2004, p. 49.<br />

434 HERACLITE, 2002 : fragments 66-67.<br />

243


maladie d’autre part. Le symptôme est une solution d’arrangement avec le dérangement<br />

irrépressible représenté par la maladie que le sujet, pris par la pathologie, développe afin de<br />

continuer à se maintenir tout de même et dont il trouve la forme à l’intérieur de lui-même.<br />

Dire que les créations archéologiques fonctionnent comme des symptômes, qu’est-ce<br />

que cela signifie ? Il faut comprendre ici qu’elles sont les signes d’une mémoire qui se<br />

construit dans l’à présent ; c’est pourquoi elles apparaîssent toujours très structurées. Leur<br />

structure reflète autre chose que leur simple identité de manifestation archéologique, ou de<br />

création culturelle. Nous avons à repenser l’archéologie comme une discipline qui serait<br />

spécifiquement à l’écoute de ces symptômes de la mémoire matérielle que sont les <strong>vestiges</strong><br />

archéologiques. A ce propos, il n’est pas fortuit de constater que, dans le champ de la<br />

mémoire psychique, c’est à partir de l’étude des symptômes de la mémoire – tels qu’ils se<br />

manifestent en particulier dans les rêves – que Freud a pu construire cette approche<br />

particulière qu’est la psychanalyse. Plus précisément, c’est dès lors que Freud a pu<br />

commencer à saisir le fonctionnement de ces symptômes de la mémoire qu’il a pu en déduire<br />

sa théorie de l’inconscient psychique. Notre tâche d’archéologue est, sur le fond, assez<br />

similaire à celle-là : par delà les restes archéologiques eux-mêmes, c’est bien ce que j’ai<br />

appelé – faute de mieux – l’inconscient du temps qui est en jeu. Et c’est bien parce qu’il existe<br />

un inconscient du temps que les formes du passé survivent et reviennent.<br />

Le nœud de la compréhension de la construction de cette mémoire enfouie, ou cachée,<br />

est, à mon avis, dans l’appréhension des mécanismes de répétition, ou de réitération. A<br />

chaque fois, en effet, qu’une forme est créée dans la matière, elle est en fait reproduite. A<br />

chaque instant du temps, les formes sont répétées simultanément, peut-être des millions de<br />

fois. La répétition introduit, en soi, la transformation, dans la mesure où l’acte de création est,<br />

fondamentalement, un acte de négociation : ce qui vient doit trouver sa place juste parmi tout<br />

ce qui l’entoure et qui a été créé avant lui. Ainsi, et comme le souligne Warburg, les formes –<br />

qui, pour nous, sont conservées dans les matériaux archéologiques – sont le produit d’une<br />

« vibration », nous dirions d’une tension dans le temps. C’est pourquoi elles évoluent :<br />

insensiblement, leur morphologie se transforme ; tout comme chez les espèces vivantes,<br />

certains éléments ou organes de leur anatomie se modifient, pour devenir plus longs ou plus<br />

courts, plus gros ou plus petits… Mais, dans l’un et l’autre cas, le squelette, ou plus<br />

exactement l’organisation du squelette, demeure, malgré les transformations qui peuvent<br />

prendre les formes les plus spectaculaires. Cette structure fondamentale des formes est ce que<br />

nous pourrions appeler la structure typologique ou iconologique des créations ou des<br />

représentations matérielles. La typologie archéologique consiste à élaborer cette paléontologie<br />

des formes.<br />

Le choix du petit<br />

Un mystère reste cependant non éclairci : si les choses fonctionnent bien ainsi,<br />

pourquoi, dans ce cas, les mathématiques marchent-elles ? Pourquoi, alors que l’ensemble des<br />

processus de reproduction semblent dominés par l’aléatoire et l’incertain, un ordre solide se<br />

dessine-t-il malgré tout dans les données, dont nous savons bien néanmoins qu’il ne s’agit que<br />

de restes d’épaves démembrées ? Cette question flotte au dessus de toutes les disciplines qui<br />

traitent de la matière et du temps, au premier rang desquelles la physique, évidemment. La<br />

réponse en quelque sorte classique à cette interrogation consiste à dire qu’un ordre<br />

fondamental gît au cœur de la matière et que cet ordre est de nature mathématique. C’est<br />

l’interprétation conventionnelle qui s’inscrit dans la tradition positiviste de la fin du XIX ème<br />

244


siècle et sur laquelle se fondent la plupart des approches actuelles de traitement mathématique<br />

des données archéologiques, qui consistent à chercher des régularités en nivelant le « bruit »<br />

accroché aux données. Je ne suis pas mathématicien, mais je ne crois pas que ce genre de<br />

réponse puisse constituer une explication pertinente du problème que nous pose la matière.<br />

Dans les quelques expériences auxquelles j’ai été confronté, l’ordre, en effet, était dans le<br />

bruit. Plus précisément, c’était le bruit des données lui-même – qu’une approche statistique<br />

conventionnelle aurait spécifiquement cherché à éliminer – qui était la forme d’un ordre qui<br />

ne se laissait jamais saisir complètement, dans son entièreté.<br />

Qu’est-ce que cela veut dire ? Il existe une autre possibilité, dont nous devrions explorer<br />

plus attentivement les implications ; à savoir que l’ordre pourrait se créer de lui-même,<br />

comme une sorte de propriété morphologique de la matière en transformation. Nous n’aurions<br />

pas à chercher un ordre essentiel enfoui à l’intérieur des organisations sociales ou des<br />

manifestations culturelles ; au contraire cet ordre se construirait spontanément dès que lors<br />

que quelque chose se reproduit et qu’il accumule de la mémoire. Les figures fractales, qui<br />

ressemblent si fort aux formes de la nature « vraie », ne procèdent pas d’une autre<br />

construction : c’est un processus de réitération incessante qui les crée et les fait croître et c’est<br />

parce qu’à chaque instant de cette construction chaque réitération est à la fois indéterminée<br />

mais dépendante de l’histoire antérieure de l’ensemble du système qu’une figure prend forme.<br />

Je suis convaincu que la reproduction des objets, le recommencement des constructions, et<br />

l’accumulation des dépositions archéologiques créent un ordre que nous ne savons pas voir.<br />

Ce que nous appelons le style, ou l’identité culturelle, peut manifestement être abordé comme<br />

une de ces constructions structurées par l’effet de la réitération dans le temps. Il y en a<br />

sûrement beaucoup d’autres : j’espère avoir montré, ici, que le temps archéologique procède<br />

fondamentalement de ce type de structure. Si cela est vrai, Miro a raison : même les choses les<br />

plus humbles et les plus simples témoignent d’un processus extraordinaire. Si c’est le cas,<br />

surtout, un champ de recherche immense s’ouvre à nous.<br />

Tout commence maintenant, en effet. Face au monde dévasté qui est le nôtre, il faut<br />

sans doute, à l’image d’Adorno, faire ce que Miguel Abensour appelle le « choix du petit » 435 .<br />

Choisir l’insignifiant ; c’est-à-dire prendre le parti du précaire, de l’élémentaire. Lorsque,<br />

comme le dit Benjamin, l’état d’exception devient la règle 436 , lorsque le quotidien postindustriel<br />

devient cet « état étrange où tendent à s’abolir les frontières entre la guerre et la<br />

paix, qui va de pair pourtant avec le déploiement des activités industrieuses, des arts, des<br />

sciences, des métropoles, bref les signes d’un plein état de société » 437 , nous devons<br />

comprendre que, si nous en sommes là, alors notre conception conventionnelle de l’histoire<br />

« n’est pas tenable ». C’est cette histoire qui postule « le progrès comme norme historique »<br />

qui non seulement autorise cet écrasement de l’humain mais surtout – cela nous gêne de le<br />

reconnaître – qui le nourrit. Où sommes-nous ? Nous ne pouvons pas d’un côté nous<br />

offusquer des « détournements » totalitaires des données archéologiques et de l’autre produire<br />

ces mêmes données comme si de rien n’était. C’est nous qui les leur donnons ; eux ne font<br />

que les prendre parce qu’elles leurs sont utiles. Nous devrions nous souvenir, pourtant, que les<br />

idées qui les desservent, ils les étouffent et qu’ils n’ont de cesse de détruire ceux qui les<br />

produisent. Alors, pourquoi manifestons-nous tant d’empressement à servir scrupuleusement<br />

ce qui fondamentalement nie l’humain, quel type de jouissance en tirons-nous ? Nous nous<br />

sommes habitués à vivre désormais sous la menace permanente d’une destruction sinon totale,<br />

du moins « massive ». Nous nous en pensons relativement protégés, sans bien réaliser que<br />

435 ABENSOUR (2003).<br />

436 Sur le concept d’histoire, Thèse VIII (BENJAMIN, 2000 : 433.)<br />

437 ABENSOUR (2003) : 335.<br />

245


cette illusion de confort collectif a pour nécessaire contrepartie l’écrasement de toute<br />

individualité, le nivellement de toute pensée individuelle. Résister à cela, c’est décider de ne<br />

pas renoncer à notre part d’humanité, en posant la pensée comme conscience. C’est considérer<br />

les toutes petites choses du monde au moins aussi importantes que les grandes, et les recevoir,<br />

dans leur fragile à présent, comme un présent merveilleux de la vie.<br />

« Quand j’aurai cent dix ans, a dit Hokusaï, tout chez moi, soit un point, soit une ligne,<br />

sera vivant. »<br />

246


Bibliographie générale<br />

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SHERIDAN A. et BAILEY G.N. (dir.) – Economic Archaeology. Oxford, British<br />

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(1927).<br />

REINACH S. (1928) – Glozel, la découverte, la controverse, les enseignements. Paris, Krie.<br />

ROSSI P. (1984) – The Dark Abyss of Time. The History of the Earth and the History of<br />

Nations from Hooke to Vico. Chicago et Londres, University of Chicago Press.<br />

ROSSIGNOL C. (1842-1846) – Rapport sur les fouilles faites sur les Chaumes d’Auvenay, à<br />

une demi-lieue d’Ivry. Mémoires de la Commission des Antiquités du Département de la<br />

Côte-d’Or, 2, p. 79-83.<br />

ROSSIGNOL C. (1861) – Découverte d’armes gauloises et romaines réunies, faite dans la<br />

plaine des Laumes, sous les murs d’Alise (Côte-d’Or). Texte manuscrit (19 p.) Saint-<br />

Germain-en-Laye, archives du Musée des Antiquités nationales.<br />

SAULCY F., de (1860) – Guerre des Helvêtes. Première campagne de César. Revue<br />

archéologique, 2, p. 165-186 ; 242-259 ; 313-344.<br />

SAULCY F., de (1861) – Lettres de M. Penguilly-l’Haridon sur les fouilles opérées dans<br />

quelques tumulus gaulois des environs de Contrexéville. Revue archéologique, IV, p. 393-<br />

398.<br />

SAULCY F., de (1866) – Fouilles opérées dans les bois communaux de sauville, le 24 juillet<br />

1866. Revue archéologique, XIV, p. 243-246.<br />

SAULCY F., de (1867) – Fouilles de tumulus dans les Vosges et dans la Côte-d’Or. Revue<br />

archéologique, XVI, p. 417-422.<br />

SCHAEFFER F.A. (1926) – Les Tertres funéraires préhistoriques dans la Forêt de<br />

Haguenau. I : Les Tumulus de l’Age du Bronze. Haguenau, Musée de Haguenau.<br />

SCHAEFFER F.A. (1930) – Les Tertres funéraires préhistoriques dans la Forêt de<br />

Haguenau. I : Les Tumulus de l’Age du Fer. Haguenau, Musée de Haguenau.<br />

SCHNAPP A. (1980) – L’archéologie aujourd’hui. Paris, Hachette, Bibliothèque<br />

d’Archéologie.<br />

SCHNAPP A. (1993) – La conquête du passé. Aux origines de l’archéologie. Paris, éditions<br />

Carré.<br />

SWIEBOCKA T. (1999) – Auschwitz. A History in Photographs. Oswiecim, Auschwitz-<br />

Birkenau State Museum.<br />

THOMPSON M.W. (1977) – General Pitt Rivers : Evolution and Archaeology in the<br />

Nineteenth Century. Bradford-on-Avon, Moonraker Press.<br />

TRIGGER B.G. (1989) – A History of Archaeological Thought. Cambridge, Cambridge<br />

University Press.<br />

WHEELER M. (1954) – Archaeology from the Earth. Oxford, Oxford University Press.<br />

Chapitre IX: Tout commence ici<br />

AGAMBEN G. (1999) – Ce qui reste d’Auswitz. L’archive et le témoin. Traduction française<br />

de Pierre Alferi. Paris, éditions Payot et Rivages.<br />

ALEXIEVITCH S. (1997) – Tchernobylskaïa molita. Moscou, éditions Ostojié.<br />

ARENDT H. (1972) – La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique. Paris,<br />

éditions Gallimard. Traduction française sous la direction de Patrick Lévy.<br />

BENJAMIN W. (2000) – Œuvres. Tome III. Traduction française de Maurice de Gandillac,<br />

Rainer Rochliz et Pierre Rusch. Paris, Gallimard.<br />

258


BLANCHOT M. (1980) – L’écriture du désastre. Paris, édition Gallimard.<br />

BERGSON H. (1896) – Matière et mémoire. Paris, Presses universitaires de France.<br />

DELEUZE G. (1962) – Nietzsche et la philosophie. Paris, Presses Universitaires de France.<br />

DIDI-HUBERMAN G. (2002) – L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes<br />

selon Aby Warburg. Paris, les Editions de Minuit.<br />

ENZENBERGER, 1995 – L’Europe en ruines. Traduction française de Bernard Kreiss. Arles,<br />

éditions Actes sud.<br />

FOUCAULT M. (1966) – Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines.<br />

Paris, Gallimard.<br />

FOUCAULT M. (1997) – « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976.<br />

Paris, Gallimard, Collection Hautes études.<br />

FUKUYAMA F. (1992) – The End of History and The Last Man. New York, Free Press.<br />

HOBSBAWM E.J. (1994) – L’âge des extrêmes. Histoire du court XX ème siècle. Paris,<br />

éditions Complexe.<br />

KENZABURO O. (1995) – Notes de Hiroshima. Paris, Gallimard.<br />

KRACAUER S. (2000) – Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929). Paris,<br />

éditions Avinus.<br />

LANZMANN C. (1985) – Shoah. Paris, Gallimard.<br />

LATOUR B. (1991) – Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique.<br />

Paris, La Découverte.<br />

LEVI P. (1987) – Si c’est un homme. Paris, éditions Julliard.<br />

LOWENTHAL D. (1985) – The Past is a Foreign Country. Cambridge, Cambridge<br />

University Press.<br />

MORTILLET G. (de) (1869) – Essai d’une classification des cavernes et stations sous abri<br />

fondée sur les produits de l’industrie humaine. Matériaux pour l’Histoire primitive et<br />

naturelle de l’Homme, 5, p. 172-179.<br />

MORTILLET G. (de) (1883) – Le Préhistorique. Antiquité de l’Homme. Paris, C. Reinwald.<br />

NIETZSCHE F. (1990) – Fragments posthumes (été 1872-hiver 1873). Dans : Œuvres<br />

philosophiques complètes, II-1. (Traduction française de P. Rusch). Paris, Gallimard.<br />

NIETZSCHE F. (2003) – Fragments posthumes sur l’éternel retour. Edition établie et traduite<br />

par Lionel Duvoy. Paris, éditions Allia.<br />

NORTON CRU J. (1929) – Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de<br />

combattants édités en Français, de 1915 à 1928. Paris, éditions Les Etincelles.<br />

NORTON CRU J. (1967) – Du témoignage. Paris, éditions Jean-Jacques Pauvert.<br />

SEBALD (2004) – De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Traduction<br />

française de Patrick Charbonneau. Paris, éditions Actes Sud.<br />

VIRILIO P. (1993) – L’insécurité du territoire. Paris, éditions Galilée.<br />

Chapitre X: Une biologie des formes<br />

AGAMBEN G. (2004) – Aby Warburg et la science sans nom. Dans : Image et mémoire.<br />

Ecrits sur l’image, la danse et le cinéma. Paris, <strong>Des</strong>clée de Brouver, p. 9-35.<br />

BENJAMIN J. (1985) – Origine du drame baroque allemand. Traduction française de Sibylle<br />

Muller. Paris, Flammarion.<br />

BENJAMIN W. (2000) – Sur le concept d’histoire. Dans : Œuvres. Traduction française de<br />

Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch. Volume III. Paris, Gallimard, p. 427-<br />

443.<br />

BLANCHOT M. (1980) – L’écriture du désastre. Paris, édition Gallimard.<br />

259


DIDI-HUBERMAN G. (2002) – L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes<br />

selon Aby Warburg. Paris, les éditions de Minuit.<br />

DIDI-HUBERMANN G. (2002) – L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes<br />

selon Aby Warburg. Paris, les Editions de Minuit.<br />

FREUD S. (1966) – Correspondance avec le Pasteur Pfister. Traduction française de L.<br />

Jumel. Paris, éditions Gallimard.<br />

FREUD S. (1986) – Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen. Traduction française<br />

de Paule Arbex et Rose-Marie Zeitlin. Paris, éditions Gallimard.<br />

GOMBRICH E.H. (1970) – Aby Warburg. An Intellectual Biography. Londres, University of<br />

London, Warburg Institute.<br />

GRÄSLUND B. (1987) – The Birth of Prehistoric Chronology. Dating methods and dating<br />

systems in nineteenth-century Sacandinavian archaeology. Cambridge, Cambridge University<br />

Press.<br />

GREEN A. (2000) – La diachronie en psychanalyse. Paris, les éditions de Minuit.<br />

HILDEBRAND H. (1873) – Den vetenskapliga fornsforkningen, hennes uppgift, behof och<br />

rätt. Stockholm.<br />

HILDEBRAND H. (1873-1880) – De förhistoriska folken i Europa. En handbok i jämförande<br />

fornkunskap. Stockholm.<br />

HUBERT H. (1902) – La collection Moreau au musée de Saint-Germain. Revue<br />

archéologique, XLI, p. 167-208.<br />

HUBERT H. (1950) – Les Celtes et l’expansion celtique depuis l’époque de La Tène et la<br />

civilisation celtique. Paris, Albin Michel.<br />

HUBERT H. (1952) – Les Germains. Paris, Albin Michel.<br />

ISAMBERT F. (1979) – Henri Hubert et la sociologie du temps. Revue française de<br />

Sociologie, XX, p. 183-204.<br />

KLEIN R. (1970) – La Forme et l’intelligible. Paris, Gallimard.<br />

MAUSS M. (1932) – Avertissement. Dans HUBERT H. – Les Celtes et l’expansion celtique<br />

depuis l’époque de La Tène et la civilisation celtique. Corbeil, la renaissance du livre, p. XXI-<br />

XXVI.<br />

MICHAUD P.-A. (1998) – Aby Warburg et l’image en mouvement, suivi de Aby Warburg<br />

Souvenirs d’un voyage en pays Pueblo, 1923, et Projet de voyage en Amérique, 1927.<br />

Traduction française de Sibylle Muller. Paris, éditions Macula.<br />

MONTELIUS O. (1884) – Den förhistoriske fornforskarens metod och material. Antiqvarisk<br />

Tidskrift för Sverige, 8, p. 1-28.<br />

MONTELIUS O. (1899) – Typologien eller utvecklingsläran tillämpad pa det menskliga<br />

arbetet. Svenska Fornminnesföreningens Tidskrift, 3, p. 237-268.<br />

MORRIS I. (1987) – Burial and ancient society. The rise of the Greek city-state. Cambridge,<br />

Cambridge University Press.<br />

SEVERI C. (2003) – Warburg anthropologue ou le déchiffrement d’une utopie. De la biologie<br />

des images à l’anthropologie de la mémoire. L’Homme, revue française d’anthropologie, 165,<br />

p. 77-128.<br />

STOLPE H. (1927) – Collected Essays on Ornamental Art. Stockholm ; Aftonbladets<br />

tryckeri.<br />

TYLOR E.B. (1871) – Primitive Culture. 2 volumes. Londres, John Murray.<br />

WARBURG A. (1988) – Schlangenritual. Ein Reisebericht. Berlin, éditions Klaus<br />

Wagenbach.<br />

WARBURG A. (2003) – Le Rituel du Serpent. Art et anthropologie. Récit d’un voyage en<br />

pays pueblo. Introduction par Joseph Leo Koerner, textes de Fritz Saxl (1930) et de Benedetta<br />

Cestelli Guidi. Traduction française de Sybille Muller, Philip Guiton et Diane Bogart. Paris,<br />

éditions Macula.<br />

260


WINCKELMANN J.A. (1781) – Histoire de l’art de l’Antiquité. 4 volumes. Traduction<br />

Huber. Leipzig.<br />

Chapitre XI: L’inconscient du temps<br />

ARTEZE DE LA SAUVAGERE R., de (1740) – Recherches sur la nature et l’étendue de ce<br />

qui s’appelle comunément briquetage de Marsal avec un abrégé de l’histoire de cette ville, et<br />

une description de quelques antiquités qui se trouvent à Tarquimpole. Paris.<br />

AUDOUZE F., BUCHSENSCHUTZ O. (1989) : Villes, villages et campagnes de l’Europe<br />

celtique. Paris, Hachette.<br />

BERGIER J.-F. (1982) : Une histoire du sel. Paris, Presses Universitaires de France.<br />

BERTAUX J.-P. (1972) – Le Briquetage de la Seille. Sondages à Marsal (Moselle). Quelques<br />

observations archéologiques et géologiques. Bulletin de l’Académie et Société Lorraines des<br />

Sciences, XI, 3, p. 219-228.<br />

BERTAUX J.-P. (1976) – L’archéologie du sel en Lorraine. « Le Briquetage de la Seille »<br />

(état actuel des recherches). In MILLOTTE J.P., THEVENIN A. et CHERTIER B. (dir.) –<br />

Livret guide de l’excursion A7 Champagne, Lorraine, Alsace, Franche-Comté. 9 ème Congrès<br />

de l’Union Internationale des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques. Nice, éditions du<br />

CNRS, p. 64-79.<br />

BOURGEOIS B., PERRIN J. et FEUGA B. (2003) : Cartographie 3D de l’interface eau douce<br />

- eau salée par méthode électromagnétique héliportée sur le bassin salifère de la Seille.<br />

Communication présentée au colloque Après-mines, Nancy, 5-7 février 2003.<br />

BRUNOTTE C. (1896) – Les marais salés de la vallée de la Seille du point de vue botanique.<br />

Nancy.<br />

DIDEROT D. et D’ALEMBERT (1751-1780) – Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des<br />

Sciences, des arts et des Métiers. Neuchâtel, S. Faulche.<br />

HIEGEL C. (1980) – Les nouvelles salines du Saulnois aux XIIIème et XIVème siècles.<br />

Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie de la Lorraine, LXXX, p. 51-61.<br />

HIEGEL C. (1981) – Le sel en Lorraine du VIIIème au XIIIème siècle. Annales de l’Est, 33<br />

(1), p. 3-48.<br />

HUSSON J.-P. (1991) – La consommation de bois des salines lorraines à la fin du XVIII ème<br />

siècle. Le Pays lorrain, 72, p. 3-12.<br />

KEUNE J.-B. (1901) – Das Briquetage im oberen Seillethal. Jahrbuch der Gesellschaft für<br />

lothringische Geschichte und Altertumskunde, XIII, p. 366-394.<br />

LEFEBVRE E. (1882) : Le sel. Paris, Librairie Hachette.<br />

MARTIN P. (2002) – Une guerre de Trente Ans en Lorraine. 1631-1661. Metz, éditions<br />

serpenoises.<br />

MULTHAUF R.P. (1978) – Neptune’s Gift. A History of Common Salt. Baltimore, John<br />

Hopkins University Press.<br />

LEPAGE H. (1843) – Le département de la Meurthe. Statistique historique et administrative.<br />

Nancy, Peiffer.<br />

LEPAGE H. (1853) – Les communes de la Meurthe, journal historique des villes, bourgs,<br />

villages, hameaux et censes de ce département. Nancy, Peiffer, 2 volumes.<br />

LEPAGE H. (1872) – Dictionnaire topographique du département de la Meurthe. Paris,<br />

Imprimerie impériale.<br />

SAULCY F., de (1846) – Sur une inscription découverte à Marsal. Mémoires de l’Académie<br />

des Inscriptions et Belles Lettres, XVI, p. 388-397.<br />

261


TAINTER J., ALLEN T. et HOEKSTRA T. (2001) – Sustainability and Resources<br />

Transitions. Communication présentée au Symposium „Ecosystems and Complex Systems in<br />

Anthropology“ du 100ème Congrès annuel de l’Association Anthropologique Américaine<br />

(AAA), tenu à Washington DC le 29 novembre 2001.<br />

Chapitre XII: Le passé n’est pas une marchandise<br />

BENJAMIN W. (2000) – Un outsider attire l’attention. Sur « Les employés » de S. Kracauer.<br />

Dans KRACAUER S. (2000) – Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929).<br />

Traduction française de Claude Orsoni. Paris, éditions Avinus, p. 173-182.<br />

BOURDIEU P. (1980) – Le sens pratique. Paris, éditions de Minuit.<br />

COLOMB C., D’ANGHIERA P.M. et VESPUCCI A. (1992) – Le nouveau Monde. Récits de<br />

Amerigo Vespucci, Christophe Colomb, Pierre Martyr d’Anghierra. Traduction et<br />

commentaire de Jean-Yves Boriaud. Paris, éditions Les Belles Lettres.<br />

DEBORD G. (1997) – La Société du Spectacle. 3 ème édition. Paris, éditions Gallimard.<br />

FOUCAULT M. (1966) – Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines.<br />

Paris, Gallimard.<br />

FUKUYAMA F. (1992) – The End of History and the Last Man. New York, Free Press.<br />

HORKHEIMER M. et ADORNO T.W. (1974) – La production industrielle des biens<br />

culturels. Raison et mystification des masses. Dans HORKHEIMER M. et ADORNO T.W.<br />

(1974) – La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques. Traduction française<br />

d’Eliane Kaufholz. Paris, éditions Gallimard, p. 129-176.<br />

KRACAUER S. (2000) – Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929). Traduction<br />

française de Claude Orsoni. Paris, éditions Avinus.<br />

LEROI-GOURHAN A. (1983) – Sur les méthodes de fouilles. Dans LEROI-GOURHAN A.<br />

(1983) – Le fil du temps. Ethnologie et préhistoire, 1920-1970. Paris, Fayard, Le temps des<br />

sciences, p. 135-144.<br />

WARNIER J.-P. (1999) – La mondialisation de la culture. Paris, éditions La Découverte.<br />

Conclusions<br />

ABENSOUR M. (2003) – Postface. Dans : ADORNO T. W. – Minima Moralia. Réflexions<br />

sur la vie mutilée (traduction française d’Eliane Kaufholz et de Jean-René Ladmiral). Paris,<br />

Petite Bibliothèque Payot, p. 335-354.<br />

BENJAMIN W. (2000) – Œuvres. Tome III. Traduction française de Maurice de Gandillac,<br />

Rainer Rochliz et Pierre Rusch. Paris, Gallimard.<br />

BERGSON H. (1941) – L’évolution créatrice. Paris, Presses universitaires de France.<br />

BORGES J.-L. (1986) – Enquêtes (Traduction française de Paul et Sylvia Bénichou). Paris,<br />

Gallimard.<br />

CHOUQUER G. (2004) – Objets en crise, objets recomposés. Transmissions et<br />

transformation des espaces historiques. Enjeux et contours de l’archéogéographie. Paris,<br />

éditions de l’Ecole des hautes Etudes en Sciences sociales, Etudes rurales, n° 167-168.<br />

FABIAN J. (1983) – Time and the Other. How Anthropology makes its Object. New York,<br />

Columbia University Press.<br />

HARTOG F. (2003) – Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps. Paris, Le<br />

262


Seuil. La Librairie du XXI ème siècle.<br />

HERACLITE (2002) – Fragments. Citations et témoignages. Paris GF Flammarion.<br />

PENONE G. (1993) – La structure du Temps. Annecy, DAO, La petite école. « Livres<br />

artistes ».<br />

PEREC G. (1974) – Espèces d’espaces. Paris, éditions Galilée.<br />

THOMAS N. (1998) – Hors du Temps. Histoire et évolutionnisme dans le discours<br />

anthropologique. Traduction française de M. Naepels. Paris, éditions Belin.<br />

WARBURG A. (2003) – Le Rituel du Serpent. Art et anthropologie. Paris, éditions Macula.<br />

263


Mémoires :<br />

Annexe :<br />

Bibliographie personnelle<br />

1. Travaux universitaires<br />

1981 : Recherches stratigraphiques à l'amphithéâtre de Grand (Vosges). Mémoire de<br />

Maîtrise d'Archéologie. Nancy, Université de Nancy II, 137 p. 38 ill.<br />

1994 : The Shapes of Time: an Archaeology of the funerary Structures in the Western<br />

Hallstatt Province. Mémoire de Ph.D d’Archéologie. Cambridge (Grande-<br />

Bretagne),Université de Cambridge, 277 p.<br />

1995 : Nécropoles de tumulus et hiérarchies funéraires dans le secteur hallstattien occidental.<br />

typo-chronologie et distribution spatiale des assemblages funéraires du Premier Age du Fer<br />

dans le Nord-Est de la France. Thèse de Doctorat (Anthropologie, Ethnologie, Préhistoire) de<br />

l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.<br />

Publications :<br />

1993: Les étapes chronologiques de la construction de l'amphithéâtre de Grand (Vosges).<br />

Dans Coll. (dir): Grand. L'amphitheâtre gallo-romain. Epinal, Presses de l'Imagerie d'Epinal,<br />

1993, p. 87-90.<br />

Articles parus :<br />

2. Publications<br />

Premiers pas dans l’archéologie de l’âge du Fer…<br />

1981: Découverte d'un fond de cabane du hallstattien ancien dans l'enceinte du “ Camp<br />

d'Affrique ” (Messein; Meurthe-et-Moselle). Revue Archéologique Sites, p. 21-24.<br />

Articles parus :<br />

La nécropole de tumulus de La Naguée à Clayeures<br />

(Meurthe-et-Moselle, 1981-1985):<br />

1981: La reprise des fouilles de la nécropole de la Naguée à Clayeures. Bilan de la campagne<br />

264


1980. Le Pays Lorrain, p. 133-135.<br />

1982: Note sur la fouille de sauvetage programmé de la nécropole de Clayeures “ La<br />

Naguée ” (Meurthe-et-Moselle). Revue Archéologique de l'Est et du Centre-Est, XXXIII, 3-4,<br />

p. 196-201.<br />

1982 : Méthodes de fouille à la nécropole de Clayeures “ La Naguée ” (Meurthe-et-Moselle).<br />

Revue Archéologique Sites, p. 5-10.<br />

1982: Bilan de la première campagne de sauvetage programmé de la nécropole de la Naguée à<br />

Clayeures (Meurthe-et-Moselle). Le Pays Lorrain, p. 197-204.<br />

1985: La nécropole de Clayeures (Meurthe-et-Moselle) et les débuts du Premier Age du Fer<br />

dans l'Est de la France. Bulletin de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer, 3, p.<br />

24-27.<br />

Articles parus :<br />

Le tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon<br />

(Vosges, 1986-1988) :<br />

1986: Le projet Marainville-sur-Madon (Vosges): Fouille de sauvetage franco-allemande d'un<br />

tumulus à tombe à char du Hallstatt ancien. Bulletin de la Société Préhistorique Française, 83<br />

(7), p. 207-209.<br />

1988: Le tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon (Vosges). Premiers résultats.<br />

Dans Coll. (dir.): Les Princes Celtes et la Méditerranée. Rencontres de l'Ecole du Louvre.<br />

Paris, La Documentation Française, p. 271-301.<br />

1988: Un tumulus princier du Premier Age du Fer dans les Vosges. Annales de la Société<br />

d'Emulation du Département des Vosges, p. 3-14.<br />

1994: Fours du début du Premier Age du Fer à Marainville-sur-Madon “ Sous le Chemin de<br />

Naviot ” (Vosges). Bulletin de la Société Préhistorique Française, 91, p. 85-91.<br />

2002 : Le tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon (Vosges)“ Sous le Chemin de<br />

Naviot ”. Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires<br />

d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du<br />

Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du<br />

Fer, p. 62-69.<br />

Articles parus :<br />

La nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville<br />

(Meurthe-et-Moselle, 1988-1999):<br />

265


1989: Note sur la première campagne de sauvetage programmé du groupe de tumulus à tombe<br />

à char de Diarville (Meurthe-et-Moselle). Bulletin de la Société Préhistorique Française, 86,<br />

p. 282-287.<br />

1991: Les tombes à char du Hallstatt récent du groupe de tumulus de Diarville “ Devant<br />

Giblot ” (Meurthe-et-Moselle). Archäologisches Korrespondenzblatt, 21, p. 223-240.<br />

1997: La nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ” (Meurthe-et-<br />

Moselle) : résultats de la campagne de fouille programmée 1996. Bulletin de l’Association<br />

Française pour l’Etude de l’Age du Fer, 15, p. 3-5.<br />

1998 : Résultats préliminaires de la campagne de fouille programmée 1997 dans la nécropole<br />

de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ”. Antiquités Nationales, 29, 1997, p.<br />

65-69.<br />

1998 : Structures de combustion en fosse et enclos quadrangulaire découverts dans<br />

l’environnement de la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ”<br />

(Meurthe-et-Moselle). Bulletin de l’Association Française pour l’Etude de l’Age du Fer, 16,<br />

p. 45-50.<br />

1999 : Bilan de la campagne de fouille programmée 1998 dans la nécropole de tumulus à<br />

tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ” (Meurthe-et-Moselle). Antiquités Nationales, 30<br />

(1998), p. 87-105.<br />

2000 : (en collaboration avec C. Billant et M. Van Es) Dernière campagne de fouille<br />

programmée dans la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ”<br />

(Meurthe-et-Moselle) : les occupations de l’âge du Bronze. Antiquités nationales, 31 (1999),<br />

p. 141-154.<br />

2002 : La nécropole de tumulus de Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Dans<br />

OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un<br />

territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités<br />

nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 69-80.<br />

2002 : La nécropole de Diarville : techniques de fouille et de reconnaissance archéologique.<br />

Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie<br />

d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des<br />

Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 80-83.<br />

2002 : (en collaboration avec François Lemaire) Le char de la sépulture 2 du tumulus 7 de<br />

Diarville. Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires<br />

d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du<br />

Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du<br />

Fer, p. 91-98.<br />

Articles parus :<br />

L’occupation archéologique du secteur de Saxon-Sion<br />

(Meurthe-et-Moselle, 1990-1999)<br />

266


1993: La nécropole de tumulus d'Haroué “ Bois de la Voivre ” (Meurthe-et-Moselle). Essai<br />

d'analyse spatiale d'une aire funéraire du Premier Age du Fer. Archaeologia Mosellana, 2,<br />

Actes du XI ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer<br />

(Sarreguemines, 1987), p. 115-147.<br />

2002 : <strong>Des</strong> premières communautés du métal à l’essor économique du Bronze final (XX ème -<br />

X ème siècles av. J.-C.). Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois<br />

millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer<br />

(Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de<br />

l’Histoire du Fer, p. 19-27.<br />

2002 : L’enceinte du Haut de la Côte à Gugney-sous-Vaudémont (Meurthe-et-Moselle). Dans<br />

OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un<br />

territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités<br />

nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 27-29.<br />

2002 : Les sépultures à épée de l’enceinte de Gugney-sous-Vaudémont. Dans OLIVIER L.<br />

(dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire.<br />

Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales<br />

(Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 29-31.<br />

2002 : Le site de hauteur de la Côte de Sion à l’âge du Bronze. Dans OLIVIER L. (dir) –<br />

Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue<br />

de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-<br />

Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 32-33.<br />

2002 : Un dépôt de bronzes à armement sacrifié de la fin du Bronze final à Gugney-sous-<br />

Vaudémont “ Le Bois de Gugney ”. Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine.<br />

Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du<br />

Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée<br />

de l’Histoire du Fer, p. 34-35.<br />

2002 : L’enceinte de la Côte de Sion à l’âge du Fer. Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses<br />

celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de<br />

l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-<br />

Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 58-62.<br />

2002 : La nécropole de tumulus du “ Bois de la Voivre ” à Haroué (Meurthe-et-Moselle).<br />

Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie<br />

d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des<br />

Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 98-<br />

102.<br />

2002 : Le nouvel essor de la période gauloise au temps de l’oppidum de Sion (III ème - I er<br />

siècles av. J.-C.). Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois<br />

millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer<br />

(Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de<br />

l’Histoire du Fer, p. 103-107.<br />

2002 : Une épée gauloise découverte à Gugney-sous-Vaudémont (Meurthe-et-Moselle). Dans<br />

267


OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un<br />

territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités<br />

nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 116.<br />

2002 : (en collaboration avec Jean-Pierre Legendre) Un demi millénaire de romanisation (I er -<br />

IV ème siècles apr. J.-C.). Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois<br />

millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer<br />

(Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de<br />

l’Histoire du Fer, p. 117-126.<br />

2002 : L’occupation archéologique du territoire de Saxon-Sion aux périodes mérovingienne et<br />

carolingienne (VI ème IX ème siècles apr. J.-C.). Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en<br />

Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du<br />

Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye).<br />

Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 137-140.<br />

2002 : Vers le monde moderne : les transformations de l’occupation du sol au Moyen Age<br />

(X ème - XV ème siècles apr. J.-C.). Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine.<br />

Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du<br />

Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée<br />

de l’Histoire du Fer, p. 159-164.<br />

2002 : Conclusions : les dynamiques de l’occupation du paysage. Dans OLIVIER L. (dir) –<br />

Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue<br />

de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-<br />

Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 169-191.<br />

Le secteur « princier » de Vix et les nécropoles de tumulus de la Côte-d’Or<br />

(1991-2000)<br />

Articles parus :<br />

1997 : (en collaboration avec Bruno Chaume et Walter Reinhard) Reprise des fouilles à Vix<br />

(1991-1995) : premier bilan sur deux découvertes exceptionnelles. Bulletin archéologique et<br />

historique du Châtillonnais, 10, p. 5-26.<br />

2000 : (en collaboration avec Bruno Chaume et Walter Reinhard) L’enclos hallstattien de Vix<br />

« Les Herbues » : un lieu cultuel de type aristocratique ? Dans JANIN T. (dir.) : Mailhac et le<br />

Premier Age du Fer en Europe occidentale. Hommages à Odette et Jean Taffanel. Actes du<br />

Colloque international de Carcassonne (septembre 1997). Lattes, UMR 154 du CNRS<br />

Monographies d’Archéologie méditerranéenne, 7, p. 311-327.<br />

2000 : Les fouilles de Félix de Saulcy dans la nécropole des “ Chaumes d’Auvenay ” à Ivryen-Montagne<br />

(Côte-d’Or) et les inhumations précoces de la fin du Bronze final dans le Nordest<br />

de la France. Antiquités nationales, 31 (1999) , p. 117-139.<br />

268


2000 : La reprise de l’étude du tumulus à tombe à char de “ la Butte ” à Sainte-Colombe-sur-<br />

Seine (Côte-d’Or). Bulletin de l’Association française pour l’Etude de l’Age du Fer, 18, p.<br />

46-49.<br />

2000 : Nouvelles recherches sur le tumulus à tombe à char de “ La Butte ” à Sainte-Colombesur-Seine<br />

(Côte-d’Or) : l’étude des données d’archives. Antiquités nationales, 31 (1999), p.<br />

171-190.<br />

2001 : (en collaboration avec S. Beuchot, B. Triboulot et B. Wirtz) Nouvelles recherches sur<br />

le tumulus à tombe à char de “ La Butte ” à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) :<br />

prospections géophysiques et sondages d’évaluation archéologique à l’emplacement des<br />

tertres funéraires monumentaux de “ La Butte ” et de “ La Garenne ”. Antiquités nationales,<br />

32 (2000), p. 97-115.<br />

2002 : (en collaboration avec Willy Tegel) Nouvelles recherches sur le tumulus à tombe à<br />

char de “ La Butte ” à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) : le mobilier des fouilles<br />

anciennes. Antiquités nationales, 33 (2001), p. 81-105.<br />

Articles destinés au public non spécialisé :<br />

1993: (En collaboration avec W. Reinhard et B. Chaume) Deutsch-französische<br />

Ausgrabungen in Vix (Bourgogne). Archäologie in Deutschland, 1 (1993), p. 54.<br />

1994: (en collaboration avec W. Reinhard et B. Chaume) Keltische “ Fürstensitze ” westlich<br />

des Rhein. Archäologie in Deutschland, 1 1994, p. 51.<br />

1995: (en collaboration avec W. Reinhard et B. Chaume) Das keltische Heiligtum von Vix.<br />

Dans HAFFNER A. (dir.): Heiligtümer und Opferkulte der Kelten. Archäologie in<br />

Deutschland. Sonderheft 1995; Stuttgart, Konrad Theiss, p. 43-50.<br />

Articles parus :<br />

Le “ Briquetage de la Seille ”<br />

(Moselle, depuis 2001)<br />

2001 : Le “ Briquetage de la Seille ” (Moselle) : nouvelles recherches sur une exploitation<br />

proto-industrielle du sel à l’âge du Fer. Antiquités nationales, 32 (2000), p. 143-171.<br />

2003 : Nouvelles recherches sur l’exploitation du sel de la Haute Seille à l’âge du Fer. Le<br />

Pays lorrain, 84, p. 15-26.<br />

2003 : L’enceinte de Tincry (Moselle) : un nouveau centre de pouvoir hallstattien lié à<br />

l’exploitation du sel de la haute Seille ? Antiquités nationales, 34 (2002), p. 119-133.<br />

Articles de synthèse sur l’âge du Fer:<br />

269


Articles parus :<br />

1984: La question du passage de l'Age du Bronze à l'Age du Fer: un problème<br />

méthodologique et théorique? Dans Coll. (dir.): Transition Bronze final - Hallstatt ancien.<br />

Actes du 109e Congrès National des Sociétés Savantes (Dijon, 1984); Archéologie, T. II, p.<br />

279-288.<br />

1986: <strong>Des</strong> chevaux, de l'acier et la puissance: le passage à l'Age du Fer en Lorraine dans son<br />

contexte européen. Dans Coll. (dir.): La Lorraine d'avant l'histoire. Du Paléolithique<br />

inférieur au Premier Age du Fer. Metz, Musées de Metz, p. 149-167.<br />

1989: (en collaboration avec P. Brun) La montée des aristocraties. Dans MOHEN J.-P. et<br />

OLIVIER L. (dir.): Archéologie de la France. 30 ans de découvertes. Paris, Réunion des<br />

Musées Nationaux, p. 244-245.<br />

1993: (En collaboration avec W. Reinhard) Les structures socio-économiques du Premier Age<br />

du Fer dans le groupe Sarre-Lorraine: quelques perspectives. Dans DAUBIGNEY A. (dir.):<br />

Fonctionnement social du Premier Age du Fer. Hypothèses et opérateurs pour la France.<br />

Actes de la Table-Ronde Internationale de Lons-le-Saunier (Lons le Saunier, 1990). Lons-le-<br />

Saunier, Musée archéologique de Lons-le-Saunier, p. 105-130.<br />

1993: (En collaboration avec B. Wirtz) Pareto chez les Protos. Trois petits essais<br />

d'archéologie iconoclaste. Dans DAUBIGNEY A. (dir.): Fonctionnement social du Premier<br />

Age du Fer. Hypothèses et opérateurs pour la France. Actes de la Table-Ronde Internationale<br />

de Lons-le-Saunier (Lons le Saunier, 1990). Lons-le-Saunier, Musée archéologique de Lonsle-Saunier,<br />

p. 131-176.<br />

1993: Les bracelets rubanés de la Lorraine centrale et les relations entre la Sarre, la Lorraine<br />

et la Bourgogne au Premier Age du Fer. Blesa 1. Etudes offertes à Jean Schaub. Publication<br />

du Parc Archéologique Européen de Bliesbruck-Reinheim. Metz, Editions Serpenoise, p. 345-<br />

357.<br />

1997 : Le pôle aristocratique des environs de Saxon-Sion (Meurthe et Moselle) à l'âge du Fer:<br />

Faut-il revoir le concept de “ résidence princière ” ? Dans BRUN P. et CHAUME B. (dir.):<br />

Vix et les éphémères principautés celtiques. Les VI°-V° siècles avant J.-C. en Europe centreoccidentale.<br />

Actes du colloque de Châtillon-sur-Seine (1986). Paris, éditions Errance, p. 93-<br />

105.<br />

2000 : Sépultures d’agrégation et hiérarchisation funéraire dans le domaine hallstattien<br />

occidental (IXe-VIe siècles av. J.C.). Dans DEDET B., GRUAT P., MARCHAND G., PY, M.<br />

et SCHWALLER M. (dir.) : Archéologie de la Mort, Archéologie de la Tombe au Premier<br />

Âge du Fer. Actes du XXI ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du<br />

Fer (Conques, 1997). Lattes, UMR 154 du CNRS. Monographies d’Archéologie<br />

méditerranéenne, 5, p. 213-231.<br />

2000 : Les dynamiques funéraires dans le domaine hallstattien occidental (IXe-IVe siècles av.<br />

J.C.) et l’impact des contacts méditerranéens sur l’évolution des formes sociales du premier<br />

âge du Fer. Dans JANIN T. (dir.) : Mailhac et le Premier Age du Fer en Europe occidentale.<br />

Hommages à Odette et Jean Taffanel. Actes du Colloque international de Carcassonne<br />

270


(septembre 1997). Lattes, UMR 154 du CNRS Monographies d’Archéologie<br />

méditerranéenne, 7, p. 157-173.<br />

2000 : Les assemblages funéraires à char dans le domaine hallstattien occidental (VIIe-Ve<br />

siècles av. n.è.) : tendances évolutives et dynamiques spatiales. Dans VILLES A. et<br />

BATAILLE-MELKON A. (dir.) : Fastes des Celtes entre Champagne et Bourgogne aux VIIè-<br />

IIIè siècles avant notre ère. Actes du XIX ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude<br />

de l'Age du Fer (Troyes, 1995). Reims, Société archéologique champenoise, Mémoire de la<br />

Société archéologique champenoise, 15, p. 241-270.<br />

2002 : (en collaboration avec B. Wirtz et B. Triboulot) : Assemblages funéraires et territoires<br />

dans le domaine hallstattien occidental. Dans : GARCIA D. et VERDIN F. (dir.) – Territoires<br />

celtiques. Espaces ethniques et territoires des agglomérations protohistoriques d’Europe<br />

occidentale. Actes du XXIV ème Colloque de l’AFEAF. Paris, éditions Errance : 338-362.<br />

2002 : Le temps des seigneurs et des rois de l’âge du Fer (IX ème - IV ème siècles av. J.-C.).<br />

Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie<br />

d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des<br />

Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 37-57.<br />

Articles à paraître :<br />

Processus mortuaires et rituels funéraires dans les sépultures sous tumulus du domaine<br />

hallstattien occidental : une approche des représentation collectives de la mort à l’âge du Fer.<br />

A paraître en 2004 dans Antiquités nationales, 35 (2003).<br />

Articles destinés au public non spécialisé :<br />

2003 : Les véhicules des élites. Dans : Les chars celtiques. Dossier dirigé par Laurent Olivier,<br />

Conservateur du département des âges du Fer au Musée des Antiquités nationales.<br />

L’Archéologue, Archéologie nouvelle, n° 65 (avril-mai 2003), p. 4-6.<br />

2003 : Constructions complexes (en collaboration avec M. Egg). Dans : Les chars celtiques.<br />

Dossier dirigé par Laurent Olivier, Conservateur du département des âges du Fer au Musée<br />

des Antiquités nationales. L’Archéologue, Archéologie nouvelle, n° 65 (avril-mai 2003), p. 7-<br />

9.<br />

2003 : Techniques et fonctions. Dans : Les chars celtiques. Dossier dirigé par Laurent<br />

Olivier, Conservateur du département des âges du Fer au Musée des Antiquités nationales.<br />

L’Archéologue, Archéologie nouvelle, n° 65 (avril-mai 2003), p. 12-14.<br />

2003 : <strong>Des</strong> hommes aux femmes. Dans : Les chars celtiques. Dossier dirigé par Laurent<br />

Olivier, Conservateur du département des âges du Fer au Musée des Antiquités nationales.<br />

L’Archéologue, Archéologie nouvelle, n° 65 (avril-mai 2003), p. 10-11.<br />

2003 : Princesses celtes en Lorraine. Tombes à char. Le Petit Journal des grandes<br />

expositions. Paris, Réunion des Musées nationaux, 2003, 16 p.<br />

271


Ouvrages :<br />

2002 : Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire.<br />

Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales<br />

(Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, 192 p.<br />

Articles parus :<br />

Histoire et théorie de l’archéologie :<br />

1986: Sociétés savantes et archéologie des Ages du Fer en Lorraine: la Société d'Archéologie<br />

Lorraine (1860-1914). Actes du VIII ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de<br />

l'Age du Fer (Angoulême, 1984). Revue Aquitania, Supplément 1, p. 369-382.<br />

1992: Regard sur une histoire mosaïque d'une Europe archéologique. Les Nouvelles de<br />

l'Archéologie, 47: 25-28.<br />

1995: (en collaboration avec A. Coudart) French tradition and the central place of History in<br />

the Human Sciences. Preamble to a dialogue between Robinson Crusoe and his Man Friday.<br />

Dans UCKO P. (dir.): Theory in Archaeology. A World Perspective. London and New York,<br />

Routledge, p. 363-381.<br />

1996 : (en collaboration avec A. Coudart) Archéologie dans l’histoire ; archéologie sans<br />

histoire. Les archéologues au cœur de la crise de la modernité. Les Nouvelles de<br />

l’Archéologie, 62, p. 29-33.<br />

1997 : L’archéologie française et le régime de Vichy. Les Nouvelles de l’Archéologie, 67, p.<br />

17-22 .<br />

1998 : L’archéologie française et le régime de Vichy (1940-1944). European Journal of<br />

Archaeology, 1, 2, p. 241-264.<br />

1998 : Le sombre abîme du temps. Temps profond et identités collectives aux<br />

commencements de l’archéologie du passé pré-classique. Dans DUCROS A. & J. et<br />

JOULIAN F. (dir.) : La culture est-elle naturelle ? Histoire, épistémologie et applications<br />

récentes du concept de culture. Paris, éditions Errance, p. 99-112.<br />

1999 : Joseph Déchelette: a Volunteer in the No Man's Land of French Archaeology. Dans<br />

MURRAY T. (dir.): Encyclopedia of Archaeology : the great Archaeologists. Tome 1. Santa<br />

Barbara, ABC-Clio, p. 275-288.<br />

1999 : The origins of French archaeology. Antiquity, 73, 279, p. 176-183.<br />

1999: Aux origines de l’archéologie française. Antiquités nationales, 30 (1998), p. 185-195.<br />

272


2000 : Henri Hubert, archéologue. Dans BRUN P. et OLIVIER L. (dir.) : Dossier Henri<br />

Hubert (1872-1927). Les Nouvelles de l’Archéologie, 79, p. 9-14.<br />

2001 : L’archéologie nationale-socialiste et la France (1933-1943). Dans ADAM A.-M.,<br />

BARDIES I., HECKENBENNER D., LEGENDRE J.-P., OLIVIER L., PANKE T., PETRY<br />

F., SARY M., SCHNITZLER B., STERN T., STRAUSS L. et WILMOUTH P. (dir.) :<br />

L’archéologie en Alsace et en Moselle au temps de l’annexion (1940-1944). Catalogue de<br />

l’exposition des Musées de Strasbourg et de Metz (2001). Strasbourg, Musée de Strasbourg et<br />

Musées de la Cour d’Or, Metz, p. 47-65.<br />

2001 : Le “ Mont Lassois ” de Vix (Côte-d’Or) dans la Westforschung nationale-socialiste :<br />

archéologie et géopolitique nazie dans le Nord-est de la France. Antiquités nationales, 32<br />

(2000), p. 117-142.<br />

2002 : L’archéologie du III ème Reich et la France. Notes pour servir à l’étude de la “ banalité<br />

du mal ” en archéologie. Dans LEUBE A. (dir.) : Prähistorie und Nationalsozialismus. Die<br />

mittel- und osteuropäische Ur- und Frühgeschichtsforschung in den Jahren 1933-1945.<br />

Heidelberg, Synchron, p. 575-601.<br />

2003 : Tombes princières et principautés celtiques. La place du site de Vix dans la recherche<br />

européenne sur les centres de pouvoir du premier âge du Fer. Dans Coll. (dir.) – Autour de la<br />

Dame de Vix. Celtes, Grecs et Etrusques. Catalogue de l’exposition du Musée du<br />

Châtillonnais, Châtillon-sur-Saône, Musée du Châtillonnais, p. 11-25.<br />

2003 : « Peuples », « cultures » et manifestations archéologiques de l’âge du Fer : Gustav<br />

Kossinna, Gordon Childe et nous. Dans PLOUIN S. et JUD P. (dir .) – Habitats, mobiliers et<br />

groupes régionaux à l’âge du Fer. Actes du XXe Colloque de l'Association Française pour<br />

l'Etude de l'Age du Fer (Colmar, 1996). Dijon, 20 ème supplément à la Revue Archéologique de<br />

l’Est, 2003, p. 231-239.<br />

Traductions :<br />

A Arqueologia francesa e o regime de Vichy. Dans BENOIT H. et FUNARI P.P.A. (dir.) :<br />

Etica politica no mundo antigo. Sao Paulo, Université de Campinas, 2001 : 219-252.<br />

As origens da arqueologia francesca (traduction portugaise de Glaydson José da Silva). Dans<br />

FUNARI P.P.A. (dir.) : Repensando o Mundo Antigo : Martin Bernal & Laurent Olivier. Sao<br />

Paulo, Université de Campinas, 2003, Textos didaticos, 49 : 31-59.<br />

Articles parus :<br />

Politique et idéologie de l’archéologie :<br />

1991: Krize identity Francouzské Archeologie (La crise d'identité de l'archéologie française).<br />

Archeologické Forum Praha, 2, p. 56-60.<br />

273


1997 : L’archéologie du passé contemporain : enjeux et perspectives. Les Nouvelles de<br />

l’Archéologie, 70, p. 7-14.<br />

1998 : Vichy, Le Pen et les Gaulois. De la Révolution nationale au Front national. Les<br />

Nouvelles de l’Archéologie, 72, p. 31-35.<br />

Articles destinés au public non spécialisé :<br />

1989: Recherche et archéologie. Archéologia, n° 250, p. 20-22.<br />

Articles parus :<br />

Pour une archéologie du présent :<br />

1999 : Photographie, archéologie et mémoire. A propos de l’exposition “ Bosnia : avant/après<br />

guerre ” (Paris, Parc de la Villette, du 25 mars au 12 juillet 1998). European Journal of<br />

Archaeology, 2, 1, p. 107-115.<br />

1999 : L’archéologie et la fabrication du présent. A propos de “ Smoke ”, recueil de<br />

photographies de Michael Ackerman. European Journal of Archaeology, 2, 2, p. 269-280.<br />

2000: The Archaeology of the contemporary Past. Dans BUCHLI V. et LUCAS G. (dir.) :<br />

Archaeologies of the contemporary Past. Londres et New York, Routledge, p. 175-188.<br />

2000 : L’impossible archéologie de la mémoire. A propos de “ W ou le souvenir d’enfance ”<br />

de Georges Perec. European Journal of Archaeology, 3 (3), p. 387-406.<br />

Articles destinés au public non spécialisé :<br />

2000 : Pour une archéologie du passé récent. Dossier “ L’archéologie confrontée aux <strong>vestiges</strong><br />

des deux dernières guerres ”. Archéologia, n° 367 (mai 2000), p. 24-27.<br />

Articles parus :<br />

De la nature des matériaux archéologiques :<br />

1992: The tomb of Hochdorf (Baden-Württemberg): some comments on the nature of<br />

archaeological funerary material. Archaeological Review from Cambridge, 11-1, p. 51-63.<br />

1999 : The Hochdorf princely grave and the question of the nature of archaeological funerary<br />

assemblages. Dans MURRAY T. (dir.) : Time and Archaeology. Londres et New York,<br />

éditions Routledge, collection One World Archaeology, p. 109-138.<br />

1999 : Duration, memory and the nature of archaeological record. Dans GUSTAFSSON A. et<br />

274


KARLSSON H. (dir.) : Glyfer och arkeologiska rum. En vänbok till Jarl Nordbladh.<br />

Göteborg, Gotarc Series A vol. 3, p. 529-535.<br />

2001 : Duration, Memory and the Nature of Archaeological Record. Dans KARLSSON H.<br />

(dir.) : It’s about Time. The Concept of Time in Archaeology. Göteborg, Bricoleur Press, p.<br />

61-70.<br />

2001 : Varaktighet och minne. Res Publica, 53, p. 47-51.<br />

2002 : Temps de l’histoire et temporalités des matériaux archéologiques : à propos de la<br />

nature chronologique des <strong>vestiges</strong> matériels. Antiquités nationales, 33 (2001), p. 189-201.<br />

2002 : L'interprétation des tombes princières du Premier Age du Fer et la question de la<br />

nature du matériau archéologique funéraire: à propos de la tombe de Hochdorf (Kr.<br />

Ludwigsburg; Baden-Württemberg). Dans MARANSKI D. et GUICHARD V. (dir) : Les âges<br />

du Fer en Nivernais, Bourbonnais et Berry oriental. Regards européens sur les âges du Fer<br />

en France. Actes du XVII ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer<br />

(Nevers, 1993). Glux-en-Glenne, Centre archéologique européen du Mont-Beuvray, Bibracte<br />

6, p. 391-411.<br />

Articles à paraître :<br />

(en collaboration avec B. Wirtz) : Recherches sur le temps archéologique. L’apport de<br />

l’archéologie du présent. A paraître en 2004 dans Antiquités nationales, 35 (2003).<br />

Articles parus :<br />

Expositions et collections :<br />

1989: (En collaboration avec J.P. Mohen) Archéologie de la France. 30 ans de découvertes.<br />

Catalogue de l'Exposition Nationale du Grand Palais. Paris, Réunion des Musées Nationaux,<br />

495 p.<br />

1989: (En collaboration avec A. Lilensztein) Rencontres Internationales du Film<br />

d'Archéologie et d'Ethnologie. Paris, Editions Art Connexion, 24 p.<br />

1998 : Chars et ornements de chars du début du Second âge du Fer. Dans Coll. (dir.) –<br />

Treasures of Celtic Art : A European Heritage. Catalogue de l’exposition du Musée national<br />

de Tokyo. Tokyo, Asahi Shimbun, p. 11-12.<br />

2000 : Les incinérations de Mouriès au Musée des Antiquités nationales. Dans<br />

CHAUSSERIE-LAPREE J. (dir.) : Le Temps des Gaulois en Provence. Martigues, Musée<br />

Ziem, p. 245.<br />

2002 : Los torques como adorno personal. Dans BARRIL VICENTE M. et ROMERO<br />

RIAZA A. (dir.) : Torques : Bellaza y Poder. Catalogue de l’exposition du Museo<br />

Arqueologico Nacional (septembre-décembre 2002). Madrid, Ministerio de education, Cultura<br />

275


y Deporte, p. 81-83.<br />

.<br />

2002 : Une nouvelle acquisition au Musée des Antiquités nationales : les tombes à char de<br />

Roissy “ La Fosse Cotheret ” (Val-d’Oise). Antiquités nationales, 33 (2001), p. 19-20.<br />

2002 : (en collaboration avec Martin Schönfelder) Presles-et-Boves “ Derrière Saint-<br />

Audebert ” (Aisne) : une tombe féminine à amphores de la période césarienne. Dans<br />

GUICHARD V. et PERRIN F. (dir.) – L’aristocratie celte à la fin de l’âge du Fer (II ème siècle<br />

av. J.-C., I er siècle apr. J.-C.). Actes de la table ronde Glux-en-Glenne (1998). Glux-en-<br />

Glenne, Centre archéologique européen du Mont-Beuvray, p. 77-86.<br />

2002 : (en collaboration avec Martin Schönfelder) Nanterre (Hauts-de-Seine) : un char de<br />

parade de La Tène moyenne. Dans GUICHARD V. et PERRIN F. (dir.) – L’aristocratie celte<br />

à la fin de l’âge du Fer (II ème siècle av. J.-C., I er siècle apr. J.-C.). Actes de la table ronde<br />

Glux-en-Glenne (1998). Glux-en-Glenne, Centre archéologique européen du Mont-Beuvray,<br />

p. 113-118.<br />

2003 : Une ciste à cordons en bronze provenant de Mussy-sur-Seine “ En L’Ilsle ” (Aube).<br />

Antiquités nationales, 34 (2002), p. 103-105.<br />

2003 : Un bracelet en argent du III ème siècle av. J.-C. provenant de la collection Rappaz à<br />

Nimes (Gard). Antiquités nationales, 34 (2002), p. 107-108.<br />

2003 : Nouvelles observations sur le char hallstattien du tumulus du “ Champ Peupin ” à<br />

Ivory (Jura). Antiquités nationales, 34 (2002), p. 109-118.<br />

2004 : Rois et guerriers de l’âge du Fer. Dans Coll. (dir.) – Le Musée des Antiquités<br />

nationales. Saint-Germain-en-Laye. Paris, Fondation BNP-Paribas et Réunion des Musées<br />

nationaux, 2004, p. 59-79.<br />

Articles destinés au public non spécialisé :<br />

1989: A la recherche de l'archéologie perdue. Dans OLIVIER L. et LILENSZTEIN A. (dir.) –<br />

Rencontres Internationales du Film d'Archéologie et d'Ethnologie. Paris, Editions Art<br />

Connexion: 2-3.<br />

Articles parus :<br />

Structures et données archéologiques<br />

1984: (en collaboration avec V. Blouet, P. Brunella, D. Heckenbenner, C. Lefebvre, J.-P.<br />

Legendre et M.-D. Waton) La Lorraine. Dans LASFARGUES J. (dir.) – Architectures de<br />

terre et de bois. L'habitat privé dans les provinces occidentales du monde romain.<br />

Antécédents et prolongements: Protohistoire, Moyen-Age et quelques expériences<br />

contemporaines. Actes du 2 ème Congrès Archéologique de Gaule Méridionale (Lyon, 1983).<br />

Documents d'Archéologie Française, 2, p. 103-112.<br />

1989: Les enceintes quadrilatérales en Lorraine: état de la question. Dans<br />

276


BUCHSENSCHUTZ O. et OLIVIER L. (dir.) – Les Viereckschanzen et les enceintes<br />

quadrilatérales en Europe celtique. Actes du IXe Colloque de l'Association Française pour<br />

l'Etude de l'Age du Fer (Châteaudun, 1985). Paris, Editions Errance, p. 97-106.<br />

1989: (En collaboration avec O. Buchsenschutz) Les Viereckschanzen et les enceintes<br />

quadrilatérales en Europe celtique. Actes du IXe Colloque de l'Association Française pour<br />

l'Etude de l'Age du Fer (Châteaudun, 1985). Paris, Editions Errance, 174 p.<br />

1989: A propos des Viereckschanzen et autres enceintes quadrangulaires. Dans<br />

BUCHSENSCHUTZ O. et OLIVIER L. (dir.) – op. cit. p. 165-166.<br />

Articles parus :<br />

Notes et comptes-rendus<br />

1991 : Compte-rendu de Hodder, I. (1991) – Archaeological Theory in Europe. The last three<br />

decades. Dans : Archaeological Review from Cambridge, 10-2, p. 258-264.<br />

1995 : Compte-rendu de Baray, L ., Deffressigne, S., Leroyer, C. et Villemeur, I. (1994) –<br />

Nécropoles protohistoriques du Sénonais. Documents d’Archéologie Française, 44. Paris,<br />

Maison des Sciences de l’Homme. Les Nouvelles de l’Archéologie, 59, p. 60.<br />

1995 : Compte-rendu de Binétruy, M.S. (1994) – De l’art roman à la Préhistoire, des sociétés<br />

locales à l’Institut, itinéraires de Joseph Déchelette. Lyon, éditions lyonnaises d’art et<br />

d’histoire. Les Nouvelles de l’Archéologie, 59, p. 63.<br />

1996 : Compte-rendu de Audouze, F. et Buchsenschutz, O. (1991) – Towns, villages and<br />

countryside of Celtic Europe. From the beginning of the second millenium to the end of the<br />

first century B.C. Archeaological Review from Cambridge, p. 159-162.<br />

1997 : Compte-rendu de Auxiette, G., Hachem, L. et Robert, B. (1997) – Espaces physiques,<br />

espaces sociaux dans l’analyse interne des sites du Néolithique à l’âge du Fer. Paris, éditions<br />

du CTHS. Bulletin de la Société Préhistorique Française, 94-4, p. 429-431.<br />

2002 : Archaeology of the “ Terrible 20 th Century ” : an Archaeology of Ideology ? Compterendu<br />

de Buchli, V. (2000) – An Archaeology of Socialism. Oxford et New York, Berg<br />

Publishers. Cambridge Archaeological Journal, 12, 1, p. 138-140.<br />

3. Rapports non publiés<br />

Les fouilles du théâtre-amphithéâtre romain de Grand (Vosges) :<br />

1975 : Grand (Vosges). Rapport de la campagne de fouille programmée 1975 sur le théâtreamphithéâtre<br />

romain. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 50 p. 16 ill.<br />

avec 1 volume séparé de planches photographiques.<br />

277


1977 : Grand (Vosges). Rapport de la campagne de fouille programmée 1977 sur le théâtreamphithéâtre<br />

romain. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 28 p., 13 ill.<br />

1978 : (en collaboration avec F. Boura, E. Fluck et V. Olivier) Grand (Vosges). Rapport de la<br />

campagne de fouille programmée 1978 sur le théâtre-amphithéâtre romain. Nancy, Direction<br />

des Antiquités historiques de Lorraine, 85 p., 24 ill. et 17 planches photographiques.<br />

1978 : Bilan de trois années de stage des Antiquités historiques. Rapport de synthèse 1975-<br />

1977. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 9 p.<br />

Premières fouilles dans la vallée de l’Aisne :<br />

1976 : Bucy-le-Long (Aisne) “ La Héronnière ” Campagne de fouille programmée 1976 sur<br />

la nécropole de tombes plates de La Tène ancienne : les sépultures 067, 072, 078 et 081. 16 p.,<br />

5 ill. et 2 planches photographiques.<br />

Premières observations archéologiques en Lorraine :<br />

1975 : Essey-les-Nancy (Meurthe-et-Moselle). Coupe stratigraphique à l’oppidum de la<br />

“ Butte Sainte-Geneviève ”. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 24 p., 2<br />

ill. et 1 planche photographique.<br />

1976 : L’îlot à cuvettes 3 du “ Pransieu ” (Commune de Marsal, Moselle). Etude de la<br />

céramique (Hallstatt moyen). Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 15 p.,<br />

15 ill.<br />

1977 : Erbéviller-sur-Amezule (Meurthe-et-Moselle), Villa romaine du “ Château des<br />

Sarrasins ”. Rapport d’étude du matériel archéologique. Nancy, Direction des Antiquités<br />

historiques de Lorraine, 4 p., 1 ill.<br />

1977 : Lenoncourt (Meurthe-et-Moselle), Villa romaine des “ Jards ”. Rapport d’étude du<br />

matériel archéologique. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 4 p., 1 ill.<br />

1978 : Ludres (Meurthe-et-Moselle), Villa romaine de la “ Côte Saint-Maurice ”. Rapport<br />

d’étude du matériel archéologique. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine,<br />

17 p., 4 ill.<br />

La fouille de sauvetage programmée de la nécropole de tumulus de l’âge du<br />

Fer de « La Naguée » à Clayeures (Meurthe-et-Moselle) :<br />

1980 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de fouille de sauvetage urgent<br />

1980 sur une nécropole de tumulus du premier âge du Fer. Nancy, Direction des Antiquités<br />

278


historiques de Lorraine.<br />

1981 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de la I ère campagne de fouille<br />

de sauvetage programmé 1981. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 61 p.<br />

24 ill. et 7 planches photographiques.<br />

1981 : (en collaboration avec F. Boura) Essey-la-Côte “ Le Haut de la Côte ” (Meurthe-et-<br />

Moselle). Rapport sur les sondages effectués dans une enceinte protohistorique. Nancy,<br />

Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 6 p., 4 ill.<br />

1982 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de la II ème campagne de<br />

fouille de sauvetage programmé 1982. Nancy, Direction des Antiquités historiques de<br />

Lorraine, 40 p. 25 ill. et 9 planches photographiques.<br />

1983 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de la III ème campagne de<br />

fouille de sauvetage programmé 1983. Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine,<br />

26 p., 14 ill., 2 planches photographiques.<br />

1983 : (en collaboration avec O. Lhote) Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”.<br />

Rapport sur les sondages stratigraphiques effectués à Clayeures “ Bois de Jontois ”. Metz,<br />

Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 5 p., 3 ill.<br />

1984 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de la IV ème campagne de<br />

fouille de sauvetage programmé 1984. Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine,<br />

26 p., 19 ill. et 3 planches photographiques.<br />

1985 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de la V ème campagne de<br />

fouille de sauvetage programmé 1985. Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et<br />

historiques de Lorraine, 41 p. et 1 volume d’illustrations et de planches photographiques.<br />

1985 : La nécropole de tumulus de La Naguée à Clayeures (Meurthe-et-Moselle). Metz,<br />

Direction des Antiquités préhistoriques et historiques de Lorraine, 14 p., 9 ill.<br />

Observations archéologiques au Service d’Archéologie de la Lorraine :<br />

1983 : Note sur la découverte d’un site gallo-romain avec atelier sidérurgique au lieu-dit “ La<br />

Grande Corvée ” à Coin-les-Cuvry (Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de<br />

Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />

1983 : Note sur des structures en fosses modernes découvertes lors d’une inspection de<br />

contrôle de travaux d’aménagement à Marly “ Saint-Ladre ” (Moselle). Metz, Direction des<br />

Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />

1983 : Note sur la vérification au sol du tumulus du “ Bois de Sainte-Marie ” à Bezange-la-<br />

Grande (Meurthe-et-Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1<br />

ill.<br />

1983 : Note sur la découverte d’une nécropole de tumulus au “Bois de la Forêt ” à Crévic<br />

279


(Meurthe-et-Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />

1983 : Note sur deux tumuli en cours d’arasement à Coin-les-Cuvry “ La Machel ” (Moselle).<br />

Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />

1983 : Note sur des substructions gallo-romaines conservées dans le village de Moncel-sur-<br />

Seille (Meurthe-et-Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1<br />

ill.<br />

1983 : Note sur la destruction d’une motte féodale à Moyenvic “ La Hottée du Diable ”<br />

(Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />

1983 : Note sur une nécropole de tumulus inédite menacée d’arasement par les labours à<br />

Mulcey « Les Paquis » (Moselle). Metz, Service régional d’Archéologie de Lorraine, 1 p., 2<br />

ill.<br />

1983 : Note sur des tumulus en cours d’arasement par les labours et appartenant à la<br />

nécropole hallstattienne du “ Bois de Pluche ” à Cherisey (Moselle). Metz, Direction des<br />

Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />

1983 : Note sur la découverte d’un bras de statue monumentale gallo-romaine en bronze dans<br />

les sablières d’Essegney (Vosges). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1<br />

p., 1 ill. et 1 planche photographique.<br />

1983 : Note sur les habitats et les tertres funéraires protohistoriques du “ Bois le Moine ” et de<br />

la “ Ferme du Sabre ” menacés par des travaux ruraux à Fey (Moselle). Metz, Direction des<br />

Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />

1983 : Note sur une enceinte inédite en cours de destruction par des travaux de carrière à<br />

Marbache “ Les Roches ” (Meurthe-et-Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de<br />

Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />

1983 : Note sur la découverte de pieux de bois sous le pont de l’Ile de la Préfecture, à Metz<br />

(Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p.<br />

1983 : Metz-Nord “ Ban de Devant les Ponts ” (Moselle). Rapport de fouille de sauvetage<br />

urgent sur un puits cuvelé du Hallstatt ancien.. Metz, Direction des Antiquités historiques de<br />

Lorraine, 11 p., 5 ill. et 4 planches photographiques.<br />

1984 : Essey-les-Nancy “ La Fallée ”. Rapport de fouille de sauvetage urgent sur des<br />

occupations d’habitat du second âge du Fer. Metz, Direction des Antiquités historiques de<br />

Lorraine, 10 p. 4 ill., 1 planche photographique.<br />

1984 : Metz (Moselle), Rue aux Arènes. Rapport de fouille de sauvetage urgent sur<br />

l’amphithéatre antique de Divodurum. Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine,<br />

13 p., 9 ill.<br />

1985 : (avec la collaboration de M. Feller et L. Françoise-dit-Miret) Projet d’expérimentation<br />

d’une reconnaissance systématique d’un atelier de céramique sigillée de l’Argonne : le site de<br />

Vauquois “ Les Allieux ” (Meuse). Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et<br />

280


historiques de Lorraine, 11 p., 3 ill.<br />

1985 : Champigneulles “ Les Pestiférés ” (Meurthe-et-Moselle). Rapport de sondages de<br />

reconnaissance archéologique préliminaires à la construction d’un lotissement, à<br />

l’emplacement d’un habitat du Bronze moyen. Metz, Direction des Antiquités préhistoriques<br />

et historiques de Lorraine, 13 p., 4 ill.<br />

La fouille des groupes de tumulus à tombe à char<br />

de Marainville-sur-Madon (Vosges) et de Diarville (Meurthe-et-Moselle):<br />

1986 : Marainville-sur-Madon (Vosges) “ Sous le Chemin de Naviot ”. 1 ère Campagne de<br />

fouille de sauvetage programmé 1986. Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et<br />

historiques de Lorraine, 172 p., 59 ill. et 3 planches photographiques.<br />

1987 : Marainville-sur-Madon (Vosges) “ Sous le Chemin de Naviot ”. 2 ème Campagne de<br />

fouille de sauvetage programmé 1987. Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et<br />

historiques de Lorraine, 100 p., 37 ill. et 3 planches photographiques.<br />

1987 : Programme H23 “ Nécropoles de tumulus et sépultures protohistoriques dans le Nordest<br />

de la France ”. Actes de la 1 ère table ronde de Châtillon-sur-Seine (Côte-d’Or, 14-15<br />

novembre 1987). Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et historiques de Lorraine,<br />

104 p.<br />

1988 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille de sauvetage<br />

programmé 1988. Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et historiques de Lorraine,<br />

105 p., 25 ill., 7 planches photographiques.<br />

1990 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />

1990. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine, 36 p., 14 ill.<br />

1992 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />

1992. La prospection géophysique du site. Metz, Service régional de l’Archéologie de<br />

Lorraine.<br />

1994 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />

1994. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine.<br />

1995 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />

1995. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine.<br />

1996 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />

1996. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine, 29 p., 12 ill.<br />

1997 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />

1997. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales, 59 p., 16 ill., 2 planches<br />

photographiques<br />

1998 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />

281


1998. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales, 39 p., 10 ill.<br />

1999 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />

1999. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales, 57 p., 15 ill.<br />

Recherches sur l’occupation du sol au cours des trois derniers millénaires<br />

dans la région de Sion (Meurthe-et-Moselle) :<br />

1985 : Méthodes de la prospection au sol. Bilan de l’expérience de prospection systématique<br />

du plateau de Sion-Vaudémont (Meurthe-et-Moselle). Metz, Direction des Antiquités<br />

préhistoriques et historiques de Lorraine, 11 p., 1 ill.<br />

1995 : Prospection thématique du secteur de Saxon-Sion (Meurthe-et-Moselle). Campagne de<br />

terrain 1995. Metz, Service régional de l’Archéologie, 14 p., 2 ill.<br />

1995: Gugney-sous-Vaudémont « La Côte » (Meurthe-et-Moselle). Sondage de datation<br />

archéologique. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine.<br />

1996 : Vandeléville « Bois de Framont » (Meurthe-et-Moselle). Sondage de datation<br />

archéologique. Metz, service régional de l’Archéologie de Lorraine, 10 p., 3 ill.<br />

1996 : Prospection thématique du secteur de Saxon-Sion (Meurthe-et-Moselle). Campagne de<br />

terrain 1996. Metz, Service régional de l’Archéologie, 47 p., 34 ill.<br />

1997 : Prospection thématique du secteur de Saxon-Sion (Meurthe-et-Moselle). Campagne de<br />

terrain 1997. Metz, Service régional de l’Archéologie, 44 p., 18 ill.<br />

1997 : Vandeléville « Bois de Conge » (Meurthe-et-Moselle). Sondage de datation<br />

archéologique. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine, 11 p., 4 ill.<br />

Les fouilles du secteur de Vix (Côte-d’Or) :<br />

1992 : (en collaboration avec B. Chaume et W. Reinhard) Un sanctuaire du V ème siècle av. J.-<br />

C. à Vix (Côte-d’Or). Campagne de fouille programmée 1992. Dijon, Service régional de<br />

l’Archéologie de Bourgogne, 30 p., 11 ill.<br />

1993 : (en collaboration avec B. Chaume et W. Reinhard) Le Tumulus II de Vix (Côte-d’Or).<br />

Un tertre du Bronze final IIIb. Campagne de fouille programmée 1993. Dijon, Service<br />

régional de l’Archéologie de Bourgogne, 25 p., 20 ill.<br />

1993 : (en collaboration avec B. Chaume et W. Reinhard) Le sanctuaire hallstattien de Vix<br />

(Côte-d’Or) lieu-dit “ Les Herbues ”. Synthèse des campagne de Fouille programmée 1991-<br />

1992-1993. Dijon, Service régional de l’Archéologie de Bourgogne, 62 p., 44 ill.<br />

1994 : (en collaboration avec B. Chaume et W. Reinhard) Le Tumulus II de Vix (Côte-d’Or).<br />

282


Un tertre du Bronze final IIIb. Campagne de fouille programmée 1993. Dijon, Service<br />

régional de l’Archéologie de Bourgogne, 47 p., 22 ill.<br />

2000 : Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) tumulus de “ La Butte ”. Saint-Germain-en-<br />

Laye, Musée des Antiquités nationales.<br />

Nouvelles recherches sur les tumulus de l’âge du Fer de la Bourgogne :<br />

1998 : Les nécropoles de tumulus du premier âge du Fer de la Bourgogne. Rapport de<br />

prospection thématique 1998 : la région des Côtes de Beaune (Côte-d’Or). Saint-Germain-en-<br />

Laye, Musée des Antiquités nationales.<br />

1999 : Les nécropoles de tumulus du premier âge du Fer de la Bourgogne. Rapport de<br />

prospection thématique 1999 : la région de la haute Seine (Côte-d’Or). Saint-Germain-en-<br />

Laye, Musée des Antiquités nationales.<br />

2000 : Les nécropoles de tumulus du premier âge du Fer de la Bourgogne. Rapport de<br />

prospection thématique 2000 : la région de Minot (Côte-d’Or). Saint-Germain-en-Laye,<br />

Musée des Antiquités nationales, 145 p., 22 ill.<br />

La reconnaissance archéologique du « Briquetage de la Seille » :<br />

2000 : (en collaboration avec B. Triboulot et B. Wirtz) Tincry (Moselle) “ Le Haut du<br />

Mont ”. Découverte fortuite 2000. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales,<br />

5 p., 5 ill.<br />

2001 : (en collaboration avec A. Coutelle, A. Kreuz, Y. Thomas, B. Triboulot, M. Van Es, J.<br />

Wiethold et B. Wirtz) “ Le Briquetage de la Seille ” (Moselle). Campagne de prospection<br />

thématique 2001. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales, 124 p., 100 ill.<br />

2002 : (en collaboration avec P. Barral ; B. Bourgeois, L. Cheval, A. Coutelle, B. Feuga, L.<br />

Forelle, A. Kreuz, A. Letor, M. Marchetto, P. Murphy, D. Nguyen-Thé, J. Perrin, D. Poly, W.<br />

Tegel, B. Triboulot et B. Wirtz) “ Le Briquetage de la Seille ” (Moselle). Campagne de<br />

prospection thématique 2002. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales, 119<br />

p., 75 ill.<br />

2003 : (en collaboration avec N. Branch, A. Coutelle, K. Fechner, D. Jumeau ; R. Baes, B.<br />

Triboulot et B. Wirtz) “ Le Briquetage de la Seille ” (Moselle). Campagne de prospection<br />

thématique 2003. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales.<br />

Etudes diverses :<br />

1996 : L’archéologie du passé contemporain : enjeux et perspectives. Dans Schnapp A. (dir.) :<br />

Rapport sur l’archéologie du passé récent. Paris, université de Paris I, 15 p.<br />

283


1999 : (en collaboration avec B. Triboulot, C. Billant, Y. Thomas et M. Van Es) Protocole<br />

d’enregistrement des données archéologiques. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités<br />

nationales, 52 p., 3 ill.<br />

284


Table des matières<br />

Remerciements p. 3<br />

Introduction p. 4<br />

Origines p. 16<br />

Chapitre I er : Leroi-Gourhan est mort p. 28<br />

Chapitre II: Bei uns in Tyrol p. 42<br />

Chapitre III: Pareto chez les Protos p. 66<br />

Chapitre IV: Un Français à Cambridge p. 83<br />

Chapitre V: Temps et mémoire p. 99<br />

Chapitre VI: Une archéologie du présent p. 111<br />

Chapitre VII: Palimpsestes et objets-mémoire p. 128<br />

Chapitre VIII: Les chiffonniers du passé p. 143<br />

Chapitre IX: Tout commence ici p. 161<br />

Chapitre X: Une biologie des formes p. 183<br />

Chapitre XI: L’inconscient du temps p. 204<br />

Chapitre XII: Le passé n’est pas une marchandise p. 221<br />

Conclusions p. 236<br />

Bibliographie p. 247<br />

Annexe : Bibliographie de mes travaux p. 264<br />

285

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