Des vestiges
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<strong>Des</strong> <strong>vestiges</strong><br />
Laurent Olivier<br />
Mémoire présenté sous la direction du Professeur Sander van der Leeuw<br />
pour l’obtention de l’Habilitation à diriger des Recherches (HDR)<br />
Paris, université de Paris I, juin 2004<br />
1
Illustration de couverture : Barthélémy de Glanville, Animaux et pots sortant du sol. Tiré du Livre des<br />
Propriétés des Choses (1485).<br />
2
Remerciements<br />
Ce mémoire n’aurait jamais pu être mené à son terme sans l’aide déterminante des<br />
personnes suivantes, auxquelles j’exprime ma totale reconnaissance :<br />
- Sander van der Leeuw, Professeur d’archéologie à l’Université de Paris I, qui, après<br />
avoir dirigé mon Ph.D d’Archéologie à l’Université de Cambridge (Grande-<br />
Bretagne) m’a incité à préparer ce mémoire d’Habilitation à diriger des recherches.<br />
- Jean-Paul Guillaumet, Professeur d’archéologie à l’Université de Bourgogne<br />
(Dijon), qui m’a encouragé à m’engager dans la rédaction de ce mémoire.<br />
D’autres personnes, plus éloignées de la rédaction de ce travail, ont exercé néanmoins une<br />
influence essentielle sur son orientation. Aussi, je voudrais remercier tout particulièrement :<br />
- Geoff Bailey, Professeur d’archéologie à l’Université de Newcastle (Grande-<br />
Bretagne), dont le travail pionnier sur les échelles du temps m’a encouragé à<br />
approfondir mon approche de la question des durées du passé.<br />
- Gérard Chouquer, Directeur de Recherches au CNRS (Nanterre), dont le travail<br />
fondamental sur les dynamiques de l’archéologie du paysage m’a poussé à explorer<br />
la question de la mémoire archéologique.<br />
- Anick Coudart, Directrice de Recherches au CNRS (Nanterre), dont l’intelligence de<br />
la culture matérielle m’a soutenu dans mes premiers pas hors des domaines<br />
conventionnels de l’archéologie.<br />
- Joseph Tainter, Chercheur au National Forest Research Center d’Albuquerque<br />
(U.S.A.), dont j’admire depuis toujours le travail sur les dynamiques économiques et<br />
sociales à l’œuvre dans le passé, et qui m’a guidé dans mon approche des <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques.<br />
- Et Bruno Wirtz, Maître de Conférences à l’Université de Bretagne occidentale<br />
(Brest), dont la connaissance subtile de la mathématisation du temps a guidé ma<br />
réflexion sur le temps archéologique.<br />
Ce travail est dédié à Jean-Paul Bertaux, ancien Ingénieur au Service d’Archéologie de<br />
Lorraine, qui, le premier, m’a donné accès à la pratique de l’archéologie. Il est pour moi « le<br />
premier homme » qui m’a permis d’accéder au savoir archéologique. Sans lui, je n’aurais<br />
jamais su ce qu’est l’acte de fouiller ni ce sur quoi il peut ouvrir.<br />
Les uns et les autres, ils ont guidé à leur manière mon cheminement jusqu’ici, souvent<br />
d’ailleurs à leur insu : certains d’entre eux seront sans doute surpris des directions vers<br />
lesquelles ma réflexion s’est dirigée. Ma femme et mes deux fils ont fait grandir un autre moimême,<br />
auquel sont venues lentement les idées développées dans ce mémoire. J’offre ce texte<br />
à Anne, Rémi et Martin.<br />
3
Introduction<br />
4
La nature vraie<br />
Introduction<br />
Alors qu’il était déjà un vieil homme, le grand peintre japonais Hokusaï a dit: « Vers<br />
l’âge de cinquante ans, j’avais réalisé une infinité de dessins, mais tout ce que j’ai produit<br />
avant l’âge de soixante-dix ans ne vaut pas la peine d’être compté. C’est vers l’âge de<br />
soixante-treize ans que j’ai compris à peu près la structure de la nature vraie… Quand j’aurai<br />
cent dix ans, tout chez moi, soit un point, soit une ligne, sera vivant. »<br />
Evidemment, je ne suis pas Hokusaï et il me reste presque encore trente ans avant<br />
d’atteindre l’âge auquel le grand maître a, selon lui, commencé seulement à produire des<br />
images intéressantes. Mais je sais maintenant que tout ce que j’ai fait jusqu’ici ne vaut, en soi,<br />
effectivement pas la peine d’être compté, dans la mesure où j’entrevois – en réalité très loin<br />
de ce que je suis et du stade où je me trouve actuellement – la possibilité de se représenter<br />
approximativement la conformation de ce qu’Hokusaï appelle la « nature vraie ».<br />
La nature vraie : ce que je comprends aujourd’hui des paroles d’Hokusaï est que la<br />
connaissance du monde vivant dont procèdent les <strong>vestiges</strong> du passé est non seulement<br />
nécessairement incomplète car inéluctablement hors de notre atteinte, mais surtout qu’elle<br />
n’en est pas autre chose que l’expérience. Connaître la « nature vraie », c’est, au delà d’en<br />
comprendre grossièrement la façon dont elle s’organise et se déploie dans les formes et les<br />
trajectoires qu’elle prend, la capacité de produire soi-même quelque chose de vivant. Pour un<br />
peintre, c’est la faculté de capter, dans la fraction de seconde où la main déploie la couleur<br />
liquide sur le support, quelque chose de l’énergie, de la vitesse et de la direction qui dirigent<br />
la croissance et l’épanouissement des formes vivantes, qu’elles soient animales, végétales ou<br />
minérales. La nature vraie c’est la nature vivante. Il nous est difficile de nous représenter ce<br />
que cela pourrait signifier pour nous autres archéologues, qui pensons travailler sur un<br />
matériau mort, car ayant cessé depuis longtemps de fonctionner. Pourtant, celui qui a tenté le<br />
plus obstinément de se rapprocher de cette limite est André Leroi-Gourhan. C’est lui qui nous<br />
a fait prendre conscience que notre identité d’archéologue prend sa dimension fondamentale<br />
dans l’acte de fouiller et non pas dans celui de discourir sur les objets anciens extraits de la<br />
terre, comme le laisse entendre la pratique conventionnelle de la discipline, héritée de la très<br />
ancienne tradition des Antiquaires de l’âge classique. C’est lui qui a essayé d’atteindre au plus<br />
près, par l’acte de mise au jour que constitue la fouille, l’évocation de la vie dont la mémoire<br />
est enregistrée dans ce que nous appelons les <strong>vestiges</strong> archéologiques 1 . Alors que le peintre<br />
ajoute de la matière sur un support qui va constituer une image, l’archéologue en enlève.<br />
Notre art – puisqu’il s’agit bien de cela – réside dans ce travail de dépouillement de la matière<br />
constituée par les sédiments qui enveloppent, qui comblent et qui écrasent la mémoire du<br />
passé enregistrée dans les <strong>vestiges</strong> 2 ; notre identité est dans l’exposition de la matérialité de<br />
cette mémoire, qui se défait sitôt qu’on la touche. Parce qu’en réalité toute mémoire est<br />
1 Le chapitre de son livre publié à la fin de sa vie dans lequel Leroi-Gourhan évoque l’invention des méthodes de<br />
fouille “ microtopographiques ” développées à Pincevent est justement intitulé Reconstituer la vie (LEROI-<br />
GOURHAN, 1983 : 234-255).<br />
2 Le sculpteur italien Guiseppe Penone dit aussi : « Faire ressortir la forme de la mémoire est sculpture ».<br />
5
accumulation, nous devons trancher, sectionner, amputer dans cette matière qui est faite toute<br />
entière du passé pour en produire une image visible et compréhensible. Notre savoir<br />
d’archéologue se trouve dans la maîtrise de cette pratique, qui nous est en réalité inaccessible.<br />
Le reste est après tout accessoire. Leroi-Gourhan nous enseigne que le lieu à partir duquel la<br />
pratique archéologique produit du sens ou de la connaissance, c’est ici même, au présent, et<br />
non pas dans un ailleurs fictif, un passé lointain que nous contribuerions à recomposer.<br />
Chemins et détours<br />
Je me trouve aujourd’hui à un moment où il m’est nécessaire de rassembler ce que je<br />
suis parvenu à accumuler, où je dois déterminer ce qui me mobilise et exposer ce que j’ai à<br />
transmettre. C’est l’objet de l’exercice d’un travail d’habilitation, que j’avais pensé à l’origine<br />
cantonner strictement aux problèmes spécifiques de l’archéologie de l’âge du Fer – c’est-àdire<br />
au domaine que je pratique – mais qui n’a cessé de m’entraîner ailleurs, au delà des<br />
marges. Pour rendre compte de ce que j’ai appris par moi-même, je n’ai pas pu faire<br />
autrement que de commencer par en raconter une histoire, tant il est évident que ce qui<br />
m’intéresse aujourd’hui s’est constitué progressivement à la suite de rencontres avec des gens<br />
dont la compagnie m’a plu, au hasard d’opportunités qui se sont présentées et dont j’ai saisi<br />
certaines, ou encore dans des épreuves particulières qui m’ont affecté. « Sortir de la sujétion<br />
des précepteurs pour chercher la science qui se trouve en soi-même ou dans le grand livre du<br />
monde : ... voyager, voir des cours et des armées, fréquenter des gens de diverses humeurs et<br />
conditions, recueillir diverses expériences, s’éprouver soi-même dans les rencontres que<br />
propose la fortune 3 » ; c’est ainsi que <strong>Des</strong>cartes identifie les conditions qui l’ont conduit à<br />
élaborer son Discours de la Méthode. La méthode – nous dirions dans notre jargon actuel : la<br />
démarche méthodologique, le projet épistémologique – ça n’est rien d’autre que le chemin<br />
qu’on a parcouru, soi-même, pour parvenir là où on se trouve, maintenant, et dont on retrace<br />
l’itinéraire après qu’on l’ait parcouru. A tout moment, en me liant avec d’autres personnes ou<br />
en m’engageant dans d’autres projets, je serais allé vers des domaines sans doute très<br />
différents ; je me serais certainement tourné vers d’autres sujets, j’aurais abordé d’autres<br />
questions, j’aurais expérimenté d’autres outils. Ce que je fais aujourd’hui est l’aboutissement<br />
provisoire de ce chemin incertain, qui aurait pu prendre de nombreuses autres routes.<br />
Raconter cette histoire, c’est en révéler la contingence. C’est aussi tenter d’en trouver ce qui<br />
en a produit la continuation, à chaque moment où s’ouvraient d’autres voies que celles que<br />
j’ai finalement prises. Je ne pense pas qu’on puisse affirmer que le sens de notre travail nous<br />
soit toujours clairement visible, dans la mesure où celui-ci est d’abord le résultat de l’histoire<br />
qui le travaille dans la durée. Je veux dire que les questions qui me préoccupent aujourd’hui,<br />
comme en particulier celles qui touchent au temps et à la mémoire, ont mis plus de vingt ans à<br />
cheminer inarticulées avant de commencer à émerger et à se structurer ; c’est-à-dire à ce que<br />
je sois en mesure de les formuler aujourd’hui.<br />
Et pourtant… ce vers quoi je n’ai pas cessé d’aller, d’abord sans le savoir puis<br />
maintenant de manière délibérée, c’est la question de savoir comment l’archéologie –<br />
j’entends par cela la matérialité des <strong>vestiges</strong> du passé – peut être appréhendée comme un objet<br />
3 DESCARTES R. (1966) – Discours de la méthode. Paris, éditions S. de Sacy, p. 410. Le contexte de la citation<br />
est le suivant : “ (…) sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement<br />
l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle se pourrait trouver en moimême,<br />
ou bien dans le livre du monde, j’employais le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des<br />
armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver<br />
moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait (…) ”.<br />
6
de connaissance, en lui-même. Que peut-on savoir du passé, depuis ce qu’il en reste ? L’une<br />
des façons les plus communément admises de concevoir le savoir est d’en faire une érudition,<br />
de l’assimiler à la somme des connaissances accumulées sur les divers aspects dont traite la<br />
recherche. Chercher, publier, transmettre ; cela équivaudrait alors à maîtriser cette masse de<br />
données foisonnantes qui nourrit l’archéologie, à l’augmenter et à la professer. Ce savoir là ne<br />
m’intéresse pas en tant que tel, car il est fondé sur une approche superficielle de l’objet de<br />
connaissance qu’est l’archéologie. L’objet de la connaissance archéologique est en effet luimême<br />
matière à questionnement, car nous ne savons pas exactement ce qu’il signifie. Je veux<br />
parler ici non pas tant des périodes du passé en elles-mêmes, que des <strong>vestiges</strong> qui en<br />
proviennent et auxquels nous avons affaire : des fragments de poterie, des ossements, des<br />
débris d’objets, des charbons de bois, des fosses ou des fossés, des couches de sédiment….<br />
Ces restes sont des fossiles, dans lesquels s’est enregistrée une information qui sera<br />
malheureusement toujours incomplète et déformée. C’est ainsi : les <strong>vestiges</strong> archéologiques<br />
ne sont pas ce qui serait intercalé entre un passé nécessairement fixe – puisqu’il a eu lieu et<br />
qu’il est révolu – et nous qui n’aurions qu’à les lire correctement pour reconstituer ces<br />
périodes disparues telles qu’elles étaient matériellement, ou à peu près. Les <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques sont tout ce qui reste du passé ; c’est-à-dire que le passé n’est plus autre chose<br />
qu’eux : des résidus. Bien qu’enfouis, bien que constitués à l’origine dans des temps anciens,<br />
ces restes ont survécu. Ils sont ici et maintenant. Surtout, ils sont avec nous ; en d’autres<br />
termes, ils ne sont pas séparés de nous comme des <strong>vestiges</strong> anciens et lointains, mais ils<br />
constituent la matière même de ce qui nous entoure, de ce qui est notre présent. A ce titre<br />
l’archéologie, comme pratique d’étude, est fondamentalement intéressée par tout ce qui<br />
constitue matériellement le présent – ou, si l’on préfère, tout qui est matériellement enregistré<br />
dedans – depuis les <strong>vestiges</strong> les plus anciens jusqu’aux traces les plus récentes, et pourrait-on<br />
dire les plus actuelles. Aussi, comme objet de connaissance, l’archéologie n’est pas, à<br />
proprement parler, concernée spécifiquement par le passé. Son objet est déterminé par ce qui,<br />
de nous autres humains, s’enregistre dans la matière, que le temps travaille et transforme, et<br />
qui s’incorpore dans notre présent. Ce n’est pas du tout la même chose et c’est d’abord ce<br />
matériau archéologique qu’il nous faut saisir, dans sa spécificité. C’est nous qui lui donnons<br />
sens, et non le passé disparu que nous n’avons pas connu et que nous ne connaîtrons jamais.<br />
Cet objet de connaissance est un objet fuyant, qui se dérobe aussitôt qu’on croit s’en<br />
approcher, car le passé n’est pas une entité fixe dans le passé. Il ne l’est pas, parce que c’est<br />
nous qui, en réalité, sommes pris entre le passé que nous aimerions atteindre et les <strong>vestiges</strong><br />
qui en subsistent.<br />
Ce que j’ai appris<br />
Pour être en mesure de transmettre, il est nécessaire de savoir, ou plus exactement de se<br />
représenter, ce qu’il est possible de connaître. Il y a ici un autre enseignement à tirer des<br />
paroles d’Hokusaï, quelque chose qui choque notre perception essentialiste du savoir : la<br />
connaissance n’est rien d’autre que l’expérience d’un objet de connaissance. Tout savoir est<br />
essentiellement un cheminement, à la fois personnel, car unique, et universel, car inévitable.<br />
Reconstituer les étapes de ce cheminement, tenter de remonter le réseau de ses ramifications<br />
jusqu’au monde indistinct des origines, ce n’est pas seulement raconter une histoire, ou son<br />
histoire ; c’est aussi tenter de faire apparaître les chemins inattendus par lesquels un peu de<br />
sens prend forme à partir des données.<br />
J’ai fait mes premiers pas dans l’archéologie sous la conduite de Jean-Paul Bertaux à la<br />
Direction des Antiquités historiques de Lorraine. Jean-Paul travaillait alors essentiellement<br />
7
sur le “ Briquetage de la Seille ”, en Moselle – des <strong>vestiges</strong> d’exploitation du sel, poussé à un<br />
stade “ proto-industriel ” à l’âge du Fer – ainsi que sur le système karstique aménagé du<br />
sanctuaire gallo-romain de Grand (Vosges) : il m’a communiqué son enthousiasme pour la<br />
recherche, fondé sur cette certitude qu’il y a quelque chose à trouver ; c’est-à-dire à<br />
comprendre. Je crois que c’est à son contact, et par les premières expériences de terrain que<br />
j’ai partagées avec lui, que j’ai acquis la conviction que les <strong>vestiges</strong> du passé sont<br />
fondamentalement le résultat d’une situation initiale dans laquelle ils occupent une place<br />
déterminée mais qu’on ne peut saisir qu’après coup. Ainsi, comprendre l’archéologie des<br />
gigantesques accumulations de déchets techniques du “ Briquetage de la Seille ” - c’est-à-dire<br />
savoir quels types de <strong>vestiges</strong> doivent être trouvés à quels endroits – cela nécessite qu’on ait<br />
saisi au préalable la technique de production du sel à l’âge du Fer dans cet endroit et<br />
l’organisation de sa production. Hors de cela, on peut certes accumuler de la donnée<br />
archéologique, mais on n’est pas capable d’en dire quelque chose.<br />
Saisir la situation initiale des <strong>vestiges</strong> archéologiques dans les sociétés qui les ont<br />
produites, qu’est-ce que cela veut dire, au juste ? C’est la question qui a naturellement dominé<br />
mes premières expériences où j’ai eu à diriger une fouille, en particulier comme à Clayeures<br />
(Meurthe-et-Moselle), une vaste nécropole de tumulus du premier âge du Fer. J’en ai d’abord<br />
cherché obstinément la réponse dans l’application à l’archéologie des sépultures<br />
protohistoriques des méthodes de la fouille ethnographique élaborée par André Leroi-<br />
Gourhan, et je dois dire que je ne l’y ai pas trouvée. Spontanément, l’archéologie funéraire de<br />
l’âge du Fer m’a amené à m’intéresser à l’interprétation sociale des nécropoles, qui se fonde<br />
immanquablement sur l’analyse structurelle des sites funéraires. Dès lors, je me suis trouvé<br />
confronté au problème de la fossilisation de l’information dans les matériaux archéologiques,<br />
et à la question de leur structure interne : qu’est-ce qui est conservé, même déformé, dans les<br />
données archéologiques et qu’est-ce qui en a disparu, qui y signale un manque ? La lecture<br />
des premiers travaux de Lewis Binford – et en particulier celle de son article lumineux sur<br />
l’analyse des pratiques de différenciation funéraire 4 – m’a apporté la révélation qu’une autre<br />
archéologie était possible; alors que la production archéologique française ou allemande<br />
restreignait l’horizon à de fastidieuses études de typo-chronologie. C’est l’archéologie<br />
processuelle américaine, et à l’origine essentiellement les travaux de Lewis Binford et Joseph<br />
Tainter, qui m’ont attiré. Ici, ce n’est pas tant l’approche « anthropologique » de la New<br />
Archaeology qui m’a séduit – avec ce fameux slogan des années 1970: « rechercher l’Indien<br />
derrière l’artefact » – mais le fait que cette autre archéologie était incomparablement plus<br />
soucieuse de la nature des <strong>vestiges</strong> archéologiques que ne l’était alors l’archéologie<br />
européenne. Chez nous, on considérait aller de soi que les <strong>vestiges</strong> du passé étaient les<br />
témoins passifs des périodes anciennes, puisqu’ils en étaient la production : les armes<br />
déposées dans les tombes signifiaient que l’homme enterré avec était un guerrier, la présence<br />
de mobilier visiblement prestigieux indiquait naturellement l’existence d’un “ chef ” ou d’un<br />
“ prince ” ; tandis que l’absence de mobilier funéraire désignait spontanément une tombe<br />
“ pauvre ”. Rien n’a d’ailleurs fondamentalement changé depuis. A l’inverse, les Américains<br />
savaient, par l’expérience de la confrontation de l’archéologie avec les données<br />
ethnologiques, que les données archéologiques ne fonctionnaient pas comme un témoignage<br />
du passé mais comme une transcription. Ils avaient compris que cet enregistrement nécessitait<br />
d’abord d’être décodé afin d’être lu correctement ensuite.<br />
Comment faire ? Il est évident que ce décryptage des informations fossiles enregistrées<br />
dans les données archéologiques passe d’abord par une démarche de formalisation des<br />
<strong>vestiges</strong> archéologiques. Il fallait d’abord – il faut toujours – se poser la question de savoir<br />
4 BINFORD, 1971.<br />
8
comment l’information contenue dans ces données archéologiques était organisée ou<br />
structurée à l’intérieur. Binford approchait la question par l’analyse des cooccurrences<br />
d’attributs, dans une perspective relativement structuraliste. Tainter était en apparence moins<br />
ambitieux mais cherchait à fonder une approche quantifiée de l’information archéologique,<br />
davantage tournée vers les mathématiques et la physique 5 . Aussi, après Binford et Tainter,<br />
c’est la pensée de David Clarke qui m’a profondément marqué. Son “ Analytical<br />
Archaeology 6 ”, nourrie des avancées de la “ Nouvelle Géographie ” de Peter Haggett, posait<br />
d’emblée la question de l’objet de la connaissance archéologique, de la nature des données<br />
archéologiques sur lesquelles elle s’établissait et des buts de recherche que la discipline<br />
pouvait légitimement poursuivre. C’est à mon avis l’un des livres les plus importants écrits<br />
sur l’archéologie depuis qu’elle existe comme discipline, ou plutôt comme pratique. A partir<br />
de ces lectures, j’ai mis une dizaine d’années à découvrir les effets de hiérarchies dans les<br />
matériaux archéologiques – comme en particulier ceux des manifestations funéraires – puis à<br />
être capable de les faire varier d’une échelle d’observation à une autre, à la fois dans le temps<br />
et dans l’espace. J’ai utilisé les données accumulées sur près d’une dizaine d’années de<br />
recherches de terrain, entreprises principalement entre 1985 et 1994 sur les tumulus à char de<br />
Marainville-sur-Madon (Vosges) et de Diarville (Meurthe-et-Moselle), que j’ai replacés dans<br />
leur contexte régional du Nord-est de la France et leur environnement macro-régional de<br />
l’Europe continentale. J’ai développé ce travail sur l’exploration de la structure des données<br />
archéologiques dans les échelles du temps de l’espace et du temps à Cambridge pour<br />
l’élaboration de mon mémoire de Ph.D, réalisé sous la direction de Sander van der Leeuw. Je<br />
ne parviens pas à me convaincre aujourd’hui que ce voisinage avec la mémoire de David<br />
Clarke, dans les lieux où il avait enseigné et vécu, soit tout à fait l’effet du hasard, même si je<br />
n’en étais absolument pas conscient sur le moment.<br />
Les années passées à Cambridge, entre 1990 et 1994, m’ont fourni l’occasion<br />
extraordinaire de reconsidérer tout ce qu’on m’avait enseigné et tout ce que j’avais pu<br />
apprendre sur l’archéologie et l’histoire en général jusqu’alors. Tout ce que j’ai fait depuis<br />
puise directement dans les questions abordées ces années-là, qui ont complètement renouvelé<br />
ma façon d’appréhender la question du passé. Concrètement, la proximité avec les chercheurs<br />
du projet Archaeomedes m’a ouvert l’esprit sur les questions touchant à l’environnement ;<br />
c’est-à-dire aux interactions échangées entre les sociétés et les milieux dans lesquels elles<br />
prennent corps. Ces problèmes sont désormais au centre de mes préoccupations actuelles,<br />
avec le projet d’archéologie de l’exploitation du sel de la haute Seille, dans lequel je me suis<br />
engagé depuis 2001. D’autre part, des phénomènes de hiérarchies et d’échelles, je suis passé<br />
inéluctablement au problème du temps et des durées archéologiques. Là encore, ces questions<br />
ont leur origine dans le milieu de Cambridge, et dans le contact, en particulier, avec Geoff<br />
Bailey 7 et Tim Murray 8 . Cambridge m’a permis de déverrouiller la représentation bloquée du<br />
temps archéologique que j’avais assimilée dans ma pratique de la discipline en France et en<br />
Allemagne. J’ai enfin saisi ce pourquoi la figuration du fonctionnement du temps<br />
archéologique conventionnel – tel qu’il est restitué dans les périodisations de sites ou les typochronologies<br />
de cultures archéologiques – est non seulement stérile mais surtout erronée. J’ai<br />
commencé à entrevoir cette spécificité du temps archéologique à Cambridge, mais c’est la<br />
confrontation à l’archéologie du passé récent, ou plus exactement l’archéologie du présent, à<br />
laquelle Alain Schnapp m’a donné accès, qui me l’a montré.<br />
5 TAINTER, 1975 ; id. 1978.<br />
6 CLARKE, 1978.<br />
7 BAILEY, 1983.<br />
8 MURRAY, 1999.<br />
9
Théories<br />
La question du temps, ou plus précisément celle de la temporalité, se trouve au cœur de<br />
la problématique de la discipline archéologique, qui traite fondamentalement de la mémoire<br />
enregistrée dans la matérialité du présent. Je cherche maintenant à approcher ce en quoi<br />
consisterait une connaissance spécifique à la matière archéologique, qui ne me paraît pas<br />
exister encore en tant que telle. « L’archéologie, écrivait en 1968 David Clarke, est une<br />
discipline empirique dépourvue de discipline. C’est une discipline à laquelle fait défaut un<br />
programme d’étude systématique et ordonné, qui serait fondé sur des modèles explicitement<br />
et clairement définis. Il s’en suit que l’archéologie est dépourvue d’une armature théorique<br />
centrale qui serait capable de formaliser les régularités globales apparaissant dans les données<br />
archéologiques, de manière à ce que les résidus singuliers distinguant chaque cas particulier<br />
puissent être rapidement isolés et facilement identifiés. (…) Privée d’une théorie explicite qui<br />
permettrait de définir d’une manière viable ces entités (archéologiques), leurs relations et leur<br />
transformations, l’archéologie ne parvient pas à dépasser le stade d’une compétence intuitive,<br />
d’un savoir-faire non-dit de bricoleur, d’une pratique qui s’apprend sans réfléchir 9 . » David<br />
Clarke le dit clairement : c’est bien le manque d’une théorie explicite qui fait obstacle à la<br />
formalisation véritable de la structure des données archéologiques et de leurs transformations<br />
dans les échelles du temps et de l’espace. C’est ce vers quoi j’essaie de me diriger, en<br />
trébuchant dans les matériaux archéologiques et en n’hésitant pas à faire appel, puisque nous<br />
sommes encore dans un âge archaïque de la discipline, aux intuitions et aux illuminations de<br />
l’art. Car les écrivains et les peintres représentent souvent de manière explicite des<br />
phénomènes que les scientifiques, au même moment, ne parviennent seulement qu’à<br />
approcher sans pouvoir encore les théoriser complètement. De ce point de vue, la littérature et<br />
la photographie entretiennent une relation privilégiée avec la mémoire et les traces, ou ce que<br />
nous appelons les <strong>vestiges</strong>. Ces approches ont beaucoup plus à nous apprendre sur les<br />
matériaux de l’archéologie que nous ne le croyons et c’est pure stupidité, au stade où nous en<br />
sommes, que les ignorer pour nous barricader dans la petite cabane branlante qui abrite notre<br />
bricolage du passé.<br />
Nous n’en sommes toujours qu’aux tous débuts. Sans doute sommes-nous trop pressés<br />
de trouver quelque chose qui résoudrait d’un seul coup tous nos problèmes ou, du moins, qui<br />
les arrangerait. Après tout, l’archéologie n’existe comme pratique d’étude des <strong>vestiges</strong> du<br />
passé qu’à peine depuis cent cinquante ans ; alors que d’immenses domaines, en particulier en<br />
direction de l’archéologie du passé récent, restent encore plus ou moins inexplorés. Il suffit de<br />
considérer l’histoire de la Physique, cette discipline par excellence des sciences dites<br />
“ dures ”, pour voir qu’il lui a fallu plus de deux millénaires avant d’identifier ce qu’il lui<br />
fallait observer afin qu’elle soit capable de produire par elle-même du sens. C’est à partir des<br />
expériences répétées de jeter des objets pesants du haut d’une tour ou d’un plan incliné qu’on<br />
a pu définir les premiers paramètres à partir desquels il devenait possible de bâtir une<br />
connaissance de la matière et de l’univers ; en l’occurence la masse et la vitesse. Toute la<br />
physique de Newton est établie là-dessus et toute la physique contemporaine est issue de la<br />
physique de Newton. Jusque là, la physique ressemblait à l’archéologie en ce qu’elle était un<br />
discours sur la nature : elle permettait de débattre de l’identité du temps, de la nature de la<br />
matière, de la disposition du monde, de la même manière que la discipline archéologique<br />
consiste aujourd’hui essentiellement en un discours sur les origines, l’identité de la culture ou<br />
la nature des phénomènes de changement culturel. Comme aux chercheurs d’avant le XVI ème<br />
siècle, il nous manque encore la connaissance précise des objets à observer au sein des<br />
9 CLARKE, 1978 : XV (ma traduction).<br />
10
matériaux archéologiques, des objets particuliers qui permettraient de faire apparaître des<br />
paramètres signifiants et, de là, de formaliser les phénomènes archéologiques pour en extraire<br />
une théorie générale. Car les découvertes des objets de la physique n’ont pas changé le sujet<br />
de son discours sur la nature et l’univers ; elles ont simplement conduit à en parler autrement<br />
et à y voir d’autres choses, invisibles jusqu’alors. On a pu aller voir des choses qui n’étaient<br />
jusqu’alors que des objets de discours, ou d’histoires. De la même manière, s’orienter vers la<br />
recherche de la construction d’une théorie de l’archéologie n’implique pas qu’on abandonne<br />
les sujets du discours traditionnel de l’archéologie pour s’égarer dans des considérations dites<br />
“ théoriques ”, mais bien qu’on identifie les objets à partir desquels il deviendra possible de<br />
bâtir une connaissance nouvelle et non pas un commentaire du passé. Nous ne devons pas<br />
nous y tromper : l’objet de l’archéologie, ce n’est pas le témoignage des sociétés du passé,<br />
c’est la matière du passé qui remplit toute entière la masse du présent.<br />
La tâche première de l’archéologie est, selon l’expression de Lewis Binford, de décoder<br />
les <strong>vestiges</strong> archéologiques 10 . Si les restes archéologiques ne témoignent pas directement du<br />
passé – parce qu’ils sont immergés dans le présent – de quoi donc sont-ils le produit ? Ou, dit<br />
autrement : qu’est-ce qui est à l’origine de la matière archéologique, si ce n’est pas le passé à<br />
proprement parler ? La matière archéologique est une mémoire matérielle et la mémoire est<br />
une propriété de tout ce qui naît, croît et disparaît : comme tout ce qui vit et meurt, l’existence<br />
de la matière archéologique est tendue entre l’éphémère et la répétition. Nos existences sont<br />
provisoires, comme le sont nos créations matérielles. De nous-mêmes, des objets que nous<br />
utilisons ou des lieux dans lesquels nous vivons, rien n’est destiné à durer ni même à se<br />
conserver, du moins en l’état. Chaque instant du temps transforme ou altère ce qui existe,<br />
irrémédiablement, sans que nous puissions y changer quoique ce soit. Partout, s’entremêlent<br />
la naissance, la croissance, le vieillissement et la disparition. Au bout du compte, il ne restera<br />
rien de nous, que des meubles usés, des tas de vieux vêtements, des piles de vaisselle<br />
dépareillée, des paperasses jaunies. Il ne restera que des loques, que le temps heureusement<br />
achèvera de désarticuler et digérera : des <strong>vestiges</strong>, des traces. Le monde est déjà saturé de<br />
passé, à tel point que le présent peut à peine y trouver sa place. Ici, tout doit disparaître<br />
lorsqu’il a fait son temps, et le plus vite possible, pour laisser la place à ce qui vient. La<br />
disparition de ce qui a existé et l’oubli de ce qui persiste à subsister sont la condition<br />
élémentaire pour que la collectivité des individus et des choses qui constitue le monde<br />
continue à exister et à se perpétrer, au delà de l’effacement individuel de ses sujets. C’est là<br />
tout l’inverse du fantasme nostalgique sur lequel est fondée l’appréhension traditionnelle de<br />
l’archéologie, cette « chimère de Pompéi » 11 que la plupart d’entre nous recherchons dans les<br />
sites et les <strong>vestiges</strong> du passé : l’idée que le passé se conserverait quelque part, enfoui comme<br />
une sorte de souvenir des temps révolus qu’on pourrait faire resurgir, cette idée là n’a pas de<br />
fondement.<br />
Nous vivons et nous mourons dans le présent. La dimension temporelle réelle de notre<br />
histoire n’excède pas l’espace d’une vie, peut-être seulement quelques décennies dont nous<br />
pouvons nous faire une représentation historique vécue ; le reste n’est que ce que nous<br />
pouvons lire ou reconstruire, en un mot imaginer. Ce qui nous relie au passé ce ne sont que<br />
des choses : des <strong>vestiges</strong> hétérogènes qui proviennent de temps que n’avons pas connus et que<br />
nous ne pourrons jamais connaître pour ce qu’ils étaient en eux-mêmes, si tant est que cela ait<br />
un sens. En réalité nous n’en savons rien, nous ne pouvons rien savoir du passé « dans le<br />
10 BINFORD, 1983.<br />
11 Binford a fait de cette « Pompei Premise » le sujet d’un article éclairant sur la nature des données<br />
archéologiques (BINFORD, 1981).<br />
11
passé », lorsqu’il était le présent en train de s’accomplir : il est passé et il est parti. Il en reste<br />
éventuellement des débris. L’interprétation des <strong>vestiges</strong> du passé, dans ces conditions, devient<br />
problématique : nous ne pouvons bâtir avec eux qu’une connaissance relationnelle des temps<br />
anciens ; c’est-à-dire un savoir fondé sur notre relation particulière – nous, ici, maintenant –<br />
avec les épaves du passé qu’il nous est donné d’appréhender. Voilà une sérieuse difficulté,<br />
que feint d’ignorer l’approche traditionnelle de l’archéologie, celle qui postule que, justement,<br />
si, il est possible de reconstituer la succession des périodes par lesquelles est passé le passé.<br />
Est-ce vrai ? Ce qui est posé là, comme problème, c’est celui de la nature des <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques : quel type d’informations ont-ils enregistré? Comment ont-ils été transformés<br />
par le temps ? Et que leur est-il possible de nous dire, aujourd’hui ?<br />
Les révolutions manquées de l’archéologie<br />
L’archéologie est une discipline infidèle, qui laisse, au bout du compte, quelque peu<br />
désabusés ceux qui la pratiquent depuis trop longtemps. Elle ne se laisse jamais posséder<br />
complètement. Comme toutes les disciplines historiques – toutes celles qui traitent du passé,<br />
que ce soit celui des hommes, celui de la nature ou celui des deux pris ensemble –<br />
l’archéologie est par excellence une discipline du « il a été une fois ». Les événements ne se<br />
produisent qu’une seule fois et, une fois passés, ils ne peuvent jamais plus être examinés à<br />
nouveau, contrairement aux phénomènes étudiés par les sciences dites « exactes », dont le<br />
savoir est précisément construit sur la possibilité de reproduire les expériences. Nous devons<br />
apprendre à nous débrouiller autrement. Comme l’ensemble des disciplines historiques,<br />
l’archéologie est d’autre part une discipline de la trace, du fragment. Elle met au jour des<br />
débris qui ne représentent qu’une infime partie de ce qui a existé dans le passé. Elle ne révèle<br />
que des <strong>vestiges</strong> fondamentalement incomplets et tronqués. Elle n’extrait que des<br />
témoignages déformés dont nous ne sommes pas sûrs, au fond, qu’ils possèdent une véritable<br />
pertinence historique. L’archéologie exhume des fossiles : le mot vient à l’origine du verbe<br />
latin fodere, qui signifie creuser. Les fossiles sont, à proprement parler, tout ce qu’on trouve<br />
lorsqu’on creuse la terre 12 . On pourrait croire l’archéologie, dans ces conditions, condamnée à<br />
l’inconsistance. Elle possède au contraire une très grande force, sur laquelle, en fait, nous<br />
n’avons guère prise : l’archéologie révèle ce qui subsiste du passé et qui est enfoui dans notre<br />
présent. Ce faisant, elle fait surgir la part d’inconnu, ou d’irreprésenté, qui est incrustée dans<br />
la réalité de notre monde, un monde que nous préférerions nous représenter connu pour<br />
l’essentiel ou du moins entièrement connaissable. L’archéologie nous montre que tel n’est pas<br />
le cas ; les choses qui nous paraissent les plus triviales – ces choses que les ouvriers ou les<br />
paysans trouvent en creusant la terre – nous sont en fait fondamentalement étrangères.<br />
Sans cesse confrontée à l’incomplet, à l’incertain, à l’inconnu, l’archéologie est une<br />
démarche qui consiste fondamentalement à inventer. Il lui faut d’une part compléter toute la<br />
masse manquante du passé, dont les <strong>vestiges</strong> ne sont qu’une part minuscule. Il faut bien<br />
d’autre part qu’elle restitue, d’une manière ou d’une autre, l’histoire dont procèdent les restes<br />
qu’elle découvre. Dans cette situation, la discipline archéologique est prise, depuis ses<br />
origines, entre deux pôles contradictoires : d’un côté elle est puissamment attirée vers la<br />
12 D’après la définition du Dictionnaire des fossiles propres et accidentels d’ Elie Bertrand (1763), les fossiles<br />
correspondent à « tout ce qui se tire de la terre ou qui se trouve dans son sein ». De fait, les premières<br />
représentations de « fossiles » du XVI ème siècle, comme les planches de l’ouvrage de 1565 du naturaliste suisse<br />
Conrad Gesner, représentent, ensemble, selon le degré d’élaboration géométrique des objets, des cristaux, des<br />
outils en pierre (comme des haches perforées néolithiques), des concrétions, des dents de poissons fossiles, des<br />
oursins, etc…<br />
12
évélation de l’inconnu et de l’inexploré, mais, à l’opposé, elle est irrésistiblement tirée vers<br />
l’intégration du nouveau dans le déjà (re)connu. Cette oscillation entre révolution et<br />
normalisation fabrique un champ de tension particulier, à l’intérieur duquel s’effectue ce que<br />
le sociologue des sciences Bruno Latour appelerait le travail de médiation 13 de la discipline<br />
archéologique. Aussi, l’histoire de l’archéologie, depuis sa formation en tant que discipline<br />
de terrain dans la deuxième moitié du XVIII ème siècle, est-elle loin de consister en la marche<br />
triomphale vers la connaissance « objective » du passé, que se plaît à nous dépeindre<br />
l’historiographie traditionnellement positiviste de la discipline 14 . A mon sens, son mouvement<br />
dans le temps est marqué par ce qu’on pourrait appeler les « trois révolutions manquées » de<br />
l’archéologie, qui se sont succédées périodiquement du XVIII ème siècle à nos jours. Ainsi, par<br />
trois fois, la démarche archéologique a failli sortir du sillon qu’elle traçait, pour finalemement<br />
y retourner :<br />
- Au XVIII ème siècle, l’archéologie a commencé à révéler – avec ce que l’on a appelé alors<br />
les « antiquités gauloises » - l’existence d’un passé inconnu dont la tradition historique<br />
classique n’avait gardé absolument aucune mémoire. La discipline archéologique a<br />
poursuivi ensuite cette entreprise au XIX ème siècle, en révélant les <strong>vestiges</strong> matériels de ce<br />
que l’on a résolu d’appeler « préhistoire » ; c’est-à-dire « l’histoire d’avant l’histoire ».<br />
Fort peu d’auteurs – sauf peut-être Sigmund Freud – ont perçu l’importance du<br />
changement radical de paradigme que ces découvertes impliquaient pour l’Histoire :<br />
l’Histoire n’était plus tout le passé, mais seulement sa représentation consciente et<br />
fragmentaire, tandis qu’une gigantesque mémoire matérielle enfouie témoignait désormais<br />
d’une autre « préhistoire » ; c’est-à-dire d’un passé originel échappant pour sa plus grande<br />
part à la conscience historique. Ces révélations vertigineuses ont été immédiatement<br />
normalisées, en les intégrant au discours narratif de l’histoire, dont la « préhistoire »<br />
constituait dès lors le prolongement vers les périodes du passé dépourvues de témoignages<br />
écrits. L’archéologie préhistorique devenait en l’occurrence une sous-discipline<br />
historique, dont l’objet était d’écrire une sous-histoire des civilisations du passé, élaborée<br />
non pas au moyen des textes, mais plus prosaïquement des restes matériels.<br />
- Au XIX ème siècle, l’archéologie a révélé – avec ce que les archéologues scandinaves ont<br />
appelé la typologie – l’existence d’un temps archéologique propre enregistré dans les<br />
restes matériels du passé. Certains auteurs, comme en particulier l’archéologue suédois<br />
Hans Hildebrand, ont immédiatement perçu les relations nouvelles que cette découverte<br />
fondamentale impliquait vis-à-vis de la démarche des sciences naturelles, comme la<br />
révolution de paradigme que signifiait l’évolutionnisme darwinien, comme explication de<br />
la dynamique historique des cultures matérielles de l’humanité, passées et présentes.<br />
L’archéologie pouvait à ce moment se libérer de la sujétion imposée de l’histoire,<br />
puisqu’elle possédait un temps qui lui était spécifique, un temps qui n’était pas celui de la<br />
discipline dont on avait fait d’elle la « servante ». Là encore, ces révélations fracassantes<br />
ont été normalisées, en faisant de la typologie des matériaux archéologiques un outil pour<br />
construire un temps unilinéaire de la préhistoire, au service d’une approche explicitement<br />
historiciste des événements du passé.<br />
- Enfin, au XX ème siècle, l’archéologie a apporté la révélation – avec ce que l’on a appelé<br />
les méthodes de datation absolue – qu’un temps naturel, en partie externe aux objets<br />
archéologiques, est enregistré dans les restes du passé. Très rares sont les auteurs qui,<br />
13 LATOUR 1989; id. 1995.<br />
14 Notamment comme chez COYE (1997) ou encore GRAN-AYMERICH (1998).<br />
13
comme l’archéologue anglais Colin Renfrew 15 , ont vu que l’intrusion massive de ce temps<br />
« absolu » était destinée à causer directement la ruine des schémas chronologiques et<br />
culturels établis, d’inspiration diffusionniste. La restitution de la position réelle des<br />
matériaux archéologiques dans le temps irréversible faisait apparaître la fiction des<br />
scénarios historiques auxquels on les avait attribués, et qu’on avait déduits d’une approche<br />
historiciste plaquée sur des objets qui, fondamentalement, l’ignoraient. Ce n’est pas tout :<br />
l’intrusion du temps « absolu » dans le temps jusqu’alors purement historiciste de<br />
l’archéologie a ouvert une brêche qui révèle maintenant la nature fondamentalement<br />
probabiliste de l’information contenue dans les <strong>vestiges</strong> du passé. L’effort de<br />
normalisation de cette troisième et pour le moment dernière révolution manquée consiste,<br />
encore une fois, à tenter d’intégrer les données des datations absolues aux schémas<br />
chrono-culturels conventionnels, éclatés désormais en de nombreuses micro-chronologies<br />
locales.<br />
Le texte qui va suivre est une tentative de briser le carcan qui retient l’archéologie<br />
prisonnière de ces schémas archaïques. Cet essai s’alimente à la critique radicale de l’histoire<br />
qu’a esquissée le philosophe allemand Walter Benjamin, en particulier dans ses thèses « sur le<br />
concept d’histoire », qu’il a rédigées quelques mois avant son suicide en 1940 à la frontière<br />
franco-espagnole, alors qu’il était poursuivi par la Gestapo et la police de Vichy 16 . Walter<br />
Benjamin est celui qui a identifié le présent comme le lieu spécifique où se joue la<br />
reconnaissance du passé. Ses textes sont considérés aujourd’hui comme parmi les plus<br />
importants du XX ème siècle pour la réflexion sur l’histoire, et leur contribution a commencé à<br />
pénétrer ces toutes dernières années l’histoire de l’art 17 . J’ai puisé également dans la pensée<br />
d’un autre chercheur allemand, tout aussi atypique que Benjamin, et dont la contribution à<br />
l’anthropologie et à histoire de l’art contemporaines est considérée aujourd’hui également<br />
comme essentielle 18 : il s’agit de celle de « l’anthropologue de l’art » Aby Warburg, qui a<br />
concentré ses recherches sur le phénomène des survivances de l’Antiquité dans les<br />
manifestations artistiques de la Renaissance et dont le travail a été bouleversé par sa<br />
découverte des rituels des Indiens Pueblos du Sud-Ouest des Etats-Unis, dans les années<br />
1890 19 . Nous sommes désormais, je crois, à un moment où il devient possible de recevoir la<br />
pensée de ces chercheurs inclassables – sont-ils des philosophes, des historiens de l’art, des<br />
anthropologues ou des archéologues ? – et d’en appréhender les implications, qui touchent<br />
directement l’archéologie, dans la mesure où ils ont focalisé leur travail sur la mémoire du<br />
passé, telle qu’elle se reproduit dans les créations matérielles. Dans tous les cas, le concept<br />
traditionnel d’histoire – que Benjamin identifie sous le terme d’historicisme – apparaît<br />
complètement dépassé : l’archéologie ne construit pas « l’histoire d’avant l’histoire », mais<br />
s’occupe de la mémoire matérielle du passé qui échappe à la conscience de l’histoire. Ce<br />
matériau-là ignore le temps de l’histoire ; plus exactement, il est fondamentalement rebelle à<br />
toute « mise en histoire » classique. Dès lors que l’on a saisi cela, on commence à entrevoir<br />
des liens profonds se dessiner avec les disciplines dont l’objet est la mémoire. Je veux parler<br />
en particulier de l’évolutionnisme darwinien, qui traite en quelque sorte de la mémoire<br />
« naturelle » des espèces, et de la psychanalyse freudienne, qui traite de la mémoire<br />
« psychique » des individus.<br />
15<br />
RENFREW, 1973.<br />
16<br />
BENJAMIN, 2000: 427-443.<br />
17<br />
DUFOUR-EL MALEH, 1993 ; PROUST, 1994 ; AGACINSKI, 2000 ; DIDI-HUBERMAN, 2000 ; LÖWY,<br />
2001.<br />
18<br />
DIDI-HUBERMAN, 2002 ; AGAMBEN, 2004.<br />
19<br />
WARBURG, 2003 ; MICHAUD, 1998.<br />
14
Le passé comme mémoire matérielle, c’est cela que révèle l’archéologie et c’est à cela<br />
que l’Histoire résiste, de toute sa force. Les tenants de l’approche historique conventionnelle<br />
de l’archéologie – qui y sont d’autant plus accrochés que leur prise sur la matière<br />
archéologique est faible – savent bien que cela signifie la « fin de l’histoire ». Et quand je dis<br />
« le passé », il faut comprendre également le présent, puisque le passé est la matière même du<br />
présent, qu’il est sa trame, son épaisseur. Le présent comme chose ne se laisse entrevoir que<br />
très furtivement, à l’occasion de catastrophes qu’il est toujours urgent d’effacer. Ces moments<br />
fugitifs où notre environnement quotidien est brutalement transformé à l’état de ruines nous<br />
révèlent que nous sommes aussi des choses : nos corps deviennent des restes – quelque chose<br />
que nous ne voyons jamais de nous-mêmes – et les objets que nous utilisons tous les jours<br />
sans les voir comme tels deviennent soudainement des artefacts, des <strong>vestiges</strong>. Il ne faut pas<br />
douter que cette « mise en archéologie » du réel laisse apparaître quelque chose qui ne nous<br />
est normalement pas visible, quelque chose que nous ne savons pas nommer et qui,<br />
fondamentalement, nous échappe. Cette chose, c’est la matière archéologique. C’est elle qui<br />
donne son sens spécifique à l’archéologie, comme discipline étudiant le réel – le nôtre – à<br />
partir de sa constitution matérielle. C’est vers elle que je voudrais maintenant vous entraîner.<br />
15
Origines<br />
16
Michael Ackerman : Sans titre, Fiction. Paris, Robert Delpire, 2001.<br />
17
Enfance<br />
Origines<br />
« La France, notre patrie, était, il y a bien longtemps de cela, couverte<br />
presqu’entièrement de grandes forêts. Il y avait peu de villes et la moindre ferme de votre<br />
village, enfants, eût semblé un palais. La France s’appelait alors la Gaule et les hommes à<br />
demi sauvages qui l’habitaient étaient les Gaulois. (…) Les Gauloises, nos mères dans le<br />
passé, ne leur cédaient en rien pour le courage. Elles suivaient leurs époux à la guerre ; des<br />
chariots traînaient les enfants et les bagages ; d’énormes chiens féroces escortaient les<br />
chars 20 ». Ces phrases sont inscrites dans ma mémoire, je m’en souviens comme si ce texte<br />
parlait de ma propre enfance.<br />
Ma relation avec l’archéologie s’enracine très loin dans ma petite enfance. Petit,<br />
j’aimais les histoires de châteaux, de chevaliers et d’enchanteurs ; j’étais en imagination avec<br />
ces enfants perdus dans la grande forêt, qui trouvaient la hutte des origines tapie au milieu<br />
d’une clairière, où ils étaient les premiers et les seuls à pénétrer. Je ne sais pas quand<br />
exactement les Gaulois ont commencé à sortir de la forêt des rêves pour m’apparaître dans la<br />
réalité de tous les jours : sur le chemin de la maison, dans les champs et, bien sûr, dans les<br />
bois.<br />
« Si je présente mon autobiographie en tête de cet ouvrage, écrit Schliemann, ce n’est<br />
point par un vain sentiment d’orgueil, mais par le désir de montrer comment l’œuvre de mon<br />
âge mûr a été la conséquence naturelle des impressions de ma première enfance et comment la<br />
pioche et la bêche des fouilles de Troie et de Mycènes ont été forgées, pour ainsi dire, dans le<br />
petit village allemand où ma première enfance s’est passée. 21 » Je pourrais écrire la même<br />
chose. Je devais avoir sept ans lorsque mes parents m’emmenèrent visiter pour la première<br />
fois le Musée des Antiquités nationales. Accrochés au fond de hautes vitrines de verre, une<br />
profusion d’objets brisés étaient serrés les uns contre les autres. Aucun de ces objets, dont la<br />
masse envahissait la moindre portion d’espace disponible sur de grands panneaux entoilés,<br />
n’était réellement beau ni même attrayant. Leur corps était mutilé ou déformé, leurs couleurs<br />
passées et poussiéreuses, leur épaisse peau brunâtre recouverte d’énormes croûtes, écaillée ou<br />
crevassée de profondes fissures. Pourtant, ces épaves révélaient, par leur seule présence, une<br />
nouveauté incroyable qui n’a pas cessé de m’étonner depuis : quelque chose de tangible avait<br />
survécu de ces mondes disparus, quelque chose qui leur appartenait et qui est arrivé jusqu’à<br />
nous. Ce jour-là, ces restes me sont devenus extraordinaires justement parce qu’ils sont<br />
ordinaires ; leurs altérations sont le témoignage et la mémoire même du très long voyage qu’il<br />
leur a fallu effectuer à travers l’obscurité du temps pour parvenir jusqu’ici, où chacun peut les<br />
voir et les toucher.<br />
Il m’a fallu beaucoup de temps avant de les trouver et de commencer à savoir les<br />
reconnaître. J’ai vu d’abord un tesson sur lequel bouillonnait l’eau glacée d’un petit ruisseau<br />
qui coulait dans la forêt, un après-midi de printemps. Les copains étaient loin devant, occupés<br />
20 BRUNO, 1877 : 133-137.<br />
21 SCHLIEMANN, 1992 : 13.<br />
18
à jouer avec des bâtons. Je l’ai ramassé parmi les cailloux et je l’ai pris dans ma main : c’était<br />
un fragment de fond de pot, fait d’une terre claire, à la surface douce et fine, aux fractures<br />
usées et arrondies par le courant. En le mettant dans la poche de mon manteau et en<br />
l’emportant à la maison, j’ai su que je devenais archéologue. Archéologue : celui qui trouve,<br />
qui fait resurgir de la terre les choses des mondes disparus et qui les ramène parmi les siens.<br />
Celui qui marche, qui observe le sol, dans lequel est enfoui le souvenir des temps évanouis ;<br />
celui qui cherche dans la surface de la terre, où le temps s’enregistre, une trace qui signale le<br />
travail imperceptible de la mémoire.<br />
Rêve<br />
C’est une journée splendide. L’air est empli de la lumière du soleil et l’herbe frémit sous<br />
une brise rafraîchissante. Il y a une fouille dans laquelle je suis en train de creuser avec<br />
d’autres. Les parois sont coupées sur plusieurs mètres de profondeur dans un sédiment<br />
humide, stratifié en d’innombrables niveaux rouges et noirs, chargés de charbons de bois et de<br />
fragments de terre cuite. C’est un sondage dans le « Briquetage de la Seille », où j’ai<br />
commencé à fouiller pour la première fois lorsque j’avais tout juste 14 ans. Les couches<br />
sectionnées sont saturées de tessons et d’ossements imprégnés de tourbe, qui brillent d’un<br />
éclat bleuté, un peu métallique. On trouve un extraordinaire enchevêtrement de pieux, avec<br />
des vases complets, des objets en bois, des restes de vanneries. Je suis contrarié parce je me<br />
rends compte que nous tranchons à la bêche dans cette matière incroyablement riche, qui<br />
ressemble par endroits à une très vieille peau, pour la jeter au déblai sans être capables d’en<br />
rien faire d’autre. Nous pataugeons jusqu’aux mollets dans la vase, dans laquelle tous les<br />
objets tombent en morceaux dès qu’on essaie de les dégager. Plus je tente d’empêcher les<br />
<strong>vestiges</strong> de nous échapper et pire c’est : nous piétinons maintenant les pièces de bois qui se<br />
désagrègent sous nos bottes ; au travers des trous des tamis, les graines minuscules filent avec<br />
les petites perles d’ambre, puis les fragments de coquilles de noisettes carbonisées, puis tout<br />
le reste s’en va, entraîné dans une gigantesque hémorragie noire qui nous submerge.<br />
Je suis maintenant dans un grande maison un peu négligée. Le crépuscule tombe très<br />
vite et tous les fouilleurs autour de moi veulent s’en aller ; ils veulent rentrer tout de suite<br />
chez eux, en me laissant ranger seul cette énorme bâtisse où est entassé tout notre matériel de<br />
chantier et notre mobilier de fouille. Au grenier, je retourne de grandes piles d’objets usagers,<br />
de loques informes qui sont censées être nos affaires, à la recherche de quelque chose que je<br />
ne trouve pas parce que je ne me souviens plus ce que c’est. Derrière une porte, il y a une<br />
petite pièce très sombre où sont empilées nos caisses de mobilier archéologique. Elles sont<br />
recouvertes de poussière et de gravats, comme si elles étaient abandonnées là depuis<br />
maintenant des dizaines et des dizaines d’années. Les étiquettes décolorées sont<br />
complètement illisibles et, à l’intérieur des sacs en plastique devenus opaques, il n’y a plus<br />
que des débris méconnaissables de terre desséchée. Le propriétaire qui nous prête l’endroit<br />
habite la maison voisine, où brille de la lumière artificielle. C’est un homme d’une haute<br />
stature, assez distant parce qu’il est mort. Tout le monde qui habite cet endroit est mort, c’est<br />
évident. Je ne sais pas, en réalité, où se trouve cette propriété entourée de grands arbres<br />
décharnés, mais je devine que la route qui s’arrête ici vient de là où je ne pourrai plus<br />
retourner.<br />
Ce rêve dit mieux que je ne saurais l’écrire, non pas comment je tente d’appréhender<br />
l’archéologie, mais comment l’archéologie vient à moi. C’est la version rêvée – c’est-à-dire<br />
19
en réalité véridique – de l’enseignement de Leroi-Gourhan, qui lui-même n’en dit pas plus :<br />
on ne peut pas ouvrir la mémoire du passé sans, dans le même geste, la détruire.<br />
L’archéologue est un fouilleur, un saccageur du passé. De cette exhumation de la mémoire, il<br />
n’est possible de rien garder, sinon cette image du passé brutalement exposée, qui se<br />
désagrège irrémédiablement et qu’il est impossible de retenir. On ne peut rien rapporter du<br />
passé parmi nous, qui ne soit immédiatement condamné à se rompre et à se dissoudre,<br />
puisqu’en arrachant ces <strong>vestiges</strong> du passé à la mémoire dans laquelle ils étaient enfouis, on les<br />
ramène violemment à la vie ; c’est-à-dire aux attaques du temps qui les tuent. Et pourtant,<br />
nous n’avons pas d’autre possibilité que de tenter de tirer les <strong>vestiges</strong> du côté des vivants, de<br />
les ramener de cet autre côté où ils vont tomber en poussière avec nous.<br />
Empreinte<br />
On vient de m’annoncer qu’elle est morte à deux heures. La porte de sa chambre est<br />
grande ouverte et un soleil pâle de février entre par les vitres de la fenêtre qui donne sur le<br />
parc. Elle n’est plus là. Près de son lit, il y a ses lunettes sur son livre ouvert. Un magazine est<br />
abandonné sur la table et son chandail est jeté sur le dossier de la chaise. Dans le placard à<br />
gauche, il y a rangés ses chaussures et les vêtements qu’elles portait lorsqu’elle est entrée ici.<br />
Sur l’étagère du dessus, est posé son sac à main. Son portefeuille contient des vieilles photos<br />
aux angles usés, des lettres pliées en huit et de vieux extraits de journaux découpés. C’est un<br />
assemblage de petits bouts d’intimité, une lointaine réduction de la maison, qui occupe les<br />
rares portions d’espace libre d’une chambre d’hôpital, suspendu dans l’attente de son retour<br />
qui ne viendra plus. D’elle, il ne reste que le lit défait : une empreinte dans les draps froissés<br />
qui garde la mémoire de son dos et de ses mouvements dans le lit ce matin, un négatif<br />
éphémère qui est l’image de sa perte. Déjà, une infirmière vient me dire qu’on n’a pas encore<br />
eu le temps de ranger la chambre, mais qu’on va me restituer ses affaires. Pour la plupart, je<br />
ne pourrai pas les prendre. Ce que je vais emporter va devenir des restes ternis et fatigués, des<br />
pièces de souvenir racornies et vaguement répugnantes.<br />
L’archéologie qui est la mienne exige désormais les choses mêmes. Elle n’a que faire du<br />
fatras des références et de la litanie des commentaires savants; elle est au delà de toute<br />
Histoire, elle repousse toute érudition. Je veux savoir ce qui reste de nous ; je voudrais<br />
connaître ce en quoi consiste, pour utiliser les mots de Walter Benjamin, « l’image vraie du<br />
passé ». Je comprends maintenant ce qu’il dit lorsqu’il écrit : « L’image vraie du passé passe<br />
en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour<br />
toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. (…) Car c’est une image<br />
irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu<br />
visé par elle 22 » En effet les images du passé – qui sont celles d’empreintes et de <strong>vestiges</strong> –<br />
nous tiennent en ligne de mire, car pour se révéler à nous, elles nécessitent que nous les<br />
reconnaissions. Je veux maintenant savoir ce que nous reconnaissons « en un éclair » et qui<br />
n’est pas de l’Histoire.<br />
L’archéologie qui me tient sape le temps conventionnel de l’Histoire. L’intégralité du<br />
temps, c’est désormais ici et maintenant et non pas « là-bas » et « jadis ». Ce qui reste du<br />
passé, ce sont des ruines et des détritus, que le temps – c’est-à-dire le présent en train de se<br />
faire – ne cesse d’accumuler et d’écraser. Benjamin dit encore :<br />
22 Sur le concept d’histoire, V ; BENJAMIN, 2000 : 430.<br />
20
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui<br />
est en train de s’éloigner de quelque chose à laquelle son regard reste rivé. (…) Tel est<br />
l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le<br />
passé. Où se représente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et<br />
unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruine sur ruine et les jette à ses pieds. Il<br />
voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui fut brisé. Mais du<br />
paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus<br />
les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le<br />
dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce<br />
que nous appelons le progrès. » 23<br />
Je veux savoir ce qui persiste dans les ruines, ce qui reste inscrit encore dans les détritus<br />
quand la vie qui leur donnait sens a été perdue pour toujours. Je veux savoir ce qui reste de<br />
nous, dans notre désagrégation.<br />
Boîte noire<br />
J’ai maintenant chez moi cette boîte en bois laqué noir. Il n’y a pas grand chose à en<br />
dire, sinon que c’est un vieux coffret décoré de motifs floraux dorés d’inspiration japonaise,<br />
maintenant décolorés. Le couvercle représente une chouette posée sur un rocher d’où sort un<br />
petit arbre noueux, qui porte des fruits d’un rouge vermillon encore très vif. La petite serrure a<br />
perdu depuis longtemps sa clé minuscule et une des charnières a été réparée à l’aide d’un<br />
trombone déplié. Le contenu de cette boîte est fait d’objets sans rapport manifeste les uns<br />
avec les autres : au fond, sont disposés plusieurs chapelets en perles de verre, de nacre ou de<br />
buis, des colliers de perles en verre ou de métal, avec deux chaînes de montre en or. Par<br />
dessus, sont placés deux étuis à lunettes, qui contiennent l’un un pince-nez, l’autre une paire<br />
de lunettes d’écaille, à verres rond, pour homme. On y trouve également quatre cigares<br />
complètement secs et en partie émiettés, une petite figurine en plâtre représentant un<br />
communiant, dont les jambes sont empêtrées dans un ruban de raphia rose pâli, des clés, un<br />
coupe ongles en acier dans un petit étui de cuir tout usé et lustré. Parmi les chapelets et les<br />
colliers, s’est emmêlé le cordon d’un petit pendentif en plâtre peint en jaune d’or, qui<br />
représente une tête de personnage aux nez épaté, aux lèvres charnues et aux yeux bridés. Il est<br />
accompagné d’un médaillon de même style enfantin, en forme de cœur, et en plâtre peint en<br />
vert émeraude, dont le bord est ponctué d’une série de points blancs inégalement espacés.<br />
Je reconnais intimement cet objet. Mes doigts retrouvent son toucher laqué et mon nez<br />
son parfum lointain de vernis. C’est moi qui l’ait fait à l’école maternelle de Versailles pour<br />
une fête des mères : je me souviens très bien avoir aligné les points avec le bout soufré d’une<br />
allumette trempée dans de la peinture. Au dos, transparaît encore, sous la peinture verte,<br />
l’écriture appliquée de l’institutrice qui y a inscrit mon prénom au début des années 1960:<br />
Laurent. C’est mon petit frère Vincent qui a peint aussi pour une fête des mères de la même<br />
période le petit pendentif en plâtre jaune (je me souviens – ou on m’a dit - qu’il l’avait dans la<br />
bouche en rentrant de l’école et qu’il ne voulait pas s’en défaire, convaincu qu’il s’agissait<br />
d’un bonbon ; avant d’ouvrir cette boîte, je croyais d’ailleurs me souvenir que cet objet était<br />
noir, à l’image des « têtes de nègre » en réglisse qu’on achetait alors dans les boulangeries.)<br />
Avec la boîte en laque, j’ai hérité également d’une vieille boîte en métal pour cigarettes<br />
23 Traduction française de Maurice de Gandillac citée et corrigée par LÖWY, 2001 : 71.<br />
21
de marque Muratti’s, dans laquelle ont été entassés d’autres objets, la plupart hors d’usage et<br />
qui me sont étrangers: il y a là une vieille montre de femme au bracelet de cuir fendu et<br />
desséché, des petites médailles religieuses, dont une en aluminium représentant l’enfant Jésus<br />
miraculeux de Prague (c’est écrit dessus), une boucle d’oreille dépareillée et une paire de<br />
boutons de manchette, des fragments jaunis de dents de lait, une très ancienne croix en or très<br />
usée, à extrémités en forme de fleurs de lys, une autre en or rouge de style marocain ( ?), une<br />
grosse pièce de 10 Francs en argent millésimée 1967, une autre en aluminium de 50 centimes<br />
millésimée 1942, une large alliance en or jaune et une petite bague toute tordue portant un<br />
rubis. Dans une troisième petite boîte beaucoup plus récente, en bois doré, sont rassemblés<br />
des objets du même genre, auxquels s’ajoute une petite photographie en noir et blanc aux<br />
bords crantés, qui représente trois garçons se tenant par les épaules devant le mur d’un jardin,<br />
à la campagne. Elle contient encore trois broches en or ou en métal doré, dont une de style<br />
1900, qui sont conservées sur une couche de coton à l’intérieur d’une petite boîte en matière<br />
plastique noire.<br />
Cet ensemble d’objets constitue un reliquaire familial, fabriqué en plus grande part par<br />
ma mère et sans doute avant elle par sa grand-mère paternelle. Dans cet enchevêtrement<br />
d’objets hétéroclites, est rassemblée l’histoire d’une partie de ma famille maternelle, une<br />
histoire qui s’étend sur au moins cinq générations. La plupart de ces reliques ont suivi l’exode<br />
de 1940, transportées à pied ou en camion de la Seine-et-Marne à la Vendée ; elles ont été<br />
emballées dans des couvertures, ont été veillées dans des granges sur la route, puis sont<br />
revenues à la fin de la guerre, avant d’avoir encore été successivement déplacées de maison<br />
en maison, au long d’au moins une dizaine de déménagements, du Nord à l’Est de la France.<br />
Ces boîtes sont maintenant chez moi. Fondamentalement, il n’y a rien à en dire de particulier<br />
sinon, comme l’écrit Georges Perec dans ses « Récits d’Ellis Island », « qu’essayer de<br />
nommer les choses, une à une, platement, les énumérer, les dénombrer, de la manière la plus<br />
précise possible, en essayant de ne rien oublier » 24 .<br />
A proprement parler, ces objets sont des <strong>vestiges</strong>, dans la mesure où ils témoignent<br />
d’une histoire disparue, qu’elle soit réelle, inventée ou reconstituée, peu importe en réalité.<br />
Plus importante, je crois, est la relation particulière qu’entretiennent, fondamentalement, ces<br />
objets avec le corps de ceux qui sont morts. Les bagues enserraient les doigts, les lunettes<br />
marquaient le nez et les oreilles, les colliers, les croix et les médailles frottaient doucement<br />
contre la peau du cou de la poitrine. Les gens qui les portaient ont disparu et ce sont ces restes<br />
dérisoires – car banals, maintenant datés – qui en sont devenus l’unique témoignage, ou plus<br />
exactement la mémoire matérielle. Ce sont des reliques, au même titre que les <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques sont des débris d’objets intimes dont la mémoire a été perdue. L’objet le plus<br />
ancien est manifestement la croix en or jaune de la boîte de cigarettes, qui me paraît dater du<br />
XVIII ème ou peut-être même du XVII ème siècle : d’après ma mère, cette croix se transmettait<br />
de mère en fille ou de mère à belle-fille. C’est elle, je crois, qui a interrompu cette succession<br />
en la rangeant dans ce reliquaire ; la dernière personne à l’avoir portée est manifestement sa<br />
grand-mère Marie, qui l’a eu sur elle pendant toute la première moitié du XX ème siècle. Les<br />
chapelets appartiennent à la mère de mon arrière grand-mère Marie, ou peut-être encore une<br />
génération en arrière, à sa grand-mère. Je ne connais pas leurs noms, mais ma mère les savait.<br />
Ces objets viennent d’un autre monde, dans lequel la religion catholique dominait la vie des<br />
femmes et celle de la maison. Les lunettes sont à mon arrière grand-père Paul, comme sans<br />
doute les boutons de manchette. C’est à lui qu’ont été offerts les cigares à l’occasion de fêtes<br />
de famille, dont celle de la communion de son fils unique, à l’occasion de laquelle a été<br />
conservée l’effigie de communiant, peut-être dans les années 1920. Les pince-nez sont à sa<br />
24 PEREC, 1994 : 41.<br />
22
femme, mon arrière grand-mère Marie, ainsi que la plupart des bijoux, comme en particulier<br />
les broches en or. Ma mère aimait les porter. La photo dans la boîte en bois doré doit<br />
représenter son frère cadet, Jean-Paul, avec ses copains, dans une ruelle proche de la maison<br />
des grands parents, à Marolles, en Seine-et-Marne. Je ne sais pas à qui sont les médailles<br />
religieuses : peut-être à ma mère quand elle était enfant, à son frère, à des cousins… Les<br />
colliers en verroterie et les bijoux fantaisie sont les siens ; je me souviens en particulier du<br />
collier en perles de verre de couleur vert d’eau qu’elle portait lorsque j’étais enfant. Le coupe<br />
ongle est à mon père ; il l’avait toujours sur lui. Les dents de lait sont certainement les<br />
miennes ou celles de mon frère Vincent.<br />
C’est ma mère qui, pour l’essentiel, a constitué au long de sa vie l’assemblage contenu<br />
dans ces boîtes, à partir d’objets qu’elle avait elle-même reçu en héritage et qu’elle a voulu<br />
conserver ou transmettre. C’est elle qui a augmenté cette série initiale transmise par sa grand<br />
mère par d’autres objets, qui y sont entrés successivement : d’abord nos créations de<br />
maternelle, ainsi sans doute que nos dents de lait. D’autres objets plus récents encore se sont<br />
accumulés sur une période d’au moins une trentaine d’années, comme les broches ou les<br />
colliers fantaisie de ma mère, qu’elle rangeait là avec les bijoux de sa grand-mère. Le coupe<br />
ongle de mon père est sans doute l’un des derniers éléments à être entré dans ce reliquaire ;<br />
j’ignorais jusqu’à aujourd’hui que ma mère l’avait mis là après sa mort. Peut-être la grosse<br />
alliance d’homme est-elle celle de mon père ; je ne me souviens pas de ce qu’elle est devenue.<br />
Beaucoup des objets qui se trouvent là, d’ailleurs, me sont énigmatiques ; je ne sais pas à qui<br />
ils appartenaient, ni pourquoi ils ont été conservés. En revanche, je sais que certains objets ont<br />
disparu et ont été remplacés par d’autres : par exemple, je peux dire que la grosse pièce en<br />
argent de 10 Francs a été conservée par ma mère en remplacement d’une pièce analogue de la<br />
fin du XIX ème siècle, qui se trouvait dans un porte monnaie en mailles d’argent appartenant à<br />
sa grand mère. Je me rappelle avoir vu enfant ce porte monnaie, qui a probablement été perdu<br />
à la suite d’un déménagement.<br />
Tous les objets qui sont réunis ici doivent leur conservation à une raison particulière,<br />
qui dépasse le strict cadre du souvenir. Ensemble, ils répondent à une certaine représentation<br />
de l’histoire familiale, telle que l’ont élaborée plusieurs générations de femmes du côté de ma<br />
mère et telle qu’elles se la sont transmise de génération en génération. Le noyau primitif de<br />
cet assemblage est constitué par des objets ayant appartenu à mes arrières grand-parents<br />
maternels, Paul et Marie Félix, ainsi qu’à des objets ayant été transmis par Marie et qui<br />
venaient de sa mère et/ou de sa grand mère. Il n’y a rien qui provienne des parents de ma<br />
mère (mes grands parents), encore moins de ceux de mon père. La raison en est que ma mère<br />
a été élevée par ses grand-parents paternels : à la suite du divorce de ses parents, les quatre<br />
enfants du couple ont été séparés en deux lots, les aînés (ma mère et son frère Jean-Paul) étant<br />
confiés à la garde du père, les cadets à celle de la mère. Ce reliquaire trouve donc ses origines<br />
dans l’enfance de ma mère et la réparation d’une filiation avec la génération des grands<br />
parents et des arrières grands parents, opérée par delà le divorce des parents. Comme tout<br />
assemblage, ce reliquaire est une création, la réification d’une histoire imaginaire, corrigée et<br />
complétée à chaque génération.<br />
Pourtant, plus profondément, tapi dans l’épaisseur du temps qui se déploie<br />
imperceptiblement dans l’accumulation des objets sur plusieurs générations, une autre cycle<br />
prend forme: il dit une histoire de l’intimité des objets familiaux au cours de laquelle on voit<br />
succéder aux austères accessoires religieux des vieilles femmes en noir des origines les<br />
témoignages futiles de l’enfance, de mon enfance. D’autres cycles disent encore l’histoire des<br />
matières, et l’apparition des matériaux industriels. C’est l’oubli qui permet le déploiement de<br />
23
cette histoire de la longue durée, une histoire située au delà de l’échelle de nos propres vies et<br />
dont le sens ne prend forme que dans une durée sur laquelle nous n’avons pas prise. L’oubli<br />
qui travaille ces restes, sans jamais s’arrêter, est comme une érosion irrépressible qui mine<br />
inéluctablement toute signification, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des débris désincarnés.<br />
Comme l’écrit encore Perec dans “ Espèces d’espaces ”, « mes espaces sont fragiles : le<br />
temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qu’il était, (…) je regarderai<br />
sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés 25 . » Car l’oubli est un<br />
produit du changement, de la vie de ces assemblages, qui, en s’augmentant de nouveaux<br />
objets, de nouvelles créations matérielles, se transforment sous l’effet de nouveaux réseaux de<br />
significations, qui viennent se substituer aux précédents. Plus le présent continue d’augmenter<br />
de sa masse le passé et plus le passé lui-même devient conjectural, matière à hypothèses : qui<br />
sont donc ces gens sur cette photographie ? Qu’est-ce que cet objet ? De quand date-t-il ?<br />
Aussi, plus l’histoire interne engendrée par l’accumulation des <strong>vestiges</strong> prend forme, et plus le<br />
temps conventionnel, plus le temps de l’Histoire traditionnelle, fait d’une succession<br />
d’époques distinctes, m’échappe : je n’ai plus les moyens de savoir exactement, à considérer<br />
ces objets désormais vidés de leur sens originel, de quel temps ils sont. Tout est là jeté en<br />
même temps sous nos yeux, mélangé, imbriqué. La temporalité dans laquelle nous<br />
reconnaissons l’histoire est bouleversée ; elle n’est plus séquentielle et unilinéaire comme le<br />
voudrait l’existence d’une continuité chronologique qui serait le fil de l’histoire. La<br />
temporalité des <strong>vestiges</strong> est désormais flottante, pluri-temporelle : elle est en réalité<br />
maintenant incertaine, probabiliste.<br />
<strong>Des</strong> situations différentes, si ce n’est contradictoires, peuvent donc coexister et, le cas<br />
échéant, s’affronter au sein de cet héritage du passé dont le présent conserve la mémoire<br />
matérielle. Car pour que les constructions matérielles vivent, il faut qu’elles soient sans cesse<br />
remaniées. Ma mère, qui m’a légué ce reliquaire n’a pas fait autre chose, en ajoutant à<br />
l’assemblage transmis par sa grand mère des objets récents, qui viennent de mon père et<br />
surtout de mon frère et moi. J’ai maintenant le choix : ou bien j’abandonne ces boîtes dans un<br />
coin où elles disparaîtront enfin de ma conscience et dans ce cas je laisse ce reliquaire<br />
parfaitement intact, ou bien je le fais continuer à fonctionner comme un objet de mémoire<br />
familiale et dans ce cas je le transforme. J’ai conservé dans une enveloppe de papier la<br />
première dent de lait de mon fils aîné Rémi, et, après bien des hésitations, j’ai fini par les<br />
ranger dans la boîte noire. D’autres reliques suivront par la suite, c’est maintenant certain. Je<br />
n’ai pas d’autre possibilité, en réalité : si je veux maintenir l’identité de ce reliquaire, je ne<br />
peux pas faire autrement que le modifier, l’altérer, le détruire. Cela n’a pas d’importance : au<br />
contraire, c’est nécessaire. Car cet assemblage de restes évolue au delà de mon intervention,<br />
comme une construction archéologique qui se transforme lentement, à son rythme propre, qui<br />
n’est pas le nôtre. Le passé n’est pas derrière nous, comme un état ancien des choses, il est<br />
devant nous, avec nous : comme le reliquaire de ma mère, c’est un ensemble de <strong>vestiges</strong> qui<br />
se transforme continûment et dont l’image que nous nous en faisons se recompose sans cesse,<br />
en même temps différente et identique. Son histoire nous entraîne dans la répétition, qui<br />
simultanément est continuation et rupture : les créations matérielles – les objets, les<br />
assemblages, les sites, les paysages – meurent lorsqu’ils cessent d’être transformés et alors<br />
notre mémoire d’eux s’éteint. C’est par le dérangement du passé que passe sa transmission, sa<br />
continuation matérielle dans le présent. L’histoire qui pose le passé comme différent du<br />
présent, comme incompréhensible en dehors du contexte spécifique de son temps, cette<br />
histoire là n’a pas de sens pour nous qui travaillons sur les restes matériels ; il est temps d’en<br />
finir avec elle : elle tue le passé.<br />
25 PEREC, 1974 : 122.<br />
24
J’ai maintenant cette boîte noire chez moi. Cet enchevêtrement de restes usagés n’est<br />
pas autre chose qu’une matière archéologique vraie, qui possède sa propre structure et sa<br />
propre trajectoire dans le temps : une transmission qui, justement, n’a rien à voir avec les<br />
mouvements que nous avons pris l’habitude d’identifier comme ceux de l’Histoire. A la<br />
manière des « élevages de poussière » de Marcel Duchamp photographiés par Man Ray 26 , mes<br />
boîtes à souvenir sont une réduction de l’univers des restes matériels, un modèle expérimental<br />
de la mémoire de la matière. Sous l’apparente familiarité des objets, prennent corps des<br />
processus dont le développement choque notre compréhension spontanée de l’Histoire et qui<br />
pourtant sont ceux, en propre, de la matière archéologique. Ici, contrairement à l’Histoire, les<br />
événements sont presque invisibles, car fondamentalement discontinus : il peut s’écouler des<br />
dizaines d’années, peut-être l’espace d’une vie, avant qu’un nouvel objet ne vienne entrer<br />
dans la boîte noire et se surajouter à ceux qui y sont déjà. A tout moment, lorsqu’on ouvre ces<br />
boîtes, ces assemblages d’objets abandonnés sont comme morts, figés… et pourtant, ils<br />
continuent d’évoluer, de se transformer sans arrêt, dans un temps intermittent situé au delà de<br />
l’échelle de nos existences individuelles. Le passé appelle le futur de la voix des temps<br />
disparus que nous avons toujours connue et qui dit « continue-moi ».<br />
Je vis avec ces boîtes, comme nous vivons collectivement dans ces villes ou ces<br />
paysages, dont l’histoire immémoriale, en apparence immobile, nous dépasse, car elle suit sa<br />
propre trajectoire, qui nous surplombe. L’existence de la matière est d’abord une insistance,<br />
une obstination à durer, à être là, à occuper de sa masse le présent. Comme les colliers de ma<br />
mère qui viennent se lover naturellement dans les chapelets de buis des ancêtres du XIX ème<br />
siècle, la matière du présent proche s’incruste spontanément dans celle du passé plus ancien ;<br />
elle vient s’ajouter à lui et non pas se substituer à lui. Ainsi, alors que dans notre appréhension<br />
conventionnelle de l’Histoire, le présent est nécessairement séparé du passé (car transformé<br />
par l’histoire, qui change précisément le passé en présent), dans mes boîtes à souvenir le<br />
présent est associé au passé, et c’est bien le passé – à savoir les <strong>vestiges</strong> matériels de ce passé<br />
familial – qui se trouve physiquement dans le présent : mon présent, ici même. Et c’est bien là<br />
deux compréhensions opposées du Temps et de l’Histoire qui divergent selon que l’on prend<br />
ou non en compte la spécificité de la mémoire de la matière: selon l’appréhension classique<br />
de l’Histoire, le temps historique est celui de la succession des faits ; les événements<br />
s’enchaînant les uns après les autres et s’expliquant par conséquent les uns par rapport aux<br />
autres. Au contraire, pour cette autre archéologie dont j’observe la matière qui s’accumule, le<br />
temps archéologique est celui de la répétition des faits : que l’on continue à remplir ces boîtes<br />
à souvenir, que l’on (ré)aménage un espace “ naturel ” ou que l’on (re)construise un habitat,<br />
c’est bien toujours la même chose que l’on cherche à augmenter, à remodeler ou à<br />
transformer ; les modifications matérielles – c’est-à-dire les faits archéologiques – se répétant<br />
certes les uns après les autres, mais surtout se reproduisant les uns les autres sous une forme<br />
plus ou moins identique, ou plus ou moins altérée. Or, ce divorce que je souligne entre<br />
l’Histoire conventionnelle et cette discipline historique à venir qui serait celle, en propre, de la<br />
mémoire des restes matériels, c’est précisément l’opposition conceptuelle que met en<br />
évidence l’historien et philosophe Michel de Certeaux à propos de l’historiographie et de la<br />
psychanalyse 27 . Car, fondamentalement, nous entrons, autant avec la psychanalyse qu’avec<br />
cette autre archéologie, dans un monde à la fois familier et déconcertant où, au contraire de<br />
l’Histoire conventionnelle, le passé est lové dans le présent, où les événements peuvent se<br />
produire à la place, ou en remplacement les uns des autres et où, surtout, les faits n’agissent<br />
pas de proche en proche les uns sur les autres – comme dans le déroulement classique de<br />
26 DIDI-HUBERMAN, 2001 : 53-71.<br />
27 CERTEAU, 1987 : 87.<br />
25
l’Histoire – mais à distance, en s’imbriquant les uns dans les autres. C’est une autre logique<br />
que celle de l’enchaînement des événements qui commande la succession de ces faits : une<br />
logique de la matière, une filiation de la forme, une production de la mémoire.<br />
Rue Pasteur<br />
Je n’ai pas eu trop de mal à retrouver l’endroit, maintenant isolé derrière une voie<br />
rapide ouverte dans ce qui était alors des vergers et des jardins ouvriers. J’ai reconnu la<br />
silhouette de l’immeuble, ni très haut ni très grand, la petite allée qui passe par derrière et le<br />
sapin planté à l’entrée. Le mur de moellons de mâchefer, qui séparait notre « résidence » du<br />
verger abandonné où nous allions jouer et qui a été transformé depuis en pavillons, était<br />
toujours là, parfaitement intact. C’est là que nous habitions quand nous étions encore une<br />
famille, que mon père et ma mère n’étaient pas morts et mon frère ne s’était pas éloigné de<br />
son côté. En m’approchant, j’ai tout à coup découvert un détail dont je n’avais conservé<br />
aucune mémoire, mais qui est dans les rêves que je fait quelquefois de cet endroit et qui sont<br />
instantanément revenus à ma conscience, comme soudain déterrés : l’entrée – notre entrée –<br />
était protégée par une sorte de cage en verre, dont j’essaie de sortir. Derrière moi,<br />
l’appartement fermé où nous avons vécu est dans un état d’abandon effroyable : le carrelage<br />
de la cuisine est couvert d’éclats de verre et de gravats tombés des murs et du plafond. Dans la<br />
salle de séjour, derrière les volets clos, les rideaux gris de poussière tombent en lambeaux ; il<br />
y a des vieux papiers jaunis et des loques informes répandus sur le sol crasseux. Les meubles<br />
ouverts sont effondrés ; de grosses taches brunes s’étalent sur les murs dont le papier peint<br />
décoloré se décolle. Mon père et ma mère sont là tous les deux dans la chambre à coucher<br />
dévastée, décharnés dans leurs vieux vêtements, qui vaquent à leurs occupations<br />
incompréhensibles. Ils ne prêtent aucune attention à moi. Ils ne peuvent ni me voir ni<br />
m’entendre ; ils sont morts depuis des années. Je voudrais leur parler, mais c’est impossible.<br />
Alors je pars par la porte d’entrée entrebaillée dans la pénombre, je dévale les marches en<br />
courant et j’arrive dans cette cage d’entrée vitrée qui me sépare du dehors. Du dehors où je<br />
me trouvais très exactement à cet instant.<br />
J’ai retrouvé avec reconnaissance les files de lumières rouges et blanches des voitures<br />
à la tombée de la nuit sur l’autoroute qui me ramenait vers Paris. Dans un petit texte de « Sens<br />
unique » intitulé « Cave », Walter Benjamin dit ceci de la remémoration :<br />
« Nous avons depuis longtemps oublié le rituel qui régla la construction de la maison de<br />
notre vie. Mais lorsque l’heure est venue pour elle de subir l’assaut et que tombent déjà<br />
les bombes ennemies, quelles antiquités exténuées et bizarres ne mettent-elles pas au<br />
jour dans les fondations ! (…) Lors d’une nuit de désespoir, je me vis en rêve renouer<br />
fougueusement amitié et fraternité avec le premier camarade de mes années d’école, que<br />
je n’avais pas revu depuis des dizaines d’années et dont je me souvenais à peine, même<br />
à ce moment. Mais au réveil, je vis clair : ce que le désespoir, comme une explosion,<br />
avait mis au jour, c’était le cadavre de cet être qui était emmuré là pour faire<br />
comprendre que celui qui habite ici maintenant ne doit lui ressembler en rien. 28 »<br />
Nous ne pouvons pas retourner au passé, ni l’évoquer à partir de ce qu’il en reste.<br />
Dans le présent autour de nous, il n’en reste rien de directement reconnaissable, qu’une<br />
28 BENJAMIN, 1994 : 141.<br />
26
carcasse vide où nous seuls savons que « cela a été ». Ce qui reste est enfoui, à l’état de<br />
loques et d’épaves, sous la surface de la conscience, dans les profondeurs du rêve ou dans<br />
l’épaisseur du sol. Il n’y a rien d’autre ; de sorte que le rêve devient pour nous la seule<br />
expérience du passé – sa véritable survivance en temps réel – dans la mesure où le présent est<br />
le lieu où le passé subsiste, à l’état de ruine enfouie. Ce n’est qu’avec ces débris souillés ou<br />
desséchés, qui sont scellés dans les ruines souterraines du passé, que nous pouvons conserver<br />
un contact avec notre passé disparu. Mais cette identité « originelle » du passé est perdue, ou<br />
plutôt elle n’existe plus qu’ensevelie et défaite. Elle est irrémédiablement changée avec le<br />
temps, qui nous la rend toujours plus inaccessible et incommunicable. <strong>Des</strong> lieux abandonnés,<br />
jonchés de loques et de débris, dont la présence n’en finit pas de travailler notre présent:<br />
l’archéologie n’a pas d’autre lieu que celui-là. Comme lorsque nous rêvons, elle exhume des<br />
fragments de passé sédimentés dans le présent. Celui qui se remémore n’est pas différent de<br />
celui qui fouille, ainsi que l’écrit magnifiquement Walter Benjamin :<br />
« Le langage montre sans ambiguïté que la mémoire n’est pas un instrument qui permet<br />
d’explorer le passé, mais le support par lequel celui-ci s’exprime. C’est le médium du<br />
vécu, comme le sol est le médium dans lequel les villes disparues sont enfouies. Celui<br />
qui tente d’approcher son propre passé enseveli doit se comporter lui-même comme un<br />
homme qui fouille. Il ne doit pas craindre de revenir sans cesse et toujours aux mêmes<br />
choses ; de les disperser comme on disperse de la terre, de les retourner comme on<br />
retourne de la terre. Car les souvenirs du passé eux-mêmes ne sont qu’un dépôt, une<br />
strate, qui ne se livre qu’au terme de l’analyse la plus méticuleuse, et qui constitue la<br />
raison de la fouille : ces images, extraites de leur contexte d’origine, sont pour notre<br />
regard a posteriori des joyaux dépouillés, comme des torsi dans la galerie d’un<br />
collectionneur d’antiques. (…) Il passe à côté de l’essentiel celui qui se borne à<br />
inventorier les <strong>vestiges</strong> mis au jour et qui n’est pas capable de situer, dans le terrain<br />
actuel, l’endroit où les restes du passé étaient préservés. Ainsi, les véritables souvenirs<br />
doivent-ils moins procéder d’une simple description que désigner exactement la place<br />
où le chercheur les a débusqués. Au sens le plus strict, le véritable souvenir doit donc<br />
(…) fournir en même temps que l’image du passé une image de celui qui se souvient, de<br />
la même manière qu’un bon compte-rendu de fouille ne doit pas seulement indiquer les<br />
couches d’où proviennent les <strong>vestiges</strong>, mais aussi et surtout celles qu’il a fallu traverser<br />
pour y parvenir. » 29<br />
Fouiller, creuser la terre : c’est par cela que tout se joue.<br />
29 Fouilles et souvenir, dans Images de pensée (BENJAMIN, 1998 : 181-182).<br />
27
Chapitre I er :<br />
Leroi-Gourhan est mort<br />
Richard Long : Cercle en pierre du Piémont (Turin, 1984).<br />
28
.<br />
Leroi-Gourhan est mort<br />
Je vous emmène dans l’Est de la France, en Lorraine. C’est un après-midi pluvieux<br />
d’avril, aujourd’hui comme il y a maintenant vingt-cinq ans. Le ciel est d’un gris un peu<br />
laiteux, mais la vue qui s’étend depuis le sommet du plateau est la même, empreinte de cette<br />
raideur un peu mélancolique des paysages de la Lorraine. Il fait beaucoup de vent, qui porte<br />
jusqu’à nous une lointaine odeur de bois brûlé. En contrebas, la silhouette massive d’un<br />
clocher en pierre grise émerge d’une bande de vergers de mirabelliers. L’horizon est découpé<br />
par une ligne d’arêtes bleutées, tout au bout d’un vaste espace de forêts presque noires et de<br />
coteaux où se mèlent les couleurs lie de vin des terres labourées et du vert amande des prés.<br />
Aujourd’hui, tout est lisse, gommé. Le travail des cultures a effacé, année après année, les<br />
reliefs du sol qui signalaient la présence d’une monumentale occupation protohistorique au<br />
début des années 1980. A cette époque-là, on avançait péniblement sur un terrain crevé par le<br />
passage des engins de drainage, scarifié par les charrues. Sur près deux kilomètres de<br />
longueur, il y avait des tumulus partout, dont la masse bombée tranchait par la couleur plus<br />
claire du limon écorché, laissant apparaître par endroits de gros blocs de calcaire blanc,<br />
arrachés par les tracteurs aux constructions enfouies. En y regardant de plus près, on pouvait<br />
voir, parmi les pierres dérangées, des fragments d’ossements humains brisés, qui provenaient<br />
de tombes démantelées par les labours. C’était ce qu’on pouvait voir de la nécropole de<br />
tumulus de Clayeures, l’une des plus grandes du Nord-est de la France et dont les fouilles de<br />
l’archéologue nancéien Jules Beaupré avaient révélé, à la fin du XIX ème siècle, l’importance<br />
archéologique majeure 30 .<br />
Un petit Pincevent en Lorraine<br />
Clayeures a été la première fouille dont j’ai eu la responsabilité seul, sur un site que<br />
j’avais choisi et dont j’étais conscient de l’enjeu qu’il représentait. Je l’ai menée pendant cinq<br />
ans, de 1981 à 1985, avec une équipe de jeunes étudiants, qui ont alimenté la première série<br />
d’archéologues professionnels admis à la fin des années 1980 au Service d’Archéologie de<br />
Lorraine et à l’AFAN 31 . Comme beaucoup de jeunes gens de ma génération, j’étais pétri des<br />
lectures d’André Leroi-Gourhan, qui faisait de la fouille le nœud de la pratique archéologique.<br />
Je voulais faire de Clayeures une fouille qui projetterait à l’archéologie des tumulus de l’âge<br />
du Fer la méthodologie élaborée par Leroi-Gourhan à partir de l’analyse des sols<br />
préhistoriques. Il y avait à ce moment encore très peu de fouilles de sites funéraires du<br />
30 BEAUPRE, 1897 ; id. 1899. J’ai publié le matériel de ces fouilles anciennes dans un (très mauvais) article de<br />
1982, intitulé “ Note sur la fouille de sauvetage programmé de la nécropole de Clayeures “ La Naguée ”<br />
(Meurthe-et-Moselle) ” et paru dans la Revue Archéologique de l'Est et du Centre-Est, XXXIII, 3-4, p. 196-201.<br />
31 Comme Jean-Pierre Legendre, Conservateur du Patrimoine au Service régional de l’Archéologie de Lorraine<br />
et Marie-Paule Seilly, Ingénieur, Pierre Buzzi, Jean-Charles Brénon, responsables d’opération à l’AFAN,<br />
aujourd’hui INRAP.<br />
29
premier âge du Fer en France non méditerranéenne, la plupart des chercheurs s’orientant<br />
plutôt soit vers La Tène finale et ses oppida soit encore vers l’âge du Bronze et ses riches<br />
dépôts métalliques. Dans l’ensemble, les exemples sur lesquels on pouvait s’appuyer dans le<br />
domaine de l’archéologie des tertres funéraires remontaient donc pour l’essentiel à la fin du<br />
XIX ème ou aux toutes premières années du XIX ème siècle, comme le montrait éloquemment le<br />
catalogue des sites et des ensembles de mobilier des âges des Métaux de la Lorraine qu’avait<br />
publié Jacques-Pierre Millotte dans les années 1960 32 . De même, à l’exception de la fouille de<br />
la nécropole de tumulus de Chavéria (Jura), qu’avait réalisée Dominique Vuaillat dans les<br />
années 1970 33 , on ne disposait, dans le Nord-est de la France, d’aucune fouille extensive de<br />
groupe de tertres funéraires reconnus dans leur intégralité ; encore que l’équipe de Chavéria –<br />
qui travaillait alors entièrement à la main – n’ait pu décaper l’espace qui se trouvait entre les<br />
tumulus.<br />
Immédiatement, l’idée nous est venue de combiner l’étude “ microstratigraphique ” des<br />
tumulus, établie selon les principes de la “ topographie exhaustive ” mise au point à Pincevent<br />
par Leroi-Gourhan, avec les techniques de décapage extensif issus des fouilles de sauvetage 34 .<br />
Ces dernières commençaient tout juste à prendre leur essor dans l’Est de la France, dans le<br />
sillage des conventions avec les aménageurs lancées par Jacques Lasfargues au Service<br />
archéologique de la région Rhône-Alpes. Il faut rappeler qu’au début des années 1980<br />
l’utilisation des décapages mécaniques, qui avaient été introduits à la fin des années 1970<br />
comme un mode de fouille par le programme de la vallée de l’Aisne, était encore considérée<br />
comme une hérésie par de nombreux protohistoriens, en particulier lorsqu’il était question de<br />
l’appliquer à autre chose qu’à du dégagement de remblai ou de « mort-terrain », comme en<br />
particulier lorsqu’on s’en servait pour mettre au jour des sépultures. Les surfaces étudiées<br />
étaient donc extrêmement réduites, et on manquait désespérement de visions d’ensemble.<br />
Notre projet était d’exploiter les décapages mécaniques extensifs pour alimenter une<br />
topographie extensive des sites funéraires, pris dans leur globalité.<br />
Nous pensions qu’il devait être possible de renouveler la documentation archéologique<br />
grâce à des fouilles fines, qui remplaceraient les données incomplètes et incertaines des<br />
recherches anciennes du XIX ème siècle et qui, surtout, nous enseigneraient sur les pratiques<br />
funéraires du début de l’âge du Fer 35 . Le postulat développé à Clayeures, puis, plus tard avec<br />
les fouilles de tumulus à tombes à char de Marainville-sur-Madon (Vosges) et de Diarville<br />
(Meurthe-et-Moselle), était élémentaire : il s’agissait de considérer les tumulus<br />
protohistoriques comme des constructions funéraires élaborées au cours d’un ou de plusieurs<br />
processus de constitution successifs, qui auraient procédé à chaque fois d’un épisode de<br />
structuration unique. Selon cette approche, il devait être possible de distinguer, selon la<br />
terminologie de Leroi-Gourhan, des structures évidentes, identifiées par les constructions<br />
protohistoriques proprement dites, et des structures latentes, constituées notamment par des<br />
effets de distribution d’artefacts en relation avec les gestes ou les pratiques funéraires répétées<br />
à chaque fois au cours de la constitution des tumulus. Pour ce faire, il fallait pratiquer une<br />
fouille totale de chaque tumulus, associée à un décapage extensif de leur environnement.<br />
32 MILLOTTE (1965).<br />
33 VUAILLAT (1977).<br />
34 J’ai exposé ces idées dans un petit article paru en 1982 dans une revue destinée aux archéologues amateurs :<br />
Méthodes de fouille à la nécropole de Clayeures “ La Naguée ” (Meurthe-et-Moselle). Revue Archéologique<br />
Sites, 1982, p. 5-10.<br />
35 J’ai essayé de réunir et de synthétiser ces données, telles que les fournissait l’étude du de la nécropole de<br />
Clayeures dans : La nécropole de Clayeures (Meurthe-et-Moselle) et les débuts du Premier Age du Fer dans l'Est<br />
de la France. Bulletin de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer, 1985, 3, p. 24-27.<br />
30
Nous avons essayé, campagne après campagne, de parvenir à un enregistrement<br />
optimum des données de terrains dans l'optique de la “ fouille totale ” que préconisait Leroi-<br />
Gourhan. Nous avons sans doute atteint notre plus haut niveau de technicité en 1984-1985<br />
lorsque nous avons réalisé la fouille intégrale de deux tertres de la fin du Bronze moyen et de<br />
leur environnement immédiat. L’emplacement des tumulus avait fait l’objet d’un relevé<br />
microtographique permettant de restituer des cartes en courbes de niveau, à intervalles de 5<br />
cm, qui faisaient apparaître les déformations de la masse des tertres par les cultures du XIX ème<br />
siècle et la présence, sur l’un des tumulus, d’une couronne de blocs qui produisait un microrelief<br />
de quelques centimètres de hauteur, imperceptible à l’œil nu. Les “ structures<br />
évidentes ”, notamment comme cette couronne périphérique de blocs de calcaire d’une<br />
vingtaine de mètres de diamètre, avaient été enregistrées par une couverture photographique<br />
verticale complète. <strong>Des</strong> relevés systématiques de l’ensemble de la fouille, réalisés en couleurs<br />
à l’échelle du 1/10 ème , avaient été effectués pour chaque formation stratigraphique. On y avait<br />
projeté la position des centaines d’artefacts relevés en trois dimensions, de manière à faire<br />
apparaître les éventuels effets de structures latentes dans la distribution du matériel. Les<br />
études de distributions spatiales avaient été couplées à des analyses numériques – portant en<br />
particulier sur le calcul d’indices de fragmentation de la céramique 36 - afin de déterminer la<br />
présence de dépôts intentionnels non directement visibles. Dans le Tumulus 15, reconnu en<br />
1980, nous avions inauguré la fouille ultra fine des sépultures à la curette de dentiste, avec<br />
moulage au latex de l’état de fouille optimum. A partir de 1982, nous avons remplacé la<br />
couverture bâchée des débuts par un véritable hangar démontable, qui permettait de préserver<br />
en toutes circonstances les niveaux fouillés des ravages de la pluie et du soleil. Depuis<br />
l’origine, les sédiments des sols, des sépultures et de la masse des tumulus ont fait l’objet de<br />
prélèvements systématiques pour des déterminations palynologiques effectuées au<br />
Laboratoire de phytosociologie de Louvain sous la direction de Jean Heim, tandis que les<br />
charbons de bois étaient envoyés chez Stéphanie Thiébault au CNRS pour détermination<br />
anthracologique et au Laboratoire de Louvain, pour datations radiocarbones. Année après<br />
année, Clayeures a été une fouille superbe, en particulier grâce à la finesse de son sédiment<br />
limoneux couleur crème, qui rendait possible la réalisation de plans de fouille d’une très<br />
grande précision, comparables par leur netteté aux décapages des photographies mythiques de<br />
Pincevent.<br />
Y’a quelque chose qui cloche là-dedans…<br />
Nous avons essayé avec détermination et pourtant nous avons échoué à atteindre<br />
l’objectif que nous nous étions fixés ; c’est-à-dire à reconstituer, par l’intermédiaire d’une<br />
fouille ethnographique inspirée des préceptes d’André Leroi-Gourhan, les gestes et les<br />
pratiques funéraires particulières des communautés protohistoriques qui avaient édifié la<br />
nécropole de tumulus de Clayeures. Nous avons échoué à cause de problèmes de terrain que<br />
Leroi-Gourhan n’a jamais signalé avoir rencontrés et que nous nous sommes trouvés<br />
incapables de résoudre. Nous n’avons tout d’abord jamais réussi à identifier avec précision un<br />
niveau dont nous aurions pu être certains qu’il correspondait bien au sol sur lequel les gens de<br />
l’âge du Fer avaient établi leurs sépultures et les monuments funéraires qui étaient venus les<br />
sceller. A la base de la masse des tertres, on trouvait bien un horizon diffus d’une quinzaine<br />
de centimètres d’épaisseur dans lequel étaient dispersés des fragments de céramique<br />
protohistorique et des esquilles de charbons de bois, mais rien qui ressemble à ce qu’on a<br />
coutume d’identifier comme un sol. Dans certains cas, les <strong>vestiges</strong> étaient si rares qu’on ne<br />
36 Rapport de la largeur d’un fragment de céramique sur son épaisseur.<br />
31
pouvait être assuré avoir atteint la base réelle du tumulus que lorsqu’on était parvenu au<br />
contact du substrat gréseux, situé à une trentaine de centimètres sous la base des sépultures<br />
centrales, quand elles étaient conservées. La même situation a été rencontrée à Marainville et<br />
à Diarville, dans un sédiment marneux encore moins lisible.<br />
Surtout, le terrain était très perturbé par des remaniements postérieurs qui rendaient<br />
plus difficile encore la lecture des structures protohistoriques. Ainsi, la presque totalité des<br />
sépultures centrales initiales des tumulus avaient été bouleversées au XIX ème siècle, pour<br />
l’essentiel à l’époque du déboisement du plateau de La Naguée, lorsque les commis de ferme<br />
ramassaient les éléments de parure en bronze par pleins paniers 37 . Le sol sous la masse des<br />
tertres était parcouru d’invraisemblables réseaux d’animaux fouisseurs – renards ou blaireaux<br />
– qui pouvaient avoir entraîné dans leurs galeries une partie du mobilier funéraire des<br />
sépultures, comme cela s’est rencontré dans le Tumulus 38, fouillé en 1983. La nature acide<br />
du sédiment de limons rhétiens (sur et avec lequel avaient été constitués les tumulus) avait<br />
produit, au cours du temps, des effets de conservations différentielle que nous avons mis<br />
longtemps à anticiper : les ossements, en particulier, n’étaient préservés que s’ils s’étaient<br />
trouvés en contact direct avec des blocs de calcaire et les éléments de parure métallique isolés<br />
– comme on en a trouvés dans les Tumulus 26 et 33 38 – avaient plus de chances d’appartenir à<br />
des inhumations qu’on ne voyait pas qu’à ce qui ressemblait à des “ dépôts ” de mobilier. Là<br />
encore, on a observé des configurations tout à fait analogues à Marainville et à Diarville.<br />
L’érosion était omniprésente, nous privant d’informations que nous étions tout à fait<br />
incapables d’évaluer. Le soc des charrues rainurait directement le substrat géologique et,<br />
contre toutes nos attentes, le décapage extensif des surfaces à la périphérie des tumulus ne<br />
donnait que des résultats non interprétables : un tesson roulé isolé ici, une petite tache de<br />
charbon de bois là… Seules les structures historiques profondes étaient bien préservées,<br />
comme les fossés de délimitation agraire de la période romaine qui s’étendaient sur<br />
l’ensemble du plateau, mais qui n’étaient pas la raison essentielle de notre présence à la<br />
Naguée. De manière très ironique, les vrais <strong>vestiges</strong> d’occupations anciennes se trouvaient<br />
dans les niveaux de sédiments superficiels que nous enlevions à la pelle mécanique, où ils<br />
étaient démembrés et dispersés en position secondaire depuis bien longtemps. Dans le niveau<br />
de terre végétale labourée actuelle comme dans les sédiments de la masse des tumulus, on<br />
trouvait notamment des éclats de taille isolés en quartzite, qui appartenaient à des industries<br />
de tradition acheuléenne attribuées au Paléolithique moyen, ou encore des éléments de haches<br />
polies en aphanite, qui provenaient manifestement d’occupations néolithiques. S’agissait-il à<br />
l’origine d’éléments isolés – perdus – ou au contraire plus vraisemblablement de <strong>vestiges</strong><br />
d’occupation démantelés et dispersés depuis des millénaires par l’érosion ? Quant à l’habitat<br />
correspondant aux tumulus, qu’on pressentait tout proche par la quantité de mobilier<br />
domestique abandonné dans la construction des monuments funéraires, celui-ci demeurait<br />
désespérément introuvable, malgré les prospections systématiques au sol, malgré les sondages<br />
et malgré les décapages.<br />
D’autres difficultés nous attendaient avec l’étude des <strong>vestiges</strong> protohistoriques<br />
associés à l’édification des tumulus. On observait en particulier de trop grandes différences<br />
d’un tertre à l’autre pour qu’on puisse faire fonctionner le principe de répétition invoqué par<br />
Leroi-Gourhan pour faire apparaître les structures associées aux effets de distribution des<br />
37 MARTIMPREY (1889).<br />
38 J’ai publié ces observations dans un article intitulé “ Bilan de la première campagne de sauvetage programmé<br />
de la nécropole de la Naguée à Clayeures (Meurthe-et-Moselle) ”, paru en 1982 dans Le Pays Lorrain, 4, p. 197-<br />
204.<br />
32
<strong>vestiges</strong> dans l’espace 39 . Dans leur organisation des “ structures évidentes ”, aucun tumulus ne<br />
ressemblait réellement à un autre : certains présentaient une sépulture centrale recouverte d’un<br />
grand pierrier de blocs calcaires, tandis que d’autres ne scellaient qu’un simple paquet de<br />
pierres protégeant l’inhumation et que d’autres encore ne contenaient originellement que des<br />
constructions en bois. On a retrouvé plus tard une situation tout à fait similaire avec les<br />
tumulus de la nécropole de Diarville. La typo-chronologie du mobilier, trop floue, ne<br />
permettait pas d’attribuer ces disparités à des moments chronologiques nettement différents.<br />
De la même manière, la masse de certains tertres semble-t-il particuliers - mais que rien ne<br />
distinguait particulièrement des autres, comme le Tumulus 15 40 – avait été colonisée par de<br />
nombreuses sépultures adventices de la fin du VI ème av. J.-C., alors que l’ensemble des autres<br />
en étaient dépourvus et avaient connu une histoire différente. Encore une fois, le même<br />
schéma s’est retrouvé reproduit à Diarville, où chaque tertre funéraire s’est révélé constituer<br />
un cas particulier, car unique. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Fallait-il croire à l’existence de<br />
statuts sociaux différents – qui auraient expliqué des attentions différentes portées aux défunts<br />
selon leur identité, et donc des évolutions dissemblables de leurs monuments funéraires au<br />
cours du temps – ou bien fallait-il attribuer cela à autre chose ? Tout ceci ne pouvait-il pas<br />
être pris également comme le résultat que d’une certaine contingence ?<br />
Pour ce qui concerne les “ structures latentes ” qu’étaient susceptibles de révéler les<br />
distributions d’artefacts scellées sous la masse des tumulus, nous étions confrontés à la même<br />
variabilité que celle que nous observions avec les “ structures évidentes ” : les “ sols ” de<br />
certains tertres du premier âge du Fer pouvaient contenir des milliers de tessons de céramique<br />
domestique, tandis que d’autres n’en renfermaient tout au plus que quelques dizaines. Ces<br />
fragments étaient si morcelés que leur nombre se confondait en général avec celui du nombre<br />
minimum d’individus (NMI) estimable. On rencontrait des tessons de céramique également<br />
dans les sédiments de la masse des tumulus, toujours relativement roulés, mais aussi des<br />
fragments isolés de meules en roche dure, des broyons et des galets de chauffe aménagés dans<br />
des galets de quartzite ou granite issus des alluvions de la Moselle, qui avaient été prélevés à<br />
une dizaine de kilomètres du site. Il y avait aussi des éclats de débitage en quartzite et en silex<br />
et parfois des fragments d’outils lithiques. Quand on observait les caractéristiques<br />
typologiques de la céramique, on remarquait des formes et des décors plutôt attribuables au<br />
premier âge du Fer – ou encore à la fin du Bronze moyen ou au début du Bronze final – ce qui<br />
indiquait que ces restes étaient bien contemporains de la construction des tumulus. C’étaient<br />
manifestement des restes d’habitat (auxquels devaient appartenir aussi les meules, les broyons<br />
et les galets de chauffe, ainsi peut-être que le silex), qui se trouvaient là en position<br />
secondaire. Mais d’où venaient-ils : avaient-ils été apportés spécialement, comme nous avons<br />
d’abord eu tendance à le croire, où bien étaient-ils déjà là au moment de la construction des<br />
tumulus et avaient-ils simplement été incorporés à la masse des tertres et scellés sous les<br />
apports de sédiments ? Nous avons mis du temps à nous rendre compte que l’érosion du sol à<br />
la périphérie des tumulus était telle que c’était elle qui produisait directement ces effets de<br />
concentrations de <strong>vestiges</strong> d’habitat sous les tertres : les “ structures latentes ” pouvaient donc<br />
être aussi le résultat, au moins en partie, de leurs transformations postérieures, des<br />
transformations postérieures qui n’avaient évidemment rien à voir avec les conditions de leur<br />
dépôt initial. Ca n’était pas dans Leroi-Gourhan, ça. D’ailleurs, ce qui était valable pour les<br />
<strong>vestiges</strong> protohistoriques l’était nécessairement aussi pour ceux des autres périodes : après<br />
tout, si on trouvait du Paléolithique et du Néolithique mêlé aux épandages de restes d’habitat<br />
39 LEROI-GOURHAN (1984) : 239.<br />
40 J’ai présenté rapidement les données archéologiques issues de la fouille de ce tumulus dans un petit article<br />
intitulé “ La reprise des fouilles de la nécropole de la Naguée à Clayeures. Bilan de la campagne 1980 ”, paru en<br />
1981 dans Le Pays Lorrain, p. 133-135.<br />
33
associés aux tumulus du Bronze moyen et du premier âge du Fer, c’était peut-être d’abord<br />
parce qu’ils se trouvaient physiquement là et non pas parce que les gens de la Protohistoire<br />
avaient voulu les placer dans leurs monuments funéraires. Contrairement à ce que j’avais<br />
compris de mes lectures de Leroi-Gourhan, je découvrais, contre mon gré, que les<br />
distributions de restes matériels n’étaient pas que le produit des actions des hommes du passé<br />
qui les avaient arrangées. Elles étaient le produit aussi – et je crois aujourd’hui peut-être<br />
surtout – de cette bizarre insistance de la matière à continuer d’exister après avoir été<br />
transformée, de cette persévérance des choses à durer, inertes mais présentes, de cet apparent<br />
retour du passé disparu qui en réalité n’est jamais parti.<br />
Cette inertie des <strong>vestiges</strong> matériels attaquait l’irréfutabilité du temps, elle gangrenait<br />
l’apparente évidente cohésion du passé, sur laquelle reposait tout l’édifice délicat de cette<br />
archéologie ethnographique que nous cherchions à mettre en pratique. Il nous était en<br />
particulier impossible de contrôler l’homogénéité chronologique des <strong>vestiges</strong> auxquels nous<br />
étions confrontés, autrement qu’en postulant que l’hétérogénéité que nous découvrions à<br />
toutes les échelles d’observation ne comptait pas, qu’elle ne devait pas compter. Mais<br />
comment en être sûr ? Si l’on prenait par exemple la céramique domestique associée aux<br />
épisodes de construction des tumulus, on constatait que les fragments portant des caractères<br />
typologiques (comme des formes et/ou des décors) ne représentaient, selon le degré de<br />
précision typologique recherché, qu’au maximum entre 5 et 10% du nombre total des restes<br />
de poterie. En moyenne, il fallait donc réunir au moins un millier de tessons pour être en<br />
mesure de proposer une approximation typo-chronologique globale, d’une précision de l’ordre<br />
d’un à deux siècles selon la typo-chronologie reconnue. Logiquement, moins on en avait et<br />
plus l’intervalle d’approximation chronologique grandissait, pour couvrir des périodes qui<br />
s’étendaient objectivement sur plusieurs millénaires. Le doute s’insinuait y compris à propos<br />
des séries numériquement conséquentes. Ainsi, si l’intégrité chronologique du dépôt<br />
archéologique n’était pas physiquement garantie, comme cela s’avérait évident, rien<br />
n’interdisait de penser que certains éléments, dont nous ne pouvions pas reconnaître<br />
l’identité en soi, aient pu appartenir en réalité à d’autres périodes chronologiques : peut-être<br />
ces fragments de poterie absolument atypique, mais comportant un dégraissant différent de<br />
celui des autres, étaient-ils par exemple néolithiques ? Ou ces fragments de broyons en<br />
quartzite, pourquoi pas ? Ou ces éclats de débitage en silex, dont rien ne prouvait,<br />
intrinsèquement, qu’ils étaient bien protohistoriques ? Sans que je m’en rende vraiment<br />
compte sur le moment, Clayeures avait ouvert une fêlure, d’abord infime, par où<br />
s’évaporaient toutes mes certitudes acquises avec mon éducation archéologique, une fissure<br />
qui se transformait à mon insu en un fracture béante par où s’écoulaient mes facultés mêmes<br />
de mener une fouille archéologique selon les objectifs vers lesquels je pensait qu’elle devait<br />
tendre. C’était la réalité du temps archéologique, ce temps relatif enregistré dans les <strong>vestiges</strong><br />
matériels, qui commençait à me travailler, à miner l’appréhension conventionnelle des restes<br />
archéologiques que j’avais apprise. Il m’a fallu une vingtaine d’années avant que je ne<br />
commence à être en mesure de formaliser le problème et d’envisager ses répercussions sur ma<br />
pratique du terrain.<br />
Malaise dans la chronologie<br />
Pour l’essentiel des chercheurs, il n’existait pas de « problème du temps<br />
archéologique », mais seulement des questions de chronologie, que la multiplication des<br />
données provoquée par l’essor des fouilles était destinée à bientôt résoudre : on trouverait<br />
bien un jour les types archéologiques qui combleraient les trous de notre chronologie et dont<br />
34
la succession complète restituerait une chronologie approchée à la génération près. La<br />
transition de l’âge du Bronze à l’âge du Fer était une question qui préoccupait la plupart des<br />
chercheurs – comme en témoigne le colloque du Comité des Travaux historiques et<br />
scientifiques organisé à Dijon en 1984 41 – et, pour ma part, j’étais persuadé qu’on en<br />
apprendrait plus sur l’articulation de ce changement culturel par l’étude des représentations<br />
collectives dont procédaient les pratiques funéraires, plutôt que par celle de la typologie du<br />
mobilier, qui était manifestement soumise à de multiples biais. Il faut rappeler qu’à ce<br />
moment c’était encore une explication de type migrationniste qui dominait la recherche pour<br />
rendre compte des processus de changements culturels de la Protohistoire : il était admis<br />
notamment que c’étaient des peuples venus d’Europe centrale qui avaient introduit dans le<br />
Nord-est de la France la nouvelle culture de l’âge du Fer, en particulier par l’intermédiaire<br />
d’une strate dominante de cavaliers à épées qu’on ne connaissait pas dans les groupes<br />
antérieurs de la fin de l’âge du Bronze 42 . A l’inverse, dans les régions marquées par la culture<br />
dite “des Champs d’Urnes ” du Bronze final, comme en particulier le Bassin parisien et la<br />
Champagne, l’évolution typologique en particulier de la céramique laissait apparaître une<br />
transition lente, qui transmettait un héritage stylistique de type “ Champs d’Urnes ” jusqu’au<br />
cœur de la période hallstattienne. La question principale était donc de savoir comment ces<br />
deux mouvements, en apparence contradictoires, pouvaient s’articuler l’un avec l’autre et de<br />
déterminer, dans cette évolution générale de l’âge du Bronze à l’âge du Fer, la part des<br />
ruptures et des continuités.<br />
Rétrospectivement, il est clair que la résolution de cette question était jouée d’avance.<br />
Les idées migrationnistes, qui avaient prospéré dans l’archéologie allemande construite sur<br />
l’héritage de Gustav Kossinna, avaient fait leur temps. Il n’y avait quasiment plus personne<br />
parmi la génération des jeunes chercheurs qui émergeait dans les années 1980 pour vouloir<br />
croire à cette appréhension de l’histoire culturelle de la Protohistoire, dont on sentait<br />
confusément les relations “ faustiennes ” avec la période du national-socialisme. Les<br />
chercheurs allemands qui, comme Wolfgang Kimmig ou Wolfgang Dehn, avaient commencé<br />
leur carrière à la fin des années 1930, la finissait dans les années 1980 : ils montraient<br />
beaucoup moins de conviction à défendre les thèses migrationnistes auxquelles ils avaient été<br />
formés à l’origine 43 . Pour pouvoir liquider l’héritage migrationniste transmis par la suprématie<br />
de l’archéologie allemande sur la protohistoire continentale, il fallait néanmoins plus qu’un<br />
changement de génération : il fallait qu’une masse en quelque sorte critique de documentation<br />
ait été accumulée, qui permette de réévaluer l’ensemble des données françaises en les<br />
confrontant aux découpages chronologiques élaborés à partir des matériaux allemands.<br />
L’éclatement documentaire des sources archéologiques françaises, éparpillées en une<br />
multitude de publications locales souvent disparues ou difficilement accessibles – et<br />
généralement de piètre qualité scientifique –, la dispersion des collections, pour la plupart mal<br />
ou pas publiées, tout cela constituait historiquement le principal handicap au développement<br />
d’une archéologie protohistorique adulte en France, depuis la grande récession dans laquelle<br />
elle était entrée à la vieille de la Première Guerre Mondiale. De manière intéressante, ce projet<br />
– lancé avec les travail de recensement des témoignages de la “ Culture des Champs<br />
d’Urnes ” en France entrepris par Wolfgang Kimmig au service du Kunstschutz du Haut<br />
commandement militaire allemand en France 44 - avait été poursuivi dans le Nord-est de la<br />
41 Coll. (1984).<br />
42 MARIËN, 1958 : 262 ; VUAILLAT, 1977 : 137.<br />
43 Comme en témoigne par exemple le texte d’introduction de Wolfgang Kimmig à la publication des actes du<br />
colloque de Nemours de 1986, consacré au « groupe Rhin-Suisse-France orientale et la notion de civilisation des<br />
Champs d’Urnes » (KIMMIG, 1988).<br />
44 KIMMIG (1951, 1952, 1954).<br />
35
France à partir des années 1960 sous l’impulsion en particulier de Jean-Jacques Hatt et de<br />
Jacques-Pierre Millotte. Les premiers catalogues régionaux des sites et des ensembles<br />
archéologiques avaient concerné d’abord, avec les publications de Millotte, la Franche-Comté<br />
et la Lorraine 45 , auxquels étaient venus s’ajouter, dans les années 1970, l’Alsace 46 puis, au<br />
début des années 1980, le Bassin parisien et le Nord de la France 47 ou encore l’Aquitaine 48 . A<br />
l’exception de la Haute-Marne, cataloguée par Louis Lepage 49 , et de la série des nécropoles de<br />
la “ Civilisation des Champs d’Urnes ” publiées par Bernard Chertier 50 , la région Champagne-<br />
Ardenne avait échappé à ce mouvement, de même que celle de la Bourgogne, où il fallait<br />
retourner à l’antique ouvrage des années 1930 de Françoise Henry 51 pour trouver le catalogue<br />
le plus récent des fouilles et des trouvailles régionales des âges du Bronze et du Fer, du moins<br />
celles du département de la Côte-d’Or. Quoiqu’il en soit, une masse suffisante de données<br />
avait été amassée au début des années 1980 pour qu’on puisse maîtriser, au moins à l’échelle<br />
régionale, les ensembles archéologiques recueillis depuis le XIX ème siècle. Dans le Nord-est<br />
de la France, une série de fouilles récentes étaient venues renouveler par ailleurs les données<br />
anciennes depuis les années 1970: là encore, elles étaient à l’origine principalement localisées<br />
en Franche-Comté, avec les travaux de l’équipe constituée autour de Jacques-Pierre Millotte.<br />
En Bourgogne, une série de fouilles réalisées par Jean-Pierre Nicolardot sur les enceintes<br />
protohistoriques de Vitteaux et d’Etaules-Darois (Côte-d’Or), par Serge Grappin sur les<br />
niveaux d’habitat de Saint-Romain “Le Verger ” (Côte-d’Or), ou encore par Jean-Paul<br />
Guillaumet sur les tumulus de Thury “ La Prée ” (Côte-d’Or), contrastaient avec l’absence de<br />
synthèse documentaire à l’échelle régionale.<br />
Dans sa tentative de mise en correspondance des systèmes typo-chronologiques de<br />
l’âge du Bronze et du premier âge du Fer fonctionnant en France et en Allemagne 52 , Jean-<br />
Jacques Hatt avait, au début des années 1960, introduit une série de problèmes : il avait en<br />
particulier créé un décalage chronologique d’environ un demi siècle entre la séquence typochronologique<br />
du Bronze final IIIb « français » et son équivalent allemand du Hallstatt<br />
B3 d’Hermann Müller-Karpe 53 . Pour des raisons d’élégance typologique, Hatt avait également<br />
individualisé, au milieu de la chronologie du premier âge du Fer « français » une séquence<br />
intermédiaire appelée Hallstatt moyen 54 : or, celle-ci ne trouvait aucun équivalent direct dans<br />
la chronologie bipartite du premier âge du Fer allemand, qui avait été élaborée à partir du<br />
travail pionnier de Reinecke au début du XX ème siècle, qu’avaient complété, dans les années<br />
1950 et 1960, les recherches de Georg Kossack ainsi que celles de Wolfgang Dehn et Otto-<br />
Hermann Frey 55 . Il fallait harmoniser tout cela et les données étaient sufisamment<br />
nombreuses, suffisamment répertoriées, pour qu’on puisse matériellement le faire. Ce travail a<br />
été mené princalement dans les années 1990, en grande partie à la suite de la publication de la<br />
thèse de Patrice Brun, qui avait proposé, en 1986, une chronologie séquentielle de la<br />
45 MILLOTTE (1963) ; id. (1965).<br />
46 NORMAND (1973).<br />
47 FREIDIN (1982) ; BLANCHET (1984).<br />
48 MOHEN (1980).<br />
49 LEPAGE (1984).<br />
50 CHERTIER (1976).<br />
51 HENRY (1933).<br />
52 HATT (1961) ; id. (1962).<br />
53 MÜLLER-KARPE (1959).<br />
54 Jean-Jacques Hatt m’a expliqué un jour à Strasbourg que tout processus d’évolution stylistique comporte<br />
normalement trois phases successives : une phase ancienne de création, une phase moyenne d’apogée et une<br />
phase finale de transition avec un nouveau style à venir. C’était là, poursuivait-il, précisément la raison pour<br />
laquelle il avait systématiquement organisé son découpage en sous-séquences typo-chronologiques de l’âge du<br />
Bronze et de l’âge du Fer selon un principe de tripartition.<br />
55 KOSSACK (1959) ; DEHN et FREY (1962).<br />
36
« Civilisation des Champs d’Urnes » dans le Bassin parisien, et établi une articulation<br />
graduelle du passage de la fin de l’âge du Bronze au début de l’âge du Fer 56 . Dans les années<br />
qui ont immédiatement suivi, la publication des actes du colloque de Nemours, organisé par<br />
Patrice Brun et Claude Mordant et consacré à un bilan des données relatives à la « Civilisation<br />
des Champs d’Urnes » en France, ont permis de parachever l’entreprise, en imposant à<br />
l’échelle nationale une chronologie unifiée du Bronze final, qui reprenait l’organisation en<br />
séquences proposée par Patrice Brun pour le bassin parisien 57 . Comme très souvent en pareil<br />
cas, l’apparente nouveauté de ces propositions se constituait qu’un nouvel habillage, plus<br />
« actuel » et plus consensuel, jeté sur des postulats traditionnels, d’autant plus dominants<br />
qu’ils sont tenus pour évidents et dont, en tous cas, on s’est bien gardé d’interroger la<br />
légitimité.<br />
Il faut dire tout d’abord que cette unification de la chronologie française a consisté,<br />
essentiellement, en un alignement sur la typo-chronologie allemande. On n’a pas uniquement<br />
adopté une simple grille chronologique; on a également, et peut-être surtout, assimilé les<br />
concepts particuliers qui la fonde traditionnellement : je veux parler de l’approche<br />
conventionnellement « historico-culturelle », pour reprendre les termes de l’historien de<br />
l’archéologie canadien Bruce Trigger 58 , de la protohistoire européenne, et en particulier<br />
allemande. La remise en cause proclamée du « diffusionnisme » n’était qu’un effet<br />
d’annonce : c’était éventuellement l’interprétation migrationniste des changements culturels<br />
du passé qui était mise en cause – sans grands risques, puisque plus personne ne pouvait plus<br />
prétendre y souscrire sérieusement – mais surtout pas le schéma fondamentalement<br />
historiciste du fonctionnement culturel de la Protohistoire, qui aurait été dominé par des<br />
relations de type centre-périphérie. Après l’intermède du centre « germain » ou « indogermain<br />
» définitivement discrédité par l’effondrement du III ème Reich, le consensus pouvait<br />
enfin se reformer, à l’échelle européenne, sur le postulat traditionnel du foyer de civilisation<br />
méditerranéen, qui aurait irrigué d’innovations historiques fondamentales – comme la mise en<br />
place des réseaux économiques à longue distance, l’apparition de l’écriture, le développement<br />
des villes – le développement d’une périphérie barbare, mais réceptrice ; c’est-à-dire<br />
innovante. C’est ce schéma inusable (il faut entendre irremplaçable, dans la tradition<br />
conservatrice de l’archéologie comme forme d’histoire culturelle) qu’a tenté inlassablement<br />
d’imposer Patrice Brun pour rendre compte de l’évolution culturelle de la protohistoire<br />
européenne 59 .<br />
Dans une communication au colloque de Dijon, qui avait suscité un brouhaha<br />
désapprobateur dans l’auditoire et des haussements d’épaule agacés chez les organisateurs de<br />
la session, j’avais essayé, avec le peu de concepts dont je disposais alors, d’expliquer ce qui<br />
me gênait dans cette façon d’aborder le problème de la transition culturelle de l’âge du Bronze<br />
à l’âge du Fer 60 . L’ensemble des intervenants abordait la question en termes d’identité et non<br />
de processus : pour tout le monde, il était évident que chaque séquence typo-chronologique du<br />
passé, puisqu’elle était cohérente du point de vue de ses caractères stylistiques, était non<br />
seulement nécessairement la signature d’une identité culturelle spécifique, mais aussi d’une<br />
période particulière. Aussi, comme dans les années 1930 et 1940, c’étaient les ruptures dans<br />
56 BRUN (1986).<br />
57 BRUN et MORDANT (1988).<br />
58 TRIGGER (1989).<br />
59 BRUN (1987) ; id. (1992) ; id. (1994) ; id. (2000).<br />
60 Mon article, paru en 1984, était intitulé très lourdement “ La question du passage de l'Age du Bronze à l'Age<br />
du Fer: un problème méthodologique et théorique? ”, dans Coll. (dir.): Transition Bronze final - Hallstatt ancien.<br />
Actes du 109e Congrès National des Sociétés Savantes (Dijon, 1984); Archéologie, T. II, p. 279-288.<br />
37
l’évolution typologique qui étaient recherchées comme des marqueurs d’événements<br />
culturels, comme si les matériaux archéologiques n’étaient qu’une simple décalque, une<br />
empreinte directe des événements historiques du passé auxquels on pouvait directement avoir<br />
accès par leur intermédiaire. Les historiens faisaient de l’histoire avec des textes et les<br />
archéologues poursuivaient le travail historique sur les « sociétés sans histoire » avec des<br />
matériaux archéologiques ; c’était clair. Surtout, je ne possédais pas une connaissance<br />
suffisante de l’histoire de l’archéologie pour pouvoir montrer que ce changement<br />
d’interprétation ne remettait pas en cause, bien au contraire, le paradigme kossinien sur lequel<br />
la thèse migrationniste elle-même s’était construite: à savoir qu’on persistait à attribuer aux<br />
transformations des caractères typologiques de la culture matérielle le statut d’indicateur<br />
direct des changements culturels éprouvés par les populations qui l’avait produite 61 . Alors que<br />
les chercheurs des années 1920 et 1930 tiraient des phénomènes de rupture qu’il observaient<br />
dans la chronologie du mobilier métallique la conclusions qu’ils étaient provoqués par des<br />
migrations de populations, les chercheurs des années 1980, qui se pensaient beaucoup mieux<br />
informés, tiraient des phénomènes de continuité que mettait en évidence l’analyse fine des<br />
assemblages archéologique la conclusion symétrique que ces derniers étaient le résultat d’une<br />
évolution sur place des populations, assimilant les influences extérieures.<br />
Quelque chose n’allait pas avec cela, quelque chose qui choquait le raisonnement<br />
archéologique. Le premier problème tenait à l’interprétation des processus en cause dans les<br />
phénomènes de changement culturels, qui étaient ramenés à une seul et unique origine.<br />
L’interprétation des données était piégée dans un raisonnement circulaire, d’où elle ne pouvait<br />
sortir : dans la mesure où les transformations stylistiques étaient interprétées comme le<br />
résultat plus ou moins direct d’événénements historiques particuliers, la nécessaire unification<br />
des systèmes typo-chronologiques en usage dans les différentes régions aboutissait à une<br />
inéluctable unification des processus de changement culturels envisagés pour expliquer ces<br />
transformations.<br />
Une autre archéologie est possible<br />
Le grand historien de l’art allemand Aby Warburg – qui a initié au début du XX ème<br />
siècle le projet révolutionnaire d’une histoire de l’art fonctionnant comme une « biologie »<br />
des images, ou encore comme une anthropologie des représentations – a déclaré qu’il s’était<br />
engagé dans cette voie, parce qu’il était « sincèrement dégoûté » de « l’histoire de l’art<br />
esthétisante », dont il trouvait les débats et les controverses « stériles » 62 . Sans en être<br />
« dégoûté », je n’ai jamais été réellement satisfait par l’archéologie telle que j’ai pu la<br />
cotoyer, notamment en France, dans la mesure où elle m’a toujours paru dépenser beaucoup<br />
d’énergie à côté de son objet véritable. J’ai mis longtemps à me rendre compte qu’au delà du<br />
caractère traditionnellement historico-culturel de cette archéologie conventionnelle, c’est<br />
fondamentalement sa dimension « historique » qui me gênait et, plus exactement encore, c’est<br />
le discours historique conventionnel qui me met mal à l’aise lorsqu’il est surimposé au passé<br />
archéologique. Nous avons tous tellement été élevés dans le culte de l’histoire qu’il paraît<br />
aujourd’hui presque blasphématoire de dire que, dans l’archéologie, c’est la manière<br />
61 J’ai développé cette argumentation dans une contribution au colloque de l’AFEAF de Colmar, paru en 2003 :<br />
« Peuples », « cultures » et manifestations archéologiques de l’âge du Fer : Gustav Kossinna, Gordon Childe et<br />
nous. Dans PLOUIN S. et JUD P. (dir .) – Habitats, mobiliers et groupes régionaux à l’âge du Fer. Actes du<br />
XXe Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer (Colmar, 1996). Dijon, 20 ème supplément<br />
à la Revue Archéologique de l’Est, 2003, p. 231-239.<br />
62 GOMBRICH (1970) : 88.<br />
38
platement historique selon laquelle la discipline prétend étudier le passé qui est sans objet. Et<br />
pourtant, c’est bien de cela dont il est question et c’est bien du problème de l’incapacité de la<br />
discipline archéologique traditionnelle à interroger de manière pertinente son objet particulier<br />
que je veux parler.<br />
Aujourd’hui encore, il m’est difficile de mettre des mots sur cette impression de<br />
malaise que provoque en moi cette appréhension conventionnelle du passé archéologique ; à<br />
savoir cette attitude académique qui met l’histoire en avant – c’est-à-dire les événements du<br />
passé, ce qui a vraiment eu lieu historiquement dans le passé – comme la seule identité<br />
tangible du passé exprimée par les restes archéologiques. Selon une idée reçue largement<br />
admise, le passé serait déchiffrable dans les <strong>vestiges</strong> archéologiques, et on pourrait restituer<br />
ainsi la réalité qu’il avait dans le passé, en lui-même : en d’autres termes, son identité<br />
historique. Or justement non, le passé n’est pas déchiffrable en tant que tel : l’identité<br />
originelle du passé est définitivement perdue, car elle est passée par un processus de<br />
fossilisation ; ce qu’il en reste matériellement se manifeste à nous tronqué, augmenté,<br />
transformé, sans que nous puissions désormais faire la part de ce qui existait réellement, aux<br />
origines – lorsque le passé était en train de se faire – et de celle des modifications qui sont<br />
venues par la suite. Le matériau archéologique sur lequel nous travaillons est une entité<br />
intrinsèquement hybride 63 , dans laquelle la chose originelle et sa transformation sont<br />
consubstantielles. Cela signifie qu’entre nous et le passé, c’est bien plus que des filtres<br />
modifiant l’information originelle qui sont intercalés entre la réalité physique du passé tel<br />
qu’il était dans le passé et sa transcription archéologique dans le présent ; c’est bien plus que<br />
des biais, dont on pourrait éventuellement corriger les déformations, auxquels nous avons<br />
affaire. Cela signifie en fait que l’identité même du passé – son identité en quelque<br />
ontologique – a été changée irréversiblement au cours du temps, car elle est exposée au temps,<br />
puisqu’elle est donnée à l’action du temps. Le rêve de l’archéologie n’est qu’une illusion : il<br />
n’existe aucune possibilité de restituer le passé, ou plus exactement de le reconstituer, car le<br />
passé n’a jamais existé en tant que tel ; il n’existe que construit – c’est-à-dire altéré, déformé,<br />
dénaturé – par ce qui lui a succédé et qui lui donne une existence. On ne regresse pas du<br />
présent vers le passé, en tournant à rebours les pages du grand livre des « archives du sol »,<br />
selon la fameuse métaphore développée par André Leroi-Gourhan. On ne fait que réactiver un<br />
potentiel enfoui, qui non seulement ne peut être considéré autrement que depuis le présent, ou<br />
l’après-coup, mais qui, plus profondément, n’a pas d’identité autremement que par le présent<br />
ou cet « après ».<br />
Formulées de cette façon, ces considérations ont l’air très philosophiques, ou en tout<br />
cas très abstraites. Elles mettent néanmoins directement en cause l’identification même des<br />
<strong>vestiges</strong> archéologiques, à sa source. Il faut aller dans la New Archaeology américaine des<br />
années 1980 pour trouver un intérêt accordé aux phénomènes conditionnant l’élaboration des<br />
matériaux archéologiques, qui sont délibérement ignorés dans la perception historicoculturelle<br />
traditionnellement dominante chez nous. Parmi les chercheurs américains<br />
contemporains, Michael Schiffer est, avec Lewis Binford, celui qui s’est probablement penché<br />
avec le plus d’attention sur ces « processus de formation des matériaux archéologiques » 64 . A<br />
partir de cas très concrets pris dans l’évolution actuelle des sites abandonnés, Schiffer s’est<br />
attaché à montrer méthodiquement que la nature des matériaux archéologiques – celle qui les<br />
identifie comme des témoignages du passé – est d’abord le résultat d’une modification<br />
provoquée par des processus naturels qui sont inhérents à leur dépôt dans le sol. Ces<br />
processus taphonomiques – qui sont massivement liés à l’érosion ou à l’action des animaux –<br />
63 Au sens des entités hybrides du philosophe des sciences Bruno Latour (LATOUR, 1991).<br />
64 SCHIFFER (1987).<br />
39
ne sont autres, souligne Schiffer, que ceux qui conditionnent la création du contexte<br />
archéologique des <strong>vestiges</strong>. Mais surtout, l’intérêt du travail de Schiffer est de montrer que,<br />
même dans leur contexte d’utilisation culturelle (ce que Schiffer appelle, dans le jargon de la<br />
New Archaeology américaine, le « contexte systémique » des <strong>vestiges</strong>), les matériaux<br />
archéologiques sont soumis à d’innombrables manipulations : on ne cesse de les déplacer, de<br />
les pertuber, de les recycler, de les remployer, etc… A partir d’observations ethnoarchéologiques<br />
qui, là encore, portent sur la situation actuelle des objets de la culture<br />
matérielle, Schiffer montre que ceux-ci ne sont jamais en repos, jamais stables, mais qu’ils<br />
sont continuellement altérés et décontextualisés. Ce sont les processus de recyclage ou de<br />
détournement d’usage qui sont en particulier extrêmement fréquents. De la même manière, les<br />
processus d’entretien sont essentiellement aussi des processus de perturbation, ou de<br />
déplacement, en particulier lorsqu’il s’agit de l’élimination des déchets domestiques. Enfin,<br />
dans les contextes d’habitat groupé, comme en particulier en milieu urbain, les processus de<br />
réaménagements ou de reprises de construction sont omniprésents, de même que<br />
l’exploitation continuelle des ruines comme sources de matériaux. Tous ces processus,<br />
culturels ou naturel, ont un effet direct sur l’identité même des <strong>vestiges</strong> retrouvés par<br />
l’archéologue : ils conditionnent la présence ou l’absence des objets, leur taille, leur nombre,<br />
leur distribution, et leur état de conservation.<br />
Je ne suis pas Schiffer, ni les chercheurs « processualistes » dans leurs recherches de<br />
lois statistiques qui permettraient, connaissant ces modifications naturelles et culturelles d’en<br />
inférer l’état « originel » des manifestations archéologiques. Il n’empêche : cette archéologie<br />
là dit quelque chose d’absolument essentiel sur les <strong>vestiges</strong> archéologiques dans la mesure où<br />
elle les saisit au présent, dans ce présent où on les trouve. C’est parce qu’elle observe<br />
directement les effets de l’érosion des sites d’habitat après leur abandon sur les matériaux qui<br />
les constituent que cette nouvelle archéologie est en mesure de donner une image pertinente<br />
des processus en cause dans la formation des contextes archéologiques. Nous ne savons pas<br />
comment, réellement, se sont formées les unités stratigraphiques que nous interprétons<br />
comme des « couches de sol » ou des « couches de destruction ». La seule possibilité de s’en<br />
faire une idée est d’observer leur formation au présent, pour, en projetant au passé les<br />
mécanismes à l’œuvre actuellement, se représenter la constitution du résultat final qu’est la<br />
matière archéologique. D’une manière tout à fait symétrique, c’est parce que l’archéologie des<br />
processus de formation des matériaux archéologiques observe directement les effets des<br />
manipulations d’objets ou de matériaux lorqu’ils sont en usage dans les sociétés actuelles,<br />
qu’elle peut produire une image pertinente, ou plus exactement informée, de la situation des<br />
créations matérielles dans leur contexte culturel du passé. Le présent est l’unique lieu de<br />
représentation et d’explication du passé. Comme le souligne Schiffer, le passé « n’est<br />
connaissable qu’à la condition exclusive que la nature des données archéologiques soit<br />
appréhendée de manière précise 65 ». On ne peut pas connaître le passé archéologique en soi,<br />
dans son supposé état « initial » du passé, mais uniquement par ses transformations,<br />
exclusivement comme matière à modification.<br />
C’est une prise de conscience fondamentale qui consiste à réaliser que le lieu du passé<br />
n’est pas le passé lui-même, mais bien le présent et lui seul. Depuis leurs origines du XIX ème<br />
siècle, fort peu de disciplines historiques en ont été capables. De manière tout à fait<br />
révélatrice, ce sont seules les disciplines traitant du passé naturel – celles qui se tiennent<br />
éloignées de l’histoire humaine – qui ont pu réaliser ce saut épistémologique fondateur : c’est<br />
précisément ce qui a fondé la géologie, avec la démarche « actualiste » de Charles Lyell 66 et la<br />
65 SCHIFFER (1987) : XX (ma traduction).<br />
66 LYELL (1830).<br />
40
paléontologie avec la révélation du principe d’évolution naturelle par reproduction de Charles<br />
Darwin 67 . L’archéologie, comme l’histoire en général, n’ont jamais pu faire ce saut en<br />
apparence suicidaire, se condammant par là même à une histoire « fermée », en d’autres<br />
termes dite d’avance. Il faut avoir le courage de dire que cette histoire-là ne nous intéresse pas<br />
et qu’elle n’est pas bonne pour l’archéologie. Comme l’écrivait Lewis Binford dans « In<br />
Pursuit of the Past », son livre de 1983, « les données archéologiques sont ici, avec nous.<br />
Elles sont là, poursuivait-il, sous la surface du sol, prêtes à ressurgir à l’occasion de la<br />
construction d’une route quelconque ; elles sont fondamentalement partie intégrante de notre<br />
environnement contemporain et les observations que nous pouvons faire sur elles n’ont<br />
d’autre sens qu’ici et maintenant, dans la relation de contemporanéité qu’entretiennent les<br />
<strong>vestiges</strong> archéologiques avec nous. (…) L’archéologie, soulignait-il, n’est pas un domaine qui<br />
permet d’étudier le passé directement, comme il ne s’agit pas d’une activité qui repose<br />
simplement sur la découverte. Il s’agit au contraire d’un champ qui dépend totalement de<br />
l’impact qu’ont sur le passé les choses trouvées dans le monde contemporain. 68 »<br />
67 DARWIN (1859).<br />
68 BINFORD (1983) : 19, 23 (ma traduction).<br />
41
Chapitre II<br />
Bei uns in Tyrol<br />
George Rodger : Bergen-Belsen, 20 avril 1945<br />
42
Bei uns in Tyrol<br />
Monsieur le Professeur va vous recevoir<br />
En poussant la grille branlante, j’avais cru d’abord m’être trompé d’adresse : dans le jardin en<br />
friche, deux carcasses de Deux Chevaux, dont l’une était presque complètement envahie par<br />
les ronces, achevaient de se disloquer là depuis des décennies. Il y avait des objets hors<br />
d’usage un peu partout sur le sol, comme jetés au hasard. Mais déjà le Professeur Lienhard –<br />
c’est ainsi qu’il aimait se faire appeler, bien que ne fréquentant l’université qu’à titre de<br />
gardien de nuit – paraissait splendide sur le perron du pavillon de banlieue vers lequel nous<br />
avancions. Il était revêtu d’un peignoir à carreaux bordeaux qui le serrait au ventre et arborait<br />
une longue chevelure peignée en arrière qui lui retombait largement sur les épaules, avec une<br />
barbichette à la Méphistophélès. “ Entrez, c’est ici ” fit-il de sa voix acide, en nous<br />
introduisant dans un boyau obscur aux parois de plâtre modelé en forme de stalactites, dont on<br />
avait peine à imaginer qu’il s’agissait à l’origine du couloir d’entrée de la maison ; “ je suis en<br />
travaux ” commenta-t-il dans un petit ricanement. Nous débouchions maintenant sur une vaste<br />
fresque murale, dans les tons noirs et mauves, qu’il avait laissée inachevée et qui représentait<br />
une prêtresse celtique aux yeux de tigresse et à la poitrine pointue. D’une pièce attenante, de<br />
laquelle on entrevoyait un encombrement de meubles sombres, parut soudain une vieille<br />
femme ratatinée et complètement sourde, dont le regard inquisiteur attestait qu’elle entendait<br />
savoir qui étaient les intrus qui venaient d’entrer dans sa maison. “ Ma mère ”, nous glissa<br />
Gilbert, puis il ajouta d’un ton théâtral : “ Maman, je monte ”. Il fallait maintenant gravir une<br />
échelle de meunier pour parvenir à l’étage, où se trouvaient réunis l’atelier du styliste Gilbert<br />
Lienhard Créations, le bureau de design Liendesign et – ce qui était l’objet de notre visite - le<br />
laboratoire d’archéologie du Professeur Lienhard. Gilbert n’avait pas encore trouvé le temps<br />
de transformer l’endroit en grotte comme au rez-de-chaussée et la pièce était simplement vide<br />
et les volets fermés. Pour une raison quelconque, il avait attaqué un des coins du parquet à la<br />
hache et l’outil et les éclats de bois étaient restés là depuis. Nous n’étions pas là pour nous<br />
attarder sur ce genre de détails. Sur des tréteaux recouverts de vieux papier journal, il y avait<br />
des centaines de fragments de tôle de bronze et de fer, dont Gilbert avait entrepris le recollage<br />
à la colle Uhu depuis maintenant huit ans. C’étaient des éléments de boîtiers de moyeu<br />
décorés de rouelles et de motifs de petits chevaux estampés, des phalères, des mors et des<br />
tronçons de bandages de roues en fer, recouverts d’un revêtement de gros clous à tête<br />
rectangulaire. Les motifs de petits chevaux étaient reproduits sur de délicates agrafes de jantes<br />
cintrées, également en tôle de bronze. Il y avait aussi une multitude de petits anneaux en<br />
bronze et les restes d’un grand chaudron en bronze à bord plat, du genre de celui de Sainte-<br />
Colombe-sur-Seine. A une grande épée à lame de fer extrêmement mal en point appartenait<br />
un gros élément en matière osseuse décorée d’incrustations d’ambre rouge, qui rappelait<br />
directement une des très rares épées à pommeau d’ivoire de la nécropole de Hallstatt. Sur une<br />
autre table, étaient étendus les fragments incomplets d’un squelette aux ossements très<br />
43
obustes. Comme nous nous approchions, Gilbert nous asséna d’un ton qui balayait à l’avance<br />
toutes les futilités que nous aurions pu formuler : “ Mes toubibs vont l’étudier ”.<br />
C’était effectivement une tombe à char hallstattienne, comme l’avait reconnu Gilbert 69<br />
et dont on ne connaissait aucun équivalent en France. Les circonstances même de sa<br />
découverte étaient incroyables. C’était en réalité un agriculteur du village de Marainville-sur-<br />
Madon (Vosges), Roger Sivadon, qui l’avait trouvée bien des années auparavant : Roger, qui<br />
était curieux de nature, avait toujours remarqué un endroit particulier de son champ où les<br />
pommes de terre poussaient mieux qu’ailleurs et où se trouvaient des pierres blanches qui,<br />
nous a-t-il dit, “ n’étaient pas nées là ”. Au moment des labours de 1977, il avait accroché un<br />
gros bloc avec sa charrue, était descendu du tracteur et avait vu qu’il venait de faire apparaître<br />
une tombe. Il y était retourné les jours suivants et avait patiemment dégagé avec un couteau<br />
de cuisine un grand squelette sur le côté duquel se trouvait une longue épée en fer. Les<br />
bandages de roues et les boîtiers de moyeux des quatre roues du char se trouvaient à leur place<br />
de part et d’autre du corps, tandis qu’un chaudron en bronze accompagné d’une petite coupe à<br />
boire était situé en arrière de la tête. Il avait protégé sa trouvaille par une tôle, prévenu son<br />
voisin le maire, qui avait averti la Préfecture, qui avait transmis l’affaire au Service de<br />
l’Archéologie. C’était parfait jusque là. Puis l’ingénieur de la Direction des Antiquités<br />
historiques de Lorraine était venu en grommelant, avait décrété qu’il s’agissait d’une tombe<br />
mérovingienne, assuré qu’il était hors de question qu’il vienne fouiller dans ce trou perdu et<br />
était reparti. Alors, Roger Sivadon avait soigneusement recueilli tous les morceaux de métal et<br />
d’os – d’autant que la nouvelle s’était répandue dans le voisinage 70 et que nombre d’amis<br />
repartaient de leur visite avec un petit souvenir : un petit bout d’os, un morceau de bronze – et<br />
les avait rangés à l’abri dans une boîte. Hélas, la tombe à char n’était pas sauvée pour autant,<br />
puisque que le Professeur Lienhard était arrivé de Nancy et s’était fait remettre le matériel<br />
pour, avait-il dit, “ l’analyser ”. Il était toujours dessus en 1986.<br />
L’un des ensembles les plus importants du premier âge du Fer jamais découvert en<br />
Lorraine se trouvait donc enfermé dans l’antre psychédélique du Professeur Lienhard et je ne<br />
voyais pas très bien comment l’en faire sortir. J’étais allé voir le site et il était évident que la<br />
tombe appartenait à un tumulus arasé, dont la masse limoneuse – apparemment bénéfique aux<br />
pommes de terre – était étalée sur une cinquantaine de mètres de diamètre. Il fallait rendre un<br />
contexte 71 à cette trouvaille. L’occasion s’en présenta bientôt quand nous fumes sollicités, au<br />
Service d’Archéologie de Lorraine où j’avais été nommé conservateur, pour proposer au<br />
Directeur des Affaires culturelles des idées de projets pouvant valoriser la partie culturelle du<br />
programme Sar-Lor-Lux, qui associait la Sarre, la Lorraine et le Luxembourg pour des<br />
accords surtout économiques. C’était normalement une question de pure forme. J’avais<br />
rencontré l’été précédent Walter Reinhard, qui venait d’être nommé conservateur au Service<br />
archéologique de la Sarre, à Clayeures où il était venu voir notre fouille de La Naguée. Lui<br />
aussi fouillait une nécropole de tumulus du premier âge du Fer, à Rubenheim (Saar-Pfalz-<br />
Kreis), à une dizaine de kilomètres de la frontière franco-allemande, où il trouvait un mobilier<br />
funéraire qui ressemblait à s’y méprendre à celui de la Lorraine centrale. Nous avions<br />
sympathisé et nous étions dit qu’il serait intéressant de travailler ensemble. Je profitais donc<br />
de l’occasion qui nous était offerte pour proposer la mise sur pied d’un programme de<br />
69 LIENHARD (1981) : 43.<br />
70 La tombe à char de Marainville a même fourni l’argument d’un petit roman de Denis Montebello, intitulé<br />
“ Moi Petturon, prince celte ” et paru en 1992 aux éditions de l’Aube (MONTEBELLO, 1992).<br />
71 Leroi-Gourhan me poursuivait toujours, en me rappelant que “ Le but des fouilles est (…) de sortir de la terre<br />
des documents sur le passé humain en tirant profit de tout ce qui peut leur constituer un contexte ” (LEROI-<br />
GOURHAN, 1983 : 135).<br />
44
coopération scientifique associant les services archéologiques de la Lorraine et de la Sarre et<br />
que nous consacrerions à l’étude des pratiques funéraires du premier âge du Fer dans les deux<br />
régions. L’idée était d’échanger nos compétences respectives et d’élaborer des méthodes de<br />
travail communes : dans un premier temps, l’équipe allemande de la Sarre se joindrait à<br />
l’équipe française de la Lorraine et réaliserait la fouille de sauvetage programmé du tumulus à<br />
tombe à char de Marainville-sur-Madon, puis, l’année suivante, l’équipe française se<br />
déplacerait en Sarre pour conduire avec l’équipe allemande la fouille de la nécropole de<br />
Rubenheim. Le lancement de ce projet scientifique fournissait une excellente opportunité pour<br />
régler le statut du matériel de Marainville : nous faisions effectuer par l’inventeur de la<br />
trouvaille et le propriétaire de la parcelle le don du mobilier à l’état pour dévolution au Musée<br />
des Vosges à Epinal et faisions réaliser par le Laboratoire d’Archéologie des Métaux de<br />
Jarville un premier travail de détermination et de stabilisation des pièces métalliques. Bon<br />
princes, nous laissions à Gilbert Lienhard la primeur de la publication du mobilier de la tombe<br />
à char de Marainville à l’occasion du colloque de l’Association française pour l’Etude de<br />
l’Age du Fer, qui devait se tenir l’année suivante à Sarreguemines 72 . Pour chapeauter le tout,<br />
nous proposions la création d’une revue archéologique commune aux trois régions de la Sarre,<br />
de la Lorraine et du Luxembourg, qui s’intitulerait Archaeologia Mosellana et dont la<br />
publication serait financée tour à tour par chacune d’entre elles 73 .<br />
De Marainville à Diarville<br />
Pendant trois années consécutives, de 1986 à 1988, nous avons conduit ensemble la<br />
fouille du tumulus de Marainville, dont nous avons décapé l’environnement sur plus d’un<br />
hectare, en appliquant des méthodes de décapages mécaniques extensifs empruntés à<br />
l’archéologie de sauvetage. La fouille a permis de mieux comprendre comment s’insérait la<br />
création de la tombe à char pour laquelle avait été édifiée ce tertre funéraire monumental à la<br />
fois dans le temps et dans l’espace. Le tumulus avait été construit dans un environnement qui<br />
avait connu déjà plusieurs phases d’occupation, dont l’une des premières remontait au<br />
Néolithique ancien, avec un groupe de longues maisons rubanées associée à une petite<br />
nécropole contenant des inhumations à outils 74 . Le site funéraire du premier âge du Fer s’était<br />
développé dans environnement à la fois agricole et artisanal, qui était marqué par de petites<br />
constructions à quatre poteaux (interprétées généralement comme des greniers) et des<br />
fourneaux, dont l’usage n’a pu être déterminé 75 . La tombe à char, dont on a retrouvé<br />
l’emplacement de la chambre funéraire centrale appartenait manifestement à un personnage<br />
de rang exceptionnel : l’étude anthropologique, réalisée au Laboratoire d’anthropologie de<br />
l’université de Giessen (Allemagne) sous la direction du professeur Kunter, a révélé qu’il<br />
s’agissait d’un homme de corpulence athlétique, d’une taille de près d’1,80 m. Les analyses<br />
isotopiques du Carbone 13 et de l’Azote 15, entreprises au Département des sciences<br />
archéologiques de l’université de Bradford (Grande-Bretagne) sous la direction de Michael<br />
Richards, ont confirmé que le « prince de Marainville » avait bénéficié au cours de sa vie<br />
d’une alimentation privilégiée, particulièrement riche en protéines animales. L’étude du<br />
72 Nous avons tenu parole ; voir LIENHARD (1993). Les observations du Laboratoire d’Archéologie des Métaux<br />
ont été publiées également dans les actes du colloque de Sarreguemines (BARGAIN et al., 1993).<br />
73 Cette revue existe toujours. J’apprends que les financements apportés à la culture dans le cadre du programme<br />
Sar-Lor-Lux ne couvriront plus les publications. Archaeologia Mosellana va donc disparaître.<br />
74 Nous avons menée la fouille en coopération avec Vincent Blouet, qui en a publié les premiers résultats dans<br />
les actes du XIII ème colloque inter-régional sur le Néolithique, tenu à Metz en 1986 (BLOUET et DECKER,<br />
1993 : 88-90 et fig. 8).<br />
75 J’ai publié ces structures artisanales en 1994 : Fours du début du Premier Age du Fer à Marainville-sur-<br />
Madon “ Sous le Chemin de Naviot ” (Vosges). Bulletin de la Société Préhistorique Française, 91, p. 85-91.<br />
45
mobilier funéraire a montré que le char avec lequel il avait été enterré provenait<br />
manifestement d’ateliers spécialisés dont la production a alimenté principalement les<br />
aristocraties princières d’Allemagne du sud-ouest, et en particulier celles établies dans le<br />
secteur de la Heuneburg. La tombe comportait également un chaudron en bronze, ou lébès,<br />
qui constituait une pièce d’importation gréco-étrusque et qu’on avait placé dans la sépulture<br />
originellement rempli de plusieurs dizaines de litres de boisson. L’épée déposée auprès du<br />
mort était d’un type absolument exceptionnel, dont on ne connaît actuellement que trois<br />
exemplaires en Europe : la détermination du pommeau a montré qu’il avait été façonné dans<br />
un tronçon de défense d’éléphant, probablement d’origine africaine. Il était décoré<br />
d’inscrustations d’ambre rouge fixées sur de petites feuilles d’étain. L’analyse par<br />
spectrométrie d’absorption atomique de ces incrustations, réalisée à l’Amber Research<br />
Laboratory du Vassar College à New York, a révélé une composition caractéristique de<br />
l’ambre de la Baltique. Après l’édification du tumulus, vraisemblement aux alentours du<br />
milieru du VI ème siècle av. J.-C., la tombe monumentale de ce personnage hors du commun<br />
avait polarisé la création d’un petit groupe funéraire, qui s’était perpétué jusqu’au IV ème siècle<br />
av. J.-C. : un groupe de tombes plates de La Tène ancienne, associé à une série d’enclos<br />
quadrangulaires s’était développé à proximité immédiate du tumulus, avant que l’ensemble ne<br />
soit intégré à un système parcellaire de la fin du second âge du Fer, dont le réseau marquait<br />
encore le paysage actuel 76 .<br />
Cet ensemble extraordinaire signalait la présence d’un pôle aristocratique du premier<br />
âge du Fer encore inconnu dans cette partie de l’Est de la France. Si c’était le cas, on devait<br />
s’attendre à découvrir d’autres tombes à char, en particulier de la fin du VI ème siècle av. J.-C.,<br />
période à laquelle le phénomène « princier » hallstattien prenait son essor dans le Nord-est de<br />
la France. Précisément, à quelques kilomètres seulement de Marainville, les fouilles anciennes<br />
de Léon Morel avaient permis de découvrir, en 1888, dans un tumulus ouvert à Diarville<br />
(Meurthe-et-Moselle) près du moulin de Giblot, des restes de fer et de vaisselle de bronze qui<br />
paraissaient bien provenir d’une tombe à char. Ce mobilier avait disparu, tout comme une<br />
grande pièce en tôle d’or (un torque de la fin du VI ème siècle av. J.-C. ?) qui provenait<br />
précisément du même ensemble 77 . Après un première fouille d’évaluation réalisée en 1988,<br />
qui a confirmé l’appartenance du site de Diarville à un groupe funéraire du premier âge du<br />
Fer, nous avons commencé la fouille extensive du site, que nous n’avons achevée qu’en<br />
1999 78 . On a pu cette fois travailler sur une communauté, manifestement privilégiée, et suivre,<br />
76 Les résultats de la fouille et de l’étude du tumulus de Marainville ont été publiés principalement dans les<br />
articles suivants : OLIVIER L. (1986) – Le projet Marainville-sur-Madon (Vosges): Fouille de sauvetage francoallemande<br />
d'un tumulus à tombe à char du Hallstatt ancien. Bulletin de la Société Préhistorique Française, 83<br />
(7), p. 207-209 ; id. (1988) – Le tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon (Vosges). Premiers résultats.<br />
Dans Coll. (dir.) – Les Princes Celtes et la Méditerranée. Rencontres de l'Ecole du Louvre. Paris, La<br />
Documentation Française, 1988, p. 271-301 ; id. (2002) – Le tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon<br />
(Vosges), « Sous le Chemin de Naviot ». Dans OLIVIER L. (dir.) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois<br />
millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des<br />
Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, 2002, p. 62-69.<br />
77 MOREL, 1890.<br />
78 Les résultats de la fouille, qui doivent être être réunis en une monographie, ont été publiés au fur et à mesure<br />
de l’avancement des campagnes. On se reportera, principalement, à : OLIVIER L. (1989) – Note sur la première<br />
campagne de sauvetage programmé du groupe de tumulus à tombe à char de Diarville (Meurthe-et-Moselle).<br />
Bulletin de la Société Préhistorique Française, 86, p. 282-287 ; id. (1991) – Les tombes à char du Hallstatt<br />
récent du groupe de tumulus de Diarville “ Devant Giblot ” (Meurthe-et-Moselle). Archäologisches<br />
Korrespondenzblatt, 21, p. 223-240 ; id. (1997) – La nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant<br />
Giblot ” (Meurthe-et-Moselle) : résultats de la campagne de fouille programmée 1996. Bulletin de l’Association<br />
Française pour l’Etude de l’Age du Fer, 15, p. 3-5 ; id. (1998) – Résultats préliminaires de la campagne de<br />
fouille programmée 1997 dans la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ”.<br />
Antiquités Nationales, 29, 1997, p. 65-69 ; id. (1998) – Structures de combustion en fosse et enclos<br />
46
comme à Marainville, l’évolution de sa représentation dans les manifestations funéraires. Les<br />
analyses palynologiques, effectuées par Agnès Gauthier au Laboratoire de l’Institut de<br />
Paléontologie humaine ont montré que, comme à Marainville, le site funéraire s’était implanté<br />
dans un milieu agricole ouvert, manifestement exploité depuis longtemps ; ce qu’a confirmé<br />
la découverte d’un habitat du Bronze ancien (daté par le radiocarbone des alentours du<br />
XVII ème siècle av. J.-C.) et d’une tombe à incinération isolée du début du Bronze final. Le<br />
groupe de tumulus a livré un ensemble exceptionnel de six tombes à épée de la phase<br />
ancienne du premier âge du Fer, dont une était associée à des parures en or ; tandis qu’une<br />
autre contenait un petit élément attribuable à un poids d’orfêvre. Comme à Marainville, des<br />
enseignements importants ont été tirés de l’observation de l’histoire du site dans la longue<br />
durée : on a pu voir ainsi qu’une série de tombes à char de la fin du VI ème siècle – on a<br />
observé au moins trois – est venue directement s’agréger aux sépultures masculines à<br />
armement de la phase ancienne de l’occupation de la nécropole, tandis qu’à partir du V ème<br />
siècle un groupe de sépultures en tombes plates devait se développer à l’emplacement même<br />
des tertres funéraires, avant être abandonné au début du III ème siècle av. J.-C.<br />
Nous avons continué ensemble l’expérience de travail en commun le terrain commencée<br />
à Marainville pendant les deux premières années de la fouille de Diarville 79 , puis Walter<br />
Reinhard a choisi de concentrer ses efforts sur le secteur de Vix (Côte-d’Or), où nous avons<br />
fouillé encore ensemble, en coopération avec Bruno Chaume, un enclos proche de la tombe de<br />
la « Dame de Vix », dont le fossé contenait deux exceptionnelles statues en pierre de l’extrême<br />
fin du VI ème siècle av. J.-C. 80 Nos perspectives commençaient à diverger : Walter cherchait à<br />
quadrangulaire découverts dans l’environnement de la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville<br />
“ Devant Giblot ” (Meurthe-et-Moselle). Bulletin de l’Association Française pour l’Etude de l’Age du Fer, 16, p.<br />
45-50 ; id. (1999) – Bilan de la campagne de fouille programmée 1998 dans la nécropole de tumulus à tombes à<br />
char de Diarville “ Devant Giblot ” (Meurthe-et-Moselle). Antiquités Nationales, 30 (1998), p. 87-105 ; et enfin<br />
OLIVIER L., BILLANT C. et VAN ES M. (2000) – (en collaboration avec C. Billant et M. Van Es) Dernière<br />
campagne de fouille programmée dans la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ”<br />
(Meurthe-et-Moselle) : les occupations de l’âge du Bronze. Antiquités nationales, 31 (1999), p. 141-154. J’ai<br />
publié une première synthèse très générale du site de Diarville dans le catalogue de l’exposition « Princesses<br />
celtes de Lorraine » : La nécropole de tumulus de Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Dans<br />
OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire.<br />
Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-<br />
Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 69-80. Pour l’exposé des méthodes de fouilles développées à<br />
Diarville, on se reportera à : OLIVIER L. (2002) – La nécropole de Diarville : techniques de fouille et de<br />
reconnaissance archéologique. Dans OLIVIER L. (dir) – Op. cit., p. 80-83.<br />
79 Une première synthèse des travaux menés ensemble sur l’archéologie du premier âge du Fer de la Lorraine et<br />
de la Sarre est parue en 1993 : OLIVIER L. et REINHARD W. (1993) – Les structures socio-économiques du<br />
Premier Age du Fer dans le groupe Sarre-Lorraine: quelques perspectives. Dans DAUBIGNEY A. (dir.):<br />
Fonctionnement social du Premier Age du Fer. Hypothèses et opérateurs pour la France. Actes de la Table-<br />
Ronde Internationale de Lons-le-Saunier (Lons le Saunier, 1990). Lons-le-Saunier, Musée archéologique de<br />
Lons-le-Saunier, p. 105-130.<br />
80 J’ai publié cette statuaire de la fin du premier âge du Fer, la première découverte en contexte archéologique<br />
daté, avec Bruno Chaume et Walter Reinhard : CHAUME B., OLIVIER L. et REINHARD W. (1997) – Reprise<br />
des fouilles à Vix (1991-1995) : premier bilan sur deux découvertes exceptionnelles. Bulletin archéologique et<br />
historique du Châtillonnais, 10, p. 5-26. ; id. (2000) – L’enclos hallstattien de Vix « Les Herbues » : un lieu<br />
cultuel de type aristocratique ? Dans JANIN T. (dir.) : Mailhac et le Premier Age du Fer en Europe occidentale.<br />
Hommages à Odette et Jean Taffanel. Actes du Colloque international de Carcassonne (septembre 1997). Lattes,<br />
UMR 154 du CNRS Monographies d’Archéologie méditerranéenne, 7, p. 311-327. Nous avons publié un<br />
compte-rendu annuel des fouilles en Allemand dans la revue de vulgarisation archéologique Archäologie in<br />
Deutschland (Deutsch-französische Ausgrabungen in Vix (Bourgogne). Archäologie in Deutschland, 1993, 1, p.<br />
54 ; 1994, 1, p. 51). Une première synthèse en langue allemande est parue en 1995 : CHAUME B., OLIVIER L.<br />
et REINHARD W. (1997) – Das keltische Heiligtum von Vix. Dans HAFFNER A. (dir.): Heiligtümer und<br />
Opferkulte der Kelten. Archäologie in Deutschland. Sonderheft 1995; Stuttgart, Konrad Theiss, p. 43-50.<br />
47
ne fouiller que des sites du premier âge du Fer, si possible « riches » ou « exceptionnels » ; je<br />
pensais quant à moi qu’il était essentiel, au stade particulièrement lacunaire où en était la<br />
connaissance de l’archéologie de ces périodes, d’aborder les sites dans l’étude de leur<br />
contexte chronologique et spatial : cela impliquait d’une part de s’intéresser à l’histoire de<br />
l’occupation des sites, qui se développait dans la longue durée, et d’autre part d’examiner leur<br />
environnement archéologique, de manière à tenter d’aborder le réseau d’occupation du sol<br />
dans lequel les constructions archéologiques que nous fouillions prenaient place.<br />
Evidemment, cela nécessitait qu’on se consacre à des périodes qui n’étaient pas celles du<br />
premier âge du Fer et qu’on s’emploie à recueillir de l’information sur des sites qui ne<br />
contenaient pas de mobilier bien conservé, comme dans les nécropoles. Cela n’intéressait plus<br />
Walter ni la plupart de nos amis allemands, qui venaient chez nous pour trouver quelque<br />
chose. Parallèlement à la poursuite de la fouille la plus complète du site de Diarville – y<br />
compris dans ses occupations médiévales les plus récentes – nous avons donc concentré nos<br />
efforts sur la reconnaissance systématique d’un territoire de 400 kilomètres carrés, développé<br />
à la périphérie du site de hauteur de la « Côte de Sion » à Saxon-Sion (Meurthe-et-Moselle),<br />
où devait manifestement être recherché le centre économique ayant provoqué cette<br />
concentration de richesses au VI ème siècle av. J.-C. Nous avons pris en compte une échelle<br />
chronologique de longue durée, étendue des débuts de l’âge du Bronze jusqu’au début de la<br />
période contemporaine. Les résultats de cette enquête, à l’occasion de laquelle nous avons<br />
procédé à plusieurs séries de sondages, en particulier dans les enceintes protohistoriques de<br />
Gugney (Meurthe-et-Moselle) et de Saxon-Sion, ont été particulièrement importants pour la<br />
poursuite de nos recherches sur l’âge du Fer. J’y reviendrai bientôt.<br />
Quoi de neuf sur la guerre ?<br />
Cette expérience franco-allemande, qui s’est poursuivie pendant cinq ans, a été pour<br />
les uns et les autres un apprentissage extrêmement important : en confrontant sur un même<br />
terrain les méthodes avec lesquelles nous fonctionnions ici, en France, et là-bas, en<br />
Allemagne, nous mettions en présence, face à un même objet archéologique, des traditions de<br />
recherche, des stratégies et des façon de penser les <strong>vestiges</strong> du passé en réalité opposées. Mon<br />
intérêt pour l’histoire de l’archéologie – qu’avait éveillé Alain Schnapp dans ses cours à<br />
l’Institut d’Archéologie de la rue Michelet – a commencé à travailler à ce moment, stimulé<br />
par la question de savoir ce sur quoi se fondait cette façon que nous avions, nous Français et<br />
eux Allemands, d’appréhender différemment non seulement la fouille mais aussi les <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques et la finalité même de la démarche archéologique.<br />
Bien qu’aucun d’entre nous, Français ou Allemands, n’ait connu directement les<br />
événements de la Seconde Guerre Mondiale – nos parents étaient enfants – nous faisions se<br />
confronter, dans notre rencontre, l’histoire de nos deux pays, avec ses tabous et ses non dits.<br />
Je n’avais pas réalisé par exemple que, pour les gens de Marainville et des environs, notre<br />
fouille leur donnerait pour la première fois l’occasion d’entendre à nouveau parler Allemand<br />
chez eux depuis 1944. Pourtant, la plupart nous témoignaient beaucoup de soutien et de<br />
gentillesse ; pour eux, le fait qu’une équipe composée de jeunes Français et Allemands puisse<br />
travailler et vivre ensemble était le signe tangible que la guerre était bien finie. Notre présence<br />
ensemble, sur le chantier ou chez eux, étaient pour eux une sorte de revanche tranquille, mais<br />
irrécusable, de la vie sur les malheurs du passé. C’est lorsque nous sommes allés en<br />
Allemagne que la réalité du poids de la Seconde Guerre Mondiale nous est apparue dans toute<br />
sa force et en même temps dans toute son absence totale de possibilité de réparation.<br />
48
Sur le coup, nous n’avions pas très bien compris pourquoi, le matin de notre arrivée,<br />
Ottmar, le vieux bûcheron de la forêt de Rubenheim, avait tenu à nous offrir à boire et insisté<br />
pour que les filles de l’équipe française consentent à tremper leurs lèvres dans un verre de<br />
Martini ou de liqueur. Je n’ai su son histoire que bien après : Ottmar venait d’une famille de<br />
mineurs de la Sarre ; c’était alors une forte tête, bagarreur, et catholique indéracinable. Quand<br />
les nazis étaient parvenus au pouvoir, c’est lui que le maître d’école avait désigné pour aller<br />
décrocher, devant tous les autres élèves réunis en rangs, le crucifix au dessus du tableau de la<br />
salle de classe. Il avait fait ce qu’il ne fallait surtout pas faire : il avait refusé d’y aller. Plus<br />
tard, ses deux sœurs avaient été arrêtées et envoyées en camp de concentration, d’où elles<br />
n’étaient jamais revenues. Ottmar était convaincu que leurs lettres avaient été ouvertes. Il ne<br />
parvenait pas à ne pas s’en sentir irrémédiablement coupable. Lui s’était retrouvé dans la<br />
Wehrmacht, avec des criminels de droit commun. Il était allé partout. En 1942, il se trouvait<br />
en France, à Paris, sur un quai de la Gare de l’Est, en partance avec des milliers d’autres vers<br />
le front russe, et il pleurait tout seul dans son uniforme. Dans la foule, une fille, une Française,<br />
était venue vers lui et lui avait versé un verre de vin. Après toutes ces années, lui qui avait<br />
parcouru toute l’Europe ne voulait plus désormais aller plus loin que l’horizon de Rubenheim.<br />
Ses plus lointains voyages s’effectuaient à Mobylette, qu’il avait chargée de toutes sortes de<br />
bouteilles pour venir à notre rencontre. Alors qu’il ne buvait plus une goutte d’alcool depuis<br />
bien longtemps, Ottmar avait voulu nous rendre ce verre, ce geste, cette grâce qui, pensait-il,<br />
l’avait sauvé.<br />
Je n’aimais pas beaucoup Adolf. C’était un retraité très méticuleux, jaloux de sa place<br />
sur le chantier, bavard et borné. Walter lui confiait tous les travaux de fouille un peu délicats,<br />
comme le dégagement des vases en céramique écrasés en place, sur lesquels Adolf – c’était<br />
son nom : Adolf Hepp, mais pour rire nous l’appelions entre nous Adolf H. – sur lesquels<br />
Adolf, donc, passait des journées entières avec une petite curette, massacrant très lentement,<br />
mais inexorablement, toutes les informations de terrain que nous aurions bien aimé<br />
sauvegarder. Adolf avait été dans les troupes parachutées et avait survécu avec une poignée de<br />
ses congénères à Monte Cassino. Il en était revenu avec un éclat d’obus dans la tête, qui lui<br />
donnait de temps en temps des migraines terribles et qui le laissait alors complètement hébété,<br />
le regard absent, pour une fois silencieux. Ce qui était insupportable, m’a-t-il dit un jour où ça<br />
le reprenait, ça n’était pas tellement la douleur c’était<br />
die Hasse<br />
la haine partout sans arrêt,<br />
la haine dans les regards sur tous les visages des gens de tous les pays,<br />
la haine universelle, inextirpable de ce qu’il était, de ce qu’il représentait.<br />
Il revoyait tous ces regards sur lui. C’est moi qui me suis senti stupide, tout à coup. La<br />
question du nazisme s’était mise à occuper nos esprits, parce qu’elle était omniprésente dans<br />
ce nous voyions et que personne n’en disait mot. Le maître d’école d’Ottmar était mort, mais<br />
c’était son fils qui était devenu le Burgermeister du village. Tout le monde était là, sauf ceux<br />
qui n’étaient pas revenus de Russie, de Grèce ou de Roumanie, et dont on ne parlait jamais.<br />
Das Dritten Reich, personne ne parlait de ça, ni entre eux, ni surtout devant nous. C’était une<br />
sorte de trou noir caché nulle part et partout, qui aspirait insidieusement à lui le quotidien et<br />
qui pompait l’épaisseur des gens, en réduisant à néant toute possibilité de passé ; c’est-à-dire<br />
aussi toute perspective de futur. Le quotidien était ce présent permanent, propret et aimable –<br />
gemütlich – que sa vacuité rendait bizarrement vaguement américain. La plupart des gens que<br />
nous rencontrions étaient comme des personnages qui auraient joué leur propre rôle à leur<br />
place, car ils n’étaient que ce qu’ils étaient en train en faire au moment où ils le faisaient –<br />
49
tondeurs de pelouses, promeneurs de chiens, buveurs de bière … – ils ne voulaient surtout pas<br />
penser à autre chose. Je pense aujourd’hui qu’il leur était tout simplement humainement<br />
impossible de faire autrement.<br />
C’est au cœur de l’intimité matérielle des familles, qu’on pouvait entrevoir parfois,<br />
comme par effraction, les <strong>vestiges</strong> insistants, à la fois familiers et incongrus, que le III ème<br />
Reich avait abandonnés, comme autant de détritus industriels imputrescibles. Les épaves<br />
démembrées de l’état national-socialiste – les couverts en aluminium dépareillés frappés de<br />
l’aigle à croix gammée, les Reichsmarks crasseux, les insignes en fer blanc noircis – étaient<br />
insinués dans les tiroirs des buffets, les boîtes de boutons des grands mères, les caisses à outil<br />
au fond des garages. Dans la maison des vieux parents de la copine de mon ami, un petit cadre<br />
contenant le profil d’Adolf Hitler en cuivre repoussé était resté accroché au mur de la salle à<br />
manger, où il accompagnait parfaitement les inévitables tableaux représentant des scènes de la<br />
vie forestière et la collection de fusils. D’un album de photos de famille qu’on vous faisait<br />
partager, surgissaient soudain à l’improviste des images de parents souriants, avec des enfants<br />
dans les bras, devant des maisons bien reconnaissables, pavoisées d’étendards nazis. De<br />
manière troublante, la marque du nazisme n’était pas manifeste chez les vieux ; c’était plutôt<br />
celle des épreuves du passé. Que pouvions-nous dire à Ottmar ? Que fallait-il dire à Adolf ?<br />
Qu’étions-nous autorisés à réclamer à cette génération perdue, si ce n’est la vérité – en fait,<br />
leur vérité à eux – qu’ils tentaient péniblement de nous dire et que nous ne pouvions<br />
fondamentalement pas nous représenter? En réalité, c’était parmi certains jeunes étudiants que<br />
l’empreinte du nazisme s’étalait dans toute sa normalité triomphante : dans leur soumission<br />
spontanée à toute forme d’autorité établie et leur désarroi existentiel face à l’absence d’ordres,<br />
dans leur contentement de s’abandonner à fonctionner comme des êtres-machines et le<br />
sentiment de supériorité absolue qu’ils tiraient de cette jouissance à n’être pas humains –<br />
c’est-à-dire faillibles et capables de douter – dans leur respect inné de l’opportunisme et sa<br />
contrepartie, la condamnation morale de toute forme de pensée individuelle.<br />
Une “ collaboration franco-allemande ” ?<br />
Nous étions, du côté français, incontestablement meilleurs que les Allemands pour<br />
tout ce qui concerne l’observation du terrain. L’équipe de Walter Reinhard – qui tenait à faire<br />
venir fouiller en Sarre des étudiants venus de toutes les grands départements d’archéologie<br />
d’Allemagne - travaillait entièrement à la main, avec des méthodes de fouilles traditionnelles<br />
qui remontaient en réalité aux années 1940. Ils ne maîtrisaient ni les techniques de décapages<br />
mécaniques extensifs, ni celles des relevés topographiques qui s’imposaient dès qu’on<br />
commençait à fouiller sur de grandes surfaces. En revanche, ils possédaient des méthodes<br />
d’enregistrement systématique des artefacts – dont chaque fragment bénéficiait d’une<br />
documentation sur fiches en plusieurs exemplaires – que nous ignorions complètement. De la<br />
même manière, ce qui nous frappait beaucoup chez eux était leur absence d’intérêt pour ce qui<br />
concerne l’histoire du terrain : personne ne portait attention à l’anthracologie ou à la datation<br />
radiocarbone des charbons de bois, tandis que l’idée de tenter des déterminations<br />
palynologiques ou sédimentologiques des couches archéologiques leur paraissait sans objet.<br />
Les sédiments archéologiques n’étaient pour eux qu’un remblai qu’il fallait évacuer pour<br />
parvenir à ce qui était intéressant : les tombes, et surtout les objets qu’elles contenaient.<br />
Cependant, des profils stratigraphiques orthogonaux des structures archéologiques étaient pris<br />
systématiquement quelles que soient les difficultés du terrain, alors que ce n’était pas le cas<br />
chez nous, où la prise de coupes stratigraphiques dépendait justement de la conformation du<br />
terrain. Les surfaces de fouilles horizontales en “ Planum ” artificiels traversaient<br />
50
fréquemment des formations stratigraphiques différentes, mais les artefacts observés étaient<br />
relevés en trois dimensions ; ce que nous ne faisions pas dans les dépôts stratigraphiques qui<br />
ne s’apparentaient pas à des sols. Dans le détail, leur façon de fouiller et d’enregistrer les<br />
données archéologiques était certes moins attentive que la nôtre aux particularités et aux<br />
variations du terrain ; néanmoins, globalement, elle permettait d’élaborer une documentation<br />
systématique, qui donnait la possibilité de comparer – en quelque sorte terme à terme – la<br />
distribution des artefacts, la stratigraphie et la morphologie des structures archéologiques.<br />
Dans ce système d’appréhension du terrain, les informations que nous recueillions étaient<br />
certes intéressantes, mais elles étaient accidentelles car contingentes. Or, ce n’était pas l’effet<br />
de la contingence ou de la variabilité qui était recherché, mais bien l’inverse ; à savoir celui de<br />
la détermination et de la régularité.<br />
Nombre d’informations leur échappaient : les plages de sédiments brunâtres chargés<br />
de matière organique, que nous avions appris à identifier comme les restes des chambres<br />
funéraires et leurs sols, n’étaient pas observées et partaient inexorablement au déblai ; les<br />
détails taphonomiques qui, dans la disposition du mobilier funéraire ou des restes osseux,<br />
indiquaient la présence de transformations du dépôt funéraire s’étant effectuées en milieu<br />
confiné, n’étaient pas notés. Tout cela était secondaire, dans la mesure où la finalité de la<br />
fouille n’était pas celle-là. Pour eux, ces choses-là n’étaient pas fondamentalement du ressort<br />
de notre travail, mais de celui des restaurateurs à qui seraient confiés les objets découverts, ou<br />
des anthropologues qui étudieraient les squelettes. A leurs yeux, nous pratiquions une sorte<br />
d’art pour l’art un peu gratuite, vaguement touche à tout, et surtout dénuée de la rigueur<br />
systématique, qui, pour eux, était la pierre angulaire de la démarche archéologique: du travail<br />
à la française, en quelque sorte. La fin du travail archéologique que constituait la fouille était<br />
– pour ce qui les concernait, en tant qu’archéologues – l’extraction d’objets spécifiques des<br />
cultures archéologiques qu’ils étudiaient et la restitution des assemblages de mobiliers<br />
funéraires auxquels ces objets appartenaient. C’était d’une logique imparable et c’est nous<br />
qui, avec nos prétentions de “ fouille ethnographique ”, n’apportions que des informations<br />
mineures avec lesquelles nous n’étions pas en situation de renverser ce postulat irrécusable :<br />
la fouille a pour finalité de mettre au jour des objets et des constructions typiques des sociétés<br />
du passé.<br />
Car si nous nous trouvions relativement bons du côté du terrain, nous étions<br />
incontestablement mauvais du point de vue de l’exploitation documentaire des données<br />
archéologiques. Dans la mesure où, à Rubenheim, Walter fouillait une nécropole de tumulus à<br />
tombes à épée, il avait rassemblé, autant que possible, toute la documentation archéologique<br />
originelle publiée sur les sépultures à épée de la phase ancienne du premier âge du Fer qui<br />
avaient été fouillées dans la zone géographique correspondant au domaine hallstattien ; c’està-dire<br />
en Autriche, en Allemagne, en France, en Belgique et aux Pays-Bas. Il en avait recensé<br />
plus de 700. Walter possédait également toute la documentation publiée sur les ensembles<br />
funéraires de l’âge du Fer de la Sarre et avait entrepris d’en dessiner systématiquement tout le<br />
mobilier funéraire – de la fin du Bronze final à La Tène ancienne – qui était conservé dans les<br />
musées 81 . Et bien évidemment, sa bibliothèque personnelle contenait, en édition originale ou<br />
en photocopie, tous les grands ouvrages de référence sur le mobilier hallstattien (notamment<br />
ceux publiés dans la série des Prähistorische Bronzefunde), de même que tous les catalogues<br />
les plus récents des trouvailles du premier âge du Fer en Allemagne de l’ouest. De notre côté,<br />
nous étions loin du compte, même si je connaissais la plus grande part de la littérature<br />
ancienne du Nord-est de la France. Je n’avais pas cet outil qui permettait, à tout moment,<br />
81 Ce travail, entrepris dans le cadre d’une thèse de l’université de Sarrebrück, est paru récemment (REINHARD,<br />
2003).<br />
51
d’identifier les types archéologiques auxquels appartenait le mobilier qu’on venait de<br />
découvrir, d’en projeter la carte de répartition et d’en discuter les assemblages auxquels ils<br />
étaient associés ; en bref de produire des publications archéologiques à la demande.<br />
D’ailleurs, cette situation ne nous était pas particulière ; j’étais, de ce point de vue, assez peu<br />
différent de mes collègues français, quelles que soient d’ailleurs leurs différentes spécialités<br />
chronologiques. Quant à Walter, il ne faisait guère que perpétuer une méthode de travail<br />
apprise à l’université. Dans tous les instituts de Pré- et Protohistoire dans lesquels nous étions<br />
invités à présenter notre travail commun, le premier travail demandé aux étudiants était de<br />
réunir la documentation archéologique, à l’échelle européenne, des types d’objets particuliers<br />
figurant dans les séries dont on leur avait confié l’étude.<br />
Si nous désapprouvions ces façons d’Antiquaire, dans la mesure où elles conduisaient<br />
à laisser s’établir un palmarès des ensembles nobles (les importations méditerranéennes, les<br />
chars, les tombes à parures en or) et des séries pauvres dénuées d’intérêt majeur (la céramique<br />
domestique, les tombes sans mobilier…), force était de constater que le système allemand<br />
puisait sa force dans sa cohérence interne, une cohérence continue du stade de la fouille à<br />
celui de l’étude et de la publication. C’est nous qui étions confus, avec nos grands desseins<br />
mais nos petits résultats. A propos de publications, d’ailleurs, notre situation n’était pas<br />
brillante : du côté français, l’essentiel des découvertes ou des fouilles récentes n’était pas<br />
publié. Lorsqu’on nous interrogeait en Allemagne sur un site ou une trouvaille française, notre<br />
réponse était invariablement quelque chose comme: “ Ah, pour ça, tu devrais demander à<br />
Untel ; c’est lui qui a fouillé ça ” ou encore “ Non, ça ne me dit rien du tout. Demandes donc à<br />
Chose ; c’est lui qui connaît le mieux la question. ” En Sarre, Walter publiait régulièrement<br />
les résultats de ses fouilles dans Saarpfalz, une revue ultra locale d’histoire et de folklore,<br />
dont la matière se limitait à sa petite Heimat du Saar-Plalz-Kreis, un territoire à peine plus<br />
grand que deux ou trois cantons français. C’était la revue savante du pays de Blieskastel, dont<br />
était originaire la famille de Walter, où il était né, où il habitait et où tout le monde le<br />
connaissait depuis toujours. Pour Walter, qui reconnaissait les siens dans ce patois allemand<br />
chuinté de la vallée de la Blies, l’étranger commençait à plus de dix kilomètres au delà de<br />
Blieskastel, sur la place duquel trônait toujours une obélisque de grès rouge dédiée à<br />
Napoléon I er , “ Empereur des Français ”. En tant que Français, justement, nous ne<br />
comprenions pas comment il était possible de s’identifier à un univers aussi minuscule, de<br />
s’épanouir dans un monde aussi limité. Il n’empêche : nos revues régionales à nous n’avaient<br />
pas d’identité régionale ; en clair, elles n’avaient pas de véritable lectorat local et étaient<br />
surtout destinées aux abonnés institutionnels, comme en particuliers les bibliothèques. Elles<br />
étaient à la fois trop globales pour pouvoir accueillir des publications de fouilles en cours,<br />
mais trop locales pour atteindre une audience réellement nationale, voire internationale. La<br />
diversité, qui était une force et une richesse à l’échelle locale, se retournait en handicap à<br />
l’échelle intermédiaire des “ Grandes régions ” dont elles étaient sensées représenter l’activité<br />
scientifique dans le domaine de l’archéologie. Aussi, personne n’avait envie de s’abonner à<br />
ces revues coûteuses pour la publication des travaux qui concernaient leur domaine<br />
chronologique particulier, car celle-ci était trop aléatoire ; il était plus simple de photocopier<br />
l’article qui vous intéressait à l’occasion. Au bout du compte, à la fois personne ne pouvait<br />
publier de résultats de fouille sous la forme de travaux en cours et ces revues, du type de la<br />
Revue archéologique de l’Est et du Centre-Est, manquaient de copie. Résultat : les fouilles et<br />
les découvertes n’étaient pas publiées, autrement que sous la forme d’une mention dépourvue<br />
en général d’illustration dans le Bulletin Scientifique régional édité par les Services régionaux<br />
de l’Archéologie, que les instances centrales de la Sous-Direction de l’Archéologie<br />
considéraient comme une forme de “ littérature grise ” ; c’est-à-dire non destinée à une<br />
véritable diffusion. Nous cumulions donc les inconvénients à toutes les échelles non pas tant<br />
52
parce que le travail archéologique était mal organisé chez nous que parce que,<br />
fondamentalement, il n’y avait pas d’articulation entre l’échelle globale et l’échelle locale. A<br />
quelque échelle qu’on se place, le local était toujours ce territoire passif dans lequel s’exerçait<br />
l’autorité d’un centre extérieur qui relayait la domination d’un pouvoir lointain, invisible mais<br />
aveugle. En France, l’Ancien Régime survit d’abord dans les mentalités.<br />
Typologie contre technologie<br />
Plus leur niveau de spécialisation était élevé, plus les chercheurs allemands pensaient<br />
les matériaux archéologiques en termes de types ; prolongeant en cela une très lointaine et<br />
manifestement indéracinable tradition européenne héritée des Antiquaires du XVIII ème siècle.<br />
Nous avons eu l’occasion de nous en rendre compte concrètement après que nous ayons<br />
découvert, en 1990, deux tombes à char intactes de la fin du VI ème siècle av. J.-C. dans la<br />
nécropole de tumulus de Diarville (Meurthe-et-Moselle) et qu’un programme de coopération<br />
scientifique, associant le Laboratoire de restauration du Römisch-Germanisches<br />
Zentralmuseum de Mayence et le Laboratoire d’Archéologie des Métaux du Musée du Fer de<br />
Jarville, ait été finalement monté pour mener à bien l’étude et la restauration du mobilier de<br />
ces deux sépultures. Les chercheurs et les restaurateurs de Mayence, qui avaient déjà étudié et<br />
restauré une série de chars hallstattiens dans les années 1980 82 , bénéficiaient de la présence<br />
parmi eux de Christopher Pare, qui terminait une thèse de Doctorat portant sur l’ensemble des<br />
chars hallstattiens connus en Europe 83 . Ils avaient donc une idée assez précise de<br />
l’identification et de la typologie des éléments de chars que nous leur avions confiés. Les<br />
restaurateurs de Mayence savaient, en particulier, à quoi précisément devaient ressembler les<br />
pièces métalliques qui leur arrivaient de Diarville, dans la mesure où la plupart de chacune<br />
d’entre elles venait prendre place dans une typologie préétablie. Cette aisance technique vis-àvis<br />
du matériel pouvait d’ailleurs conduire à des excès de restitution, qui avaient été fréquents<br />
dans le passé : il était tentant, notamment, de compléter artificiellement des parties de pièces<br />
disparues, quand on pensait savoir exactement quelle était leur forme originelle.<br />
L’attitude des restaurateurs du Laboratoire d’Archéologie des Métaux de Jarville, qui<br />
travaillaient sur la seconde tombe à char de Diarville, était tout à fait différente de celle de<br />
leurs collègues de Mayence. C’étaient de bons praticiens, qui maîtrisaient parfaitement le<br />
traitement des processus de corrosion et les techniques de décapage des objets métalliques –<br />
en particulier en fer – mais qui étaient dépourvus de toutes connaissances archéologiques en<br />
matière de chars hallstattiens. Ils ne connaissaient ni la littérature allemande – d’ailleurs ils ne<br />
ne parlaient ni ne lisaient la moindre langue étrangère – ni même la typologie archéologique<br />
élémentaire des pièces de char du premier âge du Fer. Nous étions semble-t-il très mal partis<br />
et, en connaissance de cause, j’avais confié à Mayence le char le plus complexe du point de<br />
vue typologique, sachant qu’en l’occurrence, ils en tireraient le maximum. A l’inverse, j’avais<br />
donné à Jarville celui qui au contraire était le plus simple et ne comportait que des éléments<br />
de garniture de roue et de supports de caisse. Les Français, qui n’avaient pas la science donc,<br />
possédaient néanmoins une qualité particulière : ils étaient débrouillards et observateurs. Au<br />
contraire de leur homologues allemands, les gens de Jarville ne se sentaient absolument pas<br />
concernés par la typologie archéologique, mais ils s’intéressaient en revanche à la technique ;<br />
82 Les résultats de ces recherches, qui avaient porté notamment sur les chars de Vix et de Hochdorf, avaient fait<br />
l’objet d’une publication collective dans la série des monographies du Römisch-Germanisches Zentralmuseum<br />
Mainz (BARTH et al., 1987).<br />
83 Un premier aperçu des résultats du travail de Christopher Pare était paru en 1987, dans le volume collectif du<br />
RGZM consacré aux chars hallstattiens (PARE, 1987). La thèse de Christopher a été publiée en 1992 par<br />
l’université d’Oxford (PARE, 1992).<br />
53
c’est-à-dire à l’articulation et à l’usure des pièces, aux pressions et aux tensions qui avaient pu<br />
s’exercer sur elles et à la manière dont leur forme et leur disposition pouvaient avoir répondu<br />
à ce type de contraintes. Ils cherchaient les endroits sensibles, soumis à un travail répété, là où<br />
il était légitime de rencontrer une fatigue des matériaux, ou encore des réparations. Ils<br />
cherchaient à confronter les restes métalliques aux données de fouille, pour déterminer<br />
comment la construction hétérogène que constituait un véhicule élaboré en bois et en métal<br />
s’était comportée après son dépôt dans la sépulture, en particulier au moment de sa dislocation<br />
préalable à l’effondrement final de la chambre funéraire. Ils analysaient les plans de fouille et<br />
les cotes d’altitude des pièces que nous avions enregistrées pour tenter de définir quelles<br />
étaient les parties en bois qui avaient maintenus solidaires des éléments métalliques observés<br />
dispersés et comment l’effondrement des essieux sur le sol de la chambre avait affecté la<br />
rupture de la caisse ; ils comparaient l’identification des essences de bois, réalisée à partir des<br />
restes minéralisés en contact avec les pièces métalliques, avec les propriétés mécaniques<br />
particulières qu’avaient présenté les éléments du char. On avait utilisé par exemple du frêne<br />
ployé, qui est un bois souple mais résistant, pour les jantes, alors que les moyeux avaient<br />
fabriqués dans des tronçons d’orme, qui est un bois très dur et massif : lors de la<br />
décomposition du char, c’étaient les jantes qui avaient cédé les premières, tandis que les<br />
moyeux étaient tombés d’un bloc, avec leur garnitures métalliques en place, sur le sol de la<br />
chambre. Par une combinaison d’intuition technique et de calcul géométrique, les<br />
restaurateurs de Jarville avaient pu faire apparaître des régularités de construction que les<br />
travaux allemands avaient ignorées. Ainsi, partant de l’observation que, techniquement, la<br />
position des clous de fixation des bandages de roue sur les jantes devait éviter de se placer au<br />
droit de l’extrémité des rais – ce qui, dans le cas contraire, aurait inévitablement contribué à<br />
en faire éclater le fil du bois – ils avaient observé que l’espacement des clous de fixation de<br />
bandage était toujours très régulier sur chaque roue et, par conséquent, qu’il existait un<br />
rapport proportionnel entre la circonférence du bandage et le nombre de clous de fixation.<br />
D’une manière générale, le nombre de clous de fixations correspondait donc au nombre<br />
d’intervalles séparant les rais, dont on pouvait ainsi déterminer le nombre initial, même si on<br />
ne disposait pas de la totalité du bandage et des clous de fixation : il suffisait de connaître<br />
l’espacement moyen des clous et la circonférence du bandage, calculée à partir de la<br />
restitution géométrique du rayon 84 . Aussi, à la question “ combien de rais les roues de char<br />
devaient-elle comporter à l’origine ? ”, les Français répondaient “ dix, exactement ”, tandis<br />
que les Allemands disaient “ sur ce type de char, c’est habituellement entre huit et dix ”.<br />
Le résultat final des travaux entrepris à Mayence et à Jarville est pour le moins<br />
contrasté. Mayence nous a livré un ensemble de pièces restaurées dans une restitution qui<br />
cherche à s’approcher le plus possible de l’état initial supposé (certaines pièces étant<br />
complétées à plus de 70%), tandis que Jarville n’est pas allé au delà du remontage de certaines<br />
pièces brisées. Mayence a assorti sa restauration d’une splendide maquette au 1/5 ème , avec une<br />
caisse mobile supportée par un berceau de larges lanières de cuir et des parois en vannerie ;<br />
Jarville nous a fait des dessins techniques au trait, qui représentent une reconstitution de roue<br />
et un schéma d’hypothèse d’articulation des quatre supports de caisse métallique sur le train<br />
du char. Enfin, Mayence a produit un album superbe, illustré de photos et de plans en<br />
couleurs 85 , tandis que Jarville ne nous a livré que des rapports d’étude. En matière de<br />
présentation et de mise en valeur des résultats, c’est bien sûr Mayence qui s’impose par son<br />
84 OLIVIER L. et LEMAIRE F. (2002) – Le char de la sépulture 2 du tumulus 7 de Diarville. Dans OLIVIER L.<br />
(dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de<br />
l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville,<br />
Musée de l’Histoire du Fer, p. 91-98.<br />
85 CECCHI et al. (2000).<br />
54
savoir-faire ; d’ailleurs ce sont leurs productions qui sont les plus visuelles et les plus<br />
attractives dans l’exposition que nous avons présentée au Musée des Antiquités nationales en<br />
2003. En réalité, je n’ai obtenu que deux demi études : j’ai du compléter moi-même toute la<br />
partie typologique qui manquait dans le travail de Jarville – après tout, c’est mon travail<br />
d’archéologue ! – tandis que les observations techniques réalisées à Jarville mettent en relief<br />
le manque d’étude correspondante sur le char restauré à Mayence. Les deux laboratoires ne<br />
sont pas parvenus à travailler ensemble, soit que les Français manquaient de la culture<br />
typologique nécessaire pour discuter sur un pied d’égalité avec les Allemands, soit que les<br />
Allemands sentaient la légitimité de leur savoir typologique mis en cause par l’amour du<br />
bricolage des Français. D’ailleurs, les Allemands ont publié seuls leurs résultats dans la revue<br />
du Musée de Mayence 86 , prétextant qu’ils devaient fournir à la Commission européenne qui<br />
les avaient financés une publication rapide, justifiant du bon usage des crédits attribués.<br />
Je réalise aujourd’hui qu’au delà de nos différences nous étions destinés à être<br />
complémentaires : ils étaient des techniciens, des ingénieurs, et nous étions des bricoleurs, des<br />
inventeurs. Ils ont assimilé de nous les techniques ; c’est-à-dire l’usage des machines et des<br />
instruments (comme les décapages à la pelle mécanique ou les fouilles à l’aspirateur) et, quant<br />
à moi, j’ai appris d’eux la rigueur dans le travail archéologique. Sans leur apport, je ne suis<br />
pas sûr que nous aurions pu mener à son terme la poursuite du programme archéologique<br />
engagé avec eux avec la fouille du tumulus de Marainville. C’est parce que nous disposions ,<br />
grâce à eux,de méthodes d’enregistrement systématique que nous avons pu réaliser la fouille<br />
extensive de la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville (Meurthe-et-Moselle), entre<br />
1988 et 1999. Nous y avons ajouté les études paléo-environnementales et les reconnaissances<br />
géophysiques, qui étaient encore fort peu développées à la fin des années 1980, et surtout<br />
nous avons intégré la fouille de ce site funéraire privilégié de l’âge du Fer dans une tentative<br />
d’archéologie du paysage 87 .<br />
La coopération avec les archéologues allemands nous a apporté principalement un<br />
cadre de travail documentaire, que nous avons mis par la suite une quinzaine d’années à<br />
développer et à informatiser. Je m’en suis servi notamment pour le recensement systématique<br />
des assemblages funéraires du Nord-est de la France, que j’ai rassemblés pour ma thèse de<br />
l’Université de Paris I 88 . Surtout, nous avons fait appel aux méthodes d’enregistrement<br />
apprises en Allemagne dans le cadre de la documentation informatisée des collections et des<br />
sites de l’âge du Fer que j’ai mise en place à mon arrivée au département des âges du Fer du<br />
Musée des Antiquités nationales 89 . Ce travail de « mise à plat » des ensembles conservés ou<br />
documentés au Musée de Saint-Germain a donné l’occasion de documenter les sites euxmêmes<br />
– dont la plupart étaient connus par des fouilles ou des découvertes du XIX ème siècle –<br />
selon les standards scientifiques actuels : nous avons pu ainsi localiser en particulier les<br />
86 EGG et LEHNERT, 1999.<br />
87 Les résultats principaux de cette recherche ont été évoqués dans le catalogue de l’exposition que j’ai organisée,<br />
en collaboration avec le Musée de l’Histoire du Fer de Jarville et le Service d’Archéologie de Lorraine, au<br />
Musée du Fer (2002) et au Musée des Antiquités nationales (2003) : OLIVIER L. (dir.) – Princesses celtes en<br />
Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, 2002, 192 p.<br />
55 ill.<br />
88 J’ai soutenu cette thèse en 1995 : Nécropoles de tumulus et hiérarchies funéraires dans le secteur hallstattien<br />
occidental. typo-chronologie et distribution spatiale des assemblages funéraires du Premier Age du Fer dans le<br />
Nord-Est de la France. Thèse de Doctorat (Anthropologie, Ethnologie, Préhistoire) de l'Université de Paris I<br />
Panthéon-Sorbonne.<br />
89 Ce travail, encore en cours, a été réalisé en collaboration avec le Centre archéologique européen du Mont-<br />
Beuvray, sous la coordination de Jean-Paul Guillaumet. Plus de 15 000 objets sont actuellement saisis sur base<br />
de données informatisée.<br />
55
nécropoles de tumulus fouillées en Bourgogne et en réaliser des relevés topographiques<br />
détaillés, comme dans le secteur des « Chaumes d’Auvenay », près de Beaune (Côte-d’Or)<br />
dans celui de Minot, sur le plateau calcaire du Châtillonnais (Côte-d’Or) 90 . Les sites funéraires<br />
fouillés par Félix de Saulcy dans les environs de Contrexéville (Vosges) ont également fait<br />
l’objet de prospections systématiques et de relevés topographiques. Nous sommes<br />
actuellement en train d’achever l’inventaire et les relevés des nécropoles de tumulus de la<br />
Lorraine, en particulier dans le département de la Moselle, où près de 400 tumulus, jusqu’ici<br />
inconnus, ont été relevés dans un rayon de 30 kilomètres à la périphérie du « Briquetage de la<br />
Seille ». En Bourgogne, une attention particulière a été accordée au tumulus « princier » de<br />
« La Butte » à Sainte-Colombe-sur-Seine, qui avait été ouvert en 1863 pour le compte de<br />
Stoffel, et dont le mobilier est à Saint-Germain-en-Laye : nous avons repris complètement<br />
l’étude du mobilier funéraire et des éléments de char, rassemblé et dépouillé les documents<br />
d’archives, et réalisé une prospection géophysique du site, en coopération avec le département<br />
d’archéologie de l’Université de Londres 91 .<br />
Les Allemands nous ont poussés à formaliser et à systématiser nos critères<br />
d’observation et de description des données archéologiques 92 . L’archéologie allemande était<br />
supérieure à la nôtre, car elle était parfaitement cohérente avec elle-même : ses puissants<br />
moyens d’observation répondaient exactement à ce que ses archéologues cherchaient à metttre<br />
en évidence, mais ceux-ci restaient restaient collés au matériel archéologique, à l’apparence<br />
formelle des sites ou des objets. Il n’y avait rien au delà d’une extraordinaire accumulation de<br />
données, pas de question réelle, pas de problème : le passé n’avait ni profondeur ni<br />
mouvement ; il était tout entier dans cet amoncellement de types et de variantes typologiques.<br />
Aussi retrouver le passé, c’était pour eux restaurer les objets ou les sites dans leur état initial,<br />
en en reconstituant ce qui en avait disparu. Nous n’avions pas les mêmes préoccupations en<br />
France, car notre appréhension de l’histoire était différente. Pour les étrangers que nous<br />
étions, l’attitude des Allemands avec lesquels nous travaillions à Mayence, à Marburg ou à<br />
Sarrebruck était paradoxale. Ils recherchaient bien plus minutieusement que nous tous les<br />
détails du passé et en même temps eux-mêmes, comme praticiens et comme chercheurs<br />
allemands, n’avaient aucun passé : c’était comme si leur discipline ou bien avait été ainsi<br />
90 Les premiers résultats de ces travaux ont été publiés en 2000 : Les fouilles de Félix de Saulcy dans la<br />
nécropole des “ Chaumes d’Auvenay ” à Ivry-en-Montagne (Côte-d’Or) et les inhumations précoces de la fin du<br />
Bronze final dans le nord-est de la France. Antiquités nationales, 31 (1999) , p. 117-139.<br />
91 Le résultat de ces travaux a été publié entre 2000 et 2002 principalement dans la revue Antiquités nationales<br />
du Musée de Saint-Germain : OLIVIER L. (2000) – Nouvelles recherches sur le tumulus à tombe à char de « La<br />
Butte » à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) : l’étude des données d’archives. Antiquités nationales, 31<br />
(1999), p. 171-190 ; OLIVIER L., BEUCHOT S., TRIBOULOT B. et WIRTZ B. (2001) – Nouvelles recherches<br />
sur le tumulus à tombe à char de « La Butte » à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or). Antiquités nationales, 32<br />
(2000), p. 97-115 ; OLIVIER L. et TEGEL W. (2001) – Nouvelles recherches sur le tumulus à tombe à char de<br />
« La Butte » à sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) : le mobilier des fouilles anciennes. Antiquités nationales,<br />
33 (2001), p. 81-105.<br />
92 J’ai développé grâce à eux des systèmes de grilles descriptives des assemblages funéraires, que j’ai exploitées<br />
pour plusieurs enquêtes menées à l’échelle européenne sur les pratiques funéraires ou les sépultures à char du<br />
premier âge du Fer : OLIVIER L. (2000) – Sépultures d’agrégation et hiérarchisation funéraire dans le domaine<br />
hallstattien occidental (IXe-VIe siècles av. J.C.). Dans DEDET B., GRUAT P., MARCHAND G., PY, M. et<br />
SCHWALLER M. (dir.) : Archéologie de la Mort, Archéologie de la Tombe au Premier Âge du Fer. Actes du<br />
XXI ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer (Conques, 1997). Lattes, UMR 154 du<br />
CNRS. Monographies d’Archéologie méditerranéenne, 5, p. 213-231 ; id. (2000) – Les assemblages funéraires à<br />
char dans le domaine hallstattien occidental (VIIe-Ve siècles av. n.è.) : tendances évolutives et dynamiques<br />
spatiales. Dans VILLES A. et BATAILLE-MELKON A. (dir.) : Fastes des Celtes entre Champagne et<br />
Bourgogne aux VIIè-IIIè siècles avant notre ère. Actes du XIX ème Colloque de l'Association Française pour<br />
l'Etude de l'Age du Fer (Troyes, 1995). Reims, Société archéologique champenoise, Mémoire de la Société<br />
archéologique champenoise, 15, p. 241-270.<br />
56
depuis toute éternité ou bien avait été constituée toute entière aujourd’hui. Ils fouillaient les<br />
<strong>vestiges</strong> ainsi ; ils les étudiaient ou les restauraient de cette manière parce que, pour eux, cette<br />
façon de travailler était non seulement la meilleure, mais c’était la seule possible : c’était<br />
comme cela qu’on devait faire, et pas autrement. Il était impossible, dans ces conditions, de<br />
leur faire admettre un point de vue différent sur la pratique du métier et, de là, toute<br />
possibilité d’échange scientifique réel était barrée. C’est, je crois, la raison principale de<br />
l’échec de la tentative de coopération entre les laboratoires de Mayence et de Jarville à propos<br />
des tombes de Diarville.<br />
Ce prétexte de l’évidence et ce sentiment de toute puissance que confère une telle<br />
attitude vis-à-vis du monde à celui qui se borne à exécuter, je les ai retrouvés précisément<br />
dans ce monde clos qu’est l’administration. Les Allemands faisaient une archéologie<br />
d’employés, dont il n’était pas difficile de deviner les origines. C’est précisément parce que ce<br />
système de pensée se situait hors de toute histoire qu’il était d’autant plus perméable à toutes<br />
les survivances du passé, du moment qu’elles trouvent une fonction pratique dans cette<br />
mécanique de traitement des <strong>vestiges</strong> du passé. Peu leur importaient : les Allemands, en fait,<br />
ne voulaient rien savoir de leur propre passé. Je me souviens avoir été très frappé, un jour où<br />
j’avais demandé incidemment à mon ami Walter pourquoi il ne s’intéressait pas du tout à<br />
l’histoire de l’archéologie, et où il m’avait répondu, soudain plein d’une colère contenue:<br />
« Pour moi, l’histoire contemporaire, c’est Hitler. Je ne veux pas en entendre parler ». Il m’a<br />
fallu plusieurs années pour commencer à saisir les raisons de cette situation, qui produisait un<br />
telle incompréhension entre nous, Français et Allemands. Je crois aujourd’hui que l’histoire<br />
est morte chez les Allemands. La mise en place de la « Nouvelle Allemagne », au lendemain<br />
de la Seconde Guerre Mondiale, a été plus qu’un simple « reconstruction » du pays. En<br />
effaçant systématiquement les traces matérielles de la destruction de l’Allemagne nazie, pour<br />
substituer aux étendues de ruines qu’étaient devenues les villes allemandes des espaces<br />
urbains totalement neufs, la reconstruction d’après-guerre a été aussi une entreprise d’amnésie<br />
collective, qui visait à nettoyer le présent du poids matériel du passé national-socialiste, en<br />
réalité insupportable. L’écrivain allemand Wilfried Gerhardt Sebald a très bien décrit ce<br />
processus de refoulement du passé récent dans la société allemande d’après-guerre par<br />
l’intermédiare de la reconstruction qui, écrit-il, « a abouti à une seconde liquidation, par<br />
palliers successifs, de l’histoire allemande qui avait précédé ». Et il ajoute : « cette<br />
reconstruction, par l’effort qu’elle a demandé et par le résultat auquel elle est parvenue, celui<br />
de créer une nouvelle réalité sans visage, a d’emblée barré la voie à tout souvenir ; elle a<br />
contraint la population à tourner son regard exclusivement vers l’avenir et l’a forcée à se taire<br />
sur tout ce qu’elle avait vécu » 93 .<br />
« Notre honneur s’appelle fidélité »<br />
Cette « réalité sans visage » de l’Allemagne d’après-guerre mettait d’abord mal à l’aise<br />
et cette absence de mémoire collective quasi pathologique était, pour les étrangers que nous<br />
étions, foncièrement incompréhensible. Car il n’y avait pas à chercher beaucoup pour voir que<br />
les survivances de l’archéologie nationale-socialiste étaient en réalité omniprésentes. Elles<br />
n’avaient simplement plus le même nom et, pour qui ignorait leur origine, elles semblaient<br />
parfaitement à leur place, totalement neutres. Les grands archéologues qui dominaient encore<br />
la recherche protohistorique en Allemagne jusque dans les années 1990 avaient été formés<br />
dans l’archéologie nationale-socialiste de la fin des années 1930 et des années 1940. Ils<br />
93 SEBALD, 2004 : 20.<br />
57
avaient évidemment travaillé pour le régime nazi : le grand spécialiste des « Champs<br />
d’Urnes » Wolfgang Kimmig avait fait partie de la « section préhistoire et archéologie » du<br />
Kunstchutz, une instance du Haut commandement militaire allemand en France occupée, dont<br />
le rôle était de mettre à disposition de la recherche allemande les données de l’archéologie du<br />
territoire français, où il s’agissait de montrer la permanence des occupations « germaniques »<br />
depuis la préhistoire. Le grand spécialiste de la chronologie de l’âge du Fer Wolfgang Dehn<br />
avait été l’ami du dignitaire nazi Werner Buttler et lui même avait été membre de la SS, dans<br />
l’unité dite Stab RuSHA. Gustav Riek, qui avait publié en 1962 dans la prestigieuse série des<br />
Römisch-Germanische Forschungen les fouilles spectaculaires du tumulus « princier » du<br />
« Hohmichele », qu’il avait dirigées pour le compte du SS-Ahnenerbe de Himmler 94 , était un<br />
authentique criminel de guerre nazi : SS, membre des Lebensborn, ces officines de<br />
procréation forcée d’enfants aryens « génétiquement purs », adjoint au camp de concentration<br />
de Hinzert du futur numéro 2 du camp de Buchenwald, Riek était revenu tranquillement<br />
enseigner l’archéologie auprès de Kimmig, à l’université de Tübingen, où il était resté jusqu’à<br />
sa mort en 1976. On avait laissé Hans Reinerth, le très entreprenant Bundesführer du<br />
Reichsbund für Deutsche Vorgeschichte, une des organisations majeures de l’archéologie<br />
nazie, seul à la tête de son Pfahlbaumuseum d’Unteruhldingen, sur le lac de Constance, où il<br />
régnait jusqu’à sa mort, en 1990, sur un extraordinaire conservatoire de la préhistoire nazie :<br />
toutes les reconstitutions d’armement, d’outillage et d’ensembles de bâtiments préhistoriques<br />
« germaniques » de la grande période des années 1930 étaient toujours là, ainsi que le produit<br />
des fouilles du Reichsbund dans les territoires occupés du Reich – dont, par exemple, celles<br />
menées en 1940-1942 dans les alignements de Carnac – de même qu’une bonne dizaine de<br />
mètres d’archives du Reichsbund für Deutsche Vorgeschichte. Sans compter tous les autres :<br />
les recherches minutieuses de Wolfgang Pape, à l’université de Fribourg, ont permis de<br />
montrer que, de tous les corps de métier de l’Allemagne nationale-socialiste, celui des<br />
préhistoriens était l’une des organisations professionnelles les plus largement impliquées dans<br />
le parti nazi : avec un taux de 85% de membres du NDSAP jusqu’en 1945, son engagement<br />
politique était même supérieur à celui de la SS (seulement 48,9%) et avoisinait un niveau<br />
qu’on ne rencontrait guère que dans des organisations comme le Führerkorps der<br />
Sicherheitpolizei (88%) ou la Justice ; alors que, dans son ensemble, à peine un dizième de la<br />
population allemande était affiliée au parti nazi 95 . Et que dire des programmes de recherches<br />
d’ampleur européenne, dont la plupart – forcément – étaient le prolongement d’opérations<br />
lancées en Allemagne et dans les territoires occupés du Reich dans les années 1930 et 1940 ?<br />
C’était notamment le cas de tous les grands thèmes de la protohistoire, des « Champs<br />
d’Urnes » aux « résidences princières » hallstattiennes, en passant par les remparts à poutrage<br />
du Second âge du Fer.<br />
Face à cet héritage considérable qui encombrait, par sa masse, l’archéologie allemande,<br />
les Allemands affectaient non pas de nier que ce passé national-socialiste eût jamais existé<br />
mais de considérer qu’il en restât quelque chose. Je me souviens encore de l’insistance des<br />
collègues du musée national de Mayence à essayer de me faire croire que le Römischgermanisches<br />
Zentralmuseum n’avait été qu’un tout petit musée provincial durant le III ème<br />
Reich et que, de toutes façons, toutes les réalisations de cette période avaient péri dans les<br />
bombardements alliés de 1944 (ce qui était en soi une contradiction). Je savais pourtant que<br />
les figurines en plâtre de guerriers et les reconstitutions d’armement « germaniques » - certes<br />
94 RIEK et HUNDT, 1962. Il est révélateur de constater que, dans cette publication complète des données de<br />
fouilles, aucune mention n’est faite des conditions particulière de leur origine sous le régime nazi. On sait depuis<br />
que la fouille du tumulus du « Hohmichele », qui constituait une entreprise majeure du SS-Ahnerbe, a<br />
manifestement bénéficié du soutien direct d’Heinrich Himmler.<br />
95 PAPE, 2002: 187-188.<br />
58
en partie mutilées par les Américains – étaient bien conservées dans les réserves du musée, où<br />
je les avais vues. Néanmoins, je comprends mieux, aujourd’hui, cette répugnange absolue –<br />
qu’on aurait pu prendre pour de la dissimulation – à évoquer le passé national-socialiste de la<br />
recherche allemande, pourtant fondateur, à bien des égards, de l’archéologie allemande<br />
d’après-guerre, comme d’ailleurs de l’archéologie européenne dans son ensemble. Car<br />
l’expérience de partager l’existence des Allemands, chez eux, pendant plusieurs années a fait<br />
changer mon angle de vue par rapport à la question de l’héritage nazi : j’ai rapidement<br />
découvert qu’il n’y avait, malheureusement, aucune réponse claire à la question de savoir qui,<br />
précisément, était responsable de quoi. En revanche, le véritable problème, en quelque sorte<br />
existentiel, qui s’adressait à la fois aux Allemands et aux non-Allemands était celui de trouver<br />
les moyens de vivre avec cet héritage inacceptable, à la fois sans l’occulter ni le normaliser.<br />
J’éprouve aujourd’hui une réelle compassion pour les Allemands, qui tentent de survivre à<br />
leur passé monstrueux.<br />
L’étude de l’archéologie allemande sous le régime nazi est devenue pour moi, depuis<br />
ces toutes dernières années, un de mes principaux thèmes de recherche. Je dirais presque<br />
malgré moi : je n’ai commencé à m’intéresser à la question qu’en 2000, à la suite d’une<br />
commande du Professeur Achim Leube à l’université Humbolt de Berlin, qui m’avait<br />
demandé d’écrire pour l’ouvrage qu’il dirigeait sur « La Préhistoire allemande et le Nationalsocialisme<br />
» une contribution sur les contacts des préhistoriens allemands des années 1930 et<br />
1940 avec la recherche française 96 . J’ai commencé à trouver des courriers dans les archives du<br />
Musée des Antiquités nationales, qui menaient dans de nombreuses directions, à la fois vers la<br />
Bretagne et le Reichsbund für Deutsche Vorsgechichte, vers la Bourgogne et l’activité de la<br />
Römisch-Germanische Kommission, et vers l’action de la section Préhistoire et Archéologie<br />
du Kuntschutz dans les différentes régions françaises ainsi qu’en Belgique 97 . Après avoir été<br />
en poste au Service archéologique d’Alsace, mon ami Jean-Pierre Legendre avait été nommé<br />
en Lorraine ; avec Bernadette Schnitzler au Musée archéologique de Strasbourg, ils avaient<br />
commencé à accumuler depuis le début des années 1990 une documentation impressionnante<br />
et surtout inédite sur l’archéologie allemande dans les territoires d’Alsace-Moselle annexés au<br />
Reich, qui révélait l’ampleur de l’entreprise de germanisation qu’elle était destinée à<br />
alimenter 98 . L’archéologie allemande en France occupée était une occasion de continuer à<br />
travailler ensemble et à s’échanger des données 99 . Rapidement, un nombre grandissant de<br />
96 J’ai rassemblé ces premières informations dans : L’archéologie du III ème Reich et la France. Notes pour servir à<br />
l’étude de la “ banalité du mal ” en archéologie. Dans LEUBE A. et HEGEWISCH M. (dir.) – Prähistorie und<br />
Nationalsozialismus. Die mittel- und osteuropäische Ur- und Frühgeschichtsforschung in den Jahren 1933-<br />
1945. Heidelberg, Synchron, 2002, p. 575-601.<br />
97 Pour ce qui concerne la Bourgogne, J’ai publié les résultats de ces premières recherches d’archives en 2001<br />
dans la revue Antiquités nationales : Le « Mont Lassois » de Vix (Côte-d’Or) dans la Westforschung nationalesocialiste<br />
: archéologie et géopolitique nazie dans le Nord-est de la France. Antiquités nationales, 32 (2000), p.<br />
117-142. J’ai donné par ailleurs, en 2003, une synthèse de l’histoire de la recherche sur les « résidences<br />
princières » hallstattiennes à l’occasion de l’exposition du cinquantenaire de la découverte de la tombe de la<br />
« Dame de Vix », qui fait apparaître l’importances des recherches menées sous la période nationale-socialiste<br />
allemande : Tombes princières et principautés celtiques. La place du site de Vix dans la recherche européenne<br />
sur les centres de pouvoir du premier âge du Fer. Dans Coll. (dir.) – Autour de la Dame de Vix. Celtes, Grecs et<br />
Etrusques. Catalogue de l’exposition du Musée du Châtillonnais, Châtillon-sur-Saône, Musée du Châtillonnais,<br />
2003, p. 11-25. Je travaille actuellement à une synthèse sur l’activité de la section « Préhistoire et Archéologie »<br />
au sein du Kunstschutz établi auprès du Haut commandement militaire allemand en France.<br />
98 SCHNITZLER 1991 ; id. 1997 ; LEGENDRE 1991 ; id. 1999.<br />
99 J’ai développé les résultats de l’enquête sur l’archéologie allemande en France occupée commencée pour le<br />
Professeur Leube dans un chapitre du catalogue de l’exposition organisée en 2001 par les musées de Strasbourg<br />
et de Metz sur « L’archéologie en Alsace et en Moselle au temps de l’annexion, 1940-1944 » : L’archéologie<br />
nationale-socialiste et la France (1933-1943), dans ADAM A.-M., BARDIES I., HECKENBENNER D.,<br />
LEGENDRE J.-P., OLIVIER L., PANKE T., PETRY F., SARY M., SCHNITZLER B., STERN T., STRAUSS<br />
59
jeunes chercheurs, en particulier allemands, est venu se greffer sur cet embryon de groupe de<br />
recherche : nous sommes maintenant une quinzaine à travailler ensemble sur cette question de<br />
l’archéologie allemande dans les territoires occupés à l’ouest du Reich, principalement en<br />
Allemagne, au Danermark et en Suède, au Luxembourg, en Hollande et en Belgique. D’ores<br />
et déjà, la matière historique amassée a de quoi nourrir un ou deux gros ouvrages de synthèse.<br />
Il faut dire que beaucoup de choses ont changé en Europe depuis la Chute du Mur de<br />
Berlin, en 1989. En premier lieu, de nombreuses sources d’archives, conservées en particulier<br />
à Berlin, et jusqu’alors inaccessibles, se sont ouvertes. D’autre part, et sans doute surtout, un<br />
changement de génération s’est produit en Allemagne. Une nouvelle génération montante de<br />
jeunes chercheurs, plus enclins à considérer la situation de l’archéologie allemande sous le<br />
III ème Reich comme un sujet historique à part entière nécessitant d’être étudié sérieusement,<br />
est apparue. La vieille génération des archéologues qui avaient travaillé sous le régime nazi<br />
s’est éteinte presque complètement. La génération intermédiaire des chercheurs qui en avaient<br />
été les élèves – et qui les a protégés contre les tentatives d’exposition de leur rôle à l’époque<br />
nationale-socialiste – se trouve actuellement en fin de carrière. Il est donc désormais possible<br />
de tenter d’établir un bilan historique de l’archéologie du III ème Reich. Il est nécessaire de le<br />
faire, ne serait-ce que parce que les recherches menées par l’archéologie allemande sous le<br />
national-socialisme ont été tellement nombreuses et importantes qu’elles ont constitué une<br />
part considérable de notre corpus actuel de données archéologiques. Il faut aussi entreprendre<br />
cette évaluation de l’impact de l’archéologie nationale-socialiste parce qu’elle a révolutionné<br />
les méthodes de la recherche archéologique, telles qu’elles étaient mises en œuvre depuis la<br />
fin du XIX ème siècle, en développant un système de traitement et de mise en valeur des<br />
données archéologiques. Il y a un « avant » et un « après » l’archéologie des années 1930 et<br />
1940 100 . C’est en effet le régime national-socialiste qui a assuré le développement des services<br />
d’archéologie, en leur confiant une mission prioritaire de recensement et d’inventaire<br />
archéologique. C’est lui qui a développé également les premières grandes interventions<br />
d’archéologie préventive (dans le cadre de la création des autoroutes du Reich). C’est enfin<br />
sous le III ème Reich qu’ont été développées les grandes expositions didactiques destinées au<br />
grand public, pour lesquelles les moyens de communication les plus modernes ont été<br />
exploités. Les techniques de fouille extensive et les reconstitutions de sites, telles que nous les<br />
connaissons aujourd’hui, ont leur origine principale dans l’archéologie allemande des années<br />
1930 et 1940. A bien des égards, l’archéologie allemande sous le national-socialisme a fondé,<br />
par delà l’effondrement du III ème Reich, l’archéologie européenne moderne d’après-guerre.<br />
« Travail, Famille, Patrie »<br />
Je n’ai pas commencé ce travail sur l’archéologie allemande des années 1930 et 1940,<br />
dans lequel je suis engagé maintenant, à partir du cas allemand, mais de celui de l’archéologie<br />
française 101 . Après tout, nous avons connu nous aussi, avec le Régime de Vichy, un état anti-<br />
L. et WILMOUTH P. (dir.) – L’archéologie en Alsace et en Moselle au temps de l’annexion (1940-1944).<br />
Catalogue de l’exposition des Musées de Strasbourg et de Metz (2001). Strasbourg, Musée de Strasbourg et<br />
Metz, Musées de la Cour d’Or, p. 47-65.<br />
100 J’ai exposé cette thèse à propos de l’œuvre d’Henri Hubert dans un dossier publié en 2000 dans la revue Les<br />
Nouvelles de l’Archéologie : Henri Hubert, archéologue. Dans : BRUN P. et OLIVIER L. (dir.) – Dossier Henri<br />
Hubert (1872-1927). Les Nouvelles de l’Archéologie, 79, p. 9-14.<br />
101 J’ai abordé ces questions dans un article intitulé “ L’archéologie française et le régime de Vichy ”, paru en<br />
1997 dans Les Nouvelles de l’Archéologie, 67, p. 17-22 . Une version plus détaillée de ce travail (L’archéologie<br />
française et le régime de Vichy (1940-1944) a paru en 1998 dans l’European Journal of Archaeology, 1, 2, p.<br />
241-264. Cet article a été traduit en Portuguais au Brésil : A Arqueologia francesa e o regime de Vichy. Dans<br />
60
démocratique fondé sur une tentative de « Révolution nationale », un régime qui s’est trouvé<br />
directement impliqué dans l’exécution du programme d’extermination de la population juive<br />
européenne 102 . De même, si la dénazification de l’Allemagne a été relativement superficielle,<br />
la « dépétainisation » de la France a été pour le moins légère : l’historienne américaine Sarah<br />
Farmer rappelle fort justement que, sur un total de 40000 personnes arrêtées pour<br />
collaboration en 1945, il n’en restait déjà plus qu’un dizième en prison lors de la première loi<br />
d’amnistie de 1951, à l’issue de laquelle le nombre des personnes incarcérées fut ramené à<br />
seulement 1500. Il faut rappeler également qu’à l’exception de deux individus qui s’étaient<br />
engagés volontairement dans la division SS Das Reich, la plupart des auteurs du massacre<br />
d’Oradour-sur-Glane – qui étaient des « malgré-nous » originaires d’Alsace – ne furent<br />
condamnés qu’à de courtes peines d’emprisonnement, et que ceux-ci furent finalement<br />
amnistiés collectivement en février 1953 103 . Les responsables français de crimes contre<br />
l’humanité qui n’avaient pas été liquidés à la libération ont bénéficié après-guerre d’une<br />
étonnante clémence : Paul Touvier, chargé d’importantes responsabilités dans la Milice du<br />
Rhône et impliqué dans une série d’assassinats commis en 1944, a été grâcié en 1971 par le<br />
président Pompidou. René Bousquet, ancien secrétaire général de la Police de Vichy et<br />
organisateur de la Rafle du Vel’ d’Hiv en 1942, a fini sa vie sans avoir été jugé pour sa<br />
participation à la « Solution finale » : il a été abattu en sortant de chez lui par un déséquilibré,<br />
Christian Didier, qui voulait se rendre célèbre à la télévision. Enfin, Maurice Papon, ancien<br />
secrétaire général de Préfecture de la Gironde, n’a été jugé qu’en 1998 pour crimes contre<br />
l’humanité ; comme on le sait, il a obtenu d’être libéré en application de la loi Kouchner et il<br />
est extrêmement peu probable qu’il retourne jamais en prison.<br />
C’est en définitive une situation très voisine de celle de l’archéologie allemande qui<br />
m’intéressait avec le cas des relations de l’archéologie française contemporaine avec<br />
l’héritage du régime de Vichy. Car, contrairement à l’Allemagne où l’héritage archéologique<br />
du III ème Reich a survécu parce qu’on a décidé qu’il n’existait plus, en France l’héritage<br />
archéologique du régime de Vichy a survécu parce qu’on a choisi de le conserver en bloc.<br />
Surtout, comme en Allemagne, cette conservation est en même temps une occultation :<br />
puisqu’elles sont fondues dans le fonctionnement administratif de la recherche archéologique<br />
actuelle, les dispositions inventées spécifiquement par Vichy perdent leur origine, tout en<br />
conservant néanmoins leur rôle, désormais masqué. On oublie trop souvent que les textes<br />
réglementaires qui régissent aujourd’hui le fonctionnement des fouilles et des recherches de<br />
terrain en France, de même que les institutions qui sont chargées de leur application – les<br />
actuels Services régionaux d’archéologie, issus des Directions régionales des Antiquités –<br />
sont une création exclusive du régime de Vichy. Selon la formule de l’historien Henri Rousso,<br />
la période de Vichy est pour les Français « un passé qui ne passe pas » et il est significatif que<br />
les spécialistes les plus avisés du régime du Maréchal soient étrangers et notamment<br />
américains 104 .<br />
En l’occurrence, ce n’était pas le procès de la collaboration qui m’importait : c’était,<br />
plus concrètement, d’établir le compte de ce qui avait survécu de l’archéologie sous le régime<br />
de Vichy dans l’archéologie actuelle de la fin des années 1990, que ce soit dans les structures<br />
de la discipline, mais aussi dans les thèmes et les pratiques de recherche. On voit très bien, par<br />
BENOIT H. et FUNARI P.P.A. (dir.) – Etica politica no mundo antigo. Sao Paulo, Université de Campinas,<br />
2001, p. 219-252.<br />
102<br />
KLARSFELD, 1983.<br />
103<br />
FARMER, 1994.<br />
104<br />
ROUSSO (1990). Sur ce sujet, on se reportera en particulier aux travaux de l’historien américain Robert<br />
Paxton (PAXTON, 1973).<br />
61
exemple, que la logique administrative voulue par Vichy s’est perpétuée telle quelle au moins<br />
jusqu’au début des années 1970, avec en particulier la séparation de l’archéologie historique<br />
de la préhistoire, la prééminence accordée à l’archéologie « gallo-romaine », et surtout<br />
l’exclusion de l’archéologie des territoires d’outre-mer de l’archéologie « nationale ». La<br />
situation n’a commencé à se transformer significativement qu’au début des années 1990, avec<br />
la fusion des Directions séparées d’Antiquités Préhistoriques et Historiques dans les services<br />
régionaux d’archéologie et la prise en compte des territoires d’outre-mer dans l’inventaire<br />
archéologique national et le compte-rendu de l’activité archéologique nationale. C’est la<br />
structure régionale du fonctionnement de l’archéologie et surtout sa gestion administrative<br />
décidée par Vichy qui s’avèrent les plus durables. Pétain avait dit à son procès : « la France<br />
peut changer les mots et les vocables. Elle construit, mais elle ne pourra construite utilement<br />
que sur les bases que j’ai jetées. » 105 Considérée sous cet angle des durées, l’archéologie dans<br />
son état actuel apparaît comme le résultat provisoire d’un étonnant processus de stratification,<br />
dans lequel les créations du passé, sans cesse modifiées et augmentées, continuent toujours à<br />
travailler le présent et à le contraindre d’une manière d’autant plus discrète et puissante que<br />
celles-ci paraissent procéder de l’évidence, du bon sens pratique.<br />
C’est évidemment dans la rhétorique de l’extrême-droite française que les survivances<br />
de la « Révolution nationale » de Vichy sont les plus nettes, bien qu’elles ne soient jamais<br />
affirmées en tant que telles. L’effondrement du III ème Reich et la liquidation du régime de<br />
Vichy, en 1945, interdisent en effet qu’on puisse se réclamer ouvertement de l’idéologie nazie<br />
ou du pétainisme. Bien que publiquement désignées comme moralement inacceptables, ces<br />
valeurs n’en continuent pas moins à se perpétuer, grâce en particulier à un travail de recyclage<br />
ou plus exactement de « blanchiement » des images et des discours vychistes et nationalsocialistes.<br />
Ainsi, le Front national réutilise directement pour ses affiches des images de la<br />
propagande du régime de Vichy, tandis que le courant « néo-païen » du GRECE d’Alain de<br />
Benoist recycle dans l’illustration de ses publications l’imagerie nazie 106 . Là encore, si on<br />
ignore l’origine précise de ces images ou de ces discours, ceux-ci ne sont pas nécessairement<br />
choquants, en eux-mêmes : « nous sommes plus efficaces par un travail de pénétration<br />
discrète qu’en affichant clairement la couleur » dit très justement le « néo-païen » Pierre Vial<br />
à propos de la stratégie de révisionnisme idéologique poursuivie par l’extrême-droite<br />
française 107 . La question des survivances de la période de Vichy et du III ème Reich est donc<br />
particulièrement complexe, car elle est en quelque sorte consubstantielle à son oubli, ou à sa<br />
banalisation. En d’autres termes, on pourrait dire que la résilience de ce passé est d’autant<br />
plus puissante que son refoulement dans la mémoire collective est fortement affirmé ;<br />
personne ne veut se souvenir de ce passé catastrophique comme d’une période qui<br />
alimenterait toujours le présent. Et pourtant, c’est bien ce qui se passe.<br />
Une crise de l’histoire?<br />
Les oppositions les plus virulentes auxquels nos travaux sur l’histoire de l’archéologie<br />
allemande en France occupée se sont heurtés sont venues non pas des archéologues<br />
allemands, mais bien des collègues français. Ce n’était pas du point de vue de l’histoire que<br />
ces chercheurs mettaient en cause la véracité de l’existence des projets et des objectifs de<br />
105 NOGUERES, 1955 : 9.<br />
106 J’ai présenté ce processus de « blanchiement » des images du régime de Vichy par l’extrême-droite dans :<br />
Vichy, Le Pen et les Gaulois. De la Révolution nationale au Front national. Les Nouvelles de l’Archéologie, 72,<br />
1998, p. 31-35.<br />
107 Cité dans Libération, 14 octobre 1996.<br />
62
echerche que nous décrivions, preuves d’archives à l’appui. Ils ne le pouvaient d’ailleurs pas,<br />
puisqu’ils ignoraient fondamentalement le contenu des sources que nous avions étudiées. Ce<br />
qui les préoccupait, c’était le présent ; à savoir l’impact négatif que pouvaient avoir ces<br />
révélations sur les matériaux qu’ils continuaient à exploiter et sur les traditions<br />
d’interprétations qu’ils contribuaient à perpétuer. Si on ne pouvait mettre en doute l’existence<br />
de ces programmes de recherche allemands en France occupée, dans la mesure où ils étaient<br />
conduits par des institutions officielles, on pouvait du moins soutenir, avançaient-ils, que<br />
l’adhésion à l’idéologie nazie des chercheurs qui en avaient été chargés de la réalisation<br />
n’était pas démontrée. Ainsi, même si ces chercheurs allemands avait contribué à une<br />
entreprise décidée par les institutions archéologiques du III ème Reich, et même si certains<br />
d’entre eux avaient pu effectivement être membres du parti nazi ou de la SS, rien ne<br />
permettait, soulignaient-il, de caractériser leur interprétation des données archéologiques<br />
comme d’inspiration nazie : ils avaient fort bien pu faire un honnête travail d’archéologue, se<br />
bornant à la description des faits et à leur identification. On pouvait même pousser encore<br />
plus loin l’argument et dire, comme certains l’ont défendu, que, quand bien même certains de<br />
ces archéologues aient été des nazis convaincus, les données qu’ils avaient extraites étaient<br />
tout à fait utilisables, pour peu qu’elles ait été correctement observées ; ce qu’on pouvait<br />
facilement contrôler par de nouvelles fouilles sur des types de constructions ou d’assemblages<br />
archéologiques similaires.<br />
C’est la notion de fait archéologique, comme une information tangible et irrécusable,<br />
qui se trouve au cœur de cette controverse. Là où la polémique s’enracine dans l’idéologie,<br />
c’est lorsque nos collègues archéologues récusent, en rejetant l’existence d’un passé nationalsocialiste<br />
de la recherche actuelle, toute possibilité que l’exercice de leur discipline, comme<br />
pratique, puisse alimenter la production d’une idéologie, nazie qui plus est. Ce qu’ils<br />
cherchent à défendre, c’est la thèse fondamentalement idéologique selon laquelle<br />
l’archéologie, comme procédure d’étude et de mise en valeur des <strong>vestiges</strong> du passé, est<br />
fondamentalement neutre. Cette position est idéologique car le postulat de « neutralité » du<br />
processus d’objectivation des données archéologiques est consubstantiel à la fabrication<br />
même des faits archéologiques. Les archéologues au service du III ème Reich ne<br />
« fabriquaient » pas des données archéologiques ; ils rassemblaient des faits qui démontraient<br />
la réalité des thèses biologiques ou culturelles sur la prétendue supériorité de la « race<br />
germanique » dont le régime assurait la promotion. On se trompe donc quand on dit que les<br />
données de l’archéologie étaient détournées par la propagande nationale-socialiste ; elles<br />
étaient au contraire décrites le plus précisément et plus exactement possible, comme en<br />
témoigne la documentation généralement impeccable de l’archéologie allemande sous le III ème<br />
Reich. Ce sont les faits mêmes qui ont été inventés, dans la mesure où les chercheurs au<br />
service de l’archéologie nazie ont privilégié des données archéologiques dont l’interprétation<br />
pouvait alimenter naturellement l’image du passé « germanique » que l’idéologie nationalesocialiste<br />
cherchait à promouvoir. Ainsi, on a fouillé beaucoup de tombes « princières »<br />
(« Fürstengräbern »), qui témoignaient de la présence de puissants chefs guerriers à toutes les<br />
époque du passé dans le territoire culturel allemand. On s’est de même intéressé<br />
particulièrement aux fortifications, qui attestaient l’existence d’un pouvoir militaire fort et on<br />
a recherché spécialement les grands habitats, qui démontraient la présence de grands centres<br />
économiques et politiques créés par les « Germains »… La liste est longue. L’accumulation<br />
de ces matériaux, qui sont venus renouveler complètement les sources ponctuelles du XIX ème<br />
siècle, a créé un corps de données, grâce auquel s’est imposée une certaine image de la<br />
préhistoire européenne. En nous refusant à mettre en cause la notion de véracité constitutive<br />
des faits archéologiques, nous nous condamnons à justifier comme véridique l’entreprise de<br />
perversion du passé menée par le nazisme.<br />
63
Il y a là un problème extrêmement préoccupant, qui touche tout autant l’archéologie<br />
que l’histoire. L’archéologie contemporaine est à proprement parler contaminée par l’héritage<br />
de l’archéologie totalitaire du XX ème siècle. Les faits accumulés par l’archéologie nationalesocialiste,<br />
puisqu’il s’agit principalement d’eux, ont continué d’être augmentés après 1945.<br />
Même modifiés, même recouverts par les nombreuses couches d’interprétation accumulées au<br />
cours de ces cinquantes dernières années, ils sont toujours là, en quelque sorte sous une forme<br />
transmutée, et continuent à informer les interprétations du présent, à un niveau dont on<br />
pourrait dire qu’il est de plus en plus inconscient. L’impossibilité d’intégrer, aussi bien en<br />
France qu’en Allemagne, l’expérience de ce traumatisme collectif majeur qui a marqué les<br />
années 1930 et 1940 – et donc de le transmettre – prive d’autre part le présent de toute<br />
profondeur historique. Du coup, l’histoire bafouille dans le présent et ne parvient plus à<br />
advenir. Le passé récent est écrasé dans le présent et c’est cet écrasement de l’histoire qui<br />
contribue à perpétuer le postulat – en réalité fondamentalement totalitaire – selon lequel<br />
l’archéologie peut être réduite à un pur protocole de traitement des données archéologiques.<br />
Nous sommes donc piégés dans ce que Sebald a pu appeler « un déficit de transmission<br />
historique » par rapport aux expériences totalitaires des années 1930 et 1940. Comme l’a<br />
remarquablement montré Hanna Arendt dans sa série d’essais sur la crise de la culture<br />
européenne d’après-guerre, c’est le principe même d’histoire – tel que l’avaient formulé en<br />
particulier Kant et Hegel aux XVIII ème et XIX ème siècles – que sont venues démentir les<br />
expériences totalitaires du XX ème siècle. L’histoire a désormais perdu sa supposée<br />
intelligibilité non pas tant parce que les régimes nazi ou soviétique ont provoqué, par la<br />
généralisation de la terreur et des massacres de masse, un “ recul ” vers la barbarie, mais<br />
surtout parce que la spécificité du totalitarisme a été d’inventer de toutes pièces une réalité qui<br />
produit des faits tangibles et avérés ; en d’autres termes parce que le totalitarisme substitue à<br />
l’Histoire ses propres événements et ses propres processus historiques. « La politique, disait<br />
fort justement Goebbels, est l’art de rendre possible ce qui paraissait impossible 108 ». Le<br />
nazisme montre qu’il a été effectivement possible d’inventer une “ race supérieure<br />
germanique ”, de lui fabriquer à partir de rien une biologie et une préhistoire, de lui inventer<br />
une culture et surtout d’en faire un objet historique à part entière, apparemment validé par des<br />
travaux scientifiques irréprochables, assimilé et reconnu comme parfaitement tangible par une<br />
population toute entière. C’est en produisant de tels faits scientifiques – qui, en tant que<br />
données apparemment objectives, ont survécu à l’effondrement des régimes qui les avaient<br />
produits – que le totalitarisme efface l’incroyable effraction commise dans l’histoire, au<br />
moment même où elle est perpétrée. Cette manipulation de la réalité historique – une histoire<br />
que l’on pouvait croire jusque là exister en soi, au dessus et au delà des hommes - et la<br />
possibilité de lui substituer une autre véracité historique, celle-là intégralement fabriquée par<br />
le totalitarisme, précipite la faillite de la pensée de l’Histoire comme système. Car ce que<br />
dément avec la force de l’évidence l’expérience totalitaire, c’est fondamentalement la notion<br />
moderne d’Histoire, « selon laquelle, comme l’indique Arendt, la signification est contenue<br />
dans le processus tout entier, (et) dont l’événement particulier tire son intelligibilité 109 ». Cette<br />
idée se vide complètement de son sens quand, à l’intérieur de ce processus de réalisation du<br />
progrès que l’on croyait à l’œuvre depuis le XVIII ème siècle, apparaissent des événements<br />
aussi inconcevables pour la pensée universaliste héritée des Lumières que ceux provoqués par<br />
la libération de la barbarie industrielle. La crise qui frappe l’Histoire comme pensée de<br />
l’humanité est donc extrêmement sérieuse et s’étend largement à l’extérieur du champ<br />
historique : au plus profond, elle affecte les représentations sur lesquelles était fondée la<br />
108 Goebbels dit : “ Politik ist die Kunst, das unmöglische Scheinende möglich zu machen ”.<br />
109 ARENDT, 1972 : 116.<br />
64
culture européenne contemporaine, comme en particulier les notions d’autorité intellectuelle,<br />
de liberté, d’éducation, de collectivité ou encore plus loin de vérité. C’est l’ensemble de notre<br />
monde, comme représentation de la réalité humaine, que met en cause le totalitarisme.<br />
Comme le souligne l’historien britannique Ian Kershaw, l’explosion du nazisme constitue un<br />
véritable Tchernobyl de la civilisation européenne 110 . A ce titre, la catastrophe culturelle dans<br />
laquelle nous sommes plongés se situe à l’origine d’une rupture fondamentale dans la<br />
transmission de l’héritage de la pensée occidentale. Nous n’avons pas fini, manifestement, de<br />
découvrir l’ampleur de cette contamination.<br />
110 KERSHAW, 1997 : 425.<br />
65
Chapitre III<br />
Pareto chez les Protos<br />
David Hockney : La Onzième Peinture, T.N. (1992).<br />
66
Pareto chez les Protos<br />
L’une des personnes qui a le plus compté dans mon apprentissage scientifique – et qui<br />
compte toujours – est mon ami Bruno Wirtz. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1982<br />
sur notre fouille de Clayeures. Il était apparu au sommet du plateau, qui s’extirpait<br />
péniblement des ronces de l’orée du Bois de Jontois, traînant derrière lui une énorme valise en<br />
skaï marron. On ne l’attendait plus depuis longtemps.<br />
− « C’est bien ici la fouille de la Naguée ?<br />
− Euh oui ; c’est toi qui devait arriver la semaine dernière ?<br />
− Ouais, appelez-moi Burno, les mecs.<br />
− Mais tu viens d’où, comme ça ?<br />
− Ben de la gare d’Einvaux, c’est pas là que tu m’as dit qu’il fallait descendre ?<br />
− Si, mais c’est à au moins cinq kilomètres d’ici ! tu es venu à pied ?<br />
− Ben oui ; comme je n’avais pas de carte, je me suis dit que je vous trouverais sûrement par<br />
ici. Bon, où est-ce que je peux creuser ?<br />
− ! ? ! ? »<br />
Burno devait rester quelque jours ; il fouille avec moi depuis maintenant plus de vingt<br />
ans. Ses apparitions et ses disparitions sont toujours aussi imprévisibles. Il abandonne à<br />
chaque fois en partant l’essentiel de ses effets personnels – son nécessaire de toilette, ses<br />
vêtements, ses chaussures, son courrier ou ses papiers… – que nous avons renoncé à essayer<br />
de lui rendre. Les choses matérielles l’encombrent. Une couverture sur le sol lui suffit pour<br />
dormir et aucun endroit au monde ne peut semble-t-il le dépayser ni l’incommoder. Il a tout<br />
juste besoin d’un ordinateur, encore que… il a la faculté de se représenter mentalement les<br />
formes que prennent ses calculs. Car Burno est un mathématicien. Elève de Rémi Langevin<br />
(de la prestigieuse famille de mathématiciens et de physiciens Langevin), proche de Moshe<br />
Flato, qui siégeait à la fois dans le jury d’attribution de la médaille Fields et du Nobel de<br />
Physique, Burno est aujourd’hui un spécialiste mondialement reconnu des mathématiques de<br />
l’entropie et des systèmes non linéaires. Il est surtout la seule personne que je connaisse qui<br />
n’est jamais parvenue à acquérir le moindre sens du terrain, malgré des années de pratique<br />
assidue. Burno ne sait toujours pas reconnaître un site sur le terrain ; il est le seul qui, en<br />
prospection au sol, ramasse essentiellement des cailloux biscornus, des morceaux de fossiles<br />
et des débris rouillés d’engins agricoles ; il est celui qui rend fous les conducteurs de pelle<br />
mécanique en étant toujours placé dans l’angle mort de la machine, celui qui se jete<br />
subitement sous la lame du godet pour ramasser une racine qu’il a prise pour un tesson ou un<br />
brin d’herbe pour un fragment de bronze. Bref, Burno nous est fondamentalement inutile,<br />
voire dangereux, sur la fouille… tout en m’étant absolument indispensable. C’est ainsi.<br />
67
Séries-moi une nécropole…<br />
A l’occasion du colloque de l’Association française pour l’Etude des Ages du Fer de<br />
Sarreguemines, en 1987, j’avais essayé de produire une analyse de la distribution spatiale des<br />
caractères des tombes sous tumulus de la nécropole du “ Bois de Voivre ” à Haroué (Meurtheet-Moselle)<br />
111 . Fouillée en 1903 par Jules Beaupré et Jules Voinot 112 , c’était l’une des plus<br />
importantes nécropole de tumulus du Nord-est de la France, qui avait livré notamment un<br />
riche ensemble de parures métalliques permettant d’identifier un “ groupe lorrain ” de la fin<br />
de la phase ancienne du Premier âge du Fer 113 . L’intérêt du site résidait dans le nombre de<br />
tumulus fouillés et décrits – 67 sur un ensemble de près de 90 tertres conservés – ainsi que<br />
dans la relative précision des observations de Beaupré et Voinot, qui permettaient d’isoler des<br />
assemblages de mobiliers funéraires corrélés à des modes de construction de sépultures et de<br />
monuments funéraires. La nécropole d’Haroué était d’autre part située dans le rayon de moins<br />
de vingt kilomètres à la périphérie du site de Sion et elle pouvait fournir des renseignements<br />
intéressants sur les types de mobiliers et de pratiques funéraires dans ce secteur de la Lorraine<br />
centrale, où nous ne connaissions pour le moment que le tumulus isolé de Marainville et le<br />
premier tertre du premier âge du Fer que nous avions fouillé à Diarville.<br />
Pour ce travail sur la nécropole d’Haroué, j’avais essentiellement travaillé à la main,<br />
en produisant des cartes de distribution des types de structures de sépultures ou de modes de<br />
traitement du corps à l’intérieur du groupe funéraire et en calculant une petite sériation par<br />
diagonalisation, qui portait sur les types d’éléments de parures, que j’avais transcrite<br />
également sous la forme d’une minuscule matrice de cooccurrences des attributs. J’avais<br />
appliqué très exactement les méthodes mises en œuvre par Patrice Brun dans son étude de la<br />
“ Civilisation des Champs d’Urnes dans le Bassin parisien ”, qui venait de paraître l’année<br />
précédente et qui avait bouleversé la conception de la transition de la fin de l’âge du Bronze<br />
au premier âge du Fer. Cette première tentative montrait qu’on pouvait aller plus loin, en<br />
particulier dans l’étude de la distribution des types de pratiques funéraires ou de structures des<br />
sépultures, en explorant de manière plus approfondie les corrélations d’attributs et leurs effets<br />
de covariance. Aller au delà, cela signifiait abandonner le travail à la main, que je contrôlais,<br />
pour se lancer dans des calculs à l’ordinateur que je ne savais ni réaliser ni encore moins<br />
programmer.<br />
Burno, lui, savait. Nous avons commencé comme un jeu, auquel j’étais sûr de gagner à<br />
tous les coups: je lui fournissait la donnée archéologique que j’avais décrite selon les critères<br />
que j’avais élaborés, il la soumettait à des calculs de sériation qu’il avait programmés et je<br />
contrôlais que les résultats étaient pertinents du point de vue archéologique. Je pouvais<br />
111 Ce travail, complètement dépassé par les calculs réalisés avec Bruno Wirtz, est paru en 1993 sous le titre “ La<br />
nécropole de tumulus d'Haroué “ Bois de la Voivre ” (Meurthe-et-Moselle). Essai d'analyse spatiale d'une aire<br />
funéraire du Premier Age du Fer ” dans les actes du XI ème Colloque de l'AFEAF (Sarreguemines, 1987) qui ont<br />
publiés dans la revue interfrontalière Archaeologia Mosellana, 2, , p. 115-147.<br />
112 BEAUPRE et VOINOT, 1913.<br />
113 J’ai publié en 1993, avec Walter Reinhard, un article synthétisant les caractéristiques des assemblages<br />
typologiques des groupes de la Lorraine et de la Sarre : Les structures socio-économiques du Premier Age du Fer<br />
dans le groupe Sarre-Lorraine: quelques perspectives. Dans DAUBIGNEY A. (dir.) – Fonctionnement social du<br />
Premier Age du Fer. Hypothèses et opérateurs pour la France. Actes de la Table-Ronde Internationale de Lonsle-Saunier<br />
(Lons le Saunier, 1990). Lons-le-Saunier, Musée archéologique de Lons-le-Saunier, p. 105-130. On<br />
pourra se reporter également à un autre article de 1993 : Les bracelets rubanés de la Lorraine centrale et les<br />
relations entre la Sarre, la Lorraine et la Bourgogne au Premier Age du Fer. Blesa 1. Etudes offertes à Jean<br />
Schaub. Publication du Parc Archéologique Européen de Bliesbruck-Reinheim. Metz, Editions Serpenoise, p.<br />
345-357.<br />
68
changer tous les critères que je voulais si ce qu’ils produisaient ne me plaisait pas, mais il y<br />
avait une seule obligation à laquelle Burno m’avait demandé de me soumettre : je n’avais pas<br />
le droit de bricoler les résultats s’ils ne m’arrangeaient pas, par exemple en éliminant un<br />
assemblage d’attributs que je ne trouvais à sa place dans la matrice. C’était facile. Après<br />
seulement deux passages dans la machine, ma chronologie du site – avec les incinérations de<br />
la fin du Bronze final d’un côté, les inhumations à épée du Hallstatt ancien de l’autre, suivies<br />
des sépultures à parures du Hallstatt récent et de La Tène ancienne – s’était complètement<br />
effondrée sans que je puisse rien faire. Nous étions inconfortablement installés sur des sièges<br />
de camping devant l’écran bombé et épais d’un Amiga, qui avait besoin de longues minutes<br />
pour digérer la masse de calculs dont nous le bourrions pour enfin afficher, bande après<br />
bande, l’image des résultats. En attendant, nous avions le temps de boire un verre et de triturer<br />
en tous sens les données qui venaient de sortir, de discuter, d’imaginer. “ Tiens, si on essayait<br />
ça, maintenant? ” proposait alors Burno. Contrairement à ce que j’avais cru comprendre, il n’y<br />
avait pas une seule façon de calculer des sériations, mais toute une gamme, dont la pertinence<br />
variait selon les cas et ce qu’on cherchait à mettre en évidence et qui, surtout, produisaient<br />
toutes des arrangements différents. Il y avait certes les diagonalisations par critère de première<br />
apparition – qu’affectionnaient particulièrement les amateurs de typo-chronologies – mais on<br />
pouvait également produire par exemple des sériations par blocs, qui reposaient sur des<br />
calculs de moyennes de fréquences des cooccurrences, et qui donnaient un tout autre<br />
classement des assemblages et des attributs. On pouvait encore “ accrocher un fil à la patte ”<br />
d’une sériation, en la faisant dépendre d’un attribut particulier, à la suite duquel on pouvait<br />
observer la manière dont tous les autres critères se réorganisaient et se distribuaient. On<br />
pouvait également traiter les données par analyse factorielle ou analyse des correspondances.<br />
Ce n’était qu’une autre façon de représenter des sériations, que Burno souhaitait néanmoins<br />
m’éviter car elle demandait qu’on soit capable de lire des effets de corrélations de critères<br />
dans un espace à plus de deux dimensions. J’étais effectivement tout juste capable de<br />
déchiffrer des tableaux à deux entrées.<br />
Nous avons produit des dizaines de sériations, d’abord sur la nécropole d’Haroué, puis<br />
sur d’autres ensembles de tumulus dont le nombre de sépultures fouillées approchait la<br />
centaine, comme celle de Saint-Vincent “ Grand Bois ” (Belgique) et de Vienne-la-Ville<br />
“ Bois d’Haulzy ” (Marne), qu’avait notamment exploitée Patrice Brun pour son travail sur la<br />
chronologie Bronze-Fer 114 . Curieusement, c’étaient précisément les diagonalisations par<br />
critère de première apparition qui se révélaient les moins adaptées à la représentation des<br />
phénomènes de structuration et d’évolution globales – c’est-à-dire à l’échelle de l’histoire du<br />
fonctionnement des nécropoles – que nous cherchions à mettre en évidence. En revanche, nos<br />
sériations révélaient, pour chaque groupe funéraire, un monde de correspondances qui ne se<br />
laissaient jamais appréhender en une seule fois. Certaines associations disparaissaient au<br />
détour d’un calcul au profit d’autres combinaisons qui étaient restées jusqu’alors en quelque<br />
sorte diluées dans la matrice, puis elles réapparaissaient sous une forme sensiblement<br />
différente sur un autre. Selon les critères qu’on injectait, certaines combinaisons pouvaient se<br />
révéler très fortes – comme dans tous les assemblages dans lesquels il y avait de l’armement,<br />
ou pas de parures – ou au contraire très lâches, mais en réalité toutes aussi solides. Tout cela<br />
s’effectuait dans une sorte de fluidité continue, sans ruptures ni effets de blocs tranchés que<br />
j’étais éduqué à rechercher, mais au contraire dans une multiplicité d’effets d’emboîtements<br />
d’ensembles, qui rappelait directement les figures “ polythétiques ” à la David Clarke 115 .<br />
L’imprimante allait et venait en ronronnant, en poussant lentement des feuilles de papier où<br />
les images de matrice sortaient souvent inversées, presque toujours incomplètes, et qu’il<br />
114 BRUN, 1986 : 49-51 et fig. 27-29.<br />
115 CLARKE, 1978.<br />
69
fallait patiemment assembler avec du ruban adhésif ou de la colle. De temps en temps, tout<br />
s’évanouissait brutalement dans le néant absolu: il fallait alors chercher dans des centaines et<br />
des centaines de lignes de programme écrites en vert fluorescent sur fond noir la virgule<br />
déplacée ou la parenthèse qui manquait. Comme je m’impatientait devant les contorsions que<br />
ses programmations informatiques nous obligeait à faire, Burno m’avait répondu : « Moi, je<br />
fais de la haute couture, pas du prêt-à-porter. » Effectivement, si je cherchais du prêt-à-penser,<br />
je m’étais manifestement trompé de boutique.<br />
Je commençais néanmoins à adapter ma vue au monde fractionnaire de Burno. <strong>Des</strong><br />
régularités insoupçonnées commençaient à apparaître, qui traversaient de part en part la<br />
chronologie des sites traditionnellement restituée par la typologie du mobilier funéraire: ells<br />
apparaissaient découler, non pas d’un découpage en phases typo-chronologiques distinctes,<br />
mais au contraire d’une structure globale des groupes funéraires, qui avaient connu à chaque<br />
fois une histoire particulière. <strong>Des</strong> tendances, d’abord discrètes, s’étaient affirmées puis<br />
imposées ; d’autres au contraire d’abord dominantes s’étaient finalement déstructurées. C’est<br />
l’effet de cette surimposition, ou de cette dynamique, qu’on voyait. A l’idée naïve d’un temps<br />
chrono-typologique uniforme que restitueraient les matrices, il fallait substituer la notion plus<br />
abstraite, mais évidemment plus pertinente, d’un temps structurel – non chronologique au<br />
sens où on l’entendait conventionnellement – un temps logique, propre à chaque corpus de<br />
données, qui se déployait dans la manière dont s’arrangeaient les cooccurrences d’attributs et<br />
dont s’articulaient, aux différentes échelles de la matrice, les effets de passage d’un groupe ou<br />
d’un sous-groupe à un autre. Cela signifiait, entre autres, que des processus analogues<br />
pouvaient prendre des formes très différentes selon les sites : par exemple, dans les trois<br />
nécropoles de Saint-Vincent, Vienne-la-Ville et Haroué, on constatait une tendance à<br />
l’augmentation des volumes dominants des tumulus, bien que la hiérarchie des volumes de<br />
tumulus elle-même s’exprimait de manière très différente selon qu’il s’agissait de groupes à<br />
incinération du type de Saint-Vincent et Vienne-la-Ville – où elle était peu différenciée – et de<br />
nécropoles à inhumation, comme celle d’Haroué, où elle était au contraire très marquée. De<br />
même, la croissance des nécropoles ne suivait pas les mêmes trajectoires : elle s’effectuait<br />
sous la forme d’une translation générale avançant en front dans les groupes à incinération,<br />
alors qu’à Haroué elle était conditionnée par des groupes spatiaux très fortement structurés et<br />
persistants.<br />
Après un phase initiale de dépaysement, je commençais à être capable d’établir un<br />
nouveau lien avec l’archéologie, un lien qui se situait très au delà de la typo-chronologie<br />
traditionnelle et qui, une fois encore, revenait à la New Archaeology américaine. Bien au delà<br />
de la typologie du mobilier funéraire à laquelle tout le monde s’arrêtait, c’étaient les processus<br />
de distinction funéraire qui apparaissaient conditionner la structure et l’évolution des groupes<br />
funéraires. Concrètement, ce qui comptait n’était pas tant qu’il y ait une épée dans cette tombe<br />
et un vase dans cette autre que ce qu’on avait voulu signifier en particulier par l’intermédiaire<br />
de la nature du mobilier funéraire et du nombre de pièces déposées avec les morts. De la<br />
même manière, ce qui était important dans la construction des monuments funéraires ce<br />
n’était pas tant que certaines sépultures bénéficient de tertres plus ou moins volumineux que<br />
ce que dont témoignaient la quantité de travail ou le degré d’élaboration investi dans la<br />
constitution des tombes. Il fallait penser globalement des caractères qui pouvaient se révéler<br />
individuellement dissemblables ; c’est-à-dire, une fois encore, appréhender ces manifestations<br />
funéraires de l’âge du Fer de manière systémique, pour utiliser le jargon “ processuel ”. Car il<br />
était maintenant manifeste que ces distinctions funéraires prenaient sens à l’intérieur d’une<br />
70
hiérarchie dont la nature était similaire pour les différents sites étudiés 116 , mais dont<br />
l’organisation s’affirmait de manière particulière pour chacun d’entre eux. Cette hiérarchie<br />
était la plus visible, la plus ostentatoire pourrait-on dire, dans les nécropoles à inhumations.<br />
C’est là qu’on voyait le mieux que les distinctions funéraires s’opéraient en fonction d’un<br />
système de représentations collectives – ou plus exactement d’une idéologie funéraire –<br />
identifiant des catégories identitaires: on opposait ainsi des classes d’ordre social en<br />
distinguant des tombes de rang privilégié de toute la masse des autres qui n’en bénéficiait pas;<br />
on opposait des identités d’ordre sexuel en distinguant les tombes d’hommes des tombes de<br />
femmes ; on opposait enfin des pratiques de traitement du corps après la mort en distinguant<br />
une minorité d’inhumations d’une majorité d’incinérations. Tout ceci recoupait les<br />
observations de Lewis Binford publiées dans son article magistral de 1971 sur « l’étude des<br />
pratiques funéraires et leur potentiel 117 »: Binford y avait confronté les caractéristiques<br />
archéologiques exprimées dans la disposition des tombes (comme le degré d’élaboration des<br />
sépultures, le type de traitement du corps, la nature et l’importance quantitative du mobilier<br />
funéraire…) aux informations d’ordre anthropologique (statut social, filiation, circonstances<br />
de la mort, etc.) qui leur étaient associées. Cette grille de lecture, qui croisait les données<br />
archéologiques avec les données anthropologiques, pouvait être critiquée dans la mesure où<br />
elle s’inspirait d’une approche explicitement néo-évolutionniste des sociétés anciennes ; il<br />
n’empêche : en croisant les faits avec les représentations, l’approche de Binford fournissait un<br />
outil opérationnel pour l’étude des idéologies funéraires élaborées dans les sociétés pré- et<br />
protohistoriques.<br />
Hiérarchies funéraires et Loi de Pareto<br />
C’était dans les volumes de tumulus qu’il fallait manifestement chercher l’information<br />
sur la hiérarchie interne des nécropoles, en particulier à inhumation. J’avais classé par ordre<br />
croissant les volumes de tumulus des nécropoles de Clayeures et d’Haroué et je m’étais rendu<br />
compte que leur distribution obéissait à un phénomène hiérarchique cohérent à l’intérieur de<br />
chaque groupe funéraire. On observait en effet un rapport inversement proportionnel entre le<br />
nombre d’individus et la quantité de travail collectif investi dans la construction des<br />
monuments funéraires, dont témoignait le volume des tumulus. J’avais rapproché ce<br />
phénomène des observations géniales de l’anthropologue américain Joseph Tainter, qui avait<br />
avancé, à la fin des années 1970, que la quantité des dépenses d’énergie collective affectées à<br />
la construction des sépultures ou des monuments funéraires individuels pouvait être tenue<br />
comme une mesure de l’investissement consenti par la collectivité au profit du mort et qu’en<br />
conséquence elle témoignait de la position du défunt au sein du groupe, telle qu’elle était<br />
reconnue à sa mort 118 . Du point de vue qualitatif, l’existence d’une telle hiérarchie était<br />
confirmée par l’association exclusive des tombes privilégiées à armement aux classes de plus<br />
hauts volumes de tertres au sein de chaque nécropole 119 ; ce qui corroborait les observations de<br />
Walter Reinhard, qui avait montré que les tombes à épée du premier âge du Fer étaient<br />
systématiquement combinées aux tertres de volumes dominants à l’intérieur des groupes<br />
funéraires 120 . C’était intéressant, mais je n’étais pas capable d’aller plus loin et j’avais besoin<br />
116<br />
Les hiérarchies de dépenses d’énergie collective observées à Saint-Vincent, Vienne-la-Ville et Haroué<br />
présentent notamment une constante logarithmique moyenne, ou Constante de Pareto, située entre 0,74 et 0,75.<br />
(OLIVIER et WIRTZ, 1993 : 163).<br />
117<br />
BINFORD, 1971.<br />
118<br />
TAINTER, 1977 ; BINFORD (1971).<br />
119<br />
OLIVIER, 1993 : 128-133 et fig. 10-12.<br />
120<br />
Walter Reinhard avait publié ses premières observations sur les volumes de tumulus hallstattiens dans une<br />
brochure confidentielle éditée en 1984 à l’occasion du 30 ème anniversaire de la découverte de la tombe<br />
71
de Burno. Là encore, son approche en quelque sorte “ anarchéologique ” m’a tout d’abord<br />
dérouté : selon lui, puisqu’il y avait une hiérarchie à l’intérieur des nécropoles de tumulus, il<br />
fallait d’abord trouver quelle était la nature mathématique de cette hiérarchie. Nous avons<br />
donc commencé à tester différents types de lois hiérarchiques sur la distribution des volumes<br />
de tumulus dans les nécropoles. Burno avait conçu un programme qui permettait de<br />
surimposer la donnée du modèle, telle que la produisait la loi hiérarchique choisie, à la donnée<br />
réelle, telle qu’elle était fournie par les volumes de tumulus : si on ne parvenait pas à les faire<br />
coïncider l’une avec l’autre, c’est tout simplement qu’elles n’avaient rien à voir ensemble. Là<br />
m’attendait une surprise énorme, dont je n’ai pas fini de déplier toutes les implications : la<br />
seule loi hiérarchique qui non seulement fonctionnait avec les données de nos nécropoles de<br />
tumulus mais qui permettait également d’en prédire le contenu était la loi de Pareto, que le<br />
célèbre mathématicien Benoît Mandelbrot avait exposée dans son livre culte sur les “ Objets<br />
fractals ” 121 . Les fractales – qui sont des objets géométriques de dimensions fractionnaires – et<br />
le fonctionnement des systèmes chaotiques ou non linéaires qu’elles servent à décrire étaient<br />
devenus à la mode au début des années 1990, en particulier à la suite du best seller traduit en<br />
onze langues du journaliste scientifique américain James Gleick, qui avait largement<br />
popularisé la “ Théorie du Chaos ” 122 . On voyait des fractales partout – sur les couvertures de<br />
livres à succès, les pochettes de disques de musique branchée ou les T-shirts recherchés – ces<br />
formes abstraites fascinantes de naturalisme, aux détails répétés en abîme, que produisaient<br />
artificiellement les nouvelles capacités de calcul des ordinateurs à partir d’équations<br />
géométriques réitérées à l’infini. Et voilà que nos nécropoles de tumulus étaient fractales elles<br />
aussi ; tous les gens sérieux allaient trouver ça ridicule.<br />
Pourtant, il n’y avait pas de doutes : la loi de Pareto était la seule qu’on pouvait<br />
surimposer très exactement à la distribution hiérarchique des volumes, en particulier dans les<br />
nécropoles à inhumations dominantes du type de celle d’Haroué. Ainsi, à Haroué la loi de<br />
Pareto donnait quatre strates hiérarchiques et les sériations restituaient de leur côté<br />
systématiquement quatre groupes de tumulus structurant la nécropole. Dans le détail, la loi de<br />
Pareto donnait 18 individus de moins de 150 m3 dans la plus basse strate (4) tandis que les<br />
sériations identifiaient un groupe de 18 tertres à incinération, placés dans la même catégorie<br />
de volumes. La Loi de Pareto donnait ensuite 23 individus situés entre 150 et 250 m3 pour la<br />
strate 3, qui correspondait à un groupe de 24 inhumations sous tumulus à assemblages de<br />
mobilier funéraire de type féminin, compris dans les mêmes volumes 123 . Le modèle de Pareto<br />
continuait avec 23 individus dans la strate 2, dont les tumulus étaient situés dans le même<br />
intervalle de volumes que ceux de la strate précédente, et on obtenait par les sériations un<br />
groupe équivalent de 23 inhumations sous tumulus à assemblages de mobilier funéraire de<br />
type masculin, toujours compris dans les mêmes volumes. Enfin, la strate dominante (1) était<br />
constituée, d’après la Loi de Pareto, par un ensemble de 4 individus associés à des tertres<br />
compris entre 250 et 500 m3, auquel répondait un groupe équivalent de 4 sépultures à<br />
assemblages de mobilier funéraire de type masculin, combinés effectivement aux plus<br />
importants volumes de tertres de la nécropole. C’était incroyable. La loi de Pareto indiquait<br />
par ailleurs que, d’une strate à l’autre, le nombre d’inférieurs hiérarchiques était relativement<br />
« princière » de Reinheim, en Sarre (REINHARD, 1984). Ces résultats ont été publiés pour la première fois en<br />
Français en 1993 dans l’article commun que nous avons rédigé, Walter Reinhard et moi, pour la table ronde de<br />
Lons-le Saunier (OLIVIER et REINHARD, 1993).<br />
121 MANDELBROT, 1989 : 151-152.<br />
122 GLEICK, J. (1987) – Chaos. New York, Viking Press ; pour la traduction française, voir GLEICK, 1989.<br />
123 La différence d’un individu entre le modèle parétien et les sériations était due au fait qu’une des sépultures<br />
féminines de la nécropoles était associée à une inhumation double, dont le tumulus, édifié pour la tombe<br />
masculine principale était comptabilisé, du point de vue de la hiérarchie parétienne des volumes de tumulus,<br />
dans la strate masculine 2.<br />
72
constant (il était situé à chaque fois entre 1,2 et 1,3) mais qu’en revanche le degré d’inégalité,<br />
tel qu’il était exprimé par le taux de perte de volume d’un tertre à l’autre à l’intérieur de<br />
chaque strate, croissait fortement de haut en bas de la hiérarchie : il était de 10 et 13 % dans<br />
les strates supérieures de type masculines 1 et 2, mais triplait à partir de la strate 3 et 4, qui<br />
désignaient les inhumations de type féminines et les incinérations. En ce sens, la hiérarchie<br />
restituée par la Loi de Pareto suivait bien l’ordonnancement qualitatif mis en évidence par les<br />
sériations qui assujettissait l’ensemble des sépultures sous tumulus de la nécropole à certaines<br />
tombes masculines privilégiées, les inhumations féminines et les incinérations aux<br />
inhumations d’homme, et enfin les incinérations aux inhumations. Plus fort encore, les parties<br />
de la courbe de hiérarchie des volumes où la donnée théorique ne coïncidait pas exactement<br />
avec la donnée réelle étaient la signature même de l’appartenance de la distribution des<br />
volumes de tumulus à une loi hiérarchique de type parétienne : si on ne parvenait pas à<br />
surimposer la courbe du modèle de Pareto aux plus bas volumes de tumulus de la nécropole,<br />
c’était parce qu’il manquait de nombreux très petits tertres, d’un volume initial inférieur à 10<br />
et surtout 5 m3, qui n’avaient pas été observés, parce qu’ils avaient manifestement été nivelés<br />
depuis longtemps par l’érosion. L’estimation du nombre d’individus manquants, approchée<br />
par la détermination de la fonction caractéristique de la croissance volumique des tumulus à<br />
l’intérieur de la nécropole, donnait 278, soit le chiffre faramineux de 80 % du nombre total<br />
des sépultures du groupe funéraire. C’était précisément la proportion déterminée par la loi de<br />
Pareto, qui s’organise, à toutes les échelles de la hiérarchie, sur un rapport dit de type 80/20,<br />
selon lequel environ 80% des ressources – ici les dépenses d’énergie collectives exprimées<br />
par les volumes de tumulus – sont accaparées par une strate de la population qui ne représente<br />
que 20%, tandis que 80% de la masse de la population doit se partager seulement les 20%<br />
restants des ressources.<br />
La Loi de Pareto s’appliquait aux tumulus. Nous étions dans une situation inédite où,<br />
pour la première fois, nous pouvions prédire des résultats archéologiques. On pouvait par<br />
exemple observer si la distribution des volumes de tertres à l’intérieur d’une nécropole de<br />
tumulus présentait cette signature hyperbolique caractéristique de la hiérarchie parétienne<br />
hallstattienne et prédire qu’il devait s’agir d’un groupe à inhumations dominantes du premier<br />
âge du Fer et non de tertres à incinération de l’âge du Bronze, par exemple. A l’intérieur<br />
même de la distribution des volumes au sein des nécropoles hallstattiennes, on pouvait prédire<br />
par ailleurs quel groupe de tumulus précisément devait contenir des tombes à armement et<br />
dans quel autre il fallait s’attendre à trouver plutôt des tombes à parures. De manière<br />
étonnante, la possibilité de prédiction s’exerçait complètement à l’inverse du processus<br />
“ hypothético-déductif ” envisagé par la New Archaeology américaine des années 1960 et<br />
1970 : ce n’était pas en formulant des hypothèses préalables et en les confrontant à la réalité<br />
du terrain qu’on parvenait à isoler des régularités pertinentes, mais en surimposant un modèle<br />
purement théorique à des données de terrain déjà observées, pour peu qu’elles l’aient été à<br />
peu près correctement. Après tout, nous avions essentiellement travaillé avec des données des<br />
années 1900, dont les plus récentes n’étaient pas postérieures à 1912.<br />
On n’est pas là pour se faire engueuler !<br />
Il fallait se figurer d’autre part ce que signifiait, pour la compréhension des données<br />
archéologiques, le fait que la hiérarchisation parétienne des tumulus du premier âge du Fer<br />
présente un caractère fractal. La hiérarchie de Pareto est fractale parce qu’elle est<br />
hyperbolique – elle produit une signature facile à reconnaître, en forme de L, où la courbe<br />
parvient à peine à s’élever du plancher pendant la plus grande part de son parcours, pour<br />
73
s’envoler ensuite vers le plafond dans le dernier cinquième – à toutes les échelles. En clair,<br />
cela signifie qu’on retrouve cette signature hyperbolique à la fois sur l’ensemble de la<br />
hiérarchie mais aussi à l’intérieur de chacune des classes hiérarchiques qui la composent. Cet<br />
effet déroutant et vaguement magique pour nos esprits formés à la tradition étriquée des<br />
mathématiques euclidiennes est le résultat d’un processus tout simple, qu’on peut observer<br />
dans les tous classements par tailles, qu’il s’agisse par exemple de notes scolaires ou de<br />
salaires : ce n’est pas parce que vous vous placez dans une classe qui est au dessus ou en<br />
dessous d’une autre que toute le monde, dans votre catégorie, est capable des mêmes<br />
performances ou bénéficie du même traitement. Si, au lycée, vous étiez comme moi nul(le) en<br />
maths dans une classe de “ littéraires ”, vous étiez parmi les tous derniers de cette grosse<br />
majorité médiocre dont les meilleurs – très loin devant vous - parvenaient tout juste à se hisser<br />
quelquefois à la moyenne ; tandis que, de manière totalement incompréhensible, il y avait<br />
toujours un petit groupe d’un ou deux, voire de deux ou trois, qui décrochaient à chaque fois<br />
des notes mirobolantes. D’ailleurs, si c’est le cas, rappelez-vous : certains de ceux-là<br />
s’interrogeaient sur l’opportunité de quitter votre milieu sans avenir pour eux, non pas pour<br />
une classe “ scientifique ” - ne rêvons pas ! - mais plutôt pour une classe “ demiscientifique<br />
”, où ils auraient été d’honnêtes médiocres, mais au moins enfin à leur place.<br />
Arrêtons-nous là ; pour en revenir à nos hiérarchies de tumulus, cela signifie que “ la<br />
hiérarchie est elle-même hiérarchisée ” ; c’est-à-dire que les transitions d’une classe à une<br />
autre sont nécessairement floues, car plus que du passage d’une catégorie à une autre, il s’agit<br />
de celui d’une échelle à une autre. C’est pourquoi la statistique classique – qui consiste à<br />
former des paquets constitués d’éléments rigoureusement identiques entre eux – n’a pas de<br />
prise sur ces phénomènes d’organisation hiérarchisée : elle ne parvient pas à isoler des classes<br />
strictement bornées à l’intérieur de cet emboîtement hiérarchique apparemment ininterrompu,<br />
où les individus les plus “ forts ” ou les plus “ lourds ” d’une classe inférieure peuvent<br />
effectivement – dans l’absolu – se situer dans le même niveau que les plus “ faibles ” ou les<br />
plus “ légers ” de la classe immédiatement supérieure, voire même parfois les dépasser. Si<br />
maintenant je laisse le temps jouer sur ces hiérarchies (avez-vous remarqué par exemple qu’à<br />
chaque passage dans la classe supérieure vous êtes devenu(e) encore plus mauvais(e) en<br />
mathématiques ?) j’obtiens un tel embrouillement que toute possibilité de classement<br />
traditionnel devient simplement impossible, ou alors carrément fausse. Burno qui, sur le<br />
chantier, laisse traîner ses affaires absolument partout, dit souvent que le désordre est un ordre<br />
qu’on ne sait pas reconnaître.<br />
Nous avons présenté ces résultats à la table ronde que j’avais voulu organiser à Lons-le-<br />
Saunier en 1990 sur le thème : « quoi de neuf sur les phénomènes de hiérarchisation sociale<br />
observables dans l’archéologie de l’âge du Fer en Europe continentale ? » 124 . Pleins<br />
d’enthousiasme, nous avions intitulé notre communication « Pareto chez les Protos : trois<br />
petits essais d’archéologie iconoclaste » 125 , dans la mesure où, effectivement, l’application de<br />
la hiérarchie de Pareto conduisait à briser un certain nombre d’images sur les nécropoles de<br />
tumulus du premier âge du Fer, et en particulier celles de leurs dynamiques chronologiques.<br />
Notre papier a fait un bide total et je ne l’ai jamais vu cité nulle part, au contraire des articles<br />
plus futiles que j’ai publiés, où il y a de jolis dessins de bracelets ou de fibules. Je réalise<br />
maintenant qu’à cause de l’influence perverse des mathématiques, je parlais désormais un<br />
124 Les actes de ces rencontres ont été édités par Alain Daubigney seul sous le titre très alambiqué de<br />
“ Fonctionnement social de l’âge du Fer. Opérateurs et hypothèses pour la France. ” et publiés en 1993 par le<br />
Musée archéologique de Lons-le-Saunier.<br />
125 OLIVIER L. et WIRTZ B. (1993) – Pareto chez les Protos. Trois petits essais d'archéologie iconoclaste. Dans<br />
DAUBIGNEY A. (dir.) – Fonctionnement social de l’âge du Fer. Opérateurs et hypothèses pour la France.<br />
Actes de la Table-Ronde Internationale de Lons-le-Saunier (Lons le Saunier, 1990). Lons-le-Saunier, Musée<br />
archéologique de Lons-le-Saunier, p. 131-176.<br />
74
langage différent de celui de mes collègues normalement archéologues, qui, eux, étudient des<br />
objets. Pour la plupart, l’idée même d’une mathématisation des données archéologiques était<br />
une déviance contre nature : « On ne pourra jamais résumer les comportements humains à une<br />
formule mathématique », disaient-ils ; alors que ce n’était pas la question. D’autres, peut-être<br />
plus nombreux encore, nous opposaient des arguments fondés sur cette appréhension<br />
normalisatrice traditionnelle que nos résultats remettaient précisément en cause : « Votre<br />
système ne marche pas ; chez moi, j’ai des petits tumulus avec des épées dedans », disaientils.<br />
Apparemment, personne ne comprenait qu’il fallait penser les phénomènes de hiérarchies<br />
en termes de rapports, ou de proportions, et non comme des valeurs absolues :<br />
- « Vos tumulus, vous les avez pris dans les bois, où ils sont bien conservés.<br />
- Oui, c’est là où on a les meilleures chances de trouver les plus petits, qui sont<br />
nivelés en premier ailleurs.<br />
- Justement, ailleurs, dans les champs par exemple, vos tumulus sont nivelés et ils<br />
n’ont plus le même volume. Dans ce cas-là, vos calculs de volumes ne marchent<br />
plus.<br />
- Oui, ils sont étalés et ils peuvent même avoir perdu pas mal de masse, mais ça ne<br />
fait pas grand chose ; ce qui compte, c’est le rapport des volumes les uns avec les<br />
autres. Mais c’est vrai qu’on n’a pas travaillé avec, parce qu’on voulait de la très<br />
bonne donnée pour commencer.<br />
- Ca ne peut pas marcher, votre truc : si vos volumes de tumulus ne sont pas pareils en<br />
forêt ou en milieu cultivé, c’est pas possible de les prendre ensemble ! Et puis un<br />
tumulus en terre n’aura pas le même volume qu’un tumulus en pierres…<br />
- Bien sûr que ça n’est pas exactement la même chose, mais ça n’est pas les tumulus<br />
qu’on compare, c’est la hiérarchie des volumes. Si vous voulez, c’est la courbe<br />
des…<br />
- Pour moi, c’est foireux, votre truc. Et qu’est-ce qui se passe si vous avez un tumulus<br />
rechargé, ou agrandi au Hallstatt final, hein ? On en connaît pas mal des tertres<br />
comme ça ; ça la met par terre votre hiérarchie de je ne sais qui.<br />
- Non, ça ne la met pas par terre, parce qu’en général ça n’est pas n’importe quel<br />
tertre qu’on recharge : c’est souvent déjà un gros. Ca vous fait juste un tumulus<br />
beaucoup plus gros dans la catégorie des très gros. Dans les cas qu’on connaît, la<br />
différence est au moins de l’ordre de un à cinq : on peut vous dire que ça se voit.<br />
- Ouais, bof ; moi j’y crois pas. C’est que de la théorie, ce que vous faites. »<br />
Hiérarchies dans l’espace<br />
Pour peu qu’on l’accompagne d’une pincée d’empirisme au bon endroit, notre<br />
« théorie » était néanmoins d’une efficacité redoutable. La tombe à char de Marainville<br />
signalait l’apparition d’un phénomène aristocratique précoce dans les régions du Nord-est de<br />
la France, qu’on n’avait pas soupçonné jusqu’ici. La question essentielle qui méritait d’être<br />
examinée sérieusement était de savoir si cette poussée « princière » des environs du milieu du<br />
VI ème siècle av. J.-C. s’était éteinte par la suite – comme cela semblait être notamment le cas<br />
dans la région de la Heuneburg, vers laquelle se situait justement le centroïde de distribution<br />
des chars du type de celui de Marainville – ou si, au contraire, elle avait permis de concentrer<br />
suffisamment d’énergie pour permettre le développement de tombes à char aristocratiques de<br />
la fin du VI ème siècle av. J.-C. L’autre question qui venait immédiatement ensuite était de se<br />
demander s’il n’existait pas d’autres endroits du type de celui des environs de Sion, qu’on<br />
n’aurait pas encore identifiés.<br />
75
Or, si la loi de hiérarchisation des nécropoles de tumulus du premier âge du Fer que<br />
nous avions observée à l’échelle des sites funéraires était bien fractale, cela signifiait qu’elle<br />
se reproduisait aux diverses échelles de l’espace. On devait donc pouvoir la suivre, vers le<br />
haut, à l’échelle des micro-régions, des régions et des ensembles de régions. Mais comment la<br />
reconnaître ? Au lieu d’observer la distribution des dépenses d’énergie individuelles<br />
représentées par le volume de chaque tumulus à l’intérieur d’une seule nécropole, on pouvait<br />
par exemple examiner maintenant celle des dépenses d’énergie globales, telles qu’elles sont<br />
représentées par le volume moyen de la totalité des tertres de chaque nécropole à l’échelle<br />
d’un territoire. De l’image des groupes de tertres à l’intérieur d’un site funéraire isolé, on<br />
pouvait passer ainsi à celle des agrégats de nécropoles à l’intérieur d’un territoire donné. De la<br />
même manière qu’on l’avait fait pour les tertres funéraires, on pouvait ensuite ordonner ces<br />
volumes moyens de manière croissante et les soumettre au test de la hiérarchie de Pareto, et<br />
caractériser ainsi la structure hiérarchique des territoires à différentes échelles. Il était possible<br />
de monter dans la toile d’araignée de la hiérarchie des tumulus de plus en plus haut au dessus<br />
de l’espace et de regarder ce que cela donnait, en bas.<br />
C’était, à ce stade, déjà presque une procédure de routine. Elle donnait pourtant des<br />
résultats édifiants. Au premier niveau, d’où on pouvait voir l’ensemble du secteur des<br />
environs de Sion – là où personne ne voulait croire encore à l’existence d’une « résidence<br />
princière » hallstattienne – le volume moyen des tumulus par nécropole était globalement trois<br />
fois supérieur à celui qu’il était ailleurs dans les groupes funéraires dominants, ceux qui<br />
comportaient en particulier des séries de tombes à épée 126 . Ce rapport devait avoir été bien<br />
plus marqué à l’origine, car toute la région était soumise depuis longtemps aux effets de<br />
l’agriculture intensive. Ainsi, malgré l’érosion agraire, qui avait manifestement fait disparaître<br />
la plupart des nécropoles de tertres protohistoriques, l’anomalie de distribution des volumes<br />
de tumulus hallstattiens était encore suffisamment forte pour laisser une marque nettement<br />
visible dans le paysage, à condition bien sûr d’observer les bons paramètres. Ce pic de<br />
distribution identifiait un petit secteur de moins de 10 kilomètres de rayon, manifestement lié<br />
au site de hauteur de “ La Côte de Sion ” à Saxon-Sion (Meurthe-et-Moselle), où avait été<br />
mise en évidence une importante occupation du premier âge du Fer liée notamment à sa<br />
fortification 127 . Dans le détail, cette anomalie globale était produite par plusieurs tertres isolés<br />
conservant encore un volume de plus de 500 m3 128 , mais surtout par un groupe funéraire<br />
fortement nivelé par les cultures, celui de Diarville “ Devant Giblot ”, dont le volume moyen<br />
était encore quatre fois plus élevé que la moyenne supérieure des nécropoles hallstattiennes 129 .<br />
Le phénomène de différenciation funéraire supérieure à la normale, dont la tombe de<br />
Marainville nous avait laissé entrevoir les premiers éléments, n’était donc pas isolé et c’était<br />
dans la nécropole de Diarville qu’on devait, semblait-il, rechercher les plus fortes dépenses<br />
126 Le volume moyen des nécropoles de tumulus est de 310 m3 dans le secteur de Saxon-Sion; alors qu’il<br />
n’atteint en moyenne que 110 à 120 m3 dans les nécropoles de tumulus à tombes à épée du premier âge du Fer<br />
du Nord-est de la France.<br />
127 Le site de Sion est connu par de nombreuses découvertes accumulées depuis le début du XIX ème siècle, qui<br />
permettent d’identifier un important habitat de hauteur du Bronze final, auquel succède une enceinte fortifiée du<br />
premier âge du Fer et un oppidum de La Tène récente, avant que le site ne soit converti en une agglomération<br />
urbaine à l’époque romaine. Nous avons pu établir la chronologie de la fortification du site en 1994, dont j’ai<br />
publié une synthèse dans le catalogue de l’exposition « Princesses celtes de Lorraine » (L’enceinte de la Côte de<br />
Sion à l’âge du Fer. Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires<br />
d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités<br />
nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 58-62).<br />
128 Comme celui de Marainville-sur-Madon, ou encore comme celui du “ Bois de Thorey ” à Thorey-Lyautey<br />
(Meurthe-et-Moselle), que nous avons découvert en 1990. Ce tertre reste à fouiller.<br />
129 Il atteignait encore près de 400 m3.<br />
76
d’énergie affectées à l’édification de sépultures individuelles. Comme on le sait, la fouille a<br />
confirmé ce pronostic, en révélant une concentration de tombes à épée et de tombes à char<br />
dont on ne connaît pas d’équivalents dans les sites funéraires du Nord-est de la France.<br />
Si on grimpait au niveau supérieur, d’où le regard pouvait embrasser maintenant toute<br />
l’étendue de la Lorraine centrale, on voyait se dessiner un réseau d’agrégation de nécropoles<br />
de tumulus du premier âge du Fer, qui formaient une nouvelle structure hiérarchisée. On<br />
reconnaissait toujours distinctement la forme du pôle des environs de Sion, mais à une<br />
trentaine de kilomètres au sud-ouest en apparaissait un autre, dans les environs de<br />
Contrexéville, où Félix de Saulcy avait entrepris une première série de fouilles dans les<br />
années 1860 130 . Le volume moyen des nécropoles de tumulus du premier âge du Fer y était<br />
moins important que dans la région de Sion, mais néanmoins nettement supérieur à la<br />
moyenne des groupes de tertres privilégiés, à inhumations à armement 131 . Comme dans la<br />
région de Sion, on pouvait reconnaître qu’un groupe de tertres particuliers, celui du « Bois<br />
Banal » à Aulnois (Vosges), produisait, avec un volume moyen de près de 330 m3, un pic<br />
anormalement élevé dans la répartition des dépenses d’énergie collectives. Ce site n’est connu<br />
que par des fouilles ponctuelles réalisées par Félix de Saulcy 132 , mais il est très probable qu’il<br />
contient, comme celui de Diarville, des tombes hallstattiennes à épée et/ou à char. En<br />
direction du nord-est, un autre pôle, qui écrasait tous les autres par sa taille, était situé dans les<br />
environs de la vallée supérieure de la Seille, bien connue pour l’exploitation intensive de ses<br />
sources salées à l’âge du Fer 133 . Le volume moyen de l’ensemble des nécropoles datées de la<br />
période hallstattienne y atteignait 350 m3. Il était bien plus considérable si on y intégrait le<br />
volume d’un grand tumulus isolé établi au pied de l’enceinte du premier âge du Fer du « Haut<br />
du Mont » à Tincry (Moselle), qui atteignait à lui seul près de 15000 m3 134 . C’est, à notre<br />
connaissance, le seul monument funéraire de cette région qui possède une masse comparable<br />
à celle des « tumulus géants » à tombes « princières » à char du type de ceux de Sainte-<br />
Colombe-sur-Seine (Côte d’Or), aux environs de Vix, ou de la « Motte aux Fées »<br />
d’Apremont (Haute-Saône), sur la vallée supérieure de la Saône 135 .<br />
Si on montait encore plus haut dans la toile hiérarchique, pour considérer à présent<br />
l’ensemble des régions du Nord-est de la France et de l’Allemagne du Sud-ouest, de nouvelles<br />
structures apparaissaient encore. De manière intéressante, elles ne correspondaient que<br />
partiellement à la carte qu’on avait l’habitude de se représenter pour cette période du premier<br />
âge du Fer. Ainsi, le secteur des environs de la Heuneburg, en Bade-Wurtemberg, apparaissait<br />
130 SAULCY, 1861 ; id. (1866) ; id. (1867).<br />
131 Le volume moyen des nécropoles de tumulus du premier âge du Fer du secteur de Contrexéville atteint, dans<br />
l’état actuel des données, environ 190 m3.<br />
132 La fouille, dont le mobilier est conservé au Musée des Antiquités nationales, n’a jamais été publiée<br />
(LEPAGE, 1984 : 66, fig. 51, 3-4).<br />
133 J’ai publié en 2001 un article de synthèse sur l’état des connaissances du « Briquetage de la Seille », à<br />
l’occasion du lancement de notre nouveau programme de recherche sur l’exploitation du sel de la vallée<br />
supérieure de la Seille à l’âge du Fer et son impact environnemental et social (Le « Briquetage de la Seille »<br />
(Moselle) : nouvelles recherches sur une exploitation proto-industrielle du sel à l’âge du Fer. Antiquités<br />
nationales, 32 (2000), p. 143-171).<br />
134 Une première série de sondages a été réalisée sur le site de Tincry à la fin du XIX ème siècle (BARTHELEMY,<br />
1889 : 208-210 ; 296-297 ; PAULUS, 1894). Nous avons pu y identifier une occupation datant du premier âge du<br />
Fer en 2002, qui a été publiée en 2003 : OLIVIER L. et TRIBOULOT B. (2003) – L’enceinte de Tincry<br />
(Moselle) : un nouveau centre de pouvoir hallstattien lié à l’exploitation du sel de la haute Seille ? Antiquités<br />
nationales, 34 (2002), p. 119-133. Dans cet article, figurent les premières observations réalisées sur le tumulus<br />
géant de Viviers (Moselle), qui paraît avoir connu au moins deux états d’édification et dont la masse a fourni des<br />
fragments de céramique domestique attribuables au premier âge du Fer.<br />
135 PARE, 1992 : 220-222 (Cat. n° 2A : Apremont « Tumulus de la Motte aux Fées », Tombe 1) ; 228-229 (Cat.<br />
n° 13A : Sainte-Colombe-sur-Seine, « Tumulus de la Butte »).<br />
77
extraordinairement renforcé, pour constituer le pôle dominant de l’ensemble de cette zone<br />
occidentale de la civilisation hallstattienne. Les ensembles funéraires de la Bourgogne,<br />
pourtant prééminents dans la littérature française sur le premier âge du Fer, disparaissaient<br />
sous la forme d’une poussière de tertres isolés, d’importance médiocre. Le secteur de Vix luimême<br />
n’apparaissait que comme un accident ponctuel en quelque sorte marginal, situé qu’il<br />
était à la périphérie d’une zône dont le coeur se situait plutôt à une trentaine de kilomètres au<br />
sud-ouest, sur les plateaux calcaires de la Côte-d’Or. En fait, l’ensemble des tertres de Côted’Or<br />
et du Jura dessinaient plutôt une nébuleuse en forme d’arc, qui se développait de part et<br />
d’autre de la vallée de la Saône, au débouché de l’axe du Rhône. Les tertres de la Lorraine<br />
tendaient à s’agglomérer en un groupe lorrain, dont le centroïde se trouvait en fait à la<br />
périphérie de la vallée supérieure de la Seille. Plus au nord, un groupe de la Sarre et du<br />
Palatinat apparaissait bien marqué. A l’est du Rhin, hormis le groupe du Bade-Wurtemberg<br />
centré sur les environs de la Heuneburg, un groupe important se dessinait dans la région de la<br />
Hesse.<br />
A cette échelle globale, la répartition spatiale de ces agrégations de pôles de<br />
concentration de dépenses d’énergie collective est apparue n’être en rien aléatoire : on<br />
remarque en effet que les groupes régionaux de tumulus correspondent précisément à une<br />
série de zones de distribution spécifique de types de productions en particulier métalliques,<br />
qui identifient une série de faciès culturels régionaux du premier âge du Fer. A l’ouest du<br />
Rhin, on retrouve bien, dans la distribution spatiale de ces types de productions régionales, les<br />
trois grands groupes du Saône-Jura, de la Lorraine et de la Sarre-Palatinat, qui se succcèdent<br />
tous les 100 kilomètres environ, du sud-ouest au nord-est. La situation est identique à l’est du<br />
Rhin, où, au groupe du Bade-Wurtemberg, au sud, et juxtaposé au nord un groupe de la<br />
Hesse. Cette distribution territoriale, que font clairement apparaître ici les types de parure<br />
féminine, est très résistante : elle apparaît de manière similaire lorsqu’on projette – comme<br />
nous l’avons fait pour une contribution présentée en 2000 au colloque de l’AFEAF de<br />
Martigues 136 – la distribution spatiale de la proximité de composition des assemblages<br />
funéraires à épée et à char.<br />
Pourquoi les choses sont-elles ainsi, et pas autrement ? En Allemagne, l’archéologue<br />
Hilke Hennig s’est associée au mathématicien Chris Lucianu, pour étudier la répartition<br />
spatiale des nécropoles de tumulus du premier âge du Fer en Souabe, sur un territoire<br />
d’environ 10 000 kilomètres carrés. Hilke et Chris ont travaillé non pas sur les volumes de<br />
tumulus, mais sur le nombre de tertres par nécropole 137 . Les résultats de cette enquête, qui a<br />
porté sur un total de plus de 850 sites funéraires, sont extraordinairement proches des nôtres :<br />
en Souabe comme dans le Nord-est de la France, l’ordonnancement des nécropoles par<br />
nombre croissant de tumulus fait apparaître une courbe similaire à profil en L, qui signale un<br />
phénomène de hiérarchie fractale. Dans les deux cas également, l’ordonnancement des sites<br />
selon un classement de type rang-taille s’effectue le long d’une droite de régression<br />
logarithmique, qu’il suit selon une trajectoire sinueuse caractéristique. Dans le Nord-est de la<br />
France, on obtient des distributions tout à fait similaires à celle du nombre de tertres par<br />
nécropole, en travaillant cette fois sur les volumes moyens des sites funéraires : même courbe<br />
cumulative à profil caractéristique en L, même droite de régression logarithmique le long de<br />
laquelle la distribution des sites présente la même trajectoire sigmoïdale. Qu’est-ce que cela<br />
136 OLIVIER L., WIRTZ B. et TRIBOULOT B. (2002) – Assemblages funéraires et territoires dans le domaine<br />
hallstattien occidental. Dans : GARCIA D. et VERDIN F. (dir.) – Territoires celtiques. Espaces ethniques et<br />
territoires des agglomérations protohistoriques d’Europe occidentale. Actes du XXIV ème Colloque de l’AFEAF.<br />
Paris, éditions Errance, p. 338-362.<br />
137 HENNIG et LUCIANU, 2000.<br />
78
signifie ? Je crois qu’on peut dire que, dans l’un et l’autre de ces ensembles de régions de la<br />
culture hallstattienne européenne, la distribution des sites funéraires obéit à un principe de<br />
hiérarchie emboîtée aux différentes échelles de l’espace : nous avons pu vérifier son existence<br />
à diverses échelles territoriales, depuis l’échelle élémentaire de la nécropole jusqu’à l’échelle<br />
globale de ces agrégats de groupes régionaux. Si ce phénomène est extraordinairement<br />
résistant, il n’est pas universel. On ne peut pas l’observer, par exemple, sur les tumulus de<br />
l’âge du Bronze, dont nous avons cherché à observer, à titre de comparaison, la distribution<br />
des volumes, ni sur ceux du début du Second âge du Fer, qui présentent, les uns et les autres,<br />
une structure hiérarchique tout à fait différente. Cette organisation hiérarchisée est bien une<br />
caractéristique de la culture hallstattienne du premier âge du Fer.<br />
Qu’est-ce qui produit ce phénomène ? C’est là une question ouverte. Les géographes<br />
et les urbanistes ont observé depuis longtemps des effets de distribution conditionnés par des<br />
lois de type rang-taille, en particulier dans la répartition des agglomérations urbaines en<br />
relation avec celle des groupements de populations 138 . Hilke Hennig et Chris Lucianu en<br />
concluent que cette distribution hiérarchisée des nécropoles de tumulus doit refléter une<br />
distribution similaire dans la répartition des habitats correspondants 139 . C’est possible, mais je<br />
ne crois pas que ce soit là l’explication ; la distribution des nécropoles de tumulus n’est pas<br />
hiérarchisée parce que l’habitat l’est à l’origine. Je crois à quelque chose de plus profond et de<br />
plus dérangeant : ce phénomène de hiérarchisation emboîtée qu’on peut observer dans les<br />
groupes de tumulus du premier âge du Fer n’est pas tant du à la hiérarchisation en elle-même<br />
des formes d’occupation humaine, qu’à leur projection dans l’espace, dans la mesure où celleci<br />
s’effectue à toutes les échelles spatiales en même temps. Il y a là un phénomène assez<br />
fascinant d’auto-organisation, pour reprendre le vocabulaire de la science des structures<br />
dissipatives 140 : on constate en effet que la hiérarchie des centres urbains contemporains ou des<br />
nécropoles de tumulus de l’âge du Fer tend vers un rapport constant entre d’une part le<br />
produit du nombre d’agglomérations (ou de nécropoles) par la population de la plus petite et<br />
d’autre part la population de toutes les agglomérations (ou nécropoles) initiales 141 . Cette<br />
caractéristique particulière des organisations structurées selon le principe de rang-taille est<br />
une manifestation, en quelque sorte spontanée ou plutôt intrinsèque, de ce que le philologue<br />
américain George Kingsley Zipf avait appelé le principe du moindre effort selon lequel,<br />
d’après lui, celles-ci se construisent 142 . En géographie urbaine, on retrouve cette notion<br />
d’optimisation dans le fonctionnement du modèle de Christaller, selon lequel la distribution<br />
hiérarchique emboîtée des centres urbains tend à répondre à un échange optimum s’effectuant<br />
entre la production des biens qui convergent vers les centres et la distribution de services que<br />
ceux-ci assurent en retour 143 . Les structures territoriales emboîtées de Christaller et les effets<br />
d’ordonnancement rang-taille correspondent donc aux manifestations différentes d’un même<br />
138 C’est le géographe allemand Felix Auerbach qui, en 1913, a observé qu’il existait une relation proportionnelle<br />
entre la taille de la population d’un habitat et la place de celui-ci à l’intérieur de toute la série des populations<br />
d’habitats à l’intérieur d’une région donnée : ainsi la population de la troisième ville en taille d’une région<br />
quelconque tend à être proche du tiers de la population de la plus grande ville du secteur en question, la ville<br />
classée 10 ème d’un dizième de la population de la plus grande ville etc. Cet effet de hiérarchisation des habitats en<br />
fonction de leur taille a été remarqué par la suite de manière tellement universelle qu’on lui a attribué le nom de<br />
loi de Loi d’Auerbach, ou encore de loi de Zipf, du nom du philologue américain George Kingsley Zipf qui a<br />
observé, dans les années 1940, un phénomène tout à fait analogue dans la distribution des phonèmes et des mots<br />
à l’intérieur du langage.<br />
139 HENNIG et LUCIANU, 2000 : 543-545.<br />
140 NICOLIS et PRIGOGINE, 1977 ; PRIGOGINE et STENGERS, 1986. Sur l’impact épistémologique des<br />
disciplines de la non-linéarité, on pourra consulter en particulier BOUTOT, 1993.<br />
141 LE BRAS, 1996 : 160.<br />
142 ZIPF, 1949.<br />
143 CHRISTALLER 1933 ; LÖSCH, 1940.<br />
79
phénomène d’auto-organisation, qui n’apparaît clairement que dans la dimension<br />
fondamentalement non-linéaire des phénomènes développés dans l’espace. A ce titre, les<br />
effets de distribution rang-taille qu’on peut observer dans l’espace ne sont qu’une production<br />
particulière de la loi de Pareto, dans la mesure où cette loi hiérarchique simple fonctionne<br />
comme une loi de progression géométrique 144 . C’est l’espace donc, comme structure<br />
topologique, qui conditionne la croissance particulière de ces ramifications hiérarchiques, qui<br />
se diffusent d’une échelle à l’autre. La diversité, l’hétérogénéité des manifestations<br />
archéologiques que cherche à niveler l’approche conventionnelle, est en réalité une création<br />
de l’espace tout autant que de l’histoire ; c’est-à-dire du temps.<br />
Croissance et hiérarchies : une autre image du temps archéologique<br />
Avec la hiérarchie de Pareto, nous avions trouvé quelque chose d’élémentaire, mais de<br />
résistant, qui était enregistré dans les données archéologiques mêmes. On pouvait l’observer<br />
dans l’espace, mais on pouvait également la voir à l’œuvre dans le temps. Dans le Nord-est de<br />
la France, cette hiérarchie des volumes de tumulus n’était pas constante dans le temps. Elle<br />
évoluait au cours du premier âge du Fer vers un système qui avait tendance à concentrer de<br />
plus en plus d’énergie collective dans une minorité de tombes de moins en moins nombreuses<br />
(les fameuses tombes « princières » de la fin du VI ème siècle av. J.-C. et leurs « tumulus<br />
géants »), jusqu’à l’implosion finale du début du V ème siècle av. J.-C. Le processus<br />
commençait doucement et lentement dans le courant du IX ème siècle av. J.-C. (c’est-à-dire<br />
encore à la fin de l’âge du Bronze), devenait très sérieux au VII ème siècle, passait<br />
manifestement un seuil vers le milieu du VI ème siècle et s’envolait dans la deuxième moitié du<br />
siècle 145 . De manière très intéressante, cette croissance de type exponentielle s’effectuait à<br />
l’intérieur d’un système qui était manifestement limité : l’énergie qui était aspirée par ces<br />
tombes dominantes était prise quelque part, en réalité sur l’ensemble des tombes qui leur<br />
étaient subordonnées, jusqu’à ce que celles-ci finissent par être complètement « pompées » et<br />
s’affaissent en masse : c’est ce qui arrivait manifestement dans la seconde moitié du VI ème<br />
siècle av. J.-C., où les tombes dominantes continuaient encore leur course sur leur lancée,<br />
avant que l’ensemble du système ne s’effondre d’un seul bloc.<br />
Du point de vue mathématique, les phénomènes exponentiels sont, parmi les<br />
comportements de croissance, ceux qui sont les plus simples. Considérés à une échelle<br />
globale, beaucoup de phénomènes de développement suivent d’ailleurs une trajectoire de type<br />
exponentielle : prise depuis les plus lointaines origines où il est possible de l’estimer, la<br />
croissance de la population humaine est exponentielle, tout comme l’est celle du nombre<br />
d’objets composant ce qu’on appelle la culture matérielle des sociétés humaines. Les<br />
phénomènes d’innovation industrielle sont le plus souvent de caractère exponentiel, comme le<br />
montre par exemple la croissance des capacité de calculs des ordinateurs depuis les cinquante<br />
144 LE BRAS, 2000 : 114.<br />
145 J’ai présenté ces premières observations sur le processus de « concentration du pouvoir » affirmé par<br />
l’évolution des tertres funéraires du premier âge du Fer dans l’article sur le tumulus à tombe à char de<br />
Marainville-sur-Madon, publié en 1988 dans « Les princes celtes et la Méditerranée ». Pour une synthèse sur<br />
l’évolution des représentations funéraires entre la fin de l’âge du Bronze et le début du Second âge du Fer dans le<br />
Nord-est de la France, on pourra se reporter à ma contribution au colloque de Carcassonne, tenu en 1997 :<br />
OLIVIER L. (2000) – Les dynamiques funéraires dans le domaine hallstattien occidental (IXe-IVe siècles av.<br />
J.C.) et l’impact des contacts méditerranéens sur l’évolution des formes sociales du premier âge du Fer.<br />
Dans JANIN T. (dir.) : Mailhac et le Premier Age du Fer en Europe occidentale. Hommages à Odette et Jean<br />
Taffanel. Actes du Colloque international de Carcassonne (septembre 1997). Lattes, UMR 154 du CNRS<br />
Monographies d’Archéologie méditerranéenne, 7, p. 157-173.<br />
80
dernières années. Les exemples sont légion.<br />
Dans tout phénomène de caractère exponentiel, ce qui est important n’est pas tant<br />
l’augmentation vertigineuse des valeurs, qui finit par créer un effet de hiérarchie absolument<br />
écrasant entre l’extrême minorité du sommet et l’immense majorité de la base, que la vitesse à<br />
la laquelle s’effectue cette croissance. Car cette vitesse n’est pas constante : la croissance se<br />
met d’abord en marche lentement, puis s’accélère et monte de plus en plus fort à mesure que<br />
s’approche la fin de la trajectoire. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que la course particulière<br />
des trajectoires exponentielles est liée à l’existence d’un rapport entre la vitesse de la<br />
croissance et ce qu’on pourrait appeler la masse de l’objet en évolution à chaque point de sa<br />
transformation. Ainsi, aux débuts des processus exponentiels, quand les valeurs sont encore<br />
peu élevées et peu différenciées – qu’il s’agisse ici de volumes de tumulus, ou de capacités de<br />
mémoires d’ordinateurs, ici peu importe – la croissance est à la fois faible et lente, puis dès<br />
qu’un seuil de valeurs a été atteint, elle s’intensifie et s’accélère fortement, en produisant des<br />
valeurs de plus en plus élevées et de plus en plus différenciées. L’accélération de la vitesse de<br />
croissance est tellement puissante à ce moment qu’elle paraît sans limites. En fait c’est aux<br />
limites du système qu’elle se heurte bientôt et c’est l’existence de limites de capacité du<br />
système à supporter la croissance au delà d’un certain point qui finit par interrompre<br />
brutalement sa trajectoire. Les plus hautes concentrations de dépenses d’énergie collective –<br />
dont témoignent par exemple dans l’Europe hallstattienne les plus grands tertres funéraires de<br />
la fin du VI ème siècle av. J.-C. ou, plus loin de nous, les temples et les palais mayas les plus<br />
monumentaux du VIII ème siècle apr. J.-C. 146 – sont en général les dernières.<br />
Ce problème des limites de la croissance des systèmes culturels est celui qu’a tenté<br />
d’explorer le plus à fond l’anthropologue américain Joseph Tainter, dans l’ouvrage<br />
maintenant classique qu’il a consacré aux « effondrements des sociétés complexes » 147 . Il est<br />
évident que les effets de déclenchements de croissance exponentielle, tels qu’on les observe<br />
dans l’âge du Fer européen, signalent l’existence de seuils qu’il serait important de<br />
rechercher. Mais il y autre chose que les processus de croissance exponentielle qu’il nous est<br />
possible d’identifier en archéologie mettent en évidence : ils révèlent que la transformation de<br />
l’objet dont on suit l’évolution dépend de sa position moyenne dans le temps, à chaque point<br />
de sa trajectoire. En d’autres termes, les phénomènes archéologiques exponentiels sont la<br />
signature d’une relation existant entre la vitesse de la croissance du système et sa position<br />
relative dans le temps.<br />
L’existence de tels processus bouleverse l’appréhension traditionnellement<br />
séquentielle du temps en archéologie. La position dans le temps d’un système archéologique –<br />
que nous reconnaissons par des des caractéristiques typologiques ou des types d’assemblages<br />
particuliers – n’est pas donnée en soi ; elle dépend de la vitesse d’évolution du système auquel<br />
on a affaire. Cette relation explique pourquoi les séquences typo-chronologiques qu’on<br />
obtient à partir des caractéristiques morphologiques des objets archéologiques ont tendance à<br />
paraître plutôt longues et indifférenciées au début – lorsque le processus se met lentement en<br />
marche – et au contraire plutôt courtes et très hétérogènes à la fin, lorsque la croissance du<br />
système est à son maximum. Ceci explique également pourquoi le temps archéologique<br />
n’apparaît jamais complètement, ou plutôt toujours d’une manière fragmentaire, détournée : le<br />
temps enregistré dans ce type de croissance exponentielle est un temps plus qualitatif que<br />
quantitatif ; il semble tantôt « lent » et tantôt « rapide », tantôt « riche » et tantôt « pauvre ».<br />
Le temps qui s’inscrit dans les <strong>vestiges</strong> archéologique n’est pas un temps qui leur serait<br />
146 TAINTER, 1988 : 156-179 et fig. 25-26.<br />
147 TAINTER, 1988.<br />
81
extérieur, comme l’est le temps de l’horloge ; c’est un temps interne, le produit d’une<br />
dynamique de croissance qui s’inscrit dans des formes. Les gens qui veulent garder<br />
l’archéologie comme elle est ont raison de se méfier des mathématiques : elles sont bien<br />
capables de la faire s’écrouler. Mais c’est leur représentation du passé qui est sans vie ; c’est<br />
leur propre vision de l’histoire qui est rigide et mécanique.<br />
82
Chapitre IV<br />
Un Français à Cambridge<br />
Paul Klee : Hauptweg und Nebenwege (1929).<br />
83
At Cambridge in the 1990’<br />
Un Français à Cambridge<br />
« Ce qui a transformé l’archéologie préhistorique, à mon sens, c’est qu’on n’y parle<br />
plus d’objets, mais de sociétés, et qu’on est passé de l’étude du matériel des fouilles à<br />
celle des relations entre les différentes catégories de données utilisables. Autrefois, les<br />
soins les plus méticuleux étaient apportés au classement, à la comparaison et à la<br />
datation du matériel, comme si ces reliques inanimées étaient l’objet d’étude essentiel.<br />
(…) Aujourd’hui, les objectifs sont plus ambitieux. Il s’agit de parler de façon sensée<br />
des sociétés dont ces objets sont les <strong>vestiges</strong>. De discuter de leur environnement et de<br />
leurs moyens d’existence, de leurs techniques, de leur organisation sociale, de la<br />
densité de leur population etc., et, à partir de ces paramètres, de construire un tableau<br />
et une explication des changements qui s’y produisirent 148 . »<br />
J’avais été saisi par les conclusions de « Before Civilisation » et l’appel de Colin<br />
Renfrew à une archéologie sociale de la Préhistoire qu’il avait lancé au tout début des années<br />
1980 149 . Contrairement aux archéologues du continent, Renfrew attaquait de manière frontale<br />
le modèle diffusionniste traditionnellement invoqué pour expliquer les changements culturels<br />
de l’Europe protohistorique, en disant qu’il fallait en finir avec cette façon de faire de<br />
l’archéologie. L’objet de l’archéologie, disait-il avec une nouvelle génération d’archéologues<br />
qui prétendaient refonder l’archéologie, ça n’était pas les objets, c’était les sociétés du passé.<br />
Il fallait se donner les moyens d’aborder ce problème sérieusement : étudier les sociétés<br />
humaines du passé, cela signifiait se confronter à la question des changements culturels 150 ;<br />
c’est-à-dire également à celles des crises et des effondrements de civilisations 151 . Que se<br />
passait-il à ces moments cruciaux – au delà des invasions, des bouleversements historiques ou<br />
des changements de style – et qu’est ce qu’on pouvait en décrire, quels types de processus<br />
pouvait-on en reconstituer à partir des données archéologiques ? Etudier les sociétés humaines<br />
dans le passé, cela signifiait d’autre part s’attaquer à la question de déterminer non seulement<br />
comment elles étaient organisées, mais aussi et surtout comment elles fonctionnaient. Avec<br />
quels milieux étaient-elles en échange ? Quels types de ressources ou d’informations<br />
exploitaient-elles ? Et quel rôle jouait l’innovation dans leur évolution 152 ?<br />
J’avais décidé de rejoindre cette archéologie là où elle était pratiquée, grâce à l’aide de<br />
Sander van der Leeuw, dont j’avais fait la connaissance à Paris et qui acceptait de diriger mon<br />
travail de doctorat à Cambridge. J’avais déjà eu l’occasion de rencontrer Colin Renfrew, qui<br />
148 RENFREW, 1983 : 286-287.<br />
149 RENFREW, 1979 ; id., 1983 pour la traduction française.<br />
150 RENFREW et COOKE, 1979.<br />
151 C’est la question centrale à laquelle s’est consacré Joseph Tainter depuis les années 1980 : TAINTER, 1988.<br />
152 C’est l’un des problèmes auquel s’est attaché Sander van der Leeuw (VAN DER LEEUW et TORRENCE,<br />
1989).<br />
84
dirigeait le Département d’archéologie de l’université de Cambridge, lorsque je préparais<br />
l’exposition « 30 ans ans d’archéologie en France » 153 . J’avais été reçu à dîner avec Anne à la<br />
Master Lodge de Jesus College, où nous avait été offert un repas outrageusement anglais :<br />
kidney pie, agneau à la menthe accompagné de petits pois d’un vert presque phosphorescent,<br />
le tout accompagné de grands crus de bordeaux servi par un impeccable waitor à gants blancs.<br />
Plusieurs professeurs de Jesus avaient été invités également – les Anglais ne craignent rien<br />
tant que de s’ennuyer en compagnie d’étrangers ; c’est-à-dire du genre humain – et la<br />
conversation avait rapidement pris un tour à la fois très érudit et complètement excentrique. Il<br />
m’avait été assez difficile de glisser dans la discussion que j’avais le projet, si on m’acceptait,<br />
de faire ma thèse à Cambridge, sur un sujet d’archéologie sociale.<br />
Lorsque j’arrivais à Cambridge, en 1991, une quinzaine d’années déjà s’étaient<br />
écoulées depuis l’essor de la « nouvelle archéologie » anglaise, qui avait pris le relais en<br />
Grande-Bretagne et en Europe du Nord de la New Archaeology américaine des années 1960.<br />
David Clarke était mort et, avec lui s’était éteint cet esprit de formalisation des données<br />
archéologiques qui dominait sa tentative de fondation d’une nouvelle « archéologie<br />
analytique » 154 . Colin Renfrew avait depuis imprimé au Département d’Archéologie une forte<br />
orientation cognitiviste, qui s’affichait en particulier dans The Cambridge Archaeological<br />
Journal, la nouvelle revue éditée par le centre de recherche privé qu’il dirigeait à l’université<br />
(le McDolnald Institute of Archaeological Research). Les gens alors en vue à Cambridge<br />
cherchaient à approcher, notamment par l’intermédiaire de simulations informatiques, les<br />
stratégies développées par les communautés humaines du passé pour exploiter les ressources<br />
de leur l’environnement. Ils cherchaient à isoler les paramètres en fonction desquels ces<br />
sociétés anciennes avaient pu se représenter les problèmes auxquels elles étaient confrontés et<br />
comment, dans les périodes de crises qu’elles avaient traversées, elles avaient du tenter de les<br />
résoudre. Cette approche cognitiviste était un avatar du courant « processuel » hérité du début<br />
des années 1980 qu’incarnait Renfrew depuis son installation à Cambridge. Grâce à<br />
l’exploitation intensive des simulations informatiques qu’autorisait désormais le<br />
développement des capacités de calcul des ordinateurs individuels, son objet principal était de<br />
modéliser le fonctionnement interne des sociétés du passé.<br />
Face à cette approche scientiste « dure », où ne trouvait pas sa place qui voulait, s’était<br />
organisé à Cambridge un contre-courant autoproclamé « post-processuel », dont l’instigateur<br />
était Ian Hodder, qu’une véritable carrière de star attendait par la suite aux Etats-Unis 155 . En<br />
termes de marketing académique, c’était une idée de génie. Puisqu’il avait désormais un nom<br />
à lui, le « post-processualisme » s’imposait en lui-même comme un courant de pensée majeur<br />
dans l’archéologie contemporaine, comme l’avait été le « processualisme » triomphant des<br />
années 1970 et 1980. C’était le petit préfixe post qui faisait toute la différence : il signifiait<br />
qu’objectivement, du point de vue de l’Histoire, le processualisme appartenait en réalité au<br />
passé, aux débuts primitifs et naïfs de la pensée archéologique. L’innovation, l’intelligence, la<br />
pertinence étaient du côté du « post-processualisme » qui, du coup, représentait à la fois toutes<br />
les potentialités du futur non encore formé et la puissance d’un mouvement historique à part<br />
entière. Le post-processualisme était désormais au processualisme ce que le post-modernisme<br />
153 Cette exposition nationale, qui devait établir un bilan des découvertes archéologiques en France depuis les<br />
années 1960, a été présentée au Grand Palais à Paris en 1989. J’en ai assuré l’édition du catalogue, avec Jean-<br />
Pierre Mohen (MOHEN J.-P. et OLIVIER L. (1989) – Archéologie de la France. 30 ans de découvertes.<br />
Catalogue de l'Exposition Nationale du Grand Palais. Paris, Réunion des Musées Nationaux, 495 p.)<br />
154 CLARKE, 1978.<br />
155 Sur le post-processualisme hoddérien, on pourra lire notamment HODDER (1982a) ; id. (1982b) ; id. (1984).<br />
85
de la pointe extrême de la création des années 1990 était au banal modernisme du début du<br />
XX ème siècle. Contrairement au petit cénacle processuel, la vaste chapelle post-processuelle<br />
présentait l’immense avantage de l’œcuménisme : pour en faire partie, il n’était en effet<br />
nullement nécessaire de connaître quoique ce soit à la programmation informatique ni aux<br />
mathématiques. Surtout, il suffisait de s’en réclamer pour apparaître couvert du prestige<br />
intellectuel que conférait la solidarité proclamée du post-processualisme avec les penseurs<br />
français du post-modernisme.<br />
Les post-processualistes avaient compris quelque chose de très important : dans<br />
l’univers de la consommation de masse du monde « globalisé », c’est à l’individu qu’il faut<br />
s’adresser. De ce point de vue, les processualistes étaient finis ; ce qu’il fallait faire, pour<br />
atteindre le succès de masse, c’était développer des produits intellectuels adaptés au marché<br />
de la consommation académique, des produits non pas destinés au milieu microscopique des<br />
collègues établis, mais ciblés au contraire sur la vaste clientèle mouvante des étudiants, des<br />
produits déclinés en diverses variantes visant des niches ou – pour parler le langage de la<br />
communication – des tribus particulières. Il fallait imaginer des produits attractifs et<br />
valorisants, qui combinent le prestige de la légitimité des valeurs établies, reconnues, à une<br />
image d’originalité et d’insoumission gauchisante au « système dominant ». De simples<br />
jeunes gens entrant à l’université, chacun devait pouvoir se sentir « un rebelle au cœur du<br />
système », en consommant de l’enseignement, en se massant à des conférences organisées<br />
comme des révolutions, en achetant des publications écrites comme des manifestes, qui<br />
assureraient le succès et la célébrité de leurs auteurs, eux bien établis dans le système<br />
académique. Là dessus, la panthéonisation des penseurs liés au mouvement des années 1968<br />
ouvrait des perspectives de repackaging pratiquement infinies : on pouvait par exemple<br />
invoquer Foucault pour critiquer la domination du pouvoir sur la société, revendiquer<br />
Bourdieu pour stigmatiser la domination des castes sociales sur les individus, faire appel à<br />
Sagan pour dénoncer la domination des hommes sur les femmes, etc. Le concept central était<br />
la condamnation des contraintes collectives entravant l’exercice de la liberté individuelle à<br />
agir selon sa nature. Car cette apparente entreprise de libération de l’individu – pour en réalité<br />
le transformer en consommateur – se doublait d’un terrible processus de normalisation<br />
morale, selon le plus petit dénominateur commun reliant les individus ; à savoir<br />
l’appartenance ethnique, le genre ou les pratiques sexuelles. Grâce au post-processualisme, il<br />
y aurait désormais une archéologie des minorités ethniques, une archéologie de la minorité<br />
féminine ( ?), une archéologie des minorités homosexuelles et pourquoi pas aussi une<br />
archéologie des minorités transsexuelles. Tout le monde aurait raison en même temps à<br />
l’intérieur de sa propre minorité, de son propre ghetto qui représenterait une manière originale<br />
et unique d’être au monde. Contrairement aux apparences, le génie commercial du postprocessualisme<br />
est de n’avoir aucun contenu théorique : il quitte Bourdieu pour Derrida,<br />
oublie Shanks et Tilley après Holtorf ; il soutient seulement ce qui s’achète. Il n’existe que<br />
dans le présent immédiat et absolu de la consommation ; ce qui était adulé hier, mais qui<br />
aujourd’hui a perdu l’éclat de la nouveauté, disparaît comme s’il n’avait jamais existé : plouf !<br />
Si le processus du succès est fondamentalement amnésique, le système du succès, lui, est<br />
fondamentalement destructeur : non seulement il brise toute possibilité d’élaboration de<br />
connaissances par delà les ghetthos – ce qui est précisément ce vers quoi tend la création du<br />
discours scientifique : ce que je vois, toi aussi tu peux le voir, même si nous sommes<br />
d’origines et de positions différentes – mais il brise également toute possibilité de<br />
transmission de ces connaissances de l’ancien vers le nouveau.<br />
Dans ces deux approches contradictoires seulement en apparence, les données<br />
archéologiques étaient utilisées non pas exactement comme le produit du fonctionnement des<br />
86
sociétés du passé – un produit fondamentalement transformé par leur histoire – mais<br />
davantage comme un témoignage de leur structure interne. C’était évidemment là un<br />
problème, d’ailleurs plus idéologique, ou culturel, que véritablement théorique : pour les gens<br />
de la « vieille Europe » qui, comme moi, ne partageaient pas complètement cette<br />
appréhension anglo-américaine de la société selon laquelle les actes individuels comptent plus<br />
que les comportements collectifs, c’étaient davantage l’effet des durées qui était intéressant –<br />
en bref le jeu de l’Histoire sur les cultures anciennes révélées par l’archéologie – et non pas<br />
tant la reconstitution d’une mécanique économique ou sociale, par nature nécessairement<br />
incomplète. Il était évident pour nous que ce qui leur semblait l’évidence même – à savoir que<br />
la marche du monde est celle du triomphe des gagnants sur les perdants et que le succès c’est<br />
la réussite – n’était que le point de vue de la culture dominatrice et puritaine dont ils étaient<br />
issus.<br />
Ces deux courants, qui étaient engagés dans une lutte sans merci pour la suprématie<br />
mondiale sur l’archéologie, étaient en fait l’un et l’autre culturellement très américains. Le<br />
premier était tourné vers la hard science des grands instituts de recherche, tandis que le<br />
second, plus politically correct, était davantage orienté vers l’anthropologie ou la sociologie<br />
et les sciences humaines dans leur ensemble. Pour nous, la différence ne valait que pour eux ;<br />
c’était en fait un monde qui ne nous appartenait pas et dont nous ne faisions pas partie.<br />
D’ailleurs, tous les chercheurs importants des Etats-Unis ou d’ailleurs passaient par<br />
Cambridge, y étaient passés ou devaient y passer. En France, il y avait bien de temps en temps<br />
quelques étrangers qui venaient nous rendre visite, mais ici, c’était tout le monde anglophone<br />
– l’ancien Commonwealth désormais américanisé - qui se donnait rendez-vous, dans toutes les<br />
disciplines. Il y avait également beaucoup de gens d’Asie du sud-est, dont une forte<br />
communauté japonaise, et un contingent important d’Européens, principalement composé<br />
d’Allemands, d’Italiens et de Grecs. Quant aux Français, ils brillaient par leur absence : j’étais<br />
le seul Français en archéologie et l’un des deux ou trois expatriés pour l’ensemble des<br />
sciences humaines. J’étais perdu.<br />
La situation est désespérée mais pas grave<br />
Colin Renfrew avait pensé que j’allais produire des simulations fractales. Je n’avais<br />
pas les moindres compétences informatiques nécessaires ni, surtout, réellement envie de m’y<br />
risquer. Dès que Colin comprit que ce ne serait ma voie, il se détourna rapidement de mon<br />
travail. Mon travail… je ne savais pas exactement ce que j’allais faire. En fait, j’étais pris<br />
entre plusieurs traditions inconciliables : il était clair pour moi que je n’avais (plus) rien à<br />
faire avec la tradition continentale de cette archéologie des objets qui persistait à chercher les<br />
peuples dans les cultures archéologiques du passé, comme les « Celtes » en l’occurrence.<br />
J’étais objectivement du côté de cette « nouvelle archéologie » anglo-saxonne qui s’intéressait<br />
au passé au delà de la pure accumulation de la description des sites et des <strong>vestiges</strong> mobiliers,<br />
mais je découvrais que je n’en partageais ni les compétences ni les valeurs. Quant au courant<br />
« post-processuel », qui aurait pu m’attirer dans sa relation avec les penseurs français qui<br />
m’avaient profondément marqué – comme Michel Foucault, en particulier, et les gens de sa<br />
mouvance – il m’ouvrait certes une fabuleuse carrière d’adaptateur des French intellectuals 156 ,<br />
mais ce n’était pas du tout ce que je désirais faire.<br />
156 Sur l’influence des intellectuels français des années 1970-1990 sur les sciences humaines dans le monde<br />
américain, on pourra consulter notamment CUSSET (2003).<br />
87
En fait, j’étais parfaitement dans la situation qui était la mienne : c’était absolument<br />
stupide d’être venu m’exiler en Angleterre, où je ne connaissais personne et où personne ne<br />
m’attendait. Il eut mieux valu pour moi n’avoir jamais pensé à Cambridge et m’inscrire en<br />
thèse à Paris, en choisissant comme directeur de recherche le patron influent d’un laboratoire<br />
du CNRS qui aurait pu me faire intégrer par la suite. D’ailleurs, j’étais seul à Cambridge ;<br />
tous les autres, eux, étaient restés en France. Qu’est-ce que j’étais venu faire dans ce pays,<br />
dont je ne parlais pas la langue et dont les usages bizarres m’étaient aussi incompréhensibles<br />
que ceux de la plus lointaine des populations exotiques? Et quand je dis autant, j’exagère : je<br />
me sentais en fait beaucoup plus en terre familière avec John le Papou, dont les réactions de<br />
« sauvage » m’étaient proches, qu’avec John l’Anglais, dont le comportement alambiqué et<br />
fuyant m’échappait. J’étais venu à Cambridge pour écrire ma thèse sur l’archéologie des<br />
pratiques funéraires du premier âge du Fer du Nord-est de la France. A la base, mon travail<br />
consistait à exploiter les données accumulées depuis une petite dizaine d’années grâce en<br />
particulier aux fouilles de Clayeures et des environs de Sion, à les confronter aux sources<br />
anciennes des recherches de la fin du XIX ème siècle et enfin à les replacer dans le contexte<br />
archéologique plus large de la culture hallstattienne occidentale. C’était assez simple<br />
(quoiqu’exigeant en soi une quantité de travail assez considérable), mais, contrairement à ce<br />
dont j’avais l’habitude en France, on me demandait ici de développer un point de vue sur la<br />
question : quel était le problème auquel je proposais, avec le sujet que j’avais choisi de traiter,<br />
de trouver des éléments de réponse ? Quels types de résultats pouvais-je envisager de<br />
produire dans le délai de trois ans qui m’était imparti ? Et quelle était la méthode originale que<br />
j’envisageais de développer pour atteindre cet objectif ?<br />
C’était une façon de penser radicalement différente de celles auxquelles j’avais été<br />
formé en France comme en Allemagne, où c’était le sujet archéologique qui définissait le<br />
travail de recherche, et non la manière dont on l’abordait : il y avait des chercheurs en<br />
différentes spécialités – en Préhistoire, en Protohistoire, en archéologie classique, etc. – mais<br />
la démarche scientifique, fondamentalement, était censée être la même. C’était exactement la<br />
situation inverse dans laquelle je me trouvais projeté maintenant : dans le système anglosaxon,<br />
on pouvait très bien envisager l’existence de démarches différentes à l’intérieur d’une<br />
même spécialité, pourvu que celles-ci produisent des résultats. Sur ce point, la question des<br />
résultats se posait dans des termes tout à fait différents dans le milieu dont je provenais ; en<br />
France comme en Allemagne, produire des résultats, cela consistait avant tout à rassembler un<br />
corpus de données pertinentes, et non pas nécessairement à trouver quelque chose de nouveau.<br />
Dans ces conditions, la question de la théorie se posait dans des termes tout à fait opposés<br />
selon qu’on se plaçait dans l’un ou l’autre monde. Dans le monde anglo-saxon, on utilisait la<br />
théorie – qu’on pouvait prendre dans toutes les disciplines, qu’elles appartiennent aux<br />
sciences humaines ou aux sciences « dures », c’était sans importance – comme un outil<br />
permettant de produire des résultats inédits : la démarche théorique était donc mise en avant<br />
dans tout travail de recherche, mais si on trouvait ailleurs une autre « théorie » qui marchait<br />
mieux, il n’y avait absolument aucun problème à jeter l’ancienne et à faire de celle-là la<br />
nouvelle. L’archéologie anglo-saxonne apparaissait ainsi surchargée de considérations<br />
théoriques, mais en réalité elle était fondamentalement a-théorique, car elle fonctionnait<br />
essentiellement comme une entreprise pragmatique. A l’inverse, dans le monde continental,<br />
l’archéologie apparaissait dépourvue de considérations théoriques, parce que, justement, la<br />
question de la remise en cause de la théorie ne pouvait pas se poser : l’archéologie allemande,<br />
comme l’archéologie française, avaient la prétention de produire des faits scientifiques, et rien<br />
d’autre que cela.<br />
Evidemment, je n’avais pas pensé à tout cela. J’avais bien quelques petites idées – sur<br />
88
la chronologie de l’âge du Fer, qui, selon moi, ne fonctionnait pas bien, ou sur l’étude des<br />
tumulus, qu’on pouvait pratiquer autrement – mais, sur le fond, je n’avais pas de point de vue<br />
sur mon sujet. Si je voulais rester, il allait falloir que je réfléchisse sérieusement au problème ;<br />
c’est-à-dire en fait que je trouve où était ma place. Il allait falloir que j’identifie clairement<br />
l’endroit où était désormais ma position, notamment par rapport à ces héritages culturels<br />
différents, et d’où j’examinerais les données archéologiques. J’allais devoir passer du statut<br />
passif de producteur de données archéologiques, auquel je m’étais accoutumé à être confiné,<br />
au statut actif de créateur de sens archéologique, qu’on exigeait maintenant de moi.<br />
Comment ? Je n’en n’avais aucune espèce d’idée. Mais une chose était certaine : il allait<br />
falloir que je trouve vite.<br />
Les échelles du temps et de l’espace<br />
C’est une expérience déroutante que de vivre dans un pays étranger, suffisamment<br />
longtemps pour que l’on n’y éprouve plus le sentiment d’y être seulement de passage. Elle<br />
vous laisse sans repères par rapport à l’inconnu qui vous entoure, mais aussi sans a-priori par<br />
rapport à ce qui se présente. Vous êtes dépendant ce qui arrive ; vous êtes littéralement<br />
déplacé : on vous emmène, on vous fait rencontrer des gens que vous n’auriez jamais croisé<br />
autrement et avec qui vous tentez de communiquer. La différence que vous rencontrez partout<br />
à propos des moindres petites choses quotidiennes – qui vous étonnent ou qui vous choquent<br />
– vous pousse à vous interroger sur votre identité profonde, dans son rapport intime avec les<br />
choses et avec les gens. Aussi, c’est à Cambridge que j’ai pris conscience que la façon de<br />
percevoir le monde qui me correspond le mieux c’est, malgré tout, celle qui est liée au monde<br />
d’où je viens. Nous ne pensons pas comme des anglo-saxons ; notre rapport au monde n’est<br />
pas le même, nous ne percevons pas les mêmes choses. Traduire un texte du Français vers<br />
l’Anglais c’est, en réalité, écrire un autre texte : non seulement les choses ne sont pas dites de<br />
la même manière – l’abstraction, de quelque degré qu’elle soit, ne passe pas – mais surtout<br />
l’argumentation se développe différemment et repose sur des points qui sont presque de<br />
nature opposée.<br />
J’ai progressivement réalisé à Cambridge que le point crucial qui nous identifie, nous<br />
autres habitants du « vieux continent » européen, par rapport à ceux du « nouveau monde »<br />
anglo-saxon, c’est la perception de l’histoire. De ce point de vue, l’Angleterre occupe à<br />
proprement parler une position intermédiaire entre l’Europe et les Etats-Unis. C’est la<br />
perception de l’histoire qui nous sépare et en même temps qui nous lie les uns aux autres,<br />
dans la mesure où discuter la signification que nous tirons de l’histoire, c’est interroger nos<br />
identités réciproques. Ce qui intéresse les Américains dans l’histoire, c’est la possibilité d’y<br />
voir quelque chose se transformer. Ce qui nous captive dans l’histoire c’est plutôt celle d’y<br />
voir quelque chose se constituer dans la durée, par delà les événements et les ruptures. Ils<br />
pensent qu’il est possible d’agir individuellement sur le monde, et de le changer ; nous<br />
sommes convaincus quant à nous qu’il existe des forces historiques qui dépassent les<br />
individus et les sociétés et qui les façonnent. Nous avons tendance à reconstituer l’histoire de<br />
manière statique – c’est particulièrement vrai en archéologie –, eux la perçoivent de manière<br />
dynamique. Nous nous intéressons d’avantage aux phénomènes d’héritage, ou de survivance,<br />
alors qu’eux sont captés par les phénomènes de changement ou d’innovation.<br />
Cambridge était le lieu par excellence où pouvaient se croiser ces différentes<br />
perceptions de l’histoire et s’enrichir l’une au contact de l’autre. C’est de cette rencontre de<br />
traditions intellectuelles diverses que cette petite ville universitaire médiévale isolée au milieu<br />
89
de la campagne anglaise tire une force de créativité et d’innovation sans équivalent nulle part<br />
ailleurs au monde. Progressivement, et presque à mon insu, le cadre de mon travail s’est mis<br />
en place. Pour effectuer cette démarche de synthèse entre deux traditions d’appréhension du<br />
passé différentes – entre d’une part des données archéologiques extraites selon la perspective<br />
« continentale » et leur exploitation d’autre part selon une perspective « anglo-saxonne » - il a<br />
fallu que se constitue un cadre grâce auquel ces deux approches complémentaires de l’histoire<br />
puissent se rencontrer et se confronter l’une à l’autre. J’ai trouvé ce cadre dans la notion<br />
d’échelles du temps et de l’espace. Il y en a certainement d’autres, mais c’est en faisant varier<br />
ces échelles d’observation sur un même objet archéologique (on l’occurrence mes tombes du<br />
premier âge du Fer) qu’il m’est devenu possible de faire apparaître le jeu du changement et de<br />
la continuité, des survivances et des ruptures, et de les mesurer les uns aux autres.<br />
J’ai donc commencé par constituer une suite d’échelles d’espace dans les matériaux<br />
archéologiques de l’âge du Fer. On peut partir, au plus près, des sépultures prises<br />
individuellement, puis des groupes de sépultures dans un même monument funéraire, puis des<br />
agrégats de groupes de tombes dans un même cimetière. Si on élargit encore, on peut passer<br />
aux groupes de nécropoles, puis aux agrégats de sites funéraires aux échelles de la microrégion,<br />
de la région et des ensembles de régions. A la suite de David Clarke, plusieurs auteurs<br />
s’étaient penchés sur cette question d’échelles, afin de mettre en évidence les différents<br />
niveaux de manifestations archéologiques que celles-ci mettaient en place : à l’échelle micro,<br />
ou locale, on travaille sur des artefacts, ou des assemblages d’artefacts (comme dans une<br />
tombe, ou dans un cimetière), puis aux échelles méso et macro, ou globales, on passe à des<br />
faciès d’assemblages, qu’on peut identifier à des cultures, puis à des groupes de cultures, puis<br />
enfin à des civilisations ou encore des « technocomplexes » 157 . Il y a donc bien différentes<br />
structures ou nappes d’informations apparaissant à différentes échelles spatiales, mais ce que<br />
la hiérarchie de Pareto m’avait clairement appris était la chose suivante : d’une part, cette<br />
transformation de l’information est continue à toutes les échelles et d’autre part – et surtout –<br />
cette information est hétérogène à chacune des échelles, précisément parce qu’elle traverse<br />
toutes les échelles ; c’est-à-dire qu’elle est de nature fractale. Ce qui m’intéressait, ça n’était<br />
donc pas d’isoler des types de structures d’informations – forcément illusoires – aux<br />
différentes échelles de l’espace, mais d’observer comment l’information est transformée<br />
d’une échelle à une autre, en d’autres termes comment elle se communique à travers les<br />
échelles.<br />
Ce qu’on pouvait faire avec l’espace, on pouvait le faire tout aussi bien avec le temps ;<br />
plus exactement, lorsqu’on mobilisait les échelles de l’espace on mobilisait également celles<br />
du temps. Quand on prenait par exemple un type de sépulture ou de cimetière, on prenait<br />
également toute la durée qui leur était attachée ; c’est-à-dire l’ensemble de périodes durant<br />
lesquelles cette catégorie de tombes avait été en usage ou cette série de nécropoles avait été<br />
fréquentée. C’était naturellement la même chose aux échelles plus globales, lorsqu’on<br />
manipulait des cultures ou des groupes de cultures. Aussi, lorsqu’on faisait varier les échelles<br />
de l’espace on faisait varier également celles du temps, et réciproquement. On pouvait donc<br />
jouer avec ces échelles de temps ou d’espace et observer ce que cela produisait, dans le<br />
mouvement. On pouvait voir simultanément ce qui se maintenait et ce qui changeait, non plus<br />
dans une image fixe (comme sur une carte) mais dans une image animée (comme dans un<br />
film). Or, le mouvement apportait une dimension inédite, qui n’apparaissait pas autrement :<br />
157 La structure du chef d’œuvre de David Clarke, Analytical Archaeology est organisée comme l’examen d’une<br />
succesion d’échelles, depuis l’échelle individuelle des artefacts, jusqu’aux échelles globales des technocomplexes<br />
et des groupes ethnographiques (CLARKE, 1978).<br />
90
quelque chose prenait forme dans la durée 158 . Chaque état des formes de distribution<br />
d’attributs dans l’espace, à chaque phase du temps où on pouvait les saisir, ne devenait lisible<br />
que par l’accumulation de ce qui avait précédé. Il ne prenait sens que comme l’image d’un<br />
moment d’un mouvement fluide et non plus comme celle d’une simple projection figée de<br />
critères dans l’espace, que donnaient habituellement les cartes.<br />
On pouvait également aller voir de très près la structure de l’information. Les calculs de<br />
sériation, que nous avions exploités à fond pour explorer les effets de la hiérarchie de Pareto<br />
dans les nécropoles de tumulus, permettaient de restituer un ordre d’appariement des attributs<br />
à travers les séries, qui établissait un ordre de connexions d’assemblages. Rien n’interdisait de<br />
projeter cet ordonnancement produit par les sériations dans l’espace et d’observer ce que cela<br />
donnait 159 . Là encore, les résultats étaient tout à fait étonnants. L’espace apparaissait<br />
démultiplié en une série de territoires emboîtés, aux bords flous et mouvants, et traversé à<br />
toutes les échelles par des réseaux, par lesquels des types d’information particuliers – tel type<br />
d’attribut, ou d’assemblage d’attributs – se communiquaient d’un point à l’autre de l’espace.<br />
Là encore, la structure ramifiée des réseaux rappelait directement celle des distributions<br />
fractales de croissance de la population contemporaine, que restituaient notamment les<br />
travaux du démographe Hervé Le Bras 160 . Ces réseaux étaient innombrables. On pouvait par<br />
exemple « asservir » une des sériations d’assemblages d’attributs dans les tombes à un critère<br />
particulier (tel type d’objet associé au mort, de pratique de traitement du corps, ou encore de<br />
construction de la sépulture) et observer ce que cela produisait : on voyait alors s’illuminer<br />
une ou plusieurs parties de territoires et apparaître les réseaux par lesquels l’information<br />
(c’est-à-dire les degrés de connexion entre les assemblages) irriguait ces régions particulières.<br />
C’était à chaque fois différent ; si bien que les territoires qui identifiaient des combinaisons<br />
d’attributs particulières dans des portions spécifiques de l’espace n’apparaissaient réellement<br />
que dans la surimposition de ces projections. Certains réseaux, qui empruntaient en général<br />
des couloirs naturels de l’espace (comme en particulier des grandes vallées fluviales) étaient<br />
particulièrement fréquentés : des quantités importantes d’information passaient par eux à<br />
diverses échelles. D’autres, au contraire, étaient retirés en périphérie et ne faisaient transiter<br />
que des types de connexions très limitées ou marginales.<br />
Un effet similaire était obtenu sur le temps. Le temps perdait toute unité, éclaté qu’il<br />
devenait en une multitude de niches ; il devenait une propriété du lieu. A quelque échelle<br />
qu’on le prenne, le temps apparaissait puissamment hétérogène. Dans les sépultures, des<br />
objets pratiquement neufs pouvaient côtoyer des pratiques de représentation funéraire multicentenaires.<br />
Dans les cimetières, le temps ne s’écoulait pas de la même manière selon les<br />
différentes catégories de tombes qui y étaient représentées : les tombes de femmes,<br />
notamment, semblaient très réceptives à l’innovation, tandis que celles des hommes, surtout<br />
celles qui était manifestement socialement privilégiées, paraissait beaucoup plus<br />
conservatrices. Quant aux sépultures frappées d’exclusion, comme les incinérations en fosse<br />
qu’on trouvait rejetées à la périphérie des sites funéraires, elles ne connaissaient aucune<br />
évolution, comme si elles étaient également chassées du temps. Si on élargissait l’échelle<br />
d’observation, on voyait se former des hiérarchies d’histoires. Certains sites étaient<br />
manifestement placés aux bons endroits du réseau et connaissaient un développement<br />
158 Sur l’élaboration du temps dans les images en mouvement, dont procède en particulier le cinéma, on pourra se<br />
reporter aux travaux du philosophe Gilles Deleuze sur ce qu’il a appelé l’image-mouvement et l’image-temps<br />
(DELEUZE, 1983 ; id. 1985)<br />
159 On pouvait par exemple représenter l’ordonnancement produit par les sériations sous la forme de cartes en<br />
courbes de niveaux, en accordant des valeurs aux différents rangs de classement des ensembles obtenus par les<br />
calculs.<br />
160 LE BRAS, 1996.<br />
91
important, marqué en particulier par l’attraction de connexions lointaines et nombreuses.<br />
C’était le cas du sud-ouest de l’Allemagne. D’autres sites étaient apparemment trop éloignés<br />
ou trop isolés et ne connaissaient qu’un destin médiocre, comme la Champagne et le Bassin<br />
parisien. D’autres encore, souvent situés sur les marges de plusieurs territoires à la fois,<br />
parvenaient à capter à un moment les moyens d’un essor fulgurant, mais le plus souvent de<br />
courte durée : c’était notamment le cas du secteur de Vix, par exemple. Ces histoires étaient<br />
non seulement diverses, elles étaient surtout hiérarchisées les unes aux autres : sur le nombre<br />
des sites, c’étaient les trajectoires médiocres et courtes qui étaient évidemment la majorité,<br />
alors que les phénomènes d’essor dans la durée étaient l’exception. Comme la hiérarchie de<br />
Pareto, celle-ci était cumulative ; c’est-à-dire qu’elle était renforcée par sa propre histoire : les<br />
trajectoires médiocres succédaient essentiellement aux trajectoires médiocres et les<br />
phénomènes d’essor vraiment majeurs avaient en général été précédés de phases successives<br />
de développement important.<br />
Rien ne va plus<br />
En définitive, j’ai travaillé pour ma thèse de Cambridge sur une gamme très large<br />
d’assemblages funéraires. A l’échelle la plus locale des sites que j’avais fouillés en Lorraine,<br />
j’avais exploité toutes les tombes de toutes les nécropoles. Elles étaient évidemment<br />
relativement peu nombreuses (aux alentours d’une petite centaine d’assemblages dans le<br />
secteur de Saxon-Sion), mais relativement diverses. A l’inverse, lorsqu’on élargissait les<br />
échelles de l’espace jusqu’à l’ensemble de l’Europe occidentale et moyenne, le nombre<br />
d’ensembles augmentait (pour atteindre couramment des centaines d’assemblages), mais,<br />
proportionnellement, la diversité des associations d’attributs qui se rattachait à ceux qu’on<br />
pouvait observer à l’échelle locale de la Lorraine centrale tendait à décroître. Je pouvais donc<br />
traiter une très grande masse de données, qui accaparait en fait l’ensemble des grandes<br />
manifestations archéologiques du premier âge du Fer, des inhumations précoces sous tumulus<br />
de la fin de l’âge du Bronze aux tombes à char de la fin du premier âge du Fer, en passant par<br />
les sépultures à épée du début de l’âge du Fer. J’utilisais une documentation classique, que je<br />
soumettais à des procédures de calculs de sériation classiques, mais j’obtenais des résultats<br />
qui n’étaient pas classiques du tout.<br />
C’était la question de la diversité à l’intérieur des données archéologiques qui<br />
constituait le point d’achoppement essentiel. Dans la tradition continentale, le souci principal<br />
des chercheurs consistait à réduire la diversité des données, en la contenant sous la forme<br />
d’une variation marginale, de manière à produire une représentation homogène des<br />
manifestations archéologiques. Pour eux, comme pour leurs lointains ancêtres kossinniens, la<br />
diversité c’était le mélange ; autant dire la fin de tout. L’archéologie des « résidences<br />
princières » de la fin du premier âge du Fer – ces « centres de pouvoir » de la fin du VI ème<br />
siècle av. J.-C. qui concentraient de fastueuses tombes à char et des importations de biens de<br />
prestige d’origine étrusque ou grecque – donnait un exemple éclairant de cette situation.<br />
Wolfgang Kimmig et Wolfgang Dehn en avaient défini entre la fin des années 1960 et le<br />
début des années 1970 la série très précise des critères d’identification, à partir,<br />
essentiellement, du cas du site de la Heuneburg, sur le haut Danube : une « résidence princière<br />
hallstattienne », c’était un site fortifié de hauteur, pourvu de l’équivalent d’une acropole et<br />
d’un suburbium, placé au voisinage immédiat d’un axe de communication fluvial majeur,<br />
contenant de la céramique de luxe d’importation méditerranéenne et entouré de très riches<br />
tombes à char associées également à des objets de luxe d’importation méditerranéenne 161 .<br />
161 KIMMIG, 1969 ; DEHN, 1974.<br />
92
C’était simple. Malheureusement, le développement des fouilles et des découvertes depuis le<br />
courant des années 1980 avait apporté une masse nouvelle de données qui ne rentraient pas<br />
dans ce cadre, ou plutôt qui n’y répondaient qu’en partie. On trouvait par exemple des<br />
groupes de riches tombes à char, mais sans « résidence princière » à proximité (comme dans<br />
la haute vallée de la Saône, avec les sites, par exemple, d’Apremont et de Savoyeux, en<br />
Haute-Saône) et l’inverse (comme au Camp de Chassey, notamment, en Saône-et-Loire ou au<br />
« Brytzgyberg » d’Illfurth, dans le Haut-Rhin). On trouvait des habitats de hauteur qui<br />
répondaient à tous les critères de Kimmig, mais qui étaient éloignés de tout axe fluvial majeur<br />
et n’avaient jamais pu posséder ni acropole ni ville basse (comme la plupart). Le cas du site<br />
de la « Côte de Sion » à Saxon-Sion entrait dans cette catégorie : il y avait bien une<br />
concentration de tombes à char du VI ème siècle en périphérie de l’habitat de hauteur fortifié,<br />
mais celui-ci n’avait jamais livré de céramique grecque et il était peu probable, vu le nombre<br />
important d’observations archéologiques déjà réalisées, qu’on n’en découvre jamais 162 . Enfin,<br />
on trouvait encore des habitats qu’on ne pouvait pas considérer à juste titre comme des<br />
« résidences princières », mais qui livraient néanmoins des quantités inhabituelles<br />
d’importations de mobilier de luxe méditerranéen (comme le site de Bourges, dans le Cher, ou<br />
l’habitat de plaine de Bragny-sur-Saône, en Saône-et-Loire) : en étaient-ils quand même ? Il<br />
fallait remettre de l’ordre dans tout cela, car plus personne n’y comprenait plus rien. Aussi,<br />
l’organisation du colloque international sur « Vix et les éphémères principautés celtiques »,<br />
tenu à Châtillon-sur-Seine en 1993 sous la présidence d’honneur de Wolfgang Kimmig 163 ,<br />
avait-elle eu pour objectif de rappeler les principes fondamentaux de la définition des<br />
« résidences princières hallstattiennes » et, surtout, de rétablir un tri sélectif. Celui-ci<br />
conduisait, en définitive, à éliminer tous les sites qui ne rentraient pas dans le schéma des<br />
années 1960.<br />
C’était là une démarche qui se justifiait pleinement dans la tradition antiquaire<br />
continentale, dans la mesure où il s’agissait d’établir un corpus de sites et d’ensembles de<br />
mobilier cohérent ; c’est-à-dire nettoyé de ses variations parasites. Du point de vue de la<br />
nature des données archéologiques, c’était cependant une attitude insensée dans la mesure où<br />
cette diversité qui obscurcissait en apparence la définition des types était en réalité une<br />
propriété fondamentale de la structuration interne des données. C’est précisément parce que<br />
les données étaient ordonnées à différentes échelles du temps et de l’espace qu’on observait<br />
une diversité de sites d’importances diverses, qui avaient connu les uns et les autres des<br />
histoires diverses. C’était par excellence le cas dans lequel entraient les « résidences<br />
princières » du VI ème siècle av. J.-C., auxquelles, comme dans « L’Histoire sans fin » de<br />
Michael Ende 164 , il fallait maintenant manifestement leur trouver un nouveau nom pour que le<br />
monde auquel elles appartenaient ne s’écroule pas en bloc. Paradoxalement, cette approche<br />
d’inspiration historiciste – selon laquelle les « résidences princières hallstattiennes » étaient<br />
avant tout le témoignage de contacts historiques établis entre les Grecs et les barbares<br />
d’Europe continentale 165 – aboutissait à une position anti-historique. Je m’explique : on voyait<br />
bien, lorsqu’on faisait varier les échelles du temps, que des mouvements traversaient l’espace.<br />
162<br />
J’ai présenté un première synthèse des données sur l’occupation du secteur de Saxon-Sion au premier âge du<br />
Fer au colloque sur les « résidences princières » hallstattiennes organisé en 1993 à Châtillon-sur-Seine et dont<br />
les actes ont paru en 1997 ( Le pôle aristocratique des environs de Saxon-Sion (Meurthe et Moselle) à l'âge du<br />
Fer: Faut-il revoir le concept de “ résidence princière ” ? Dans BRUN P. et CHAUME B. (dir.): Vix et les<br />
éphémères principautés celtiques. Les VI°-V° siècles avant J.-C. en Europe centre-occidentale. Actes du<br />
colloque de Châtillon-sur-Seine (1986). Paris, éditions Errance, p. 93-105).<br />
163<br />
BRUN et CHAUME, 1993.<br />
164<br />
ENDE, 1979.<br />
165<br />
C’est en particulier le sens du travail développé par Franz Fischer (FISCHER, 1973 ; id. 1993) ou Claude<br />
Rolley (ROLLEY, 1989 ; id. 1993) à propos des importations méditerranéennes au nord des Alpes.<br />
93
On voyait nettement, par exemple, que les « résidences princières » de la fin du VI ème siècle<br />
puisaient pour la plupart leur origine dans des pôles de concentration de sépultures masculines<br />
privilégiées, qui remontaient en fait au début de l’âge du Fer, si ce n’est, dans certains cas, à<br />
la fin de l’âge du Bronze 166 . Elles s’étaient formées à la faveur d’un processus de<br />
concentration du pouvoir, dont on discernait bien les origines dans le courant du IX ème siècle<br />
av. J.-C., un processus qui n’avait pas revêtu les mêmes formes partout, même si on pouvait<br />
argumenter qu’il procédait d’une évolution unique 167 . Les tombes à char, par exemple,<br />
n’étaient pas apparues à l’ouest du Rhin en un seul bloc à la fin du VI ème siècle 168 . Elles<br />
avaient commencé à se communiquer très progressivement aux régions de l’ouest du Rhin<br />
entre la fin du VII ème et le début du VI ème siècle av. J.-C., depuis le centre dominant de<br />
l’Allemagne du sud-ouest. Jusque là, les régions gagnées à ce nouveau mode de<br />
représentation funéraire l’avaient ignorée, et d’ailleurs de grandes portions de l’espace<br />
occidental de la culture hallstattienne continuaient à l’ignorer encore à cette période. Cela ne<br />
signifiait pas que ces régions ignoraient les formes de pouvoir dominant attachées aux tombes<br />
à char, mais plutôt que ces dernières étaient exprimées sous une forme différente. De la même<br />
manière, la grande période d’expansion de la société « princière » de la fin du VI ème siècle<br />
correspondait tout autant à une phase d’apogée que d’effondrement du système funéraire des<br />
tombes à char. A côté d’une minorité de sépultures de statut véritablement « princier » ou<br />
« royal », souvent masculines - qui provenaient en général de rares pôles dont le<br />
développement s’inscrivait dans la durée – on observait une majorité de tombes<br />
« moyennes », ou tout cas mal différenciées du reste de la population funéraire dépourvue de<br />
tombes à char, et pour l’essentiel féminines. Celles-ci provenaient d’une majorité de pôle<br />
d’importance médiocre, ou surtout de développement récent. Ainsi, l’hétérogénéité apparente<br />
du corpus des tombes à char de la fin du VI ème siècle était-elle un production de l’histoire<br />
interne du « système » des tombes à char du premier âge du Fer. Trier les « bonnes » des<br />
« mauvaises » revenait à écraser toute appréhension historique du phénomène, en le<br />
circonscrivant dans un temps certes homogène, mais vide. Or dès lors que quelque chose se<br />
déplaçait dans l’espace au cours du temps – comme cela était évidemment le cas avec les<br />
tombes à char – à chaque instant du temps, l’espace était nécessairement hétérogène : il y<br />
avait les endroits où la nouveauté qui arrivait était en train de se développer, les endroits où<br />
celle-ci n’était pas encore parvenue, les endroits où elle était déjà passée et les endroits, enfin,<br />
où elle n’arriverait jamais. C’est cette hétérogénéité qui remplissait le temps archéologique,<br />
c’est-à-dire le temps restitué par la conformation des sites et des objets archéologiques. Et<br />
c’est cette hétérogénéité de l’histoire que l’approche traditionnellement historiciste de<br />
l’archéologie continentale cherchait à étouffer.<br />
166 Comme par exemple dans le secteur de Vaudrevanges (Wallerfangen), en Sarre (ECHT, 2003).<br />
167 J’ai présenté une synthèse de ce processus de concentration du pouvoir dans l’évolution des tertres funéraires<br />
du Nord-est de la France dans une communication au colloque de Caracassonne de 1997, dont les actes ont paru<br />
en 2000 (Les dynamiques funéraires dans le domaine hallstattien occidental (IXe-IVe siècles av. J.C.) et l’impact<br />
des contacts méditerranéens sur l’évolution des formes sociales du premier âge du Fer. Dans JANIN T. (dir.) :<br />
Mailhac et le Premier Age du Fer en Europe occidentale. Hommages à Odette et Jean Taffanel. Actes du<br />
Colloque international de Carcassonne (septembre 1997). Lattes, UMR 154 du CNRS Monographies<br />
d’Archéologie méditerranéenne, 7, p. 157-173).<br />
168 J’ai développé cette démonstration dans une communication au colloque de l’AFEAF de Troyes, en 1995,<br />
dont les actes sont parus en 2000 : Les assemblages funéraires à char dans le domaine hallstattien occidental<br />
(VIIe-Ve siècles av. n.è.) : tendances évolutives et dynamiques spatiales. Dans VILLES A. et BATAILLE-<br />
MELKON A. (dir.) : Fastes des Celtes entre Champagne et Bourgogne aux VIIè-IIIè siècles avant notre ère.<br />
Actes du XIX ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer (Troyes, 1995). Reims,<br />
Société archéologique champenoise, Mémoire de la Société archéologique champenoise, 15, p. 241-270.<br />
94
Temps non-linéaire et temporalités de l’environnement<br />
Il y avait évidemment quelque chose qui n’allait pas avec l’appréhension du temps dans<br />
les matériaux archéologiques. C’était précisément l’approche continentale – celle qui semblait<br />
la plus scrupuleusement historique, la plus rigoureusement chronologique – qui était en fait la<br />
moins sensible au comportement des sites et des objets archéologiques dans le temps. Qui<br />
plus est, il n’était pas besoin, pour le démontrer, d’aller chercher des modes de démonstration<br />
très exotiques : il suffisait d’appliquer les propres outils classiques, mais simplement de ne<br />
pas éliminer les données qui ne rentraient pas dans le cadre si elles étaient parfaitement<br />
consistantes avec toutes les autres. J’avais retenu le précepte n° 1 de Burno.<br />
En venant à Cambridge, j’avais voulu prendre du champ par rapport aux fractales et<br />
autres modélisations non-linéaires pour me consacrer complètement à la « vraie archéologie »<br />
des assemblages funéraires de l’âge du Fer, et voilà que j’y retombais. Le temps hétérogène,<br />
le temps de la multiplicité des trajectoires singulières, le temps des hiérarchies développées à<br />
toutes les échelles, c’était précisément ce en quoi consistaient les propriétés spécifiques du<br />
temps non-linéaire, celui des structures dissipatives et autres systèmes chaotiques. C’était la<br />
direction vers laquelle je ne voulais pas aller, car il me semblait que s’engager dans une<br />
approche « non linéaire » des sociétés du passé, cela revenait à scier la branche sur laquelle,<br />
nous autres archéologues, nous étions assis : si les trajectoires historiques se révélaient n’être<br />
qu’une projection des capacités d’auto-organisation des systèmes du passé, alors il n’y avait<br />
plus aucune espèce d’intérêt à consacrer des années sur le terrain à essayer de les restituer au<br />
plus près. De la même manière, l’extraction minutieuse des données qui avaient enregistré<br />
l’histoire des sociétés du passé perdait franchement tout intérêt si elle ne servait qu’à<br />
démontrer qu’à tout instant du temps leur devenir était par nature imprédictible. Enfin, et<br />
surtout, s’il fallait collecter dans la durée des masses considérables de données archéologiques<br />
pour en conclure qu’elles ne faisaient que tourner périodiquement autour d’un attracteur<br />
étrange tapi quelque part, cela me paraissait dénué du moindre intérêt. Bien sûr, je me<br />
trompais : en archéologie, il faut n’accorder crédit à aucun préjugé sur le résultat possible<br />
d’un quelconque travail, tant qu’on ne l’a pas réellement observé. « Tu la vois la cheminée<br />
d’usine, là-bas, petit gars, à main gauche ? m’avait dit un jour le garde barrière de la<br />
désormais mythique gare d’Einvaux, près de notre fouille de Clayeures. Eh ben, tu peux<br />
creuser d’autant dans terre. Ce que tu trouveras, je sais pas ; mais tu trouveras, c’est sûr. Tant<br />
que t’as pas vu, tu peux pas dire ». Je n’ai jamais creusé au pied de la cheminée de l’ancienne<br />
tuilerie d’Einvaux, mais je sais que Dédé Bonnin avait raison : en archéologie, tant qu’on n’a<br />
pas vu, on ne peut pas dire.<br />
Je ne serais pas retourné tout seul à la « non-linéarité »; c’est l’archéologie de<br />
l’environnement qui m’y a entraîné. Dans notre tradition intellectuelle continentale,<br />
l’environnement ne compte pas, dans la mesure où c’est pour nous un domaine des disciplines<br />
de l’environnement, comme l’archéo-botanique, la palynologie, la sédimentologie, ou autres.<br />
Et fort heureusement, les spécialistes de ces disciplines annexes de l’environnement ne<br />
s’enhardissent pas à venir piétiner nos délicates plate-bandes des sciences humaines.<br />
L’environnement est un décor, une toile de fond en arrière-plan du sujet central, qui est<br />
l’histoire des cultures ou des civilisations. Car l’environnement est passif, et donc fragile :<br />
l’homme le transforme ; il l’exploite et peut, s’il exerce une pression trop forte sur lui, le<br />
dégrader, parfois même de manière irréversible. C’est pourquoi il faut protéger<br />
l’environnement, disent les écologistes ; c’est-à-dire le maintenir le plus possible « en l’état ».<br />
Pour nous, l’environnement, n’ayant pas d’identité propre, ne créé rien, au sens historique : il<br />
95
est foncièrement naturel. Soit on l’aménage et on créé un équilibre plus ou moins harmonieux<br />
entre les hommes et la nature, soit on le dégrade et dans ce cas on rompt l’équilibre avec la<br />
nature ; ce qui s’avère au bout du compte néfaste pour l’humanité. Ceci, naturellement, est<br />
une fable pour les petits enfants : parce que l’environnement nous construit tout autant que<br />
nous le construisons. Nous produisons, ensemble, ce monstre hybride qu’est une culture, ou<br />
une civilisation, une chimère que nous ne contrôlons pas vraiment et qui échappe pareillement<br />
au cadre de la nature « originelle », désormais « anthropisée ». Etudier l’histoire des<br />
interactions réciproques de l’homme et de l’environnement, c’est observer l’évolution de cette<br />
construction mixte et instable, qui n’est ni complètement naturelle ni complètement culturelle,<br />
mais en réalité les deux à la fois.<br />
Je me suis tout de suite senti en harmonie avec James McGlade. James, qui possédait<br />
une sorte d’élégance naturelle à base de nonchalance, avait déjà vécu plusieurs vies, dont une<br />
d’enseignant et d’artiste au Canada, où il avait créé notamment des installations à base de feu.<br />
De l’art contemporain, il s’était intéressé aux mathématiques, en assistant sa femme, qui<br />
travaillait alors sur des simulations non-linéaires d’évolution de stocks de pêche, une activité<br />
particulièrement cruciale en regard des problèmes actuels d’épuisement des réserves<br />
mondiales de poisson. C’est l’époque où il avait rencontré Sander van der Leeuw, auprès<br />
duquel il avait entrepris un Ph.D d’archéologie sur la modélisation non-linéaire des rapports<br />
des sociétés agricoles de l’âge du Bronze et de leur environnement naturel du Wessex 169 . Au<br />
moment où j’arrivais à Cambridge, James venait de finir sa thèse. Sander l’avait embauché<br />
dans un grand projet européen, mêlant des géomorphologues, des archéologues, des<br />
anthropologues, et des infomaticiens et des mathématiciens, et baptisé Archaeomedes. Ce<br />
programme de recherche pluri-disciplinaire visait à étudier l’impact des interactions hommeenvironnement<br />
à l’échelle du long terme, en particulier dans les phénomènes de dégradation<br />
urbaine, industrielle et agricole des sols en Europe du Sud. James participait au projet du<br />
basin de Vera, dans le sud-est de l’Espagne, une des régions actuellement les plus désertifiées<br />
d’Europe. Son travail consistait à tenter d’établir, à partir des données sur l’occupation<br />
archéologique depuis l’âge du Bronze et les transformations, parfois drastiques, du milieu<br />
naturel, une modélisation non linéaire des interactions homme-environnement au cours des<br />
trois derniers millénaires 170 .<br />
J’étais très occupé avec mes tumulus, mais j’ai commencé à tendre l’oreille quand<br />
James m’a expliqué que, pour y comprendre quelque chose dans les processus de<br />
transformation du paysage au cours du temps, il fallait l’observer à différentes échelles<br />
d’espace. On pouvait considérer, schématiquement, une échelle micro, une échelle méso et<br />
une échelle macro (tiens donc !). A l’échelle micro – comme dans une parcelle de terrain, par<br />
exemple – c’étaient surtout des phénomènes liés à l’évolution des sols qui prédominaient. Ils<br />
se produisaient en général très vite, à l’échelle de quelques heures ou de quelques jours,<br />
comme au moment des tempêtes en particulier. Si on élargissait à l’échelle méso des terroirs,<br />
c’étaient plutôt des phénomènes liés à l’action de l’eau (comme les dynamiques d’érosion<br />
fluviale, ou celles encore de la végétation) qui étaient déterminants. Ces processus ne<br />
travaillaient pas à la même échelle temporelle, mais fonctionnaient comme des événements<br />
annuels ou décennaux. Enfin, si on s’élevait à l’échelle macro des territoires, c’étaient cette<br />
fois des processus de transformation du paysage qui s’imposaient, à l’échelle de cycles pluriséculaires<br />
ou pluri-millénaires. Encore une fois, il existait une connexion entre les échelles de<br />
l’espace et du temps, une connexion qui était liée à la nature des processus en cause. Je<br />
connaissais ça, et c’est d’ailleurs quelque chose de ce genre qu’avait pressenti l’historien<br />
169 MCGLADE, 1990.<br />
170 MCGLADE, 1995.<br />
96
Fernand Braudel avec son concept de longue durée : plus on élargit l’échelle d’observation à<br />
l’ensemble des paysages et plus effectivement ce sont des cycles longs qui se dégagent 171 . Là<br />
où la modélisation non-linéaire permettait d’avancer, c’était dans la représentation de ce qui<br />
se passait entre les échelles. Car si c’étaient des processus historiques d’ampleur différentes<br />
qui étaient attachés à des échelles spatiales diverses – comme résultat dans la durée, en<br />
quelque sorte – il n’en demeurait pas moins que le présent s’appliquait simultanément à toutes<br />
les échelles. Comment les phénomènes de transformation du paysage en venaient-ils donc à se<br />
constituer, de l’échelle locale à l’échelle globale ? Eh bien, disait James, ils se forment à<br />
travers toutes les échelles par une sorte de processus d’accumulation, ou de percolation.<br />
J’étais toujours en terrain connu ; mais ajoutait-il, si quelque chose se déclenche et prend<br />
forme, c’est grâce à l’instabilité du système ; c’est parce qu’à toutes les échelles rien n’est<br />
jamais figé. C’est l’indétermination du système qui permet que des formes (dans ce cas de<br />
terroirs, de paysages, etc…) s’agrègent à toutes les échelles, en quelque sorte de proche en<br />
proche : c’est parce que toutes les parties du système ont la possibilité de changer qu’elles<br />
peuvent atteindre un état-limite, à partir duquel des processus en chaîne peuvent se déclencher<br />
et produire des transformations irréversibles : les processus de changement structurels sont<br />
provoqués par des transitions de phase. Et c’est parce qu’il faut bien que ces formes se<br />
constituent à partir de quelque chose qu’elles prennent cette morphologie ou cette structure<br />
spécifique de telle ou telle période ; c’est parce que les processus d’accumulation qui soustendent<br />
leur constitution les font fondamentalement dépendre de leur propre histoire.<br />
Je commençais à comprendre la subtilité de la démarche de mon ami James. James ne<br />
cherchait pas à produire des simulations de l’évolution des paysages et des sociétés au cours<br />
du temps, en prenant en compte la série la plus complète des paramètres les plus précis. James<br />
s’intéressait à l’histoire ; c’est-à-dire à la manière dont ces formes historiques qu’étaient les<br />
paysages en venaient à se constituer, entre accumulation et rupture. La modélisation des<br />
données permettait de faire apparaître les connexions à différentes échelles et de tester le type<br />
de trajectoires qu’elles étaient susceptibles de produire dans le temps. Car c’était bien une<br />
autre forme d’histoire qu’il fallait envisager à propos de celle des hommes pris dans leur<br />
environnement : c’était une histoire pleine, en quelque sorte, de la diversité des formes du<br />
passé et du présent et non pas cette histoire vide et froide de la tradition historiciste, qui<br />
réduisait le passé à une succession de séquences homogènes. C’était surtout une histoire qui<br />
n’était pas surimposée au passé, mais qu’on tirait au contraire du comportement de la matière<br />
historique – les sites avec les paysages – dans le temps et dans l’espace. C’est l’articulation<br />
même de l’histoire que ces dynamiques éco-humaines (ou human eco-dynamics, selon la<br />
terminologie de James 172 ) conduisaient à reconsidérer. Elles remettaient d’abord en cause la<br />
restitution traditionnellement narrative de l’évolution des sociétés et des systèmes culturels<br />
du passé. Ce n’était pas ainsi que les choses se passaient ; il n’y avait pas une trajectoire<br />
unique qui se déployait à travers le passé et qui rassemblait toutes les autres. Elles<br />
conduisaient d’autre part à réviser les notions conventionnelles d’évolution, ou de changement<br />
structurel, dans la mesure où ces transformations se déployaient dans un temps et un espace<br />
discontinus, ou plus exactement emboîté à différentes échelles. Enfin, les dynamiques écohumaines<br />
de James soulignaient qu’il fallait redéfinir les concepts élémentaires de causalité<br />
historique : les effets massifs n’étaient pas nécessairement le résultat direct de « grandes<br />
causes », dans la mesure où des événements microscopiques ou individuellement insignifiants<br />
pouvaient générer, par accumulation, des transformations majeures. C’est l’appréhension<br />
171 BRAUDEL, 1969 : 11-13.<br />
172 MCGLADE, 1995 : 358-360.<br />
97
même du temps historique qu’il fallait changer et que remettaient fondamentalement en cause<br />
cette diversité de temps intrinsèques (intrinsic times) enregistrés dans la matière historique 173 .<br />
Ca allait être difficile de ramener ça en France.<br />
173 MCGLADE, 1999 : 158-160.<br />
98
Chapitre V<br />
Temps et mémoire<br />
Charles Nègre : Scène de marché au Pont de l’Hôtel de Ville (Paris, 1851-1852).<br />
99
Temps et mémoire<br />
Un coup de grisou dans le temps des chronologies archéologiques<br />
Les idées croissent à la marge, sur les friches des domaines connus et balisés, là où<br />
chacun sait qu’il n’y a normalement rien à voir. On dit que <strong>Des</strong>cartes eut la révélation des<br />
coordonnées qui portent maintenant son nom en observant couché dans son lit – où il passait<br />
tous les jours de nombreuses heures à laisser divaguer son esprit – le vol zigzaguant d’une<br />
mouche : comment se représenter la trajectoire d’un point qui ne va nulle part en particulier,<br />
sinon en repérant sa position à chaque instant par rapport à la hauteur, à la largeur et à la<br />
longueur de l’espace (ici la chambre) dans lequel il se déplace ? J’ai commencé à pouvoir me<br />
représenter la nature du problème du temps archéologique en observant quelque chose en<br />
apparence aussi dénué d’intérêt que le vol d’une mouche : à l’occasion de mon travail à<br />
Cambridge, je me suis demandé ce qui se passerait si on essayait de dater, avec les moyens<br />
archéologiques qui sont les nôtres, une série d’objets dont on connaîtrait déjà parfaitement la<br />
position dans le temps. Qu’est-ce que cela donnerait, non pas pour les objets eux-mêmes, bien<br />
sûr, mais pour la méthode d’ordonnancement chronologique qu’on leur appliquerait ? Et<br />
qu’apprendrait-on sur la manière dont le temps s’enregistre dans les transformations<br />
typologiques des productions de la culture matérielle ?<br />
J’avais à l’origine une idée assez simple en tête : je voulais comparer le comportement<br />
de différentes méthodes de sériation utilisées en archéologie protohistorique en les testant sur<br />
une série typologique quelconque, dont on connaîtrait bien la chronologie et qui représenterait<br />
une durée chronologique comparable à celles rencontrées dans les cas archéologiques ; c’està-dire<br />
d’une amplitude d’un à deux siècles. J’avais sous la main une collection d’une centaine<br />
de lampes de mineurs fabriquées sur une période allant de 1840 à 1975, qui pouvait faire<br />
l’affaire 174 . Les lampes de mineurs étaient intéressantes du point de vue typo-chronologique,<br />
dans la mesure où elles représentaient un type d’artefact unique, composé d’un nombre limité<br />
d’éléments, soumis par ailleurs à une forte pression technique. Les lampes de mineurs sont en<br />
effet un des types d’équipement essentiels de la Révolution industrielle : leur système de<br />
combustion particulier, inventé au début du XIX ème siècle par le grand chimiste anglais<br />
Humphrey Davy, repose sur l’isolement de la flamme de la lampe du contact avec l’air<br />
ambiant. Ce dispositif vise à éviter les risques d’explosions de gaz qui étaient très fréquentes<br />
et souvent catastrophiques dans les mines du début de la Révolution industrielle. Puisque ces<br />
lampes étaient un élément crucial de la sécurité des mines, leur fabrication a été soumise dès<br />
l’origine à de fortes contraintes techniques, qui a restreint le nombre de leurs éléments<br />
constitutifs : durant toute leur histoire, les lampes de mineurs sont restées composées des<br />
174 Cette collection m’a été communiquée par Serge Lewuillon, que je remercie à nouveau ici de sa coopération.<br />
Les premiers résultats de ce travail ont été présentés dans mon mémoire de Ph D d’archéologie de l’université de<br />
Cambridge, “ The Shapes of Time. An Archaeology of the Early Iron Age funerary assemblages in the West<br />
Hallstatt Province ”, Cambridge, Université de Cambridge, 1994, p. 81-86.<br />
100
mêmes éléments, qui sont constitués essentiellement d’un réservoir, d’une mèche et d’une<br />
lentille de réflexion de la lumière. Elles n’ont sont guère été transformées que par l’évolution<br />
des types de carburant, qui a vu la combustion au pétrole succéder à l’alimentation à l’huile<br />
aux alentours du début du XX ème siècle.<br />
J’ai commencé à appliquer à ces lampes de mineurs, dont la date de fabrication était<br />
connue à l’année près, les méthodes d’ordonnancement chronologique les plus couramment<br />
utilisées en archéologie protohistorique. J’ai choisi d’abord les sériations par matrice de<br />
diagonalisation, qui sont fondées sur la prééminence donnée à la première apparition de<br />
critères nouveaux dans les assemblages. C’est notamment ce type d’ordonnancement qu’a<br />
systématiquement exploité Patrice Brun pour sa thèse sur la chronologie de la « Civilisation<br />
des Champs d’Urnes » dans le Bassin parisien 175 et celui qui a l’origine de l’essentiel des<br />
découpages typo-chronologiques actuels des âges du Bronze et du Fer. Les résultats de<br />
l’application de cette méthode se sont révélés particulièrement désastreux : l’ordonnancement<br />
par critère de première apparition des attributs se montre très efficace à l’échelle microtypologique<br />
– lorsqu’il s’agit d’arranger les transformations d’une variante unique d’objet –<br />
mais il est totalement inapte à l’échelle macro-typologique, lorsqu’il s’agit de restituer une<br />
évolution chronologique globale à l’intérieur d’un corpus d’objets différents. Ainsi, lorsqu’on<br />
rapporte l’ordonnancement typo-chronologique obtenu par les matrices de diagonalisation sur<br />
le temps réel de la date de fabrication des objets, on obtient une trajectoire en zigzags qui n’a<br />
aucune signification chronologique d’ensemble et qui ressemble à ce qu’on voit sur un écran<br />
de télévision déréglée. Cet échec des sériations par diagonalisation à restituer le temps<br />
typologique global est plutôt fâcheux, car c’est précisément la restitution de phases, ou de<br />
séquences typo-chronologiques, qu’on cherche habituellement à obtenir avec ce type d’outil.<br />
Mais ce fiasco sans appel explique aussi pourquoi les méthodes conventionnelles de datation<br />
typo-chronologique butent nécessairement sur toutes les périodes de transition : comme la<br />
prédominance accordée à la première apparition des attributs dans le corpus restitue<br />
globalement un temps strictement unilinéaire, l’ordonnancement obtenu ne peut faire<br />
apparaître que des suites de transformations graduelles, nécessairement locales ou plus<br />
exactement micro-typologiques. Aussi, si la trajectoire générale des transformations<br />
typologiques est perdue c’est essentiellement parce que ce type de sériation ne peut pas<br />
reconnaître les effets de changements dans la diversité, quand des variantes différentes suivent<br />
des évolutions sensiblement parallèles avec des attributs qui ne sont pas strictement<br />
comparables. Il s’en suit que dès que le répertoire typologique de départ est modifié, comme<br />
cela arrive justement précisément les périodes de mutation typo-chronologique, les matrices<br />
de diagonalisation se révèlent incapables de prendre en compte ce changement.<br />
L’autre méthode que j’ai testée avait donné à priori de très bons résultats lorsque nous<br />
l’avions appliquée à la sériation des nécropoles de tumulus que nous avions décortiquées pour<br />
« Pareto chez les Protos ». Contrairement à la sériation classique par diagonalisation qui<br />
privilégie toutes les premières fois où apparaît un nouvel attribut dans les assemblages, cette<br />
méthode repose sur une mise en moyenne du nombre des occurrences de chaque critère dans<br />
la matrice. Confrontée à l’échantillon des lampes de mineurs datées à l’année près, la sériation<br />
barycentrique a donné des résultats absolument opposés à ceux de la sériation par<br />
diagonalisation. Elle est d’abord apparue totalement inapte à déceler les trajectoires microtypologiques<br />
que restituent si bien les ordonnancements par diagonalisation. Pourtant, en<br />
mélangeant indistinctement, à l’échelle locale, toutes les variantes de types individuels, elle<br />
est parvenue à redonner, à l’échelle globale, l’évolution macro-typologique correcte des<br />
lampes de mineurs : elle a bien retrouvé cette succession en deux phases principales, marquée<br />
175 BRUN, 1986.<br />
101
par le passage des lampes à huile aux lampes à pétrole. Le test des lampes de mineurs montre<br />
donc que la sériation barycentrique est un bon outil pour isoler des séquences typochronologiques<br />
relativement générales, de l’ordre ici d’une cinquantaine d’années. Là encore,<br />
ce sont précisément ces types de séquences qui sont recherchées dans les typo-chronologies<br />
des matériaux archéologiques protohistoriques.<br />
Néanmoins, si on applique ces méthodes de sériation barycentrique aux assemblages<br />
d’attributs stylistiques qui sont traditionnellement exploités pour construire les séquences<br />
typo-chronologiques de l’âge du Fer, on obtient des résultats tout à fait bizarres, qui heurtent<br />
notre compréhension conventionnelle du temps archéologique. <strong>Des</strong> types d’objets, ou des<br />
assemblages d’objets, se trouvent systématiquement « déplacés » dans les matrices et<br />
apparaissent projetés dans des séquences typo-chronologiques auxquels ils n’appartiennent<br />
manifestement pas. Lorsqu’on série par exemple certains types de parures métalliques,<br />
comme en particulier les fibules, les attributs des variantes produites à l’extrême fin du<br />
premier âge du Fer, à la transition stylistique avec la période de La Tène ancienne, se trouvent<br />
ainsi artificiellement projetés au milieu de ceux des fibules de La Tène moyenne, qui sont<br />
pourtant éloignées des précédentes de près de trois siècles. L’ensemble des chercheurs<br />
considère ces phénomènes de perturbation comme des aberrations ; soit ils éliminent ces<br />
attributs ou ces objets gênants, soit encore ils se concentrent sur des sériations par<br />
diagonalisation qui restituent un temps typologique unilinéaire plus conforme à ce qu’on<br />
imagine être la périodisation typo-chronologique correcte de ces périodes. Et pourtant… ces<br />
phénomènes de déplacements ne sont pas incohérents, dans la mesure où ils sont le produit<br />
d’une logique statistique qui révèle quelque chose de particulier sur le temps typologique,<br />
quelque chose que nous répugnons à considérer : il s’agit de l’action des cycles ou, en d’aures<br />
termes, des effets de retour du temps sur lui-même.<br />
La confrontation des méthodes de sériation appliquées au mobilier archéologique met<br />
par ailleurs en évidence le rôle crucial que joue ici la variabilité des types et des attributs.<br />
C’est parce qu’elle ne peut pas prendre en compte cette diversité typologique à tous les<br />
moments du temps que la sériation par diagonalisation est incapable de s’élever de l’échelle<br />
micro-typologique et qu’elle perd, sur la durée, le fil du temps. A l’inverse, c’est parce qu’elle<br />
lisse cette variabilité typologique en la considérant sous forme de moyennes à l’échelle<br />
globale que la sériation barycentrique parvient certes à retrouver la trajectoire chronologique<br />
d’ensemble, mais en en payant le prix fort : elle perd toute prise sur le temps morphologique<br />
local. En réalité, l’une et l’autre, ces méthodes échouent ensemble à restituer simultanément la<br />
position correcte de chaque instant typologique dans le temps et la trajectoire typochronologique<br />
réelle à l’échelle globale. Le temps archéologique, ce temps restitué par<br />
l’évolution des caractéristiques des constructions archéologiques, est dominé par un<br />
« principe d’incertitude typo-chronologique », qui fait basculer tout le travail de restitution<br />
des séquences typo-chronologiques du passé dans le domaine des probabilités. Nous ne<br />
pouvons pas connaître à la fois la date réelle d’un objet archéologique à partir de ses<br />
caractéristiques typologiques et sa place à l’intérieur de la dynamique d’évolution typologique<br />
dont témoignent justement ses caractéristiques morphologiques. Il nous faut faire appel à<br />
d’autres outils, qui soient adaptés à la nature d’un temps archéologique fondamentalement<br />
flou et incertain.<br />
Mais d’abord, comment appréhender cette variabilité qui ne se révèle que par défaut, en<br />
faisant échouer nos tentatives de maîtriser le temps archéologique ? L’utilisation de méthodes<br />
d’analyses exploitées en sciences naturelles, comme l’analyse par gradient de vecteur<br />
(Gradient Vector Analysis), permet de soulever un petit coin du voile. C’est un type d’analyse<br />
102
utilisé notamment en écologie, lorsqu’on cherche à faire apparaître en particulier les types de<br />
relations spécifiques qui relient des espèces particulières à des milieux donnés, en les<br />
comparant les unes aux autres. Je l’ai appliquée, encore une fois, aux lampes de mineurs 176 :<br />
J’ai donc pris deux échantillons de lampes que j’ai choisies les plus régulièrement disposées<br />
dans le temps réel (à raison d’une à deux tous les dix ans, chacune datée à l’année près) et que<br />
j’ai prises dans des intervalles de temps similaires (1850-1960). Puis j’ai comparé les résultats<br />
des deux séries. Logiquement, j’aurais dû trouver deux trajectoires typo-chronologiques<br />
extrêmement proches l’une de l’autre, puisque la seconde était calculée en fonction du chemin<br />
typo-chronologique réel de la première. Et bien pas du tout ! Au contraire, le cheminement<br />
typo-chronologique réel de la première série imprimait à celui de la seconde un mouvement<br />
chaotique, dans lequel l’évolution des combinaisons d’attributs paraissait d’abord en avance<br />
sur le « temps typologique » de la première, puis s’effondrait brutalement en arrière avant de<br />
retrouver une voie plus ou moins proche de l’autre, pour s'écrouler à nouveau vers la fin de la<br />
période. En clair, cela signifiait que chaque série, bien que constituée des mêmes types,<br />
suivait une trajectoire typo-chronologique qui lui était propre, dans la mesure où elle était<br />
composée d’individus différents, participant chacun d’une manière particulière à une même<br />
évolution globale. C’est là une chose difficile à accepter pour nous autres archéologues<br />
éduqués à penser le temps archéologique comme unilinéaire: en réalité, c’est la diversité des<br />
attributs de chaque série ou échantillon d’individus pris en compte qui fabrique sa propre<br />
histoire – ou sa propre trajectoire typo-chronologique – et non pas un mouvement d’évolution<br />
typologique d’ensemble qu’on pourrait lire partout semblable dans n’importe quelle série<br />
d’objets. Ici, la variabilité n’est pas un bruit, une perturbation qui brouillerait la lecture du<br />
temps inscrit dans les <strong>vestiges</strong> : elle est la manifestation même du temps archéologique, son<br />
étrange mélodie dépourvu d’harmonie. Quant au temps archéologique que restituent ces<br />
trajectoires typo-chronologiques, il n’est en rien équivalent au temps réel, ou « vrai »; c’est<br />
une création de la mémoire enregistrée dans les objets archéologiques. Il n’est qu’une<br />
chronique du temps, que chaque type, chaque variante, raconte à sa manière, que chaque<br />
ensemble d’individus recompose autrement.<br />
Qu’est-ce que le temps « vrai » ?<br />
J’ai comparé ensuite ces différentes trajectoires typo-chronologiques obtenus par le<br />
calcul des gradients de vecteurs au temps réel, afin d’observer le rythme d’évolution<br />
typologique global des séries choisies. C’est seulement en projetant dans le temps « vrai » - je<br />
veux dire celui qui a vraiment eu lieu – les ordonnancements obtenus sur les deux séries de<br />
lampes que leurs trajectoires sont apparues suivre des chemins proches, bien que très écartés<br />
de la route directe dans laquelle le temps typologique équivaut strictement au temps<br />
calendaire « vrai ». Cette route directe est celle qui correspond au présupposé sur lequel est<br />
établie la reconstruction archéologique du temps des <strong>vestiges</strong> archéologiques; à savoir que<br />
l’évolution des caractéristiques typologiques des objets est l’expression même du temps<br />
historique qui conduit leurs transformations. Pour chacun d’entre nous, il est évident que<br />
l’ancrage de ce temps historique est parfaitement équivalent à celui du temps réel ; il nous<br />
semble aller de soi qu’il n’existe ici qu’un seul XX ème siècle, que ce soit celui donné par le<br />
176 Techniquement, il s’agit d’une méthode de sériation fondée sur le calcul du gradient de vecteur qui dérive de<br />
la solution (c’est-à-dire pour nous l’arrangement des individus restitué dans le temps logique de l’évolution des<br />
caractères typologiques) d’une matrice composée d’individus et de variables (ici nos lampes) dont les<br />
combinaisons sont connues. On exploite ensuite ces résultats pour comparer cet ordonnancement obtenu sur cet<br />
échantillon connu, à une autre solution, qu’on calcule selon les mêmes modalités, sur un autre échantillon dont<br />
l’ordre, cette fois, n’est pas connu. Là encore, j’ai exploité la méthode en la faisant fonctionner sur des séries<br />
dont je connaissais parfaitement à l’avance l’ordonnancement typologique dans le temps réel.<br />
103
déroulement du temps du calendrier ou celui restitué par la morphologie des objets produits<br />
au XX ème siècle, peu importe. Or, non : ce sont là deux choses parfaitement différentes.<br />
Projetées dans la dimension unilinéaire du temps « vrai », les trajectoires typo-chronologiques<br />
des lampes de mineurs débutent dans un « ailleurs » qui est en avance d’une vingtaine à une<br />
trentaine d’années sur le temps réel. Concrètement, les instruments des années 1850-1860<br />
présentent des innovations typologiques qu’on s’attendrait normalement à ne voir apparaître<br />
au moins que dans les années 1880, si le rythme de renouvellement des attributs typologiques<br />
était régulier ; c’est-à-dire si le temps archéologique était unilinéaire. Après cette phase<br />
d’innovation initiale associée à une grande variabilité des attributs, la fabrication des lampes<br />
de mineurs tend ensuite à se normaliser au cours des années 1880-1890. Ce processus se<br />
traduit par un appauvrissement de la matière du temps typologique : celui-ci indique<br />
maintenant, pour des objets fabriqués dans les vingt dernières années du XIX ème siècle, un<br />
temps typologique « retardé », proche de celui des années 1860 ou 1870. On assiste à une<br />
nouvelle poussée d’innovations typologiques dans les années 1900, qui est liée au<br />
développement des instruments à combustion au pétrole. Ce renouvellement reste néanmoins<br />
modeste ; après 1910, la trajectoire du temps typologique s’écarte définitivement de celle du<br />
temps « vrai » pour se fixer dans le passé : jusqu’aux derniers exemplaires produits dans les<br />
années 1960, ce sont globalement des types de modèles relativement proches de ceux du tout<br />
début du XX ème siècle qu’on continuera à fabriquer, notamment dans les pays de l’Est.<br />
On comprend mieux maintenant pourquoi il n’est pas possible, fondamentalement, de<br />
connaître simultanément la position d’un objet dans le temps « vrai » (appelons cela sa date)<br />
et sa place dans le temps typologique, ou archéologique (appelons cela sa datation ) : parce<br />
qu’il s’agit de deux choses tout à fait différentes, qui ne coïncident en aucune manière l’une<br />
avec l’autre. Voilà qui ouvre un gouffre béant dans nos certitudes, ou plutôt nos a priori, sur<br />
l’identité du temps archéologique. On peut aller un peu plus loin encore et travailler<br />
maintenant non plus sur les combinaisons de critères comme on l’a fait jusqu’ici, mais sur les<br />
attributs eux-mêmes en les projetant, une fois encore, sur le temps réel ou « vrai ». C’est ce<br />
que nous avons fait, Bruno Wirtz et moi, pour la session organisée par Simon Holdaway et<br />
LuAnnWandsnider au 68 ème Congrès annuel de la Society for American Archaeology à<br />
Milwaukee, sur le thème du temps en archéologie 177 . Projetés individuellement dans le temps<br />
« vrai », la multiplicité des attributs s’organise en une série limitée de trajectoires, qui ne<br />
dépendent pas strictement de la chronologie – c’est-à-dire de l’endroit du temps irréversible<br />
dans lequel elles se développent – mais plutôt des formes qu’elles prennent : comme des<br />
comètes, certaines prennent très vite un essor fulgurant, pour s’évanouir presque aussitôt.<br />
D’autres s’installent plus lentement, mais s’éteignent aussi plus progressivement. D’autres<br />
encore grandissent puis s’effacent comme si elles allaient disparaître puis reviennent à<br />
nouveau se développer avant de se dissiper définitivement. C’est cette diversité de trajectoires<br />
individuelles des attributs qui produit cette variabilité toujours renouvelée sur laquelle nos<br />
outils pour restituer le temps archéologique n’ont pas prise.<br />
C’est là, pour nous autres observateurs du passé, une question perturbante : tout se<br />
passe comme si, à tout moment du temps « réel » ou irréversible, il existait, au sein d’une<br />
même ensemble d’objets ou d’assemblages typologiques que constituent ici les lampes de<br />
mineurs, une grande variabilité de caractères qui autoriserait en fait une vaste diversité de<br />
trajectoires typologiques ultérieures ; c’est-à-dire de futurs, ou d’histoires, possibles. Ce serait<br />
177 OLIVIER L. et WIRTZ B. – Memory of Matter, Times of the Past. Communication présentée dans la session<br />
“ Time in Archaeology : Time Perspectivism 20 years later ” au 68 ème Congrès annuel de la Society for American<br />
Archaeology (Milwaukee, avril 2003).<br />
104
à partir du moment où des tendances se dessineraient au sein de cette diversité que<br />
commenceraient à prendre forme des évolutions que nous pourrions reconnaître : plus elles<br />
s’accentueraient et plus – à la manière des effets de ravinement qui étendent de plus en plus<br />
loin en amont leurs ramifications à mesure que leur débit augmente – elle créeraient des<br />
cheminements à rebours dans l’articulation des attributs typologiques. Les évolutions<br />
typologiques, qui s’assimilent à ce qu’il convient d’appeler des processus historiques,<br />
produiraient un effet de sillage, ou plus exactement de drainage, dans le passé qui les précède.<br />
Ce phénomène particulier est très exactement décrit dans un petit texte de Borges intitulé<br />
« Les précurseurs de Kafka », écrit en 1951. Borgès imagine de rechercher, dans toute la<br />
littérature du monde, depuis les textes de l’antiquité grecque ou ceux de l’ancienne Chine, les<br />
passages qui annoncent l’écriture unique de Franz Kafka. Ces bribes de textes existent et<br />
retracent avec lui une filiation littéraire dont on n’arrive pas à se convaincre qu’elle soit<br />
complètement imaginaire, bien que nécessairement inventée de toutes pièces. Borgès conclut<br />
ainsi cette entreprise :<br />
« ... les textes disparates que je viens de rappeler ressemblent à Kafka, mais ils ne se<br />
ressemblent pas entre eux. Ce dernier fait est le plus significatif. Dans chacun de ces<br />
morceaux, se trouve, à quelque degré, la singularité de Kafka, mais si Kafka n’avait<br />
pas écrit, personne ne pourrait s’en apercevoir. A vrai dire, elle n’existerait pas. (…)<br />
Le fait est que chaque écrivain créé ses précurseurs. Son apport modifie notre<br />
conception du passé aussi bien que du futur. » 178<br />
Tout ceci ne serait-il pas, justement, que de la fiction ? Malheureusement non ; on peut<br />
s’en convaincre en confrontant, pour finir, la position des attributs dans le temps « réel » avec<br />
celle que restituent les sériations dans le temps « fictif », ou reconstitué, du temps<br />
archéologique. Nous savons déjà que ces deux temps sont en décalage l’un part rapport à<br />
l’autre, mais nous voyons ici comment s’opère cette divergence. C’est parce que la logique du<br />
temps typologique établit des liens à distance entre des attributs dispersés dans le temps<br />
« réel », à la fois « en amont » et « en aval » de leur moment de plus grande densité<br />
chronologique, qu’elle fabrique des séquences typo-chronologiques qui ne coïncident pas<br />
avec le temps « vrai ». Aussi, les décalages les plus importants sont focalisés sur les périodes<br />
d’origine et de fin, dans lesquelles ce processus de reconstruction imaginaire propre au temps<br />
typologique « pompe » en quelque sorte les éléments isolés dans la variabilité des effets de<br />
transition pour les rapprocher de leurs semblables, qui sont rassemblés à d’autres moments du<br />
temps « réel ». Le mécanisme d’élaboration du temps typologique agit de même sur les effets<br />
de cycle, en rapprochant, ainsi qu’on l’a déjà noté, des séquences stylistiques comparables,<br />
bien que situées à des moments différents du temps « vrai ». C’est l’histoire elle-même qui est<br />
une fiction, parce qu’elle crée un récit, un chemin qui n’existe pas dans le temps « réel », mais<br />
ailleurs : dans ce temps autre, non chronologique, qui est celui de la transmission ou de la<br />
filiation.<br />
Le présent des durées<br />
Cela, c’est ce que l’on voit lorsqu’on sait exactement quelle est la succession « vraie »,<br />
dans le temps « réel », d’une série d’objets archéologiques à l’intérieur d’une séquence<br />
d’évolution typo-chronologique quelconque. Peut-être, diront les sceptiques, mais cela ne<br />
concerne éventuellement que cette série particulière de lampes de mineurs de la période<br />
178 BORGES, 1986 : 133-134.<br />
105
contemporaine et non le temps archéologique lui-même, qui reste fondé sur la succession de<br />
séries d’époques différentes, qui demeurent identifiées par des matériaux archéologiques qui<br />
leur sont spécifiques : la période romaine du Second siècle de notre ère, par exemple, est<br />
fondamentalement constituée de matériaux culturellement identifiés comme romains et datés<br />
par l’archéologie du II ème siècle ap. J.-C. Et bien, pas exactement. Pour s’en convaincre, il<br />
suffit d’observer ce qui se passe lorsqu’on sait très précisément ce qui existe non plus<br />
successivement mais simultanément dans le temps; c’est-à-dire lorsqu’on connaît la somme<br />
des matériaux archéologiques qui sont strictement contemporains les uns des autres,<br />
aujourd’hui, à l’instant même. En d’autres termes, en quoi consiste, du point de vue de la<br />
matière archéologique, la synchronie du moment présent ? 179<br />
Evidemment, nous savons bien, puisque nous vivons dans le présent, quels éléments<br />
matériels sont synchrones les uns des autres. Nous n’avons qu’à regarder autour de nous et<br />
observer quels sont ceux qui sont réunis à l’instant présent et qui forment la matière<br />
archéologique de notre temps ; c’est-à-dire aujourd’hui les premières années du XXI ème siècle,<br />
plus précisément l’année 2004. Or justement, nous butons immédiatement sur une première<br />
difficulté : notre présent archéologique ne ressemble pas au passé archéologique tel que nous<br />
nous le figurons habituellement. De quoi s’agit-il ? Notre environnement matériel du présent<br />
est en réalité saturé de matériaux anciens, qui sont toujours en usage aujourd’hui mais qui, du<br />
point de vue typologique, ont été créés dans le passé et qui donc n’appartiennent pas, sous<br />
leur aspect typo-chronologique, au présent. Ainsi, il existe un décalage comique entre les<br />
représentations imaginaires du futur et ce en quoi le futur consiste lui-même, lorsqu’il advient.<br />
Les évocations futuristes de Paris au XXI ème siècle, qui ont réalisées à la fin du XIX ème ou au<br />
début du XX ème siècle, ne ressemblent aucunement à la réalité matérielle que présente la ville<br />
aujourd’hui. Ce n’est pas tant que les inventions techniques imaginées à partir de la<br />
technologie d’alors (comme les ballons autobus, les communications généralisées par<br />
pneumatiques, etc.) n’aient pas été développées ; c’est surtout que ces utopies représentent<br />
notre époque comme entièrement de l’ordre du futur ou, en d’autres termes, comme<br />
complètement dépourvue de passé. Pourtant, Paris aujourd’hui conserve, dans sa<br />
physionomie, l’empreinte extrêmement forte du XIX ème siècle, dont de très nombreux<br />
bâtiments ou équipements sont encore et toujours en usage à l’heure actuelle. A bien y<br />
regarder, les créations matérielles datées de ces toutes dernières années restent d’ailleurs<br />
discrètes – de nouvelles fenêtres ici ; une nouvelle couche de peinture là – ou bien sont très<br />
localisées, dans certains quartiers. Cette disposition du présent matériel n’est d’ailleurs<br />
nullement spécifique à notre époque. Lorsqu’on examine les dessins de paysage au réalisme<br />
minutieux de Rembrand ou de Dürer, il est frappant de constater combien l’environnement<br />
matériel du XVI ème ou du XVII ème siècle que ces témoins oculaires ont représenté est chargé,<br />
lui aussi, d’ancien. Comme chez nous le XIX ème siècle, le moyen-âge est chez eux<br />
omniprésent ; les toitures des bâtiments sont fatiguées et les ponts de bois croulent de vétusté.<br />
Qu’est-ce que cela signifie ? Comme le souligne le philosophe Henri Bergson, notre<br />
représentation conventionnelle de l’histoire ignore que le temps, en réalité, est double : il est<br />
tout autant transformation, ou changement, que durée, ou accumulation 180 . On pourrait dire<br />
179 J’ai développé ces premières réflexions sur le temps archéologique à partir de la matérialité du présent au<br />
colloque annuel de l’European Association of Archaeologists, tenu à Göteborg en 1998. Elles ont donné matière<br />
à deux articles en langue anglaise publiés en Suède : Duration, memory and the nature of archaeological record.<br />
Dans GUSTAFSSON A. et KARLSSON H. (dir.) : Glyfer och arkeologiska rum. En vänbok till Jarl Nordbladh.<br />
Göteborg, Gotarc Series A vol. 3, 1999, p. 529-535. Duration, Memory and the Nature of Archaeological<br />
Record. Dans KARLSSON H. (dir.) : It’s about Time. The Concept of Time in Archaeology. Göteborg, Bricoleur<br />
Press, 2001, p. 61-70. Varaktighet och minne. Res Publica, 53, 2001, p. 47-51.<br />
180 BERGSON, 1997.<br />
106
aussi, à la suite de Bergson, qu’à tout moment du temps, le temps pointe simultanément dans<br />
deux directions. Le temps pointe d’une part vers le futur, par l’irruption continuelle du<br />
nouveau qui change l’existant, mais il pointe également vers le passé, par l’accumulation<br />
continue du « déjà là », qui augmente la masse de l’ancien. C’est là un phénomène<br />
fondamentalement archéologique : pour ce qui concerne la matière, dont sont faits les objets<br />
et les constructions archéologiques, les choses ne disparaissent pas lorsqu’elles ont cessé de<br />
fonctionner ou de servir ; elles demeurent et, incorporées au présent qui vient après elles, elles<br />
continuent à exister. Nous sommes bien placés, en tant qu’archéologues, pour savoir qu’elles<br />
ne disparaissent jamais tout à fait ; même démembrées, même occultées de notre<br />
environnement quotidien, elles demeurent enfouies dans le sol, d’où on peut les faire ressurgir<br />
à tout moment. Notre perception traditionnellement historiciste du temps – selon laquelle<br />
chaque époque possède en propre sa temporalité specifique, à nulle autre pareille – ignore<br />
cette seconde moitié du temps, que constitue la durée.<br />
Nous ignorons le temps comme durée car, comme le dit Bergson, notre représentation<br />
du temps est de nature cinématographique 181 . Pour nous, le temps de l’histoire ne va que dans<br />
une seule direction à la fois et chaque évolution dans le temps (comme chaque mouvement<br />
dans l’image cinématographique) est fondamentalement décomposable en une suite de<br />
moments se succédant un par un les uns aux autres (comme la succession des 24 prises par<br />
seconde qui permet de reconstituer les mouvements du réel dans la projection<br />
cinématographique). En d’autres termes, c’est parce que le temps (de l’histoire) peut être<br />
décomposé en une suite d’instants précis (ou, dirions-nous, de séquences homogènes) que les<br />
processus peuvent nous être rendus visibles ; plus exactement, c’est parce que la suite des<br />
séquences est subordonnée à un ordre de stricte succession que les phénomènes qui se<br />
déroulent dans le temps nous deviennent lisibles. Pour nous, le temps historique – le temps<br />
qui court à travers l’évolution des sociétés du passé – est à la fois fondamentalement<br />
unilinéaire et intrinsèquement additionnel. Or, ce temps-là n’est pas le temps des matériaux<br />
archéologiques. Le temps archéologique – comme temps de la matière – est tout le contraire :<br />
c’est le temps multi-linéaire des durées, le temps permanent de la mémoire.<br />
T’as pas cent balles ?<br />
Il faut maintenant nous tourner vers l’observation des matériaux du présent – de notre<br />
présent – pour appréhender le comportement de ce temps archéologique qui nous échappe.<br />
Nous savons certes que des matériaux anciens constituent l’environnement matériel de notre<br />
présent, mais nous ignorons usuellement à quelle date, précisément, ceux-ci ont été créés. Il<br />
n’y a guère que les objets millésimés, comme par exemple les pièces de monnaies, qui<br />
conservent directement cette information. Dans le dernier trimestre de l’année 2001, j’ai donc<br />
collecté, à partir du porte-monnaie des personnes de mon entourage, plusieurs centaines<br />
d’exemplaires des derniers Francs alors en circulation 182 . La distribution des millésimes<br />
obtenue fait apparaître que les exemplaires parfaitement synchrones que constituent les pièces<br />
en usage à ce moment appartiennent en fait à des séries produites pendant une trentaine<br />
d’années, entre le début des années 1960 et la fin des années 1990. En d’autres termes, il est<br />
clair que la « pointe du présent » qui, du point de vue historique, s’entend comme une date<br />
unique (décembre 2001), est définie, du point de vue des matériaux archéologiques comme un<br />
181 BERGSON, 1996.<br />
182 J’ai publié les résultats de ces observations dans un article paru en 2002 et intitulé « Temps de l’histoire et<br />
temporalités des matériaux archéologiques : à propos de la nature chronologique des <strong>vestiges</strong> matériels. »<br />
Antiquités nationales, 33 (2001), 2002, p. 189-201.<br />
107
ensemble de datations (fournies ici par les millésimes). Ce n’est pas du tout la même chose, et<br />
nous allons bientôt y revenir.<br />
Cet échantillon de pièces de monnaie en usage dans « l’à présent » de la fin de l’année<br />
2001 nous enseigne sur l’identité chronologique de cet instant du temps « réel » dans le temps<br />
archéologique, tel qu’il est exprimé par les restes matériels. La première constatation est la<br />
suivante : si on considère la datation archéologique de cet ensemble, tel qu’elle est donnée par<br />
les millésimes des pièces, on remarque que, sur un total de plus de 300 individus, il n’existe<br />
aucune pièce portant le millésime de l’année en cours (2001). Cela signifie que, du point de<br />
vue du temps archéologique, le présent, tel que nous l’expérimentons comme moment<br />
historique, n’est pas enregistré dans ce type de matériau archéologique que constituent ces<br />
pièces de monnaie. Nous pourrions vivre des moments terriblement importants du point de<br />
vue de l’histoire sans que la composition de cet assemblage, pour ce qui concerne<br />
l’archéologie, en soit modifiée. Ainsi, les événéments de l’histoire et ceux de l’archéologie<br />
sont déconnectés les uns des autres dans la mesure où l’instant présent ne s’enregistre pas<br />
directement dans les matériaux archéologiques, qui, par rapport au temps « réel » que nous<br />
éprouvons, « retardent ».<br />
Si on considère maintenant la fréquence des dates inscrites sur les pièces de monnaies,<br />
on observe que la plupart des exemplaires en circulation datent massivement de la fin des<br />
années 1980 et du début des années 1990. Les pièces se raréfient nettement en deçà des<br />
années 1970 (qui constituent le pic de fréquence le plus important de la série), tandis que les<br />
exemplaires antérieurs aux années 1960 ont déjà complètement disparu de la circulation.<br />
Comme on l’a déjà noté, la datation archéologique de tout moment du présent est donc<br />
marquée par un décalage vers le passé du spectre des éléments datés par rapport à la date<br />
historique réelle des événements. C’est précisément cet écart dont visent à tenir compte les<br />
datations archéologiques établies par terminus ante quem, qui ne retiennent comme élément<br />
datant que les objets datés des périodes les plus récentes. C’est effectivement une bonne<br />
approximation (elle donnerait ici 2000, pour 2001), mais dont la pertinence chronologique<br />
dépend fondamentalement de la probabilité d’incorporation des objets du présent dans les<br />
dépositions archéologiques. Si on considère en effet la probablilité de survie archéologique de<br />
l’échantillon de pièces en question, on remarque que ce sont les exemplaires des années 1980<br />
et 1990 qui ont, statistiquement, les chances les plus grandes de se trouver incorporés à des<br />
assemblages ou des formations stratigraphiques qui auront été constitués, en réalité, au début<br />
des années 2000. Ainsi, les objets portants la date archéologique la plus proche de la date<br />
historique réelle (ces pièces millésimées 2000, en circulation en 2001) ne constituent qu’à<br />
peine 0,2% de l’échantillon total.<br />
Le troisième enseignement que livre cet échantillon de pièces de monnaies porte sur<br />
l’âge des éléments associés les uns aux autres. Il est frappant d’observer en effet que<br />
l’ancienneté des pièces en usage à cet instant du présent constitué par la fin de l’année 2001<br />
présente une distribution relativement symétrique dans le temps, qui s’apparente à une courbe<br />
de type en cloche. Ainsi, un tiers des monnaies en circulation ont 20 ans d’âge, auxquelles il<br />
faut ajouter un quart de la série composée d’exemplaires atteignant 30 ans d’âge. De part et<br />
d’autre de ces classes d’âge dominantes, les fréquences déclinent rapidement : on ne<br />
décompte par exemple qu’aux alentours de 10% d’éléments vieux d’une quarantaine d’années<br />
ou, au contraire, ne dépassant pas 5 ans d’âge. Les exemplaires neufs (de moins d’un an) et<br />
très vieux (de plus de 40 ans) sont, dans les deux cas, l’exception.<br />
108
Le temps probabiliste des durées<br />
Evidemment, nous ne disposons pas d’informations aussi précises lorsque nous<br />
travaillons sur des assemblages ou des sites archéologiques. Néanmoins, nous avons de<br />
bonnes raisons de penser qu’à ces différentes échelles d’observation, les phénomènes de<br />
distribution chronologique des <strong>vestiges</strong> sont de même nature. Nous n’avons pas les dates<br />
historiques exactes donc, mais nous pouvons avancer des datations archéologiques des restes<br />
d’objets ou de constructions que nous observons. Ces datations sont exprimées par des<br />
intervalles chronologiques, qui sont définis par la datation des périodes de production –<br />
lorsqu’on peut les connaître – des objets ou des constructions qui sont associés dans les<br />
assemblages ou les sites que nous étudions. En réalité, il s’agit plus de probabilités de datation<br />
que de datations véritables, même si, empiriquement, nous avons de bonnes raisons de penser<br />
que ces approximations ne sont pas très loin de la réalité. Il n’empêche : la fiabilité<br />
chronologique de ces datations archéologiques est fondamentalement affaire de probabilités.<br />
Elle sera d’autant plus élevée qu’elle pourra être établie sur un nombre important d’éléments<br />
datants. De même, elle pourra être manipulée avec d’autant plus de certitude qu’on la fera<br />
porter sur des durées chronologiques plus longues, ou moins localisées dans le temps. Nous<br />
voici confronté au « paradoxe des <strong>vestiges</strong> », que nous avons rencontré concrètement à propos<br />
du rapport date-datation des pièces de monnaies actuelles : bien qu’ayant été initialement<br />
constitués en un point particulier du temps (ce mur, ou cette tombe, ont bien été mis en place<br />
dans le sol à une date particulière du passé), les <strong>vestiges</strong> ne nous sont plus accessibles, du côté<br />
de notre présent, que comme un intervalle de temps, ou plus exactement une probabilité de<br />
durée. Il n’y a pas moyen d’en sortir ; on peut éventuellement renforcer la fiabilité<br />
chronologique des datations archéologiques, mais on ne peut pas en faire des dates. Le temps<br />
archéologique est fondamentalement de nature probabiliste. C’est ici que le lien avec<br />
l’histoire est coupé. Il n’est plus possible de faire, à l’inverse, le chemin qui relie les<br />
événements du passé aux <strong>vestiges</strong> qui en subsistent. Nous sommes dans un autre monde, qui<br />
est celui de l’archéologie.<br />
Certains éléments sont « datants », d’autres non ; nous savons reconnaître aujourd’hui<br />
certaines caractéristiques des matériaux archéologiques comme pertinentes du point de vue<br />
chronologique et nous en ignorons d’autres. Peut-être en est-il ainsi parce que nous savons pas<br />
tout et qu’il nous reste encore beaucoup de choses à apprendre sur les <strong>vestiges</strong> eux –mêmes ?<br />
Sans aucun doute, mais ce caractère indéfini du temps attaché aux <strong>vestiges</strong> est tout autant le<br />
résultat de notre propre incompréhension que de la nature même des restes archéologiques.<br />
C’est en quelque sorte un composé hybride, qui s’échappe à chaque fois que nous croyons<br />
pouvoir le saisir. Ce qui nous échappe, c’est l’indécision fondamentale des <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques dans le temps, qui est un effet de leur structure. Ainsi, lorsqu’on considère les<br />
intervalles d’approximation chronologique (ou IAC) des datations archéologiques qu’il nous<br />
est possible de produire sur un ensemble quelconque de <strong>vestiges</strong>, on constate que leur<br />
distribution n’est en rien aléatoire. Elle figure une courbe symétrique, de type en cloche, qui<br />
ressemble directement à celle produite précédemment par l’âge des pièces de monnaies. En<br />
d’autres termes, on peut éventuellement agir sur la datation des <strong>vestiges</strong> (en modifiant leur<br />
IAC), mais on ne peut pas modifier la distribution des datations. Ainsi, à Diarville, la<br />
distribution des intervalles d’approximations chronologiques qu’il est possible d’établir pour<br />
les quelques 166 constructions archéologiques « datées » à l’occasion de la fouille extensive<br />
du site funéraire de l’âge du Fer s’organise-t-elle de part et d’autre d’un ensemble de plus de<br />
50% des datations approchées selon une fourchette de 3 à 5 siècles. Les constructions bien<br />
datées – comme en particulier les tombes – ne constituent que moins de 20% du total des<br />
structures observées. Comme l’âge des monnaies actuelles, la représentation statistique des<br />
109
<strong>vestiges</strong> datables avec une relative précision (de l’ordre du siècle) est équivalente à celle des<br />
<strong>vestiges</strong> très mal datables (entre 5 et 10 siècles) et n’atteint qu’environ 10%. De même, les cas<br />
les plus marginaux sont représentés à la fois par les structures datables à l’année près (comme<br />
nos tranchées de fouille, dont nous connaissons la date de réalisation) et celles dont la<br />
probabilité de datation, au contraire, s’étale sur plus d’un millénaire.<br />
110
Chapitre VI<br />
Une archéologie du présent<br />
Gilles Peress : Fouille du charnier de la ferme de Pilica. Srebrenica (ex-Yougoslavie), 1996.<br />
111
Une archéologie du présent<br />
A un journaliste qui l’interrogeait sur les circonstances qui l’avaient amené à s’engager<br />
dans la peinture, Marc Chagall répondit avec une pointe de malice : « Jusqu’à l’âge de 15-16<br />
ans, je ne savais pas qu’on pouvait dessiner simplement avec un crayon. Je pensais qu’il<br />
fallait avoir un diplôme. » J’ai cru moi aussi que pour faire décemment de l’archéologie, il<br />
fallait en quelque sorte qu’on en obtienne le droit ; c’est-à-dire que son travail soit reconnu<br />
alimenter légitimement les débats qui occupent la communauté professionnelle. Je l’ai cru<br />
longtemps, jusqu’à ce que je découvre, voici seulement quelques années, qu’on pouvait faire<br />
de l’archéologie plus profondément que d’habitude en observant simplement les choses autour<br />
de soi. L’archéologie, comme champ d’étude, est un domaine qui commence tout de suite, ici<br />
et maintenant. Il n’est pas nécessaire d’aller la chercher spécialement au bout du monde ou<br />
enfouie très profond ; elle est là, à portée de main. Mais observer quoi, au juste ? Observer,<br />
avec nos yeux d’archéologues, l’intrication des restes matériels qui constituent la masse<br />
hétérogène de notre présent. On peut scruter les paysages : les paysages, urbains ou ruraux,<br />
ont beaucoup de choses à nous apprendre sur la nature de l’objet notre discipline. On peut<br />
examiner toutes les choses construites, ou fabriquées, celles qui servent, ou toutes celles qui<br />
vivent : les maisons, les objets, les outils, et bien d’autres choses encore, ont beaucoup à nous<br />
enseigner sur le fonctionnement du temps archéologique, celui qui s’enregistre dans la matière<br />
et produit ce qu’il faut bien appeler de l’Histoire. On peut rechercher la succession des traces,<br />
démêler les éléments qui varient de ceux qui restent stables, discerner ce qui change et ce qui<br />
subsiste. Gérard Chouquer ne fait pas autre chose, depuis des années, avec l’espace des<br />
paysages 183 , ou Anick Coudart, avec la disposition interne des maisons 184 . Cette archéologie<br />
du passé directement tangible dans le présent, a pour nom l’archéologie du présent. Le<br />
présent, pourtant, n’est ici qu’une ouverture, qui s’ouvre sur toute l’épaisseur des passés qui<br />
ont précédé le présent et qui sont enregistré en lui. Cette archéologie du présent est en fait<br />
toute l’archéologie : une autre archéologie, qui identifie notre objet comme la matière du<br />
présent et notre position comme celle d’observateurs dans le présent.<br />
Une archéologie du passé proche ?<br />
C’est du présent donc, c’est-à-dire des <strong>vestiges</strong> matériels qui constituent la réalité de<br />
notre présent, qu’il nous faut partir. J’ai d’abord été amené à m’intéresser aux restes du passé<br />
immédiat à l’occasion d’un rapport qu’avait demandé la Sous-Direction de l’Archéologie du<br />
Ministère de la Culture à Alain Schnapp sur la situation de l’archéologie du passé<br />
contemporain dans l’archéologie française. Alain m’a proposé de participer à son enquête, qui<br />
devait déboucher sur la rédaction de propositions à l’administration. Celle-ci cherchait<br />
d’ailleurs plutôt à limiter le développement des interventions touchant les périodes récentes,<br />
notamment en matière d’archéologie « préventive ». Comme bien d’autres, ce rapport a été<br />
immédiatement enterré sitôt rendu, mais en ce qui me concerne cela n’a réellement aucune<br />
183 CHOUQUER, 2000.<br />
184 COUDART (1993) ; id. (1994).<br />
112
importance : il m’a donné accès à une nouvelle compréhension des <strong>vestiges</strong> archéologiques,<br />
qui ne m’était pas aussi directement abordable à partir des matériaux des périodes plus<br />
anciennes 185 .<br />
Nous nous sommes d’abord demandés si les restes matériels de l’histoire la plus récente<br />
– ceux du XX ème siècle, par exemple – possédaient ou non réellement le statut de <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques. Dans la pratique, l’essentiel des archéologues ne s’embarrassent pas de telles<br />
questions, puisque les <strong>vestiges</strong> « modernes » sont – en quelque sorte par définition – ceux qui<br />
sont rejetés comme « récents » ; c’est-à-dire comme « non archéologiques ». Pour la plupart<br />
d’entre nous, il va de soi que, puisque l’archéologie s’intéresse au passé, la discipline étudie<br />
les choses « anciennes ». Les vraies difficultés commencent à partir du moment où il faut<br />
tracer une frontière chronologique – comme on nous le suggérait fortement – entre ce qui est<br />
du ressort de l’archéologie et ce qui ne l’est plus. C’est une question délicate car, en réalité,<br />
on a vu, au cours de ces cinquante dernières années, le champ chronologique de la discipline<br />
gagner de plus en plus largement en direction des périodes récentes : l’archéologie médiévale<br />
a acquis ses lettres de noblesse dans les années 1970, puis l’archéologie moderne (au sens<br />
historique du terme ; c’est-à-dire celle des XVI ème -XVIII ème siècles) a accédé, après bien des<br />
controverses, à une véritable légitimité dans les années 1990 à la suite des fouilles du Grand<br />
Louvre, et voilà qu’on se posait maintenant la question de la pertinence d’une archéologie<br />
contemporaine (celle des XIX ème -XX ème siècles). Comme souvent en pareil cas, les experts en<br />
sont encore à s’interroger sur le bien-fondé de l’extension de leur discipline à ces nouveaux<br />
domaines en apparence incongrus, que ces nouveaux champs existent déjà dans les faits,<br />
qu’ils sont déjà exploités et qu’ils produisent déjà des données. L’enquête d’Armelle Bonis a<br />
montré par exemple que des dizaines d’interventions concernant directement l’archéologie<br />
des XIX ème et XX ème siècles étaient couramment pratiquées chaque année en France, depuis<br />
les années 1990. En fait, dès lors qu’on pratique un enregistrement systématique des faits<br />
archéologiques, les <strong>vestiges</strong> des périodes moderne et contemporaine apparaissent dans la<br />
structure des sites archéologiques plus anciens, si bien qu’il est souvent impossible de les en<br />
extraire comme de simples perturbations ou d’ordinaires bouleversements. Dans bien des cas,<br />
les sites archéologiques constitués au cours de périodes conventionnellement considérées<br />
comme « archéologiques » (comme la plupart des villes d’origine romaine, ou de nombreux<br />
édifices cultuels du haut Moyen âge) continuent en réalité à se développer et à évoluer<br />
jusqu’au cœur des périodes récentes, qu’on considère généralement comme objectivement<br />
non archéologiques puisque celles-ci participent de notre présent, ou de notre passé proche.<br />
En réalité, c’est l’inverse qui se produit: ce n’est pas que certains lieux actuels possèdent des<br />
origines archéologiques qu’il serait intéressant d’étudier en elles-mêmes, mais c’est plutôt que<br />
les transformations de ces sites au cours des périodes récentes ne peuvent pas être retranchées<br />
de leur histoire à l’échelle de la longue durée. Le passé proche, et avec lui le présent, n’est pas<br />
autre chose qu’une séquence archéologique venant naturellement s’ajouter à toutes celles qui<br />
précèdent, dans la mesure où celle-ci produit des <strong>vestiges</strong> matériels et des « faits »<br />
archéologiques. Nier l’identité archéologique du présent, ou du passé contemporain, n’est<br />
qu’un point de vue esthétique ou historique, qu’on ne peut pas fonder sur la nature des<br />
<strong>vestiges</strong> archéologiques eux-mêmes. Le présent est fondamentalement archéologique, au<br />
même titre que toutes les autres périodes du passé ; ne serait ce que parce qu’il en est le<br />
prolongement historique.<br />
185 J’ai publié une version résumée de ma contribution au rapport dirigé par Alain Schnapp en 1997 :<br />
L’archéologie du passé contemporain : enjeux et perspectives. Les Nouvelles de l’Archéologie, 70, p. 7-14. J’ai<br />
présenté une synthèse de ces réflexions en Anglais dans un chapitre de l’ouvrage collectif édité en 2000 par<br />
Victor Buchli et Gavin Lucas : The Archaeology of the contemporary Past. Dans BUCHLI V. et LUCAS G.<br />
(dir.) – Archaeologies of the contemporary Past. Londres et New York, Routledge, p. 175-188.<br />
113
Allant plus loin, cela signifie-t-il qu’il existe déjà des sites véritablement archéologiques<br />
qu’on puisse considérer comme emblématiques de cette archéologie contemporaine à venir ?<br />
Effectivement, une série de lieux, qui ont été le siège d’événements reconnus comme<br />
particulièrement marquants dans l’histoire du XX ème siècle, ont été préservés en l’état, afin<br />
d’en constituer le souvenir matériel direct. Ce sont surtout les grands conflits mondiaux, et en<br />
particulier celui de la Seconde Guerre Mondiale, qui ont focalisé l’attention : les installations<br />
du camp d’extermination nazi d’Auschwitz, par exemple, ont été conservées pour préserver<br />
un témoignage matériel essentiel de l’holocauste. De la même manière le dôme ruiné<br />
d’Hiroshima a été inscrit, après bien des controverses, sur la liste du patrimoine mondial de<br />
l’Unesco, pour sauvegarder un témoin de l’apocalypse nucléaire de 1945. En France, ce sont<br />
les ruines du bourg incendié d’Oradour-sur-Glane, en Limousin, qui ont été conservées dès<br />
l’immédiate après-guerre pour témoigner de l’horreur de la barbarie nazie. Ces sites ne sont<br />
pas seulement des mémoriaux, ou des « lieux de mémoire » censés commémorer des<br />
événements de l’histoire collective ; ce sont également des sites archéologiques au sens plein<br />
du terme, dans la mesure où leur préservation vise à conserver, avec eux, une mémoire<br />
matérielle du passé auxquels ils appartiennent.<br />
Oradour ne veut pas mourir<br />
C’est précisément là toute la difficulté : la conservation des sites témoins de l’histoire<br />
récente fait apparaître que, du point de vue archéologique, ceux-ci n’ont pas de lieu fixe dans<br />
le passé. Leur préservation n’est pas autre chose, fondamentalement, qu’un processus<br />
d’invention, qui tend à fixer le passé qu’on cherche à commémorer à un endroit unique –<br />
c’est-à-dire nécessairement fictif – du temps. Le cas d’Oradour-sur-Glane, dont l’historienne<br />
américaine Sarah Farmer a étudié la constitution comme mémorial du massacre perpétré en<br />
juin 1944 par un bataillon de la division SS “ Das Reich ” 186 , en donne une démonstration<br />
particulièrement significative. Je me suis intéressé ici à l’aspect archéologique de la<br />
préservation du site, d’autant que dans l’esprit de ses concepteurs de 1945, la référence à<br />
Pompéi était explicite. Pour eux, il s’agissait de montrer comment, à Oradour, la vie s’était<br />
brutalement arrêtée le 10 juin 1944, lorsque la presque totalité de la population du bourg avait<br />
été exterminée par les nazis. Ici – comme à Auschwitz, comme à Hiroshima – il était essentiel<br />
de montrer un lieu figé dans le temps, comme subitement fossilisé par le cataclysme<br />
historique qui l’avait saisi : un Pompéi contemporain, en quelque sorte. De manière<br />
révélatrice, personne n’avait envisagé sur le moment les effets de la propre inertie du site qui,<br />
lui, n’était pas mort en 1944. On continuait toujours à passer, par la route, par Oradour ; des<br />
paysans y possédaient toujours des granges où ils remisaient leurs tracteurs ou leurs machines<br />
agricoles ; des familles y avaient toujours des jardins où elles cultivaient des légumes ou<br />
élevaient des animaux… Bref, la vie matérielle des choses, ordinaire, triviale, continuait à<br />
Oradour malgré le traumatisme insurmontable causé à la population. Aussi, l’une des<br />
principales mesures qui devaient accompagner, en 1946, la reconnaissance des ruines du<br />
bourg incendié comme monument historique national fut de cautériser définitivement le site,<br />
en en empêchant complètement l’accès et la traversée. On enferma donc Oradour à l’intérieur<br />
d’une enceinte et on mura les ouvertures des bâtiments encore en usage ; tandis qu’un nouvel<br />
Oradour était construit ailleurs. Pour conserver Oradour comme mémorial historique, il fallait<br />
tuer Oradour comme lieu d’occupation humaine ; c’est-à-dire le terminer comme site<br />
archéologique. Mais avec quelles conséquences ?<br />
186 FARMER, 1994.<br />
114
Les responsables de l’administration des Monuments historiques, auxquels avait été<br />
confié le projet, n’avaient pas anticipé l’importance grandissante qu’allaient devoir prendre<br />
les travaux de conservation du site, dès lors qu’on aurait achevé Oradour. A l’origine, on<br />
n’avait prévu que des petits travaux d’entretien assurés par des employés communaux, comme<br />
l’élimination des mauvaises herbes, ou des petites réparations de maçonnerie ; mais dès 1946<br />
c’est un véritable programme de consolidation, chaque année de plus en plus lourd, qu’il faut<br />
bien lancer : il faut reprendre les murs exposés aux intempéries qui s’effondrent, il faut<br />
remplacer les linteaux en bois des ouvertures, qui pourrissent, par des pièces en béton, il faut<br />
enlever les parties de maçonnerie en terre qui se désagrègent… De la même manière, dès lors<br />
qu’ont été supprimés les jardins qui contribuaient malgré tout à l’entretien du site, il n’y a<br />
guère d’autre solution que de créer de grands espaces engazonnés, de manière à empêcher la<br />
croissance incontrôlée des broussailles et des arbustes. Au fil du temps, Oradour prend chaque<br />
année davantage la physionomie surréaliste d’un parc de ruines contemporaines fabriquées,<br />
dans lesquelles la part des restaurations tend progressivement à se substituer à celle des<br />
éléments originaux. Et c’est paradoxalement cette apparence d’irréalité qui rapproche<br />
maintenant la physionomie d’Oradour de celle de Pompéi.<br />
La conservation de la voiture du Docteur <strong>Des</strong>ourteaux est sans doute l’exemple le plus<br />
frappant de cette impossibilité de fixer le passé des constructions archéologiques. A l’origine,<br />
cette automobile devait rappeler les circonstances dans lesquelles le Docteur <strong>Des</strong>ourteaux,<br />
arrivé à Oradour et emmené immédiatement par les SS pour être tué, avait du abandonner sa<br />
voiture sur place, où elle était restée depuis. Que la voiture actuellement exposée dans les<br />
ruines d’Oradour ne soit pas celle du Docteur <strong>Des</strong>ourteaux mais celle d’un membre de sa<br />
famille, peu importe, au fond. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est que cette voiture ressemble de<br />
moins à moins à ce qu’on s’attend à voir d’une véritable voiture : depuis 1944, toute la<br />
peinture a disparu, laissant à nu le métal oxydé qu’il a fallu stabiliser et protéger d’un vernis<br />
anti-corrosion. Les petits éléments, comme les essuie-glaces, les rétroviseurs ou les parechocs,<br />
ont disparu depuis longtemps. Les vitres, ainsi que toute la garniture des sièges,<br />
n’existent plus non plus. Les pneus se sont littéralement désagrégés ; la carcasse de la voiture<br />
repose maintenant au sol directement sur le châssis, un peu de guingois, tandis que la base des<br />
portières est tombée sur la chaussée. Ce que nous voyons aujourd’hui n’est plus une voiture<br />
des années 1940 : c’est un témoin méconnaissable, ou plus exactement un vestige<br />
archéologique de voiture des années 1940, tel qu’il peut se présenter à nous dans les années<br />
2000.<br />
La difficile préservation des sites contemporains nous enseigne quelque chose dont nous<br />
nous rendons mal compte avec les sites archéologiques “ classiques ”, qui appartiennent à des<br />
périodes objectivement révolues à nos yeux: quoique nous fassions, le passé, comme création<br />
matérielle, continue à exister et à se transformer dans le présent. C’est parce que nous croyons<br />
à un temps historique unilinéaire et séquentiel – dans lequel chaque temporalité chasse celle<br />
qui la précède – que nous sommes persuadés qu’il faut garder Oradour ou Auschwitz en<br />
l’état. Mais nous ne voyons pas que ce temps historique n’est pas le temps archéologique des<br />
<strong>vestiges</strong> eux-mêmes et que nous ne faisons guère autre chose, en voulant préserver ces restes<br />
du passé “ dans leur passé ”, que les bourrer d’adjonctions qui leur sont étrangères. Nous leur<br />
inventons un passé qui n’a jamais existé – et pour cause – mais qui, par sa masse<br />
envahissante, finit par se substituer à ce passé originel qui s’efface et qui disparaît<br />
irrémédiablement. Quoique nous fassions, ces <strong>vestiges</strong> du passé vont s’altérer et vieillir : c’est<br />
leur manière à eux de demeurer avec nous, d’exister dans notre présent. L’écroulement, la<br />
disparition des lieux en tant que tels sont une composante directe de l’identité matérielle des<br />
sites et des <strong>vestiges</strong> ; ils en sont la mémoire active dans le présent. Le temps archéologique ne<br />
115
s’arrête pas à partir du moment où les sites sont abandonnés : il continue à travailler la matière<br />
des <strong>vestiges</strong>, qui sont désormais absorbés dans un autre environnement, dans lequel ils<br />
maintiennent imperceptiblement la mémoire d’autres temps.<br />
« Difficile à reconnaître, dit Simon Srebnik dans Shoah, le film de Claude Lanzmann,<br />
où on le voit avancer vers une grande prairie ouverte au milieu des arbres, mais c’était<br />
ici. Ici on brûlait les gens. Beaucoup de gens ont été brûlés ici » On n’entend que le<br />
bruit de ses pas dans l’herbe et le chant des oiseaux dans la forêt toute proche. « Ya, das<br />
ist das Platz » : « Oui, c’est l’endroit. Personne n’en repartait jamais. (…) C’était<br />
toujours aussi tranquille ici. Toujours. Quand on brûlait chaque jour 2000 personnes,<br />
des Juifs, c’était également tranquille. Personne ne criait. Chacun faisait son travail.<br />
C’était silencieux. Paisible. Comme maintenant. » 187<br />
Le retour des disparus<br />
Oradour-sur-Glane est l’exemple d’un lieu que l’on tente de préserver, immédiatement<br />
après l’événement qui lui donne un sens nouveau, comme un véritable site archéologique du<br />
XX ème siècle, et plus particulièrement de la Seconde Guerre Mondiale. Quotidiennement, on<br />
découvre également des <strong>vestiges</strong> archéologiques contemporains – qui passent généralement<br />
inaperçus : ce sont des détritus – mais depuis une dizaine d’années, on fouille désormais des<br />
sites du XX ème siècle, en les approchant comme des sites archéologiques en tant que tels. Les<br />
premières expériences ont commencé en 1990 avec la fouille de la tombe collective contenant<br />
le corps de l’écrivain Alain Fournier, tué en 1914 à Saint-Remy-la-Calonne (Meuse). Au<br />
cours des années 1990, de véritables programmes de recherches de terrain sur les sites<br />
militaires de la Grande Guerre se sont mis en place, avec en particulier les recherches menées<br />
par Alain Jacques et Yves <strong>Des</strong>fossés dans le Nord de la France, autour d’Arras et d’Amiens.<br />
En 1997, j’avais réuni avec Victor Buchli ces différentes expériences françaises en matière<br />
d’archéologie du XX ème siècle pour les comparer aux travaux d’inventaire et de conservation<br />
entrepris notamment en Grande-Bretagne, à l’occasion d’une session organisée lors du 5 ème<br />
congrès annuel de l’Association des Archéologues Européens (European Association of<br />
Archaeologists ; EAA) tenu à Bournemouth 188 . Je voudrais seulement évoquer ici l’expérience<br />
de la fouille du bombardier britannique de Fléville en ce qu’elle apporte de nouveau quant au<br />
statut de l’archéologie du présent par rapport à l’histoire.<br />
En 1997, des travaux routiers réalisés sur le territoire de la commune de Fléville-devant-<br />
Nancy (Meurthe-et-Moselle) occasionnèrent la découverte de débris métalliques appartenant à<br />
des restes d’avion. La fouille de contrôle, réalisée par mon ami Jean-Pierre Legendre du<br />
Service régional de l’Archéologie de Lorraine, devait permettre d’identifier ces <strong>vestiges</strong><br />
comme ceux d’un bombardier Lancaster, le RA502 Z-Zebra, porté disparu dans la nuit du 1 er<br />
au 2 février 1945, de retour d’une mission de bombardement sur Ludwigshafen, dans la Ruhr.<br />
Dans un entonnoir de plus de quatre mètres de profondeur, on découvrit les moteurs et une<br />
partie du fuselage de l’avion, qui contenait encore plusieurs mitrailleuses Browning calibre<br />
303 anglais, mais surtout des éléments d’équipement de l’équipage : deux parachutes, des<br />
restes de botte de vol, un lambeau de combinaison de vol contenant, dans une poche parvenue<br />
intacte, une trousse médicale d’urgence comprenant des ampoules de morphine auto-<br />
187 LANZMANN, 2001 : 24-25.<br />
188 A la suite de la session de Bournemouth, les travaux menés en France sur l’archéologie du XX ème siècle ont<br />
été présentés dans un dossier que j’ai dirigé en 2000 dans la revue Archéologia : L’archéologie confrontée aux<br />
<strong>vestiges</strong> des deux dernières guerres. Archéologia, n° 367 (mai 2000), p. 22-45.<br />
116
injectables ainsi qu’une carte de l’Est de la France, de la Belgique et de l’Allemagne de<br />
l’ouest imprimée sur soie… La fouille devait permettre d’établir que deux des membres<br />
d’équipage avaient manifestement péri avec l’avion, faute d’avoir pu utiliser leurs parachutes.<br />
Les recherches d’archives, qui ont permis d’identifier l’avion ont également donné la<br />
possibilité de retrouver trois survivants des sept membres de l’équipage du bombardier<br />
anglais : William Anderson (bombardier), Victor Cassapi (mécanicien de bord) et Allan<br />
Jarmel (mitrailleur arrière). Victor – Vic dans la RAF – avait tenu à participer à la session de<br />
Bournemouth sur l’archéologie du passé contemporain. Dans son intervention, il a notamment<br />
déclaré :<br />
« En ce qui me concerne, la découverte des <strong>vestiges</strong> de notre avion et la résolution des<br />
circonstances de la mort de mes camarades disparus m’ont profondément affecté.<br />
Cinquante trois ans durant, j’ai beaucoup pensé et réfléchi à la mort de mes camarades.<br />
J’ai toujours ressenti le besoin de disposer d’une sorte de point focal qui me permettrait<br />
d’honorer leur mémoire. C’est maintenant chose faite et je suis convaincu qu’ils<br />
peuvent enfin reposer en paix. (…) Nora, la sœur de Norman Tinsley, et Gladis, celle<br />
d’Andy James, ont reconnu toutes les deux qu’elles se sentaient infiniment mieux<br />
depuis qu’elles connaissaient le destin qui a été celui de leurs frères et la façon dont les<br />
Français de Lorraine ont rendu hommage à leur mémoire. C’est ce que je ressens aussi,<br />
même si, pendant de nombreuses années, j’ai totalement évité de penser à ma vie et aux<br />
événements de ces années de guerre. »<br />
Le témoignage de Vic est, à mon sens, le plus bel hommage qu’on puisse rendre au<br />
travail des archéologues : pour lui, qui a été le témoin direct des événements dont procèdent<br />
les <strong>vestiges</strong> découverts à Fléville, l’important ne réside pas dans les interprétations que les<br />
archéologues peuvent élaborer à partir des débris matériels sur lesquels ils ont travaillé. Pour<br />
Vic, comme pour Nora et Gladis qui sont plus éloignées de ces événements, ce qui est<br />
fondamental dans l’activité des archéologues c’est leur travail de remise au jour du passé, un<br />
passé qu’on croyait disparu alors qu’il était simplement enfoui. Leur témoignage reconnaît<br />
une place extraordinaire aux archéologues, loin de leur statut traditionnel d’experts du passé :<br />
pour eux, les archéologues sont ceux qui ramènent parmi nous le passé disparu, qui le font<br />
resurgir dans le présent et qui, ce faisant, changent l’histoire en faisant advenir le passé.<br />
Comme le souligne Vic, les archéologues provoquent la fin d’un processus de deuil resté<br />
inachevé dans l’incertitude du sort des disparus, en rapportant le témoignage matériel de leur<br />
mort, mais, au delà, ils créent quelque chose de plus profond : il donnent au passé une place –<br />
Vic dit « une sorte de point focal » - dans le présent. Parce qu’il a désormais à nouveau sa<br />
place matérielle dans le présent, le passé, suspendu jusqu’alors, peut enfin avoir eu lieu et<br />
apaiser le présent.<br />
Il faut prendre au sérieux les critiques adressées à cette nouvelle archéologie du « passé<br />
récent » qui, pour ses détracteurs, est inutile car elle n’apporte rien de neuf qui ne soit déjà<br />
connu par une surabondance de textes, de plans, de photographies ou de films. Cela est tout à<br />
fait vrai ; ce n’est pas sur ce terrain de la documentation de la culture matérielle que<br />
l’archéologie contemporaine trouve sa véritable dimension. Car il nous faut aller jusqu’au<br />
bout de l’argument : reconnaître la légitimité d’une archéologie du présent ou du « passé<br />
proche », c’est mettre en cause l’approche traditionnellement historiciste des matériaux<br />
archéologiques ; plus encore, avancer que cette « autre archéologie » ne serait pas, sur le fond,<br />
fondamentalement différente de celle des autres périodes plus anciennes de l’histoire de<br />
117
l’humanité, c’est dénoncer la perspective historiciste comme irrecevable dans le domaine de<br />
l’archéologie. Pourquoi donc? parce que, selon cette appréhension conventionnelle de la<br />
discipline, les matériaux du passé extraits par l’archéologie prennent leur sens dans une suite<br />
chronologique séquentielle et unilinéaire. Il est donc essentiel, dans cette perspective, de<br />
connaître précisément quels types d’artefacts identifient chacun des moments de cette suite de<br />
séquences et sur quels types d’assemblages typologiques prend appui ce déroulement<br />
uniforme du temps, qui serait propre au temps archéologique. C’est là un des présupposés<br />
fondamentaux de l’archéologie traditionnelle d’inspiration historiciste, selon lequel, puisque<br />
les différentes séquences typo-chronologiques procèdent les unes des autres tout au long<br />
d’une suite unique, l’unilinéarité supposée du temps archéologique fonctionnerait comme un<br />
lien causal entre elles. Selon cette approche conventionnelle, la reconstitution de ce temps<br />
séquentiel, continu et unidirectionnel, en viendrait ainsi à se confondre avec une forme<br />
d’explication historique, puisqu’elle rendrait apparente cette articulation causale des<br />
séquences les unes vers les autres : la typo-chronologie des matériaux archéologiques n’a pas<br />
d’autre but que celui-là. Malheureusement, ainsi que nous l’avons vu au chapitre précédent, le<br />
temps archéologique ne fonctionne pas ainsi. Plus encore, l’archéologie du passé<br />
contemporain, dans la mesure où elle traite de périodes proches, met en échec cette supposée<br />
unidirectionnalité spontanée du temps historique, puisqu’elle fait « resurgir » la mémoire du<br />
passé dans le présent et qu’elle « réactive » un processus de mémorisation jusqu’alors<br />
dormant.<br />
L’archéologie réactive le passé ou plutôt elle fait, selon l’expression de Benjamin, des<br />
événements du passé « des faits historiques à titre posthume » 189 . Elle n’exhume pas, à<br />
proprement parler, les éléments d’une histoire qui aurait eu lieu avant elle et en dehors d’elle,<br />
mais au contraire elle contribue directement à construire cette histoire, en en faisant un enjeu<br />
du présent. C’est bien là où est le scandale, pour les tenants de l’orthodoxie historiciste : cette<br />
autre archéologie fait sauter le verrouillage du temps en reconnaissant à certains événements<br />
du passé un statut particulier, capable d’éclairer la situation du présent. Comme le souligne<br />
Benjamin, ce processus de reconnaissance ignore l’articulation causale, fonctionnant de<br />
proche en proche, qui constituerait, dans la perspective historiciste, l’armature du temps<br />
historique. Il l’ignore, car des événements du passé peuvent être réactivés dans le présent<br />
après des années, voire, dit Benjamin, « des millénaires » de latence. Nous savons que cela est<br />
parfaitement véridique : en Grèce, les travaux dirigés par Geoff Bailey dans la région de<br />
l’Epire mettent notamment en évidence que des processus d’érosion sévère, causés<br />
actuellement par une surcharge de l’élevage des ovicapridés imposé à un milieu fragilisé<br />
réactivent en fait des phénomènes de dégradation des sols engagés au Paléolithique 190 . Ce<br />
faisant, la reconstruction de l’histoire qu’alimente cette activité de reconnaissance du passé ne<br />
plus prétendre au statut de reconstitution qu’on lui reconnaissait jusqu’alors, mais à celui de<br />
transcription ; de la même manière, ce n’est plus tant le statut de « cause originelle » attaché<br />
aux événements du passé qui importe désormais que celui de repère qui leur est reconnu après<br />
coup et qui, lui seul, donne son sens à cette histoire relationnelle.<br />
Il faut le dire maintenant : ce processus qui fait exploser le temps conventionnel de<br />
l’histoire, c’est celui de la mémoire. Dans cette archéologie fonctionnant comme une<br />
mémoire, là où le temps ne joue plus son rôle ordinaire, ce qui est désormais au centre n’est<br />
plus l’engrènement du temps, période après période, mais c’est bien la totalité du présent, à<br />
l’aune duquel l’histoire toute entière se trouve inlassablement réévaluée : c’est, selon les mots<br />
de Benjamin, le présent comme « temps du présent » (“ Jetzzeit ”) qui constitue désormais, en<br />
189 Appendice, thèse A ; BENJAMIN, 2000a: 442-443.<br />
190 BAILEY,2003.<br />
118
lieu et place du temps séquentiel et unilinéaire de la vision historiciste, la source même de<br />
l’histoire, son origine toujours recommencée, intarissablement « à présent ». « L’histoire,<br />
écrit Benjamin dans sa Thèse XIV « sur le concept d’histoire », est l’objet d’une construction<br />
dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide (de l’historicisme), mais le temps saturé d’à<br />
présent. 191 » Comme le révèle l’archéologie, dans ce présent turbulent sont enchâssés des<br />
fragments de temporalité issus du passé, qui, lorsqu’ils sont reconnus comme tels, permettent<br />
à l’histoire d’advenir. Vic Cassapi, au fond, ne dit pas autre chose ; ces « éclats » en question,<br />
lorsqu’ils permettent soudain d’unir le présent vécu avec le passé à nouveau révélé sont<br />
porteurs d’un temps qu’il n’est pas exagéré de qualifier de « messianique » : ils font<br />
véritablement arriver soudain quelque chose de miraculeux qui transforme l’histoire.<br />
De l’archéologie du paysage à l’archéologie de la mémoire<br />
Observer l’intrication des restes matériels qui constituent la masse hétérogène de notre<br />
présent, voilà ce que fait Gérard Chouquer lorsqu’il analyse la structure des constructions<br />
archéologiques que sont les paysages. Voici un paysage : voyez une ville, grise et blanche, qui<br />
s’étend du bassin à présent pétrifié d’une rivière vers le sommet des collines environnantes,<br />
jusqu’à l’horizon ; ailleurs une campagne dénudée, sans plus un arbre ou une haie, comme<br />
une immense couverture de champs verts et jaunes jetée sur le relief de la terre… Quelle est<br />
l’histoire de ces paysages et comment y accéder? Nous ne sommes plus ici dans cet espace<br />
imaginaire d’une temporalité spécifique du passé ; nous ne sommes pas en train de mettre au<br />
jour, dans un coin minuscule de cette étendue qui occupe tout l’espace, les <strong>vestiges</strong> enfouis<br />
d’une période disparue dont nous pourrions dire : “ ceci est le passé ; le passé était ainsi ”.<br />
Non, nous sommes ici, au présent, et nous regardons ce paysage étalé devant nos yeux et qui<br />
contient le passé, tous les moments mêlés du passé. Nous observons une forme, maintenant ;<br />
nous scrutons une surface parcourue de lignes et de motifs, dans laquelle nous reconnaissons<br />
des dessins, où nous distinguons des effets de structures à l’intérieur desquels les formes<br />
locales s’articulent, dans leur infinie diversité, pour former, de proche en proche, des trames<br />
globales. Nous observons un paysage comme on regarde un tableau, parce qu’il n’y a rien<br />
d’autre à voir ici que de la pure forme, que des structures morphologiques. Tout le reste –<br />
cette apparente évidence du passé à être un état, ou plus exactement une succession d’états<br />
distincts dans le temps – s’est dissout, comme s’il n’avait jamais existé. L’harmonieuse<br />
étrangeté de l’espace imprègne tout ce qui nous est donné à voir et nous commençons à nous<br />
poser des questions nouvelles : qu’est-ce qui change et qu’est-ce qui se maintient dans ce<br />
paysage quand on passe de l’échelle du proche, ou du local, à celle du lointain, ou du global ?<br />
Comment cet espace apparemment homogène, en tout cas manifestement structuré, peut-il se<br />
nourrir de l’hétérogène, de l’accidentel, de ce qui lui est étranger ?<br />
Ici, dès qu’on interroge l’espace, on questionne simultanément le temps. Pourquoi<br />
cela; le temps et l’espace ne sont-ils donc pas séparés ? Le passé n’est-il pas ce qui a eu lieu et<br />
qui n’est plus ; ce qui enfoui et qui attend d’être exhumé ? Ici, le temps est amalgamé à<br />
l’espace parce que, justement, le passé n’est pas conservé sous le présent comme un souvenir<br />
mais dans la matière de celui-ci comme un signe, un élément du motif et de la trame de<br />
l’espace. Voyez cette ville auréolée d’une couronne de zones industrielles et de lotissements,<br />
ces paysages vides fabriqués par l’agriculture industrielle : les constructions des temps<br />
anciens – les routes, les bâtiments, le réseau des champs – y ont disparu depuis longtemps de<br />
la surface du sol. Il n’en reste absolument rien de visible, à peine des débris infimes enfouis<br />
191 BENJAMIN, 2000a : 439.<br />
119
dans la terre, et pourtant… Et pourtant ces créations du passé continuent à exister, dans une<br />
sorte d’inconscient de l’espace, sous la forme de limites, d’orientations, de contours ou de<br />
masses. Elles continuent à contraindre la structure physique et l’organisation de l’espace, au<br />
présent. Ce n’est d’ailleurs pas un moment particulier du passé qui prédomine sur tous les<br />
autres, bien que certaines périodes (comme celle de l’occupation romaine, en particulier) aient<br />
laissé une empreinte particulièrement forte sur le paysage : non, ce qui agit ici, c’est<br />
l’accumulation de toutes ces temporalités du passé qui, ensemble et non pas les unes après les<br />
autres, structurent la configuration du présent. Ici, force est de constater que l’accumulation<br />
des créations du passé ne fonctionne pas seulement comme un simple processus mécanique de<br />
surimposition mais comme une dynamique complexe à l’intérieur de laquelle l’impact des<br />
événements du passé peut continuer à jouer à distance dans le temps. C’est parce que les<br />
événements archéologiques sont inscrits dans la matière que leur effet dépasse, dans le temps,<br />
le moment où ils ont été créés ; en réalité leur conséquence est destinée à durer aussi<br />
longtemps que durera cette inscription des événements archéologiques dans la matière.<br />
Voici maintenant que le temps est bouleversé, à nouveau, parce qu’encore une fois<br />
nous le considérons à partir du présent et non plus depuis ce point de vue imaginaire d’où<br />
nous serions retirés de son mouvement et où nous le regarderions passer devant nous, avec<br />
toute la procession de ses séquences attachées à la suite les unes des autres, comme un cortège<br />
de carnaval de l’Histoire. Rechercher le passé, fondamentalement, n’est pas autre chose<br />
qu’analyser la matérialité du présent. De la même manière, étudier le passé n’a de sens que<br />
dans la mesure où l’on aborde tous les moments du passé dans la durée et non pas un seul<br />
d’entre eux en particulier. L’objet de l’archéologie – de cette autre archéologie – c’est cette<br />
mémoire des lieux et des choses, une mémoire spécifique qui se noue dans un temps qui n’est<br />
pas le temps séquentiel et unilinéaire de l’histoire conventionnelle. L’archéologie n’est pas la<br />
petite soubrette de l’Histoire que l’on croit; elle appartient à un autre monde, plus fort et plus<br />
profond. Il faut trouver d’autres mots pour commencer à identifier ces relations dans le temps<br />
que tissent entre elles les créations du passé. Au delà des concepts conventionnels de<br />
synchronie (ce qui existe, semblable ou différent, au même moment) et de diachronie (ce qui<br />
se maintient dans le temps), il est nécessaire, souligne Gérard Chouquer, d’inclure les notions<br />
plus complexes d’uchronie et d’hystéréchronie : l’uchronie désigne cette faculté<br />
d’indétermination que possède chaque moment du temps vis-à-vis de son futur ; c’est-à-dire<br />
des formes ultérieures auxquelles les formes du moment présent donneront lieu. Quant à<br />
l’hystéréchronie, elle décrit le temps de latence que l’on observe très fréquemment dans<br />
l ‘histoire des sites ou des occupations humaines entre un événement particulier ayant lieu à<br />
un moment quelconque du temps et l’effet qu’il provoque par la suite, parfois très longtemps<br />
après. Dans son approche de l’archéologie des paysage, Gérard Chouquer insiste sur la notion<br />
d’hystérésis morphologique, empruntée à l’écologie, et qui décrit le temps de latence qui se<br />
manifeste “ lorsqu’un phénomène étant éteint, ses effets continuent à se faire sentir longtemps<br />
après, et même à se développer en raison d’un effet d’inertie ” 192 . A cette liste des phénomènes<br />
de temporalité à l’œuvre dans la mémoire archéologique, il faut sans doute ajouter la notion<br />
de prochrononie chère à Blaise Cendrars, que celui-ci a tenté de mettre en œuvre dans les<br />
mémoires romancées qu’il a publiées sous le titre de “ L’homme foudroyé ” : la prochronie,<br />
chez Cendrars, c’est cette capacité qu’ont parfois certains événements à communiquer entre<br />
eux à travers la distance du temps ; plus précisément, c’est cette disposition qu’ont certaines<br />
expériences de l’existence humaine à réactiver brutalement des événements particuliers du<br />
passé, qui prennent dès lors une dimension véritablement prophétique, telle la main arrachée<br />
de Cendrars sur le front de la Guerre de 1914-1918, dont le souvenir des circonstances, en<br />
192 CHOUQUER, 2000 : 150.<br />
120
1940, déclenche la renaissance à l’écriture de l’écrivain 193 . C’est en tout cas quelque chose<br />
d’assez peu éloigné de ces phénomènes que traduisent les processus archéologiques de type<br />
“ polycycliques ” qui font se succéder à intervalles irréguliers des cycles à l’intérieur se<br />
succèdent des séquences de création, puis de scellement et enfin de réactivation des créations<br />
archéologiques.<br />
Ce sont là des pistes intéressantes, mais qui ne sont néanmoins pas suffisantes à elles<br />
seules pour nous conduire quelque part. Nous savons maintenant que les processus de relation<br />
temporelle à l’œuvre dans les créations archéologiques ne sont pas “ ordinaires ”, dans la<br />
mesure où ils s’organisent dans le cadre d’une certaine forme de mémoire, qui n’est pas la<br />
mémoire historique à proprement parler mais bien la mémoire interne, en quelque sorte<br />
intrinsèque, du matériau archéologique. C’est le fonctionnement de cette mémoire des<br />
créations archéologiques qu’il nous faut aborder et dont nous devons saisir les mécanismes si<br />
nous voulons nous donner les moyens de comprendre ce jeu de la temporalité à travers le<br />
temps. Il est inutile de chercher à nous retourner vers les domaines connus et réconfortants de<br />
l’archéologie traditionnelle : nous sommes allés trop loin et il n’y a plus, désormais, de<br />
chemin de retour. Nous sommes ailleurs, sur un autre terrain qui, pour nous, n’a encore ni<br />
nom ni cartographie mais dont nous savons qu’il est celui de la mémoire archéologique. Cette<br />
mémoire de l’archéologie présente d’étranges résonances avec la mémoire de la psychanalyse,<br />
non parce qu’elles seraient toutes deux d’origine psychique (l’une collective, l’autre<br />
individuelle), mais bien d’avantage parce qu’elles s’enracinent l’une et l’autre dans un<br />
matériau soumis au temps et à l’irréversibilité. Selon l’approche initiée par Freud, souligne le<br />
psychanalyste André Green, “ la mémoire est un système multiple de traces se réinscrivant<br />
périodiquement, se “ retraduisant ” à la faveur de circonstances nouvelles 194 ” Traces, <strong>vestiges</strong><br />
du passé organisés en systèmes, réactivations périodiques, réinscription des faits<br />
archéologiques dans la matière se traduisant par des effets de palimpsestes, réaménagement<br />
des constructions archéologiques issues du passé leur permettant d’accéder à d’autres<br />
traductions au présent, changements contextuels provoquant la réorganisation des systèmes de<br />
<strong>vestiges</strong> antérieurs… Nous sommes paradoxalement ici en terrain connu : celui du<br />
comportement des <strong>vestiges</strong> du passé, qui s’assimile à celui de la mémoire psychique ; c’est-àdire<br />
au fonctionnement de l’inconscient. Qu’est-ce que cela veut dire? Cela signifie non pas<br />
que la mémoire archéologique et la mémoire psychique sont identiques, mais que leur<br />
élaboration fonctionne de manière proche. Dans les deux cas, la mémorisation – ou, si l’on<br />
préfère, le rappel de l’identité du passé – ne s’effectue pas à partir d’un supposé stock de<br />
“ souvenirs ” (c’est-à-dire de témoins des temps anciens), mais elle se réalise au contraire bien<br />
au présent, en “ réinscrivant ” les constructions héritées du passé dans une nouvelle<br />
“ traduction ”. Pour prendre un exemple immédiat, c’est la dans la pratique au jour le jour<br />
d’aménager, de reconstruire et d’étendre qu’est maintenue l’identité urbaine d’une ville et non<br />
par la pétrification de son centre ancien, à supposer que l’on parviendrait à le maintenir “ en<br />
l’état ”. De ce “ souvenir ” vrai, on ferait un musée ou une ruine, en tout cas rien qui<br />
ressemblerait à une ville au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Aussi, c’est<br />
fondamentalement dans une “ retraduction ” au présent, par l’adaptation continue des lieux<br />
aux contraintes de fonctionnement du moment actuel, qu’est perpétuée leur identité héritée du<br />
passé ; c’est-à-dire leur mémoire. Je conserve à ma maison édifiée au XVIII ème siècle son<br />
identité d’espace domestique en continuant à habiter dedans ; c’est-à-dire en la transformant<br />
pour l’adapter à mes besoins. Ce faisant, je la rends certainement méconnaissable par rapport<br />
à son état originel, mais là n’est pas ce qui importe : ce qui importe, c’est qu’elle continue à<br />
fonctionner comme une maison. Ainsi, les adjonctions étrangères dont je l’augmente en<br />
193 CENDRARS, 1945.<br />
194 GREEN, 2000 : 209.<br />
121
viennent à faire partie intégrante de l’histoire du lieu et c’est cette histoire particulière, faite<br />
de remaniements, de réutilisations, de créations, qui intéresse au premier chef l’archéologie.<br />
Green le dit d’ailleurs lui-même avec netteté : “ la psychanalyse n’est que relativement peu<br />
concernée par la remémoration : son objet véritable est la temporalité 195 ”. Comme la<br />
psychanalyse, l’archéologie ne s’intéresse que de manière relativement secondaire aux<br />
moments du passé qu’on peut exhumer du présent ; en revanche, ces deux disciplines sont<br />
fondamentalement engagées dans l’étude des transformations de l’identité des choses ou des<br />
êtres sous l’effet de leur propre histoire. La question qui les lie l’une à l’autre est bien celle de<br />
savoir, au fond, qu’est-ce qui se joue dans le temps ou, en d’autres termes, de quoi le temps<br />
est-il le révélateur.<br />
L’inconscient du temps<br />
Comment aller plus loin, à présent ? Poser la question d’une mémoire interne des<br />
systèmes archéologiques (qui concernerait les ensembles d’objets, les sites ou les complexes<br />
de sites) présuppose l’existence d’une identité, qui serait l’identité en propre de ces systèmes,<br />
une identité qui se perpétuerait dans le temps. Il faut le dire une fois encore: cette identité<br />
n’est pas celle que leur auraient attribuée les historiens, les ethnologues ou les archéologues,<br />
ni même les gens du passé qui ont produit ou mis en œuvre ces créations matérielles dont<br />
nous trouvons aujourd’hui les <strong>vestiges</strong>. L’identité dont je veux parler est celle qui se construit<br />
par et pour les systèmes archéologiques sous l’effet de leur propre histoire, ou de leur<br />
trajectoire dans le temps. Ce n’est là cependant qu’une question relativement secondaire ; le<br />
problème essentiel, pour ce qui nous concerne en tant qu’archéologues, étant la détermination<br />
des processus en fonction desquels s’élabore cette mémoire. Sur ce point, qu’en dit la<br />
psychanalyse ? Lorsque quelque chose est mémorisé, souligne André Green dans son travail<br />
sur le temps et la mémoire, en réalité “ les nouveaux enregistrements des systèmes antérieurs<br />
de traces sont effectués non (…) pour introduire du changement, mais pour contourner ce<br />
dernier. 196 ” C’est là un point essentiel, encore une fois partagé avec la mémoire<br />
archéologique : le processus de pérennisation des manifestations archéologiques repose sur<br />
une relation de complémentarité établie entre l’ensemble des constructions en place et les<br />
éléments nouveaux qui viennent s’y adjoindre. Comme on l’a souligné, c’est ce processus<br />
d’augmentation des créations archéologiques qui en construit la mémoire et qui en prolonge<br />
l’identité. Pour être intégrées, ces innovations doivent néanmoins trouver une place, entre<br />
novation et tradition, dans le milieu qui les accepte. On a vu ce processus à l’œuvre dans les<br />
trajectoires typologiques. Si ces nouveautés sont trop inhabituelles, elles risquent d’être<br />
rejetées ; c’est-à-dire de ne pas trouver par la suite de reproduction ou de descendance<br />
archéologique. A l’inverse, si ces innovations ne sont pas assez novatrices – si elles procèdent<br />
par exemple plus ou moins d’une simple reproduction des créations du passé – celles-ci sont<br />
simplement absorbées par le contexte archéologique sans qu’elles aient été identifiées en tant<br />
que telles. Dans tous les cas, l’intégration de la nouveauté est vitale pour le système<br />
archéologique en place, dans la mesure où l’absence d’évolution ou de transformation conduit<br />
inéluctablement à son effondrement sous la pression impérieuse du présent, qui apporte<br />
incessamment quelque chose d’autre. Le système des créations archéologiques en place doit<br />
donc absorber l’innovation. Dans ce contexte, la nouveauté est d’autant mieux accueillie et en<br />
même temps le changement d’autant mieux souligné qu’en fait l’innovation est adoptée dans<br />
la mesure où elle répond aux normes du système existant : c’est ainsi que le système en place<br />
se préserve, selon les termes de Green, de la “ menace de disparition que représente le<br />
195 GREEN, 2000 : 171.<br />
196 GREEN, 2000 : 210.<br />
122
nouveau ” (…) “ car ce système est dépositaire non seulement du passé, mais de<br />
l’organisation préformatrice du présent 197 ”.<br />
Le phénomène de mémorisation à l’œuvre dans la croissance des constructions<br />
archéologiques témoignerait donc, au delà d’un processus d’adaptation, bien plus<br />
fondamentalement d’un processus d’organisation. Nous voyons bien que quelque chose se<br />
répète inlassablement dans l’évolution des constructions archéologiques, quelque chose qui<br />
reproduit les formes antérieures et qui vise à maintenir un type particulier d’organisation, ou<br />
de fonctionnement des lieux ou des objets. C’est toujours un espace domestique qui est<br />
reconduit à chacune des étapes de la rénovation ou des transformations d’une maison ; de la<br />
même manière, c’est toujours un cimetière qui est reproduit à chaque nouvel enterrement.<br />
C’est bien ce processus d’organisation réaffirmé dans la répétition des formes qui produit ces<br />
structures particulières des matériaux archéologiques que sont les palimpsestes. Ici, la<br />
répétition, comme réaffirmation à chaque fois sous une forme particulière de l’organisation<br />
des constructions archéologiques, joue comme une réponse au changement. Si la maison ou le<br />
quartier sont remodelés, c’est parce que de nouveaux besoins, de nouvelles contraintes<br />
imposent qu’on adapte la disposition des lieux à l’action de ce changement.<br />
Or, si l’identité des complexes archéologiques se maintient donc dans le changement,<br />
leur disposition se transforme : en ce sens, ces réarrangements dans des contextes physiques à<br />
chaque fois différents témoignent, au fond, d’une variété d’identités fonctionnelles dont se<br />
charge le système archéologique au cours de ses transformations successives, en même temps<br />
que ces modifications sont le signe d’une diversité de transformations potentielles différentes<br />
qu’aurait pu connaître le système en question. Nous voyons bien qu’à chaque instant du temps<br />
typologique quelque chose d’autre aurait pu non pas apparaître mais s’installer et se<br />
pérenniser, pour marquer finalement de son empreinte la trajectoire du système<br />
archéologique. Comme le dit Sigmund Freud dans une fameuse lettre à son ami médecin<br />
Wilhelm Fliess :<br />
« Comme tu le sais, je travaille sur l’hypothèse que nos mécanismes psychiques se sont<br />
formés par un processus de stratification : le matériel présent sous la forme de traces<br />
mnésiques est soumis de temps à autre à un réarrangement selon les circonstances<br />
nouvelles – à une re-transcription. Ainsi, ce qui est essentiellement nouveau dans ma<br />
théorie est la thèse que la mémoire n’est pas présente une mais plusieurs fois et qu’elle<br />
est déposée en différentes espèces de signes 198 »<br />
Comme le dit très bien Freud, les « processus de stratification » (dont il emprunte<br />
manifestement le concept à l’archéologie de son temps) ne fonctionnent pas précisément<br />
comme un phénomène de surimposition d’états les uns à la suite des autres, mais surtout<br />
comme un phénomène de reprise, de “ re-transcription ”, de la suite des états antérieurs qui<br />
précède le nouvel épisode de création de manifestations archéologiques. Le creusement d’un<br />
nouveau réseau de fossés à l’emplacement d’un système ancien de fossés d’enclos ou de<br />
délimitation n’est pas seulement la superposition d’un nouvel ensemble de structures<br />
archéologiques à d’autres plus anciennes : ce renouvellement signifie également la<br />
réactivation, parfois à la suite d’une longue période d’abandon, ou de latence, de l’ancien<br />
système de structuration de l’espace, qui accède par là à une nouvelle existence. L’étude des<br />
palimpsestes archéologiques est donc d’une importance cruciale pour comprendre les<br />
197 GREEN, 2000 : 210.<br />
198 FREUD, 1996: 153-154 ; lettre 52 à Wilhelm Fliess datée du 6 décembre 1896.<br />
123
transformations de la mémoire archéologique. Car, comme le souligne Freud, cette<br />
“ déposition ” des enregistrements mnésiques que constituent les états successifs d’un<br />
palimpseste en différentes espèces de signes (nous dirions dans notre langage archéologique<br />
en différents catégories de <strong>vestiges</strong>) atteste que la mémoire “ n’est pas présente une mais<br />
plusieurs fois ” ; c’est-à-dire qu’elle est retranscrite à chaque fois de manière sensiblement<br />
différente. Ce n’est pas exactement le même site qui est réaménagé à chaque étape de ses états<br />
successifs, mais des ensembles de constructions qui ne sont ni dans la même temporalité ni<br />
dans le même environnement, bien qu’elles partagent, dans leur diversité, une certaine identité<br />
commune, à chaque fois réactivée ou réaffirmée. Les palimpsestes révèlent que les processus<br />
de répétition sont au cœur de la constitution et du maintien des constructions archéologiques :<br />
là où nous reconnaissons des paquets de <strong>vestiges</strong> similaires – comme les centaines de tombes<br />
d’un cimetière – il faut voir en réalité la répétition, à chaque enterrement, d’un schéma<br />
funéraire qui prend sa dimension non pas exactement par rapport aux autres tombes<br />
“ synchrones ” de la nécropole – c’est là une pure vision d’archéologue – mais par rapport à<br />
l’ensemble des autres morts, connus ou oubliés, qui y sont déjà. En retour, c’est bien par<br />
l’intermédiaire de chaque augmentation de la population funéraire du cimetière, que l’identité<br />
du groupe funéraire est à la fois maintenue et modifiée. Fondamentalement, c’est par la<br />
répétition que s’immisce l’innovation et le changement, car c’est elle qui permet d’inscrire le<br />
nouveau dans le déjà vu ; c’est-à-dire dans ce “ passé au présent ” qui identifie les choses<br />
autour de nous.<br />
L’éphémère<br />
Pourquoi l’existence des systèmes archéologiques, qu’il s’agisse d’objets ou des sites,<br />
est-elle maintenue par la répétition ? Pourquoi est-il donc nécessaire que la continuation de<br />
l’identité des créations archéologiques dans le temps passe par la reproduction d’événements<br />
– ou de faits archéologiques – individuels ? J’ai déjà tenté de donner une réponse à cette<br />
question en montrant que les phénomènes de répétition sont un élément fondamental des<br />
processus de mémorisation, ou d’enregistrement séquentiel du passé : pour qu’il y ait<br />
mémoire, il faut qu’il y ait réitération ; c’est-à-dire stratification. Cette réponse n’est<br />
cependant pas suffisante à elle seule. Si elle permet de mieux comprendre comment se<br />
construisent les palimpsestes archéologiques – par répétition et retranscription – elle ne<br />
permet pas de saisir pourquoi il en va nécessairement ainsi et pas autrement. C’est dans la<br />
condition des matériaux archéologiques qu’il nous faut chercher la clé de ces mécanismes<br />
particuliers de la mémoire archéologique. La répétition est une composante directe du<br />
caractère éphémère des créations humaines, qu’elles soient ou non organiques. Ici, rien n’est<br />
destiné à durer, ni même, comme on vient de le voir, à se maintenir identique à lui-même.<br />
L’apparente immobilité des restes archéologiques dissimule mal l’instabilité fondamentale de<br />
tout ce qui existe ; plus encore, c’est la multiplicité même des restes archéologiques qui est le<br />
signe direct de cette instabilité dont procèdent les processus de répétition archéologiques.<br />
Face au changement permanent qui altère tout, il faut réaffirmer et réadapter sans cesse les<br />
fonctions et l’identité des créations archéologiques ; face à la pression du présent, qui est<br />
mouvement continu, la répétition est la condition même de l’existence : les lieux occupés –<br />
habitats, nécropoles, installations artisanales, etc. – vivent de la répétition des actions et des<br />
transformations individuelles, qui les font fonctionner. Pour eux, la mort c’est l’abandon,<br />
l’interruption définitive de ce travail de reproduction qui les use et qui finalement les<br />
déstructure. Comme le note avec une très grande justesse Binford dans son article de 1981 sur<br />
le “ syndrome de Pompéi ” : “ plus grande est l’apparente désorganisation (des <strong>vestiges</strong>), et<br />
124
plus intense est l’utilisation de l’espace dans le passé ” 199 .<br />
Voilà pourquoi toute structure archéologique, des artefacts individuels aux complexes<br />
de sites, consiste fondamentalement en un palimpseste, dans la mesure où elle accumule de la<br />
mémoire. C’est la nécessité de répétition qui dévoile le lien paradoxal entretenu entre la<br />
mémorisation et la précarité, l’inconstance des êtres ou des choses créées. C’est parce que les<br />
objets sont éphémères qu’il faut sans cesse les (re)produire et c’est par cette reproduction,<br />
cette répétition, que se créent les conditions de la génération de cette mémoire interne des<br />
créations archéologiques. De la même manière, c’est parce que les individus qui composent<br />
les communautés humaines n’ont qu’une durée de vie très limitée dans le temps que la<br />
réplication de leurs tombes permet d’en enregistrer une mémoire et une histoire. C’est parce<br />
que la matière s’use et se désagrège qu’il faut continuellement la rénover et la changer et c’est<br />
dans ce remplacement que s’enregistre son histoire. Enfin, c’est parce que le présent apporte<br />
continuellement la dislocation et la disparition de ce qui est, que chaque geste, chaque chaîne<br />
opératoire pour utiliser le jargon archéologique, est un nouveau geste, une nouvelle procédure<br />
et c’est dans cet inachèvement que se trouve précisément la promesse d’histoire.<br />
L’archéologie nous enseigne cette leçon paradoxale sur nous-mêmes et l’histoire :<br />
c’est parce que nous oublions que nous pouvons nous souvenir et c’est parce que nous<br />
crevons comme des mouches que nous pouvons nous perpétuer dans la durée. Encore faut-il<br />
savoir que, dans cette situation, le souvenir n’est pas la réminiscence de ce qui a existé mais<br />
sa ré-invention et que la perpétuation n’est pas la conservation du passé mais sa<br />
transformation. La fascination qu’exercent les images de l’archéologie tient très précisément à<br />
ce paradoxe : l’archéologie exhume les témoins éphémères du passé, qui ont disparu en<br />
enregistrant l’histoire ; ceux-ci sont devenus la matière de l’histoire des temps anciens parce<br />
qu’ils n’étaient que temporaires. Il n’est guère qu’un seul autre médium qui expose le même<br />
phénomène, c’est la photographie. Comme l’écrit Roland Barthes dans « La chambre<br />
claire » :<br />
« Le noème de la Photographie est simple, banal ; aucune profondeur : “ Ca a été. ” Je<br />
connais nos critiques : quoi ! tout un livre (même bref) pour découvrir cela que je sais<br />
dès le premier coup d’œil ? – oui, mais telle évidence peut être sœur de la folie. La<br />
Photographie est une évidence poussée, chargée, comme si elle caricaturait, non la<br />
figure de ce qu’elle représente (c’est tout le contraire), mais son existence même.<br />
L’image, dit la phénoménologie est un néant d’objet. Or, dans la Photographie, ce que<br />
je pose n’est pas seulement l’absence de l’objet ; c’est aussi d’un même mouvement, à<br />
égalité, que cet objet a bien existé et qu’il a été là où je le vois. C’est ici qu’est la<br />
folie ; car jusqu’à ce jour, aucune représentation ne pouvait m’assurer du passé de la<br />
chose, sinon par des relais ; mais avec la Photographie, ma certitude est immédiate :<br />
personne ne peut me détromper 200 »<br />
On peut voir l’image archéologique de notre foudroyante fugacité dans les<br />
photographies de Gilles Peress, prises en 1997 à l’occasion de la fouille des charniers de<br />
Srebrenica et Vukovar réalisée pour le compte du Tribunal pénal international (TPI) pour<br />
l’ex-Yougoslavie 201 . Comme le souligne Barthes, ces images sont porteuses de folie, car ces<br />
199 BINFORD, 1981 : 197 (ma traduction).<br />
200 BARTHES, 1980 : 176-177.<br />
201 STROVER et PERESS, 1998. J’ai publié ces premières observations dans la revue European Journal of<br />
Archaeology : Photographie, archéologie et mémoire. A propos de l’exposition “ Bosnia : avant/après guerre ”<br />
125
photographies de corps entassés dans des fosses communes sont l’image exacte de notre<br />
réalité archéologique : on y voit des visages incertains surgir de terre, l’émail des dents<br />
perçant la matière blanchâtre de la figure, devenue à la fois savonneuse et grumeleuse, et d’où<br />
les détails des yeux, du nez et des lèvres ont été gommés, absorbés par le travail de digestion<br />
du sol. On y découvre une surabondance de tissus, de loques formant des drapés écrasés sur la<br />
carcasse indistincte des corps. On y remarque de curieux objets, préservés parfaitement<br />
intacts : une basket blanche et sa chaussette étriquée au bout des ossements d’une jambe, des<br />
semelles en plastique de chaussures bon marché étendues côte à côte, une montre en métal,<br />
très ordinaire, qui marque toujours trois heures moins le quart. Cette accumulation de loques<br />
aux plis étirés, c’est celle qu’on voit tombée, alourdie, au milieu des entassements de corps<br />
décharnés et tachés, ou bien encore amoncelée, pendante, dans les gigantesques monceaux de<br />
vêtements découverts à la libération des camps d’extermination nazis 202 . On y reconnaît les<br />
mêmes objets incongrus, persistant dans leur indestructible trivialité, comme cet épandage de<br />
gamelles émaillées, abandonnées au milieu des voies ferrées désormais abandonnées, qui<br />
entrent dans le camp enneigé et désormais désert de Birkenau. On retrouve cette même façon<br />
spécifique qu’on les corps humains de s’entasser dans un désordre de bras et de jambes qui<br />
ressemble à celui des branches coupées (à l’ouverture des chambres à gaz, ont rapporté les<br />
survivants des camps, les corps tombaient en masse « comme des pommes de terre » ou<br />
« comme une avalanche de gros blocs déferlant d’un camion » 203 ). On identifie cette manière<br />
bien à elles qu’on les chaussures de se coucher sur le côté, les unes contre les autres, en<br />
exposant leurs semelles usées. C’est cela l’archéologie de notre siècle ; c’est le saisissement<br />
de cette quotidienneté éphémère, soudain fixée, devenue vestige matériel, tandis que l’humain<br />
– les corps, les personnes – s’efface et se fond en une matière indécise. C’est cela qui capte<br />
notre condition, qui fossilise notre temporalité. Nous sommes cela.<br />
En sorte que l’histoire se lit désormais, comme le souligne Benjamin, dans les<br />
“ lambeaux ”, les “ haillons ”, ou les “ guenilles ” : l’historien qui rejette le carcan historiciste<br />
n’est autre, fondamentalement, qu’un “ chiffonnier ”, un ramasseur de loques<br />
(Lumpensammler) du passé ; il fouille dans les ruines de l’histoire, à la recherche de débris, de<br />
restes éphémères écrasés sous les décombres, les effondrements, les remplissages. Le<br />
programme de ce nouveau matérialisme historique – qui, on l’aura compris, se confond avec<br />
celui de cette autre archéologie à venir – consiste explicitement, selon la formule de<br />
Benjamin, à “ créer de l’histoire avec les détritus mêmes de l’histoire 204 ”. Ce programme est<br />
inconciliable avec celui de l’approche traditionnellement historiciste des <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques, qui conduit, comme on l’a vu, à distordre le temps pluri-linéaire des<br />
matériaux de l’archéologie. Une archéologie des “ guenilles ”, un travail de “ chiffonnier ” de<br />
l’histoire : il est frappant de retrouver précisément ces termes dans l’exposition que donne<br />
pour la première fois de Caylus, au milieu du XVIII ème siècle, du nouveau programme de<br />
l’archéologie, qu’il contribue directement à fonder comme pratique d’étude des <strong>vestiges</strong> du<br />
passé. “ Je vous prie toujours de vous souvenir, écrit-il en 1758 au Père Paciaudi, que je ne<br />
fais pas un cabinet, que la vanité n’étant pas mon objet, je ne me soucie point de morceaux<br />
d’apparat, mais que des guenilles d’agate, de pierre, de bronze, de terre, de vitre, qui peuvent<br />
servir en quoi que ce soit à retrouver un usage ou le passage d’un auteur, sont objet de mes<br />
désirs 205 ”, ou encore, peu après, au même correspondant : “ Je compare les antiquités aux<br />
(Paris, Parc de la Villette, du 25 mars au 12 juillet 1998). European Journal of Archaeology, 2, 1, p. 107-115.<br />
202 DIDI-HUBERMAN, 2002 : fig. 54.<br />
203 LANZMANN, 2001 : 85, 181.<br />
204 BENJAMIN, 2000b : 559 (citation de Rémy de Gourmont en exergue du chapitre S du “ Livre des<br />
Passages ”).<br />
205 Correspondance inédite avec le Père Paciaudi, Lettre II du 12 février 1758 ; NISARD, 1877 : 4.<br />
126
elles dames et aux beaux messieurs dont la toilette est complète, qui arrivent dans une<br />
compagnie, se montrent et n’apprennent rien ; au lieu que je retire quelque fois d’un morceau<br />
fruste, que je comparerai en ce cas à un homme crotté et qui marche à pied, le sujet d’une<br />
dissertation et l’objet d’une découverte. (…) Je ressemble en cela aux chiffonniers 206 ”. Au<br />
XIX ème siècle, c’est Sigmund Freud qui instituera la psychanalyse comme étude spécifique<br />
des “ rebuts ” de l’histoire psychique des individus. Sur le fond, c’est bien de la même chose<br />
dont il s’agit.<br />
Les lambeaux du présent : c’est ce que capte, par essence, la photographie. J’ai<br />
découvert en 1999, avec “ Smoke ”, le travail du photographe américain Michael Ackerman<br />
sur Cabbagetown, qui restituait l’image des habitants de cette banlieue déshéritée d’Atlanta<br />
comme celle d’êtres égarés, suspendus dans l’instant. Les photographies d’Ackerman, en<br />
saisissant le caractère immensément provisoire de l’existence des êtres de Cabbagetown,<br />
faisaient apparaître les formes saisissantes prises par les corps se déployant dans l’espace de<br />
l’“ à présent ” 207 . « Mes photographies, dit Ackerman, racontent l’histoire du temps qui<br />
passe… J’ai essayé d’attraper l’ineffable, et peut-être les fantômes… Tout ce qu’il y a là<br />
disparaît instantanément. Comme de la fumée ». Michael Ackerman a publié depuis deux<br />
recueils de photographies bouleversants – « End Time City » réalisé principalement à Bénarès<br />
et « Fiction », qui rassemble des clichés pris dans différentes villes d’Europe 208 . Sa<br />
photographie s’est affinée, épurée : les visages, comme aériens, remplis d’ombres, sont<br />
difficiles à reconnaître, comme ceux des corps de Srebrenica et Vukovar ; la lumière sur les<br />
corps en mouvement produit des taches, des lignes, des filaments ténus comme ceux de la<br />
fumée des cigarettes. Dans la fugacité des images, on reconnaît par endroits l’empreinte des<br />
dents, l’alignement des côtes qui percent l’enveloppe des corps des charniers et les drapés qui<br />
les absorbent.<br />
L’éphémère révèle la vibration, devenue sensible l’espace d’un instant, du temps 209 . Il<br />
y aurait tout à apprendre d’une archéologie du présent, qui consisterait précisément à observer<br />
ce que révèle la part d’éphémère du présent : ce qui revient, toujours le même et à chaque fois<br />
différent, ce qui ne dure pas et qui persiste 210 . Car le présent est bien un espace intermédiaire,<br />
un « entre-monde » selon la formule du grand peintre contemporain Paul Klee :<br />
« <strong>Des</strong> mondes se sont ouverts et s’ouvrent sans cesse à nous, des mondes qui<br />
appartiennent aussi à la nature, mais qui ne sont pas visibles pour tout le monde, qui ne<br />
le sont peut-être vraiment que pour les enfants, les fous et les primitifs. Je pense par<br />
exemple au royaume de ceux qui ne sont pas nés ou qui sont déjà morts, au royaume<br />
de ce qui peut venir, de ce qui aspire à venir, mais qui ne viendra pas nécessairement :<br />
un monde intermédiaire, un entre-monde 211 . »<br />
206<br />
Correspondance inédite avec le Père Paciaudi, Lettre III du 28 août 1758 ; NISARD, 1877 : 8-10.<br />
207<br />
J’en ai tiré un article que j’ai publié en 1999 dans la revue European Journal of Archaeology : L’archéologie<br />
et la fabrication du présent. A propos de “ Smoke ”, recueil de photographies de Michael Ackerman. European<br />
Journal of Archaeology, 2, 2, p. 269-280.<br />
208<br />
ACKERMAN, 1999 ; id., 2001.<br />
209<br />
BUCI-GLUCKSMANN, 2003.<br />
210<br />
J’ai proposé une esquisse de cette Archéologie du présent comme une « mémoire de l’éphémère » dans un<br />
article paru en 2000 dans la revue European Journal of Archaeology et intitulé: L’impossible archéologie de la<br />
mémoire. A propos de “ W ou le souvenir d’enfance ” de Georges Perec. European Journal of Archaeology, 3<br />
(3), p. 387-406.<br />
211<br />
Paul Klee, Souvenirs, cité dans LYOTARD, 1971 : 224 (ma traduction).<br />
127
Chapitre VII<br />
Palimpsestes et objets-mémoire<br />
Charles Nègre : Ramoneurs en marche. Paris, 1851.<br />
128
Palimpsestes<br />
Palimpsestes et objets-mémoire<br />
Par manque de parchemin, les moines copistes du Moyen âge devaient parfois gratter<br />
complètement les pages d’anciens manuscrits pour y inscrire un nouveau texte. Ces<br />
surimpositions d’écritures sont appelées palimpsestes 212 . Au sens étymologique du terme, le<br />
palimpseste désigne un support matériel sur lequel différentes couches d’informations ont été<br />
surajoutées les unes aux autres, chaque nouvel apport étant directement lié à l’effacement du<br />
ou des précédent(s). Depuis les années 1980, le terme de palimpseste s’est progressivement<br />
imposé pour évoquer les effets de surimpositions stratigraphiques ou, à l’échelle des sites ou<br />
des paysages, les manifestations de superpositions d’occupations archéologiques 213 . Ainsi, à la<br />
fin des années 1970, les photographies aériennes ont commencé les premières à réveler la<br />
structure des paysages archéologiques sous la forme de surimpositions de structures de types<br />
et de périodes différentes, dont le caractère graphique, d’ailleurs, est souvent saisissant. Dans<br />
le même temps, l’essor des fouilles de grande ampleur, notamment dans les villes<br />
européennes, a fait apparaître toute la complexité structurale des sites occupés dans la longue<br />
durée : en particulier, leur développement est clairement apparu marqué par l’alternance de<br />
processus de destruction et de construction, qui sont souvent séparés les uns des autres par des<br />
périodes d’abandon ou d’inactivité archéologique plus ou moins prolongées. Dans leur<br />
acceptation archéologique, les palimpsestes sont donc devenus une représentation des<br />
phénomènes d’accumulation des séquences d’occupation – au sens de créations de restes<br />
archéologiques – à l’origine de leur mémorisation – au sens de leur enregistrement dans le<br />
terrain – sous la forme de surimpositions stratigraphiques.<br />
Il existe en réalité différents types de palimpsestes archéologiques. Les plus évidents<br />
sont ceux où l’effet des processus de surimposition est le mieux perceptible, comme en<br />
particulier les stratifications de sols d’habitat, ou encore les accumulations de structures<br />
archéologiques appartenant à différents états ou phases d’occupation à l’emplacement d’un<br />
même site. Nous serions tentés de les appeler des palimpsestes de premier ordre. Les<br />
formations stratigraphiques elles-mêmes sont une forme de palimpseste, quand bien même la<br />
structure des dépositions archéologiques n’est pas directement lisible : les effets de succession<br />
de strates résultant d’une part de processus d’érosion (comme par exemple les colluvions ou<br />
les dépôts de pente) ou d’autre part de processus de construction (comme les structures<br />
archéologiques : les couches d’occupation, les creusements, etc.) ou encore, d’une manière<br />
plus générale, la surimposition de séquences d’occupation archéologique séparées les unes<br />
des autres par des phases d’abandon, sont à compter également comme des palimpsestes.<br />
212 Du Grec palimpsestos.<br />
213 Notamment comme chez BAILEY, 1981 : 109-110.<br />
129
Dans le détail, les processus d’accumulation et de mémorisation sont à l’œuvre aussi à<br />
l’intérieur de la formation des strates archéologiques elles-mêmes. Ce sont des palimpsestes<br />
de second ordre. Les couches archéologiques contiennent essentiellement des artefacts ou des<br />
débris d’occupation humaine qui s’y sont accumulés à l’échelle de durées plus ou moins<br />
longues, et qui sont le résultat de la répétition de différentes séquences de déposition ou<br />
d’activité, dont ne nous est parvenu que le produit final. Les sols d’habitat ne sont pas autre<br />
chose que cela et ce qui nous y apparaît comme des structures uniques (un foyer, une surface<br />
de travail) est en réalité la somme d’une accumulation de transformations physiques, dont la<br />
plupart des étapes ont été effacées. Ces transformations sont essentiellement liées à la<br />
répétition de cycles de fonctionnement qui, en se recommençant, font disparaitre en partie les<br />
restes matériels issus des cycles précédents: ainsi, avant de nous parvenir sous sa forme<br />
terminale, le foyer que nous fouillons a été des dizaines ou des centaines de foyers successifs,<br />
à chaque fois semblables, mais également à chaque fois uniques.<br />
Il en va de même pour les distributions d’artefacts eux-mêmes, que ces derniers soient<br />
restés là où on les avait initialement abandonnés ou qu’au contraire ils soient déposés en<br />
position secondaire dans les formations archéologiques. Nous oublions trop souvent qu’un<br />
ensemble de <strong>vestiges</strong> archéologiques en place (comme par exemple des restes d’activité de<br />
consommation ou de production sur un sol : des fragments céramiques ou osseux, des déchets<br />
de fabrication…) est fondamentalement le produit d’une accumulation de procédures de<br />
transformation de la matière se répétant dans le temps. A l’intérieur de ce processus, chaque<br />
nouveau cycle se substitue au précédent en effaçant ou en altérant les restes matériels qui en<br />
subsistent. Qu’il s’agisse de produire de la matière première ou de la transformer pour<br />
fabriquer des matériaux ou des produits, c’est en effet à chaque fois une nouvelle opération<br />
qui recommence par le début : l’usure, le recyclage, les réparations, les modifications, les<br />
destructions et les abandons sont les manifestations directes de la répétition de ces procédures<br />
de transformation matérielle, dont témoignent les <strong>vestiges</strong> d’activité archéologique.<br />
L’existence de ces cycles – ou de ce que nous appelons les chaînes opératoires – est<br />
évidemment nettement moins bien lisible lorsque les <strong>vestiges</strong> sont remaniés en position<br />
secondaire dans des contextes dépositionnels qui leurs sont étrangers. Néanmoins, dans la<br />
mesure où elle reste partiellement enregistrée dans les transformations physiques des<br />
artefacts, cette information n’est jamais complètement effacée : mêmes remaniés dans des<br />
remblais, des comblements ou des niveaux d’érosion, les <strong>vestiges</strong> d’activité humaine<br />
conservent une mémoire de leur(s) état(s) ancien(s) et, à ce titre, s’apparentent bel et bien à<br />
des palimpsestes.<br />
Les assemblages d’objets – tels qu’on peut les trouver par exemple disposés dans une<br />
tombe – et les artefacts eux-mêmes sont aussi des formes de palimpsestes archéologiques, que<br />
nous identifierions comme des palimpsestes de troisième ordre. Il existe en Allemagne une<br />
tombe « princière » de l’âge du Fer, fouillée dans les années 1980 à Hochdorf (Bade-<br />
Wurtemberg), dans laquelle une partie des objets placés auprès du mort ont été transformés en<br />
vue leur dépôt dans la chambre funéraire 214 . Certains éléments du mobilier personnel du<br />
défunt – comme en particulier certaines pièces de parure et d’armement – ont soit été<br />
complètement recouverts d’une nouvelle surface faite d’un revêtement d’or, soit ont été<br />
encore fabriqués exprès: dans ce cas, l’assemblage funéraire a conservé une information de<br />
type stratigraphique qui renseigne sur les différents états ou fonctions des pièces réunies<br />
finalement autour du mort 215 . Comme la surface du parchemin des moines, n’importe quel<br />
214 BIEL, 1985.<br />
215 J’ai commencé à aborder ces questions en 1992, dans la revue archéologique de l’Université de Cambridge:<br />
The tomb of Hochdorf (Baden-Württemberg): some comments on the nature of archaeological funerary material.<br />
130
artefact a vocation à constituer un palimpseste : dans ses transformations physiques<br />
successives, qui viennent se surimposer à son état initial – ses déformations, ses<br />
transformations, ses altérations – est enregistrée la mémoire d’une suite d’états, au cours<br />
desquels l’objet n’a pas eu la même utilisation ou la même identité. Tous les matériaux<br />
archéologiques s’apparentent fondamentalement à des palimpsestes. Il en est ainsi parce que<br />
le palimpseste – c’est-à-dire les effets de surimposition, de reprise, de répétition – est une<br />
signature du travail de la mémoire.<br />
Objets-mémoire<br />
Plus que de palimpsestes, il vaudrait donc mieux parler à propos des <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques d’objets – au sens de structures matérielles – enregistrant de la mémoire, ou<br />
d’objets-mémoire. Un objet-mémoire, c’est un objet dans lequel le temps s’inscrit, ou plus<br />
exactement c’est une entité matérielle dans lequel s’enregistre la mémoire d’un moment du<br />
temps. Il faut nous arrêter un instant sur cette propriété particulière des objets-mémoire, qui<br />
permet de comprendre pourquoi, fondamentalement, l’enregistrement de ces « moments du<br />
temps » dans le support matériel de l’objet est indissolublement lié à l’effacement – ou plus<br />
précisément à l’altération – des éventuels enregistrements antérieurs et ultérieurs. La propriété<br />
essentielle des objets-mémoire ne réside pas tant dans l’enregistrement de modifications<br />
physiques imprimées dans la matière par le présent que dans la conservation de ces altérations<br />
ou, si l’on préfère, leur mémorisation. C’est parce que ces modifications ont été préservées<br />
dans la matérialité des objets archéologiques qu’elles ont conservé la capacité de témoigner<br />
des états anciens de ces <strong>vestiges</strong>, aujourd’hui évanouis. Comment cela se passe-t-il ? En fait,<br />
tous les objets-mémoire – qu’il s’agisse des <strong>vestiges</strong> archéologiques à proprement parler ou<br />
des objets qui, aujourd’hui, enregistrent de la mémoire, comme les appareils photographiques,<br />
les caméras ou les ordinateurs – ont ceci en commun : leur capacité de mémorisation est<br />
directement liée au fait que leur état de sensibilité (c’est-à-dire le moment où quelque chose<br />
du présent s’inscrit en eux) est temporaire ; c’est-à-dire qu’il est encadré, avant et après, par<br />
des états d’insensibilité ou d’inactivité.<br />
L’impression des images sur la pellicule photographique permet de saisir facilement la<br />
nature de ce phénomène : pour que le film soit en mesure d’enregistrer une image, il faut que<br />
celui-ci ait été préservé de la lumière avant son exposition, puis qu’après son impression il<br />
soit à nouveau soustrait à toute nouvelle exposition, jusqu’à ce que le procédé de<br />
développement du film permette de fixer définitivement l’image enregistrée dans le négatif.<br />
S’il en allait autrement et si en particulier la surface sensible qu’est la pellicule n’était pas<br />
protégée à la fois avant et après son exposition, il serait tout simplement impossible d’obtenir<br />
la moindre image. Nous voici confronté à un premier paradoxe, qui jette une lumière nouvelle<br />
sur les objets-mémoire que sont les <strong>vestiges</strong> archéologiques : la condition élémentaire de la<br />
mémorisation est l’intermittence ; c’est-à-dire la discontinuité. En d’autres termes, pour que<br />
Archaeological Review from Cambridge, 11-1, p. 51-63. Une version plus élaborée et approfondie de ce travail a<br />
été publiée en 1999 : The Hochdorf princely grave and the question of the nature of archaeological funerary<br />
assemblages. Dans MURRAY T. (dir.) – Time and Archaeology. Londres et New York, éditions Routledge,<br />
collection One World Archaeology, p. 109-138. Une version française abrégée de ce travail, présenté en 1993 au<br />
Colloque de l’Association française pour l’Etude des Ages du Fer de Nevers est parue en 2002 : L'interprétation<br />
des tombes princières du Premier Age du Fer et la question de la nature du matériau archéologique funéraire: à<br />
propos de la tombe de Hochdorf (Kr. Ludwigsburg; Baden-Württemberg). Dans MARANSKI D. et GUICHARD<br />
V. (dir) – Les âges du Fer en Nivernais, Bourbonnais et Berry oriental. Regards européens sur les âges du Fer<br />
en France. Actes du XVII ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer (Nevers, 1993).<br />
Glux-en-Glenne, Centre archéologique européen du Mont-Beuvray, Bibracte 6, p. 391-411.<br />
131
quelque chose soit mémorisé, il est nécessaire que le support matériel de son enregistrement<br />
soit resté insensible à ce qui a eu lieu avant son imprégnation comme à ce qui s’est passé<br />
après. L’oubli, la disparition, l’effacement sont consubstantiels à la mémorisation. Si nous<br />
pouvons lire les palimpsestes, c’est précisément parce que les différents épisodes d’inscription<br />
dans la matière sont séparés les uns des autres par de longues séquences durant lesquels rien,<br />
absolument rien, ne s’est passé. Ce sont ces vides, ces périodes d’absence pendant lesquelles<br />
le temps s’est enregistré ailleurs et sous d’autres formes, qui révèlent que les couches du<br />
palimpseste appartiennent à des moments différents. Autrement, nous n’aurions rien, rien<br />
qu’une surface saturée de signes et de traces : un espace vide et uniforme.<br />
La mémorisation du temps dans la matière dépend donc de conditions très précises qui,<br />
si elles ne sont pas réunies, ne permettent pas l’enregistrement correct de la mémoire.<br />
Jusqu’ici, nous ne nous sommes intéressés qu’au processus d’enregistrement, et non à<br />
l’information enregistrée elle-même. Elle aussi doit se conformer à des états particuliers, si<br />
elle est destinée à conserver une information signifiante sur la temporalité à laquelle elle se<br />
rattache. La première de ces conditions est la suivante : pour qu’une mémoire quelconque<br />
s’enregistre, il faut que ce qui s’inscrit à ce moment dans la matière en soit spécifique ; c’està-dire<br />
qu’il ait été tout à fait différent à n’importe quel autre moment du temps. En d’autres<br />
termes, si c’est exactement la même chose qui s’inscrit à chaque fois dans le matériau<br />
archéologique – la même forme d’objet, le même type de structure, le même état de la matière<br />
– il n’y a pas de temps qui s’enregistre. Encore une fois, nous voici confrontés à<br />
l’intermittence et à son corollaire nécessaire, la répétition. Car si, pour nous être lisible,<br />
chaque inscription dans la matière doit être unique, cela signifie que seul un instant<br />
particulier, saisi dans une conformation particulière, est enregistré, à l’exclusion de tous les<br />
autres. Le fonctionnement de la mémoire est décidément paradoxal, dans la mesure où le<br />
processus même de mémorisation est directement lié à l’oubli, à la disparition : en fait, nous<br />
voyons bien désormais que la pérennité du souvenir repose sur l’absence de ce qui n’a pas été<br />
enregistré ; fondamentalement la mémoire n’existe que par le manque du passé qui a été<br />
perdu. Aussi, pour qu’une histoire quelconque s’inscrive dans la matière, il faut que quelque<br />
chose se répète toujours au même endroit ; de la même manière que, pour que le palimpseste<br />
nous dise quelque chose sur l’histoire du texte inscrit sur le parchemin, il est nécessaire que<br />
les copistes du moyen âge reproduisent l’écriture du volume. Pour que l’histoire interne de ce<br />
cimetière nous apparaisse, il faut qu’on y répété, à différents moments du temps et sous des<br />
formes à la fois semblables et uniques, la même déposition du mort en terre.<br />
Répétition et intermittence : de Lyell à Darwin<br />
Quelque chose qui se répète, qui recommence, toujours au même endroit : voilà la clé<br />
avec laquelle il devient possible de déverrouiller le temps bloqué des histoires de l’Histoire.<br />
Quelque chose qui revient sans cesse, toujours neuf et toujours là ; quelque chose de<br />
minuscule qui construit simultanément dans une infinité d’endroits, à toutes les échelles, la<br />
masse gigantesque du monde : voilà l’outil avec lequel on brise la surface du temps figé de<br />
l’histoire comme période, pour en faire surgir le temps fluide de l’histoire comme<br />
construction. Les premiers à trouver cette clé sont les géologues, dans la première moitié du<br />
XIX ème siècle.<br />
C’est le géologue anglais Charles Lyell qui fait sauter le verrou du temps historique, en<br />
imposant la notion de temps géologique profond. Dans son « Essai d’explication des anciens<br />
132
changements survenus dans la surface terrestre par référence aux causes présentement à<br />
l’œuvre » 216 , Lyell montre que, si l’on veut connaître le passé de la Terre, comme histoire,<br />
c’est son état au présent qu’il faut observer. De quoi s’agit-il ? Lyell commence par établir le<br />
postulat suivant, qui sera par la suite désigné sous le terme d’uniformitarisme : certes, nous ne<br />
pouvons pas connaître les événements qui ont eu lieu dans le passé de l’histoire de la Terre,<br />
dit-il en substance, mais supposons que les phénomènes physiques qu’il est possible<br />
d’observer aujourd’hui comme causes des transformations de la surface de la Terre – comme<br />
par exemple le volcanisme, ou encore l’érosion due à l’action de l’eau – supposons donc que<br />
ces causes actuelles aient également existé dans le passé, et qu’elles aient agi à peu près dans<br />
les mêmes conditions au cours du temps. Confrontons-les maintenant aux <strong>vestiges</strong> de le<br />
l’histoire de la Terre qui nous sont parvenus sous l’aspect de formations géologiques. Que<br />
constatons-nous ? Nous constatons non seulement que tous les phénomènes géologiques<br />
s’expliquent parfaitement par les causes à l’œuvre aujourd’hui, mais surtout qu’il nous faut<br />
envisager un cadre chronologique beaucoup plus large (mesuré en dizaines ou en centaines de<br />
millions d’années et non plus en dizaines ou en centaines de milliers d’années 217 ) que ce qui<br />
avait été estimé jusqu’ici pour rendre compte des processus du passé. Les phénomènes<br />
apparemment brutaux ou soudains dont nous pouvons observer le témoignage dans les<br />
<strong>vestiges</strong> matériels qui sont parvenus jusqu’à nous ont eu lieu en fait au cours de périodes de<br />
temps extraordinairement longues : ils se sont déroulés en réalité de manière extrêmement<br />
lente ; c’est-à-dire graduelle 218 . L’échelle de ce nouveau temps long de la géologie devient<br />
ainsi, comme le souligne Lyell, le cadre d’une explication historique des phénomènes<br />
géologiques, que leur appréhension traditionnelle dans le temps court, ou écrasé, de la<br />
géologie conventionnelle rendait extraordinaires. Lyell insiste sur ce point ; ce n’était pas<br />
parce qu’on raisonnait de manière irrationelle qu’on concevait l’existence de phénomènes à<br />
proprement parler prodigieux, c’est au contraire parce que cette conception du passé de la<br />
Terre était la seule conclusion rationnelle qu’il était possible de tirer de l’observation de<br />
<strong>vestiges</strong> laissés par des événements supposés s’être déroulés dans un temps en réalité trop<br />
court pour eux :<br />
« Que d’erreurs fatales à propos de la quantité de temps révélée par l’application de<br />
jugerments rationnels à des états de choses d’époques révolues peuvent se concevoir<br />
quand on suppose par exemple que des faits consignés dans les annales civiles et<br />
militaires d’une grande nation se sont déroulés sur une période de cent ans et non pas de<br />
deux millénaires. Cette portion de l’histoire prend alors tout de suite un petit air<br />
romanesque. Les événements semblent dépourvus de vraisemblance, incompatibles<br />
avec le cours actuels des affaires humaines. (…) Les armées et les flottes paraissent<br />
n’avoir été rassemblées que pour se faire détruire, et les villes édifiées que pour tomber<br />
en ruines. Les transitions les plus violentes nous font passer de guerres étrangères ou<br />
intestines à des période de paix profonde, et les œuvres accomplies durant les années de<br />
désordre ou de tranquillité semblent indistinctement d’une grandeur surhumaine. » 219<br />
La durée inconcevable pour nous du temps géologique constitue un point essentiel de<br />
l’argumentation de Darwin, qui reprend l’esprit de la démonstration de Lyell, à propos non<br />
plus des formations géologiques, mais des espèces animales. Comme Lyell, Darwin<br />
216<br />
LYELL C., 1830-1833.<br />
217<br />
C’est ce que montre notamment Darwin à propos de la « dénudation du Weald », dans les Downs, en Grande-<br />
Bretagne (DARWIN, 1992: 339-341).<br />
218<br />
Cette doctrine postulant l’uniformité des rythmes de transformation de la Terre durant le présent et au cours<br />
du passé est désignée sous le terme de gradualisme.<br />
219<br />
LYELL, 1830-1833 : vol. I, 78-79.<br />
133
commence par établir un postulat élémentaire, selon lequel « toutes les lois essentielles<br />
établies par la paléontologie proclament clairement que les espèces sont le produit de la<br />
génération ordinaire, et que les formes anciennes ont été remplacées par des formes nouvelles<br />
et perfectionnées, produites par des lois de variation qui sont à l’œuvre autour de nous<br />
(…) » 220 . En d’autres termes, c’est, encore et toujours, le présent qui constitue la clé<br />
permettant de rendre compte de l’histoire du passé. Et c’est, souligne Darwin, parce qu’on<br />
projette les mécanismes à l’œuvre dans le présent sur toute la durée du passé qu’il devient<br />
possible de comprendre dans quelle mesure les <strong>vestiges</strong> sur lesquels nous travaillons ne sont<br />
pas à prendre comme des témoins directs d’une histoire passée, mais davantage comme des<br />
restes, par nature épars et fragmentaires :<br />
« … Il me semble très important de parvenir à nous faire une idée, si imparfaite qu’elle<br />
soit, de la durée du temps géologique. Durant chacune de ces années, dans le monde<br />
entier, terre et eau ont été peuplées par des myriades de formes vivantes. Quel nombre<br />
infini de générations, inconcevable pour notre esprit, ont dû se succéder pendant que<br />
passaient lentement les années ! Regardons alors nos musées géologiques les plus<br />
riches, et constatons la pauvreté de leurs collections ! » 221<br />
L’impact considérable qu’a eu, depuis 1859, la publication de l’Origine des espèces de<br />
Charles Darwin 222 a contribué à faire de lui le champion d’une vision maltusienne de la nature,<br />
où chacun lutte contre les autres pour sa propre survie et où seuls les plus aptes, les mieux<br />
adaptés, parviennent à se perpétuer. C’est oublier que le processus de sélection naturelle n’est<br />
pas, à proprement parler, ce qui occupe, depuis l’origine, le cœur de la recherche de Darwin :<br />
l’hypothèse de la sélection naturelle n’a été, pour lui, qu’une sorte de solution, ou<br />
d’explication rationnelle, apportée à un phénomène qui l’a fasciné toute sa vie durant et sur<br />
lequel il n’a jamais cessé d’amasser des observations, jusqu’à sa mort. Cette caractéristique de<br />
la nature, qui n’a pu épuiser l’étonnement de Darwin, c’est la capacité qu’a le travail<br />
d’organimes minuscules – comme les coraux – ou d’êtres extrêmement élémentaires ou<br />
ordinaires – comme les vers de terre – à fabriquer graduellement, au cours du temps, des<br />
phénomènes extraordinairement massifs : les coraux finissent par former des îles ; quant aux<br />
humbles vers de terre, auxquels Darwin consacrera ses derniers efforts scientifiques 223 , ils<br />
produisent littéralement la terre végétale, grâce à laquelle les plantes peuvent se développer,<br />
et, avec elles, tous les êtres qui s’en nourissent ou qui, à leur tour, en nourrissent d’autres. Il<br />
me semble que ce qui intéresse Darwin, ici, c’est le fonctionnement du temps long de la<br />
nature, tel qu’il est à l’œuvre, très concrètement, dans le comportement des bêtes ou des<br />
plantes que nous avons sous les yeux. C’est une approche qui, de ce point de vue, se place<br />
dans la perspective « actualiste » de la géologie de Lyell, dans la mesure où elle fait du<br />
présent le lieu dans lequel, véritablement, se joue la construction du passé. La répétition de<br />
ces infimes transformations, qui finit par construire ces accumulations gigantesques de<br />
matière dont témoignent les <strong>vestiges</strong> géologiques, n’est pas autre chose, au fond, qu’une<br />
propriété première de la vie, dont l’action s’observe au présent, ici même, et non pas dans les<br />
<strong>vestiges</strong> fossiles qui n’en sont qu’un lointain produit. En d’autres termes, l’explication du<br />
passé, comme histoire, ne réside pas dans ce qui reste du passé – comprenons, pour ce qui<br />
220 DARWIN, 1992 : 400-401.<br />
221 DARWIN, 1992 : 341.<br />
222 DARWIN, 1859 ; id. 1992.<br />
223 « Le rôle de vers de terre dans la formation de la terre végétale » (DARWIN, 1881). Cet ultime travail de<br />
Darwin publié de son vivant reprend la matière d’un premier article publié plus de quarante ans auparavant, en<br />
1838.<br />
134
nous concerne : dans les <strong>vestiges</strong>, les textes – mais dans ce qui vit au présent. Or, de quoi<br />
s’agit-il : quels processus conditionnent donc ce phénomène de répétition par lequel le temps<br />
construit la nature ? Ce sont les habitudes prises par les plantes ou les espèces animales et<br />
c’est cela que scrute minutieusement Darwin : comment la reproduction des habitudes<br />
construit imperceptiblement quelque chose d’inédit dans le temps ; en d’autres termes,<br />
comment la nature produit de l’Histoire.<br />
Aussi, depuis 1837, Darwin accumulait des observations sur les faits qui pouvaient<br />
témoigner de l’existence de phénomènes de transformation des espèces. « Je compris, écrit-il<br />
dans son Autobiographie de 1876, qu’il fallait suivre l’exemple de Lyell en géologie, et<br />
collecter tous les faits relatifs, d’une quelconque manière, à la variation des animaux et des<br />
plantes, qu’ils fussent domestiques ou sauvages. 224 » Darwin a expliqué lui-même comment la<br />
publication de l’Origine des espèces avait été le résultat d’un accident : alors qu’il était au<br />
milieu de la rédaction d’un grand ouvrage sur les espèces, Darwin reçut en juin 1858 une<br />
lettre d’un naturaliste alors peu connu qui travaillait en Asie du sud-est, Alfred Russel<br />
Wallace, qui lui demandait si les conclusions auxquelles il était parvenu dans son travail<br />
méritaient d’être publiées. Or, il s’agissait de la thèse même à laquelle travaillait Darwin<br />
depuis des années; à savoir que les variétés d’une même espèce, une fois apparues, ont<br />
tendance à s’éloigner sans cesse de leur type d’origine au fur et à mesure de la répétition des<br />
reproductions. Il fallait faire vite, de manière à ne pas perdre le bénéfice scientifique de<br />
l’accumulation systématique de plus de vingt ans d’observations. De ce point de vue,<br />
l’Origines des espèces, qui paraît seulement moins de 18 mois après cette nouvelle, en<br />
novembre 1859, doit être considérée comme une défense du travail de Darwin, écrite dans<br />
l’urgence. Le temps manque à Darwin pour développer quoique ce soit. Il est important, en<br />
revanche, d’opposer à l’avance des arguments précis à toutes les critiques que l’exposé de sa<br />
thèse ne va pas manquer de susciter. C’est à mon avis l’une des raisons essentielles pour<br />
lesquelles l’Origines des espèces est construite autour de l’hypothèse de la sélection<br />
naturelle : elle fournit une explication plausible au phénomène de variation des espèces et, dès<br />
lors, elle dépasse les observations de Wallace, en les englobant dans une démonstration.<br />
C’est à ce problème de la variation des espèces que Darwin revient, après l’interruption<br />
de son travail de synthèse des observations accumulées depuis 1837, qu’avait provoquée la<br />
publication de l’Origine des espèces. Il lui faudra encore près d’une dizaine d’années de<br />
recherches pour que ce travail débouche sur la publication d’un livre consacré à « La<br />
variation des animaux et des plantes à l’état domestique » 225 . L’ouvrage, publié en 1868,<br />
constitue, en fait, le développement des deux premiers chapitres de l’Origine des espèces.<br />
Darwin y exploite en particulier son expérience personnelle d’éleveur de pigeons pour<br />
analyser les effets conjoints du milieu (comme l’alimentation, ou le climat) et des habitudes<br />
(comme par exemple l’usage privilégié que font certains animaux de parties spéciales de leur<br />
corps) sur la la transmission par reproduction des caractères individuels. Jusqu’aux années<br />
1850, Darwin s’était concentré en effet sur l’étude de ces phénomènes de transmission par<br />
réitération chez les espèces domestiques, en enquêtant chez les éleveurs et les horticulteurs,<br />
qui sélectionnent et qui reproduisent des animaux et des plantes. Il avait découvert alors, dirat-il<br />
dans son Autobiographie, que la sélection est « la clé de voûte de la réussite humaine en<br />
matière de production d’espèces utiles, tant animales que végétales. Mais, comment la<br />
sélection pouvait-elle s’appliquer à des organismes vivant dans un pur état de nature, cela<br />
resta longtemps pour moi un mystère. 226 » En tout cas, ces observations l’avaient convaincu,<br />
224 DARWIN, 1985 : 99.<br />
225 DARWIN, 1868.<br />
226 DARWIN, 1985 : 100.<br />
135
dès les années 1840, que les espèces naturelles pouvaient toutes être modifiées ; c’est-à-dire<br />
qu’elles ne sont en aucune façon immuables 227 . Modifier les espèces, c’est ce que font<br />
quotidiennement les hommes dans les élevages et les jardins, en intervenant sur la<br />
reproduction ; mais comment la nature peut-elle le faire de la même manière, toute seule ?<br />
Darwin dit que la réponse à ce problème crucial lui vint en octobre 1838, à la lecture de<br />
l’Essai sur la population de Maltus 228 , qu’il lisait pour se distraire de ses études sur les plantes<br />
et les animaux. Ainsi qu’il le rapporte dans son Autobiographie : « comme j’étais bien placé<br />
pour apprécier la lutte omniprésente pour l’existence, du fait de mes nombreuses observations<br />
sur les habitudes des animaux et des plantes, l’idée me vint tout à coup que, dans ces<br />
circonstances, les variations favorables auraient tendance à être préservées et les défavorables<br />
à être détruites. Il en résulterait la formation de nouvelles espèces. 229 » L’essai de Maltus<br />
apporte à Darwin un élément d’explication fondamental pour comprendre l’action de la<br />
nature, qui lui échappait en réalité jusque là: la sélection artificielle, que pratiquent les<br />
jardiniers et les éleveurs avec les espèces domestiques, est opérée naturellement par la<br />
démographie avec les espèces sauvages. En d’autres termes, ce sont les mécanismes<br />
démographiques qui régulent le jeu de la répétition, induite par les comportements ou les<br />
habitudes, et de l’innovation, apportée par la reproduction des individus.<br />
Aussi, en apportant une explication à la sélection comme processus favorisant la<br />
« réussite » des espèces, l’essai de Maltus découvre un autre problème, dont Darwin reconnaît<br />
qu’il n’avait pas pris jusque là la mesure de l’importance. Non seulement les espèces se<br />
transforment en variétés sous l’effet d’une « sélection naturelle », donc, mais il est surtout<br />
remarquable d’observer, indique Darwin, « la tendance qu’ont les êtres organiques d’une<br />
même origine à diverger dans leur caractère une fois qu’ils se modifient » 230 . Pourquoi en estil<br />
ainsi et pas autrement ? Pourquoi la nature change-t-elle donc une formule qui réussit, et<br />
pourquoi le fait-elle, dès lors qu’elle a commencé, de manière grandissante ? La encore,<br />
Darwin découvre que la clé de ce phénomène réside dans cette relation triangulaire entre la<br />
répétition, l’innovation et la démographie : « la descendance modifiée de toutes les formes<br />
dominantes et croissantes tend à s’adapter, écrit-il, au fur et à mesure à des situations<br />
nombreuses et diversifiées toujours possibles dans l’économie de la nature 231 ».<br />
Lyell et Darwin ouvrent un champ complètement nouveau à partir duquel il devient<br />
possible non pas tant d’écrire une histoire de la nature que de comprendre comment celle-ci<br />
prend forme. De manière tout à fait inattendue, c’est une explication par l’élémentaire, par le<br />
tout petit, qui s’impose pour rendre compte de la constitution de réalisations matérielles aussi<br />
démesurées que sont les restes géologiques. Ce ne sont pas des puissances extraordinaires qui<br />
créent ces accumulations de roches gigantesques ; ce ne sont pas des ruptures violentes qui<br />
produisent ces discordances brutales dans la succession des strates ou des espèces fossiles:<br />
c’est quelque chose d’infime qui ne cesse de s’accumuler ; c’est une force de réitération qui<br />
ne cesse de travailler et de transformer la matière du présent. L’histoire de la Terre a la forme<br />
d’un palimpseste ; elle fonctionne comme une mémoire qui s’incarne dans la matérialité des<br />
choses et des êtres, dans leur conformation et dans leur comportement. Ce qui me frappe, chez<br />
227 Dans une lettre à son ami le botaniste Joseph Hooker, datée du 11 janvier 1844, Darwin écrit : « je suis<br />
presque convaincu (contrairement à ce que je pensait au début) que les espèces – je dis cela comme si j’avouais<br />
un meurtre – ne sont pas immuables» (DARWIN, 1987 : 1-3 ; ma traduction).<br />
228 MALTUS, 1980.<br />
229 DARWIN, 1985 : 100.<br />
230 DARWIN, 1985 : 100.<br />
231 DARWIN, 1985 : 100.<br />
136
Lyell comme chez Darwin, c’est le déplacement radical que leurs observations très concrètes<br />
sur les pierres, les animaux ou les plantes opèrent sur le lieu d’où se connaît l’histoire. Après<br />
eux, le passé n’est plus le siège exclusif de l’histoire, comme il l’est dans l’histoire<br />
conventionnelle, cette Histoire des histoires. Il ne l’est plus, car, bien que radicalement<br />
différent du présent dans sa conformation, le passé n’est pas autre : il est construit par les<br />
mêmes processus que ceux qui font le présent et qui sont à l’œuvre sous nos yeux. C’est le<br />
présent, désormais, qui permet de comprendre, en quelque sorte intimement, le passé. Du<br />
coup, l’histoire – comme connaissance du passé – en est transformée : elle n’est plus le récit<br />
de la succession des temps ou des périodes du passé, mais elle devient une discipline encore<br />
inédite qui observe le passé comme l’accumulation d’une mémoire toujours en construction.<br />
Lyell et Darwin nous donnent la mesure de la manière dont l’archéologie aurait pu être<br />
changée si elle avait connu une révolution analogue à celle de la géologie et de la<br />
paléontologie.<br />
Nous ne pouvons pas quitter Lyell et Darwin sans évoquer le rôle de la théorie, que l’un<br />
et l’autre mettent en œuvre comme un outil permettant d’informer le passé, et non de<br />
l’expliquer. Ici encore, l’ordre des choses est renversé : Darwin, en particulier, ne tire pas sa<br />
théorie générale de la sélection naturelle d’une observation des <strong>vestiges</strong> du passé<br />
paléontologique, qui sont pourtant destinés à constituer le champ d’application par excellence<br />
de sa vision de l’histoire naturelle. Comme on vient de le voir, Darwin extrait au contraire<br />
intégralement du présent sa théorie, pour la superposer ensuite au passé. C’est une façon de<br />
procéder qu’on jugerait totalement inadaptée en archéologie, où, jusqu’ici, les tentatives de<br />
théorisation - comme en particulier celles de l’archéologie processuelle – ont visé à rendre<br />
compte de la conformation des <strong>vestiges</strong> archéologiques tels qu’on les trouve 232 . Darwin ne se<br />
pose même pas la question. La « théorie de l’évolution » constitue un outil qui permet de se<br />
représenter le passé non pas comme un moment figé de l’histoire – une temporalité qui<br />
possèderait une identité particulière, car unique – mais au contraire comme un mouvement<br />
ininterrompu, un processus qui n’a pas de lieu dans le temps, ou plus exactement qui est<br />
toujours « au présent » : or, c’est précisément grâce à cette particularité nouvelle de cette<br />
appréhension du passé comme mémoire et non plus comme histoire, qu’il devient possible<br />
d’évaluer ce que représentent les <strong>vestiges</strong> matériels du passé par rapport au passé dont ils<br />
proviennent. Comme le souligne Darwin lui-même dans l’Origines des espèces, « …je<br />
n’aurais jamais, sans doute, soupçonné l’insuffisance et la pauvreté des renseignements que<br />
peuvent nous fournir les couches géologiques les mieux conservées, sans l’importance de<br />
l’objection que soulevait contre ma théorie l’absence de chaînons intermédiaires entre les<br />
espèces qui ont vécu au commencement et à la fin de chaque formation. » 233 Ici, c’est la<br />
théorie qui informe la réalité des <strong>vestiges</strong>, et non le contraire. Elle met en évidence quelque<br />
chose qui, précisément, est destiné à nous échapper ; à savoir le caractère lacunaire et tronqué<br />
des informations enregistrées dans les fossiles : une information qui est toute notre<br />
information. On n’en trouvera pas d’autres et on ne travaillera jamais que sur des lambeaux de<br />
passé. Nous savons nous aussi, à notre manière, que les <strong>vestiges</strong> du passé sont incomplets.<br />
Mais c’est Darwin qui nous donne à comprendre pourquoi il en va nécessairemment ainsi.<br />
C’est parce que l’intermittence, que nous avons trouvée au cœur de la production des<br />
palimpsestes, est une propriété essentielle de la formation des fossiles, ou, en d’autres termes,<br />
de l’enregistrement séquentiel des manifestations du passé. « Il semble, écrit Darwin dans son<br />
232 Les chercheurs ont recherché en particulier des effets de régularité dans les manifestations archéologiques<br />
(comme par exemple Lewis Binford, avec les pratiques de différenciation funéraire ; BINFORD, 1971), qui<br />
indiqueraient l’existence de contraintes, ou de « lois » particulières (comme par exemple Michael Schiffer, avec<br />
les processus de constitution des rejets archéologiques ; SCHIFFER, 1987).<br />
233 DARWIN, 1992 : 356.<br />
137
Origine des espèces, que chaque formation (géologique) distincte, de même que toute la série<br />
des formations d’un pays, s’est en général accumulée de façon intermittente », avant de<br />
d’indiquer plus loin : « nous ne tenons pas assez compte des énormes intervalles qui ont dû<br />
s’écouler entre nos formations successives, intervalles qui, dans bien des cas, ont peut-être été<br />
plus longs que les périodes nécessaires à l’accumulation de chacune de ces formations. 234 »<br />
La mémoire de la matière : l’apport de la psychanalyse<br />
Après Lyell, Darwin est celui qui nous montre comment les restes du passé, en tant que<br />
« fossiles », ou « palimpsestes », sont fondamentalement des productions de la mémoire et<br />
non de l’histoire. Ce ne sont pas les événements du passé, à proprement parler, qui créent des<br />
témoignages, ou des matériaux, qu’il suffirait de collecter ensuite pour reconstituer l’histoire<br />
dont ils procèdent. C’est plus prosaïquement le processus de reproduction, de réinscription<br />
dans la matière – qui est celui de tout ce qui vit – qui crée une histoire : une histoire<br />
véritablement « sans queue ni tête », dont on voit bien qu’elle n’est enregistrée que de<br />
manière intermittente, et dont l’enregistrement incomplet n’est lui-même que très<br />
partiellement conservé. Voilà à quoi nous avons affaire, en réalité : à des lambeaux, à des<br />
loques insignifiantes du passé. L’histoire, comme possibilité de récit du passé d’avant<br />
l’histoire, s’effondre.<br />
Est-ce à dire que tout est fini pour nous ? Il nous faut revenir aux palimpsestes, dans<br />
leur relation fondamentale avec la mémoire, pour comprendre quel type de construction<br />
historique s’élabore dans la durée de ce processus de « réinscription » ou de « remise en jeu »<br />
que crée la réitération ou la reproduction. De manière intéressante, c’est Sigmund Freud – qui,<br />
dès l’origine de sa démarche, avait rapproché le terrain de la psychanalyse de celui de<br />
l’archéologie – qui a mis en rapport, dans la première moitié du XX ème siècle, la structure de<br />
l’inconscient, cette matière psychique dans laquelle s’inscrit la mémoire, avec celle des<br />
palimpsestes. Ce rapprochement lui permettait de représenter le fonctionnement de la<br />
mémoire en « couches psychiques » surimposées les unes aux autres, à l’image des strates<br />
archéologiques accumulées dans le sol. Plus précisément, ce que voulait dire Freud par l’appel<br />
à ce type de métaphore archéologique, était la chose suivante : l’enregistrement des<br />
événements du passé, bien qu’effacé et rendu illisible en tant que tel par l’accumulation des<br />
dépositions postérieures, reste néanmoins inscrit dans la mémoire et, à ce titre, il peut être<br />
potentiellement révélé – ou plutôt réactivé – à tout moment 235 . La mémoire des origines est là,<br />
présente tout en étant cachée, comme sont là, enfouies et invisibles du sol, les traces les plus<br />
anciennes d’occupation humaine qui sont recouvertes par le développement des sites actuels.<br />
Mais il y a plus : Freud, en réalité, utilisait cette comparaison pour mettre en lumière deux<br />
implications essentielles, qui, en retour, informent l’archéologie, dans son rapport particulier<br />
avec les palimpsestes :<br />
- D’une part, la surimposition des « couches psychiques » de la mémoire ne fonctionne<br />
pas comme un simple effet de surimposition, dans la mesure où les formations en place<br />
se trouvent altérées ou déformées par l’ajout de dépositions ultérieures. C’est là un point<br />
234 DARWIN, 1992 : 349, 356.<br />
235 Dans un article de 1925, Freud compare le fonctionnement de la mémoire psychique à celui du « tableau<br />
magique », un jouet d’enfant au moyen duquel il est possible de tracer des inscriptions qui s’impriment par<br />
contact de la surface inscrite avec un support de cire sous-jacent, puis de les faire disparaître en séparant l’une de<br />
l’autre; les différentes écritures effacées en surface restant néanmoins inscrite dans le support de cire (FREUD,<br />
1985 : 119-124).<br />
138
moins évident qu’il n’y paraît : il signifie que tout nouvel épisode de la construction de<br />
la mémoire fonctionne comme une réécriture ou une réinterprétation des dépositions<br />
antérieures en place. Pour l’archéologie, ce phénomène est particulièrement clair dans<br />
les processus de réoccupation, ou de transformations de l’occupation, tels qu’on peut les<br />
observer en particulier dans les sites urbains, ou encore dans l’archéologie des paysages.<br />
- D’autre part, les événements initiaux, ou anciens, qui sont inscrits dans la mémoire ne<br />
sont accessibles que par l’intermédiaire de leur(s) réécriture(s) postérieure(s) et non plus<br />
en tant qu’eux-mêmes, pour autant que cela ait dorénavant un sens. Ainsi,<br />
fondamentalement, ces événéments fondateurs du passé ne prennent leur identité<br />
qu’après coup, selon l’expression de Freud. De même, les dépositions postérieures qui<br />
sont surimposées à ces formations anciennes sont porteuses d’un sens<br />
fondamentalement paradoxal, dans la mesure où ce sont elles qui donnent accès aux<br />
événements anciens du passé en même temps qu’elles en sont une transcription<br />
déformée. Là encore, les processus d’occupation humaine développés dans la longue<br />
durée – comme, encore une fois, dans les villes, ou dans les paysages – nous livrent une<br />
bonne illustration de ces phénomènes.<br />
A la suite de Freud, c’est le psychanalyste français Jacques Lacan qui a approfondi cette<br />
appréhension de l’inconscient à l’image du palimpseste, en soulignant le caractère central des<br />
effets de discontinuité dus à la succession par intermittences des dépositions qui constituent la<br />
mémoire psychique. Comme les écritures initiales effacées des palimpsestes et comme les<br />
<strong>vestiges</strong> de sites anciens scellés sous les occupations actuelles, l’inconscient est pour Lacan<br />
un « chapitre effacé de la vie du sujet ». Il est le lieu où la continuité du sens en quelque sorte<br />
historique de la mémoire est interrompue. En ce sens, souligne Lacan, la structure<br />
dépositionnelle de la mémoire psychique est fondamentalement discontinue, dans la mesure<br />
où si les dépositions se surajoutent les unes aux autres dans le temps, celles-ci ne sont<br />
néanmoins pas nécessairement liées les unes aux autres. C’est là un problème qu’on connaît<br />
bien en archéologie, où il est fréquent d’observer des types d’occupation de natures<br />
différentes se succéder les uns aux autres dans le temps, en venant cependant s’accumuler à<br />
l’emplacement du même site, dont la vocation initiale devient illisible. Comme on l’a vu, les<br />
effets de discontinuité ou d’intermittence sont une signature des processus d’évolution par<br />
réitération. Ce qui intéresse ici Lacan, dans ce processus d’effacement du passé par le présent,<br />
c’est la relation de l’un avec l’autre ; à savoir comment l’inconscient – disons la Préhistoire<br />
enfouie – reste accessible en quelque sorte malgré le conscient – pour nous l’histoire vivante<br />
des sites en activité :<br />
« (le langage refoulé qu’est l’inconscient) ne disparaît pas, dit-il dans un entretien avec<br />
Gilles Lapouge, publié en 1966 dans le Figaro Littéraire. Il est là, en nous, même si<br />
nous ne pouvons pas l’atteindre et il se manifeste sans cesse dans les failles du<br />
conscient. C’est le mécanisme que Freud appelle le « retour du refoulé » et qui fait que<br />
sous la voix claire de notre conscience, vient sans cesse s’interposer une autre voix,<br />
pressante, répétitive, qui nous dit des histoires graves, celles de notre préhistoire, et que<br />
nous ne comprenons pas. (…) Je crois qu’on peut employer l’image du palimpseste,<br />
(…) ces manuscrits sur lesquels un premier texte avait été effacé pour être recouverts<br />
d’une autre écriture. Oui, un palimpseste : vous avez deux textes à lire, dont un ne surgit<br />
que là où l’autre a des défaillances, mais qui ne se relie pas du tout au premier texte et<br />
139
que vous ne pouvez pas entendre, aussi longtemps que sa structure n’a pas été<br />
reconnue. 236 »<br />
Ces remarques sont très importantes pour cette archéologie des palimpsestes que nous<br />
devons commencer à bâtir, parce qu’elles esquissent une phénoménologie des survivances du<br />
passé enfoui. Même enseveli, même mutilé, même ignoré, le passé lointain dont la mémoire a<br />
été perdue continue à s’exprimer dans le présent, en quelque sorte « à travers » toutes les<br />
dépositions ultérieures. Il revient sans cesse, souligne Lacan, dans les failles ou les<br />
défaillances du présent ; il est omniprésent bien que nous ne sachions pas le reconnaître. Les<br />
recherches récentes d’archéologie du paysage, dont Gérard Chouquer a défini la démarche<br />
sous le terme d’archéogéographie 237 , donnent à foison des illustrations directes de ce<br />
phénomène de transmission dynamique du passé enfoui. L’un des exemples les plus lisibles,<br />
sur lequel je voudrais revenir à la suite de Gérard Chouquer, est celui des survivances de la<br />
cadastration romaine de la région d’Orange (il s’agit de la centuriation B) dans la réitération<br />
du réseau de fossés fouillé aux « Malalones » de Pierrelatte (Drôme) 238 . L’archéologie révèle<br />
ici qu’un événement maintenant très ancien (la mise en place d’un système de cadastration du<br />
sol au début de l’époque romaine) a créé un structure archéologique initiale (un réseau de<br />
délimitations orthogonales fondé sur des unités de mesure romaine) qui a été réitérée à de<br />
nombreuses reprises au cours du temps et qui « survit » encore aujourd’hui sous la forme de<br />
limites parcellaires marquées par des haies ou des rideaux d’arbres. De manière révélatrice,<br />
les fouilles ont montré que cette « remise en jeu » répétée du système romain s’est traduite par<br />
un phénomène de réitération (une série de fossés successifs se sont succédés aux mêmes<br />
endroits) traversé d’intermittences (il a manifestement existé de longues périodes durant<br />
lesquelles les fossés, complètement comblés, n’ont plus été en activité). On peut donc dire<br />
que, bien qu’oublié et enfoui, le système de cadastration romain n’en continue pas moins à<br />
informer le présent, dans la mesure où le passé romain a créé une « potentialité », sans cesse<br />
rejouée, par laquelle il fait entendre, selon l’expression de Lacan, « sa voix pressante et<br />
répétitive ». Et c’est bien en quelque sorte dans les « plis » du paysage actuel – dans des<br />
détails aussi triviaux que des haies ou des lignes d’arbres – que se lit cette survivance<br />
omniprésente du passé enfoui : un passé qui, bien que « refoulé », ne cesse de toujours<br />
revenir, aujourd’hui comme depuis maintenant près de deux millénaires.<br />
Nous comprenons maintenant que nous avons vu cette stratification, ou plus exactement<br />
l’organisation de ce palimpseste, comment le paysage actuel porte l’empreinte du passé<br />
romain, auquel, effectivement, rien ne le relie directement. Lacan a raison de dire que pour<br />
que nous puissions être en mesure de lire la présence de ce passé dans le présent, il est<br />
nécessaire que nous ayons reconnu sa structure (telle la structure parcellaire caractéristique de<br />
l’époque romaine). Sinon, nous ne voyons rien, qu’un paysage agricole ordinaire, dans lequel<br />
tout semble se jouer au présent, dans le « conscient » pour utiliser les mots de la<br />
psychanalyse. Maintenant que nous savons lire cette survivance du passé dans le présent, nous<br />
comprenons ce que Lacan signifie par « défaillance » lorsqu’il dit que le passé inconscient<br />
surgit dans les défaillances du présent conscient : à Pierrelatte, la survivance du réseau romain<br />
est là où, fondamentalement, le réseau parcellaire actuel ne parvient pas à imposer sa marque<br />
distinctive sur le paysage, mais reproduit un passé auquel il lui est manifestement impossible<br />
d’échapper.<br />
236 LACAN, 1966 : 2.<br />
237 CHOUQUER, 2003.<br />
238 JUNG, 1999 ; CHOUQUER, 2003 : fig. 3.<br />
140
Le passé inconscient possède donc une structure propre qu’il est nécessaire de déchiffrer<br />
pour le faire apparaître (on connaît la formule fameuse de Lacan : « l’inconscient est structuré<br />
comme un langage »). L’aborder de l’extérieur, comme une simple chose enfouie appartenant<br />
à un passé révolu, ne permet pas d’apprendre ce en quoi il consiste, ce qu’il dit. Car la<br />
psychanalyse nous apprend que le passé signifie quelque chose au présent, qu’il n’a de sens<br />
même que dans sa relation au présent : le présent n’est pas constitué sans lui. Comme le<br />
réseau romain inscrit dans le paysage actuel, le passé inconscient ressemble à une écriture qui<br />
est là, visible, mais qu’on ne sait pas lire. A l’image des hiéroglyphes égyptiens avant leur<br />
déchiffrement par Champollion, les manifestations de ce passé inconscient sont, souligne<br />
Lacan, comme une langue à la fois présente et perdue : elles sont connues des archéologues ;<br />
on sait les reconnaître, mais on ne sait pas les déchiffrer. Les inscriptions parlent – elles<br />
mentionnent des événements, nomment des personnes, invoquent des dieux – mais personne<br />
ne peut les entendre, car on ne sait pas les lire. Les observer comme une juxtaposition de<br />
signes – identifier que celui-là est par exemple en forme d’oiseau, ou que cet autre représente<br />
sans ambiguïté un personnage, comme on le fait avec la mise en type des formes d’occupation<br />
archéologique – c’est se condamner à ne pas les comprendre, à ajouter de l’incompréhension à<br />
l’ignorance. Déchiffrer les signes d’une écriture, c’est reconnaître leurs relations. C’est cette<br />
théorie qui nous manque, à nous autres archéologues et c’est bien cette forme de connaissance<br />
du passé qu’ont tenté d’élaborer Lyell et Darwin.<br />
Les créations matérielles du passé et du présent sont donc bien comme des textes<br />
superposés, dont l’écriture court en quelque sorte les uns au travers des autres. Nous voyons<br />
bien que dans le processus de surimposition lui-même, non seulement quelque chose perdure,<br />
mais que quelque chose, également, se constitue. Là encore, c’est plus qu’une simple histoire,<br />
qui procéderait par accumulation d’événements successifs: c’est une construction de sens, par<br />
laquelle le passé transmet une signification. Mais c’est aussi, en retour, un processus de<br />
réévaluation du passé au fur et à mesure de son vieillissement. Comme l’explique Benjamin à<br />
propos de son étude sur les Affinités électives de Goethe, la signification des créations du<br />
passé, tend à se scinder, à mesure de leur transmission, en deux teneurs distinctes : la teneur<br />
de vérité (Wahrheitsgehalt) d’une création correspond à sa signification originelle, au moment<br />
où elle est produite. Quant à sa teneur chosale (Sachgehalt), elle consiste en le sens particulier<br />
qu’elle est prend par la suite, au cours du temps :<br />
« Ce qui détermine le rapport entre les deux, écrit Benjamin, est cette loi fondamentale de<br />
toute écriture : à mesure que la teneur de vérité d’une œuvre prend plus de signification,<br />
son lien à la teneur chosale devient moins apparent et plus intérieur. Si les œuvres qui se<br />
révèlent durables sont donc justement celles dont la vérité est plus profondément<br />
immergée dans leur teneur chosale, au cours de cette durée les éléments réels sont d’autant<br />
plus perceptibles à l’observateur que, dans le monde lui-même, ils dépérissent davantage.<br />
Unies aux premiers temps de l’œuvre, à mesure qu’elle dure, on voit ainsi se dissocier<br />
teneur chosale et teneur de vérité car, si la seconde reste toujours aussi cachée, la première<br />
perce. Plus le temps passe, plus l’exégèse de ce qui dans l’œuvre étonne et dépayse ; c’està-dire<br />
que sa teneur chosale, devient pour tout critique tardif une condition préalable. On<br />
peut le comparer au paléographe devant un parchemin dont le texte pâli est recouvert par<br />
les traits d’un écrit plus lisible qui se rapporte à lui. De même que le paléographe ne peut<br />
que commencer par lire ce dernier écrit, le critique ne peut que commencer par le<br />
commentaire. Et d’emblée il en voit surgir un critère inappréciable de son jugement : alors<br />
seulement il peut poser la question critique fondamentale : l’apparence de la teneur de<br />
vérité tient-elle à la teneur chosale ou la vie de la teneur chosale tient-elle à la teneur de<br />
vérité ? Car, en se dissociant dans l’œuvre, elles décident de son immortalité. En ce sens,<br />
141
l’histoire des œuvres prépare leur critique et augmente ainsi la distance historique de leur<br />
pouvoir. Si l’on compare l’œuvre qui grandit à un bûcher, le commentateur (celui qui<br />
s’intéresse à la teneur chosale) est devant elle comme le chimiste, le critique (celui qui<br />
s’intéresse à la teneur de vérité) comme l’alchimiste. Alors que pour celui-là bois et<br />
cendres restent les seuls objets de son analyse, pour celui-ci seule la flamme est une<br />
énigme, celle du vivant. Ainsi le critique s’interroge sur la vérité, dont la flamme vivante<br />
continue de brûler au dessus des lourdes bûches du passé et de la cendre légère du<br />
vécu. 239 »<br />
239 BENJAMIN, 1971.<br />
142
Chapitre VIII<br />
Les chiffonniers du passé<br />
Shomei Tomatsu : Jardins en ruines. Tokyo, 1964.<br />
143
Cher découvreur…<br />
Les chiffonniers du passé<br />
Le passé a quelque chose à nous dire ; il voudrait que nous entendions son histoire :<br />
« Cher découvreur, cherches partout, dans chaque parcelle du sol. <strong>Des</strong>sous, sont enfouis<br />
des dizaines de documents, les miens et ceux d’autres personnes, qui jettent la lumière<br />
sur ce qui s’est passé ici. On y a enfoui de nombreuses dents. C’est nous, les ouvriers du<br />
Kommando, qui les avons intentionnellement disséminées sur tout le terrain, autant<br />
qu’on l’a pu, afin que le monde puisse trouver des preuves tangibles des millions d’êtres<br />
humains assassinés. Quant à nous, nous avons perdu tout espoir de vivre la<br />
Libération. » 240<br />
Ce texte est l’un de ceux qui ont été trouvés depuis 1945 à Auschwitz. Ils étaient écrits à<br />
la main sur des feuilles de papier pliées ou enroulées à l’intérieur de boîtes de métal ou de<br />
bouteilles enterrées dans le camp, autour des fours crématoires ou directement dans les<br />
accumulations de restes humains. On les désigne sous le nom biblique de rouleaux<br />
d’Auschwitz 241 . Les derniers d’entre eux ont été découverts dans les années 1980 ; il en<br />
subsiste certainement encore d’autres, bien qu’une part sans doute très importante d’entre eux<br />
a été détruite au cours de l’immédiate après-guerre par les paysans polonais qui ont retourné<br />
les ruines du camp à la recherche d’un imaginaire « trésor des Juifs » que la rumeur disait y<br />
être enterré. Ces textes sont déjà pleins de manques creusés par le temps, qui finira bientôt par<br />
les désagréger tous. L’un d’eux dit notamment :<br />
« Nous continuerons à faire ce qui nous incombe. Nous allons tout [lacune] et cacher<br />
[lacune] le monde mais simplement cacher dans le sol et dans [lacune]. Mais celui qui<br />
voudra trouver, [lacune] encore, vous trouverez encore [lacune] de la cour, derrière le<br />
crématoire, pas vers la rue [lacune] de l’autre côté, vous en trouverez beaucoup là-bas<br />
[lacune] car nous devons, comme jusqu’à présent, jusqu’au [lacune] événement [lacune]<br />
continuellement tout faire savoir au monde sous la forme d’une chronique historique. A<br />
partir de maintenant, nous allons tout cacher dans le sol. » 242<br />
240<br />
Lettre en yiddish de Zalmen Gradowki, écrite le 6 septembre 1944 à Auschwitz-Birkenau (GRADOWSKI et<br />
al., 2001 : 67).<br />
241<br />
Ou « Megilot Auschwitz » (GRADOWSKI, 2001 ; GRADOWSKI et al. 2001).<br />
242<br />
Fragment intitulé T.N.Ts.B.H. (pour la formule Tehi nishmati tsura bitsor hakhayim des pierres tombales<br />
juives, qui signifie « Que mon âme soit liée au faisceau des vivants » et qui, dans ce cas, peut se lire également<br />
au pluriel Tihyou nishmotam tsurot bitsror hakhayim, pour « Que leurs âmes soient liées au faisceau des<br />
vivants ») écrit par Zalmen Lewental le 10 octobre 1944 à Auschwitz-Birkenau ( GRADOWSKI et al. 2001 :<br />
124). Ce texte a été découvert en 1962, dans une bouteille enterrée à proximité du Crématoire III.<br />
144
Les membres du Sonderkommando d’Auschwitz, ceux auxquels était imposée la charge<br />
de faire fonctionner la machine d’extermination en brûlant les corps des suppliciés et en<br />
éliminant leurs restes, ceux qui étaient destinés à passer eux-mêmes par cette machine<br />
d’anihilation, le savaient bien : pour remplir leur devoir de témoigner de « ce qui s’est passé<br />
ici », il leur fallait enfouir leur témoignage dans le sol ; il leur fallait le cacher dans l’espoir<br />
que des hommes « justes » le trouveraient et l’entendraient un jour. <strong>Des</strong> « Justes », capables<br />
de reconnaître et de faire entendre la vérité, c’est ce que les morts d’Auschwitz espéraient que<br />
nous serions. C’est en nous qu’ils ont placé le seul espoir qu’il leur restait ; celui que « le<br />
monde » sache leur histoire. Mais ils savaient aussi qu’il faudrait nous tenir la main, nous qui<br />
ne savons pas exactement « ce qui s’est passé ici ». Il faudrait qu’ils nous disent où,<br />
exactement, nous devons chercher et quoi, précisément, nous devons trouver. Nous devons<br />
trouver des textes, bien sûr, qui rapportent leur histoire « sous la forme d’une chronique<br />
historique », mais nous devons surtout trouver les preuves matérielles de cet anéantissement,<br />
qu’ils ont laissées à notre intention et qui portent témoignage de leur existence. Or, justement,<br />
nous ne savons pas quelles sont ces preuves ou, plus exactement, nous ne savons pas de quelle<br />
manière ces <strong>vestiges</strong> qu’ils ont enterrés peuvent être lus comme des témoins de leur histoire.<br />
Alors, il a fallu qu’ils nous le disent : ils ont disséminé des monceaux de dents qu’ils ont pris<br />
sur tous les cadavres qu’ils ont pu toucher sans être vus pour que nous voyions qu’il s’agit de<br />
dents humaines provenant de masses de gens exterminés ici. Un autre membre de ces<br />
Sonderkommandos, du nom d’Alter Szmul Fajnzylberg, nous dit avoir caché « près du<br />
crématoire du camp de Birkenau » « un appareil photo (et) des restes de gaz dans une capsule<br />
de métal » 243 . Il est vraisemblable que cet appareil photo – qui n’a pas été retrouvé – contient<br />
une pellicule sur laquelle sont impressionnées des images du processus d’extermination ;<br />
quant au gaz contenu dans la capsule de métal, c’est manifestement celui qui a été utilisé pour<br />
gazer les victimes avant leur élimination par crémation. Mais, là encore, il faut qu’on nous le<br />
dise : nous ne pouvons pas savoir à priori, sans le témoignage des hommes des<br />
Sonderkommandos, qu’il y a des images d’une importance historique énorme dans ce fossile<br />
d’appareil photo et que cette boîte de conserve rouillée contient en réalité tout ce qui reste du<br />
gaz d’Auschwitz. Nous ne pouvons pas le savoir et les victimes d’Auschwitz comptent sur<br />
notre bienveillance et notre persévérance : ils n’ont pas d’autre possibilité que d’espérer que<br />
nous prendrons soin des <strong>vestiges</strong> qu’ils ont laissés pour nous – même s’il n’y a pas d’objets<br />
précieux avec – et que nous les rechercherons inlassablement, « partout, dans chaque parcelle<br />
du sol », même si nous ne savons pas exactement ce que nous devons nous attendre à trouver.<br />
Ils espèrent que nous serons attentifs aux moindres débris de leur passé qui, tous, sont pour<br />
eux imprégnés de sens. Ils ont confié cette prière à un morceau de papier qui tombe en<br />
loques :<br />
« … nous demandons au destin : Yehi rotsn milifneikho, eyno shoymea kol bekhies ;<br />
fais-nous au moins cette faveur – shetashim dimeosseinu benodeikho lihies – cache ces<br />
pages de larmes dans l’outre de l’être, qu’elles parviennent en de bonnes mains et<br />
trouvent leur tikoun, leur accomplissement. 244 »<br />
Quelques années auparavant, Walter Benjamin avait dit dans sa thèse II « sur le concept<br />
d’histoire » :<br />
243 Témoignage d’Alter Szmul Fajnzylberg, cité dans SWIEBOCKA, 1999.<br />
244 Texte anonyme en yiddish, daté du 3 janvier 1945, écrit à Auschwitz-Birkenau. Yehi rotsn milifneikho, eyno<br />
shoymea kol bekhies signifie « Que ce soit ta volonté, que nul n’entende la voix de nos larmes. » (ANONYME,<br />
2001 : 67).<br />
145
« …il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. A nous,<br />
comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique, sur<br />
laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la<br />
repousser. L’historien matérialiste en a conscience. » 245<br />
Mais nous, nous ne sommes pas préparés à une telle responsabilité. Nous faisons ce que<br />
nous pouvons et nous ne voyons pas grand’chose. Nous n’avons pas les clés du passé qui<br />
nous est étranger ; nous ne savons pas ce que nous devons reconnaître. Pour nous, il n’y a là<br />
qu’une accumulation de gravats : un mélange de fragments de briques et de dalles de faïence<br />
blanche, de morceaux de béton et de ferrailles rouillées, qui coupent les mains. C’est làdedans<br />
que nous creusons et plus on avance, plus ça empire. Le conducteur de la pelle<br />
mécanique te regarde d’un air un peu inquiet parce que tu lui as dit avant de commencer que<br />
tu voulais qu’il aille doucement et voilà qu’il arrache maintenant des blocs de plus en plus<br />
gros, en faisant s’effondrer les parois du trou de plus en plus informe que tu es en train de lui<br />
faire creuser. Alors, tu lui fais un petit signe de la tête qui veux dire « vas-y ; mets la force<br />
qu’il faut » ; et lui se sert de son godet comme d’une énorme gueule carrée terminée par des<br />
grosses dents en fer qu’il abat sur les blocs pour les faire éclater. Le sol tremble à chaque coup<br />
sous tes pieds et ça se met à fumer et à sentir une odeur assez écœurante de moisi, de<br />
poussière et d’étincelles de silex. Toi, tu ne sais pas où tu vas ; tu continues tant que ça vient.<br />
Tu sais seulement qu’il faut que tu ailles jusqu’au bout, jusqu’à ce que tu en aies la fin. Tu<br />
ramasses les morceaux d’objets que tu vois sortir et tu les mets dans un grand sac en<br />
plastique transparent : ce sont des bouts isolés d’assiettes et de bouteilles en verre, avec des<br />
débris de gamelles émaillées sur lesquelles les outils en fer dérapent avec un crissement<br />
insupportable. Au fond du trou, quelqu’un de ton équipe te tend quelque chose qu’il a trouvé :<br />
c’est une petite tête chauve de poupée industrielle, avec de grands yeux bleus, remplis de<br />
terre, et une bouche minuscule peinte en rouge. « C’est sympa, non ? », te dit-il. « Ouais, c’est<br />
chouette », réponds-tu en la mettant dans une petite boîte, sans savoir précisement ce que c’est<br />
et en ignorant tout de ce que ça représente. C’est sans doute mieux ainsi, sinon je ne crois pas<br />
que tu pourrais faire ce que tu fais là.<br />
L’histoire de l’archéologie : les durées contre l’historiographie<br />
En quoi consiste donc l’archéologie et d’où vient-elle ? Jusqu’à présent, ce sont<br />
essentiellement des archéologues qui ont travaillé à l’élaboration de l’histoire de leur propre<br />
discipline. De ce point de vue, cette « histoire de l’archéologie vue par les archéologues »<br />
s’assimile naturellement à une historiographie de la recherche : les réalisations techniques<br />
actuelles de l’archéologie, ses champs d’intervention, ses problématiques, bref la présente<br />
identité scientifique de la discipline, définit le cadre de référence à partir duquel cette histoire<br />
de la discipline est construite, à la fois comme identification d’un processus historique (l’essor<br />
de la recherche archéologique) et comme description d’un moment historique particulier (telle<br />
période des « origines de l’archéologie »). En d’autres termes, c’est la situation actuelle de la<br />
discipline qui constitue l’horizon d’achèvement à partir duquel est reconstituée, de manière<br />
rétrospective, la marche de l’archéologie depuis ses supposées origines balbutiantes du passé<br />
jusqu’à son hypothétique réalisation dans le présent. Aucun livre d’histoire de l’archéologie,<br />
245 BENJAMIN, 2000 : 428-429.<br />
146
même les plus brillants, comme « l’Histoire de la pensée archéologique » de Bruce Trigger 246<br />
ou, en langue française, « La Conquête du Passé » d’Alain Schnapp 247 , n’y échappe.<br />
C’est donc le statut même de l’historiographie de l’archéologie qui est en cause et, avec<br />
lui, une certaine conception du temps et du devenir historique dont nous avons déjà observé<br />
les effets sur l’appréhension des matériaux archéologiques eux-mêmes. Car, comme le<br />
souligne l’historien et philosophe Michel de Certeau, l’historiographie est « un récit qui<br />
fonctionne (…) comme un discours » 248 . Il faut nous arrêter sur cette formule, qui éclaire d’un<br />
jour particulier ce mode d’écriture spécifique de l’histoire qu’est l’historiographie:<br />
l’historiographie, en effet, se définit avant tout comme une mise en récit des événements du<br />
passé. Cette mise en récit fonde l’articulation logique – ou plutôt cette supposée évidence de<br />
l’engrènement des faits historiques les uns à la suite des autres – de la démonstration<br />
historique à laquelle vise à aboutir l’entreprise historiographique, laquelle, en conséquence,<br />
n’est pas autre chose, effectivement, qu’un discours. Ainsi, l’historiographie prend en quelque<br />
sorte à partie les faits de l’histoire pour asseoir un argumentaire développé depuis la place<br />
qu’occupe l’auteur en tant que chercheur – ou depuis celle de la communauté de chercheurs à<br />
laquelle appartient l’auteur – par rapport à l’histoire de sa discipline. Car, comme le rappelle<br />
Michel de Certeau, l’historiographie s’appuie sur une chronologie unilinéaire, articulée en<br />
séquences successives, qui « construit le temps vers le moment du destinataire ; c’est-à-dire<br />
du lecteur dans le présent qu’il occupe. » Ainsi, « l’historiographie travaille à rejoindre un<br />
présent qui est le terme d’un parcours plus ou moins long sur la trajectoire chronologique<br />
(…). Le présent, postulat du discours, devient le revenu de l’opération scripturaire : le lieu de<br />
production du texte se mue en lieu produit par le texte. » 249 C’est cette perception unilinéaire<br />
du temps, que nous savons faussée, qui conduit l’historiographie à fonctionner spontanément<br />
comme un discours de légitimation non seulement de la situation présente de la discipline,<br />
mais plus précisément des collectifs qui dominent la configuration actuelle de la discipline et<br />
qui ont (ou qui cherchent à obtenir) voix d’autorité. Dans ce contexte, l’appel à l’histoire de<br />
l’archéologie ne sert souvent que comme un outil de démonstration au moyen duquel des<br />
chercheurs ou des groupes de chercheurs tentent de doter leur propre perception de la<br />
discipline d’une légitimité à caractère historique.<br />
Cette approche de l’histoire de l’archéologie ne dit rien de l’objet même d’une histoire<br />
de la discipline ; c’est-à-dire de l’effet du temps et des durées sur les transformations de la<br />
méthode et de la démarche archéologiques. Je cherche à explorer un autre aspect du temps<br />
historique – qui ne serait pas le temps unilinéaire et séquentiel de l’historicisme, mais le<br />
“ temps saturé d’à présent ” propre à la pensée archéologique – ou encore, selon l’expression<br />
de Michel de Certeau, je m’intéresse à une autre stratégie du temps de l’Histoire 250 . Comme le<br />
montre de Certeau, l’historiographie fonde son discours sur la création d’une coupure, en<br />
réalité artificielle, qui isolerait le passé du présent 251 : par définition, le présent serait le lieu de<br />
l’enquête, son origine en quelque sorte ; tandis que les événements du passé seraient l’objet de<br />
l’étude historiographique et le matériau à partir duquel l’histoire serait restituée « telle qu’elle<br />
s’est passée ou à peu près ». En fait, nous savons bien que les choses ne fonctionnent pas<br />
ainsi : la simple nécessité d’écrire une histoire « véridique » ou « objective » dit assez que le<br />
passé, en réalité, continue à hanter le présent et que l’omniprésence de ses matériaux – pour<br />
246 TRIGGER, 1989.<br />
247 SCHNAPP, 1993.<br />
248 CERTEAU, 1975 : 125.<br />
249 CERTEAU, 1975 : 125.<br />
250 CERTEAU, 1987 : 85-88.<br />
251 CERTEAU, 1987 : 87.<br />
147
ce qui nous intéresse, ces milliers de publications, de fouilles, de collections archéologiques –<br />
persiste à remplir physiquement l’espace de l’actuel. Ici comme sur le terrain, le présent est<br />
saturé des <strong>vestiges</strong> du passé et c’est le jeu des durées qui importe bien plus que celui des<br />
« événements » en eux-mêmes. Ici comme sur le terrain, cette approche est radicale :<br />
s’intéresser aux durées dans l’histoire de l’archéologie, c’est déchirer cet écran opaque<br />
interposé entre le passé et nous, c’est déligitimiser l’entreprise historiographique<br />
traditionnelle, pour la fonder sur un autre approche, qui consiste à se mettre à l’écoute de<br />
l’écho distordu du passé dans notre présent.<br />
Les événements d’un côté et les durées de l’autre : il s’agit bien, comme le souligne de<br />
Certeau, de deux façons opposées de « distribuer l’espace de la mémoire » ; c’est-à-dire de<br />
penser les rapports du passé et du présent. Il faut creuser cette opposition jusqu’au fond et<br />
souligner qu’on se trouve bien ici face à deux visions antinomiques du temps et de l’histoire :<br />
les disciplines qui intègrent la durée (comme en particulier la psychanalyse et,<br />
nécessairement, l’archéologie) reconnaissent la présence du passé dans le présent ; alors que<br />
celles qui sont établies sur les événements (comme l’historiographie, avec l’histoire ou<br />
l’archéologie traditionnelles) postulent le caractère objectivement inconciliable de toute<br />
coexistence du passé et du présent. Plus profondément, pour les disciplines historiques<br />
traditionnelles – parmi lesquelles se trouve englobée la pratique conventionnelle de<br />
l’archéologie – la validité de la démonstration historique repose sur la successivité objective<br />
des événements, qui s’enchaînent les uns après les autres et qui, en conséquence, s’expliquent<br />
les uns par rapport aux autres. Pour les disciplines de la durée, au contraire, c’est la<br />
réplication qui construit l’histoire ; les faits pouvant se renouveler les uns après les autres, les<br />
uns reproduisant les autres sous une forme plus ou moins identique, ou plus ou moins altérée.<br />
De même, selon l’approche conventionnelle de l’histoire, les relations historiques s’effectuent<br />
par corrélation, dans la mesure où, dans le temps unilinéaire et séquentiel de l’histoire<br />
traditionnelle, les événements n’agissent les uns sur les autres que de proche en proche. Là<br />
encore, c’est tout l’inverse que reconnaissent les disciplines de la durée, pour lesquelles les<br />
faits peuvent s’imbriquer les uns dans les autres, les uns prenant la place des autres. Cette<br />
reconnaissance du jeu des durées dans la constitution de la discipline archéologique implique<br />
plus qu’un simple replâtrage de l’histoire actuelle de l’archéologie, car elle mine toute la<br />
structure explicative conventionnelle de l’histoire, et en particulier les notions d’effets et de<br />
disjonction (deux événements distants dans le temps ne peuvent pas être la même chose) qui<br />
sont fondamentales pour la perspective historiographique : dans l’approche des durées,<br />
certains événements, au contraire, agissent à la place d’autres ; alors que des faits particuliers,<br />
d’ordinaire invisibles, reviennent subitement sur le devant de la scène, masqués sous une autre<br />
identité. C’est la prise en compte de l’inébranlable persistance des durées qui permet de<br />
démêler lentement l’écheveau de cette ambiguïté fondamentale de l’histoire.<br />
Ces durées qui travaillent en profondeur la discipline archéologique, comment les<br />
reconnaître, comment les lire ? Il faut renoncer à l’idée qu’il serait possible de les saisir par la<br />
simple mise en séquence de l’évolution historique de la discipline, comme le fait<br />
l’historiographie, car c’est précisément cette approche qui occulte le travail des durées. En<br />
fait, c’est dans les moments de transmission du savoir – là où l’identité de la discipline est à la<br />
fois reproduite et transformée –que la tension des durées se laisse entrevoir. La façon dont<br />
l’archéologie est enseignée, ou dont elle est débattue lorsqu’elle est soudainement confrontée<br />
à des découvertes inattendues, dit beaucoup plus sur l’identité profonde de la discipline qu’il<br />
n’y paraît. Là encore, ce qui se joue c’est la confrontation à la nouveauté qui perturbe le<br />
système de représentations en place, qui le déstabilise et qui en même temps exige de lui qu’il<br />
lui réponde tout de suite, par le rejet ou l’absorption ; peu importe. Ce qui importe en<br />
148
evanche, c’est ce que révèle le comportement de la discipline – ou des archéologues – face au<br />
changement : qu’est-ce qui est intégré, le cas échéant mis en valeur, et qu’est-ce qui au<br />
contraire est refusé, parce qu’il est jugé irrecevable ou non approprié ? De même, lorsque<br />
l’identité de la discipline n’est pas directement mise en cause sous la pression de l’extérieur,<br />
sur quels types de pratiques est-elle reproduite dans l’enseignement, cette autre arène dans<br />
laquelle est affirmée l’identité de l’archéologie ?<br />
Chercheurs d’images<br />
Au contraire des autres disciplines qui sont fondées sur l’observation et l’analyse d’un<br />
terrain qui enferme une mémoire fossilisée du passé (comme par exemple la géologie, la<br />
paléontologie ou la pédologie), l’archéologie n’est pas enseignée comme un mode<br />
d’acquisition des données à partir des contextes qui contiennent cet enregistrement matériel<br />
du passé. La fouille archéologique – pourtant essentielle dans la mesure où, comme l’a<br />
souligné André Leroi-Gourhan, l’observation archéologique du passé détruit son objet d’étude<br />
en même temps qu’elle se porte sur lui – la fouille archéologique, donc, ne fait pas partie de la<br />
formation académique des archéologues et n’en a jamais été partie prenante. Dans sa<br />
transmission, l’archéologie est assimilée à l’histoire des civilisations ou à l’étude des<br />
caractéristiques stylistiques des cultures matérielles du passé, rappelant en cela que, depuis<br />
ses origines du XVIII ème siècle, la discipline archéologique consiste fondamentalement en un<br />
discours sur les créations culturelles des civilisations anciennes. Le jumelage de l’Histoire de<br />
l’Art et de l’Archéologie, dont la plupart des archéologues, aujourd’hui, ne comprennent plus<br />
la nécessité, possède des origines historiques qui remontent aux origines archaïques de la<br />
discipline archéologique.<br />
Car les archéologues n’ont jamais été des fouilleurs : leur métier consiste à élaborer, à<br />
rassembler et à analyser des images du passé. C’est dans cette pratique de collecte d’images<br />
des restes matériels du passé que se trouve, en fait depuis les plus lointaines origines de la<br />
discipline, dans l’Antiquité, l’identité profonde de l’archéologie. Traditionnellement, l’activité<br />
fondamentale d’un archéologue n’est pas de creuser la terre, ni d’exhumer des <strong>vestiges</strong> des<br />
civilisations disparues. Elle est d’examiner des planches de catalogues d’objets, d’étudier des<br />
plans de constructions, de considérer des coupes et des profils. L’archéologue est un savant de<br />
cabinet, un iconographe qui cherche à identifier des détails morphologiques caractéristiques<br />
des cultures du passé et à les comparer entre eux. C’est un érudit solitaire qui vit dans un<br />
univers de reproductions saturé de listes et d’inventaires ; il est celui qui perpétue l’infini<br />
« musée de papier » dont le projet universel a été lancé par les grands Antiquaires du XVIII ème<br />
siècle : faire en sorte que chaque vestige archéologique ou, pour reprendre leur langage,<br />
chaque monument de l’industrie et des arts des civilisations du passé, soit inventorié, figuré et<br />
décrit. L’intense activité des archéologues du XIX ème siècle s’inscrit dans la filiation directe<br />
de cette archéologie encyclopédique des Lumières. On voit trop souvent les chercheurs des<br />
années 1860 à 1900 comme les auteurs d’excavations désordonnés réalisées avec des<br />
méthodes primitives, alors qu’en réalité leur travail est dominé par la réalisation d’un<br />
gigantesque corpus iconographique des trouvailles archéologiques, entrepris à l’échelle<br />
européenne. Les albums archéologiques de Charles Cournault, ou encore les dossiers<br />
documentaires d’Edmond Flouest, ont vocation à alimenter, en faisant appel aux techniques<br />
de reproductions les plus précises – dont la photographie, alors naissante – ce catalogue figuré<br />
des productions matérielles du passé humain. L’archéologie du XX ème siècle n’a pas rompu<br />
avec cette tradition, en l’enrichissant notamment par l’informatique à partir de la fin des<br />
années 1980. On peut penser que celle du XXI ème siècle continuera à perpétuer ce projet de<br />
149
« recueil archéologique total », en particulier grâce aux nouvelles ressources documentaires<br />
fournies par l’imagerie numérique.<br />
Les Antiquaires de l’âge classique instaurent une tradition de l’image – ou plus<br />
exactement de l’imagerie – des <strong>vestiges</strong> du passé. Dès l’origine, c’est par des images que,<br />
dans la seconde moitié du XVI ème siècle, les premiers <strong>vestiges</strong> archéologiques deviennent<br />
connaissables en tant que tels. <strong>Des</strong> dessins ou des aquarelles au réalisme minutieux les font<br />
apparaître dans toute leur forme et leurs détails spécifiques. Dans ces tous premiers dessins de<br />
fouilles, comme ceux réalisés par Amerbach en 1582 à Augst, ce sont bien les substructions<br />
d’un théâtre romain, avec la disposition particulière des vomitoria et la maçonnerie typique en<br />
petit appareil qui a été saisie et qu’il est toujours possible de reconnaître. De la même<br />
manière, c’est bien le site de Stonehenge, avec ses fossés circulaires et son cercle<br />
mégalithique ruiné, qu’on identifie immédiatement sur l’aquarelle de Lucas de Heere, datée<br />
de 1575 252 . L’illustration naturaliste des <strong>vestiges</strong> du passé qu’on découvre désormais incrustés,<br />
tels des corps étrangers, dans l’actuel des paysages est inséparable de la conscience, nouvelle,<br />
de l’existence de temps différents dans le passé : puisque les réalisations des hommes des<br />
temps anciens sont évidemment dissemblables des nôtres, alors il est essentiel de les<br />
représenter dans toutes leurs particularités si on veut se donner les moyens de les reconnaître ;<br />
c’est-à-dire de les identifier en tant que telles. Bientôt, on réalisera que le passé lui-même est<br />
constitué de temps différents les uns des autres, qu’il importe de distinguer également selon<br />
leurs caractères morphologiques propres : ce sera le programme de l’archéologie de la<br />
seconde moitié du XIX ème siècle et de celle du XX ème siècle. Ainsi, dès les premières<br />
représentations des matériaux archéologiques, un concept essentiel est injecté dans la<br />
production des images des <strong>vestiges</strong> du passé : il s’agit de l’idée selon laquelle le passé est<br />
fondamentalement distinct du présent, qu’il est autre et qu’il porte en lui-même sa propre<br />
spécificité. Comme on le sait, c’est là un des présupposés essentiels de l’approche historiciste,<br />
dont on voit bien qu’il est directement lié à cette reconnaissance de l’altérité des <strong>vestiges</strong> du<br />
passé qui se met en place à la fin du XVI ème siècle. Dans cette perspective, il devient<br />
manifeste que l’expansion extraordinaire des représentations « ultra-réalistes » des <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques au cours du XIX ème siècle n’est pas fortuite (ces objets dont on représente non<br />
seulement la forme particulière dans tous ses détails, mais aussi l’impact du vieillissement sur<br />
eux, avec la reproduction des taches et des couleurs particulières prises par la corrosion) : elle<br />
constitue désormais le support même qui soutient cette perception fondamentalement<br />
historiciste de l’histoire de l’humanité.<br />
Pour s’en convaincre, il suffit de se tourner vers l’imagerie archéologique héritée de la<br />
tradition médiévale, qui fonctionne sur une représentation tout à fait différente du passé, en<br />
fait absorbé tout entier dans cet « à présent » de l’actuel : l’image qui revient à de nombreuses<br />
reprises est celle de la fabrication spontanée de vases par le sol, qu’on trouve encore à la fin<br />
du XV ème siècle, comme dans le magnifique « Livre des propriétés des choses » de<br />
Barthélémy de Glanville. Aux côtés des divers animaux qui vivent dans des tanières creusées<br />
dans le sol, on y voit des vases qui percent la croûte de la surface de terre, poussant à l’air<br />
comme des champignons 253 . Ces vases, qui sont figurés comme des récipients actuels (du<br />
moins des récipients usuels du XV ème siècle), représentent en réalité des vases anciens, qui<br />
pourraient aussi bien dater de l’âge du Bronze que de la période romaine ; il n’est pas possible<br />
de le savoir. Contrairement aux illustrations qui viendront à partir de la fin du XVI ème siècle,<br />
nous ne sommes ici nulle part en particulier ; la représentation post-médiévale de ce<br />
surgissement des pots de la terre trouve son identité dans la métaphore (l’image dit : comme<br />
252 SCHNAPP, 1993 : 148-150.<br />
253 SCHNAPP, 1993: 144-145.<br />
150
certains animaux sortent la nuit de la terre où ils s’enterrent, des objets tous fabriqués sortent<br />
aussi du sol), car le passé n’est pas encore identifié comme une entité singulière et<br />
fondamentalement séparée du présent. Cette vision du temps est très résiliente ; on la trouve<br />
encore exprimée en plein XVIII ème siècle pour expliquer en particulier la formation des<br />
fossiles : ainsi, pour de nombreux chercheurs, les formes de coquillages ou de restes de<br />
poissons prises par la pierre seraient dues à une propriété particulière à ce matériau, une vis<br />
plastica ou une virtus lapidifica, qui ferait croître dans la roche des animaux minéraux,<br />
similaires dans leur forme aux espèces animées du monde vivant 254 : Voltaire lui-même se<br />
demandait si « le sol de la terre ne peut enfanter ces fossiles » qui ressemblent à des animaux<br />
marins mais qu’on trouve très loin de la mer 255 . On voit ici, aussi bien pour les animaux de la<br />
pierre que pour les pots de la terre, que cette explication « prodigieuse » de la présence de<br />
<strong>vestiges</strong> du passé lointain dans l’actuel est liée à une représentation tronquée du temps : dans<br />
le « temps plat » d’avant la révélation du Temps profond apportée par les sciences historiques<br />
du XIX ème siècle, le passé est tout entier englobé dans le « maintenant » et ses témoignages,<br />
intégrés au présent comme des entités surnaturelles, ne peuvent s’expliquer que comme le<br />
résultat de phénomènes proprement merveilleux. Jusqu’à la révélation de l’existence de ces<br />
autres temps dont témoignent les restes archéologiques, les monuments funéraires<br />
mégalithiques ne peuvent être reconnus que comme des « tables de géants », les tumulus<br />
comme des « tombeaux des fées » et les ruines romaines comme des « châteaux de la Belle<br />
au Bois Dormant ». L’identification du caractère spécifique de la temporalité du passé est une<br />
première étape, que concrétise l’avènement de l’archéologie. Ce sera la découverte de<br />
l’immensité des temps anciens, apportée notamment par la géologie, qui permettra –<br />
seulement à partir du milieu du XIX ème siècle – d’imposer d’autres types d’explications de ces<br />
créations mystérieuses, dans lequel le temps, désormais, jouera un rôle crucial comme effet :<br />
le caractère extraordinaire de ces restes anormaux – reconnus désormais comme des <strong>vestiges</strong><br />
du passé – sera attribué à l’action cumulative de phénomènes graduels qui, déployés dans la<br />
très longue durée du temps naturel, finissent par se traduire par des transformations radicales.<br />
Il devient maintenant clair pourquoi il est si difficile de critiquer, de l’intérieur, cette tradition<br />
historiciste profondément ancrée dans la démarche archéologique conventionnelle : parce<br />
qu’il s’agit d’un héritage très ancien de la discipline, qui se trouve à la source même de la<br />
constitution de son identité originelle.<br />
Les chiffonniers du temps<br />
Comme les historiens, les archéologues apparaissent dès lors que la mémoire du passé<br />
est reconnue comme chargée d’une signification spécifique, une mémoire qui nous est pas<br />
directement accessible – parce qu’elle est cachée dans le présent, enfouie sous la surface du<br />
sol, ou dispersée sous la forme de débris – et qui, en conséquence, ne nous est pas<br />
immédiatement compréhensible, dans la mesure où sa lecture nécessite un commentaire.<br />
Depuis l’époque romaine, l’archéologue est ce personnage solitaire, dont l’esprit obsessionnel<br />
est accaparé par l’immense perte du passé, et qu’on peut voir fréquenter les terrains vagues,<br />
les dépotoirs et les cimetières. Il est celui qui cherche qui est caché, qui extrait ce qui est<br />
enfoui, qui collecte ce qui est dispersé et qui, tel un chiffonnier du temps, remue les<br />
accumulations de choses mortes à la recherche des débris des âges anciens de l’humanité. Son<br />
terrain, comme on dit aujourd’hui, est là où sont abandonnées les épaves, où sont entassées les<br />
loques, où sont relégués les déchets de ce qui a vécu. Son objet d’étude, qu’il ne partage avec<br />
personne d’autre, ce sont les restes, ou plus exactement les rebuts de l’histoire. Depuis<br />
254 ROSSI, 1984 : 3-6.<br />
255 BUFFETAUT (1998) : 24.<br />
151
toujours, l’archéologue est un antiquarius, un antiquaire, un collectionneur. Il ramasse et<br />
rassemble des <strong>vestiges</strong> abandonnés et incomplets.<br />
Les premiers archéologues de l’âge classique sont directement conscients de leur<br />
situation de fouilleurs des ruines du passé, au sens premier du terme. Ils ont à définir ce que<br />
sont exactement ces restes sur lesquels ils pourraient construire une connaissance du passé,<br />
c’est-à-dire ce en quoi consistent, en soi, les matériaux de l’archéologie. C’est le bénédictin<br />
Bernard de Montfaucon qui en donne au début du XVIII ème siècle la définition la plus<br />
définitive: « … je réduis dans un corps, écrit-il dans son « Antiquité expliquée en figures »,<br />
toute l’antiquité : par terme d’antiquité, j’entends seulement ce qui peut tomber sous les yeux<br />
et ce qui peut se représenter dans les images 256 ». Les matériaux de l’archéologie, c’est tout ce<br />
qu’on peut voir du passé ; nous dirions aujourd’hui tout ce qui possède une existence<br />
enregistrée physiquement dans la matière. Les données archéologiques, c’est en conséquence<br />
tout ce qui peut être visualisé par l’intermédiaire d’images : ce sont des dessins ou des cartes<br />
au XVIII ème siècle, puis à partir du XIX ème siècle des photographies, aujourd’hui ce sont des<br />
images numériques calculées à partir des propriétés physiques de la matière. Tout ceci,<br />
souligne de Montfaucon, est destiné à former un « corps » ; nous dirions aujourd’hui un<br />
champ, le champ particulier à l’archéologie. Ici, tout est dit : les archéologues rechercheront<br />
des <strong>vestiges</strong> matériels observables et les enregistreront par l’intermédiaire de systèmes<br />
d’images. Depuis le XVIII ème siècle, nous n’avons pas quitté d’un pouce ce programme.<br />
Pourtant, nous savons bien que quelque chose manque, que ce programme n’est pas<br />
suffisant à lui seul. Le problème, ce sont précisément les images. Aucune image, même la<br />
plus fidèle à l’original, ne parle jamais d’elle-même. Il ne suffit pas, comme l’envisage de<br />
Montfaucon, de réunir le corpus le plus étendu d’images de <strong>vestiges</strong> du passé pour obtenir la<br />
vision la plus complète du passé lui-même. Même si, comme le souligne Montfaucon, on<br />
cherche à réduire la représentation du passé à ce qui peut s’en voir (comme les plans de<br />
bâtiments, les images des divinités, les types d’outils ou de costumes) cela n’est pas suffisant :<br />
l’image nécessite un commentaire qui dise au moins ce qu’elle montre. Il n’est sans doute pas<br />
fortuit que ce soit un spécialiste des images, un critique d’art rompu à l’analyse des peintures,<br />
qui, en la personne de Caylus, introduit la notion de catalogue, indissociable de celle du<br />
corpus iconographique. Caylus connaît les images, comme graveur et dessinateur, comme<br />
proche de Watteau, et comme membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture, où il<br />
intervient comme expert auprès des grands collectionneurs d’art 257 . L’œuvre maîtresse de<br />
Caylus, ces sept volumes du « Recueil d’antiquités égyptiennes, grecques, étrusques et<br />
romaines » publiés de 1752 à 1767 258 , n’est autre qu’un immense catalogue raisonné des<br />
pièces de l’antiquité qu’il est possible de répertorier en France au milieu du XVIII ème siècle. Il<br />
en tire la méthode des principes de mise en catalogue des œuvres d’art. C’est toujours ce que<br />
nous faisons lorsque nous décrivons des objets.<br />
On n’y voit rien<br />
Les premiers pas des archéologues qui, dans la première moitié du XIX ème siècle,<br />
sortent de leur cabinet pour se risquer sur le terrain sont particulièrement décourageants.<br />
Contrairement à ce que laisse entendre l’historiographie traditionnelle de la discipline, qui fait<br />
de la fouille l’acte fondateur de l’archéologie, fouiller ne s’impose pas au premier abord<br />
256 MONTFAUCON (1719) : I.<br />
257 CASTOR, 2002.<br />
258 CAYLUS, 1752-1767.<br />
152
comme une démarche nécessaire : jusqu’aux années 1860, à partir desquelles la fouille se<br />
généralise effectivement comme une pratique usuelle de collecte des matériaux<br />
archéologiques, les archéologues profitent en effet le plus souvent d’excavations réalisées à<br />
l’occasion de travaux, qui mettent au jour des objets anciens qui les intéressent. S’ils se<br />
rendent sur place, c’est pour récupérer à la source des objets qui pourraient être détériorés ou<br />
simplement jetés par ceux-là qui les mettent au jour dans leur travail quotidien. A l’origine,<br />
l’exploitation du terrain vise donc essentiellement à constituer des collections. Il faut en<br />
conséquence rétribuer les inventeurs, ou les pourvoyeurs ; ce qui favorise immédiatement les<br />
trafics et les falsifications, comme le naïf Boucher de Perthes en fait l’expérience à ses<br />
dépens, en particulier à Moulin-Quignon, près d’Abbeville 259 . Car, au moins jusqu’aux années<br />
1950, à partir desquelles se généralisent les fouilles stratigraphiques, les archéologues sont<br />
dépourvus des moyens de contrôler l’authenticité archéologique des trouvailles auxquelles ils<br />
sont confrontés. Le développement extraordinaire pris par « l’affaire de Glozel » 260 montre<br />
bien qu’encore dans les années 1930 la discipline ne dispose pas des outils méthodologiques<br />
qui lui permettraient de déterminer s’il existe ou non un contexte archéologique authentique<br />
dont proviendraient les extraordinaires trouvailles « d’écriture paléolithique » du « Champ des<br />
Morts ». En réalité, jusqu’à ce les archéologues commencent à être capables de lire le sol et<br />
d’y reconnaître les formations spécifiques que sont les palimpsestes, le terrain de<br />
l’archéologie leur échappe pour sa plus grand part.<br />
Enfoui au fond d’un archéologue se trouve un Antiquaire. Pour lui, la fouille n’est que<br />
le déplacement de la collecte des objets – ou plus exactement de celle des œuvres des temps<br />
passés – des collections où on les rassemble vers le terrain où on les trouve. Fouiller donc,<br />
pourquoi pas, mais quoi au juste ? Pendant très longtemps les archéologues n’en ont<br />
simplement aucune idée. Il ne le savent pas, parce qu’ils ne savent pas interpréter le terrain.<br />
Ce n’est pas la connaissance du terrain qui leur indique où il serait intéressant de pratiquer des<br />
fouilles pour trouver ce qu’ils recherchent. C’est le hasard des découvertes fortuites – des<br />
travaux mettent au jour des objets, alors ils arrivent pour les voir, avec l’espoir d’en trouver<br />
d’autres pour eux-mêmes – ou bien encore ce sont des hypothèses tirées de la lecture des<br />
textes historiques qui les guident vers certains lieux particuliers. Ainsi, l’extraordinaire<br />
développement de l’archéologie des « Antiquités nationales » des années 1860, que provoque<br />
en France la recherche des sites témoins des événements de la Guerre des Gaules, révèle en<br />
réalité une méconnaissance foncière de la spécificité du terrain archéologique. Ce sont des<br />
considérations d’ordre topographique sur l’itinéraire emprunté par les armées romaines, tel<br />
qu’il est relaté dans les Commentaires de la Guerre des Gaules, qui conduisent par exemple à<br />
situer, dès le XVII ème siècle, le lieu de la bataille des Helvêtes dans la région des Côtes de<br />
Beaune, peut-être aux environs du village de Cussy-la-Colonne (Côte-d’Or), où une colonne<br />
historiée d’origine romaine pourrait, pense-t-on, commémorer l’événement. Le fait qu’on y<br />
trouve des tumuli en grand nombre est immédiatement attribué par les archéologues à la<br />
présence de tombes « celtiques » édifiées pour y enterrer les milliers de morts helvêtes 261 .<br />
C’est la raison des fouilles qui sont entreprises, d’abord dans les années 1840 puis au début<br />
des années 1860, sur le plateau des « Chaumes d’Auvenay » à Ivry-en-Montagne (Côte-d’Or).<br />
Là, tout ce que voient ces archéologues leur donne apparemment raison : comme certains des<br />
objets découverts – comme en particulier des épingles en bronze – trouvent leur<br />
correspondance directe dans les sites lacustres récemment découverts alors en Suisse, cela<br />
signifie donc avec certitude que les populations enterrées aux « Chaumes d’Auvenay » sont<br />
bien les Helvêtes de César. De même, l’apparente inorganisation de la disposition des tumulus<br />
259 LAMING-EMPERAIRE, 1964 : 167-175 ; COHEN et HUBLIN, 1989 : 201-221.<br />
260 JULLIAN 1926 ; REINACH, 1926-1927; id. 1928 ; FRADIN, 1979.<br />
261 SAULCY, 1860 : 337.<br />
153
et le fait qu’on y rencontre parfois plusieurs sépultures superposées les unes aux autres, tout<br />
cela témoigne pour eux de la hâte avec laquelle les survivants ont dû enterrer leurs morts. Un<br />
scénario analogue se répète à Alise-Sainte-Reine, en Côte-d’Or, où c’est la découverte en<br />
1860 d’un dépôt d’armement en bronze de la fin du Bronze final 262 – qu’on rapproche<br />
immédiatement des trouvailles des « Chaumes d’Auvenay » - qui déclenche les premières<br />
recherches systématiques à la suite desquelles les fossés de César établis devant Alesia vont<br />
être découverts. Par chance, ceux-ci passent à seulement quelques mètres de l’emplacement<br />
du dépôt de bronze de la Ferme de l’Epineuse et c’est ainsi qu’on les trouve. Et si on<br />
s’intéresse alors à Alise, c’est essentiellement parce qu’une tradition érudite situe, là encore<br />
depuis au moins le XVII ème siècle, l’Alesia de César. Personne ne voit qu’en réalité les tombes<br />
fouillées à Ivry-en-Montagne ou les armes en bronze de l’Epineuse datent de près d’un<br />
millénaire avant les événements auxquelles elles sont attribuées. Pourquoi ? essentiellement<br />
parce que les objets extraits du sol ne sont considérés alors que comme l’illustration<br />
matérielle d’une histoire autrement mieux connue par les textes.<br />
La grande difficulté qui fait obstacle au développement des fouilles est que les<br />
archéologues ne sont guère en mesure de distinguer quoique ce soit dans le sol, si ce n’est les<br />
objets qu’ils sont éduqués à rechercher. Ainsi, lorsque Claude Rossignol, qui deviendra par la<br />
suite le premier conservateur du Musée des Antiquités nationales, se fait conduire en mai<br />
1842 sur le plateau des « Chaumes d’Auvenay » à Ivry-en-Montagne (Côte-d’Or), il ne<br />
parvient d’abord à rien observer. Il a convoqué pour l’occasion une quinzaine d’ouvriers, qu’il<br />
a recrutés parmi les travailleurs agricoles des villages environnants, et que dirige pour lui le<br />
maire d’Ivry-en-Montagne. Au cours de la seule journée du 20 mai 1842, dix tertres<br />
funéraires sont ouverts, la fouille d’un tumulus ne mobilisant en moyenne guère plus qu’une<br />
demi-journée de travail. Mais Rossignol n’y voit rien : « Tout est confondu, écrit-il,<br />
ossements, terre, cailloux, cendres (…) on trouve des débris humains à toutes les profondeurs,<br />
mais toujours dans une horrible confusion » 263 . Une vingtaine d’années plus tard, le site excite<br />
l’intérêt des archéologues de l’entourage de Napoléon III, qui sont convaincus que ces<br />
sépultures sont bien celles des Helvêtes défaits par César. Félix de Saulcy reprend les fouilles<br />
à Ivry-en-Montagne, mais lui non plus ne trouve rien de particulier à signaler à propos de sa<br />
première campagne de 1859. A partir de 1860, il parviendra à reconnaître quelques sépultures<br />
à inhumation (grâce à la présence de squelettes intégralement conservés en place), mais il<br />
n’identifiera pas les tombes à incinération dont nous savons aujourd’hui qu’elles constituaient<br />
l’essentiel des sépultures sous tumulus des « Chaumes d’Auvenay » 264 .<br />
Partout, ces premières fouilles du XIX ème siècle donnent des résultats mitigés, non pas<br />
parce qu’elles sont entreprises sans méthode mais surtout parce que les archéologues ne<br />
parviennent à distinguer aucun ordre apparent dans ce qu’ils découvrent. C’est ce qui se<br />
produit par exemple à Sainte-Colombe sur Seine (Côte-d’Or) lorsqu’en 1845-1846 le grand<br />
tumulus monumental de « La Garenne » est enlevé pour le compte des Maître, une importante<br />
famille de propriétaires terriens de Châtillon-sur-Seine 265 . Alors que la moitié du tumulus a<br />
262 ROSSIGNOL, 1861.<br />
263 ROSSIGNOL, 1842-1846 : 80.<br />
264 BERTRAND, 1861. Je me suis intéressé à ces toutes premières fouilles de tertres funéraires protohistoriques<br />
dans le Nord-est de la France dans un article paru en 2000 et intitulé « Les fouilles de Félix de saulcy dans la<br />
nécropole des « Chaumes d’Auvenay » à Ivry-en-Montagne (Côte-d’Or) et les inhumations précoces de la fin du<br />
Bronze final dans le Nord-est de la France ». Antiquités nationales, 31 (1999), p. 117-149.<br />
265 J’ai publié en 2001 les archives inédites de cette toute première relation d’une découverte de tombe<br />
“ princière ” hallstattienne en Europe, dans un article paru en 2001 : Nouvelles recherches sur le tumulus à<br />
tombe à char de “ La Butte ” à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) : prospections géophysiques et sondages<br />
154
déjà été excavée, les travaux de terrassement mettent soudain au jour un important mobilier<br />
métallique, qui comporte en particulier un grand chaudron de bronze à protomés de griffons,<br />
avec un haut trépied en fer. Le directeur de la bibliothèque de Châtillon, le Docteur Jean-<br />
Baptiste Honoré Bourrée, se rend sur place, pour étudier les objets découverts et en particulier<br />
pour les dessiner. Nous savons aujourd’hui que ce mobilier exceptionnel appartenait à une<br />
tombe à char de la fin du premier âge du Fer – la première observée en Europe – et que celleci<br />
devait certainement comporter d’autres éléments, dont en particulier les restes d’un ou de<br />
plusieurs corps. Rien de tout cela ne figure dans le compte rendu de Bourrée, qui souligne, lui<br />
aussi, le désordre et la confusion des restes que les ouvriers mettent au jour sous ses yeux :<br />
« au dessous de ces débris (de chaudron), écrit-il, gisaient confusément une grande quantité de<br />
baguettes de fer, droites ou courbées, entières ou fragmentées, de larges têtes de clous, trois<br />
pieds d’un instrument quelconque terminés en forme de griffe, les débris d’un cercle en fer<br />
revêtu dans quelques unes de ses parties d’épaisses lames de bronze ciselé, dont trois<br />
s’allongent en forme de bec de cane pour former des anses » 266 .<br />
Bref, à Sainte-Colombe comme à Ivry-en-Montagne, on n’y voit rien ; on ne reconnaît<br />
rien et on n’y comprend rien. Une vingtaine d’années plus tard, le tertre monumental voisin de<br />
“ La Butte ” à Sainte-Colombe-sur-Seine est ouvert sous la direction d’Eugène Stoffel, le<br />
coordinateur des travaux archéologiques sur les sites de la Guerre des Gaules auprès de<br />
Napoléon III. Les fouilles, dont la réalisation est confiée au service de la voirie de<br />
l’arrondissement de Châtillon, mettent au jour, en 1863, une inhumation déposée sur un char à<br />
quatre roues, entièrement garni de plaques de fer. C’est seulement à ce moment qu’un autre<br />
érudit local qui avait assisté à la découverte de « La Garenne », Jules Baudouin, peut<br />
reconnaître parmi les débris métalliques incompréhensibles du Docteur Bourée, les restes<br />
d’un char à revêtement de fer analogue à celui découvert dans le tumulus de « La Butte » 267 .<br />
Car c’est dans la répétition des découvertes, la réitération des observations similaires, que les<br />
archéologues apprennent à reconnaître le terrain. Et cela prend du temps, car l’archéologie est<br />
en réalité un domaine inconnu, que nous n’avons toujours pas fini d’explorer.<br />
Ne rien laisser échapper de ce que l’on cherche<br />
La présence des archéologues sur le terrain n’est d’abord qu’épisodique. Le plus<br />
souvent à la fin d’une journée de travail, ils viennent voir ce qui a été trouvé et collectent les<br />
objets pour les emporter dans leur cabinet. En réalité, c’est parce que les archéologues<br />
focalisent leur intérêt sur les objets qu’ils ne s’intéressent pas directement à leur « contexte »<br />
archéologique, qu’il ne voient que comme une simple matrice. Comme on ne trouve pas<br />
toujours des objets lorsque l’on creuse dans le sol, ils considèrent que leur présence sur le<br />
terrain n’est pas indispensable pendant les temps morts durants lesquels les ouvriers ne font<br />
apparemment que déplacer de la terre. C’est la situation qui prédomine globalement, en<br />
France comme en Europe, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Les archéologues<br />
s’installent sur le terrain pour assister aux fouilles, puis ils commencent à fouiller eux-mêmes<br />
à partir du moment où ces amateurs d’antiquités deviennent capables d’identifier la présence<br />
d’évaluation archéologique à l’emplacement des tertres funéraires monumentaux de “ la Butte ” et de “ La<br />
Garenne ”.Antiquités nationales, 32 (2000), p. 97-115.<br />
266<br />
Ce texte figure dans la première notice du Docteur Bourée, datant probablement de mars 1846, publiée dans<br />
OLIVIER et al., 2000 : 114.<br />
267<br />
J’ai publié l’ensemble des données d’archives de cette importante fouille de tombe “ princière ” hallstattienne<br />
à char, la première entreprise en Europe, en 2000, dans un article intitulé : Nouvelles recherches sur le tumulus à<br />
tombe à char de “ la Butte ” à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) ; l’étude des données d’archives.<br />
Antiquités nationales, 31 (1999), p. 171-190.<br />
155
d’une information spécifique dans le terrain, qui doit être extraite d’une manière particulière.<br />
Ce changement ne se généralise pas avant les années 1930 en Allemagne et en Angleterre,<br />
voire les années 1960 en France. Pendant longtemps, les archéologues disposent d’un<br />
contremaître, le plus souvent recruté sur place, un homme de terrain et de confiance, qui<br />
cherche et qui fouille pour eux. A Vix, par exemple, c’est le cantonnier Jean Moisson qui,<br />
après avoir travaillé pour Jean Lagorgette au « Mont Lassois » dans les années 1930 et 1940,<br />
réalise les fouilles de René Joffroy et fouille pour lui notamment la tombe de la « Dame de<br />
Vix », en 1953 268 . Néanmoins, le souci premier de ces nouveaux archéologues de terrain reste<br />
la découverte des objets : s’ils fouillent eux-mêmes, c’est parce qu’ils ne veulent plus prendre<br />
le risque de voir des objets précieux ou « importants pour la science » brisés ou égarés par<br />
leurs ouvriers.<br />
Car, fondamentalement, c’est à reconnaître des archétypes et à identifier des classes de<br />
types d’objets ou de monuments que sont traditionnellement formés les archéologues, non à<br />
tirer des informations du terrain dans lequel sont enfouis les <strong>vestiges</strong> du passé. Depuis qu’elle<br />
existe comme pratique, cette archéologie de terrain là s’apprend tout seul, par l’expérience des<br />
chantiers de fouille, comme un simple savoir-faire manuel. D’ailleurs, et de manière très<br />
significative, il n’a pas existé, pendant longtemps, d’ouvrage exposant, à proprement parler, la<br />
façon de réaliser des fouilles archéologiques. En France, il a fallu attendre globalement les<br />
années 1950 pour voir apparaître, avec les publications d’André Leroi-Gourhan, les premières<br />
formalisations de méthodes de fouille visant explicitement à prendre en compte la spécificité<br />
des données du terrain, et non plus seulement à extraire des <strong>vestiges</strong> matériels du sol 269 . Dans<br />
le monde anglo-saxon, les techniques de fouilles n’ont fait l’objet d’un ouvrage spécifique<br />
que dans les années 1970, avec les “ Techniques of Archaeological Excavation ” de Philipp<br />
Barker, qui s’adressent à un public peu spécialisé 270 . Les publications de synthèse les plus<br />
récentes sur la pratique de l’archéologie, comme par exemple l’ouvrage collectif dirigé en<br />
1980 par Alain Schnapp 271 ou, tout dernièrement, le « Guide des méthodes de l’archéologie »<br />
publié par Jean-Paul Demoule, François Giligny, Anne Lehöerff et Alain Schnapp 272 sont<br />
avant tout des recueils de techniques qui, là encore, s’adressent à des lecteurs non spécialisés<br />
ou débutants en archéologie : on y expose comment on traite les données extraites du terrain<br />
et selon quels procédés d’analyse – en particulier statistiques – celles-ci sont interprétées,<br />
mais rien n’est dit, réellement, du terrain lui-même qui fossilise ces informations et de la<br />
manière dont celui-ci peut être abordé. La fouille, en tant que telle, continue à ne pas<br />
s’expliquer.<br />
Pourtant, la publication de manuels de terrain est une pratique ancienne, dont l’origine<br />
remonte à la fin du XIX ème siècle. Les premiers ouvrages apparaissent dans les années 1890,<br />
et sont principalement liés aux recherches menées dans l’Est de la France. L’un des tous<br />
premiers manuels destinés aux fouilleurs ou aux prospecteurs est le « Guide pour les<br />
recherches archéologiques dans l’Est de la France » de Jules Bleicher et de Jules Beaupré,<br />
publié à Nancy en 1896 273 . La plupart des guides n’apparaissent guère avant le début du<br />
XX ème siècle, comme « L’archéologie sur le terrain » de Paul Jobard 274 . Tous ces ouvrages<br />
ont en commun la même démarche : il s’agit d’identifier les lieux particuliers où l’on trouve<br />
des objets archéologiques, notamment préhistoriques, et de montrer comment reconnaître,<br />
268 JOFFROY, 1954.<br />
269 LEROI-GOURHAN, 1950.<br />
270 BARKER, 1977.<br />
271 SCHNAPP, 1980.<br />
272 DEMOULE et al., 2002.<br />
273 BLEICHER et BEAUPRE, 1896.<br />
274 JOBARD, 1903.<br />
156
selon leurs caractéristiques morphologiques propres, les différents types d’artefacts qui<br />
appartiennent aux différentes périodes du passé connu par l’archéologie. En ce sens, les sites<br />
archéologiques – comme les grottes, les tumulus ou encore les « camps préhistoriques » –<br />
sont essentiellement perçus comme des types de contextes particuliers ( des « Fundstelle », au<br />
sens allemand du terme), où l’on trouve des types d’objets spécifiques de certaines périodes<br />
du passé. Leur répartition dans l’espace, leur structure interne, les différentes transformations<br />
que ces types de sites ont pu connaître au cours du temps ne sont pas abordés par ces manuels,<br />
dont le rôle est d’aider les archéologues à trouver les objets qu’ils recherchent.<br />
C’est avant tout la recherche d’objets que sert l’établissement des premières techniques<br />
de fouille, qui commencent à se normaliser dans les années 1870. Là encore, les recherches<br />
menées dans l’Est de la France jouent un rôle pionnier dans la mise en place de modes<br />
opératoires de reconnaissance du terrain. En Alsace, Xavier Nessel élabore une technique de<br />
fouille des tumulus protohistoriques combinant des tranchées axiales à des décapages par<br />
niveaux horizontaux successifs, qui préfigure celle des fouilles du XX ème siècle 275 . A ce<br />
moment, la plupart des tertres funéraires sont encore fouillés au moyen d’une excavation<br />
centrale, qui vise à atteindre directement la tombe principale du tumulus. C’est la technique<br />
qu’utilise notamment Felix de Saulcy pour ses fouilles de Bourgogne et des Vosges 276 ou<br />
encore Abel Maître et Alexandre Bertrand pour celle du grand tumulus à tombe à épée du<br />
« Monceau-Laurent » à Magny-Lambert (Côte-d’Or) 277 . Il faut cependant préciser que si, dans<br />
ses fouilles de la Forêt de Haguenau, Nessel développe une technique de fouille intégrale,<br />
c’est surtout parce qu’il cherche à obtenir le mobilier de l’ensemble des sépultures, la plupart<br />
du temps riches en objets, qui sont dispersées dans la masse des tumulus. Aussi, les<br />
recommandations adressées aux fouilleurs par les manuels du XIX ème siècle soulignent toutes<br />
qu’il est nécessaire de fouiller avec soin – et en particulier les tombes – afin de « ne rien<br />
laisser échapper de ce que l’on cherche 278 ». Là dessus, les « naturalistes » (comme en<br />
particulier les préhistoriens) sont d’accord avec les « antiquaires » pour dire que l’archéologie<br />
consiste essentiellement à rechercher des objets dans le sol.<br />
Aussi, ce que les archéologues apprennent du terrain, par le développement de la<br />
pratique des fouilles, consiste essentiellement en un enrichissement du savoir antiquaire. Ils<br />
augmentent, par les nouveaux <strong>vestiges</strong> qu’ils extraient du sol, le « musée total » imaginé au<br />
XVIII ème siècle. Ainsi, alors que quelques types seulement d’objets, sélectionnés en général<br />
pour leurs qualités esthétiques, étaient représentés dans les collections du XVIII ème siècle, les<br />
fouilles du XIX ème siècle démultiplient les types d’artefacts et montrent qu’il est important de<br />
s’intéresser aussi aux débris – que l’on peut reconstituer – comme aux restes d’allure modeste,<br />
que l’on peut identifier. Les fouilles développent également la notion ambigûe de contexte<br />
archéologique : il devient rapidement clair, à partir de la première décennie du XX ème siècle,<br />
que des types d’objets spécifiques (comme certains éléments de mobilier, par exemple) sont<br />
associés à des constructions particulières, notamment comme des types de tombes. L’essor<br />
des recherches de terrain fait apparaître enfin que certains traits morphologiques des objets<br />
possèdent des propriétés culturelles et chronologiques et qu’en conséquence, les types de sites<br />
ou de constructions dans lesquels on les découvre sont liés à des civilisations et des périodes<br />
particulières du passé. Il faut décrire et surtout représenter – par des plans, des dessins ou des<br />
275 Les observations de Nessel sur les tumulus de la Forêt de Haguenau ne furent publiées qu’à partir des années<br />
1920 par François Schaeffer (SCHAEFFER, 1926 ; id. 1930).<br />
276 SAULCY, 1861 ; id. 1866 ; id. 1876.<br />
277 BERTRAND, 1873.<br />
278 JOBARD, 1903 : 32, 77.<br />
157
photographies – ces nouveaux éléments du corpus des <strong>vestiges</strong> archéologiques. C’est ce<br />
savoir que cherchera à synthétiser, en particulier, la publication du « Manuel<br />
d’archéologie préhistorique et celtique » de Joseph Déchelette dans les années 1910, dont<br />
Albert Grenier assurera la suite pour la période gallo-romaine, jusqu’aux années 1960 279 .<br />
Pourtant, comme on le sait, l’ouverture du terrain apporte une masse d’informations<br />
nouvelles qui ne trouvent pas leur place dans les collections, ou les musées d’archéologie,<br />
dont la création se développe en Europe à partir des années 1860 : les fouilles livrent<br />
désormais quantité de restes inédits, le plus souvent modestes, qui ne sont pas des œuvres ; ce<br />
sont des fragments de pots, des ossements, des pierres, des morceaux de bois ou encore des<br />
ferrailles méconnaissables. Dans un premier temps, les musées d’archéologie – dont le Musée<br />
des Antiquités nationales donne un bon exemple – présentent au public l’intégralité de<br />
collections, dont les éléments ont été sélectionnés par les archéologues ou les collectionneurs<br />
directement sur le terrain. Les tessons de céramique et les ossements sont alors abandonnés en<br />
général sur place. Puis, devant l’afflux d’une masse grandissante de restes inexposables<br />
(qu’on identifie, jusqu’aux alentours de la Première Guerre mondiale, sous le terme générique<br />
de rebuts), des espaces de réserve sont finalement aménagés. A Saint-Germain, c’est Henri<br />
Hubert qui dote le Musée des Antiquités nationales d’un magasin central, qui n’existait pas<br />
jusqu’aux années 1920. Aujourd’hui, ce sont ces restes mêmes qui constituent l’essentiel des<br />
matériaux produits par les fouilles, et auxquels les musées ne peuvent plus répondre, faute<br />
d’espaces de stockage suffisants. La fouille met fondamentalement en crise la notion de<br />
musée ou de collection de séries, qui constituait la forme par laquelle le savoir antiquaire était<br />
à la fois produit et représenté.<br />
L’intelligence du terrain<br />
L’archéologie comme recherche d’objets caractéristiques du passé mène donc à une<br />
double impasse : d’un côté elle asphyxie l’institution du musée en la submergeant de restes<br />
qui n’y ont pas leur place et, de l’autre, elle contribue directement à la décontextualisation des<br />
<strong>vestiges</strong> matériels, en négligeant les informations contenues dans le terrain qui n’informent<br />
pas directement les objets. Aussi, c’est de l’étude des constructions complexes que constituent<br />
les sites archéologiques que viennent une série d’observations sur la spécificité du terrain<br />
archéologique, des observations qui, en réalité, mettront beaucoup de temps à trouver une<br />
place légitime dans le discours archéologique établi. Dans les années 1880-1890,<br />
l’archéologue britannique Augustus Pitt Rivers développe un enregistrement systématique des<br />
données de terrain destiné à reconstituer, après la fouille, la disposition initiale des structures<br />
archéologiques qui ont été découvertes, dans le plus de détails possibles 280 . Pour Pitt Rivers, la<br />
forme idéale de cette reconstruction est la maquette, qui permet de restituer l’organisation<br />
dans l’espace des constructions archéologiques, dont les plans et les coupes – également<br />
restitués après fouille, chez lui – ne rendent compte que partiellement. Il est très significatif<br />
que l’œuvre de Pitt Rivers est tombée presque complètement dans l’oubli durant toute la<br />
première moitié du XX ème siècle, avant qu’elle ne soit reconnue par Mortimer Wheeler<br />
comme l’origine de la méthode stratigraphique, que Wheeler contribua à imposer dans les<br />
années 1950 à partir de la fouille du site de Maiden Castle, en Angleterre 281 .<br />
279 DECHELETTE 1908 ; id. 1910 ; id. 1913 ; id. 1914 ; GRENIER, 1934 ; id. 1934 ; id. 1958 ; id. 1960.<br />
280 THOMPSON, 1977 ; BOWDEN, 1991.<br />
281 WHEELER, 1954.<br />
158
L’invention de la notion de stratigraphie, qui constitue un des fondements essentiels de<br />
la reconnaissance des manifestations d’une mémoire archéologique enregistrée dans le terrain,<br />
trouve cependant son origine non dans l’archéologie préhistorique, comme on le croit<br />
souvent, mais dans l’archéologie classique méditerranéenne. C’est en Grèce, en particulier,<br />
que les fouilles confrontent directement les archéologues aux constructions archéologiques<br />
complexes que sont les villes. Le déblaiement des ruines, comme l’entreprend Heinrich<br />
Schliemann à Troie ou à Mycènes, montre en effet rapidement ses limites : il faut se donner<br />
les moyens de comprendre la chronologie des sites, qui renseigne sur l’identité historique des<br />
objets découverts. L’un des premiers ouvrages anglo-saxons consacrés, en tant que tels, à<br />
pratique et à la conduite des fouilles est celui de l’archéologue classique anglais P.J. Droop,<br />
publié en 1915 à Cambridge 282 . Tout archéologue, souligne Droop, « devrait savoir que ce<br />
qu’il trouve n’est pas moins important que les conditions dans lesquelles il le trouve 283 ». S’il<br />
insiste sur l’importance du contexte archéologique des trouvailles et sur celle de leur position<br />
respective en élévation – dans la mesure où celle-ci est, pour lui, une représentation de leur<br />
position dans le temps – Droop ignore néanmoins la notion de couche, ou de formation<br />
archéologique. Sa stratigraphie des sites est, comme chez Pitt Rivers, reconstruite à postériori,<br />
car elle s’appuie sur une technique de fouille par niveaux de décapage horizontaux décidés<br />
arbitrairement.<br />
De la même manière, la méthode de fouille en « carrés Wheeler » (ou « grid method »),<br />
que popularise, à partir des années 1950 et surtout 1960, Mortimer Wheeler n’est pas à<br />
proprement parler une méthode d’enregistrement de la stratigraphie des sites. Comme chez<br />
ses prédecesseurs, les sites, chez Wheeler, continuent à être fouillés par niveaux horizontaux<br />
arbitraires (c’est la technique dite « strip method » selon Wheeler). Surtout, la fouille en<br />
carrés séparés par des bermes vise d’abord à permettre une restitution de la position des<br />
artefacts dans les trois dimensions. A cet égard, Wheeler est plus le continuateur de la<br />
méthode de reconstitution du terrain de Pitt Rivers que l’inventeur d’une méthode<br />
stratigraphique, qui permettrait de restituer l’histoire interne des sites. Car la notion de couche<br />
ou de formation archéologique, dont l’existence est pourtant reconnue depuis longtemps par<br />
les géologues et les préhistoriens, ne s’impose pas facilement comme une unité d’observation<br />
des séquences de déposition accumulées dans les sites. Pourquoi ? Parce que l’objet de<br />
l’archéologie n’est pas les sites, mais les artefacts (ou d’une manière générale tous les<br />
produits qui renseignent sur la culture) contenus dans les sites. Dans cette situation, les<br />
couches ne jouent pas comme des unités de déposition, dont la formation marquerait la<br />
constitution de la mémoire matérielle accumulée dans les sites, mais comme de simples<br />
contextes. Les couches disent de quelle période datent les objets qui y sont déposés, tandis<br />
que leur étude précise éventuellement dans quel type d’environnement elles se sont formées.<br />
En France, les premières fouilles stratigraphiques de sites historiques sont introduites<br />
dans les années 1950 par Jean-Jacques Hatt, à partir des fouilles urbaines de Strasbourg et de<br />
Metz, en Alsace-Lorraine 284 . La « fouille stratigraphique » se généralisera par la suite à<br />
l’archéologie historique au cours des années 1960 et 1970. En fait, Hatt propage à<br />
l’archéologie française d’après-guerre les méthodes de l’archéologie allemande des années<br />
1930 et 1940. Cette interprétation du terrain attribue directement les strates à des épisodes<br />
historiques, comme les incendies ou les destructions militaires qui sont attestés dans les<br />
sources historiques. Encore une fois, le terrain n’est vu que comme un contexte témoignant<br />
d’une histoire qui lui est extérieure, et non comme le produit d’une histoire interne des sites ;<br />
282 DROOP, 1915.<br />
283 DROOP, 1915 : viii.<br />
284 HATT, 1951.<br />
159
c’est-à-dire de leur mémoire. Vers la même époque, André Leroi-Gourhan est l’un des tous<br />
premiers à tenter d’appliquer à l’archéologie préhistorique une fouille minutieuse opérée<br />
« couche par couche », qui expose toutes les interfaces stratigraphiques. Pourtant, là encore, il<br />
ne s’agit pas d’une fouille qui vise à étudier, à proprement parler, le processus d’accumulation<br />
de <strong>vestiges</strong> constitué dans le terrain : ce qui intéresse Leroi-Gourhan, c’est d’exposer, sur les<br />
plus grandes surfaces possibles, la disposition des <strong>vestiges</strong> organisés « tels que les ont vu les<br />
hommes du passé » 285 . Son projet de « fouille ethnographique » est donc peu éloigné, dans sa<br />
conception, des entreprises de fouilles en aire ouverte (ou en open area) héritées des grands<br />
projets archéologiques d’état des années 1930 : ce type de fouille privilégie la mise en<br />
évidence d’organisations d’ensembles, comme en particulier des plans d’habitats ou de<br />
nécropoles, dont la disposition est supposée fournir des informations directes sur l’identité<br />
culturelle, technique ou sociale des sociétés qui les ont produits. L’échelle spatiale s’est<br />
élargie – on recherche désormais l’appréhension « complète » des structures archéologiques<br />
dans le sol – mais la perception du terrain n’a guère évolué ; son démontage, que constitue la<br />
fouille, est juste devenu beaucoup plus minutieux, ne serait-ce que parce qu’il est devenu<br />
évident que les artefacts déposés dans le sol sont liés entre eux par des relations dans l’espace.<br />
En réalité, ce sont toujours les artefacts qui constituent l’objet central de l’enquête<br />
archéologique menée sur le terrain, et non le terrain lui-même qui conserve cette mémoire<br />
archéologique. La fouille consiste toujours à extraire un souvenir du passé de la mémoire du<br />
sol, comme si cela était possible. Or, pas plus dans la mémoire que dans le sol, les souvenirs<br />
ne sont des images du passé proprement empilées les unes sur les autres, comme les pages<br />
d’un livre qu’il suffirait d’enlever une à une pour remonter dans le temps. C’est juste un petit<br />
peu plus compliqué que cela.<br />
La préhistoire et l’archéologie, telles qu’elles se sont constituées à partir du XIX ème<br />
siècle, participent fondamentalement d’une entreprise de création d’une nouvelle histoire<br />
universelle. Mais c’est déjà un combat d’arrière garde. Dans les années 1860, en effet, la<br />
révélation d’un temps profond de l’histoire humaine – c’est-à-dire en fait d’un temps inconnu<br />
de l’histoire – ouvre une béance énorme qu’il est urgent de refermer. Il faut combler ce<br />
« sombre abîme de temps », pour reprendre l’expression de Buffon, avec tout ce qui peut<br />
tomber sous la main. Car les chercheurs comprennent très vite que la profondeur<br />
apparemment sans fin de ce gouffre réduit l’histoire des sources historiques aux dimensions<br />
d’une pellicule superficielle et par conséquent marginale de l’histoire humaine. L’histoire du<br />
progrès humain ressemble désormais à celle d’une « humanité sans passé » qui n’aurait, avec<br />
l’histoire traditionnelle des sources historiques, qu’une représentation de ses tous derniers<br />
moments. Aussi, cette prise de conscience du temps profond de la Préhistoire créé-t-elle une<br />
fissure qui grandit à l’intérieur même de la masse de l’histoire. Celle-ci est désormais destinée<br />
à se dissocier en une histoire du passé en quelque sorte conscient – l’Histoire, au sens<br />
conventionnel – et une histoire du passé en quelque sorte inconscient de l’humanité : c’est le<br />
domaine de la Préhistoire et, globalement, celui de l’archéologie. La fouille accentue ce<br />
divorce, jusqu’à le rendre irrévocable : plus on fouille et plus on réalise que l’histoire des<br />
événements qui ont marqué les grandes civilisations du passé et la mémoire constituée par les<br />
faits archéologiques enregistrés dans les sites archéologiques sont des entités tout à fait<br />
distinctes. Je crois que c’est ce découplage de l’histoire et de la mémoire provoqué par l’essor<br />
de l’archéologie qu’a perçu Sigmund Freud, avec les découvertes de Troie et de Mycènes par<br />
Schliemann : à partir de ce moment, l’archéologie devient la discipline qui fait ressurgir les<br />
<strong>vestiges</strong> du passé inconscient – car oublié, car enfoui – de l’histoire de l’humanité. Mais il lui<br />
manque encore une méthode qui soit réellement adaptée à son objet particulier. Nous la<br />
cherchons toujours.<br />
285 LEROI-GOURHAN, 1950.<br />
160
Chapitre IX<br />
Tout commence ici<br />
Le temps et les <strong>vestiges</strong> dans le « monde d’après »<br />
Shomei Tomatsu : Bouteille, fondue par la chaleur. Nagasaki, 1961.<br />
161
Tout commence ici<br />
Le temps et les <strong>vestiges</strong> dans le « monde d’après »<br />
La fin de l’histoire<br />
Sur les images de la télévision, l’air semble rempli de poussière. Dans les rues,<br />
d’innombrables feuilles de papier immaculé jonchent le sol, dans lesquelles pataugent des<br />
silhouettes effarées, blanches comme des spectres. On ne voit pas bien ce qui se passe ; les<br />
gens fuient en courant une nuée de cendres et de fumée qui obscurcit tout. En un instant, la<br />
masse du présent en marche, si dense qu’elle en était venue à se confondre avec celle du réel<br />
lui-même, a été soufflée, rejetée dans un passé désormais hors d’atteinte. Il n’en reste qu’un<br />
incroyable monceau de <strong>vestiges</strong> incompréhensibles et vaguement pathétiques : de<br />
l’archéologie. C’est le vrai présent des choses, de la matière, qui est désormais exposé là,<br />
étendu à terre : un entremêlement de bouts de passés désarticulés, jetés simultanément dans ce<br />
maintenant arrêté net. Le monde perpétuellement neuf qui avait unilatéralement décrété la fin<br />
définitive de l’Histoire 286 n’est plus que décombres, débris, souillures. Déjà les équipes<br />
d’intervention s’affairent pour tout nettoyer, pour refermer au plus vite cette béance<br />
inimaginable dans l’écran du réel : tout doit revenir exactement comme avant. On ne<br />
retrouvera jamais les milliers de morts, dont les corps écrasés et brûlés ont été réduits à l’état<br />
d’un mélange de débris de chairs et de chiffons maculés, inextricablement mêlés aux restes de<br />
béton et de ferraille, que des camions emportent pour les jeter au loin, dans des décharges :<br />
comme des déchets, dont ils sont devenus matériellement indissociables. Nous savons que des<br />
attentats du type de celui du World Trade Centre peuvent maintenant se produire à tout<br />
moment, partout dans le monde.<br />
Le « court XX ème siècle » 287 aura été celui dans lequel ont sombré tous les idéaux du<br />
XIX ème siècle européen, qu’avait libéré l’espérance des Lumières. Les expériences collectives<br />
du XX ème siècle, avec l’invention de nouveaux processus de “ fabrication industrielle de<br />
cadavres ”, selon l’expression de Heidegger, ont non seulement ruiné les croyances en les<br />
bienfaits du progrès technique partagé, de l’éducation pour tous et de la prééminence de la<br />
raison ; elles les ont surtout rendues définitivement indéfendables. En quoi pouvons-nous<br />
encore raisonnablement espérer, après tout ce qui est arrivé ? Et quelles convictions pouvonsnous<br />
encore transmettre, qui ne soient pas de creuses invocations ? Ce n’est pas l’Histoire qui<br />
est arrivée à destination, au bout d’une longue course qu’elle aurait commencée avec<br />
l’apparition de l’humanité, comme le prétend Fukuyama, c’est le passé qui a perdu son sens et<br />
le futur qui s’est réduit. No Future : nous sommes dans le même monde que celui de nos<br />
objets fabriqués à des millions d’exemplaires identiques, produits pour être jetés sitôt qu’ils<br />
ont fini de servir, pour être triés, entassés, et enfin traités. Comme eux, nous ne mourrons pas,<br />
286 FUKUYAMA, 1992.<br />
287 HOBSBAWM, 1994.<br />
162
nous disparaissons. L’élimination des déchets n’est qu’une procédure de traitement spécial,<br />
en ceci qu’elle vise la disparition et non pas la production des biens ou des personnes. Rien<br />
n’existe plus que des produits et des procédures. Nous vivons désormais au rythme du temps<br />
réel du monde de la circulation globale des biens, dans ce présent généralisé toujours neuf,<br />
sans mémoire, sans au-delà. Le monde est ce qui arrive maintenant, à l’instant même, et rien<br />
n’a désormais d’existence – pas même nous-mêmes – en deçà et au delà de ce maintenant<br />
absolu.<br />
Fondamentalement, ce sont les expériences collectives du XX ème siècle qui nous ont<br />
laissés seuls, n’ayant plus que la consommation de biens produits industriellement comme<br />
unique et dernier lien collectif. Ce qui s’est effondré, c’est la conscience historique d’être<br />
ensemble, la conviction de réaliser, dans l’Histoire, une destinée commune. Qui le croit<br />
désormais ? Comme l’écrit la philosophe et journaliste Hanna Arendt, la disparition de<br />
l’Histoire « a laissé derrière elle une société d’hommes qui, privés d’un monde commun qui<br />
les relierait et les séparerait en même temps, vivent dans une séparation et un isolement sans<br />
espoir ou bien sont pressés ensemble en une masse. Car une société de masse n’est rien de<br />
plus que cette espèce de vie organisée qui s’établit automatiquement parmi les êtres humains<br />
quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à<br />
tous 288 ».<br />
L’archéologie est destinée à être touchée, directement, par cette transformation du<br />
monde contemporain, ne serait-ce que parce qu’elle traite spécifiquement de l’humain – des<br />
restes de ceux qui furent jadis humains, avant nous – et de sa transmission. Car nous sommes<br />
pris dans une “ crise de la culture européenne ” dont l’ampleur s’est révélée au sortir de la<br />
Seconde Guerre mondiale et qui se traduit par un effondrement de la valeur de l’histoire. Or,<br />
ce que décrit Hannah Arendt c’est précisément cela : cette irréversible « usure de la<br />
tradition » pose très concrètement le problème de savoir comment penser les choses et le<br />
monde aujourd’hui, dans une réalité radicalement transformée par les catastrophes<br />
déshumanisantes du XX ème siècle et par la perte de cette histoire commune.<br />
L’épuisement de l’expérience<br />
Que s’est-il donc passé, pour que nous ne puissions plus reconnaître comme nôtres les<br />
aspirations collectives des hommes d’avant la Première Guerre Mondiale, pour que leur<br />
pensée ne soit plus pour nous qu’un point d’histoire de la discipline, pour qu’eux-mêmes nous<br />
paraissent aussi lointains que s’ils appartenaient à un monde intégralement disparu ? Est-ce<br />
seulement parce que leur univers culturel a vieilli et qu’un autre monde – plus brillant, plus<br />
rapide, plus précis : le nôtre – a pris la place du leur ? Pour le philosophe de l’histoire qu’est<br />
Walter Benjamin, un symptôme bien plus profond s’est imposé au XX ème siècle comme la<br />
manifestation d’une perte de prise sur le réel : dans le monde nouveau issu de<br />
l’industrialisation massive des sociétés occidentales, la notion d’expérience humaine s’est<br />
vidée de son sens. Dans son essai intitulé « Le Narrateur », Benjamin donne une explication<br />
saisissante de cette impuissance du statut d’humain ordinaire à désormais rendre compte de la<br />
réalité nouvelle introduite par la guerre industrielle, dans la mesure où le traumatisme<br />
incommensurable de la Première Guerre mondiale recouvre directement un processus de<br />
destruction de l’expérience individuelle et collective :<br />
Les survivants de la Grande Guerre, écrit-il, « revenaient frappés de mutisme (…),<br />
288 ARENDT, 1972 : 120.<br />
163
non pas enrichis d’expériences susceptibles d’être partagées, mais appauvris (…). Car<br />
jamais expériences n’ont été si radicalement démenties que les expériences<br />
stratégiques par la guerre de positions, les expériences économiques par l’inflation, les<br />
expériences corporelles par la faim, les expériences morales par le despotisme. Toute<br />
une génération, qui était allée à l’école en tramway à chevaux, se retrouvait debout<br />
sous le ciel dans un paysage où rien n’était resté inchangé - sauf les nuages et, au<br />
centre, dans un champ de forces destructrices et d’explosions, le fragile, le minuscule<br />
corps humain. 289 »<br />
Benjamin n’est pas le seul à le dire : l’horreur et les souffrances inouies de la Guerre<br />
des tranchées, où la mort était produite à l’échelle industrielle par une machinerie à<br />
proprement parler « anti-humaine » dépassait tout ce qu’on avait pu vivre jusqu’ici, de telle<br />
sorte que la forme du récit et les mots mêmes étaient impuissants à exprimer ce que les<br />
survivants avaient réellement vécu. Ils se taisaient. Aussi, si l’expérience inédite de la<br />
Première Guerre Mondiale a donné lieu, dans les différents pays engagés dans le conflit, à une<br />
importante production de témoignages ou de récits de guerre dès les années 1920 et 1930, la<br />
question de la véracité de ces histoires s’est immédiatement posée partout : le problème<br />
n’était pas tant que la relation de ces événements avait été exagérée ou magnifiée après coup,<br />
mais bien plutôt que l’application aux faits d’une grille de lecture traditionnelle sur la guerre<br />
(avec ses déformations légendaires, littéraires ou idéologiques : le panache, l’héroïsme et le<br />
patriotisme) avait pour effet direct de vider totalement les événements de leur sens<br />
intrinsèque 290 . Dans tous les cas, les descriptions avaient en commun d’échouer à rendre<br />
compte de la réalité, telle qu’elle avait été vécue sur le moment par les soldats eux-mêmes.<br />
L’expérience de la guerre industrielle était indicible.<br />
Après le choc en quelque sorte initial de la Première Guerre Mondiale, les<br />
traumatismes collectifs du XX ème siècle ont eu ceci de spécial qu’il est devenu<br />
intrinsèquement impossible d’en porter témoignage. Ainsi, dans son ouvrage intitulé “ Si c’est<br />
un homme ”, l’écrivain italien Primo Levi rapporte qu’il existait dans les camps<br />
d’extermination nazis une catégorie particulière de “ morts vivants ” ou “ d’hommes<br />
momies ”, qu’on appellait également, dans la langue des camps, les “ musulmans ” 291 . Il<br />
s’agissait de ceux qui avaient perdu toute force de vivre, ou plus précisément toute espérance<br />
dans l’acte d’exister : ils savaient qu’ils étaient destinés à la mort, sans aucune possibilité d’y<br />
échapper. Pour Levi, ces hommes sont “ ceux qui ont vu la Gorgone ” 292 . Comme le souligne<br />
le philosophe italien Giorgio Agamben, le “ musulman ” est le “ témoin intégral ” des camps :<br />
il est celui qui a tout vu, mais qui, parce qu’il a vu ce qu’on ne peut pas voir sans en mourir<br />
sur le champ, n’en est pas revenu pour en parler. A ce titre, il est “ celui dont l’humanité fut<br />
intégralement détruite ” 293 en même temps que le témoin par excellence de l’enfer nazi, dont<br />
personne, dans l’esprit de ses concepteurs, ne devait être en mesure de pouvoir parler. Ainsi, il<br />
n’y a de mots ni pour désigner les victimes des camps d’extermination – dans la langue nazie,<br />
ce sont des Stücken, des “ pièces ” – ni pour nommer l’action de les tuer (il s’agit seulement<br />
d’un “ traitement spécial ”, désigné sous le sigle SB pour Sonderbehandlung). Quand aux<br />
hommes eux-mêmes objets de ce “ traitement ”, ou encore exécutants de ce programme<br />
289 BENJAMIN, 2000 : 116.<br />
290 NORTON CRU 1929 ; id. 1967.<br />
291 LEVI, 1987.<br />
292 Dans la mythologie de l’Antiquité, la Gorgone est une horrible tête de femme dont la vue suffit pour<br />
provoquer la mort : pour tuer la Gorgone, il faut lui trancher la tête sans la regarder.<br />
293 AGAMBEN, 1999 : 106.<br />
164
“ spécial ”, ils n’existent pas plus les uns que les autres, puisque ce sont les mêmes : en<br />
conséquence il s’agit des mêmes « non humains », un pur matériau industriel que traite une<br />
machinerie en quelque sorte automatisée. Là se situe l’origine du trouble des survivants des<br />
camps d’extermination: s’ils parlent, c’est au fond d’une chose qu’ils n’ont pas complètement<br />
connue ; s’ils témoignent, c’est en définitive d’une horreur à laquelle ils ont collaboré,<br />
puisqu’ils ont pu la supporter en lui survivant ; c’est-à-dire en se plaçant du côté de la<br />
machine.<br />
A Hiroshima, personne n’est plus là non plus pour témoigner de ce qu’il a vu au<br />
voisinage du point d’impact de la bombe atomique. Il ne reste absolument rien des corps, qui<br />
ont été instantanément vaporisés. Les irradiés d’Hiroshima sont des hibakusha – littéralement<br />
des “ personnes ayant subi le bombardement ” - un mot pour désigner des épaves humaines<br />
réduites à la mendicité dans le Japon de l’après-guerre, dont l’écrivain japonais Kenzaburô Oé<br />
a recueilli le témoignage. Eux aussi sont frappés de mutisme : « jusqu’à leur dernier souffle,<br />
dit l’un d’eux, les gens de Hiroshima n’ont qu’une envie : se taire. Ils veulent s’approprier et<br />
leur vie et leur mort. (…) J’ai longtemps détesté ces gens incapables de comprendre notre<br />
mutisme. Commémorer le 6 août est au dessus de nos forces. Tout ce que nous pouvons faire,<br />
c’est passer cette journée dans le recueillement, en compagnie des morts 294 ».<br />
Car la catastrophe dont procède Hiroshima ajoute un degré supplémentaire à la perte<br />
d’expérience dont parle Benjamin ; c’est-à-dire à cette disparition du monde comme origine<br />
nécessaire de tous les enseignements : le “ monde d’après ” est un monde contaminé, dans<br />
lequel la catastrophe n’en finit pas de résonner et qui renvoie l’ancien monde, le “ monde<br />
d’avant ”, à un passé tellement lointain qu’il en devient fondamentalement irréel, à<br />
proprement parler imaginaire. Dans le monde d’après l’explosion atomique, les survivants ne<br />
sont plus ceux qui ont réussi à survivre et qui retrouveront bientôt une vie « normale », mais<br />
ceux qui se trouvent repoussés aux confins de ces deux mondes – passé et présent, irréel et<br />
réel –; c’est-à-dire entre la vie et la mort. « J’ai cru voir au ras du sol, se rappelle une jeune<br />
femme d’Hiroshima, une rangée d’ombres noires ; alors je me suis approchée. Il n’y avait pas<br />
moyen de distinguer les hommes des femmes, les jeunes des vieux. Ils étaient assis en rang,<br />
presque nus et tous avaient le visage et le corps boursouflé et brunâtre, comme s’ils s’étaient<br />
donné le mot. Certains étaient déjà aveugles. Sur les genoux de quelqu’un, il y avait un tout<br />
petit enfant et quand j’ai vu la peau de son dos qui pendait en lambeaux, comme celle d’une<br />
nèfle gâtée et noircie quand on l’a entièrement pelée, malgré moi, j’ai détourné la tête. Tout le<br />
monde restait immobile, figé dans un silence lugubre, si bien qu’on ne savait pas s’ils étaient<br />
vivants ou morts 295 ».<br />
Le silence est omniprésent, partout, à Hiroshima comme à Hambourg, où les<br />
bombardements stratégiques alliés ont anéanti la ville dans la nuit du 28 juillet 1943, en<br />
produisant un gigantesque incendie dont les flammes sont montées jusqu’à 2000 mètres<br />
d’altitude 296 . La parole n’est plus d’aucune espèce d’utilité, les mots n’ont plus même aucun<br />
sens devant ce qui arrive. Les mêmes images de folie reviennent, en Allemagne et au Japon.<br />
Dans le Reich en ruines, un nombre inconnu de femmes fuyant les bombardements angloaméricains<br />
dans des trains de réfugiés bondés emportent dans leurs bagages le corps de leur<br />
enfant mort. Il y a à ce moment 7 millions et demi de personnes sans abri, errant sans savoir<br />
294 cité dans KENZABURO, 1995 : 20-21.<br />
295 cité dans KENZABURO, 1995 : 221.<br />
296 A Hambourg, les survivants ne parlent pas. Les reporters étrangers dépêchés sur place les décrivent comme<br />
des « silhouettes noires chargées de ballots – aussi silencieuses que la ville elle-même. » (ENZENBERGER,<br />
1995 : 101, cité par SEBALD, 2004 : 41).<br />
165
où aller. Dans son « Journal d’un désespéré », l’écrivain allemand Friedrich Reck rapporte<br />
avoir vu une des valises en carton d’une réfugiée de Hambourg tomber sur un quai de gare et<br />
répandre son contenu sur le sol : « <strong>Des</strong> jouets, une trousse à ongles, du linge en partie brûlé.<br />
Pour finir, le cadavre d’un enfant calciné et réduit à la taille d’une momie, que la femme à<br />
moitié folle a transporté avec elle comme relique d’un passé encore intact quelques jours<br />
auparavant. 297 » L’humanité frappée par les événements de ce monde effroyable qu’est devenu<br />
le nôtre perd précisément toute crédibilité humaine : « Ce n’était pas un monde ; ce n’était pas<br />
l’humanité, dit encore un témoin qui a pu visiter le Ghetto de Varsovie. Je n’en étais pas. Je<br />
n’appartenais à cela. Je n’avais jamais rien vu de pareil (…) On me disait qu’ils étaient des<br />
êtres humains. Mais ils ne ressemblaient pas à des êtres humains. Et nous sommes partis 298 ».<br />
La fin du monde a déjà eu lieu<br />
Plus près de nous encore, la journaliste biélorusse Svetlana Alexievitch a recueilli les<br />
témoignages des survivants de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, survenue en Ukraine le<br />
26 avril 1986, avant que ceux-ci ne disparaissent des suites de leur irradiation. Pour eux aussi,<br />
il est fondamentalement impossible de témoigner, car ce qui leur est arrivé se situe au delà de<br />
toute expérience humaine : « personne ne comprend d’où je suis revenu, dit un des<br />
“ liquidateurs ” de Tchernobyl. Et il m’est impossible de le raconter. » Un autre dit plus<br />
précisément : « Nous ne savons pas comment tirer le sens de cette horreur. Nous n’en sommes<br />
pas capables. Car il est impossible de l’appliquer à notre expérience humaine ou à notre<br />
temps humain. » 299 . Néanmoins, les témoignages de ceux qui ont pu parler évoquent une<br />
réalité extraordinaire, d’une beauté nouvelle et fascinante. Les vieilles paysannes ukrainiennes<br />
disent du césium qu’il a « une couleur d’encre… il traînait par terre, luisant, par morceaux ».<br />
Les enfants se souviennent encore que « les flaques sont devenues jaunes, vertes… comme si<br />
l’on y avait versé de la couleur. On disait que c’était le pollen des fleurs » 300 . Curieusement, ce<br />
sont les couleurs mêmes que les survivants des camps d’extermination nazis disent avoir<br />
contemplé la première fois, fascinés, lorsqu’à Treblinka on a commencé l’élimination des<br />
corps par crémation industrielle 301 . Et c’est cette fascination devant l’explosion de couleurs<br />
inédites qui a saisi les témoins du grand incendie de Hambourg : « J’ai contemplé, fasciné, ce<br />
spectacle de lumières, dit l’un d’eux, ces jaunes et ces rouges qui se mêlaient dans le ciel<br />
nocturne et de nouveau se séparaient. Jamais je n’ai vu, pas même plus tard, un jaune si pur et<br />
si lumineux, un rouge aussi éclatant, un orange aussi rayonnant… (…) Jamais, plus tard,<br />
jamais, chez aucun peintre, je n’ai revu de couleurs si saturées et si lumineuses. Et si j’avais<br />
moi-même été peintre (…) je crois que la vie entière m’aurait à peine suffi pour en retrouver<br />
la pureté 302 ».<br />
Ce qui frappe tous les témoins, c’est la transformation visible du monde qui s’opère<br />
sous leurs yeux. L’urbaniste Paul Virilio dit à propos du “ basculement du monde ” provoqué<br />
par la Seconde Guerre mondiale que ce qui s’est révélé à lui, en découvrant au matin sa ville<br />
rasée par les bombardements, soudainement ouverte à l’espace, « ce n’est pas l’horreur des<br />
297 cité dans SEBALD, 2004 : 39<br />
298 cité dans LANZMANN, 1985 : 255.<br />
299 cité dans ALEXIEVITCH, 1997 : 92, 100.<br />
300 cité dans ALEXIEVITCH, 1997 : 244.<br />
301 Richard Glazar, survivant de Treblinka, dit dans Shoah: “ En un instant, tout le camp parut s’embraser. (…)<br />
par la fenêtre nous ne cessions pas de voir le fantastique arrière-fond de flammes de toutes les couleurs<br />
imaginables : rouge, jaune, vert, violet (…). C’était la première fois que cela arrivait : nous sûmes cette nuit-là<br />
que désormais les morts ne seraient plus enterrés, ils seraient brûlés ” (cité dans LANZMANN, 1985 : 34-35).<br />
302 cité dans SEBALD, 2004 : 92-93.<br />
166
emmurés vivants dans les caves (…), mais c’est cette soudaine transparence, ce changement à<br />
vue de l’espace urbain, cette motilité de l’inanimé, de l’immeuble 303 ». Ici, le lieu de la réalité<br />
est soudain complètement autre, vertigineux ; c’est à proprement parler un espace fantastique,<br />
dans la mesure où il intègre, dans un univers totalement déshumanisé, des éléments déplacés,<br />
étrangement familiers. Les repères les plus élémentaires ont perdu leur sens commun – ou du<br />
moins en trouvent un autre – tandis qu’une réalité ordinairement invisible est désormais<br />
exposée partout. C’est nouveau. A Hiroshima des milliers d’hirondelles aux ailes brûlées se<br />
traînaient par terre en sautillant ; à Tchernobyl, des oiseaux, « il y en avait partout, morts (..)<br />
on les ramassait à la pelle pour les emporter dans des conteneurs, avec les feuilles mortes 304 ».<br />
A Hambourg, dans les jours qui suivent le grand incendie, des mouches « grosses, verdâtres,<br />
comme on n’en n’avait jamais vu » se mettent à proliférer dans des quantités incroyables.<br />
« Par essaims, elles se vautraient sur les pavés, s’accouplaient, les unes sur les autres, sur les<br />
pans de mur, et se chauffaient, rassasiées et engourdies, contre les débris de vitres. Quand<br />
elles ne pouvaient plus voler, elles rampaient à nos trousses à travers les moindres fissures,<br />
souillant tout ; et leur bruissement, leur bourdonnement, était la première chose que nous<br />
entendions au réveil » a rapporté l’écrivain allemand Hans Erich Nossack 305 .<br />
Pour décrire ce que représentent ces événements, il n’existe fondamentalement pas de<br />
mots dans ce que nous pouvons penser. Après le film « Shoa », il est devenu un lieu commun<br />
que de dire, avec Primo Levi, que la réalité des camps est fondamentalement irreprésentable.<br />
C’est le même constat qui s’impose à propos des opérations de destructions massives de villes<br />
allemandes menées par les alliés en 1944 306 : Leur réalité même, souligne l’écrivain allemand<br />
Wilfried Gehrard Sebald, « échappe à la compréhension tant elle paraît hors normes » ; tandis<br />
que le contenu des récits rapportés par les survivants est fondamentalement intransmissible,<br />
dans la mesure où, de manière inédite, celui-ci constitue « un savoir sans commune mesure<br />
avec l’entendement normal. 307 » « Il s’est produit un événement pour lequel nous n’avons ni<br />
système de représentation, ni analogies, ni expérience, écrit Alexievitch à propos de la<br />
catastrophe de Tchernobyl. Un événement auquel ne sont adaptés ni nos yeux, ni nos oreilles,<br />
ni notre vocabulaire. (…) Dans ce cas précis, notre vieille expérience est visiblement<br />
insuffisante. Après Tchernobyl, nous vivons dans un monde différent, l’ancien monde n’existe<br />
plus 308 ».<br />
Le mot qui revient systématiquement pour caractériser les témoins de ces catastrophes<br />
collectives – que ce soient celles de la Grande Guerre, des camps d’extermination nazi, des<br />
bombardements de Hambourg et d’Hiroshima, ou encore du désastre de Tchernobyl – est<br />
celui de survivants 309 : nous avons survécu à l’inimaginable, à l’indicible, disent-ils tous, mais<br />
tout est désormais mort autour de nous. L’humanité est morte.<br />
« Si je survis, je serais le seul au monde, se souvient avoir pensé Simon Srebnik, quand,<br />
jeune garçon, il déchargeait les monceaux de cadavres des camions de gazage du camp<br />
de Chellmno. Plus un être humain, moi seul. Un. Il ne restera que moi au monde si je<br />
303<br />
VIRILIO, 1993 : 16.<br />
304<br />
cité dans ALEXIEVITCH, 1997 : 244.<br />
305<br />
cité dans SEBALD, 2004 : 45.<br />
306<br />
Dans la mesure où l’antique distinction entre ami et ennemi ne signifie plus rien face à l’étendue de la<br />
catastrophe.<br />
307<br />
SEBALD, 2004 : 35, 23.<br />
308<br />
ALEXIEVITCH, 1997 : 33.<br />
309<br />
« Celui qui a été contemporain des camps, écrit Maurice Blanchot dans « L’écriture du désastre », est à<br />
jamais un survivant : la mort ne le fera pas mourir » (BLANCHOT, 1980 : 217).<br />
167
sors d’ici 310 ».<br />
L’ancien monde, le monde des humains, est mort. Dans le monde d’après qui est<br />
désormais le nôtre, l’ancien monde a disparu, et avec lui « toute notre culture, comme le dit<br />
un des survivants de Tchernobyl, n’est plus qu’une caisse avec de vieux manuscrits 311 ». Il<br />
n’en reste désormais que des ruines et des loques. C’est là le matériau des archéologues : les<br />
pauvres restes de ceux qui, jadis, furent humains avant nous.<br />
L’impact historique et culturel de ces événements est tel que nous n’avons pas le choix<br />
d’en détourner les yeux, comme ne peuvent s’empêcher de le faire les témoins qui ont vu les<br />
hommes transformés par ces catastrophes. Le problème est que face à l’horreur de<br />
l’industrialisation de la mort créée par les expériences du XX ème siècle, nous ne pouvons pas,<br />
humainement, « vouloir en être » ; nous ne pouvons pas concevoir que cela puisse nous<br />
appartenir. Le caractère an-humain de ces désastres est tel qu’il nous est impossible de les<br />
accepter comme appartenant normalement à notre monde : nous aimerions pouvoir penser<br />
qu’il s’agit seulement d’accidents localisés dans la trame de la réalité - loin dans le temps,<br />
ailleurs dans l’espace – et que, tout autour de ces quelques trous noirs isolés dans le tissu de<br />
l’Histoire, la toile qui tient le monde ensemble est restée intacte, solide, épaisse. Pourtant,<br />
cette attitude est insensée. Elle conduit à ignorer – ou plutôt à feindre d’ignorer – que c’est<br />
l’ensemble du monde qui a été transformé par ces catastrophes successives du XX ème siècle,<br />
comme elle conduit à légitimer l’existence de tels désastres collectifs en les réduisant à de<br />
simples « accidents » historiques. Là-bas, à Tchernobyl, « mon passé ne me protège plus », dit<br />
un des psychologues envoyés sur place pour porter assistance aux survivants 312 : le passé ne<br />
signifie plus rien ; il ne porte plus le présent. Ce qui reste du passé, dans ce présent qui est le<br />
nôtre, ce sont des ruines et des <strong>vestiges</strong>, des débris qu’on distingue mal des ordures. Notre<br />
temps, le temps de l’Histoire, c’est désormais ici et maintenant ; autrement dit le présent : le<br />
lieu fondamental de l’archéologie. Nous sommes tous des survivants. Comme le souligne<br />
Kenzaburô Oé, « si nous sommes capables en imagination de nous figurer de façon juste ce<br />
tableau apocalyptique, alors devenir les compagnons des hibakusha (…) n’est même plus une<br />
question de choix : c’est le seul moyen qu’il nous reste de vivre en étant sains d’esprit 313 ».<br />
L’impact de ces catastrophes est, à proprement parler, celui d’une contamination, dans la<br />
mesure où celui-ci ne cesse de grandir et de se transformer bien après : « cette catastrophe,<br />
soulignent les experts qui étudient les effets de Tchernobyl sur les populations dix-huit ans<br />
après l’explosion de la centrale, ne cesse de se déployer comme un arbre qui pousse. » 314<br />
Qu’est-ce qui (nous) arrive ?<br />
On se souvient de la formule sans appel du philosophe allemand Theodor Adorno, au<br />
lendemain de la Seconde Guerre mondiale : « Toute culture consécutive à Auschwitz, y<br />
compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures. » La portée des catastrophes répétées<br />
du XX ème siècle est tellement radicalement anti-humaine qu’il nous est parfaitement<br />
impossible de les faire rentrer dans le cours « normal » d’une histoire commune : comme un<br />
310 cité dans LANZMANN, 1985 : 149.<br />
311 cité dans ALEXIEVITCH, 1997 : 135.<br />
312 cité dans ALEXIEVITCH, 1997 : 39.<br />
313 KENZABURO, 1995 : 230.<br />
314 Frédérick Lemarchand, chercheur au Laboratoire d’analyse socio-anthropologique du risque (LASAR) de<br />
Caen, cité dans Libération du jeudi 13 mai 2004.<br />
168
disque rayé qui ne cesse de dérailler, l’histoire ne parvient plus à se faire, à se tisser dans la<br />
durée ; elle découvre du même coup l’immensité du champs de ruines qu’est notre monde<br />
aujourd’hui et notre statut de survivants au milieu des débris désarticulés et décomposés d’un<br />
passé devenu fondamentalement incompréhensible. Nous sommes coupés de notre passé<br />
immédiat par ce que Sebald appelle fort justement un « déficit de transmission historique »,<br />
une incapacité à transmettre qui, paradoxalement, nous expose directement à la répétition de<br />
ces catastrophes déshumanisantes, à chaque fois différentes dans leurs origines mais toujours<br />
fondamentalement identiques dans leurs résultats. Il y aura d’autres Hiroshima, d’autres<br />
Hambourg, d’autres Tchernobyl, et inévitablement d’autres Auschwitz, ici ou ailleurs. C’est<br />
cette mécanique de répétition, cette absence de possibilité d’inscription dans l’histoire, qui a<br />
changé radicalement le statut du temps comme expérience. Ce retournement a eu lieu au<br />
XX ème siècle et nul ne peut plus l’ignorer à présent, tant il est omniprésent. « Notre passé ne<br />
nous protège plus » disent en notre nom les survivants de Tchernobyl. La filiation avec la<br />
pensée de ceux qui nous ont précédés – dans ces temps désormais excessivement reculés et<br />
dépassés que sont devenus pour nous les XVIII ème et XIX ème siècles – est rompue et, plus<br />
fondamentalement encore, toute éventualité de filiation réelle avec eux est barrée. Les<br />
espérances des hommes de ces temps anciens ne sont plus qu’une matière à érudition. Nous<br />
ne transmettrons rien, dans la durée, car, nous le savons, les expériences de dépouillement de<br />
l’humanité ne cesseront pas de revenir – elles n’ont jamais cessé – dans un temps transparent,<br />
sans passé ni futur, le temps réel du monde globalisé.<br />
Dans sa folie schizophrène, Friedrich Nietzsche avait eu l’intuition précise de ce qui<br />
était en train de se nouer au cours des dernières années du XIX ème siècle européen, alors que<br />
se préparait le passage à la guerre industrielle ; c’est-à-dire totale. « Le trésor des livres est<br />
périmé, notait-il à l’été 1882 : il peut donc exister un éternel retour aujourd’hui. 315 ». Ce que<br />
perçoit Nietzsche à ce moment, c’est très précisément la chose suivante : le « trésor des<br />
livres », cet inestimable savoir commun de l’humanité, n’est aujourd’hui plus rien qu’un<br />
fatras de <strong>vestiges</strong> – les gens de Tchernobyl disent « une caisse avec de vieux manuscrits » - et<br />
son contenu est désormais totalement « périmé », dans la mesure où ce savoir est dépassé par<br />
cette réalité incommunicable et inédite qui est celle de notre propre monde. Si nous en<br />
sommes là, si le savoir du passé n’est plus transmissible comme connaissance effective du<br />
réel, alors le monde est tout entier dans l’aujourd’hui, dans un « à-présent » dépourvu<br />
d’inscription dans l’histoire ; c’est-dire sans mémoire ni devenir. Cet à-présent toujours<br />
recommencé est la marque distinctive, pour Nietzsche, du « temps sans but 316 » sous lequel<br />
nous vivons. « Le monde persiste, ajoute-t-il ; il n’est rien qui devienne, rien qui passe. Ou<br />
mieux : il devient, il passe, mais il n’a jamais commencé à devenir ni ne cessera de passer. Il<br />
se conserve dans les deux processus… 317 »<br />
Il faut nous arrêter quelque peu aux remarques de Nietzsche sur cette notion de « retour<br />
du temps », qu’il est un des premiers à formuler aussi distinctement, sous le terme d’éternel<br />
retour, auquel fait écho le concept « d’à-présent » (ou de Jetz-zeit) de Walter Benjamin.<br />
Quelques précisions préalables de vocabulaire sont nécessaires : comme le rappelle Georgio<br />
Agamben, cette notion nietzschéenne d’éternel retour du même (ewige Wiederkehr des<br />
Gleichen chez Nietzsche) doit être comprise, au sens étymologique du terme, non comme la<br />
reproduction à l’identique d’événements qui se seraient déjà produits dans le passé, mais au<br />
contraire comme la réitération de la ressemblance de phénonènes se produisant<br />
315 NIETZSCHE, 2003 : 46, souligné par l’auteur.<br />
316 NIETZSCHE, 2003 : 52 (notes de novembre 1882 à février 1883).<br />
317 NIETZSCHE, 2003 : 93 (notes du printemps 1888 consacrées à « la nouvelle vision du monde ») souligné par<br />
l’auteur.<br />
169
indifféremment dans le passé et dans le présent ou destinés encore à se produire dans le<br />
futur 318 . Plus encore, c’est non seulement la ressemblance formelle qui est importante ici, mais<br />
c’est surtout le processus de répétition, de réitération (Wiederholbarkeit), dont Nietzsche fait<br />
une condition fondamentale du fonctionnement de l’éternel retour, comme phénomène<br />
d’éternisation 319 . Dans le temps « an-historique » de notre condition tel que le perçoit<br />
Nietzsche, ce qui est fondamentalement à l’œuvre n’est rien d’autre qu’une sorte de puissance<br />
de répétition, qui fait coexister ensemble le passé, le présent et le futur dans une même<br />
ressemblance ou, si l’on préfère, dans des prises de formes similaires. Là se trouve,<br />
spécifiquement, l’origine de la temporalité, qui impose sa marque à tout phénomène<br />
archéologique. Car, comme l’explique magistralement le philosophe français Gilles Deleuze :<br />
« (…) comment le passé peut-il se constituer dans le temps ? Comment le présent peutil<br />
passer ? Jamais l’instant qui passe ne pourrait passer s’il n’était déjà passé en même<br />
temps que présent, encore à venir en même temps que présent. Si le présent ne passait<br />
pas par lui-même, s’il fallait attendre un nouveau présent pour que celui-ci devînt passé,<br />
jamais le passé en général ne se constituerait dans le temps, ni ce présent ne passerait :<br />
nous ne pouvons pas attendre, il faut que l’instant soit à la fois présent et passé, présent<br />
et à venir, pour qu’il passe (…). Il faut que le présent coexiste avec soi comme passé et<br />
comme à venir. C’est le rapport synthétique de l’instant avec soi comme présent, passé<br />
et à venir, qui fonde son rapport avec les autres instants. L’éternel retour est donc<br />
réponse au problème du passage. En ce sens, il ne doit pas être interprété comme le<br />
retour de quelque chose qui est, qui est un ou qui est le même. Dans l’expression éternel<br />
retour, nous faisons un contresens quand nous comprenons : retour du même. Ce n’est<br />
pas l’être qui revient, mais le revenir lui-même constitue l’être en tant qu’il s’affirme du<br />
devenir et de ce qui passe. Ce n’est pas l’un qui revient, mais le revenir lui-même est<br />
l’un qui s’affirme du divers ou du multiple. 320 »<br />
Nous devons comprendre quelque chose de très profond sur le temps et sur l’histoire,<br />
que met ici au jour Deleuze : Comme le souligne l’historien de l’art Georges Didi-Huberman,<br />
le passé prend forme de l’intérieur même du présent, en tant que celui-ci est<br />
fondamentalement passage 321 . Nous voyons bien que, dans notre présent matériel, les<br />
créations matérielles n’existent en quelque sorte que comme « choses vieillissantes », ou<br />
encore comme « accumulation de ruines », pour reprendre la fameuse image de Benjamin.<br />
C’est pourquoi la matérialité de notre présent est en quelque sorte intimement tissée de passé.<br />
Il s’en suit que, contrairement à la perception historiciste classique, le passé n’est pas ce qui<br />
s’oppose au présent, dans la mesure où celui-ci serait situé ailleurs, en arrière du présent. A<br />
l’inverse, le passé est l’épaisseur même du présent, en même temps qu’il est, dans le présent,<br />
le germe possible de ce qui va devenir, comme la trace de ce qui a été et qui persiste à<br />
survivre: c’est là l’identité même des créations de la culture matérielle ; c’est ici même le sens<br />
historique spécifique de ce que nous identifions comme les attributs typologiques des<br />
318 Comme l’écrit Agamben, « il y a donc dans l’éternel retour quelque chose comme une image, comme une<br />
ressemblance (…) : quelque chose comme une image totale ou, pour reprendre les mots de Benjamin, une image<br />
dialectique. C’est seulement si on le ramène à cette dimension que l’éternel retour acquiert sa véritable<br />
dimension. » (AGAMBEN, 2004 : 98).<br />
319 Dans une ébauche de plan d’ouvrage consacré au « Retour du Même »,de l’automne 1881, Nietzsche inscrit,<br />
comme argument d’une partir consacrée à l’explication du phénomène de l’éternel retour : « une toute autre<br />
éternisation (…) il nous faut y inscrire le fond éternel, l’éternelle réitération. » (NIETZSCHE, 2003 : 40,<br />
souligné par l’auteur).<br />
320 DELEUZE, 1962 : 54-55.<br />
321 DIDI-HUBERMAN, 2002 : 171.<br />
170
créations matérielles. A partir du moment où cette prise de conscience s’est opérée, le monde,<br />
comme apparence, comme matérialité, prend un sens nouveau, et son histoire se trouve<br />
complètement renouvelée comme mémoire potentielle 322 . L’histoire ne peut plus s’incarner en<br />
une succession de périodes chronologiques, ou de temporalités spécifiques, mais elle apparaît<br />
désormais fondamentalement dynamique, dans la mesure où elle se développe dans un temps<br />
radicalement différent de celui de l’histoire conventionnelle, effectivement maintenant<br />
« périmée ». Cette nouvelle histoire devient l’objet d’une discipline encore innommée, qu’il<br />
reste à construire pour sa plus grande part à partir des matériaux abandonnés dans le champ de<br />
ruines du présent. Cette discipline qui n’a pas encore de nom c’est l’archéologie : une autre<br />
archéologie.<br />
Si le fonctionnement du temps qui est le nôtre ne répond plus exactement à un principe<br />
de succession, mais de réitération, alors la nature même des événements – comme facteurs<br />
déclenchants, ou comme étapes de processus particuliers – est complètement remise en cause.<br />
Pourquoi cela? Parce que si le temps traditionnel, « périmé » (celui de la pure succession<br />
chronologique unilinéaire des événements) était nécessairement complètement continu, le<br />
temps présent de la réitération est maintenant plein de trous, inéluctablement discontinu. Il est<br />
d’ailleurs surtout fait de vides, de manques, d’absences. C’est paradoxalement un temps avec<br />
lequel, nous autres archéologues, sommes particulièrement familiers : comme on l’a vu dans<br />
les chapitres précédents, toute occupation archéologique, même la plus continue qui puisse se<br />
trouver, n’est jamais que la succession d’une multitude d’événements archéologiques<br />
excessivement ponctuels, qui sont séparés les uns des autres par des périodes plus ou moins<br />
longues durant lesquelles il ne se passe rien, en tout cas du point de vue de la création de<br />
« faits » archéologiques. La pensée de Nietzsche nous aide à saisir pourquoi,<br />
fondamentalement, cette discontinuité du temps est consubstantielle à toute notion<br />
d’événement, c’est-à-dire à ce qu’il identifie comme des actions dans le temps. « Une action<br />
entre des moments consécutifs est impossible, écrit-il, car deux points temporels consécutifs<br />
coïncideraient. Toute action est actio in distans, c’est-à-dire qu’elle effectue un saut. » Et il<br />
ajoute : « Comment une action de ce type est possible in distans, nous n’en savons rien 323 »<br />
Nous non plus, nous n’en savons rien, mais nous savons effectivement, grâce aux<br />
palimpsestes archéologiques ou aux « objets à mémoire », que la répétition des faits<br />
archéologiques au même endroit ne prend son sens de construction archéologique développée<br />
dans le temps que par l’existence d’une discontinuité entre les événements ; nous<br />
soupçonnons même que c’est cette discontinuité, ou plus exactement ce manque, qui<br />
conditionne l’identité des « faits » archéologiques en tant que tels. Dans ce bout de campagne,<br />
où il faut régulièrement recreuser et redessiner les réseaux de fossés, car ceux-ci ne cessent de<br />
s’effacer, de tendre à disparaître, c’est par cet acte de re-création développé dans le temps que<br />
chaque tronçon de fossé acquiert progressivement au cours du temps une qualité<br />
morphologique ou structurelle particulière, une identité à partir de laquelle peut se construit<br />
une histoire, ou une évolution chronologique. La ligne du temps (Nietzsche utilise le terme de<br />
Zeitlinie) est donc loin d’être régulière ; elle est brisée en une multitude de points, elle est<br />
constituée d’événements disjoints se raccordant à des dynamiques (Nietzsche parle d’actions)<br />
d’échelles temporelles diverses, qui sont inextricablement surimposées les unes aux autres :<br />
« le temps n’est pas un continuum, écrit-il en légende de son schéma dynamique du temps, il<br />
322 Comme l’écrit Nietzsche dans « Fragments posthumes sur l’éternel retour », « à partir du moment où cette<br />
pensée est là, toutes les couleurs se modifient, il existe une nouvelle histoire. » (NIETZSCHE, 2003 : 40,<br />
souligné par l’auteur).<br />
323 NIETZSCHE, 1990 : 317 (fragment XXVI, 12, souligné par l’auteur).<br />
171
n’y a que des points temporels totalement différents, pas de ligne. Actio in distans. » 324 . On est<br />
tenté d’ajouter : telle est la question.<br />
Crise du temps, crise de l’histoire<br />
La crise de l’histoire dans laquelle nous sommes impliqués est donc le symptôme d’une<br />
crise du temps que les catastrophes du XX ème siècle, comme les destructions massives, ont<br />
réduit à la surface du présent. Le présent comme champ de ruines : le passé et le futur sont<br />
désormais inextricablement mêlés, désarticulés et écrasés dans le présent. C’est une crise qui<br />
touche l’ensemble de la représentation du réel. Toute la culture occidentale moderne des<br />
XIX ème et XX ème siècles est issue en effet du le changement conceptuel introduit au XVIII ème<br />
siècle, qui consiste à penser désormais la nature, la société et l’individu dans l’histoire. La<br />
« mise en histoire » est une notion fondamentale des sciences humaines issues du XIX ème<br />
siècle : elle naît du renversement de perspective de l’histoire opéré au XVIII ème siècle 325 :<br />
jusqu’alors, la forme dominante de l’Histoire est celle d’un récit dynastique, dont l’objet est<br />
d’enraciner dans la mythologie les fondements du pouvoir royal et de l’ordre social d’Ancien<br />
Régime. En d’autres termes, un ordre a été fondé dans le passé, qu’il faut rappeler sans cesse<br />
au présent, dans lequel il a tendance à se dissoudre ; le nœud du temps historique est dans le<br />
passé. Le concept d’histoire qui se cristallise au XVIII ème siècle est symétriquement opposé à<br />
cette histoire post-médiévale : dans le passé, ont eu lieu des événements historiques (comme<br />
la conquête franque, à l’origine de la noblesse) qui continuent à résonner dans le présent, en<br />
alimentant une lutte sociale et politique, dont la nature est fondamentalement historique.<br />
L’endroit où le temps historique prend sa dimension n’est plus le passé dans le passé – aux<br />
origines – mais le présent, maintenant 326 .<br />
Cette transformation conceptuelle donne naissance à une série complète de nouvelles<br />
disciplines, dont la particularité est d’étudier le déploiement de l’identité des phénomènes non<br />
plus dans leur acte de création dans le passé, mais dans la durée, en observant leurs<br />
transformations dans le temps. Ces disciplines qui trouvent un sens nouveau au XIX ème siècle<br />
sont fondamentalement historiques : aux côtés de l’Histoire proprement dite - dont on a pu<br />
dire qu’elle constituait la discipline par excellence du XIX ème siècle - on trouve également<br />
l’archéologie et la préhistoire, de même que la géologie et la paléontologie, mais aussi la<br />
philologie ou encore l’économie historique, pour n’en citer que les principales. Dans leur<br />
diversité, ces nouvelles disciplines explorent les champs ouverts par cette « mise en histoire »<br />
du réel, que nous venons d’évoquer. Néanmoins, et comme le souligne Michel Foucault dans<br />
son Archéologie des sciences humaines, l’essor de ces disciplines coïncide avec une rupture<br />
de l’unité du temps historique traditionnel, qui liait, depuis la lointaine Antiquité, l’histoire<br />
des hommes au devenir du monde 327 . En effet, dans la première moitié du XIX ème siècle, les<br />
avancées de la géologie et de la paléontologie mettent désormais en évidence l’existence d’un<br />
324<br />
NIETZSCHE, 1990 : 318 (fragment XXVI, 12, souligné par l’auteur).<br />
325<br />
Ce basculement de l’histoire a été analysé en détail par Michel Foucault dans son enseignement de 1976 au<br />
Collège de France (FOUCAULT, 1997).<br />
326<br />
J’ai développé cette argumentation dans un article paru en 1999 dans la revue internationale Antiquity (The<br />
origins of French Archaeology. Antiquity, 73, 279, p. 176-183). Une version française longue a été publiée la<br />
même année dans la revue Antiquités Nationales (Aux origines de l’archéologie française. Antiquités Nationales,<br />
30 (1998), p. 185-195). Cet article a été traduit en Portuguais au Brésil sous le titre : As origens da arqueologia<br />
francesca (traduction portugaise de Glaydson José da Silva). Dans : FUNARI P.P.A. (dir.) – Repensando o<br />
Mundo Antigo : Martin Bernal & Laurent Olivier. Sao Paulo, Université de Campinas, 2003, Textos didaticos,<br />
49 : 31-59.<br />
327<br />
FOUCAULT, 1966 : 378-385.<br />
172
« régime d’historicité » propre à la nature et surtout totalement indépendant de l’histoire<br />
humaine, ne serait ce que parce qu’il lui préexiste. De leur côté, les découvertes la Préhistoire<br />
et la constitution d’une archéologie des civilisations d’avant l’Antiquité classique – qui<br />
s’imposent dans la seconde moitié du siècle – procèdent aussi de la révélation de nouveaux<br />
régimes de temps historiques : là encore, ces nouveaux champs historiques sont situés au delà<br />
de l’histoire humaine connue jusqu’alors, mais surtout ils lui échappent. Ce n’est pas<br />
seulement qu’on découvre qu’il existe une histoire « d’avant l’histoire » : que ce soit en<br />
matière d’évolution des espèces naturelles, de transformation des produits de l’industrie<br />
humaine ou encore d’histoire des langues, on découvre surtout que tous ces matériaux<br />
obéissent individuellement à des évolutions dans le temps qui leur sont particulières : leur<br />
chronologie, comme le souligne Foucault, se constitue « selon un temps qui relève d’abord de<br />
leur cohérence singulière », 328 et non plus selon ce temps unique des événements de l’Histoire<br />
classique. Le temps de l’histoire explose en une multitude de dynamiques chronologiques<br />
qu’on ne sait plus désormais comment réunir.<br />
Ainsi, au terme de ce mouvement de constitution des nouveaux objets d’histoire, qui<br />
accompagne le développement des disciplines historiques du XIX ème siècle, l’homme se<br />
trouve en réalité de plus en plus dépossédé de son histoire. L’humanité, comme phénomène<br />
historique, apparaît désormais mêlée à une variété d’histoires qui n’ont pas nécessairement de<br />
sens commun et qui surtout ne lui sont plus subordonnées. Aussi, les tentatives systématiques<br />
de « mise en histoire » dont témoignent les travaux des chercheurs du XIX ème siècle, ne font<br />
que rendre plus apparent encore le spectre d’une « déshistorisation » radicale de l’être :<br />
l’homme n’est plus l’unique et nécessaire origine des événements qu’il éprouve. Comme le<br />
souligne Michel Foucault dans son Archéologie des sciences humaines, l’homme, en tant que<br />
sujet historique, se révèle dès lors fondamentalement « exposé à l’événement » 329 , nu et sans<br />
défense face à une histoire qui se créé au delà de lui et qui s’alimente d’elle-même. L’homme<br />
n’est plus celui qui crée l’histoire – avec sa technologie, ses civilisations, ses empires – il<br />
devient celui que son propre passé façonne, malgré lui, que ses origines les plus lointaines et<br />
les plus obscures poursuivent. C’est ce que montrera de manière éclatante l’essor de la<br />
psychanalyse freudienne dans la première moitié du XX ème siècle. Si ce n’est plus l’homme<br />
qui est maître du destin de l’histoire, qui l’est donc ; c’est-à-dire qu’est-ce qui agit dans le<br />
temps ? L’une des entreprises essentielles qui s’impose bientôt à l’ensemble de ces nouvelles<br />
disciplines historiques nées au XIX ème siècle est celle du raccommodage du temps de<br />
l’histoire : il s’agit de trouver un fil commun, qui pourrait enfin restituer une unité<br />
fondamentale à cette histoire du monde désormais fragmentée en une multitude d’histoires<br />
particulières.<br />
Mais où trouver ce fil? C’est dans l’homme lui-même – en tant que sujet qui vit, qui<br />
travaille et qui pense – que les chercheurs du XIX ème siècle recherchent cette cohérence<br />
essentielle de l’histoire. Ce serait parce que l’être humain consomme, produit et exploite<br />
l’environnement qu’il trouve autour de lui, qu’il engendrerait une multiplicité d’histoires<br />
autour de lui, qui certes sont toutes dissemblables mais qui sont toutes connectées avec lui. Et<br />
ce serait parce que l’homme pense et réagit qu’il infléchirait la diversité de ces<br />
transformations dans une direction particulière, bref qu’il les subordonnerait au progrès<br />
humain : à mesure que l’histoire se déroule, la complexité des organisations humaines se<br />
développe, l’efficacité des outils s’améliore, la nature est progressivement entièrement<br />
contrôlée par la technique. C’est cela qui se voit dans la mise en chronologie des productions<br />
matérielles de l’humanité ; cela peut être établi et démontré. Un nouveau récit, qui raconte<br />
328 FOUCAULT, 1966 : 379.<br />
329 FOUCAULT, 1966 : 382.<br />
173
l’histoire de l’homme, peut se substituer enfin au vieux récit de l’histoire des rois. C’est une<br />
histoire objective, fondée sur l’étude des sources historiques, qui remplace un discours<br />
imaginaire, construit sur une tradition mythologique. Il n’y a plus qu’à se mettre au travail,<br />
pensent les chercheurs du XIX ème siècle.<br />
Une entreprise avortée de normalisation du temps historique : l’archéologie<br />
préhistorique<br />
Quelle nouvelle discipline historique du XIX ème siècle concentre mieux que<br />
l’archéologie préhistorique les espoirs et les déceptions que porte cette recherche de l’unité<br />
fondamentale de l’histoire humaine ? C’est dans ce nouveau champ de l’étude des origines de<br />
l’homme, dans lequel on cherche à rassembler les disciplines de la Géologie, de<br />
l’Anthropologie et de l’Archéologie, que se manifeste en particulier la tentative d’unir<br />
l’histoire de l’Homme et l’histoire de la Nature. Avec toutes les autres disciplines historiques<br />
fondées au XIX ème siècle, la préhistoire et l’archéologie fonctionnent néanmoins sur des<br />
concepts introduits avec le Mouvement des Lumières, qui sont à la fois d’ordre scientifique et<br />
idéologique :<br />
1) le passé est fondamentalement connaissable : l’archéologie postule qu’il est possible de<br />
connaître l’enchaînement des périodes du passé, parce que leur succession obéit à une<br />
logique interne, qui est celle du développement continu des sociétés humaines. C’est le<br />
postulat que le préhistorien Gabriel de Mortillet formule à la fin des années 1860 comme<br />
la Loi générale du Progrès de l’humanité 330 .<br />
2) le passé est fondamentalement compréhensible : l’archéologie postule qu’il est possible de<br />
comprendre le comportement social ou les choix techniques des “ primitifs ” ou des<br />
“ préhistoriques ” parce que nous partageons avec eux, en tant qu’hommes, une même<br />
identité humaine. Ce concept est formalisé en préhistoire par la Loi dite d’unité<br />
psychologique de l’humanité de Gabriel de Mortillet.<br />
3) le passé est fondamentalement représentable en tant que tel : l’archéologie postule qu’il<br />
est possible de se représenter chaque période du passé, car ces dernières possèdent<br />
chacune leur identité propre. Cette identité n’est autre que le résultat de leur place dans<br />
l’histoire. C’est la Loi du développement similaire de Mortillet ; tous les systèmes<br />
humains passant, au cours de leur développement historique, par des stades analogues.<br />
Alors que le temps unique de l’histoire traditionnelle est en train d’exploser en une<br />
multitude de temps historiques particuliers, les préhistoriens poursuivent la recherche d’une<br />
grande synthèse qui réunirait, sous un temps historique commun – le temps du progrès<br />
humain – le temps culturel de l’histoire des civilisations et le temps naturel des<br />
transformations de la nature. Ce nouveau temps de l’archéologie préhistorique marierait les<br />
temps des sciences humaines et des sciences naturelles : il serait à la fois un temps de<br />
l’histoire particulière – c’est-à-dire unique – des cultures et des sociétés tout au long de<br />
l’évolution de l’humanité et un temps du monde naturel, obéissant à des lois scientifiques, qui<br />
seraient spécifiques à l’espèce humaine mais d’un fonctionnement similaire aux « vraies » lois<br />
physiques de la nature. Il va sans dire que cette grande synthèse, envisagée dans les années<br />
1870-1880, n’a jamais pu être atteinte car en réalité ces deux formes de temps sont<br />
330 MORTILLET, 1869 ; id. 1883.<br />
174
adicalement antinomiques. Le temps « culturel » de l’histoire du développement des<br />
civilisations est puissamment enraciné dans une suite de séquences particulières, dont<br />
l’identité dépendrait de leur position dans l’histoire. Comme on l’a vu au chapitre précédent,<br />
le temps « naturel » de l’histoire de la nature, au contraire, n’a pas de lieu spécifique dans le<br />
temps : il est tout entier dans « l’à présent ». On ne peut pas faire rentrer ce temps nouveau de<br />
la nature dans le temps ancien de la culture, si ne ce n’est en en coupant ce qui fait sa<br />
spécificité : c’est ainsi qu’on réduit l’évolutionnisme darwinien à un simple transformisme.<br />
Aussi, comme l’ensemble des autres disciplines historiques développées au XIX ème siècle,<br />
l’archéologie et la préhistoire restent fondées sur un concept traditionnel de temps historique,<br />
qui présente les caractéristiques suivantes :<br />
1) Le temps est unidirectionnel : l’histoire se dirige du passé vers le futur, des origines vers<br />
l’essor et la fin, de l’élémentaire vers le complexe. Sont par définition anti-historiques les<br />
évolutions qui conduiraient du complexe vers l’élémentaire, ou de l’achèvement vers le<br />
(re)commencement.<br />
2) Le temps est unilinéaire : l’histoire obéit à un principe d’unité de lieu et d’action ; la<br />
multiplicité des événements est réductible à une série d’épisodes essentiels s’inscrivant<br />
dans une dynamique générale, qui se confond avec le déroulement de l’histoire ellemême.<br />
3) Le temps est causalité : le temps linéaire constitue le support d’une histoire qui, en se<br />
déroulant, développe sa propre cohérence interne. Dans cette perspective, le temps<br />
historique – qui se confond avec l’accomplissement de l’Histoire - va quelque part ; il se<br />
dirige naturellement vers la réalisation des processus.<br />
La situation des disciplines historiques du XIX ème siècle ressemble à celle des sciences<br />
« exactes » au même moment, au sein desquelles commence à se former la possibilité d’un<br />
fonctionnement non standart du temps et de l’espace : la démultiplication des « objets<br />
d’histoire » donne l’impression qu’il est possible en quelque sorte de « mailler »<br />
complètement le réel, en reliant ces objets systématiquement les uns aux autres à la manière<br />
d’un filet. Mais il y a un trou qu’on n’arrive décidément pas à fermer et par lequel s’échappe<br />
l’histoire, en entraînant par cette déchirure, à l’origine minuscule, des pans de plus en plus<br />
importants du temps historique conventionnel. Cet accroc dans la trame du temps historique,<br />
c’est la psychanalyse dans les sciences humaines et c’est l’évolutionnisme darwinien dans les<br />
sciences de la nature. En réalité, plus on cherche à normaliser et à unifier ces nouveaux temps<br />
de l’histoire et moins cela marche. De manière révélatrice, ce sont dans les nouveaux champs<br />
ouverts par la préhistoire et l’archéologie où l’échec est le plus indiscutable :<br />
1. les découvertes de la Préhistoire montrent à l’évidence que le passé n’est pas tout à fait<br />
connaissable, puisqu’on y découvre des choses qu’on y avait jamais soupçonnées, en<br />
particulier comme des espèces humaines fossiles ( mais peut-on dire encore d’elles<br />
qu’elles sont vraiment humaines ?) disparues depuis des temps immémoriaux.<br />
2. le passé n’est pas réellement compréhensible, puisqu’on y découvre des <strong>vestiges</strong> dont,<br />
justement, on éprouve beaucoup de difficultés à expliquer la présence. C’est précisément<br />
à cause de l’histoire qu’on se fourvoie, en attribuant à des événements ou des pratiques<br />
évoquées par les sources historiques classiques des <strong>vestiges</strong> qui n’ont rien à voir avec eux,<br />
notamment parce qu’ils n’appartiennent pas à la même période.<br />
175
3. En conséquence, le passé n’est pas réellement historiquement représentable, puisque, en<br />
se fondant sur l’histoire, on se trompe et on attribue des <strong>vestiges</strong> archéologiques à des<br />
périodes erronées : l’exemple le plus flagrant est celui de l’archéologie impériale des<br />
“ Antiquités nationales ” des années 1860, qui réduit les <strong>vestiges</strong> « pré-romains » qu’elle<br />
découvre à la période de la Guerre des Gaules, alors qu’elle est en train de révéler des<br />
pans entiers de la culture matérielle des âges des Métaux.<br />
Aussi, et malgré les progrès considérables de la connaissance historique dans la seconde<br />
moitié du XIX ème siècle - ou plus exactement à cause d’eux -, la réalité du passé se révèle<br />
constituer, selon l’expression de l’historien de l’art britannique David Lowenthal, une « terre<br />
étrangère » 331 . Les découvertes des nouvelles disciplines historiques que sont en particulier la<br />
préhistoire et l’archéologie font apparaître que les histoires que nous traversons ne nous<br />
appartiennent pas complètement ; c’est-à-dire que nous n’en sommes pas exclusivement le<br />
sujet. D’autres forces, qui sont situées au delà de nous, conditionnent ces histoires : comme le<br />
montrera brillamment le philosophe Henri Bergson au tournant du XX ème siècle,<br />
l’enregistrement des événements du passé est conditionné non pas tant par l’histoire dont ils<br />
témoignent que par le support dans lequel ils sont mémorisés ; en d’autres termes par la<br />
matière 332 . Dans les sciences humaines comme dans celles de la nature, c’est cette<br />
émancipation de la mémoire de l’histoire qui met en crise le temps historique traditionnel.<br />
Normalisées, les révélations apportées par les nouvelles disciplines de la mémoire – dont<br />
participent, fondamentalement, la préhistoire et l’archéologie – ne parviennent cependant pas<br />
encore à bouleverser le temps historique traditionnel, fondé sur l’unité de l’homme comme<br />
sujet agissant. Cette révolution du temps historique, ce sont les catastrophes du XX ème siècle<br />
qui vont l’accomplir.<br />
L’histoire est vide<br />
Les origines de la crise de l’histoire que fait éclater la « perte de l’expérience »<br />
provoquée par les catastrophes de destruction massive du XX ème siècle sont donc à rechercher<br />
dans le XIX ème siècle lui-même. C’est l’histoire elle-même qui, dans le même moment où elle<br />
se diversifie une série de disciplines spécialisées – dont la préhistoire et l’archéologie –<br />
devient impuissante à dire l’histoire ; c’est-à-dire à rendre compte de ce qui se passe dans le<br />
temps. Dans ses Thèses sur le concept d’histoire écrites en 1940, Walter Benjamin a formulé<br />
avec une grande acuité les caractéristiques de cette crise, qui correspond, fondamentalement, à<br />
celle de la représentation du présent comme « ce qui arrive » :<br />
« La tradition des opprimés, écrit-il, nous enseigne que « l’état d’exception » dans<br />
lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui<br />
rende compte de cette situation. (…) S’effarer que les événements que nous vivons<br />
soient « encore » possibles au XX ème siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de<br />
philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à<br />
comprendre que la conception de l’histoire d’où il découle n’est pas tenable. 333 »<br />
331<br />
« The Past is a foreign country » (LOWENTHAL, 1985).<br />
332<br />
BERGSON, 1896.<br />
333<br />
Thèses sur le concept d’histoire, VIII (BENJAMIN, 2000: 433).<br />
176
Benjamin le dit clairement : l’enjeu de cette critique de l’histoire conventionnelle est<br />
celui d’une réappropriation de l’histoire, qui nous permettrait de sortir de cette situation<br />
d’oppression dans laquelle nous tient la répétition des catastrophes collectives de notre temps.<br />
Ces catastrophes ne sont pas des accidents dans le cours « normal » de l’histoire ; elles sont au<br />
contraire, souligne Benjamin, la règle : c’est en effet toute la notion d’histoire comme progrès<br />
qui est en cause, dans la mesure où c’est elle qui non seulement autorise la venue de ces<br />
catastrophes, mais qui surtout les légitime. Il nous faut comprendre autrement le<br />
fonctionnement du temps de l’histoire, car effectivement notre situation, face à la répétition de<br />
ces effondrements de l’humanité, n’est pas tenable. En réalité, nous n’avons pas le choix : si<br />
nous voulons conserver notre part d’humanité que l’industrialisation de notre existence nous<br />
retire, nous devons nous débarrasser de cette appréhension historiciste de l’histoire.<br />
L’histoire comme progrès, qu’est-ce que cela signifie au juste ? Il ne s’agit pas<br />
seulement d’une interprétation du mouvement de l’histoire ; c’est plus profondément une<br />
façon de connecter par des liens de causalité les événements du passé les uns au bout des<br />
autres. Pourquoi ? Parce, dans l’optique traditionnelle, le progrès « doit venir à son heure »,<br />
parce que le but idéal à atteindre qu’il représente est sans cesse repoussé dans le futur, il est<br />
toujours modifié à mesure que la marche vers le progrès s’accomplit. Pour nous, le progrès<br />
suit le cours graduel et régulier du temps ; à tel point qu’il est devenu, dans les typochronologies<br />
archéologiques élaborées depuis le XIX ème siècle, la mesure même du temps. Or,<br />
souligne Benjamin, ce temps unilinéaire du progrès est vide ; notre temps historique n’est pas<br />
autre chose que le temps industriel des horloges, le même partout à la même heure,<br />
parfaitement homogène : « L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est<br />
inséparable de celle d’un mouvement dans le temps homogène et vide », écrit-il 334 . Le temps<br />
unilinéaire de l’histoire comme progrès n’est qu’un support temporel, sur lequel les<br />
événements sont mis en ordre selon une suite continue, qui dirait l’histoire. Dans ces<br />
conditions, que devient l’histoire, comme discipline ? Elle se réduit à une pratique<br />
d’accumulation de faits ; elle consiste à remplir ce temps creux d’événements et de périodes,<br />
dont la juxtaposition unilinéaire en vient à constituer la trame d’une histoire universelle :<br />
l’unique histoire du progrès, partout dans le monde, dans le même temps universel. Comment<br />
ne pas reconnaître, ici, le fonctionnement traditionnel de l’archéologie ? Depuis le XVIII ème<br />
siècle, l’archéologie que nous connaissons ne cesse d’accumuler des matériaux, dont le<br />
bourrage dans ce temps « homogène et vide » qu’évoque Benjamin constitue la matière même<br />
de l’histoire des hommes et des civilisations du passé. L’archéologie que nous pratiquons<br />
depuis toujours n’est pas autre chose que cela. Elle est fondamentalement historiciste, dans la<br />
mesure où elle n’a pas d’autre but que de restituer une histoire universelle du progrès des<br />
sociétés humaines, depuis leurs lointaines origines du Paléolithique jusqu’à leur<br />
épanouissement dans les civilisations historiques. Mais cette approche conventionnelle est<br />
inconsistante ; elle ne possède ni ne produit aucune théorie de l’histoire, qui permettrait de<br />
comprendre, ou de se représenter, ce qui se construit dans le temps. Comme l’écrit Benjamin :<br />
« L’historicisme trouve son aboutissement légitime dans l’histoire universelle (…)<br />
L’histoire universelle n’a pas d’armature théorique. Elle procède par addition : elle<br />
mobilise la masse des faits pour remplir le temps homogène et vide. » 335<br />
334 Thèses sur le concept d’histoire, XIII (BENJAMIN, 2000: 439)<br />
335 Thèses sur le concept d’histoire, XVII (BENJAMIN, 2000: 441).<br />
177
Nous le savons bien nous-mêmes : notre travail consiste, fondamentalement, à combler<br />
par de nouveaux matériaux archéologiques les « trous de temps vide » qui continuent à<br />
subsister, ça et là, dans la trame de la succession des phases et des périodes archéologiques<br />
qui a été laborieusement accumulée, depuis maintenant presqu’un siècle et demi. Car nous<br />
sommes désemparés face au vide de sites ou de matériaux archéologiques ; nous ne savons<br />
plus quoi dire. Nous ne savons pas ce qui manque à cet endroit du temps et cette lacune, qui<br />
rompt la continuité des données, nous rend incompréhensible l’articulation des matériaux<br />
disjoints dont nous disposons. C’est parce que notre démarche consiste à élaborer, pour<br />
chaque moment du temps qu’il nous est possible d’individualiser, des tableaux, qui sont<br />
supposés les identifier. Voici d’abord les tableaux typo-chronologiques, qui permettent<br />
d’identifier, pour chaque séquence du temps qu’il est possible de reconnaître, le corpus des<br />
artefacts produits au même moment dans différentes régions. Voici encore le tableau de<br />
l’espace protohistorique, avec ses fermes et ses oppida, auquel succède le tableau de l’espace<br />
romain, avec ses agglomération urbaines et ses campagnes quadrillées de centuries, etc. Pour<br />
nous, ces séquences qui sont autant de tableaux – par nature homogènes – succèdent les unes<br />
aux autres par ordre de proximité chronologique ou, plus exactement, elles procèdent les unes<br />
des autres d’une manière purement unilinéaire. Là encore, cette démarche est particulière à<br />
l’approche historiciste du passé :<br />
« L’historicisme, souligne Walter Benjamin, se contente d’établir un lien causal entre<br />
divers moments de l’histoire. Mais aucune réalité de fait ne devient, par sa simple<br />
qualité de cause, un fait historique. Elle devient telle, à titre posthume, sous l’action<br />
d’événements qui peuvent être séparés d’elle par des millénaires. L’historien qui part de<br />
là cesse d’égrener la suite des événements comme un chapelet. Il saisit la constellation<br />
que sa propre époque forme avec telle époque antérieure. Il fonde ainsi un concept du<br />
présent comme « à-présent », dans lequel sont fichés des éclats du temps<br />
messianique » 336 .<br />
Ce passage de Benjamin est très important pour l’archéologie, car il souligne une<br />
propriété essentielle des matériaux archéologiques qu’est la mémoire. C’est la longue durée,<br />
dans laquelle prennent sens les <strong>vestiges</strong> archéologiques, qui ruine le postulat historiciste sur<br />
lequel est construit la démarche traditionnelle de la discipline. Nous savons bien, comme le<br />
dit Benjamin, qu’il ne suffit pas qu’un événement archéologique quelconque – comme la<br />
création d’une série de maisons, ou la mise en place d’un ensemble de tombes – ait eu lieu à<br />
un moment donné du temps pour que celui-ci entraîne, à sa suite, une chaîne d’autres<br />
événements archéologiques qui procèderaient directement de lui. L’archéologie nous donne<br />
de très nombreux exemples d’interruptions d’occupation des sites, sans que ces abandons<br />
n’apparaissent avoir été explicitement annoncés dans les événements archéologiques euxmêmes<br />
: il s’avère simplement que cette tombe, ou cet ensemble de tombes, auront été les<br />
dernières, à avoir été mises en place dans ce cimetière qui, par conséquent, ne sera plus utilisé<br />
en tant que tel ensuite. On observe surtout, comme le souligne Benjamin, que des événements<br />
archéologiques peuvent rejouer ; c’est-à-dire qu’ils peuvent devenir, bien plus tard, la cause<br />
d’autres créations archéologiques. <strong>Des</strong> découpages de l’espace, comme par exemple ceux<br />
introduits à la période romaine, peuvent être réactivés après des périodes de latence plus ou<br />
moins longues. Ils peuvent encore conditionner, dans la longue durée, la structure des modes<br />
d’organisation spatiale qui viennent après eux et qui sont néanmoins étrangers les uns aux<br />
autres. Le postulat d’une trajectoire unilinéaire des transformations historiques dans le temps<br />
s’effondre : il est désormais incapable de rendre compte de la nature réelle des évolutions<br />
336 Thèses sur le concept d’histoire, appendice, A (BENJAMIN, 2000: 442-443).<br />
178
archéologiques, qui fonctionnent à diverses échelles de durées. Dans cette configuration, ce<br />
qui devient essentiel n’est plus l’enchaînement, phase après phase, de la succession des<br />
événements archéologiques : ce sont les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres à<br />
différentes échelles de temps et d’espace, c’est la manière dont les créations antérieures ont<br />
une influence préformatrice sur les créations futures et c’est, à l’inverse, la manière dont les<br />
créations ultérieures retranscrivent les créations antérieures. Nous avons quitté le domaine de<br />
l’histoire – où il importe de savoir « ce qui s’est vraiment passé » – pour aborder celui de la<br />
mémoire, où il importe de savoir quel impact ont les événements du passé.<br />
Effectivement, « l’historien qui part de là cesse d’égrener la suite des événements<br />
comme un chapelet ». Il devient désormais évident que le lieu des événements du passé n’est<br />
pas exclusivement le moment du temps auquel ils se sont produits. C’est toute la démarche<br />
historique qui se trouve bouleversée par ce changement de perspective, que l’archéologie rend<br />
particulièrement évident. Aussi, alors que l’approche historiciste conventionnelle fonctionne<br />
par addition, l’approche archéologique nouvelle est destinée à fonctionner par construction :<br />
les créations archéologiques ne sont plus les maillons nécessaires d’une vaste chaîne<br />
unilinéaire d’événements, mais elles deviennent au contraire le noeud d’une immense<br />
diversité de connexions possibles, qu’il devient urgent d’explorer. Elles offrent, comme le dit<br />
Benjamin, « cette chance de faire sortir par effraction du cours homogène de l’histoire une<br />
époque déterminée » 337 . En effet, dès lors que l’on a reconnu leur statut de mémoire<br />
matérielle, les <strong>vestiges</strong> archéologiques échappent désormais à ce « cours homogène de<br />
l’histoire » dans lequel l’approche historiciste traditionnelle cherche à les canaliser : ici,<br />
l’histoire événementielle, unilinéaire, perd tout sens. Le travail de l’historien, ou plus<br />
spécifiquement encore de l’archéologue, devient la recherche de ces correspondances à<br />
travers le temps et non plus exclusivement la laborieuse reconstruction de la succession des<br />
événements du passé.<br />
L’à présent<br />
Si le lieu temporel des événements archéologiques du passé n’est plus seulement le<br />
moment du temps où ils ont été produits, où est-il donc ? La réponse à cette question est<br />
déroutante, pour notre sens commun : ce lieu est partout et nulle part à la fois, ou encore les<br />
créations archéologiques ignorent le temps tout en étant fondamentalement le produit. En fait,<br />
il apparaît que le lieu temporel des créations archéologiques est dans le présent, au sens de<br />
l’actuel ou de l’à présent. Là encore, il faut que nous nous détachions de cette perspective<br />
unilinéaire, ou historiciste, du temps de l’histoire pour considérer la mémoire que<br />
construisent, dans la longue durée, les connexions des créations archéologiques. Comme on<br />
l’a vu précédemment, chaque création archéologique – qu’il s’agisse d’un objet, ou d’une<br />
construction – doit trouver sa place. A ce titre, elle est le résultat d’une négociation entre<br />
l’ancien et le nouveau, ou entre l’existant et « l’à venir ». C’est le contenu de cette<br />
configuration qui donne leur identité particulière aux créations archéologiques et c’est parce<br />
que ce contenu est sans cesse modifié (par le vieillissement et la disparition, ou par le<br />
renouvellement et le changement) que l’identité des créations archéologiques est instable, en<br />
d’autres termes, qu’elle évolue. Le lieu de cette négociation est dans la temporalité du<br />
moment où elle a lieu dans la mesure où celle-ci joue comme un « à présent ». Plus encore, on<br />
pourrait dire que les créations archéologiques sont repétées (il faut réparer les constructions,<br />
les réaménager ou les remplacer) dans la mesure où cet « à présent » est sans cesse<br />
recommencé, qu’il est toujours identique et jamais le même. Nous avons vu que nous aussi<br />
337 Thèses sur le concept d’histoire, XVII (BENJAMIN, 2000: 441).<br />
179
nous nous trouvons dans une relation avec les <strong>vestiges</strong> archéologiques qui se joue au présent.<br />
Non seulement les restes archéologiques sont découverts dans notre présent, mais c’est surtout<br />
dans leur rapport à notre présent que se construit le sens qu’ils prennent pour nous. Ainsi, les<br />
les charniers du XX ème siècle, par exemple, sont fondamentalement de même nature que ceux<br />
des périodes plus anciennes, mais les réponses que nous cherchons à y trouver sont<br />
particulières à la relation que nous entretenons, ici et maintenant, avec les événements du<br />
passé auquel ils se rattachent. Nous leur trouverons demain d’autres significations, non pas<br />
tant parce que nous les interpréterons autrement que parce que de nouveaux événements<br />
seront venus les connecter à des processus historiques que nous ne connaissons pas encore.<br />
C’est pourquoi nous recherchons aujourd’hui dans les charniers d’ex Yougoslavie l’identité<br />
des personnes disparues ; alors que dans ceux contemporains de la Guerre des Gaules, nous<br />
cherchons plutôt à observer l’impact du processus de romanisation. Là encore, c’est dans l’à<br />
présent – le nôtre, aujourd’hui, et demain celui des archéologues qui nous succéderont – que<br />
les restes archéologiques du passé prennent signification, comme mémoire. Ainsi, et comme<br />
le souligne Benjamin, « l’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps<br />
homogène et vide, mais le temps saturé d’à-présent » 338<br />
A tout moment du temps, les restes du passé fonctionnent donc comme une mémoire au<br />
présent. Dire non seulement que des fragments physiques du passé sont inclus dans la<br />
matérialité du présent mais qu’ils continuent aussi à jouer dans « l’à présent », c’est ouvrir la<br />
possibilité d’une réévaluation fondamentale de la notion d’histoire ; plus exactement, c’est se<br />
donner les moyens d’une autre compréhension des processus d’évolution à l’œuvre dans le<br />
temps de l’histoire. Car le futur ne se construit pas de manière unilinéaire à partir<br />
d’innovation pure, comme laisse à l’entendre l’appréhension historiciste du temps, ne seraitce<br />
que parce que le présent est « plein » de passé – conscient ou inconscient, reconnu ou non<br />
reconnu, mais actif – le futur se construit conditionné par l’actuel : on voit bien, grâce à<br />
l’archéologie, que c’est la capacité des entité archéologiques du passé à être toujours<br />
présentes qui leur permet de se maintenir et de se transformer dans le temps. Aussi, si le<br />
présent est rempli de passé, l’inverse est vrai également : l’actuel n’est pas seulement ce qui<br />
est en train d’arriver en ce moment même, mais au contraire ce qui se reproduit depuis<br />
toujours : c’est le vieillissement de la matière, l’usure des lieux, l’empreinte des corps dans<br />
l’espace ; en bref l’effet de la vie sans cesse recommencée qui prend forme dans le présent<br />
sous nos yeux, comme dans tous les présents qui nous ont précédé et qui viendront après<br />
nous. En sorte que le présent, loin de porter la marque du changement ininterrompu, porte<br />
bien plutôt celle de « l’éternel retour du même », toujours semblable à lui-même dans sa<br />
diversité et son unicité. Comme le dit Benjamin, l’ensemble du temps est effectivement<br />
« saturé d’à présent ». Car c’est bien d’une autre appréhension du passé dont il est question<br />
ici ; c’est bien comme le souligne Benjamin « l’expérience unique de la rencontre avec le<br />
passé » 339 qu’il s’agit de recueillir dans chaque moment du temps dont nous trouvons les<br />
restes archéologiques. « Faire œuvre d’historien, précise-t-il, ne signifie pas savoir « comment<br />
les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit<br />
à l’instant du danger. » 340<br />
L’ouverture du temps<br />
338 Thèses sur le concept d’histoire, XIV (BENJAMIN, 2000: 439).<br />
339 Thèses sur le concept d’histoire, XVI (BENJAMIN, 2000: 441).<br />
340 Thèses sur le concept d’histoire, VI (BENJAMIN, 2000: 431).<br />
180
L’idée maîtresse de Benjamin est que le présent comme « à présent » (Benjamin utilise<br />
le terme allemand de « Jetzzeit ») porte en lui la capacité de mettre à tout instant le moment<br />
présent en communication avec un moment quelconque du passé. Toutes les potentialités de<br />
devenir sont donc réunies dans l’instant présent, dans la mesure où le devenir est aussi un<br />
retour sur le passé, comme remémoration du passé ou réévaluation de l’existant. C’est en ce<br />
sens qu’il faut comprendre la formule de Benjamin, qui dit que le présent est pénétré<br />
« d’éclats du temps messianique » : le temps messianique – c’est-à-dire ce temps par lequel<br />
tout peut arriver, dans l’instant – est ce temps « plein » de la mémoire, qui s’oppose au temps<br />
« vide » de histoire.<br />
L’entreprise de Walter Benjamin consiste à libérer le temps historique, à ouvrir la petite<br />
boîte dans laquelle le temps a été enfermé par l’historicisme. Car si le futur est ouvert à<br />
d’innombrables possibles, parce qu’il est réalisation, le passé l’est aussi, parce qu’il est<br />
mémoire. Chaque instant du présent s’ouvre à la fois sur une multiplicité d’avenirs possibles,<br />
comme sur une diversité d’histoires probables ; il est fondamentalement construction. Il est<br />
faux, dans ces conditions, de considérer qu’il n’est qu’une seule histoire nécessaire. Nous ne<br />
savons pas quelles conséquences auront dans le futur nos choix et nos actes de production de<br />
créations archéologiques, ni à quelles échelles de temps ces conséquences se développeront.<br />
C’est donc à une résistance contre les schémas historiques traditionnels que nous invite<br />
Walter Benjamin, en même temps qu’à une (re)lecture de l’histoire, qui doit être prise, selon<br />
ses propres termes, « à rebrousse-poil » 341 . Il s’agit là d’une approche en définitive très<br />
perturbante, car elle amène à renverser notre compréhension de l’histoire et du passé, en ne<br />
prenant plus comme point de départ – ou d’appui – le passé, mais le présent lui-même, cet<br />
endroit où nous nous tenons et dans lequel se tient également le temps. Pour les historiens, ou<br />
d’une manière générale pour ceux qui se définissent comme les spécialistes du passé, cette<br />
démarche est exaspérante, parce qu’elle inverse notre rapport au temps et parce que, ce<br />
faisant, elle renverse ce que nous prenions pour l’ordre, à proprement parler, des choses.<br />
La pensée de l’histoire de Benjamin, telle qu’il la formule face à la « crise de la culture<br />
moderne » est chargée d’implications directes pour l’archéologie, car, à l’instar de la<br />
démarche archéologique, l’approche de Benjamin se développe à partir d’un travail sur la<br />
matérialité des <strong>vestiges</strong>, qui témoignent de l’histoire. Radicale, la démarche de Benjamin<br />
conduit à poser les termes de l’aternative suivante :<br />
- Ou bien on considère que l’archéologie fonctionne au fond comme une sorte de<br />
« para-histoire » ; elle restitue des séquences typo-chronologiques, qu’elle ordonne dans le<br />
temps pour restituer des phases culturelles et des processus de civilisation : dans ce cas,<br />
l’archéologie traite du passé en lui-même et n’a rien à faire du présent, qui ne concerne<br />
pas l’archéologie, car celui-ci est fondamentalement de nature non-archéologique. C’est<br />
l’approche traditionnelle et, en quelque sorte, officielle de la discipline. Or, c’est<br />
précisément cette approche du passé que dénonce Benjamin sous le terme d’historicisme.<br />
- On bien, on considère que ce qui est en question dans l’archéologie, c’est la<br />
mémoire matérielle du passé et que la démarche archéologique consiste à étudier la<br />
construction de cette mémoire, à travers le temps. Dans ce cas, le présent, comme « à<br />
présent », devient le lieu central de l’interprétation du passé. C’est précisément l’approche<br />
que préconise Benjamin à propos de l’histoire et ce type de démarche qui a permis aux<br />
géologues et aux paléontologues de faire sauter le temps historique bloqué qui continue à<br />
341 « … l’historien matérialiste, écrit Benjamin, se donne pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil ».<br />
Thèses sur le concept d’histoire, VI (BENJAMIN, 2000: 433).<br />
181
peser sur l’archéologie.<br />
Ce renversement de perspective qu’introduit la pensée de Benjamin sur l’histoire est<br />
dérangeant parce que celui-ci met en cause des notions qui jouent un rôle fondamental dans<br />
notre appréhension traditionnelle – c’est-à-dire moderne au sens de Bruno Latour 342 – du<br />
monde et des hommes autour de nous. Dans la mesure où l’une des spécificités de la tradition<br />
occidentale moderne est de « mettre en histoire » la nature et les hommes, les notions qui<br />
définissent le devenir historique sont essentielles : ce sont des fondements qui doivent rester<br />
cachés et auxquels personne ne doit pouvoir toucher. Or, si, comme le souligne Benjamin,<br />
c’est cette vision historiciste du monde qui conduit aux catastrophes du XX ème siècle – ou qui,<br />
au moins, les rend possibles – alors le renversement de l’historicisme est non seulement une<br />
nécessité pour une juste compréhension de l’histoire ; c’est également une obligation pour le<br />
rétablissement de notre humanité.<br />
342 LATOUR (1991).<br />
182
Chapitre X :<br />
Une biologie des formes<br />
Aby Warburg : Enfants d’Oraïbi (Arizona) attendant le début de la danse humiskatcina (1896).<br />
183
Journal d’un fou<br />
Une biologie des formes<br />
Ils attendent le début de la danse. « Graves et attentifs », ils regardent le petit œil de<br />
verre et de métal pointé sur eux, et, derrière lui, l’étrange homme blanc vêtu d’épais habits<br />
noirs qui les vise avec sa boîte. Les tous petits, devant, ne l’ont pas vu ; ils jouent dans la<br />
poussière éclaboussée de la lumière blanche du soleil, assis par terre, « comme des petits<br />
sauvages » dirait-on. Les plus grands, au milieu, l’ont tous remarqué : serrés les uns contre les<br />
autres, ils regardent l’étranger qui est entré dans leur village, comme ils nous regardent nous,<br />
un peu incrédules, depuis leur monde disparu : un univers incroyablement pauvre et sec, fait<br />
juste de pierre et de terre. On sent bien que l’homme en noir les impressionne, avec son<br />
chapeau et sa grande moustache, et la chaîne de montre en or qui scintille sur son gilet ; mais<br />
ils n’en ont pas peur, comme si, pour eux, c’était lui qui n’était pas complètement réel. Lui<br />
voudrait bien leur parler, mais il ne les connaît pas et il ne sait pas leur langue. Alors il se<br />
contente de sourire, de son air un peu las, un peu absent. Il est venu jusqu’ici, à deux jours de<br />
pistes désertiques de la dernière gare américaine, depuis l’Europe. Il s’appelle Aby Warburg<br />
et est supposé être un spécialiste de l’art de la Renaissance, en Allemagne. Il est perdu au fond<br />
de l’Arizona. Il est fou.<br />
Warburg est riche. Dans la famille, tout le monde est banquier, à Hambourg et à New<br />
York. Son frère aîné lui a promis, quand ils étaient enfants, qu’il n’aurait jamais à travailler et<br />
qu’il lui achèterait tous les livres qu’il voudrait. Il a tenu parole : Au cours de sa vie, Aby en a<br />
amassé plus de 80 000. Il est déjà sujet à des phobies et des angoisses : pendant l’hiver<br />
précédent, dans les gorges de la Mesa Verde, au Colorado, il était obsédé à l’idée d’attraper<br />
une pneumonie 343 , parce qu’il considérait que lors de l’épidémie de choléra à Hambourg, il<br />
n’avait « pas tenu bon comme (s)on frère et la famille de (s)a chère épouse 344 ». La spécificité<br />
de la maladie mentale de Warburg, qui devait éclater avec la Guerre de 1914-1918, ne réside<br />
pas tant dans ces terreurs irrationnelles que dans le fait que celles-ci prennent littéralement<br />
corps pour lui, et ce malgré lui. De ce point de vue, la carte qu’il a dessinée de la région de la<br />
Mesa Verde à l’occasion de son voyage de 1895, et dans laquelle il a minutieusement indiqué<br />
chaque bivouac, chaque halte pour manger, a déjà une allure pathologique : Warburg a<br />
représenté le paysage sous la forme de son réseau de ravins, dont la structure arborescente<br />
rappelle directement celle des poumons ; l’ensemble évoquant une sorte de carcasse écorchée<br />
d’où transparaissent les côtes 345 .<br />
343<br />
Dans ses Ricordi, il écrit à la date du 8 décembre 1895, à l’occasion de sa visite des ruines troglodites<br />
indiennes de Mancos, au Colorado : « Pneumonie » (mon obsession) » (WARBURG, 2003 : 137).<br />
344<br />
Notes inédites d’Aby Warburg pour sa conférence de Kreuzlingen sur le « rituel du serpent » (1923), cité<br />
dans MICHAUD, 1998 : 254.<br />
345<br />
DIDI-HUBERMANN, 2002 : 134-136 et fig. 13.<br />
184
Lorsqu’il se rend au printemps 1896 en Arizona, pour visiter les villages indiens<br />
pueblos du Sud-ouest des Etats-Unis, Warburg se sent, dit-il, comme « un sismographe de<br />
l’âme » qui fonctionnerait « sur la ligne de partage entre les cultures », oscillant entre sa<br />
culture familiale d’origine juive, sa culture personnelle d’Allemagne du nord et sa culture<br />
intellectuelle centrée sur l’Italie de l’Antiquité et de la Renaissance. Il dira plus tard qu’il s’est<br />
senti alors « poussé vers l’Amérique », parce qu’elle constituait à ses yeux « un objet mis au<br />
service d’une cause supra-personnelle, pour y connaître la vie dans sa tension entre les deux<br />
pôles qui sont l’énergie naturelle, instinctive et païenne, et l’intelligence organisée 346 ».<br />
Intellectuellement, Warburg sait bien, comme il le dira dans sa conférence de 1923 à la<br />
clinique Bellevue de Kreutzlingen (Suisse) – où il est soigné par Ludwig Binswanger pour<br />
schizophrénie depuis 1921 –, que cette « tension » ou ce « clivage » est à proprement parler<br />
un symptôme de l’ordre de la folie, une « contradiction interne… schizoïde 347 ». La<br />
comparaison avec le sismographe n’est pas une simple métaphore pour lui ; elle est réelle ou,<br />
en tout cas, il la vit réellement au moment de ses crises, quand la réalité s’empare de lui,<br />
comme d’un objet. Il peut alors tout voir, tout connaître d’un seul coup en même temps, parce<br />
que la réalité – réelle ou imaginaire, la différence n’a désormais plus de sens – passe au<br />
travers de lui ; elle passe par lui. Comme l’aiguille du sismographe qui, au moment des<br />
tremblements de terre, tressaute nerveusement sur la bande enregistrante, Warburg est<br />
travaillé, en corps et en esprit, par cette tension qu’il ressent à l’intérieur de lui-même comme<br />
une déchirure et qui, indique-t-il, oppose « l’instinct » à « l’inhibition », la puissance<br />
« magique » à « la logique destructrice » 348 . Cette perception de la réalité n’a rien d’une idée,<br />
ou d’une interprétation, au sens commun où nous – qui ne sommes pas fous – l’entendons : la<br />
circonscrire par des mots et des images est pour Warburg un moyen de s’en défendre, de<br />
maintenir cette tension dévastatrice à distance. Aussi, lorsqu’il présente, en 1923, à la clinique<br />
de Kreutlingen sa fameuse conférence sur le « rituel du serpent » des indiens Pueblos,<br />
Warburg souligne qu’il ne veut pas qu’on la considère comme une communication<br />
scientifique présentant de quelconques résultats de recherches, mais, souligne-t-il, comme<br />
« les confessions désespérées d’un homme qui cherche à se délivrer de son état de captivité,<br />
une tentative d’élévation spirituelle au dessus de (Warburg a corrigé ensuite en : dans) la<br />
compulsion de liaison par incorporation réelle ou imaginaire 349 ». Warburg voudrait échapper<br />
à cette tension qui sature la réalité d’une vibration insoutenable et sur laquelle le grand<br />
partage conventionnel, celui qui sépare le réel de l’imaginaire, ou la vérité de l’invention, n’a<br />
absolument aucune prise. Le voyage chez les indiens Pueblos et leur « rituel du serpent » lui<br />
ont révélé que les créations culturelles, dans toutes les sociétés passées et présentes, sont de<br />
nature sismographique : les représentations – ou plus exactement les images, les formes – sont<br />
fondamentalement, écrit-il, « un produit biologiquement nécessaire entre la religion et la<br />
pratique de l’art 350 ». Le tracé en zig-zags du corps stylisé du serpent-éclair qui, chez les<br />
Indiens Pueblos, relie le ciel et la terre, est pour lui une figure sismographique. A<br />
Kreutzlingen, l’écriture même de Warburg – qui se met soudain à courir en tressautant en<br />
travers des pages, ou qui se trouve brusquement traversée d’éclairs analogues au corps en zigzags<br />
des serpents hopis – devient sismographique 351 . « Au secours ! » écrit Warburg le 8 août<br />
346 MICHAUD, 1998 : 282.<br />
347 WARBURG, 2003 : 60.<br />
348 Warburg écrit dans ses notes inédites pour sa conférence de Kreuzlingen sur le « rituel du serpent » de 1923<br />
que, pour lui, «les images et les mots » sont « un moyen de se défendre contre le tragique de la tension (variante :<br />
du clivage) entre l’instinct (ajouté : magique) et l’inhibition (variante : la logique destructrice) » (Cité dans<br />
MICHAUD, 1998 : 250).<br />
349 WARBURG, 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 250.<br />
350 WARBURG, 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 250.<br />
351 Journal de Kreutzlingen , reproduit dans DIDI-HUBERMANN, 2002: fig. 79-80.<br />
185
1923 sur la page de garde du manuscrit de la conférence sur le « rituel du serpent » alors qu’il<br />
est en train d’essayer de le rédiger 352 .<br />
Les œuvres posthumes de Warburg, qui devaient être éditées par l’historien de l’art<br />
Ernst Gombrich en un « grand livre » en plusieurs volumes, ne furent jamais publiées.<br />
Gombrich écrivit à la place une « Biographie intellectuelle » d’Aby Warburg, qui a été<br />
imprimée en langue anglaise en 1970 353 . L’ouvrage tentait de (re)donner une légitimité<br />
intellectuelle à la contribution de Warburg à la constitution de l’histoire de l’art<br />
contemporaine, au prix de l’élimination d’une masse considérable de documents, considérés<br />
par Gombrich comme relevant de la catégorie du déchet. Certains des textes inédits les plus<br />
importants de Warburg sont restés non publiés pendant très longtemps. Ainsi, le texte du<br />
« Rituel du serpent » n’a été publié en Allemand qu’en 1988 354 . Sa traduction française a du<br />
attendre la toute fin des années 1990 et le début des années 2000 355 , quand la portée<br />
véritablement révolutionnaire de l’approche de l’histoire de l’art selon Aby Warburg est<br />
devenue évidente. Il n’en demeure pas moins qu’on se sait toujours pas comment, réellement,<br />
négocier avec la folie de Warburg. Gombrich a transformé le projet initial d’étude<br />
« sismographique » des formes et des images selon Warburg en une « iconologie » de laquelle<br />
toute la dimension pathologique « schizoïde » warburguienne a été soigneusement gommée.<br />
Les collages schizophéniques d’images, que Warburg avait réalisés pour son recueil des<br />
représentations iconographiques de l’art antique et de la Renaissance, son gigantesque projet<br />
inachevé de Bilderatlas Mnemosyme, n’ont jamais trouvé de postérité : en réalité, seul l’esprit<br />
torturé et inquiet de Warburg était capable de reconnaître les détails de formes pertinents dans<br />
des figurations d’époques et de styles différents, qui étaient la preuve, selon lui, de la<br />
répétition de cette réponse « sismographique » aux tensions primitives auxquelles était<br />
soumise, depuis l’origine, la production des images et des formes 356 . A l’inverse, la tentation<br />
est grande, chez les éxégètes les plus récents, de raccorder les considérations de Warburg à<br />
une tradition d’idées fondamentalement académique et dans laquelle, enfin normalisées, elles<br />
trouveraient naturellement leur place. Pour ma part, je pense qu’il faut prendre les idées de<br />
Warburg comme elles sont : pathologiques, délirantes, mais en même temps<br />
extraordinairement perspicaces et fécondes.<br />
L’image comme symptôme, les formes comme palimpseste<br />
Qu’allait donc faire Warburg chez les Indiens Pueblos ? « J’étais sincèrement dégoûté,<br />
écrira-t-il à Kreuzlingen – « encore sous opium » -, de l’histoire de l’art esthétisante. Il me<br />
semblait que la contemplation formelle de l’image – qui ne la considère pas comme un produit<br />
biologiquement nécessaire entre la religion et la pratique de l’art (ce que je ne compris que<br />
plus tard) – donnait lieu à des bavardages si stériles qu’après mon voyage à Berlin en été 1896<br />
je cherchai à me reconvertir dans la médecine 357 ». C’est précisément cela que Warburg part<br />
aller voir directement, dans le Sud-ouest des Etats-Unis : la fabrique de l’image, comme<br />
352<br />
WARBURG, 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 249.<br />
353<br />
GOMBRICH, 1970.<br />
354<br />
WARBURG, 1988.<br />
355<br />
MICHAUD, 1998 ; WARBURG, 2003.<br />
356<br />
WARBURG, 1927-1929 ; SAXL, 1930. Sur la fin de sa vie, Warburg a résumé ainsi sa démarche : « Souvent,<br />
il me vient à l’esprit que, en tant que psycho-historien, je cherche à établir la schizophrénie de la civilisation<br />
occidentale à partir de ses images par un réflexe autobiographique : la nymphe extatique (maniaque) d’un côté,<br />
et le dieu fluvial mélancolique (dépressif) de l’autre. » (Journal, 3 avril 1929, cité dans GOMBRICH, 1970 :<br />
303).<br />
357<br />
Manuscrit du 14 mars 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 254.<br />
186
ésultat d’un processus de médiation - pour reprendre la terminologie de Bruno Latour – qui<br />
s’exerce dans le champ de tension produit par la relation dialectique d’un pôle des<br />
représentations s’opposant à un pôle des pratiques. Ce qui l’intéresse chez les Indiens<br />
Pueblos, c’est leur « rituel du serpent », une cérémonie de danses collectives destinée à attirer<br />
la fécondité sur la Terre par l’appel à des serpents vivants, qui reproduit, pour Warburg, les<br />
processions dyonisiaques de l’Antiquité classique. Il veut s’y confronter.<br />
Cette position, qui consiste à considérer, par delà les ruptures du temps et de l’espace,<br />
les Grecs de l’Antiquité et les Indiens Pueblos de la fin du XIX ème siècle comme des<br />
« cousins » 358 , est fondamentalement hérétique pour l’histoire de l’art conventionnelle, car elle<br />
est anachronique. Sacrilège, elle l’est également pour toutes les disciplines historiques<br />
traditionnelles – dont, bien sûr, l’archéologie – qui sont fondées sur une approche historiciste<br />
du passé : il est insensé de dire que deux périodes différentes du temps sont voisines parce<br />
qu’il est évident qu’elles ne peuvent pas communiquer entre elles. Il est plus scandaleux<br />
encore de prétendre que deux cultures éloignées (l’une « sauvage » ou « primitive », l’autre<br />
représentant de surcroit la quintessence de la civilisation) appartiennent à la même famille, car<br />
elles sont situées à des endroits différents de la trajectoire du développement de la civilisation<br />
et, là encore, elles sont étrangères l’une à l’autre. Selon un postulat fondamental formalisé à<br />
l’origine par Winckelmann 359 , les civilisations, ou les cultures, sont censées trouver toutes<br />
entières leur identité par l’Histoire ; elles n’existent que parce qu’elles possèdent un lieu bien<br />
à elles dans le temps et dans l’espace. A cela, Warburg oppose une critique radicale de<br />
l’histoire de l’art, comme de l’histoire traditionnelle en général. Pour lui, il ne s’agit là que<br />
d’approches superficielles, qui se bornent à décrire l’apparence formelle des « œuvres » du<br />
passé, et qui ne sont qu’un commentaire de ce qui a été dit ou représenté : à ce titre, la<br />
démarche conventionnelle d’histoire des civilisations est stérile, dans la mesure où elle est<br />
incapable d’atteindre le niveau du sens des créations des sociétés du passé et où, en<br />
conséquence, elle n’est qu’un bavardage d’apparence savante.<br />
Qu’est-ce qui autorise donc Warburg à tenir un tel discours déraisonnable ? Il s’agit<br />
d’un fait fondamental, que cette approche séquentielle des civilisations tend à évacuer : je<br />
veux parler des survivances. Dans l’art de la Renaissance, par exemple, ce n’est pas<br />
simplement une figure ou un type de motif qui sont reproduits ou imités à partir de ceux de<br />
l’Antiquité ; ce sont, souligne Warburg, des thèmes de représentation issus du paganisme<br />
antique qui sont réactualisés dans la culture chrétienne du XVI ème siècle et qui, ce faisant,<br />
accèdent à une nouvelle existence et connaissent alors une « vie posthume » (Nachleben). Les<br />
cultures ou les civilisations communiquent donc entre elles à travers le temps et l’espace; elles<br />
se répondent les unes aux autres par l’intermédiaire d’un processus de réévaluation, ou de<br />
recomposition, de schèmes qui leurs sont communs, dans la mesure où elles sont exposées à<br />
des tensions similaires. En ces sens, les créations culturelles ne sont pas à prendre comme de<br />
simple images – simples ou complexes, grossières ou élaborées, agréables ou désagréables –<br />
mais comme les éléments d’une mémoire développée dans la longue durée des civilisations.<br />
Est-ce parce que l’esprit de Warburg est dérangé ? En tout cas, Aby Warburg touche,<br />
avec son obsession pour la reconnaissance des survivances de l’ancien dans l’actuel, un aspect<br />
essentiel des représentations culturelles ou, plus généralement, des manifestations<br />
matérielles : il s’agit de l’idée selon laquelle ces réalisations ne sont pas à prendre, à<br />
358 Warburg écrit sur la page de titre de son manuscrit du « rituel du serpent » : « C’est un vieux livre à<br />
feuilleter : Athènes, Oraïbi : rien que des cousins » (cité dans MICHAUD, 1998 : 249).<br />
359 WINCKELMANN, 1781.<br />
187
proprement parler, comme des témoignages, mais bien davantage comme des symptômes.<br />
Qu’entend donc Warburg par là ? Pour lui, les sculptures de l’Antiquité, les peintures de la<br />
Renaissance ou encore les rites collectifs des Indiens des pueblos américains ne sont pas une<br />
simple expression de l’identité culturelle particulière des peuples ou des périodes historiques<br />
qui les produisent. C’est parce qu’on les réduit traditionnellement à n’être qu’une illustration<br />
des représentations culturelles des collectivités qui les développent que l’histoire de l’art<br />
conventionnelle s’embourbe dans une démarche esthétisante forcément stérile. Warburg ne<br />
veut pas de cette perception qui vide les créations culturelles de leur sens intrinsèque et que<br />
Benjamin qualifiera d’historiciste. Ce qui intéresse Warburg ce n’est pas tant ce que<br />
représentent ou disent ces créations que ce à quoi elles servent, ce qu’elles ont pour objectif<br />
de réaliser. A toutes les époques, les créations culturelles ne sont pas gratuites, car elles sont<br />
le produit d’un champ de tension aux extrémités duquel s’opposent, selon Warburg,<br />
« l’instinct » et « l’intelligence », la « contemplation » et la « pensée », ou, plus généralement,<br />
le « cosmos » à l’état de nature et la « civilisation ». C’est parce que les créations culturelles<br />
fonctionnent comme des représentations permettant aux sociétés qui les mettent en œuvre<br />
d’intercéder auprès de ces forces contradictoires et de se les concilier qu’elles traversent le<br />
temps et que leurs formes survivent. Si, souligne Warburg, on trouve les mêmes contextes de<br />
représentation du serpent dans l’Antiquité gréco-romaine et dans la culture des Indiens<br />
pueblos, c’est non pas que celui-ci a chez les uns et chez les autres la même signification<br />
culturelle, mais c’est parce que l’appel à la figure du serpent vise à répondre aux mêmes types<br />
de tensions. Ici se trouve la raison fondamentale de l’importance radicale qu’a eu pour<br />
Warburg son voyage chez les Indiens Pueblos. C’est leur rencontre qui, en venant percuter<br />
son savoir des représentations de l’Antiquité et de la Renaissance, lui a permis, écrit-il, de<br />
« voir très nettement (…) l’identité ou plutôt l’indestructibilité de l’homme primitif qui<br />
demeure éternellement le même à toutes les époques 360 »<br />
L’image comme symptôme et non pas comme témoignage : ce n’est pas à l’apparence<br />
de la forme – à son style, ou à son caractère – que Warburg s’intéresse mais à ce qu’il appelle<br />
son « squelette hiéraldique ». Ce « squelette hiéraldique de la forme », il le reconnaît dans la<br />
structure des motifs de « l’ornementation » (car elle n’en est pas une) des céramiques hopis.<br />
Leur « décor » de motifs géométriques qui représentent le ciel et la terre reliés par les<br />
serpents-éclair qui apportent la pluie est là non pas tant pour représenter quelque chose que<br />
pour le signifier. De même, la reproduction de ce « décor », qu’on trouve décliné sous<br />
diverses variantes, vise non pas tant à répéter qu’à transmettre cette signification. Ce qui se<br />
perpétue, dans le temps, ça n’est donc pas exactement une forme, à proprement parler, mais<br />
un squelette de forme ; de même c’est plus exactement une composition de symboles –<br />
comme sur les blasons médiévaux – qu’une figure spécifique qui se trouve représentée de<br />
manière variable. Parce qu’elle est symptôme, la forme est instable. Elle est, comme le dit<br />
Warburg, le résultat d’un « compromis entre image et signe, entre image-reflet réaliste et<br />
(image-)écriture » Comme dans la hiéraldique, ce compromis opéré entre des formes de<br />
représentation aussi opposées les unes aux autres consiste nécessairement en une composition<br />
d’éléments hétérogènes ; comme le souligne l’anthropologue Carlo Severi, les créations<br />
culturelles sont fondamentalement des chimères ou, plus précisément, des « objetschimère<br />
» 361 . Warburg ne va pas, comme avant lui Tylor au Mexique 362 , contempler ce qui<br />
survit de primitif, ou de supposé originel, chez les Indiens Pueblos du Sud-ouest des Etats-<br />
Unis, avant qu’ils ne soient complètement et définitivement occidentalisés. Il voit au contraire<br />
dans la culture indienne contemporaine un « matériel contaminé », et surtout stratifié : « le<br />
360 WARBURG, 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 255.<br />
361 SEVERI, 2003 : 78-85.<br />
362 TYLOR, 1871.<br />
188
fond originel américain, écrit-il à propos des indiens du Sud-Ouest, est recouvert depuis la fin<br />
du XVI ème siècle par une couche d’éducation confessionnelle hispano-catholique, dont<br />
l’influence s’interrompit brutalement à la fin du XVII ème siècle (…). Puis vint une troisième<br />
couche, celle de l’éducation nord-américaine, qui recouvre le tout 363 » Ainsi, Warburg<br />
s’intéresse à la culture indienne de son temps comme à un matériau composite ; ce qu’il veut<br />
observer c’est non seulement l’effet de superposition, comme processus additionnel, mais<br />
c’est aussi, et peut-être surtout, comment l’ancien et l’actuel continuent à jouer dans<br />
l’épaisseur de la surimposition des « couches » culturelles. De cette stratification, Warburg dit<br />
qu’elle constitue « l’objet le plus difficile qu’on puisse imaginer », car elle n’est pas autre<br />
chose qu’un « palimpseste, dont le texte – même si on le met au jour – est contaminé 364 ».<br />
Instables, hétérogènes, contaminées, les créations culturelles durent tant qu’agit la<br />
tension de forces dans laquelle elles sont prises. Lorsque ces forces sont dominées réellement,<br />
c’est-à-dire lorsqu’elles perdent leur puissance agissante, les images meurent d’elles-mêmes,<br />
car elles perdent leur raison d’être. C’est précisément ce qui tue les Indiens, ou plus<br />
exactement ce qui les acculture. Ainsi que l’écrit Warburg :<br />
« Dans une rue de San Francisco, j’ai pu prendre un instantané de l’homme qui a<br />
triomphé du culte du serpent et de la peur de l’éclair, l’héritier des habitants primitifs<br />
et du chercheur d’or qui a éliminé l’Indien. C’est l’oncle Sam, coiffé d’un haut de<br />
forme, marchant fièrement dans la rue et passant devant un édifice circulaire néoclassique.<br />
Un câble électrique est tendu au dessus de son chapeau. Dans ce serpent de<br />
cuivre d’Edison, il a dérobé l’éclair à la nature. (…) Le télégramme et le téléphone<br />
détruisent le cosmos. La pensée mythique et la pensée symbolique, en luttant pour<br />
donner une dimension spirituelle à la relation de l’homme à son environnement, ont<br />
fait de l’espace une zone de contemplation ou de pensée, espace que la communication<br />
électrique instantanée anéantit. » 365<br />
La typologie archéologique : une biologie des formes ?<br />
Le philosophe italien Georgio Agamben a dit, en reprenant une remarque de Robert<br />
Klein 366 , que le travail d’Aby Warburg consistait à créer une discipline « qui, à l’inverse de<br />
tant d’autres, existe, mais n’a pas de nom », ou, précise-t-il encore, « une science sans nom »,<br />
une « discipline innommée 367 ». De quoi s’agit-il ? Sans qu’il en ait conscience – Warburg est<br />
historien de l’art, pas archéologue – Aby Warburg ressuscite pour un court moment un rêve<br />
mort-né de l’archéologie préhistorique, et issu de la rencontre manquée de la typologie<br />
préhistorique et de l’évolutionnisme darwinien, dans les années 1870. C’est déjà la question<br />
de l’apparition de la forme comme une nécessité en quelque sorte de nature biologique, pour<br />
reprendre l’expression de Warburg, sur laquelle s’interrogent les préhistoriens qui tentent de<br />
restituer la logique d’évolution des objets archéologiques : quels types de contraintes,<br />
précisément, conditionnent le développement des caractères morphologiques ou stylistiques<br />
des créations de la culture matérielle du passé ? Dit autrement, qu’est-ce qui assure la<br />
pérennité de telles innovations et qu’est-ce qui garantit leur transmission dans le temps, en<br />
quelque sorte d’une génération d’objets à une autre?<br />
363<br />
WARBURG 2003 : 60.<br />
364<br />
WARBURG, 1923, cité dans MICHAUD, 1998 : 257.<br />
365<br />
WARBURG, 2003 : 131-133.<br />
366<br />
KLEIN, 1970 : 224.<br />
367<br />
AGAMBEN, 2004 : 9.<br />
189
Comme on le sait, ce sont les archéologues scandinaves qui, à la suite de Thomsen et<br />
Worsaee, élaborent la chronologie des créations culturelles de la Préhistoire, principalement<br />
des âges des Métaux. Or, ces premiers observateurs sont frappés par l’existence d’une filiation<br />
manifeste des caractères morphologiques, ou stylistiques des objets, qui sont transmis, en se<br />
modifiant, dans le temps. Une fois établis, certains traits morphologiques ont ainsi tendance à<br />
se développer à mesure de leur reproduction sur les différents objets ou supports qui sont<br />
fabriqués au cours du temps. Qu’est-ce qui sous-tend cette évolution des matériaux<br />
archéologiques ? C’est l’archéologue suédois Hans Hildebrand qui, dès le début des années<br />
1870, met en parallèle l’évolution morphologique des artefacts archéologiques et l’évolution<br />
biologique des espèces vivantes reconstituée par la paléontologie. Mais, plus profondément,<br />
Hildebrand fait de ce rapprochement de la préhistoire avec la paléontologie le principe<br />
fondateur de l’élaboration du séquençage chronologique des objets préhistoriques. Pour<br />
Hildebrand, en effet, c’est l’évolution des caractéristiques techniques et stylististiques ou<br />
techniques des objets du passé qui permet de déduire la position de ces derniers dans le temps.<br />
Comme il l’écrit avec enthousiasme dans un opuscule consacré à la nouvelle discipline<br />
historique que constitue, selon lui, l’archéologie scientifique :<br />
« on peut appeler la nouvelle étape dans laquelle est entrée l’archéologie le « stade<br />
typologique ». Notre objectif est maintenant d’établir les types, de définir ceux qui<br />
sont caractéristiques de chaque région, de rechercher leurs affinités typologiques, et de<br />
reconstituer leur histoire (…) Sous l’influence de la combinaison de deux facteurs – le<br />
besoin pratique et le goût de l’artisan – de très nombreuses formes sont produites, dont<br />
chacune d’elles doit lutter pour sa propre existence : si l’une ne trouve pas ce dont elle<br />
a besoin pour se maintenir et disparaît, une autre prend sa place et produit une série<br />
complète de formes. S’il existe une seule science qui aujourd’hui a besoin de son<br />
Darwin, c’est l’archéologie comparée … 368 ».<br />
Déjà, chez Hildebrand, la création des formes est perçue comme l’effet d’une tension<br />
entre le besoin et l’invention, ou la tradition et l’innovation ; déjà la transmission des<br />
caractères est envisagée comme un processus de reproduction, au sens d’une nécessité<br />
biologique : chez les objets inanimés comme chez les espèces vivantes, rien ne peut se<br />
transmettre qui ne soit destiné à être viable. Dans le chef d’œuvre de sa vie, paru entre 1873 et<br />
1880, où il tente d’établir la première synthèse des nouvelles connaissances sur les « Peuples<br />
préhistoriques d’Europe », Hildebrand fait de cette biologie des objets la pierre angulaire de<br />
la nouvelle discipline de l’archéologie préhistorique :<br />
« Les étapes (du développement culturel de l’humanité) sont marquées par les types,<br />
qui correspondent aux espèces du monde vivant, bien qu’il ne s’agisse pas là des<br />
espèces telles qu’elles sont aujourd’hui (…), mais de celles telles qu’elles apparaissent<br />
en paléontologie, c’est-à-dire ordonnées chronologiquement. Cependant, la différence<br />
avec les séries paléontologiques est que, dans les séries historico-culturelles, il est plus<br />
facile de distinguer l’essor, l’apogée et l’effondrement. En conséquence, il est clair<br />
également que les types d’objets culturels (du passé) ne peuvent pas être aussi<br />
strictement individualisés que les espèces naturelles actuelles : on rencontre un très<br />
grand nombre de formes transitionnelles, mais on apprend progressivement à<br />
368 HILDEBRAND, 1873, cité dans GRÄSLUND, 1987 : 101 (ma traduction).<br />
190
distinguer certaines formes qui sont devenues constantes, alors que d’autres révèlent<br />
une fluctuation incertaine. 369 »<br />
Après Hildebrand, l’archéologue suédois Oscar Montelius est celui qui pousse le plus<br />
loin le rapprochement de la typologie préhistorique avec la paléontologie darwinienne.<br />
Conservateur du Musée des Antiquités nationales de Stockholm de 1868 à 1907, Montelius se<br />
consacre à l’étude des problèmes chronologiques de la Protohistoire européenne, à partir de<br />
l’étude des séries d’objets, qui sont conservées dans les collections des musées. Ainsi, dans un<br />
article de 1884 consacré aux « méthodes et matériaux de l’archéologie préhistorique »,<br />
Montelius rapproche explicitement l’archéologie préhistorique – et ici spécifiquement la<br />
typologie des matériaux archéologiques – des nouveaux développements des sciences<br />
naturelles, liés à la théorie de l’évolution :<br />
« La méthodologie de l’archéologie préhistorique a depuis toujours été comparable à<br />
celle des sciences naturelles. Comme ces dernières, celle-ci a également atteint<br />
aujourd’hui un nouveau stade. Les sciences naturelles ne se contentent plus désormais<br />
de décrire les différentes espèces (vivantes) et d’étudier leur existence. Elles tentent de<br />
découvrir quelles sont les connexions internes qui lient ces espèces les unes aux autres<br />
et de mettre en évidence comment ces espèces se sont développées les unes à partir des<br />
autres. Ce que l’espèce est aux sciences naturelles est ce que le type est à<br />
l’archéologie. » 370<br />
Comme Hildebrand, Montelius est convaincu que les objets archéologiques, en tant<br />
que créations culturelles, sont semblables aux espèces vivantes, prises comme créations<br />
biologiques. Comme les sciences naturelles, l’archéologie identifie et classifie des espèces<br />
d’objets ou de constructions du passé qui sont, dans le vocabulaire d’Hildebrand et de<br />
Montelius, les types archéologiques. Dans les deux cas, dans les sciences naturelles comme en<br />
préhistoire, la question centrale est désormais celle de l’histoire de ces créations ; il ne suffit<br />
pas de les décrire et de les classer, souligne Montelius , il est essentiel de comprendre la<br />
structure des relations morphologiques qui relient ces « espèces » ou ces « types » les uns aux<br />
autres et, par conséquent, d’appréhender la transmission de leurs caractères dans le temps.<br />
Fondamentalement, l’archéologique préhistorique et les sciences naturelles partagent donc,<br />
pour Montelius, le même programme. 371<br />
Dans un article de 1899 intitulé « La Typologie ou la théorie de l’évolution appliquée<br />
au travail humain », Montelius revient à nouveau sur cette mise en perspective de la démarche<br />
de l’archéologie préhistorique avec l’évolutionnisme darwinien, et précise quelle est la<br />
méthode de la préhistoire comme « biologie des formes » :<br />
« (l’archéologie préhistorique) ne considère plus désormais comme son seul objectif la<br />
description et la comparaison des antiquités de différents pays ainsi que l’étude de la<br />
vie dans ces régions dans un passé révolu. L’archéologie préhistorique tente à présent<br />
d’isoler les connexions internes qui existent entre les types et de montrer comment un<br />
369 HILDEBRAND, 1873-1880, cité dans GRÄSLUND, 1987 : 102 (ma traduction).<br />
370 MONTELIUS, 1884, cité dans GRÄSLUND, 1987 : 102 (ma traduction).<br />
371 L’archéologie préhistorique, écrit Montelius dans le même article, consiste en « une méthode qui n’est en rien<br />
différente de celle des sciences naturelles, si ce n’est qu’elle est appliquée non aux productions de la nature mais<br />
aux <strong>vestiges</strong> de la préhistoire de l’humanité. MONTELIUS, 1884 : 27, cité dans GRÄSLUND, 1987 : 102-103<br />
(ma traduction).<br />
191
type (d’objet), tout comme une espèce (animale), s’est développé à partir d’un autre.<br />
Nous appelons cette démarche typologie. » 372<br />
La méthode spécifique à l’archéologie préhistorique, c’est donc la typologie, au sens<br />
de l’étude de l’évolution des types constitués par les créations archéologiques. Montelius le dit<br />
clairement : ce n’est pas d’une typologie visant à définir quels types d’objets ou de<br />
constructions sont présents dans certaines régions aux différentes périodes du passé dont il<br />
s’agit. L’objectif de l’archéologie préhistorique est au delà de cela ; encore une fois elle n’a<br />
pas vocation à seulement décrire et comparer. La typologie est l’outil méthodologique qui<br />
permet d’élaborer cette biologie des formes qu’est destinée à constituer l’archéologie.<br />
L’archéologie, pour Montelius, est au delà de l’histoire dans la mesure où elle ne s’intéresse<br />
pas exactement à savoir ce qui se passait durant les diverses périodes du passé, mais plus<br />
précisément à déterminer comment le système des créations matérielles du passé était-il<br />
organisé et comment s’est-il transformé en se transmettant. Là encore, il ne suffit pas de<br />
décrire et de comparer : si les créations matérielles du passé évoluent, c’est qu’il y a bien<br />
quelque chose qui provoque cette évolution et qui la sous-tend :<br />
« Le fait qu’il soit possible, pour ce qui concerne les productions de la nature, de<br />
suivre l’évolution d’une forme à une autre est une chose, bien sûr, que nous<br />
connaissons tous depuis longtemps. Mais ce n’est seulement récemment que nous<br />
avons découvert (…) qu’un développement tout à fait similaire peut être mis en<br />
évidence en ce qui concerne les productions de l’activité humaine. Ceci devrait<br />
intéresser les chercheurs des sciences naturelles au plus haut point, dans la mesure où<br />
l’homme doit être considéré, évidemment, comme une production de la nature et, par<br />
conséquent, comme un objet d’étude pour leur science. En fait, c’est aussi une chose<br />
extrêmement admirable que de constater que l’homme, dans son activité, est soumis à<br />
une évolution gouvernée par des lois (naturelles). La liberté humaine est-elle si limitée<br />
que nous ne puissions pas produire la moindre forme que nous souhaitons ? Sommesnous<br />
condamnés à avancer, pas à pas, d’une forme à une autre, qui n’est que<br />
légèrement différente de la précédente ? Avant qu’on n’ait étudié le problème plus<br />
précisément, on répondrait certainement « non » à ces questions. Mais quand on est<br />
devenu familier, par une étude systématique, avec ces phénomènes remarquables dont<br />
je viens de parler, on constate que la réponse doit être « oui ». L’évolution peut<br />
fonctionner plus rapidement ou plus lentement, mais l’homme est toujours condamné,<br />
dans ses créations de nouvelles formes, à obéir aux lois de l’évolution, telles qu’elles<br />
s’appliquent au reste de la nature. 373 »<br />
L’échec des tentatives d’archéologie « darwinienne »<br />
Oscar Montelius est celui qui fonde le plus explicitement le projet d’une biologie des<br />
créations archéologiques, dans la mesure où celui-ci soutient que l’évolution typologique des<br />
objets archéologiques est produite par des lois naturelles absolument identiques à celles de<br />
l’évolution biologique des espèces vivantes. Mais Montelius ne nous dit pas quelles sont,<br />
précisément, ces lois. Contrairement à Hildebrand, Montelius n’invoque plus, en effet, la<br />
théorie de la sélection naturelle pour expliquer l’évolution des types archéologiques. En<br />
abandonnant le concept darwinien de « compétition pour la survie », Montelius délaisse en<br />
fait l’aspect fondamentalement dynamique de la théorie darwinienne, pour la restreindre à un<br />
372 MONTELIUS, 1899 ; cité dans GRÄSLUND, 1987 : 103 (ma traduction).<br />
373 Cité dans GRÄSLUND, 1987 : 103 (ma traduction).<br />
192
simple « évolutionnisme » dépourvu d’énergie. En réalité, je crois qu’à ce moment – nous<br />
sommes dans le dernier quart du XIX ème siècle – personne n’a idée de ce qu’il faudrait<br />
chercher. Les partisans les plus convaincus de la parenté de la typologie préhistorique avec<br />
l’évolutionnisme ne sont pas prêts à envisager que des objets inanimés puissent réellement<br />
« lutter pour leur survie » ; ils se tournent vers les représentations idéelles des sociétés qui<br />
sont à l’origine de la création de ces matériaux et retombent dans une approche de type<br />
historiciste.<br />
En Angleterre, le général Augustus Pitt Rivers, qui a lu avec enthousiasme l’Origine<br />
des espèces dès sa publication en 1859 et qui, par la suite, fréquente John Lubbock et Thomas<br />
Huxley à la Société ethnologique de Londres, devient un promoteur de l’application du<br />
darwinisme à l’archéologie et à l’ethnologie. C’est vers la fin des années 1860, puis surtout<br />
dans les années 1870, que Pitt Rivers élabore sa propre conception de « l’évolution de la<br />
culture » : il s’agit, en fait, d’une approche très « tylorienne », qui consiste à chercher à faire<br />
apparaître, en commençant par réunir les objets des populations « sauvages » actuelles, la<br />
filiation des types issus des populations préhistoriques anciennes qui ont survécu jusqu’à<br />
aujourd’hui. Ainsi, en en rassemblant tous les objets « préhistoriques » passés et actuels, Pitt<br />
Rivers cherche à reconstituer une généalogie des formes, qui se développe à la fois dans le<br />
temps et dans l’espace. Les connexions de formes font apparaître, selon Pitt Rivers, une<br />
évolution du simple vers le complexe, de l’homogène vers l’hétérogène, car elles obéissent<br />
aux lois de l’évolution. Dans une perspective qui, au fond, n’est pas très éloignée de celle<br />
d’un Leroi-Gourhan, Pitt Rivers cherche à atteindre, au delà des objets, les représentations, ou<br />
ce qu’il appelle les « idées humaines » qui sous-tendent les créations matérielles du passé et<br />
du présent. Pour lui, la généralisation de ces idées suit un processus qui est analogue à à celui<br />
qui sous-tend l’évolution des espèces, dans la mesure où leur transmission procède d’une<br />
filiation. Là encore, Pitt Rivers montre des apparentements morphologiques ou techniques à<br />
travers le temps et l’espace, mais il se révèle incapable d’en donner une explication<br />
convaincante.<br />
C’est une approche assez voisine, à l’origine, de celle de Pitt Rivers que développe<br />
l’ethnologue suédois Hjalmar Stolpe. Comme Hans Hildebrand et Oscar Montelius, Stolpe<br />
appartient à la première génération de chercheurs dont la carrière scientifique est directement<br />
produite par l’arrivée à maturité de la constitution des collections du musée de Stockholm,<br />
après les années 1860. A partir de l’étude du style des motifs « décoratifs » développés sur les<br />
objets ethnologiques, Stolpe cherche à étudier comment s’établissent ce que Pitt Rivers<br />
appelait les « connexions de formes », qui, selon lui, sont bien plus que l’expression d’un<br />
simple effet de proximité morphologique, ou d’apparentement 374 . Ce que Stolpe cherche à<br />
mettre en évidence, ce sont les règles fondamentales qui sous-tendent l’évolution des<br />
représentations stylistiques qui, chez lui comme chez Warburg, fonctionnent comme une sorte<br />
d’écriture. L’intérêt du travail de Stolpe est de montrer que ces processus de transformation<br />
stylistique au cours du temps obéissent à une logique de type géométrique : certains éléments<br />
de « décor » sont progressivement individualisés en tant que tels, pour devenir par la suite des<br />
motifs particuliers qui sont à leur tour déclinés ou divisés, pour former d’autres types de<br />
figurations. Loin de conduire de l’élémentaire vers l’élaboré, la dynamique d’évolution des<br />
styles « ornementaux » répond à un processus interne complexe, qui s’articule selon deux<br />
mouvements opposés et complémentaires de séparation et de regroupement. En fait, souligne<br />
Stolpe, c’est toujours la même chose qui est perpétuée dans la reproduction des<br />
représentations, mais sous une forme à chaque fois différente : du point de vue structurel, le<br />
message de la forme est toujours composé des mêmes éléments, mais, du point de vue formel,<br />
374 STOLPE, 1927.<br />
193
ces derniers sont représentés à chaque fois d’une manière spécifique, car unique. En ce sens,<br />
la signification de la forme est en quelque sorte cachée dans le signe ; elle est exprimée, selon<br />
l’expression de Stolpe, sous l’aspect d’un « cryptoglyphe ». Aussi, souligne Stolpe, ce n’est<br />
pas une forme particulière que l’on cherche à préserver dans la reproduction des motifs<br />
« ornementaux », mais c’est bien un sens. Et c’est précisément parce que l’on cherche à<br />
maintenir une signification et non une représentation que les iconographies non seulement<br />
peuvent se perpétuer dans le temps, mais qu’elles peuvent surtout conserver leur cohérence<br />
« stylistique ».<br />
Personne n’a pris réellement la mesure, il me semble, de la tentative muséographique<br />
menée par Henri Hubert au Musée des Antiquités nationales. « Jumeau de travail » du<br />
sociologue Marcel Mauss (l’expression est de Mauss lui-même), Hubert n’a été tiré de l’oubli<br />
dans lequel il était tombé qu’au début des années 1980, par les sociologues qui ont reconnu en<br />
lui un précurseur de la sociologie du temps 375 . Du côté de l’archéologie, il est surtout connu<br />
pour ses deux ouvrages posthumes sur les Celtes et les Germains, dont la matière avait été<br />
réunie dès avant la Première Guerre mondiale et qui sont une tentative avortée de synthèse<br />
ethnographique des données de l’histoire et de l’archéologie 376 . Hubert aura, en réalité, tout<br />
entrepris, mais rien achevé. Conservateur adjoint au Musée des Antiquités nationales auprès<br />
de Salomon Reinach à partir de 1903, Hubert s’est trouvé absorbé dans « l’immense<br />
labeur » 377 que constituait l’organisation de la présentation des collections du Musée de Saint-<br />
Germain, dont le volume quadruple entre la fin du XIX ème siècle et les années 1920. Pendant<br />
près de trente ans, Hubert se consacre à l’acquisition de séries de référence nouvelles – en<br />
particulier d’archéologie extra-européenne et d’ethnologie – et à l’aménagement des salles<br />
ouvertes au public, qu’il laissera inachevé à son départ du musée, en 1925. Son grand œuvre à<br />
Saint-Germain est l’installation de la « Salle de Comparaison » dans la grande salle de bal du<br />
château, que préfigure, par sa démarche, l’aménagement de la présentation de la collection<br />
archéologique de Frédéric Moreau. Dans les deux cas, il s’agissait de faire apparaître, par la<br />
disposition des objets et des séries dans l’espace muséographique, les connexions de formes et<br />
les effets de transmission typologique dans le temps et dans l’espace. Comme Hubert l’a<br />
souligné lui-même, ce projet visait à faire du musée et de l’organisation des collections un<br />
« microcosme », qui montrerait, en réduction, les manifestations du temps archéologique dans<br />
la longue durée.<br />
Ancien censeur de la Banque de France, Frédéric Moreau s’était retiré, à sa retraite,<br />
dans une de ses grandes propriétés de l’Aisne et avait commencé, à 70 ans, une carrière<br />
d’archéologue. Les fouilles qu’il avait fait réaliser aux environs de Soissons lui avait permis<br />
de réunir une impressionnante collection d’archéologie préhistorique, protohistorique, galloromaine<br />
et mérovingienne, dont les procès-verbaux de découverte remplissent les 18 volumes<br />
du recueil connu sous le nom d’Album Caranda. Ce qui intéressait Hubert dans la collection<br />
Moreau c’était d’une part qu’elle provenait d’un secteur unique et d’autre part qu’elle<br />
correspondait à une succession de périodes développées dans la longue durée :<br />
375 ISAMBERT, 1979.<br />
376 HUBERT 1950 ; id. 1952. J’ai présenté une tentative de syntrhèse du travail d’Henri Hubert archéologue dans<br />
un dossier des Nouvelles de l’Archéologie, publié en 2000 avec Patrice Brun : Henri Hubert, archéologue.<br />
Dans BRUN P. et OLIVIER L. (dir.) : Dossier Henri Hubert (1872-1927). Les Nouvelles de l’Archéologie, 79, p.<br />
9-14.<br />
377 MAUSS, 1932 : 24.<br />
194
« C’est l’histoire continue d’un coin de terre, écrit Hubert dans son projet<br />
d’introduction au catalogue de la collection Moreau, depuis la civilisation de La Tène<br />
jusqu’au Moyen âge que nous trouvons représentée par ses débris (…). Il manque à<br />
peu près deux chaînons, l’âge du Bronze et le premier âge du Fer, pour relier les<br />
tombes gauloises du Dolmen de Caranda, le deuxième âge du Fer au Néolithique, qui<br />
est au contraire très richement représenté. » 378<br />
Hubert voit dans la collection Moreau le matériau qui peut lui permettre de mettre en<br />
œuvre un concept dont il fera l’assise de l’aménagement ultérieur de la « Salle de<br />
Comparaison ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit de faire apparaître visuellement quelque chose qui<br />
n’est normalement pas visible et qui s’exprime dans la morphologie des objets. Cette chose,<br />
que le temps produit dans la longue durée et que le raccourci muséographique révèle, c’est<br />
non seulement l’évolution typologique des formes, mais ce sont aussi leurs filiations et leurs<br />
apparentements. Nous sommes toujours dans le projet, informulé, d’une biologie des formes.<br />
Hubert a saisi ce qu’une telle tentative de représentation dynamique des processus d’évolution<br />
stylistique implique vis-à-vis du temps conventionnel, séquentiel, des chronologies<br />
archéologiques. Dans ce même projet de texte d’introduction au catalogue de la collection<br />
Moreau, il écrit :<br />
« C’est d’ailleurs moins sur les périodes où les civilisations nous apparaissent comme<br />
pures, complètes et parfaitement distinctes, que sur les transitions d’une époque à une<br />
autre, sur les transformations, sur les mélanges de coutumes et de mobiliers, sur les<br />
phases indécises de métamorphoses, qu’un pareil assemblage d’objets semble devoir<br />
nous instruire. » 379<br />
Les archives du Musée des Antiquités nationales conservent une série de notes et de<br />
plans, dans lesquels Hubert tente d’esquisser ce projet qui, en réalité, le dépasse par son<br />
ampleur démesurée. Il ne suffit pas, en effet, de juxtaposer des pièces dans des vitrines et de<br />
les ordonner par grandes périodes chronologiques. Il faut mettre en place d’abord une<br />
véritable grille de lecture, qui permette de faire apparaître, pour les milliers d’objets pris en<br />
compte individuellement, les connexions de formes et surtout les systèmes de relations<br />
unissant le style à la technique, ou l’ornement à la fonction. Hubert tente de formaliser, en<br />
fait, des matrices descriptives qui sont destinées à restituer non seulement des classes<br />
morphologiques, ou typologiques, mais aussi et surtout des connexions sérielles, c’est-à-dire<br />
des degrés d’apparentements.<br />
« Il m’a semblé nécessaire, écrit-il, de donner à l’intérieur de chaque classe (d’objets)<br />
une cote spéciale aux éléments séparables de la forme et de la décoration entre<br />
lesquels on ne peut établir de rapports constants. Cette distinction (…) est destinée à<br />
(faire) apparaître plus clairement la parenté des motifs interchangeables ou associés,<br />
les relations entre l’ornement et la forme et les emprunts de l’un à l’autre. » 380<br />
De fait, Hubert a laissé, dans ses notes préparatoires conservées à Saint-Germain,<br />
plusieurs essais inachevés de grilles descriptives des formes archéologiques. Il s’y emploie à<br />
croiser les critères identifiant les motifs décoratifs (codés en chiffres arabes) et les attributs<br />
techniques ou morphologiques (codés en chiffres romains). Ces grilles de Hubert ressemblent<br />
directement aux tableaux des « formules de pathos » élaborés par Aby Warburg entre 1909 et<br />
378 HUBERT, 1902 : 170-171.<br />
379 HUBERT, 1902.<br />
380 HUBERT, 1902 : 178.<br />
195
1911 381 . Comme Hubert, Warburg tente de croiser, dans ses Schemata Pathosformeln, les<br />
« degrés mimiques » des figures représentées dans les œuvres (comme la danse, la course,<br />
etc.) avec les types de représentation. Il est frappant de constater que, dans l’un et l’autre cas –<br />
chez Warburg comme chez Hubert – ces grilles sont restées vides. L’archéologue comme<br />
l’anthropologue de l’art se sont révélés incapables de les remplir.<br />
Qu’est-ce qui ne marche pas ; pourquoi donc ces tentatives de formalisation d’une<br />
biologie des formes ne parviennent-elles pas, malgré le tentatives répétées des uns et des<br />
autres, à aboutir ? Je crois qu’une partie de la réponse à cette question se trouve dans la folie<br />
de Warburg. C’est en effet de la matière de cet essai inabouti d’une typologie des « formules<br />
pathétiques » que Warburg tire directement son entreprise d’atlas Mnemosyne, ce collage<br />
« schizoïde » d’images empruntées à différents temps et à différents contextes culturels. Ce<br />
qui ne veut pas marcher dans les grilles sérielles de Warburg et d’Hubert, c’est le temps<br />
conventionnel, ce temps que Benjamin qualifie d’historiciste. En matière de formes, il n’est<br />
pas possible de réduire les structures d’apparentement ou de filiation – dont chacun perçoit<br />
clairement l’existence – à une seule grille. Il en faudrait des dizaines et des dizaines, peut-être<br />
des milliers ou peut-être même des dizaines de milliers pour les mêmes objets. Pourquoi ?<br />
Parce que si les motifs ou les formes s’organisent effectivement en types qui appartiennent à<br />
des périodes bien particulières du temps et de l’espace, leurs relations n’ont pas de lieu dans<br />
le temps ou dans l’espace, ou alors elles les ont tous en même temps. A chaque fois qu’on<br />
produit une forme – c’est-à-dire, très concrètement, qu’on la fabrique physiquement – c’est<br />
bien une succession unilinéaire d’objets qui se trouve augmentée, mais les caractères qui sont<br />
transmis ou introduits dans cette forme ne suivent pas le même chemin ; ils ne procèdent pas<br />
directement les uns des autres. Chaque création d’objet est fondamentalement une<br />
réinvention, qui peut mobiliser, sous l’aspect de la nouveauté la plus radicale, des façons de<br />
faire extrêmement archaïques. Le nouveau, c’est-à-dire ce qui est créé ici, maintenant,<br />
échappe à l’histoire, car il a affaire avec la mémoire. Comme l’écrit Maurice Blanchot dans<br />
son « écriture du désastre » :<br />
« Le neuf, le nouveau, parce qu’il ne peut pas prendre place dans l’histoire, est aussi<br />
bien ce qu’il y a de plus ancien, quelque chose de non historique auquel nous sommes<br />
appelés à répondre comme si c’était l’impossible, l’invisible, ce qui a depuis toujours<br />
disparu sous les décombres. » 382<br />
Comme le voit bien Hubert, c’est dans les moments de transition – qui sont,<br />
fondamentalement, des moments de re-création – que tout se joue. Mais comment se<br />
représenter ce qui se passe au cœur de ces « métamorphoses » ? Personne ne le sait ; nos<br />
outils historiques traditionnels ne nous servent à rien ici. Walter Benjamin dira, dans sa thèse<br />
VI « sur le concept d’histoire » :<br />
« Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont<br />
réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant<br />
du danger. » 383<br />
381 DIDI-HUBERMAN, 2002 : fig. 47.<br />
382 BLANCHOT, 1980 : 63-64.<br />
383 BENJAMIN, 2000 : 431.<br />
196
Les cycles des formes<br />
Jusqu’à ces toutes dernières années, je n’ai pas su comment interpréter, réellement, les<br />
données non standard fournies par les dizaines de sériations d’assemblages ou de mobiliers<br />
funéraires que j’ai réalisées pour mon travail de thèse sur les sépultures de l’âge du Fer du<br />
Nord-est de la France. J’avais bien repéré que, selon les types d’information qu’on prend en<br />
compte, on obtient des périodisation et des vitesses d’évolution différentes, lesquelles peuvent<br />
varier d’ailleurs au cours du temps : l’évolution des types de parures féminines, par exemple,<br />
est beaucoup plus rapide et diversifiée que celle des types d’assemblages de mobiliers<br />
corporels, ou encore que celle des pratiques funéraires elles-mêmes, qui diffère encore selon<br />
les types de défunts représentés dans les tombes 384 . J’avais observé, surtout, que le temps<br />
typologique n’était pas linéaire, mais périodique : lorsqu’on sériait en particulier de grands<br />
ensembles d’assemblages portant sur des durées archéologiques assez longues, certaines<br />
périodes typo-chronologiques avaient systématiquement tendance à se trouver déplacées et à<br />
apparaître transportées en arrière de plusieurs siècles, ce qui, évidemment, était impossible.<br />
Lorsqu’on prenait en compte, par exemple, l’évolution des types de parures métalliques entre<br />
le VI ème et le III ème siècles av. J.-C., celles de la période du début de La Tène moyenne, dans<br />
le courant du III ème siècle, venaient se placer auprès de celles de la fin du premier âge du Fer,<br />
qui dataient en réalité de la fin du VI ème siècle. On pouvait remédier, bien sûr, à cet<br />
inconvénient en utilisant d’autres méthodes de sériations ou, de façon plus radicale, en<br />
éliminant les éléments perturbateurs. C’était plus intéressant de chercher à comprendre qu’estce<br />
qui produisait cela, de manière aussi insistante. La raison était claire : c’était parce que les<br />
assemblages d’attributs de ces deux périodes situées à deux endroits différents du temps se<br />
ressemblaient. Les calculs de sériation, qui rapprochaient les assemblages selon leurs degrés<br />
d’apparentement, les donnaient donc systématiquement ensembles ou très proches les uns des<br />
autres. Les périodes auxquelles appartenaient ces séries n’étaient pas neutres. Dans les deux<br />
cas, il s’agissait de périodes dites de « transition », qui se trouvaient à l’articulation de<br />
séquences typologiques ou stylistiques très différentes les unes des autres : celle de la fin du<br />
VI ème siècle correspondait au passage de la culture dite de Hallstatt à celle de La Tène, tandis<br />
que la période de la seconde moitié du III ème siècle assurait le passage majeur de la phase<br />
ancienne à la phase récente du second âge du Fer. Comme on l’avait remarqué depuis<br />
longtemps, il se passait des choses bizarres pendant les périodes de transition.<br />
Si la trajectoire du temps typologique n’est pas linéaire, si elle « repasse » donc par des<br />
endroits du temps qu’elle a déjà traversées auparavant, c’est parce qu’elle est liée à des cycles.<br />
Dans la longue durée de l’évolution du port des parures féminines sur le corps, pour cette<br />
même période du VI ème au III ème siècles av. J.-C., on voit ainsi très bien se dessiner un cycle<br />
qu’on pourrait qualifier de standardisation-déstandardisation. Tout au long des phases typochronologiques<br />
qui se succèdent du VI ème au IV ème siècles, c’est d’abord un mouvement de<br />
standardisation des panoplies de parures féminines qui va se renforçant. Les femmes des<br />
strates sociales supérieures se signalent d’abord par des séries de bracelets ou d’anneaux<br />
identiques, qui sont portés symétriquement par paires aux avant-bras. Dans la seconde moitié<br />
du VI ème siècle, des séries de fibules et d’anneaux de jambes, portées de manière symétrique<br />
au niveau de la poitrine ou des chevilles, viennent renforcer ce schéma. Il est systématisé au<br />
V ème siècle, durant lequel se généralisent des combinaisons standard associant des torques à<br />
des paires de bracelets, dont les motifs décoratifs sont identiques. La standardisation atteint<br />
son maximum au IV ème siècle, avec des panoplies dans lesquelles les motifs décoratifs du<br />
384 Ces observations recoupaient, pour une toute autre période, celles de l’archéologue classique Ian Morris sur<br />
les phénomènes de variabilité funéraire dans les sépultures de l’âge du Fer des cités-états grecques (MORRIS,<br />
1987).<br />
197
torque, des bracelets, des anneaux de jambe sont désormais identiques. Le mouvement reflue<br />
dans la première moitié du III ème siècle av. J.-C. et cède la place à un processus inverse de déstandardisation,<br />
qui remet notamment en cause le port symétrique des parures sur le corps et<br />
l’uniformisation des motifs décoratifs. La déstructuration du schéma traditionnel construit<br />
depuis le VI ème siècle est achevée à la fin du III ème siècle, au moment où un nouveau schéma,<br />
qui sera celui de La Tène récente, s’impose de manière générique. Auparavant, elle aura<br />
repassé par des stades de « déconstruction » dont les contenu est comparable à celui des<br />
stades de construction initiale : ainsi, les assemblages de la première moitié du III ème siècle av.<br />
J.-C. apparaissent-ils proches de ceux du V ème siècle, tandis que ceux de la seconde moitié du<br />
III ème siècle ressemblent davantage à ceux de la fin du VI ème ou des débuts du V ème siècles av.<br />
J.-C.<br />
Il n’y a pas que dans les panoplies de mobilier funéraire qu’on observe l’existence de<br />
cycles. L’évolution stylistique du mobilier lui-même – et notamment des parures – est<br />
marquée également par la présence de cycles, dont la périodicité est manifestement plus<br />
courte que celles assemblages de parures. Schématiquement, on voit ainsi alterner des cycles<br />
de réduction-diversification des caractéristiques stylistiques des objets au cours du temps. Les<br />
moments d’invention prennent forme dans des phases de diversification et de déstructuration,<br />
que nous identifions après coup comme des séquences de transition. Il y a à ce moment de<br />
nombreux attributs différents en circulation – certains anciens, d’autres très nouveaux – qui<br />
tous sont corrélés à distance les uns aux autres. C’est en particulier la situation de la fin du<br />
VI ème et du début du V ème siècles av. J.-C., à la « transition » entre les périodes de Hallstatt et<br />
de La Tène, où apparaissent à la fois des formes hallstattiennes baroques – qui développées<br />
sur les fibules, en particulier, aux pieds ou aux ressorts sur-dimensionnés – et des formes<br />
« pré-laténiennes » très diverses. La fabrication des objets présentent de nombreuses formes<br />
techniques en même temps, les unes simples (comme les parures filiformes, ou les objets en<br />
tôle) et complexes (comme les objets assemblés à partir de pièces ou de matériaux différents).<br />
Les décors sont à la fois gravés, estampés ou moulés. Au sein de cette hétérogénéïté, des types<br />
d’attributs particuliers commencent à se généraliser et à s’associer préférentiellement les uns<br />
aux autres. Cette situation caractérise les phases qu’on pourrait qualifier d’archaïques, comme<br />
celle du début du « style » laténien ancien, au V ème siècle av. J.-C. C’est à ce moment que<br />
commencent à s’imposer des types de parures – comme des torques et des bracelets – à petits<br />
tampons soulignés d’un petit décor géométrique gravé. Le prolongement logique de ces<br />
phases initiales de réduction des attributs stylistiques à des combinaisons qui prennent<br />
dorénavant un caractère générique est constitué par des phases de systématisation, qu’on<br />
qualifie généralement de classiques. La période d’expansion du « style » laténien ancien du<br />
IV ème siècle av. J.-C. correspond à ce type de période, qui voit le schéma archaïque<br />
s’appauvrir en même temps qu’il devient plus complexe. C’est à ce moment que le concept de<br />
parure à tampons, par exemple, est systématisé sur les parures du second âge du Fer, en<br />
l’associant à un type morphologique répété partout. La taille des parties d’objets mises en<br />
valeur commence à augmenter notablement, à mesure que la diversité des potentialités<br />
stylistiques se réduit. Aussi, la phase qui suit immédiatement ces séquences classiques de<br />
systématisation est marquée par le retour des productions de type baroque : c’est<br />
particulièrement le cas de la période terminale du style laténien ancien, dans la première<br />
moitié du III ème siècle av. J.-C. Les créations baroques sont une tentative de réintroduction de<br />
la diversité dans un corpus stylistique dont les phases antérieures classiques ont<br />
considérablement réduit le potentiel. Elles font avec ce qui reste : les parties d’objets qui<br />
avaient été privilégiées à la phase précédente (comme les tampons sur les torques et les<br />
bracelets, par exemple) deviennent sur-dimensionnés, comme les décors de nervures, qui<br />
s’épaississent et qui s’étendent à tout l’objet, pour former des décors de nodosités. D’une<br />
198
manière générale, c’est à ce moment que les décors deviennent couvrants, ou envahissants, et<br />
que la croissance des motifs plastiques s’engage dans une croissance de type exponentielle.<br />
La fin, désormais, est proche : elle arrive avec le développement d’une nouvelle phase de<br />
diversification – comme ici, dans la seconde moitié du III ème siècle av. J.-C. – qui relance<br />
l’engagement d’un nouveau cycle stylistique. La boucle est bouclée.<br />
Il existe donc une logique interne propre aux évolution typologiques, par<br />
l’intermédiaire de laquelle les créations stylistiques construisent, en fait, leur propre histoire.<br />
Cette histoire est chaque fois singulière – dans la mesure où elle s’exprime par des créations<br />
spécifiques à chaque « style » - mais elle passe par des stades analogues, dont l’existence a été<br />
remarquée depuis longtemps. La succession des séquences archaïques, classiques et baroques<br />
va bien au delà du simple enchaînement des périodes de formation, d’expansion et de<br />
dégénérescence avec lesquelles on les met généralement en rapport. Les stades archaïques<br />
explorent de nouvelles potentialités formelles ouvertes par la crise d’un système stylistique<br />
qui a épuisé toutes ses ressources créatrices. Les stades classiques déclinent et développent<br />
ces innovations, en explorant les combinaisons de possibilités offertes ; ils imposent<br />
également un modèle stylistique général, qui tend à l’uniformisation. L’arrivée des stades<br />
baroques est le symptôme d’un refermement de l’espace des possibilités formelles : puisqu’il<br />
n’est plus possible de trouver de nouvelles voies, alors on hypertrophie les développements de<br />
formes déjà élaborés. Au cœur de ce temps typologique cyclique, se trouve un processus de<br />
négociation des créations formelles par rapport à l’existant stylistique. Comme l’avait<br />
remarqué Stolpe, les « connexions de formes » procèdent non pas d’une simple proximité<br />
morphologique, mais bien d’un dialogue, à l’issue duquel les formes – je veux dire chaque<br />
forme nouvelle, chaque individu créé – trouve sa place. Dans ce dialogue des formes, deux<br />
tendances s’opposent : l’une vise à la simplification et à la standardisation, l’autre vise à le<br />
diversification et à la déstructuration ; l’une compose et l’autre décompose. C’est parce que<br />
les formes doivent sans cesse être recréées – à chaque fois que l’on fait un pot, un bracelet,<br />
une épée… – parce qu’elles doivent toujours être renégociées, qu’elles développent une<br />
histoire qui n’appartient qu’à elles. Cette histoire, c’est celle produite en propre par les<br />
créations archéologiques, par leur mémoire.<br />
Formes et mémoire<br />
Nous nous faisons une idée complètement fausse des processus d’évolution<br />
typologique si nous pensons qu’ils sont sous-tendus avant tout par des phénomènes de<br />
continuité chronologique. Les effets de continuité chronologique qu’on observe à l’échelle du<br />
développement de telle ou telle séquence typologique ne sont qu’un effet d’un processus plus<br />
complexe qui, en réalité, se joue à chaque instant du temps typologique ou, plus exactement, à<br />
chaque moment où quelque chose est créé. C’est à ce moment que se décident en effet les<br />
tendances qui vont s’inscrire dans le nouvel objet, qu’il soit mobilier ou immobilier : est-ce la<br />
rupture par rapport à tout ce qui précède qui va s’imposer ou est-ce au contraire la continuité ?<br />
S’oriente-t-on vers l’innovation ou sont-ce plutôt les traits acquis qui vont tendre à se<br />
consolider, voire à se figer ? La création de tout nouvel objet sanctionne ici un choix entre ces<br />
différentes options et c’est la succession de ces orientations qui, fondamentalement, nourrit<br />
l’évolution typologique. C’est elle qui crée, par accumulation, un capital stylistique à partir<br />
duquel pourra être négociée la création de nouveaux objets. Le temps typologique est<br />
fondamentalement affaire de transmission. Encore une fois, ce qui se joue ne réside pas tant<br />
dans la succession que dans la filiation.<br />
199
Il y aurait donc une sorte de mémoire interne, ou de processus de mémorisation, qui<br />
serait nécessairement à l’œuvre dans ces phénomènes « auto-informés » que sont les<br />
processus d’évolution typologique. Car il faut bien en effet qu’une identité quelconque soit<br />
attribuée au passé lorsqu’on créé quelque chose de nouveau à partir de lui. C’est dans cet acte<br />
de retour sur le passé que s’élabore non seulement l’identité des créations au présent mais que<br />
se constituent également ce qu’il est convenu d’appeler des lignées typologiques. C’est sur ce<br />
phénomène essentiel qu’il nous faut porter maintenant notre attention. Nous sommes ici en<br />
effet dans le domaine du fonctionnement de la mémoire, peu importe, encore une fois, qu’elle<br />
soit d’origine psychique ou qu’elle soit enregistrée dans la matière archéologique. Ce qui est<br />
essentiel ici, ce sont les conditions de négociations du passé – ou de l’existant – par rapport au<br />
présent, ou plus exactement au nouveau.<br />
Comment cela se passe-t-il ? Dans une lettre de 1900 au Pasteur Oskar Pfister, Freud<br />
donne, à partir du processus qu’il appelle refoulement – par lequel les événéments du passé<br />
sont, depuis l’actuel, enfouis dans l’inconscient 385 – une représentation essentielle de ce<br />
phénomène. « Tous les refoulements, écrit-il, s’accomplissent sur des souvenirs et non des<br />
expériences (…) ; on a donc raison de rappeler l’importance de la structuration après coup qui<br />
scinde le moment de l’expérience de celui de la signification. » 386 . Il faut nous arrêter un<br />
moment sur cette formulation, dont découlent deux implications essentielles sur les processus<br />
d’évaluation du passé à l’œuvre dans la mémoire. En premier lieu, et comme le dit Freud, le<br />
moment où intervient un événement n’est pas nécessairement celui où celui-ci acquiert une<br />
signification particulière. Ce phénomène est commun aux processus de mémoire historique ;<br />
nous savons bien en effet qu’un laps de temps plus ou moins long peut s’écouler entre le<br />
déclenchement d’un événement particulier et sa reconnaissance comme fait historique<br />
marquant, pour une histoire qui se développe après lui. Dans le domaine de l’archéologie,<br />
nous savons également que le moment où intervient la création d’un objet archéologique<br />
quelconque n’est pas celui où se décide son utilisation, qui s’acquiert par l’usage ; c’est ce que<br />
soulignent les innombrables exemples de réutilisation, de réoccupation ou de recyclage que<br />
fournissent les données archéologiques. C’est un phénomène tout à fait comparable qui<br />
intervient par ailleurs dans les processus d’évolution typologique ou stylistique : si les formes<br />
ou les motifs, souvent mêlés à d’autres d’ailleurs, des phases « archaïques », se formalisent et<br />
s’imposent de manière générique au cours des phases « classiques » c’est parce qu’ils ne se<br />
sont pas simplement transformés : comme le souligne Stolpe, ils sont « relus » ou<br />
« renégociés » au moment où ils sont reproduits ou recomposés dans le style des phases<br />
ultérieures.<br />
La seconde implication de la remarque de Freud est plus inattendue pour<br />
l’archéologie : elle est que le moment où un fait est reconnu comme porteur d’un sens<br />
particulier ne s’appréhende pas comme un moment actuel, engagé dans le temps qui est le<br />
sien, mais qu’il se définit, selon les termes du psychanalyste André Green, comme une<br />
« rétrospection à travers l’identité et la différence » 387 . C’est là un point tout à fait crucial : s’il<br />
y a bien une filiation des attributs à l’intérieur d’une séquence typologique ou, si l’on<br />
considère le problème du point de vue historique, s’il existe bien un enchaînement des<br />
événements à l’intérieur d’une période donnée, cette succession ne découle pas, à proprement<br />
385 Freud donne de ce concept psychanalytique une formulation directement archéologique : « Le refoulement,<br />
écrit-il, qui rend le psychique à la fois inabordable et le conserve intact, ne peut en effet mieux se comparer qu’à<br />
l’ensevelissement, tel qu’il fut dans le destin de Pompéi de le subir, et hors duquel la ville a pu renaître sous le<br />
travail de la bêche. » (FREUD, 1986 : 170).<br />
386 Lettre du 10 janvier 1900 ; in FREUD (1966) : 65.<br />
387 GREEN, 2000 : 28-29.<br />
200
parler, d’une sorte d’effet de suite à l’intérieur de laquelle chaque événement historique, ou<br />
chaque création archéologique, serait le simple prolongement de ceux ou de celles qui les<br />
précèdent immédiatement. La construction spontanée de cette histoire est, à chaque fois, le<br />
résultat d’une évaluation rétrospective du passé dont le lieu, contrairement à ce que l’on<br />
pourrait penser, n’est pas le moment du temps où a lieu cette dernière: c’est plutôt celui d’un<br />
« hors le temps » qui n’a pas de localisation précise dans la chronologie, dans la mesure où,<br />
étant l’endroit où se négocie l’identité des événements ou des créations archéologiques, il est<br />
situé entre le passé et le présent ; c’est-à-dire en réalité nulle part. Pour reprendre l’exemple<br />
des lampes de mineurs, lorsqu’à toutes les périodes de l’histoire de ce type d’ustensile de<br />
sécurité un nouveau modèle est créé, ses concepteurs ne cherchent pas, à proprement parler, à<br />
produire un objet « de leur temps » : c’est fondamentalement toujours le même concept<br />
d’objet technique qu’ils cherchent à reproduire, en l’adaptant éventuellement à de nouvelles<br />
contraintes venues de l’extérieur, comme en l’occurrence le développement de nouveaux<br />
modes de combustion. En d’autres termes, c’est l’existant – c’est-à-dire cette accumulation de<br />
traits typologiques amassée au cours du temps – qui est reconfiguré à chaque création ou, plus<br />
exactement, qui est remis en jeu. L’omniprésence des phénomènes de répétition ou de<br />
reproduction, que l’on voit à l’œuvre dans tous les processus d’évolution typologique, découle<br />
directement de cette situation, qui autorise par là même l’existence de grandes variations à<br />
l’intérieur du temps typologique, ce temps qui mesure le rythme des modifications technomorphologiques.<br />
Ainsi, c’est parce l’existant est renégocié à chaque création – c’est-à-dire à<br />
chaque instant du temps typologique – que le résultat de cette réévalution peut se traduire à<br />
chaque fois par une grande diversité de réponses, allant de la simple reproduction à la<br />
complète transformation. Dans ce contexte, on comprend maintenant mieux pourquoi Freud<br />
utilise le terme de « structuration après coup » : c’est parce que, fondamentalement, l’identité<br />
des créations archéologiques, toute comme la signification des événements du passé, ne<br />
trouve pas son sens sur le moment mais tout au long de leurs diverses réévaluations au cours<br />
du temps. C’est le futur qui donne son sens au passé, non le passé lui-même.<br />
Aussi, à partir du moment où le processus de formation typologique est engagé, les<br />
formes qui sont produites se définissent par rapport à un fonds hérité du passé – un capital<br />
stylistique, ou typologique –, qui est non pas simplement reproduit, mais considéré<br />
rétrospectivement en termes de différence et d’identité. Ce qui se passe dès lors est fascinant,<br />
car le phénomène de recomposition de formes qui caractérise le processus de création<br />
stylistique ou typologique, est fondamentalement instable, dans la mesure où il est pris dans<br />
un champ de tension particulier. A chaque création, c’est l’existence même du passé, comme<br />
entité viable transmise au présent, qui est mise en jeu : le développement de nouvelles formes<br />
ne doit pas abolir le passé, ni en l’annulant – c’est-à-dire en l’abandonnant, pour lui substituer<br />
quelque chose de tout à fait différent – ni en l’absorbant – c’est-à-dire en le reproduisant plus<br />
ou moins à l’identique. A chaque fois qu’une nouvelle forme est créée entre les mains de<br />
l’artisan (un nouveau pot, un nouvel outil, une nouvelle maison) c’est une chose à la fois<br />
identique et différente qui vient augmenter la population des créations matérielles en usage et<br />
qui la renouvelle, car les objets sont fragiles et par conséquent mortels. L’histoire des objets,<br />
leur trajectoire typologique, se crée d’elle-même, à partir de cette incessante reproduction des<br />
créations matérielles, qui se joue entre la diversité et l’homogénéité. On comprend dès lors<br />
pourquoi les formes meurent, en réalité, dès lors qu’elles se fixent, ou qu’elles se stabilisent.<br />
Il s’en suit que, sur l’instant, chaque moment du temps typologique ne va nulle part en<br />
particulier, comme nous l’enseigne l’exemple des lampes de mineurs. Chaque moment du<br />
temps se définit d’avantage comme l’expression d’un potentiel que comme la réunion de<br />
caractères, ou d’attributs typologiques spécifiques. Ainsi, on reconnaît bien, notamment dans<br />
201
les productions de lampes de la fin du XIX ème siècle, que les traits qui vont s’associer et se<br />
généraliser dans la phase ultérieure du début du XX ème siècle sont ici en germe ; mais si ceuxlà<br />
le sont, tous les autres le sont également. On ne peut pas savoir, à ce moment particulier,<br />
quels attributs sont destinés à se développer et lesquels, au contraire, vont se marginaliser :<br />
c’est le futur de l’évolution typologique qui le dit, un futur qui, à tout moment, aurait pu<br />
prendre une voie tout à fait différente de celle qu’il a finalement prise. L’avenir des attributs<br />
typologiques est à la fois déterminé – car il est transmis par le passé – et indéterminé, dans la<br />
mesure où l’identité qu’il va acquérir en tant qu’élément transmis dépend de ce qui va passer<br />
par la suite 388 . Lorsqu’il s’installe dans la durée, lorsqu’il est reproduit et transmis à mesure de<br />
la création de nouveaux objets, son identité s’alourdit, en, quelque sorte à rebours dans le<br />
passé. Pour reprendre l’exemple des lampes de mineurs, ce qui n’était, jusqu’aux alentours du<br />
milieu du XIX ème siècle qu’une proposition de solution technique à l’éclairage des mines<br />
fondée sur une composition d’éléments techniques devient, en quelques décennies, la forme<br />
standart qu’on reconnaît sous le terme de « lampe de mineur ». Ce qui n’était qu’une<br />
proposition typologique parmi de nombreuses autres possibilités techniques (ou stylistiques)<br />
devient un type de référence, qu’il devient très difficile de changer. Une lampe de mineur qui<br />
ne serait pas faite comme « doit l’être une lampe de mineur » ne serait pas une vraie lampe de<br />
mineur… C’est ce processus qui conduit droit au baroque, à l’hypertrophie du détail<br />
morphologique au détriment de la forme globale, qui n’évolue plus. Celui-ci ne correspond<br />
pas tant à l’épuisement des ressources du registre stylistique existant, qu’à l’impossibilité dans<br />
laquelle se trouve ce dernier d’être modifié.<br />
Il existe donc, tout au long de ce processus de négociation de l’innovation introduite par<br />
la fabrication des créations matérielles, différentes périodes ou époques, qui dépendent des<br />
conditions de cette réévalution du passé dans l’actuel. Nous comprenons maintenant pourquoi<br />
le baroque est toujours ce qui arrive vers la fin, lorsque le capital stylistique ou typologique<br />
commence à se rigidifier. Nous comprenons également pourquoi il n’existe en général pas de<br />
transition d’un style à un autre, dans la mesure où le baroque – qui est une forme de surhiérarchisation<br />
– signale l’entrée du système stylistique ou typologique dans un régime « aux<br />
limites », dans lequel il ne peut plus désormais se réformer. C’est à ce moment qu’il apparaît<br />
« parasité » par des formes ou des attributs qui semblent surgis de nulle part : les « passages »<br />
d’un style à un autre ont toujours l’air incohérents et remplis de « bruit ». Nous saisissons<br />
également pourquoi les phases « archaïques » sont marquées par une grande diversité de types<br />
ou d’attributs et pourquoi les phases « classiques » paraissent, dans toutes les cultures, si<br />
« sages » et si « normalisatrices ». Là encore, la clé de ce phénomène est dans le processus de<br />
négociation du passé dans l’actuel, reproduit à chaque instant du temps typologique ; c’est-àdire<br />
à chaque création d’objet. Les objets, ou les artefacts, ne sont pas autre chose que la<br />
réification de cette relation, son inscription dans la matière. Nous comprenons maintenant<br />
pourquoi les trajerctoires typologiques des objets – comme celles lampes de mineurs, qu’il est<br />
possible de connaître en détail – sont si irrégulières : c’est parce qu’elles sont ponctuées d’une<br />
succession d’objets en réalité différents, car tous spécifiques individuellement. Comme le dit<br />
Freud, l’espace d’une vie individuelle est faites de la succession « d’innombrables Moi », tous<br />
particuliers.<br />
388 Walter Benjamin dit très justement à propos de la question de l’origine, qu’elle « ne se donne jamais à<br />
connaître dans l’existence nue, évidente, du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double<br />
optique. Elle (…) touche à sa pré- et post-histoire. ». « L’origine, précise-t-il, bien qu’étant une catégorie tout à<br />
fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui<br />
est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. (…) L’origine (…) demande à être<br />
reconnue d’une part comme une restauration et une restitution, d’autre part comme quelque chose qui est par là<br />
même inachevé, toujours ouvert. »<br />
202
Il faut revenir enfin sur le temps des objets qui, décidément, ne veut pas se laisser<br />
attraper. Car ce n’est pas, à proprement parler, dans le présent que se négocie cette relation du<br />
passé et de l’actuel dont nous venons de parler. En fait, c’est en se situant dans ce « hors<br />
temps » réciproque que passé et présent trouvent l’occasion de coïncider et de s’éclairer l’un<br />
l’autre ; c’est dans une temporalité qui ignore fondamentalement le temps que le présent<br />
surajouté au passé produit des effets de continuité chronologique ou de trajectoire historique,<br />
lesquelles, en réalité, n’existent pas en tant que telles. C’est précisément pourquoi le temps<br />
typologique n’est pas un temps linéaire, fait de la succession chronologique directe des<br />
innovations morphologiques dans le temps. Lorsque par exemple le tissu urbain d’une ville<br />
antique, puis médiévale, est remodelé à l’époque moderne et contemporaine, ou lorsqu’encore<br />
la structure parcellaire d’un paysage rural est retravaillée, cette confrontation du passé et du<br />
présent se situe en réalité dans l’espace d’un rapport de fonctionnalité ou d’identité, qui n’est<br />
lié à aucune moment particulier du temps, dans la mesure où celui-ci les embrasse tous<br />
ensemble. Ainsi, si de nouvelles maisons doivent être construites, ou réaménagées, dans le<br />
cœur ancien d’une ville, c’est avant tout parce que c’est là que l’on continue à habiter. De la<br />
même manière, si de nouvelles parcelles agricoles doivent être redessinées, c’est parce<br />
qu’elles ont toujours vocation à être cultivées… C’est ce rapport contradictoire qui fabrique<br />
l’histoire ; en d’autres termes, c’est cette tension qui provoque l’émergence d’une évidence de<br />
la continuité d’identité, qui ne peut évidemment se constituer qu’après coup. Car c’est<br />
l’association, le plus souvent inattendue, qui fait surgir ces continuités. L’histoire en marche<br />
nous est invisible. L’histoire, comme phénomène historique – mais aussi comme connaissance<br />
du passé – se noue dans la rencontre, ou dans la mise en relation, d’événements<br />
fondamentalement discontinus. L’oubli et l’absence, créent ce hiatus qui est nécessaire à<br />
l’association, ce manque qui nourrit le sens.<br />
203
Chapitre XI :<br />
L’inconscient du temps<br />
Christine Preston : Le Camino Real de Mexico à Santa Fe dans le désert du Jornada del Muerte (Nouveau-<br />
Mexique), 1998.<br />
204
Retour à Marsal<br />
L’inconscient du temps<br />
Je reviens<br />
Il y a trop d’images qui défilent trop vite ;<br />
on peut juste les apercevoir avant qu’elles ne disparaissent du regard<br />
Il y a une petite route blanche qui s’enfonce dans la forêt, à droite<br />
Dans le ciel bleu pâle les sillages croisés des avions<br />
et des filaments de nuages blancs, comme des draperies, des vagues<br />
L’eau verte d’une rivière, un peu plissée, entre deux rangées d’arbres<br />
Une camionnette blanche, des sièges pliants et des gens assis qui pêchent<br />
Un chemin qui serpente dans les champs : deux lignes parallèles d’herbe foulée qui luit<br />
Château-Thierry, Vitry-le-François sans s’arrêter<br />
Un arbre isolé, comme un signe<br />
La gare de Bar-le-Duc<br />
On arrive<br />
Il n’y a rien de spécial en fait<br />
La forêt sur les collines en forme de trapèze<br />
L’eau gris vert du canal le long de la voie<br />
<strong>Des</strong> piquets de bois gris, de l’herbe jaune<br />
Le feuillage touffu des chênes<br />
Un sous bois ; entre les troncs noirs, des taches de lumière blanche sur le sol tout vert<br />
Puis l’herbe d’un champ comme une toison épaisse, parcourue de vagues claires<br />
La terre à nu, beige rouge<br />
Il est quatre heures moins dix<br />
Les grands toits de tuiles rondes, un peu roses<br />
Un rapace qui tournoie lentement dans le ciel, harcelé par une bande de corneilles noires<br />
Il n’y a rien de spécial ici, c’est pareil qu’ailleurs, sans doute<br />
Je crois seulement que quelque chose m’attend ; je sais seulement que j’attends quelque chose<br />
Sur la façade d’une maison, on lit « Bière de Tantonville » en capitales rouges passées<br />
La Moselle : le feuillage des arbres se penche au dessus d’elle, jusqu’à presque la toucher<br />
Deux chevaux, l’un noir l’autre blanc ; leurs queues battent lentement l’air en cadence<br />
Le train ralentit, on y est presque<br />
La gare de Frouard<br />
<strong>Des</strong> files de wagons et l’herbe qui pousse entre les rails<br />
Et puis Nancy, il est quatre heures vingt-cinq<br />
On est arrivé.<br />
Depuis trois ans, je suis revenu travailler à Marsal, là où j’avais commencé à fouiller<br />
pour la première fois. J’ai accepté le projet que me proposait mon ami Jean-Pierre Legendre<br />
de reprendre l’étude du « Briquetage de la Seille ». Etre attaché à un endroit c’est y avoir<br />
quelque chose d’enterré. C’est la raison pour laquelle je reviens en Lorraine ou, plus<br />
205
exactement, c’est la raison pour laquelle je ne peux pas la quitter. Elle garde les traces de ma<br />
mémoire ; elle contient les <strong>vestiges</strong> d’innombrables mémoires dont je me sens – à tort ou à<br />
raison – solidaire. J’ai donc repris le projet du « Briquetage de la Seille » et, avec lui,<br />
l’héritage des recherches entreprises par Jean-Paul Bertaux dans les années 1970, qui avait<br />
révélé la tographie générale des accumulations de rejets de production de sel dans la vallée<br />
supérieure de la Seille, entre les villages de Salonnes et de Marsal (Moselle) 389 . L’objectif de<br />
ce nouveau projet, qui a été programmé dans une première phase sur cinq ans (2001-2005),<br />
est d’obtenir une image relativement précise des ateliers de production, grâce en particulier à<br />
des prospections géophysiques extensives, de déterminer l’organisation générale de la<br />
production et enfin de préciser la chronologie de cette extraction « proto-industrielle » du sel<br />
durant la protohistoire. Au delà de ces objectifs immédiats, le projet « Briquetage de la<br />
seulle » vise, surtout, à tenter d’évaluer l’impact dans la longue durée de cette activité de<br />
production intensive du sel sur les sociétés et l’environnement naturel. 390<br />
Le sel et l’histoire du Saulnois<br />
La petite région de la vallée supérieure de la Seille a connu un destin particulier grâce,<br />
ou à cause de la présence du sel. Une grande partie du territoire actuel de la Lorraine recouvre<br />
en effet de très importantes formations de sel gemme, qui sont ordinairement enfouies à plus<br />
d’une centaine de mètres de profondeur et qui ne sont devenues accessibles qu’avec le<br />
développement de techniques minières industrielles, après la révolution industrielle du XIX ème<br />
siècle. Dans les environs de la Seille supérieure, ces formations ne sont situées qu’à seulement<br />
une cinquantaine de mètres de profondeur: elles sont dissoutes superficiellement par des<br />
infiltrations d’eau, qui remontent à la surface du sol chargées en sel sous la forme de sources<br />
salées 391 . Ici, le sel est inscrit partout dans la toponymie : depuis le moyen âge, la région de la<br />
Seille supérieure est appelée Saulnois ; c’est l’ancien pagus salinensis hérité de l’antiquité<br />
romaine. Le nom même de la Seille, dérivé de son appellation romaine (Salia), est marqué par<br />
la présence du sel, tout comme celui de l’agglomération de Salonnes (Salona), ou encore celui<br />
de la saline médiévale de Salées-Eaux (Salsa Aqua). Château-Salins s’est développé à la fin<br />
du moyen-âge à partir d’une saline créée par les ducs de Lorraine. C’est l’exploitation du sel<br />
du Saulnois qui a suscité d’âpres rivalités entre les divers pouvoirs qui se sont affrontés, tout<br />
au long du moyen âge et de la période moderne, pour s’en emparer du contrôle exclusif. A<br />
partir du XII ème siècle, les évêques de Metz y sont d’abord parvenus : ce sont eux qui ont<br />
fortifié aux XIII ème et XIV ème siècles les centres de production de Marsal, Moyenvic et Vic, où<br />
ils avaient installé, dès le XIII ème siècle, leur temporel 392 . Leur présence a favorisé le<br />
développement d’une véritable culture de cour, à laquelle se rattache par exemple, l’activité<br />
du peintre Georges de la Tour, installé à Vic au XVII ème siècle. C’est encore le contrôle des<br />
salines de la Seille qui oppose, tout au long des XIII ème , XIV ème et surtout XV ème siècles, les<br />
389 BERTAUX, 1972 ; id. 1976.<br />
390 Les premiers résultats apportés par le projet « Briquetage de la Seille » ont fait l’objet de publications en 2001<br />
et 2003 : OLIVIER L. – Le « Briquetage de la Seille » (Moselle) : nouvelles recherches sur une exploitation<br />
proto-industrielle du sel à l’âge du Fer. Antiquités nationales, 32 (2000), p. 143-171 ; id. (2003) – Nouvelles<br />
recherches sur l’exploitation du sel de la Haute Seille à l’âge du Fer. Le Pays lorrain, 84, p. 15-26 ; OLIVIER L.<br />
et TRIBOULOT B. (2003) - L’enceinte de Tincry (Moselle) : un nouveau centre de pouvoir hallstattien lié à<br />
l’exploitation du sel de la haute Seille ? Antiquités nationales, 34 (2002), p. 119-133.<br />
391 Ce sont les prospections géophysiques héliportées, réalisées en 2001 en coopération avec le Bureau de<br />
Recherche Géologique et Minière (BRGM), qui ont permis de préciser la structure du sous-sol de la vallée et de<br />
déterminer les mécanismes hydro-géologiques des remontées de saumure sous la forme de sources, ou de mares<br />
salées (BOURGEOIS, PERRIN, FEUGA, 2003).<br />
392 HIEGEL, 1980 ; id., 1981.<br />
206
évêques de Metz aux ducs de Lorraine, et ces derniers à leurs voisins messins. Les ducs de<br />
Lorraine finiront par l’emporter au XVI ème siècle, mais pour peu de temps : à l’issue de la<br />
Guerre de Trente Ans, ils perdront finalement le contrôle des centres de production du<br />
Saulnois au profit du royaume de France 393 . Les Français démoliront d’abord les fortifications<br />
ducales de Moyenvic et de Marsal, avant de rétablir celles de Marsal – qui avaient été<br />
complètement modernisées à la fin du XVI ème siècle par le duc de Lorraine Charles III – sous<br />
la direction de Vauban. Ils redévelopperont la saline de Moyenvic, qui devenue saline royale,<br />
multipliera ses capacités de production par trois du XVII ème au XVIII ème siècles 394 . Au cours<br />
du XIX ème siècle, les réaménagements défensifs successifs de la place de Marsal, comme en<br />
particulier dans les années 1810 et 1830-1840, accompagnent de brèves renaissances du rôle<br />
stratégique du Saulnois, que celui-ci avait perdu avec l’incorporation de la Lorraine à la<br />
France. La France perdra néanmoins cette région encore deux fois, à la suite de la défaite de la<br />
guerre de 1870, puis en 1940. Bien que traditionnellement de langue romane, le Saulnois sera<br />
englobé dans le territoire du Reich allemand, avant de revenir à la France en 1945. Le sel, qui<br />
avait fait sa richesse et ses malheurs, lui fera cependant échapper à l’industrialisation du<br />
XX ème siècle : grâce au développement de techniques d’extraction du sel gemme par<br />
dissolution et pompage de la saumure introduites à la fin du XIX ème siècle, l’exploitation<br />
industrielle du bassin salifère aux environs de Nancy fera abandonner définitivement les<br />
salines de la Seille, dont la dernière (Dieuze) ne cessera néanmoins son activité que dans les<br />
années 1970. Depuis le XIX ème siècle, le Saulnois est redevenu une région essentiellement<br />
rurale. Sa population actuelle est de plus en plus largement employée dans les activités<br />
tertiaires des grandes agglomérations urbaines voisines de Nancy et Metz.<br />
Si l’histoire du Saulnois est particulièrement riche, donc, ses sources sont cependant fort<br />
inégales. En direction du passé, on ne dispose de véritables données historiques qu’à partir,<br />
grossièrement, de l’entre-deux-guerres. Entre nous et le front du passé problématisé et<br />
identifié par des documents reconnus comme historiques, s’étend une période d’au moins une<br />
cinquantaine d’années pour laquelle existe une masse considérable de documents, qui<br />
proviennent des particuliers, des entreprises, des administrations, etc. Ces documents ne sont<br />
cependant sont pas encore considérés comme des archives historiques, dans la mesure où<br />
ceux-ci participent à l’activité du présent. C’est actuellement la période de la Seconde guerre<br />
mondiale et de l’immédiate après-guerre qui, dans son ensemble, commence à faire l’objet de<br />
recensements et de recueils de données. Les sources historiques sont les plus riches pour la<br />
première moitié du XX ème siècle et la seconde moitié du XIX ème , tandis qu’on possède des<br />
données historiques relativement solides et précises jusqu’au XVIII ème siècle inclus. Le<br />
XVII ème siècle et surtout le XVI ème siècle commencent à être marqués par une documentation<br />
de plus en plus lacunaire, en particulier pour tout ce qui concerne les aspects de la « vie<br />
quotidienne », qui ne revèlent directement ni de la politique ni de l’économie. Au delà, on<br />
dispose des données qui permettent de reconstituer une histoire relativement cohérente<br />
jusqu’aux XIII ème et éventuellement XII ème siècles. Plus loin, on ne connaît guère plus que de<br />
bribes éparses jusqu’au VIII ème siècle, puis presque plus rien : quelques indications isolées<br />
sont attestées pour la période mérovingienne, puis seulement deux inscriptions, dont une<br />
douteuse, pour la période romaine 395 . Il n’y a plus rien du tout à partir du I er siècle avant J.-C.<br />
393 MARTIN, 2002.<br />
394 MULTHAUF, 1978 : 265 et table 25. C’est la « saline royale » de Moyenvic qui est figurée dans<br />
« L’encyclopédie » de Diderot et d’Alembert à la rubrique « fontaines salantes » de l’article « salines »<br />
(DIDEROT et D’ALEMBERT, 1765 : 551-554 ; id., 1768).<br />
395 CIL XIII, 4565 ; SAULCY (1846).<br />
207
Cette conformation des sources historiques est le produit d’une situation archéologique,<br />
dont en observe l’équivalent direct dans le domaine des <strong>vestiges</strong> matériels. Ces derniers<br />
s’inscrivent dans des cycles de vie de durées différentes selon qu’il s’agit d’objets ou d’outils,<br />
de meubles ou d’aménagements ou encore d’habitations ou d’édifices. Les matériaux<br />
consommables – avec leurs déchets : emballages, conditionnements, etc. – sont évidemment<br />
ceux qui possèdent les durées de vie les plus brèves ; alors que les constructions ou les<br />
monuments restent en usage sur des durées qui peuvent atteindre couramment plusieurs<br />
siècles. Néanmoins, tous ces matériaux sont marqués par un processus de raréfaction<br />
exponentiel en direction du passé. Comme on l’a souligné, ils ne disparaissent pas : enfouis ou<br />
démembrés, ils ne participent plus au fonctionnement « conscient » du présent ou, dirait<br />
Schiffer, ils ne figurent plus directement dans le contexte systémique de notre culture<br />
matérielle contemporaine 396 . Ainsi, du présent vers le passé, la période, schématiquement, des<br />
cinquante dernières années se signale par une profusion de créations matérielles, qui ne sont<br />
pas encore inscrites en tant que <strong>vestiges</strong>, dans la mesure où ces objets ou ces constructions<br />
sont directement en usage dans le présent. Les éléments mobiliers qui commencent<br />
actuellement à se constituer comme des <strong>vestiges</strong> – c’est-à-dire à disparaître de notre corpus de<br />
matériaux en usage – appartiennent principalement à la période de la Seconde Guerre<br />
mondiale et de l’immédiate après-guerre. Globalement, les objets utilitaires de plus d’un<br />
siècle d’âge et encore en usage sont rarissimes. Cette durée d’usage est un peu plus longue<br />
pour les pièces d’ameublement (elle atteint, au maximum, deux siècles et demi pour de très<br />
rares pièces d’antiquités, en particulier comme des armoires de style régional lorrain).<br />
Comme on l’a déjà noté, le processus par lequel ces éléments s’enregistrent comme <strong>vestiges</strong><br />
coïncide avec celui par lequel ils sont effacés du présent. On observe un phénomène tout à fait<br />
analogue avec les éléments immobiliers du bâti. La masse principale des constructions en<br />
usage date essentiellement de la période contemporaine ; à savoir de la première moitié du<br />
XX ème siècle et de la seconde moitié du XIX ème . Les constructions dont l’origine remontent au<br />
XVIII ème siècle deviennent nettement plus rares, et plus encore celles du XVII ème siècle, qui<br />
subsistent notamment à Marsal ou à Vic. Au delà, les <strong>vestiges</strong> en élévation sont conservés<br />
sous une forme de plus en plus parcellaire et exceptionnelle dans les constructions : ce sont<br />
surtout des lambeaux de constructions monumentales qui subsistent dans le bâti actuel et dont<br />
les plus anciens remontent jusqu’aux XII ème et XIII ème siècles (comme les portions de<br />
l’enceinte urbaine et du château féodal de Vic, ou encore les éléments romans de la collégiale<br />
Saint-Léger de Marsal). Au delà, à partir globalement du haut moyen âge, toutes les<br />
constructions matérielles sont enfouies, ou archéologiques.<br />
De manière intéressante, la longue durée de vie des matériaux immobiliers rend<br />
apparent un phénomène de distribution chronologique que nous avons déjà relevé ailleurs (à<br />
propos, notamment, de l’exemple des monnaies) mais qui est moins nettement visible dans les<br />
matériaux à courte durée d’usage. Dans le bâti actuel, on observe en effet que les créations<br />
strictement contemporaines – celles par exemple des 5 ou 10 dernières années – sont<br />
quantitativement à peu près aussi rares que celles qu’il est possible d’identifier comme les<br />
plus anciennes. Majoritairement, les constructions actuelles les plus récentes ont une trentaine<br />
à une quarantaine d’années d’existence, comme celles des auréoles de pavillons individuels<br />
qui se sont développées après les années 1970 à la périphérie de chacune des trois<br />
agglomérations de Marsal, Moyenvic et Vic-sur-Seille. Le présent, comme structure<br />
matérielle actuelle, est donc bien marqué par un décalage dans le passé ; c’est un conglomérat<br />
de constructions d’âges et de durées de vie différentes, dont l’existence est incessamment<br />
remise en jeu, ou renégociée, au présent : certaines d’entre elles sont maintenues en l’état,<br />
d’autres sont aménagées, d’autres enfin sont détruites et disparaissent. Ainsi, il est<br />
396 SCHIFFER, 1987.<br />
208
vraisemblable que les derniers <strong>vestiges</strong> monumentaux de la saline royale de Moyenvic,<br />
actuellement isolés et très dégradés, sont destinés à disparaître prochainement, dans la mesure<br />
où ceux-ci subsistent dépourvus d’usage à la périphérie des installations d’une exploitation<br />
agricole réédifiée durant la période de la « reconstruction » des années 1950. C’est par ce<br />
processus de renégociation ininterrompue que la structure matérielle actuelle fonctionne<br />
comme une mémoire au présent et c’est bien ce processus qui alimente la transformation des<br />
constructions actuelles en <strong>vestiges</strong> archéologiques. Enfouies et désarticulées, les traces des<br />
périodes anciennes sont cachées, ou plus exactemement elles sont incrustées dans la masse la<br />
structure matérielle actuelle et en participent. Les <strong>vestiges</strong> de ces temps disparus ne sont pas<br />
directement accessibles, mais ils n’en sont pas moins actifs : comme on l’a déjà souligné, ils<br />
constituent une « préhistoire » ou plus précisément un « inconscient » de la structure<br />
matérielle actuelle. En les exhumant, à quoi donc est destinée l’archéologie, si ce n’est à faire<br />
apparaître leur action lointaine sur le présent, à travers toute l’épaisseur du palimpseste de<br />
structures matérielles accumulé au cours du temps ?<br />
Le « Briquetage de la Seille »<br />
Le projet archéologique auquel je me suis attaché, en revenant à Marsal, est focalisé sur<br />
un événénement particulièrement important, du point de vue de cette archéologie de la vallée<br />
supérieure de la Seille, qui a eu lieu durant sa préhistoire. Il s’agit du « Briquetage de la<br />
Seille » ; à savoir une accumulation gigantesque de déchets de production du sel, qui sont<br />
constitués de fragments de moules et de débris de fourneau à sel en terre cuite. Ces restes<br />
forment de véritables tells de terre cuite à la base des agglomérations actuelles de Marsal,<br />
Moyenvic et Vic, sans oublier les villages ou écarts de Salonnes et de Burthecourt. A<br />
Moyenvic, la hauteur des accumulations atteint 12 mètres, sur une surface estimée à 40<br />
hectares. Elle est de 8 mètres à Marsal ; tandis que les accumulations s’y développent sur plus<br />
d’un kilomètre et demi de longueur. De Marsal à Salonnes, on trouve des accumulations de<br />
briquetage dans tout le fond de la vallée de la Seille, sur une longueur qui dépasse 10<br />
kilomètres. Le volume total des déchets de production est estimable à près de 4 millions de<br />
mètres cubes, soit presque deux fois le volume de la Grande pyramide de Kéops…<br />
C’est à l’occasion de la fortification de la place de Marsal à la fin du XVII ème siècle que<br />
la présence de ces accumulations de terre cuite fut remarquée par l’ingénieur royal d’Artézé<br />
de la Sauvagère, qui leur attribua la dénomination de « briquetage de Marsal », en raison de<br />
leur ressemblance avec ce type de matériau de construction 397 . A la suite du congrès de la<br />
Société d’Anthropologie de Berlin, organisé en 1901 à Salonnes – à l’occasion duquel la<br />
relation du « briquetage de la Seille » avec une exploitation préhistorique du sel fut établie<br />
grâce aux fouilles du nouveau conservateur allemand du musée de Metz, Johann Baptist<br />
Keune 398 – le terme briquetage a essaimé partout en Europe ; il est devenu un terme générique<br />
pour désigner ce type de rejets techniques lié à la production du sel dans des fourneaux et des<br />
moules en terre cuite. Dans le Saulnois, on parle du « briquetage de la Seille ». Dans la<br />
mémoire collective des habitants de la vallée, qui ne remonte guère au delà de la Première<br />
guerre mondiale, le « briquetage » est littéralement à l’origine de la fondation des<br />
agglomérations. Tous les enfants connaissent ces fragments de terre cuite aux formes étranges<br />
et familières de « boudins » ou « d’osselets », qu’ils appellent d’un dénominatif maintenant<br />
tombé en désuétude : pour eux, comme pour toute la population de la vallée, ce sont des<br />
« colifichets ». Concrètement, la présence du briquetage continue à conditionner l’occupation<br />
397 ARTEZE DE LA SAUVAGERE, 1740.<br />
398 KEUNE, 1901.<br />
209
humaine à l’intérieur de cette vallée jadis marécageuse, et réputée malsaine et dangereuse 399 .<br />
L’épaisseur des alluvions tourbeuses, qui peut atteindre plus de 12 mètres, empêche le<br />
développement des constructions habituelles ; celles-ci se concentrent traditionnellement sur<br />
les remblais solides que constituent les accumulations de briquetage. Ainsi, à Salonnes, c’est<br />
la topographie de deux accumulations juxtaposées de briquetage qui explique la structure<br />
actuelle du village en deux bourgs séparés (dits de la Haute et de la Basse Salonne), qui sont<br />
connus dès le IX ème siècle sous les noms de Salonnes et de Courcelles 400 . Dans leur ensemble,<br />
les agglomérations actuelles de Marsal, Moyenvic et Vic (avec celle de Salonnes, sur la petite<br />
Seille) correspondent à une anomalie d’implantation qu’on ne rencontre qu’à cet endroit de la<br />
vallée de la Seille : ce sont les seuls habitats groupés qu’on observe installés en fond de vallée<br />
inondable ; alors que l’ensemble du réseau d’occupation humaine est fixé dans des villages ou<br />
des fermes implantés généralement sur des versants de coteau des plateaux environnants.<br />
Les nouvelles recherches archéologiques menées depuis 2001 sur le « Briquetage de la<br />
Seille » ont permis d’en établir l’origine, qui se situe à l’âge du Fer. Au cours d’une première<br />
phase (que nous avons appelée phase ancienne du « Briquetage de la Seille »), de nombreux<br />
ateliers de production prennent leur essor dans l’ensemble de la vallée, de Salonnes à Marsal.<br />
Ils apparaissent au début du premier âge du Fer, dans le courant des VIII ème -VII ème siècles av.<br />
J.-C., et atteignent leur apogée au moment de l’expansion de la société « princière » de la fin<br />
du VI ème siècle av. J.-C. Ces ateliers, dont les rejets s’étendent sur des surfaces moyennes de 3<br />
à 4 hectares, sont directement liés à des petits habitats, qui sont installés au contact même des<br />
batteries de fourneaux à sel. Dans une seconde phase, qui correspond à la phase récente du<br />
« Briquetage de la Seille », au cours des II ème et I er siècles av. J.-C., on assiste à un phénomène<br />
de concentration des centres de production, qui paraît toucher parallèlement l’habitat associé<br />
aux ateliers. Dans l’ensemble, seuls les sites de Marsal, de Moyenvic et de Vic sont<br />
reconduits à la fin de l’âge du Fer. L’extraction du sel, dont la productivité est manifestement<br />
démultipliée 401 , se fixe désormais sur ces trois centres qui seront par la suite les sièges<br />
principaux de la production du sel dans toute la durée des époques médiévales, modernes et<br />
contemporaines.<br />
On peut donc dire que la structure de l’implantation humaine actuelle de la vallée est<br />
puissamment informée par cet événement archéologique majeur qu’est la création du<br />
« Briquetage de la Seille », à l’âge du Fer. Il est tout a fait possible que d’autres événements<br />
du même type aient eu lieu déjà auparavant (notamment à l’âge du Bronze, au cours duquel<br />
l’extraction du sel par la méthode du briquetage est avérée sur une série de sites d’Europe<br />
centrale et moyenne, voire même plus anciennement encore au Néolithique) ; néanmoins,<br />
pour ce qui nous intéresse ici, aucun n’a manifestement atteint ce caractère massif – et par<br />
conséquent fondateur – qu’il a pris à l’âge du Fer. Comme on va le voir, ce sont les<br />
transformations introduites à la période romaine qui ont semble-t-il fixé cette transmission, en<br />
particulier par l’impact qu’elles ont eues sur l’évolution du réseau d’occupation humaine au<br />
cours du haut Moyen âge.<br />
De la même manière, la nature marécageuse de la vallée apparaît aujourd’hui, comme<br />
une conséquence dans la longue durée de l’activité d’extraction intensive du sel à l’âge du<br />
Fer. La présence de marais dans toute la vallée supérieure de la Seille est attestée par les<br />
399 BRUNOTTE, 1896.<br />
400 LEPAGE, 1853 : 509 ; id. 1872 : 123.<br />
401 Les estimations de production que nous avons pu établir à partir du volume des accumulations se chiffrent en<br />
milliers de tonnes par an pour la phase ancienne du « Briquetage de la Seille » ; alors qu’elles doivent<br />
manifestement être estimées en dizaines de milliers de tonnes par an au cours de de la phase récente.<br />
210
sources historiques depuis au moins le début du XII ème siècle. Grâce à l’installation d’un<br />
système de digues et d’écluses, les marais de la Seille ont été utilisés, principalement aux<br />
XVIII ème et XIX ème siècles, comme une ressource stratégique, qui permettait en particulier de<br />
défendre la place forte de Marsal, en inondant l’ensemble de la vallée et en la rendant ainsi<br />
inaccessible. C’est également à partir des XVIII ème et XIX ème siècles, que, durant les périodes<br />
de plus en plus longues durant lesquelles Marsal a perdu son intérêt stratégique, la question de<br />
l’assèchement des marais s’est imposée comme une question de santé publique : les enquêtes<br />
médicales du XIX ème siècle ont montré en effet que les habitants de la vallée étaient sujets à<br />
une forte mortalité, due principalement à la « fièvre des marais », et qu’ils présentaient<br />
fréquemment des pathologies particulières, comme des goîtres. Les premiers travaux de<br />
canalisation de la Seille remontent au XVII ème siècle, et ont été systématisés à la fin du XIX ème<br />
siècle, sous l’occupation allemande. Ce n’est que dans le courant de la seconde moitié du<br />
XX ème siècle que la vallée a été complètement asséchée. La présence de marais est donc une<br />
composante essentielle de l’identité de la vallée durant les périodes historiques et jusqu’à la<br />
période contemporaine. Nous savons cependant, grâce à une série de forages réalisés en 2003,<br />
que l’environnement de la Seille supérieure était très différent durant la protohistoire : la<br />
rivière coulait au moins 5 mètres plus bas que son cours actuel et son débit était beaucoup<br />
plus rapide ; le milieu, surtout, n’était pas marécageux. Le comblement massif de la vallée est<br />
un phénomène récent, qui paraît déclenché par le « Briquetage de la Seille » : il est très<br />
vraisemblable que la déforestation massive de l’environnement de la vallée pour les besoins<br />
de l’alimentation en combustible des ateliers de sauniers a provoqué des phénomènes<br />
d’érosions de sol ; le phénomène est connu en particulier pour la période moderne 402 . Il est<br />
certain, d’autre part, que le dépôt d’énormes accumulations de briquetage dans le fond de la<br />
vallée – en particulier comme à Moyenvic, où à Vic – s’est avéré constituer un frein de plus<br />
en plus important à la libre circulation des eaux de surface, empêchant par là même<br />
l’évacuation des sédiments en surcharge. Le niveau stratigraphique correspondant aux marais<br />
de la période historique est bien identifié au sommet de ce remplissage rapide de la vallée et<br />
n’en est en quelque sorte que la phase pour le moment terminale. Le « Briquetage de la<br />
Seille » conditionne donc fortement l’environnement de la vallée à différentes échelles de<br />
durées, jusqu’à nos jours. C’est lui qui a produit ce milieu si particulier – avec ses mares<br />
salées, sa flore halophile et ses nombreuses espèces d’oiseaux dont on considère aujourd’hui<br />
qu’il est prioritaire de les conserver – un milieu « naturel », qui est en réalité le produit<br />
lointain d’une modification de l’environnement due à une activité de type industriel.<br />
L’empreinte romaine : continuités et ruptures<br />
Il est probable que des concentrations relativement importantes de populations fixes<br />
aient existé avant la conquête romaine à l’emplacement des centres de production de la fin de<br />
l’âge du Fer. Nous savons par exemple par une inscription datée de 44 ap. J.-C., que les<br />
habitants de Marsal (dont le nom apparaît pour la première fois : Marosallum) se considèrent<br />
comme des vicani ; c’est-à-dire des membres d’une agglomération urbaine pourvue<br />
d’institutions municipales à la romaine. Un autre vicus est attesté à l’emplacement du centre<br />
de production de Vic-sur-Seille, par une inscription aujourd’hui perdue qui donne son nom à<br />
l’époque romaine : Vicus Bodesius. Les observations archéologiques récentes y ont confirmé<br />
la présence d’un bâti domestique à architecture de terre daté du I er siècle de notre ère, qui se<br />
développe directement à la surface des accumulations de briquetage de la fin du second âge<br />
du Fer. Nous ne savons pour le moment rien du centre majeur de Moyenvic, qui abrite un<br />
atelier monétaire à l’époque mérovingienne, dans lequel sont produits des tiers de sou d’or à<br />
402 HUSSON (1991).<br />
211
la légende Mediano Vico. Cette appelation correspond bien à la position intermédiaire du site<br />
de Moyenvic, à mi-chemin entre Vic et Marsal. Jusqu’à la fin du haut moyen âge, les<br />
agglomérations de Marsal et de Vic sont identifiées sous leurs noms romains : Marsallum, ou<br />
Marsallo Vico et Bodesius Vicus ou Bodatio Vico 403 . <strong>Des</strong> ateliers monétaires y fonctionnent<br />
également à l’époque mérovingienne. L’hypothèse de trois agglomérations urbaines se<br />
développant au début de l’époque romaine à l’emplacement des centres de productions de la<br />
phase récente du « Briquetage de la Seille », à Marsal, Moyenvic et Vic, n’est donc pas<br />
complètement invraisemblable. Là encore, c’est l’héritage protohistorique qui conditionne,<br />
selon toute évidence, ce développement particulier, dont on ne connaît pas d’équivalent<br />
ailleurs. Habituellement, les agglomérations urbaines secondaires de type vicus ne se<br />
rencontrent pas en effet à un tel niveau de concentration spatiale : dans le reste de l’Est de la<br />
France, elles se répartissent, en général, selon une maille de 30 à 40 kilomètres. De la même<br />
manière, c’est l’héritage protohistorique augmenté de l’apport urbain romain, qui explique<br />
l’autre grande anomalie qui s’impose à partir de la période médiévale avec les agglomérations<br />
de Marsal, Moyenvic et Vic : ce sont toutes les trois des villes juxtaposées à quelques<br />
kilomètres seulement les unes des autres.<br />
La conquête romaine introduit néanmoins une série de ruptures par rapport à la situation<br />
de la période protohistorique, dont les plus visibles sont pour nous celles qui touchent au<br />
réseau de communications. Depuis les temps anciens du premier âge du Fer, aux VI ème -VII ème<br />
siècles av. J.-C., le Saulnois se trouvait au débouché d’un couloir de développement par<br />
lequel arrivaient notamment les biens de luxe et les matières premières précieuses de<br />
Méditerranée (comme le corail, par exemple). Ce couloir sud-nord était situé dans le<br />
prolongement du grand axe du Rhône et de la Saône ; à la fin du second âge du Fer, il assurait<br />
le développement économique des centres fortifiés (ou oppida) de la Lorraine centrale,<br />
comme ceux de Boviolles (Meuse), de Saxon-Sion ou de la « Butte Sainte-Geneviève » à<br />
Essey-les-Nancy (Meurthe-et-Moselle). Dans la vallée supérieure de la Seille, on en trouve la<br />
confirmation dans la composition des numéraires gaulois déposés à titre d’offrandes dans le<br />
sanctuaire que nous avons identifié récemment au sommet de la « Côte Saint-Jean », à<br />
Moyenvic : à l’exclusion des émissions des Leuques, ces monnayages sont composés<br />
essentiellement d’émissions des régions situées au sud de la Lorraine actuelle, comme en<br />
particulier celles des Rêmes, des Lingons, des Séquanes et des Eduens. Avec la création du<br />
réseau d’Agrippa, la romanisation bouleverse manifestement ce système : l’axe du Rhône et<br />
de la Saône continue bien à constituer l’axe de pénétration majeur en Europe occidentale<br />
depuis la Méditerranée, mais le tracé du couloir au delà de la Saône est modifié pour desservir<br />
de nouveaux centres urbains, comme en particulier Metz. En Lorraine, la grande voie de<br />
Langres à Metz est déplacée d’une trentaine de kilomètres à l’ouest par rapport à l’itinéraire<br />
protohistorique : ceci a pour conséquence l’étiolement, puis souvent la disparition, des centres<br />
économiques de la période de l’indépendance gauloise ; tandis que, tout au long de ce nouvel<br />
axe, de nouvelles agglomérations urbaines sans antécédents protohistoriques notables<br />
prennent leur essor. La vallée de la Seille est désormais coupée de ses approvisionnements<br />
traditionnels par voie de terre. Elle est maintenant directement reliée à la nouvelle capitale de<br />
Gaule Belgique, Metz (Divodurum), par une voie qui dessert Strasbourg et les cantonnements<br />
des armées romaines basées sur le Rhin et le Limes. Sur place, la voie romaine passe par le<br />
sanctuaire désormais romanisé de la « Côte Saint-Jean », puis par Marsal, avant de bifurquer<br />
à l’est, pour relier le sanctuaire monumental de Tarquimpol (Decempagi), aux sources de la<br />
Seille (qui semble lui aussi directement évolué d’un sanctuaire de la fin de l’âge du Fer) avant<br />
de rejoindre Sarrebourg (Pons Saravi), Saverne (Tabernae) et enfin Strasbourg (Argentorate).<br />
403 Sur Marsal au haut moyen âge, on consultera LEPAGE, 1843 : 355 ; id., 1872 : 87 ; HIEGEL, 1981 : 9. Sur<br />
Vic, voir LEPAGE 1843 : 602 ; id. 1872 : 152 ; HIEGEL, 1981 : 9.<br />
212
L’histoire de cet axe dans la longue durée est intéressante, car celui-ci « rejoue » de<br />
diverses manières au cours du temps. Le tronçon reliant Marsal à Tarquimpol tombe<br />
manifestement en désuétude après la période romaine ; ce qui paraît lié à la désaffection du<br />
sanctuaire de Decempagi, probablement au cours de l’Antiquité tardive. D’autres sections, en<br />
revanche, continuent à fonctionner, comme en particulier celle de Metz à Delme (l’antique Ad<br />
Duodecimum), qui est prolongée jusqu’à la création médiévale de Château-Salins et, de là,<br />
Moyenvic. C’est la route de Metz, que double la voie d’eau par la Seille, navigable à partir de<br />
Vic et qui se jette dans la Moselle à Metz. La prise de contrôle des salines de la Seille par les<br />
ducs de Lorraine produit le (re)développement d’un autre axe, qui relie d’ouest en est Nancy,<br />
capitale du Duché, à Moyenvic et au delà à la saline de Dieuze. Moyenvic (re)devient à ce<br />
moment, au XVI ème siècle, le point nodal du réseau de communication qui relie la vallée<br />
supérieure de la Seille à l’extérieur. Lorsqu’après la Guerre de Trente ans, le royaume de<br />
France prend le contrôle de cette partie de la Lorraine, celui-ci réactive l’axe antique de Metz<br />
à l’Alsace. Les Français ouvrent ce qu’on appelerait aujourd’hui un « couloir sécurisé » de<br />
Metz à Moyenvic, puis de Moyenvic à Sarrebourg jusqu’à Phalsbourg, non loin de Saverne.<br />
C’est évidemment la voie Metz-Strasbourg qui « rejoue », mais qui n’emprunte que<br />
partiellement à nouveau son tracé antique : ainsi, le tronçon Metz-Delme continue à<br />
fonctionner grâce à l’existence de la route médiévale ; tandis que le détour par Marsal et<br />
Tarquimpol est supprimé au profit d’un nouvel axe rectiligne tiré depuis Moyenvic le long de<br />
la petite vallée du Nard.<br />
C’est toujours cet axe majeur qu’on emprunte aujourd’hui lorqu’on traverse la vallée<br />
supérieure de la Seille depuis Metz (la capitale régionale de la Lorraine) jusqu’à Strasbourg,<br />
la nouvelle capitale européenne de l’Alsace. Le contournement de l’agglomération de<br />
Moyenvic, réalisé en 2000 pour le compte du département de la Moselle (car il ne s’agit là<br />
que d’une route départementale, la D 955), vise d’ailleurs moins à détourner la circulation de<br />
l’agglomération qu’à établir une continuité, jusque là jamais réalisée, entre les deux tronçons<br />
nord et sud de la route, qui sont issus d’héritages différents : le tronçon nord, de Metz à<br />
Delme et Château-Salins, reprend le tracé de la voie antique et médiévale ; alors que celui du<br />
sud, de Moyenvic à Maizières-les-Vic correspond à la route royale mise en place à la fin du<br />
XVII ème siècle. Pour destructeurs qu’ils soient souvent, les aménagements contemporains sont<br />
fondamentalement conditionnés par l’héritage des formes du passé. Si la nouveauté s’impose<br />
– comme ici avec ces travaux de creusement considérables – c’est parce qu’en réalité elle est<br />
préformatée par le passé. Quant à l’axe de Nancy à Dieuze, celui-ci est resté relativement<br />
secondaire, bien que route nationale (c’est la N74). Il n’est principalement emprunté que<br />
jusqu’à sa bifurcation vers Château-Salins, d’où celui-ci permet de rejoindre la route de Metz.<br />
Comment les formes du passé se transmettent-elles ?<br />
Pour ne prendre que cet exemple, l’histoire apparemment simple de l’axe de Metz à<br />
Strasbourg ouvre une série de perspectives archéologiques nouvelles. Il est tout d’abord<br />
évident que celui-ci « rejoue » à distance dans le temps : des hiatus le plus souvent importants<br />
séparent les séquences de réactivation du tracé, comme en particulier entre l’Antiquité et la<br />
période moderne. Hétérogène dans le temps, l’histoire de cet axe l’est également dans<br />
l’espace, dans la mesure où certains tronçons sont reconduits, alors que d’autres ne sont le<br />
pas. Cette hétérogénéité introduit une diversité de cas dans une multiplicité d’échelles, alors<br />
que, toutes ensemble, ces situations différentes participent en réalité d’un même palimpseste<br />
archéologique. Elles ne jouent pas aux mêmes endroits du temps et de l’espace. En d’autres<br />
213
termes, si l’axe « rejoue » au cours du temps, celui-ci peut prendre des formes très différentes,<br />
qui ne sont pas nécessairement répétées aux mêmes places et aux mêmes moments. Le<br />
processus même de perpétuation est exotique, dans la mesure où, lorsqu’il s’effectue, c’est<br />
non pas dans la continuité, mais à distance et littéralement au travers de certaines périodes :<br />
on le voit bien en particulier avec le cas du tronçon de la voie de Metz à Delme, dont le tracé<br />
antique s’est transmis jusqu’à nous par l’intermédiaire de ses reprises du moyen âge et de la<br />
période moderne.<br />
Il faut désormais nous méfier particulièrement des apparences : les formes et les<br />
structures archéologiques ne sont pas nécessairement ce qu’elles ont l’air de signifier. Par<br />
exemple, on ne sait pratiquement rien de Moyenvic pour les périodes antérieures au X ème<br />
siècle. Le bourg a été détruit à 95% lors de l’avancée américaine de 1944. On a peine à<br />
imaginer la réalité des plans anciens et des vues gravées, qui montrent au XVII ème siècle une<br />
ville opulente entourée d’un système de fortification bastionné imposant. Les remparts ont été<br />
rasés après la Guerre de Trente ans et la saline royale du XVIII ème siècle s’est installée à<br />
l’emplacement d’une partie des fortifications démantelées. Elle a elle-même complètement<br />
disparu au XIX ème siècle. Il ne reste rien de tout cela et le bourg actuel subsiste rétréci à<br />
l’intérieur de l’emplacement des remparts, dont le tracé en étoile survit dans les limites des<br />
vergers et des jardins. Avec son église en béton de la reconstruction qui domine toute la vallée<br />
comme une sorte d’édifice industriel abandonné, Moyenvic a aujourd’hui l’allure désolée<br />
d’un ex-bourg industriel déserté. Le sel n’apporte plus la richesse. C’est la raison pour<br />
laquelle Moyenvic ne parvient pas à se relever des destructions de 1944, pris qu’il est dans<br />
une récession dont l’origine principale remonte en fait à l’abandon de la saline dans les années<br />
1830, et sans doute au delà, dans l’effondrement de sa production dans la seconde moitié du<br />
XVIII ème siècle. En réalité, si Moyenvic est détruit si souvent au cours des périodes<br />
historiques, c’est parce qu’il paie pour sa position stratégique, de laquelle il commande les<br />
communications nord-sud et est-ouest qui passent par la vallée. De toutes les agglomérations<br />
du Saulnois, c’est toujours Moyenvic qui pâtit le plus des guerres : le bourg a été<br />
complètement incendié plusieurs fois au cours des guerres féodales des XIII ème et surtout<br />
XV ème siècles, puis il a été ravagé à nouveau à plusieurs reprises au cours de la Guerre de<br />
Trente Ans 404 . Ainsi, si on connaît si peu de choses de l’archéologie de Moyenvic, c’est parce<br />
qu’en réalité il s’agit d’un site majeur, sans cesse détruit et reconstruit : c’est à l’emplacement<br />
de Moyenvic, que les prospections géophysiques héliportées, que nous avons entreprises en<br />
2001 à l’échelle de la vallée, ont révélé notamment les concentrations de briquetage les plus<br />
massives de toute la vallée.<br />
Tous près de là, Vic-sur-Seille et Marsal présentent à l’inverse une physionomie et une<br />
mémoire archéologique tout à fait différentes. Si Vic a conservé jusqu’à aujourd’hui de<br />
nombreux bâtiments d’époque moderne et médiévale, dont la plus grande partie de son<br />
enceinte urbaine du XIII ème siècle, c’est essentiellement parce que la ville, enfoncée qu’elle<br />
est dans un étranglement de la vallée de la Seille, a perdu toute valeur défensive dès le XVI ème<br />
siècle, quand l’usage des sièges faisant appel à l’artillerie a commencé à s’imposer comme<br />
une méthode de guerre déterminante. De la même manière, la préservation exceptionnelle du<br />
système de fortifications à la Vauban de Marsal est surtout due à la disparition de son intérêt<br />
stratégique au XVIII ème siècle, puis durant l’essentiel de la période contemporaine : le dernier<br />
bombardement sérieux qu’ait eu à subir Marsal remonte à 1815, quand le gouverneur de la<br />
place s’avisa de faire tirer au canon sur les colonnes bavaroises qui empruntaient, sans se<br />
soucier de lui, la route de Nancy dans leur avancée vers l’ouest 405 . Ainsi, si, contrairement à<br />
404 LEPAGE, 1843 : 387 ; MARTIN, 2002 : 55, 106.<br />
405 LEPAGE, 1843 : 355.<br />
214
Moyenvic, Marsal et Vic apparaissent, tout au long de l’histoire de la recherche<br />
archéologique, comme des pôles particulièrement importants, c’est aussi parce que les<br />
<strong>vestiges</strong> du passé y sont mieux conservés et plus accessibles qu’ailleurs, dans la mesure où<br />
ces cités sont moins actives après le moyen-âge. Leur bon état de conservation général<br />
favorise la création d’une masse de données archéologiques inhabituelles, qui croît<br />
naturellement par la suite. Aussi, si le briquetage est le mieux connu à Marsal, c’est<br />
principalement parce que, des trois centres de la vallée, Marsal est celui qui, depuis le<br />
XVIII ème siècle, est le moins soumis au développement urbain. Là où on le briquetage est le<br />
moins bien connu, c’est à l’inverse à l’emplacement du seul centre qui ait subsisté de manière<br />
ininterrompue comme ville jusqu’à nos jours ; c’est-à-dire à Vic-sur-Seille.<br />
Ces exemples élémentaires montrent combien il est nécessaire de changer notre regard<br />
sur les <strong>vestiges</strong> archéologiques : ceux-ci ne sont pas tant à prendre comme les témoignages<br />
directs d’une « histoire » des sites, que, plus fondamentalement, comme les manifestations<br />
d’un « symptôme » du fonctionnement de leur mémoire matérielle. Ces manifestations<br />
archéologiques prises comme symptômes sont bien le signe ou l’indice d’une modification, ou<br />
d’une perturbation, de l’activité fonctionnelle des sites, qui ne devient clairement lisible ici<br />
que dans la longue durée. C’est dans cette perspective – et dans cette perspective seulement –<br />
que les structures archéologiques trouvent un sens ou, en tous cas, révèlent quelque chose de<br />
l’histoire des sites. De la même manière, il devient particulièrement évident que les conditions<br />
d’observation de ces manifestations archéologiques – leur accessibilité, ou leur lisibilité, en<br />
quelque sorte – sont étroitement dépendantes de la forme prise par ces types de<br />
« symptômes ». Concrètement, si on connaît autant Marsal et si peu Moyenvic, c’est<br />
manifestement parce que ces sites ont « réagi » de manière différente, selon leur identité<br />
propre, aux perturbations et aux crises de l’histoire. Il existe donc une sorte de<br />
phénoménologie de la formation de ces symptômes archéologiques – dans le langage médical,<br />
on dirait une nosologie – dont l’étude et la description (leur nosographie, donc) sont<br />
essentielles pour identifier le comportement de ces sites dans la durée.<br />
Une archéologie de la « proto-industrialisation »<br />
L’archéologie du « Briquetage de la Seille » donne la possibilité d’observer, à diverses<br />
échelles du temps et de l’espace, l’intrication d’une activité protohistorique de statut<br />
véritablement « proto-industriel » avec les dynamiques à la fois de l’environnement et des<br />
formes d’occupation humaine. L’extraction du sel du Saulnois à l’âge du Fer présente un<br />
caractère industriel non seulement à cause de l’intensité de la production, mais aussi par<br />
l’organisation spécialisée des sites de production et la division manifestement poussée du<br />
travail. Avant d’aller plus loin, il faut rappeler le rôle éminemment important du sel dans les<br />
sociétés pré-industrielles antérieures à la période contemporaine. Le sel est en effet une<br />
ressource naturelle essentielle, qu’il est nécessaire d’introduire artificiellement dans les<br />
régimes alimentaires des hommes et des animaux domestiques 406 . En quantité, dans les<br />
sociétés rurales des périodes médiévales et modernes, le sel était surtout utilisé pour<br />
l’alimentation des animaux d’élevage, en particulier des herbivores : les agronomes romains<br />
avaient déjà remarqué que, nourris en sel, les animaux mangent mieux ; ils sont plus<br />
406 Chez l’homme, les besoins physiologiques en sel sont de l’ordre de 6 à 12 grammes en moyenne par jour pour<br />
un adulte. On ne dispose évidemment pas d’estimations des quantités de sel introduites artificiellement dans le<br />
régime alimentaire des populations de la Protohistoire et de l’Antiquité ; pour les périodes contemporaines préindustrielles<br />
de la première moitié du XIX ème siècle, on estime qu’elles constituaient une masse de 4,5 kilos en<br />
moyenne par individu et par an (LEFEBVRE, 1882 : 34-35).<br />
215
vigoureux, les moutons produisent plus de laine, de qualité plus fine, et les vaches donnent<br />
plus de lait 407 . L’alimentation des humains et des animaux ne constitue cependant qu’une part<br />
de la consommation du sel. Jusqu’au XVIII ème siècle, à partir duquel se développe l’usage<br />
alimentaire du sel dit « de cuisine », la plus grande partie de la production de sel était destinée<br />
en effet à la conservation des aliments par salaisons : on salait essentiellement des viandes,<br />
mais aussi de grandes quantités de poisson. Le sel était employé également dans la fabrication<br />
des fromages et du beurre. Là encore, on ne dispose pas d’estimations fiables des quantités de<br />
sel produites pour les salaisons durant la Protohistoire et l’Antiquité ; à titre de comparaison,<br />
on sait par les sources historiques qu’à compter du XIII ème siècle les salaisons absorbaient<br />
entre 50 et 60 % du sel produit en Europe continentale 408 . Le sel servait enfin à des usages qui,<br />
s’ils ne requièrent en proportion de la masse de sel produite que de faibles quantités de<br />
matière, n’en étaient pas moins très importants du point de vue économique : ainsi, le sel était<br />
utilisé pour le tannage (pour ses propriétés déshydradantes), la verrerie (pour sa capacité à<br />
abaisser le point de fusion des silicates), la sidérurgie et l’orfêvrerie (pour ses proriétés<br />
décapantes et ionisantes).<br />
Dans ces conditions, on comprend pourquoi le sel devient, à partir essentiellement du<br />
Néolithique, une ressource indispensable qu’il est vital d’acquérir. En effet, les populations<br />
d’agriculteurs-éleveurs doivent pouvoir compter sur un approvisionnement régulier en sel, car<br />
il leur faut non seulement compenser les régimes alimentaires pauvres en sel induits par la<br />
production agricole (céréales, légumineuses, etc.), mais surtout il leur faut assurer l’entretien<br />
du bétail – en l’alimentant artificiellement en sel – et enfin il leur faut assurer la conservation<br />
de stocks de nourriture suffisants durant la période dite de « soudure » située entre l’automne<br />
et le printemps, par des salaisons ou des saumures. Il faut donc envisager que d’importantes<br />
quantités de sel aient pu être produites et consommées durant la Protohistoire 409 .<br />
Ce sont ces circonstances particulières qui expliquent vraisemblablement le<br />
développement considérable de l’exploitation du sel des sources salées de le Seille au cours<br />
de la Protohistoire. Celui-ci connaît en effet deux périodes d’apogée de la production, qui se<br />
situent l’une à la fin du VI ème siècle av. J.-C., au moment de l’essor des « centres de pouvoir »<br />
hallstattiens, et l’autre aux II ème I er siècles, lors du développement du système des oppida.<br />
Dans ses travaux récents, Joseph Tainter a attiré l’attention des anthropologues sur le rôle<br />
particulier joué par l’exploitation des ressources dans le développement des sociétés. Tainter<br />
distingue deux types principaux de systèmes d’exploitation des ressources : les systèmes à<br />
faible niveau de productivité caractérisent en particulier l’exploitation des ressources<br />
agricoles, qui assurent à ceux qui les prélèvent des revenus relativement réguliers, mais peu<br />
importants 410 . Leur exploitation ne requiert pas le développement de technologies particulière,<br />
mais exige le contrôle individuel de très nombreuses unités de production, dipersées et de<br />
petite taille. Les systèmes à haut niveau de productivité, au contraire, caractérisent en<br />
407 Comparativement aux humains, les animaux ont besoin de plus grandes quantités de sel : celles-ci<br />
représentent une consommation d’une vingtaine de kilos par tête et par an pour les chevaux et au moins du<br />
double pour les bovidés.<br />
408 BERGIER, 1982 :135, 122<br />
409 Pour un domaine agricole courant de la taille d’une petite ferme, dont on connaît de nombreux exemples aux<br />
âges du Bronze et du Fer (AUDOUZE et BUCHSENSCHÜTZ, 1989), on obtient des estimations de<br />
consommation en sel de l’ordre d’au moins une centaine de kilos par an et dont près des trois quarts sont<br />
absorbés par l’alimentation des animaux d’élevage. Les armées, d’autre part, dont le rôle devient essentiel à<br />
partir de l’âge du Fer, ont besoin de sel de cuisine en très grandes quantités à la fois ; elles sont également de très<br />
grands utilisateurs de conserves alimentaires (comme en particulier les salaisons), grâce auxquelles il est possible<br />
de transporter sur de grandes distances des ressources alimentaires de base.<br />
410 TAINTER, ALLEN et HOEKSTRA, 2001.<br />
216
particulier l’exploitation des ressources minières, ou des matériaux précieux, comme le sel,<br />
dont les revenus sont très importants, mais instables. Leur exploitation demande la mise en<br />
place de technologies spécifiques, tandis que les unités de production tendent à se concentrer<br />
et à atteindre des tailles importantes. Alors que les systèmes à faible niveau de productivité<br />
n’autorisent qu’une complexification sociale relativement limitée, ceux à haut rendement<br />
rendent possible le développement de strates sociales extrêmement élevées en regard du reste<br />
de la hiérarchie collective. L’exploitation du sel, ressource vitale, entre manifestement dans ce<br />
schéma : les sources historiques antiques montrent que, partout dans le monde ancien,<br />
l’exploitation spécialisée du sel est captée par les pouvoirs centralisés, qui la poussent à un<br />
stade intensif. Placée sous leur contrôle, la production du sel assurent à ces pouvoirs<br />
centralisés des ressources importantes, qui leur permettent d’investir dans la guerre et dans le<br />
renforcement des structures de contrôle collectif. Dans la Chine ancienne comme dans l’Italie<br />
antique, les sel est une des ressources en quelque sorte consubstantielle au développement des<br />
premiers empires.<br />
Il est vraisemblable que l’exploitation du sel de la Seille aux âges du Fer ait joué un rôle<br />
équivalent. Ce qui est intéressant ici, c’est l’instabilité fondamentale de tels systèmes, qui sont<br />
sujets, par nature, à des évolutions rapides. La technologie d’abord est instable : la surexploitation<br />
de la matière première ou des matériaux nécessaires à son extraction – comme ici<br />
le combustible indispensable à la fabrication du sel à partir de la saumure – peut provoquer<br />
des épuisements qui conduisent, par accumulation, à un effondrement irrémédiable de la<br />
production. La diffusion du produit lui-même est également instable et peut à tout moment<br />
être remise en cause, notamment à la suite de conflits avec d’autres pouvoirs voisins qui<br />
souhaitent se l’accaparer. Enfin, la structure sociale dont l’exploitation de telles ressources<br />
« géostratégiques » accentue puissamment la hiérarchisation, est aussi très instable et peut<br />
céder sous le poids du déséquilibre engendré, en particulier lorsqu’il atteint une taille critique.<br />
Tous ces phénomènes, dont je n’évoque ici que quelques uns d’entre eux, sont inter-connectés<br />
et surtout sont conditionnés par des effets de seuils : les transformations, souvent en cascade,<br />
se déclenchent à partir du moment où les capacités de réponse du système à la sollicitation<br />
sont dépassées et où celui-ci est déstabilisé. L’archéologie du « Briquetage de la Seille »<br />
donne l’occasion d’étudier ces trajectoires, par l’intermédiaire des <strong>vestiges</strong> du système<br />
technique d’exploitation du sel, dont l’évolution peut être suivie sur près d’un millénaire. Les<br />
premières recherches entreprises depuis 2001 montrent que la morphologie des éléments<br />
technique du briquetage – la « biologie » en quelque sorte du Briquetage de la Seille – se<br />
développe sous une double contrainte de gains de productivité et d’économie d’énergie : de la<br />
phase ancienne à la phase récente, la démultiplication de la production s’accompagne d’un<br />
extraordinaire processus d’économie du volume de matière première – et par conséquent de<br />
travail – investi dans la production, qui est réduit de plus de 90% en moins de cinq siècles. Le<br />
nombre des pièces entrant dans la fabrication des fourneaux à sel est progressivement réduit et<br />
attachés à des pièces fixes, de plus longue durée de vie. La fabrication des moules à sel est<br />
« automatisée », grâce au développement de techniques de moulage, qui se substituent aux<br />
techniques traditionnelles de montage des pièces, empruntées à l’artisanat de la céramique. Il<br />
est très vraisemblable, enfin, que les sauniers de la Seille parviennent, comme leur<br />
successeurs de la période moderne, à substituer à la technique conventionnelle de bouillage de<br />
la saumure (qui consomme les plus importantes quantités de combustible) d’autres techniques<br />
faisant appel à la concentration ou à l’évaporation naturelle.<br />
Les cycles de la mémoire<br />
217
L’archéologie du « Briquetage de la Seille » permet d’explorer les processus particuliers<br />
sont donc manifestement à l’œuvre dans la constitution des <strong>vestiges</strong> archéologiques, des<br />
processus qui conditionnent non seulement la préservation de ces « archives du passé » mais<br />
aussi leur découverte et, au delà, leur préservation. On peut identifier en particulier un cycle<br />
de la mémoire matérielle, tout au long duquel les témoins matériels sont modifiés, détruits,<br />
enfouis et éventuellement (re)découverts pour être préservés comme des témoins du passé, qui<br />
pourront à leur tour être détruits et « oubliés » à nouveau. On connaît de tels objets qui ont pu<br />
éprouver plusieurs cycles de reconnaissance et de disparition : certaines œuvres d’art de la<br />
statuaire grecque, par exemple, ont été préservées ou copiées à l’époque romaine, avant de<br />
disparaître à nouveau au cours du moyen-âge pour être redécouvertes à la Renaissance et<br />
enfin réinterprétées dans une perspective archéologique durant la période contemporaine.<br />
Tous les matériaux de la culture matérielle traversent en réalité de tels cycles, même si leur<br />
caractère le plus souvent trivial empêche de reconnaître l’existence de telles périodicités.<br />
Du côté du « présent », ou plus exactement de l’actuel, nous avons vu que la masse des<br />
matériaux archéologiques est constituée majoritairement d’éléments récents, dont<br />
l’importance quantitative décroît très rapidement en direction du passé. Ces témoins du<br />
présent sont préservés hors sol ; ils font directement partie de notre équipement matériel<br />
actuellement en fonction. Les éléments les plus anciens, s’il ne sont pas visibles, n’ont pas<br />
totalement disparu pour autant : nous savons par l’archéologie qu’ils font toujours partie de<br />
notre présent, mais, parce qu’ils sont enfouis ou recouverts par d’autres <strong>vestiges</strong>, ils ne sont<br />
pas directement accessibles. D’ailleurs, dans les matériaux qui composent la masse matérielle<br />
de l’actuel, on ne trouve pas que des objets ou des constructions en fonction. Aux côtés de ces<br />
matériaux actuels en fonction, dont l’identité historique n’est pas reconnue, on trouve<br />
également des matériaux qui ont perdu tout usage spécifique, mais qui sont préservés<br />
néanmoins comme des témoins particuliers du passé : ce sont des monuments ou des sites<br />
« historiques », ainsi que des archives, des documents, des collections d’objets ou encore des<br />
œuvres d’art, qui sont conservés dans des bibliothèques ou des musées. Là encore, la masse<br />
des éléments matériels préservés comme archives ou comme documents du passé est<br />
composée quantitativement en majorité d’éléments récents, dont le volume s’accroît<br />
pareillement en direction du présent et diminue au contraire vers celle du passé. Ainsi, le<br />
volume de documents, d’objets ou de constructions des XIX ème et XX ème siècles est<br />
incomparablement plus important que celui des périodes plus anciennes du moyen âge ou à<br />
plus forte raison de l’antiquité. Cette distribution chronologique particulière de la masse des<br />
matériaux réunis dans l’actuel – qu’il s’agisse de matériaux en fonction ou d’éléments<br />
conservés au contraire à titre de témoins historiques – a un impact direct sur leurs conditions<br />
de préservation. En termes de probabilités, ce sont en effet les matériaux en majorité récents<br />
qui ont les chances les plus grandes d’être détruits ou démembrés. Nous savons bien,<br />
malheureusement, que les incendies ou les guerres s’attaquent directement à ce qui constitue<br />
directement la culture matérielle du présent.<br />
Lorsque ces matériaux sont détruits ou démembrés, leurs restes sont en général rejetés<br />
ou enfouis, car ils ont perdu leur capacité d’usage, ou leur identité de témoins. Ils deviennent<br />
alors des déchets ou plus exactement des <strong>vestiges</strong> et viennent augmenter la masse<br />
considérable des restes du « passé » ou plus exactement du révolu. Comme les matériaux du<br />
présent actuel - qui sont soit ignorés comme témoins historiques, soit au contraire identifiés en<br />
tant qu’archives – les <strong>vestiges</strong> peuvent s’inscrire dans deux formes principales de déposition.<br />
Ils peuvent, comme c’est le cas dans l’immense majorité des situations, s’inscrire dans le sol<br />
sous la forme de dépositions secondaires. La plupart des <strong>vestiges</strong> archéologiques enfouis,<br />
comme la plupart des restes matériels ayant perdu leur capacité d’usage abandonnés hors sol<br />
218
(ce que nous appellons ordinairement des ordures, ou des détritus), sont inscrits dans des<br />
contextes de déposition secondaire, ou involontaire. Leur dépôt dans le sol n’est pas lié à une<br />
volonté quelconque de les identifier comme témoins ou comme documents. En revanche, une<br />
part infime des <strong>vestiges</strong> est enterrée dans le sol sous la forme de dépositions primaires, ou<br />
volontaires. C’est le cas des tombes, des dépôts et de toutes sortes d’enfouissements qui visent<br />
en général à préserver l’intégrité d’une information identifiant le présent objectivé ou<br />
« conscient ». Les Rouleaux d’Auschwitz appartiennent par excellence à ce type de<br />
déposition. Là encore, cette distinction entre les matériaux reconnus comme archives et ceux<br />
qui ne sont pas perd son importance dans la mesure où ces <strong>vestiges</strong>, désormais enfouis ou<br />
oubliés, ont définitivement quitté le domaine du présent objectivé ou « conscient » pour<br />
rejoindre, dès lors qu’ils sont enfouis dans le sol, celui du passé oublié ou « inconscient ». On<br />
peut dire également qu’autant les matériaux de l’actuel appartiennent à une histoire accessible<br />
qu’il est possible de rendre objective par des témoins, autant ceux du révolu se fondent dans<br />
une « préhistoire » qui n’est pas directement accessible dans la mesure où, enfouie, celle-ci<br />
n’est pas lisible à partir de témoins directs. Les deux catégories de dépositions de ce passé<br />
révolu sont soumises également, ensemble, à des effets de probabilité similaires. De la même<br />
manière que la destruction guette les éléments du présent « conscient », c’est la découverte<br />
qui attend ceux du passé « inconscient », ou du présent désormais « oublié ». Néanmoins, à<br />
l’inverse des éléments du présent conscient – qui sont surtout constitués de matériaux du<br />
passé récent – ceux du passé inconscient sont composés en majorité de matériaux issus du<br />
passé reculé. Tout archéologue sait par expérience que, s’il creuse un trou à n’importe quel<br />
endroit du sol, il a les plus grandes chances – s’il trouve quelque chose – de mettre au jour<br />
plutôt des <strong>vestiges</strong> relativement anciens que des <strong>vestiges</strong> relativement récents. On sait même,<br />
grâce aux fouilles préventives en milieu non urbain, que, statistiquement, ce sont les <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques des périodes de la protohistoire, d’une part, et de l’antiquité romaine, d’autre<br />
part, qui ont les plus grandes chances d’être découverts à l’occasion de travaux<br />
d’aménagement quelconques.<br />
C’est cette propriété particulière de la mémoire matérielle enfouie qui fait que<br />
l’archéologie, comme pratique de terrain, est focalisée sur l’étude des <strong>vestiges</strong> anciens, et non<br />
sur celle des témoins matériels récents, qui appartiennent pourtant, fondamentalement, à la<br />
même catégorie de produits matériels. Car, lorsque ces <strong>vestiges</strong> du passé enfoui sont<br />
découverts et reconnus comme tels, ils viennent rejoindre la masse des éléments matériels du<br />
passé ou du présent « conscient ». Ils sont conservés comme des séries dans des dépôts de<br />
fouilles, ils sont présentés comme des collections dans des musées, ou encore ils sont étudiés<br />
comme des sources d’information sur le passé dans des laboratoires. Confondus avec les<br />
matériaux du présent conscients, ils sont désormais menacés avec eux de la même destruction,<br />
qui les repoussera à nouveau dans l’oubli. Les musées ou les collections sont souvent les<br />
premières victimes des guerres ou des conflits.<br />
On comprend mieux, désormais, la nature fondamentalement paradoxale des <strong>vestiges</strong><br />
matériels, que leur distribution dans les catégories conventionnelles identifiant le passé<br />
comme séparé du passé rend contradictoire. J’ai suffisamment dit que le présent, comme<br />
somme des éléments matériels actuels, est puissamment composé de <strong>vestiges</strong> issus du passé et<br />
qu’à l’inverse le passé, comme somme des éléments matériels anciens, continue à informer<br />
directement le présent. Cette distinction du passé et du présent perd tout sens ici. A l’inverse,<br />
ce qui compte c’est cette différence qu’établit le contexte des éléments matériels entre d’une<br />
part ce qui est préservé et d’autre part ce qui est enfoui, entre ce qui est reconnu et ce qui est<br />
oublié, et en définitive entre ce qui est conscient et qui est inconscient. Dans les deux cas, ce<br />
219
sont tout à la fois les matériaux du présent et du passé qui sont indistinctement préservés ou<br />
détruits dans l’actuel ou qui sont encore enterrés ou exhumés dans le révolu. La situation des<br />
témoins de cette mémoire matérielle est paradoxale car non seulement elle ignore les<br />
catégories du temps conventionnel, mais aussi parce qu’elle porte en elle-même sa propre<br />
négation. Ainsi, du côté de l’actuel, ce qui est préservé comme archive ne peut l’être que par<br />
la destruction massive des témoins de « l’histoire » de l’actuel, qui accorde à ces reliques<br />
souvent accidentelles le statut de document. De même, du côté du passé révolu – ou de la<br />
« préhistoire » de l’actuel –, ce qui est découvert comme vestige ne peut l’être que par<br />
l’effacement massif des traces de l’actuel. Les <strong>vestiges</strong> nous sont visibles en tant que tels<br />
grâce à l’immense masse des matériaux qui ne se sont pas inscrits dans le sol. C’est pourquoi<br />
les archives et les <strong>vestiges</strong> sont irrémédiablement lacunaires : parce que ce la matérialité du<br />
« présent » dont ces documents témoignent est inextricablement conservée et détruite, ou<br />
encore objectivée et oubliée. C’est aussi pourquoi les archives, ou les <strong>vestiges</strong>, nous sont tout<br />
à la fois accessibles et inaccessibles : parce qu’ils sont autant des témoins miraculeusement<br />
échappés de la destruction et de l’oubli que de pures inventions construites par les<br />
contingences de la découverte et les représentations de la conservation.<br />
220
Chapitre XII<br />
Le passé n’est pas une marchandise<br />
221
Edward S. Curtis : Watching the dancers, Hopi. Walpi, 1906<br />
222
Les employés<br />
Le passé n’est pas une marchandise<br />
Ils attendent que le cours commence comme la foule au cinéma, réunis assis côte à côte,<br />
mais étrangers les uns aux autres. Certains feuilletent un magazine ; d’autres fouillent dans<br />
leurs affaires ou préparent ce qu’ils feront en sortant d’ici. Tous attendent que ça commence.<br />
Non, ils n’ont pas de questions ou encore moins de remarques sur ce dont j’ai parlé la semaine<br />
passée. J’ai renoncé depuis longtemps à donner des listes de lectures, dont nous pourrions,<br />
ensemble, examiner et discuter à chaque session un ou deux textes. Collectivement, ils ne<br />
feront rien qui ne leur rapportera pas une note comptant pour le diplôme. Alors, je fais comme<br />
tous mes collègues ; j’ai distribué une page de bibliographie en début de semestre, que les<br />
plus soigneux d’entre eux classeront avec leur notes de cours. Ainsi, tout est en ordre. Il y a<br />
un marché tacite entre nous : ils viennent et je leur donne une note ; ils sont là et ils obtiennent<br />
un diplôme. C’est la seule chose qui, d’ailleurs, les intéresse, le seul point sur lequel ils aient<br />
des questions : « Monsieur, le dossier, combien il faut écrire de pages ? » et « Qu’est-ce qu’on<br />
doit écrire ? » sont les deux questions qui reviennent presque à chaque semaine. Il ne faut pas<br />
que je les décourage. Il ne faut pas qu’ils s’en aillent, sinon nous perdrons ce cours. Pour la<br />
plupart, ils ne feront pas ce métier et ils en sont conscients. Quant à ceux qui trouveront<br />
éventuellement un emploi dans l’archéologie, ils savent bien que leur travail ne consistera pas<br />
à penser. Christine me l’a dit amèrement: « Vous nous dites qu’il faut qu’on développe notre<br />
sens critique, mais mon employeur, ça n’est pas pour ça qu’il me paye. »<br />
Car, pour eux, la pensée est un luxe. Je les entretiens de problèmes qui ne les concernent<br />
pas. Ils ne sont pas impliqués personnellement dans l’archéologie ; ce n’est pas une<br />
connaissance, ou une réflexion, qu’ils viennent chercher ici : ils sont là pour obtenir une<br />
maîtrise ou un DEA. Alors il faut bien qu’ils écoutent ce que je leur dis, puisque ce cours<br />
compte pour leur note. Sans relever la tête, ils notent ; ils notent intégralement tout ce que je<br />
dis. Je parle de Colomb et de ses hommes d’équipage qui vendent aux tous premiers hommes<br />
du Nouveau Monde qu’ils rencontrent des clous, des bouts de verre et des débris de leurs<br />
ordures 411 ; je parle des êtres des confins qu’on se représente toujours mi-humains et mimonstrueux,<br />
que ce soit chez Strabon ou dans Star Trek, et ils notent toujours. Je pourrais leur<br />
dire n’importe quoi ; je dis que la préhistoire s’est construite historiquement sur un échec à<br />
comprendre le passé, je dis que l’archéologie n’existe pas comme discipline d’étude du passé ;<br />
je dis que la pratique à laquelle ils sont formés est le rejeton monstrueux né de l’union de la<br />
société de masse industrialisée et du totalitarisme. Ils écoutent, mais ils n’entendent pas. Je ne<br />
411 « Ils échangent, dit Colomb à propos des Indiens, des choses de valeur contre de menus objets, contents<br />
même si ceux là n’ont que peu ou pas du tout de prix. » et plus loin : « j’interdis cependant qu’on leur fit des<br />
cadeaux aussi dérisoires que des fragments d’écuelle, de plats ou des bouts de verre. » Ou encore : « …Clous et<br />
aiguillettes, s’ils pouvaient les acquérir, leur paraissaient les plus beaux bijoux du monde. Il arriva aussi qu’un<br />
matelot obtint, contre une aiguillette, un morceau d’or de trois castellanos et d’autres firent encore de meilleures<br />
affaires, avec, surtout, des blancas nouveaux et certaines pièces d’or : pour en avoir, ils donnaient tout ce que le<br />
vendeur demandait, une once et demie d’or, ou trente, ou quarante livres de coton, matière qu’ils connaissaient<br />
déjà. » (COLOMB, D’ANGHIERA et VESPUCCI, 1992 : 8).<br />
223
les touche pas; ici, ils ne font qu’assister à un discours, qui sera terminé dans une heure. Il leur<br />
suffit que leur travail – on n’ose pas dire leur recherche – se borne à appliquer des procédures.<br />
Cela les rassure. Leur esprit dort depuis des années – sans doute depuis la petite enfance – et<br />
leurs émotions sans désir sont formatées depuis longtemps à n’être que des réactions de<br />
consommateurs.<br />
Demain, ils seront des employés, dans des sociétés privées ou des administrations.<br />
Pour la plupart, ils en ont déjà assimilé la terminologie bureaucratique et les expressions<br />
ampoulées. Romain évoque dans son devoir « les impératifs de la gestion du patrimoine » ;<br />
Virginie « sollicite ma haute bienveillance » pour que je reconsidère sa note catastrophique ;<br />
quant à Guillaume, qui doit effectuer un stage de fouille, il me signale qu’il ignore « la<br />
méthode exacte liée au dépôt de candidature pour (mon) chantier de fouille ». Leur absence de<br />
culture n’est pas, comme le croient les pédagogues, le résultat d’une quelconque lacune de<br />
l’enseignement public ; c’est, fondamentalement, l’expression d’une attitude : ces questions<br />
ne les intéressent pas, et ils se méfient intuitivement des concepts qui nécessitent une<br />
explication. Ils ignorent qu’ils sont les semblables de la masse des employés de l’entre deux<br />
guerres, dont l’essayiste allemand Sigfried Kracauer a détaillé le portrait édifiant dans<br />
l’Allemagne de la fin des années 1920 412 . Ils ont parfaitement intégré le principe de la société<br />
de consommation industrielle selon lequel, comme l’écrit Kracauer, « les inconvénients de la<br />
mécanisation peuvent être compensés par des contenus intellectuels administrés comme des<br />
médicaments » ; c’est-à-dire comme « des éléments tout faits livrables à domicile comme des<br />
marchandises » 413 . Ils sont convaincus que l’archéologie trouvera son développement véritable<br />
par un effort de communication, qui lui permettra d’étendre son public, à des catégories de<br />
consommateurs qui l’ignorent jusqu’ici. « L’archéologie n’est pas assez ludique pour le grand<br />
public », trouve par exemple Marine. De même, ils considèrent tout à fait naturellement que<br />
ce développement se mesure concrètement au succès des produits qui seront proposés à partir<br />
de l’archéologie. « C’est clair : vous faites une exposition pour attirer des visiteurs au musée »<br />
me dit Sarah. Comme le souligne Walter Benjamin à propos de l’étude presque<br />
ethnographique de Kracauer sur les employés allemands, « l’adaptation à ce que l’ordre actuel<br />
comporte d’indigne pour la condition humaine est bien plus poussée chez les employés que<br />
chez les ouvriers. Leur rapport plus indirect au procès de production a pour contrepartie une<br />
soumission beaucoup plus directe aux formes mêmes des relations interpersonnelles qui<br />
correspondent à ce procès de production » 414 .<br />
Mes étudiants savent qu’il leur faudra savoir se vendre, mais ils ne savent pas très bien<br />
comment. Marie, qui cherche un stage de fouille exigé par l’université, m’écrit qu’elle est<br />
« très efficace dans ce qu’elle entreprend » et que, jusqu’ici, elle a « donné toute<br />
satisfaction ». Comme le dit à Kracauer le patron d’une grande entreprise d’employés, ces<br />
jeunes gens seront choisis pour leur « teint moralement rose » 415 , car leur représentation<br />
morale du monde est l’expression naturelle de leur complète soumission aux effets sur les<br />
relations humaines de l’industrialisation et de l’économie de marché. Christophe, qui<br />
renseigne des bases de données pour des Systèmes d’Information Géographique, « est flatté,<br />
comme l’écrit Kracauer, qu’on reconnaisse sa capacité à anticiper son propre remplacement à<br />
tout moment. Et après tout c’est pareil. Que ce soit toi ou moi » 416 . « Tu écris toujours des<br />
articles contre les Allemands ? » me demande gentiment Sébastien à propos de mon travail<br />
412 KRACAUER, 2000.<br />
413 BENJAMIN, 2000 : 176.<br />
414 BENJAMIN, 2000 : 175.<br />
415 KRACAUER, 2000 : 45.<br />
416 KRACAUER, 2000 : 50.<br />
224
sur l’archéologie allemande sous le national-socialisme. Il exprime une position commune<br />
« moralement rose », qui veut que toute entreprise historique critique soit négative, car elle<br />
désigne un mauvais objet. Je commence à dire que « Ca n’est pas contre les Allemands<br />
que… », mais je renonce à essayer de lui expliquer que penser ainsi revient soit à charger<br />
collectivement les Allemands d’aujourd’hui de la faute du national-socialisme, soit au<br />
contraire à réduire le nazisme à un prétexte injuste pour accuser collectivement la nation<br />
allemande. De toutes façons, il est déjà parti sans attendre la réponse. Véronique est plus<br />
calculatrice ; elle me dit, à propos de l’histoire de l’archéologie, que « toute vérité n’est pas<br />
bonne à dire » et qu’il vaut mieux laisser « le public » dans l’ignorance de questions qui<br />
risqueraient de le perturber.<br />
Mon travail d’enseignant consiste à faire sortir cette pensée non-dite, qui procède de la<br />
prétendue évidence, et à la confronter aux débats ou aux controverses qui ont sous-tendu<br />
l’histoire de l’archéologie. C’est ainsi qu’ils apprendront, je crois, en réfléchissant, même<br />
furtivement. Alors, pour commencer l’année, je demande : « Puisque notre cours s’appelle –<br />
un peu pompeusement, d’ailleurs – Théories de l’archéologie, quelqu’un peut-il me dire ce<br />
qu’est une théorie ? » Silence général; ils prennent un air vaguement ennuyé ou se plongent<br />
soudain dans leurs notes, comme à la recherche d’un détail qui leur permettrait de trouver la<br />
réponse. J’insiste : « Il n’y a personne, parmi vous, qui peut me dire ce que c’est qu’une<br />
théorie ? Vous, par exemple, qu’est-ce que vous en diriez ? » Aurélie ne sait pas, et David non<br />
plus. Je finis par obtenir : « une théorie, c’est une interprétation… une idée. » Je ne les lâche<br />
pas, et ça les contrarie ; ils n’ont pas l’habitude qu’on leur demande de dire quelque chose :<br />
« Tout le monde est d’accord avec ça ? » Oui, tout le monde est d’accord avec ça : des<br />
théories, il y en plein et il y a des gens qui en produisent sans arrêt des nouvelles. « Et ce<br />
serait quoi, alors, le contraire d’une théorie ? » C’est Gérald qui finit par dire : « Le contraire<br />
d’une théorie, c’est un fait ». Je ne les laisse décidemment pas tranquilles : « D’accord, mais<br />
expliquez-moi ce que c’est, un fait ». « Un fait, disent-ils tous, c’est quelque chose qu’on n’a<br />
pas inventé ». Ils disent là ce que la plus grande partie de la profession, celle qui travaille sur<br />
le terrain ou qui gère les dossiers dans les bureaux, croit. Ils n’ont rien à faire avec moi et je<br />
n’ai rien à faire avec eux. Je continue parce que je pense que l’enseignement consiste à faire<br />
entendre une parole autre, à semer le doute. Je continue parce que, à chaque année, il y a<br />
toujours, parmi eux, un ou deux qui s’interrogent et qui trouvent le courage de le dire<br />
publiquement.<br />
L’ archéologie du monde « global » : une archéologie commerciale ?<br />
D’où vient donc cette envie de dormir, cette mise à distance de la pensée au profit du<br />
comptable ? D’où vient cette confondante certitude que le monde est tout entier dans son<br />
apparence matérielle instantanée ? « Le spectacle, écrit Guy Debord dans sa « Société du<br />
Spectacle », ne dit rien de plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ».<br />
L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenue par<br />
sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence 417 ». C’est bien de<br />
cela dont il s’agit : nous assistons, avec la généralisation d’un type d’économie postindustrielle<br />
à l’échelle mondiale, à l’essor d’une nouvelle représentation du monde, qui<br />
consiste en la pensée d’un monde global, ou plus exactement unique. Ce monde global, qui<br />
coïnciderait avec l’avènement d’une modernité assurée par la libération de l’échange<br />
généralisé, est ce que l’économiste Serge Latouche désigne sous l’appellation de modernité-<br />
417 DEBORD, 1992 : 7, Thèse 12<br />
225
monde 418 . Cette globalisation économique et culturelle est portée par l’expansion d’un modèle<br />
économique de type nord-américain. Elle se traduit par une américanisation des modes de vie,<br />
qui s’est engagée à la suite de la réorganisation géostratégique mondiale suivant l’achèvement<br />
de la Seconde Guerre mondiale et qu’a précipité l’effondrement du mur de Berlin. A tel point<br />
que certains, comme l’économiste américain Francis Fukoyama, ont pu se demander si<br />
l’Histoire humaine, en tant que telle, n’était pas arrivée à son terme définitif 419 . Car c’est bien<br />
ici de l’avènement généralisé d’une autre pensée de la durée dont il est question : nous vivons<br />
désormais dans le présent toujours neuf du temps réel, dans l’immédiateté sans passé ni futur<br />
du présent absolu des échanges simultanés.<br />
Qu’en est-il pour l’archéologie ? En trente ans, l’archéologie en Europe s’est<br />
transformée radicalement, à une échelle sans commune mesure avec les transformations que<br />
la discipline avait pu connaître auparavant en un siècle et demi d’existence. L’une des<br />
évolutions les plus marquantes, qui a transfiguré à la fois le statut et la pratique de<br />
l’archéologie, est l’expansion sans précédent de l’archéologie de sauvetage, dite<br />
« préventive ». La situation de l’archéologie aujourd’hui n’a plus rien en commun avec celle<br />
que dépeignait au début des années 1960 le préhistorien français André Leroi-Gourhan,<br />
lorsqu’une indigence criante en moyens financiers et en personnels, entretenue par<br />
« l’indifférence indulgente » des pouvoirs publics, se conjuguait à la dilapidation d’un<br />
patrimoine scientifique et culturel inestimable, provoqué à la fois par le manque de formation<br />
professionnelle des fouilleurs et l’absence de contrôle archéologique des opérations<br />
d’aménagement 420 .<br />
Les destructions n’ont pas été enrayées, mais elles ont été contrôlées : dans les<br />
différents pays européens, des procédures d’interventions archéologiques préalables au<br />
nécessaire enlèvement des formations archéologiques imposé par les travaux d’aménagement<br />
ont progressivement été mises en place, tandis que le financement de ces opérations<br />
archéologiques « préventives » était imputé, souvent par des dispositions réglementaires, aux<br />
aménageurs privés ou publics. L’extraordinaire multiplication des opérations, associée à un<br />
afflux de moyens dégagés par les aménagements, a changé la physionomie de l’archéologie,<br />
dont la pratique s’était forgée jusqu’alors dans une tradition de pénurie valorisant le bricolage.<br />
En bénéficiant d’une professionnalisation massive, les pratiques de l’archéologie - jusqu’alors<br />
cloisonnées en spécialités chronologiques ou thématiques - se sont rationalisées,<br />
homogénéisées et normalisées. Les opérations de terrain elles-mêmes ont changé d’échelle :<br />
elles sont passées des sondages ou des fouilles ponctuelles à des décapages gigantesques,<br />
révélant d’un coup l’intégralité de sites complets, ou encore à d’immenses transects, ouvrant<br />
en deux des paysages entiers. Le champ chronologique de la discipline s’est par ailleurs<br />
considérablement agrandi, en particulier grâce à la prise en compte des périodes postérieures à<br />
l’Antiquité - jusqu’à celles des temps modernes et contemporains -, qu’on a pu étudier quand<br />
on a commencé à traiter systématiquement la globalité des <strong>vestiges</strong> archéologiques présents<br />
dans le sol. Ainsi, l’ensemble de ces transformations a complètement renouvelé les matériaux<br />
et les problématiques de l’archéologie, qui embrasse désormais un domaine considérable, et<br />
dont la richesse et la diversité dépassent désormais de loin celles de l’histoire traditionnelle.<br />
On a peu réfléchi, cependant, sur l’impact qu’a eu cette évolution sur la manière de<br />
penser la pratique de la discipline, dans son ensemble, comme sur celle d’aborder les<br />
418 LATOUCHE 1998 : 9<br />
419 FUKOYAMA,1992.<br />
420 LEROI-GOURHAN, 1983 : 136.<br />
226
matériaux archéologiques eux-mêmes. Car l’essor de l’archéologie préventive signifie plus<br />
qu’un simple déplacement des pratiques conventionnelles de la discipline – prospecter,<br />
fouiller, étudier – dans le champ de l’urgence ou de la nécessité, en faisant de l’intervention<br />
archéologique une opération préalable aux travaux d’aménagement. Elle signifie plus, non<br />
seulement parce la généralisation des travaux de sauvetage a complètement remodelé les<br />
pratiques de l’archéologie, mais aussi et surtout parce que l’avènement de cette nouvelle<br />
archéologie préventive a amené à penser l’archéologie en tant qu’opération économique :<br />
dans les années 1980, une nouvelle génération d’archéologues a du apprendre à convertir des<br />
interventions qui relevaient jusque là de la pure recherche fondamentale, en délais d’exécution<br />
et surtout en volumes de moyens financiers, humains et matériels.<br />
Il faut faire le compte juste de cette transformation et, puisqu’il est question ici de la<br />
mobilisation des moyens scientifiques et humains de la discipline archéologique au profit de<br />
l’aménagement du territoire et du développement industriel ou urbain, il est essentiel de<br />
déterminer également la valeur des retours, pour l’archéologie elle-même, qu’a suscité cette<br />
intégration de la discipline dans l’activité économique. Car cette incorporation ne va pas de<br />
soi : en réalité, cette « économicisation » de l’archéologie, si elle a effectivement<br />
considérablement augmenté les moyens de l’exercice de la discipline, a en même temps<br />
formidablement rogné le champ de ses ambitions légitimes. A l’origine, l’archéologie est<br />
supposée constituer une activité de sauvegarde des témoins matériels du passé, mais, en<br />
l’intégrant dans le champ économique, on lui a dénié le droit de dire non ; c’est-à-dire<br />
d’empêcher, pour des motifs de sauvegarde, la destruction des <strong>vestiges</strong> qu’elle est censée<br />
protéger. Ce changement s’est transcrit subtilement dans les mots : En France, on a préféré ne<br />
plus parler d’archéologie de sauvetage – qui impliquait justement cette notion de préserver les<br />
<strong>vestiges</strong> archéologiques de la destruction – pour dire plutôt archéologie préventive ; ce qui<br />
limite l’intervention de la discipline à une simple observation préalable aux travaux<br />
d’aménagement, eux inéluctables.<br />
Plus profondément, les ambitions de la pratique archéologique se sont trouvés réduites à<br />
des impératifs immédiatement quantifiables, qui ont coïncidé avec un repli sur une position de<br />
pure gestion archéologique. C’est-à-dire qu’en réalité on a restreint les exigences de l’analyse<br />
archéologique à un simple travail d’identification ; les travaux de recherche pure se trouvant<br />
rejetés, en quelque sorte par nature, des préoccupations de cette nouvelle archéologie<br />
économique. Suivant les nécessités des travaux d’aménagement, les archéologues ont ainsi<br />
perdu leur capacité de choisir les sites sur lesquels ils décidaient jusqu’alors d’intervenir, et<br />
ont fini par en être réduits à chercher du travail là où les moyens étaient disponibles : en<br />
d’autres termes, le marché a commencé à décider pour l’archéologie ; tandis que se mettait en<br />
marche un véritable processus de prolétarisation de la discipline. Car, à plus grande échelle, la<br />
marchandisation de l’archéologie produit deux effets conjoints, qui, l’un avec l’autre,<br />
conduisent à exclure les archéologues de la conception de leur propre discipline:<br />
- Alors que l’archéologie était rare, l’archéologie est maintenant chronique : il y a trop de<br />
découvertes, trop d’informations pour qu’on puisse les maîtriser dans leur ensemble à<br />
l’intérieur des découpages chronologiques ou des thématiques traditionnelles de la<br />
discipline. Aussi, cette abondance est-elle retirée aux archéologues, car l’abondance<br />
devient banalisation, quand toute diversité qualitative a été retirée aux produits de<br />
l’archéologie marchandisée.<br />
227
- Les archéologues sont d’autre part progressivement exclus du champ de l’archéologie,<br />
non pas par l’abondance des « produits » archéologiques, mais sous l’effet du caractère<br />
nouveau qu’acquièrent ces derniers: personne parmi les archéologues n’a plus désormais<br />
la possibilité, que ce soit à titre individuel ou institutionnel, de mobiliser à lui seul les<br />
moyens mis au service de l’archéologie « commerciale ». Ce mouvement constitue un<br />
mouvement d’exclusion des archéologues entre eux, comme des archéologues vis-à-vis du<br />
« produit » archéologique qui est fabriqué globalement.<br />
On a vu enfin se mettre en place un formatage préalable des interventions et la<br />
définition de seuils financiers au delà desquels il devenait déraisonnable de contraindre les<br />
entreprises à financer les interventions. Les autorités en charge de l’archéologie en sont donc<br />
venues à garantir, pour le bon fonctionnement du marché, ces seuils de tolérance<br />
archéologique ; c’est-à-dire à constituer des instances de régulation de la pression des<br />
découvertes, qui conduisaient au contraire à multiplier les champs d’intervention de la<br />
discipline et à amplifier son engagement scientifique et professionnel. Plus concrètement, les<br />
instances chargées par la collectivité sociale et politique de protéger l’archéologie sont<br />
devenues celles qui organisent sa soumission aux exigences et au fonctionnement d’une<br />
logique d’entreprise. Ce sont elles qui procèderont à leur propre démantèlement.<br />
Ainsi, les archéologues ne sont plus désormais des chercheurs, mais des « travailleurs »<br />
(des « workers »), qui ne produisent plus pour eux-mêmes – je veux dire pour l’archéologie –<br />
mais pour la puissance économique que représente la commercialisation de l’archéologie.<br />
Comme l’écrit Debord, encore, « le succès de cette production, son abondance, revient vers le<br />
producteur comme abondance de la dépossession. Tout le temps et l’espace de son monde lui<br />
deviennent étrangers avec l’accumulation de ses produits aliénés.(…) Les forces mêmes qui<br />
nous ont échappé se montrent à nous dans toute leur puissance 421 ». Lorsque l’immédiateté du<br />
présent empêche toute réflexion dans la durée, lorsque l’activité de la pensée n’alimente plus<br />
qu’un travail élémentaire d’identification, le « produit » archéologique n’est plus qu’une<br />
marchandise sans contenu, un « emballage » d’archéologie. Le nivellement par le bas de la<br />
production archéologique est devenu inéluctable, car il est non seulement une conséquence<br />
directe, mais plus profondément une nécessité élémentaire du fonctionnement du marché. De<br />
même, lorsque le travail de l’archéologie n’est plus qu’une activité d’expertise, l’espace<br />
intellectuel de la discipline devient trop exigu pour autoriser le développement d’autres<br />
approches du passé, qui poseraient d’autres questions : celles-ci sont tout simplement sans<br />
objet, car elles n’intéressent ni les « collègues » fabriquants d’archéologie ni leurs « clients »<br />
consommateurs ou utilisateurs. Nous en sommes là.<br />
La culture est un produit ; la recherche est un (re)packaging<br />
Ce sont évidemment dans les domaines où l’archéologie s’adresse au public sous la<br />
forme d’un service ou d’une marchandise, que les effets de cette « marchandisation de la<br />
culture » sont les plus visibles. Les sites archéologiques visitables, de même que les musées,<br />
sont de plus en plus largement gérés comme des entreprises commerciales. Cette évolution se<br />
traduit par un retrait de l’identité des sites ou des collections devant les « produits » qui en<br />
sont proposés, c’est-à-dire par un effacement du contenu au profit du contenant. Les sites ne<br />
proposent plus de banales visites, mais une déclinaison de « produits » supposés adaptés aux<br />
différents types de clientèle auxquels ils s’adressent. Les « centres d’interprétation » ou les<br />
421 DEBORD, 1997 : 16, Thèse 31.<br />
228
musées deviennent, avec leurs indispensables « boutiques », des points de vente de produits<br />
dérivés (comme des livres et des brochures, mais aussi des reproductions et des articles<br />
divers : badges, jouets, crayons etc. ) ; ce sont désormais, dans le langage commercial du<br />
marketing, des « sites ». Dans cette mécanique marchande, la singularité que constitue<br />
l’identité archéologique des sites ou des collections présentées dans les musées tend à se<br />
transformer en un handicap commercial, qu’il convient d’éliminer. L’archéologie au sens<br />
strict ne vend pas assez, par comparaison avec ce qui se vend ailleurs à partir de l’image de<br />
l’archéologie : les enfants se jettent plus facilement sur les petits Vickings et les parures de<br />
princesse en plastique que sur les austères livres d’archéologie. Dans une pure logique<br />
commerciale, il importe que ce qui se vend bien ailleurs dans le réseau des sites et des musées<br />
puisse se vendre également sur les « sites » liés à l’archéologie. Il s’en suit un inéluctable<br />
nivellement par le bas de la marchandise, dans la mesure où cette « logique du succès<br />
commercial » consiste à privilégier la consommation de masse, en favorisant le plus petit<br />
dénominateur commun des produits qui se vendent. Du coup, on trouve de plus en plus dans<br />
tous les « grands musées » la même camelote médiocre et jetable : les porte-clés, les gommes,<br />
les magnets à coller sur le frigo, etc…<br />
La recherche institutionnalisée n’échappe pas à cette dégradation du statut de<br />
l’archéologie, puisqu’elle se trouve prise elle aussi dans ce processus de marchandisation de<br />
la discipline. On le voit particulièrement bien dans l’enseignement universitaire des pays<br />
anglo-saxons, où les universités doivent trouver par elles-mêmes une partie de leur<br />
financement. Il leur faut trouver des « clients » prêts à recourir à leurs services, à investir dans<br />
les filières de formation qu’elles prodiguent, ou plus généralement à acquérir les diplômes<br />
qu’elles dispensent. De nombreux départements d’archéologie tentent ainsi de développer des<br />
services de « sciences archéologiques » (« archaeological sciences »), qui pourront fournir<br />
des travaux d’expertise à l’archéologie commerciale. D’autres cherchent à diversifier la nature<br />
de leurs diplômes, afin de les adapter à de nouveaux types de « clientèle » universitaire : en<br />
Grande-Bretagne, on a vu ainsi apparaître au cours de ces dernières années des diplômes<br />
d’archéologie locale, qui s’adresse à la clientèle des « seniors » et des retraités aisés. Ces<br />
évolutions récentes posent un problème inédit à la recherche et à l’enseignement<br />
académiques, dans la mesure où elles s’attaquent directement à la nécessaire continuité de la<br />
transmission intellectuelle. L’un des effets immédiats de la « marchandisation » de<br />
l’université est de produire en effet un éclatement de la discipline selon les diverses « niches »<br />
de clients auxquelles elle s’adresse et dont l’existence finit par légitimer le développement de<br />
problématiques ou de perspectives supposées propres. L’atomisation de la discipline – et son<br />
corrolaire, la recherche d’approches « intégrées » ou « pluri-disciplinaires » - est un produit<br />
direct de l’économicisation de la discipline. Dans cette archéologie désormais éclatée en une<br />
une multitude de chapelles ou de spécialités, seul compte, en définitive, le point de vue; c’està-dire<br />
le lieu du discours, et la place que celui-ci occupe dans la configuration immédiate de la<br />
recherche vue comme un « grand marché des idées ». Car l’autre effet principal de cette<br />
« marchandisation » de la recherche et de l’enseignement est de transformer les contenus<br />
intellectuels en produits. Les interprétations et les approches n’ont plus désormais de valeur<br />
que dans la mesure où elles rencontrent un auditoire et trouvent un succès. Dans cette course à<br />
la survie – « Publish or perish » -, seule compte dorénavans l’immédiateté : un contenu<br />
intellectuel qui a eu du succès dans le passé et n’en a plus à l’instant présent n’existe plus, car<br />
il a perdu toute valeur. Il est périmé, comme l’est un yaourt qui a dépassé sa date de<br />
consommation. Ici également, la connaissance est devenue marchandise : seule compte le<br />
« besoin » du consommateur ou du client ; seule compte la démarche pour lui donner envie de<br />
consommer le nouveau produit lancé sur le marché. Seule compte la nouveauté, seul importe<br />
229
le succès : la recherche doit s’adapter au fait que si elle veut survivre, elle doit « capter » un<br />
public et le satisfaire.<br />
Le champ de la « marchandisation » s’est donc désormais étendu à l’ensemble de<br />
l’archéologie. Ce qui a changé au cours de ces dernières années, c’est que la science (avec la<br />
technique, la politique, ou la culture) est désormais soumise immédiatement au marché. Car la<br />
science – c’est-à-dire la production de connaissances – fonctionne désormais elle aussi dans le<br />
présent absolu de l’économie de marché : c’est cette réduction au présent qui justifie<br />
l’abandon de l’investissement en temps dans la recherche. Il est non seulement inutile, mais<br />
surtout dangereux, de commencer à investir dans la recherche fondamentale qui n’aurait pas<br />
d’application économique à très court terme, car les chercheurs seraient déjà dépassés à partir<br />
de l’instant même où ils cesseraient de participer à cette course permanente à l’innovation.<br />
Comme les conditions changent très vite, les entreprises – ou ici les producteurs d’archéologie<br />
– doivent être en mesure de se réorienter très rapidement, en satisfaisant de plus en vite aux<br />
exigences du marché. Ainsi s’instaure le règne de la « flexibilité » : il faut pouvoir proposer en<br />
un temps record un nouveau produit ; il faut en développer un nouveau en le moins de<br />
temps possible. Dans ces conditions, la recherche devient un art du packaging, une activité de<br />
conditionnement des travaux scientifiques sous la forme de supports de communication. Les<br />
chercheurs n’ont plus le temps, matériellement, de produire de la recherche ; ce qu’on leur<br />
demande de diffuser c’est l’image de la recherche.<br />
Il faut dire encore une fois que ces deux aspects apparemment opposés de la nouvelle<br />
archéologie marchandisée (les produits intellectuels des « chercheurs » contre les produits<br />
matériels des « fabriquants » d’archéologie) ne sont contradictoires qu’en apparence ; ne<br />
serait ce que parce qu’ensemble ils sont les produits d’un seul et même processus : cette<br />
archéologie académique « libéralisée » et cette archéologie de terrain « commercialisée »<br />
contribuent d’une part à éloigner les archéologues entre eux - chacun travaillant pour ou dans<br />
des ghettos académiques ou professionnels différents - et d’autre part à les déposséder de<br />
leurs créations et de leur art. De tout cela, il ne nous faut retenir que l’essentiel : les<br />
conditions mêmes qui rendent possible la production de la pensée (disposer de temps à soi et<br />
pour soi) sont supprimées dans la logique de l’instantanéité marchande: ce présent total, dans<br />
lequel il est devenu matériellement impossible de penser, c’est, fondamentalement, la<br />
dimension temporelle de l’univers totalitaire. Car est totalitaire un système qui asservit les<br />
hommes en leur niant toute possibilité de penser ou d’agir autrement qu’ils ne sont contraints<br />
à le faire.<br />
Quels sont les enjeux ?<br />
Contrairement à ce que l’on entend dire, le marché global n’a pas encore complètement<br />
gagné. Car l’un des obstacles les plus sérieux auxquels est confrontée l’expansion du marché<br />
global est le morcellement persistant des collectifs humains. C’est pourquoi l’essor des<br />
communications est un facteur essentiel du développement de l’économie « globalisée ».<br />
Mais, au delà, celle-ci requiert de fluidifier encore la circulation des échanges économiques,<br />
qui sont toujours ralentis par toute une série de barrières, dont au premier chef celles des<br />
régulations sociales. L’archéologie est désormais - qu’on l’accepte ou non - dans cette<br />
configuration, dès lors qu’elle a acquis un poids économique : du simple point de vue de la<br />
logique de marché, ses chances de développement, à l’échelle européenne, résident<br />
maintenant dans une uniformisation des procédures et des standards de fonctionnement, de<br />
230
manière à ce que demain les opérateurs de n’importe quel pays puissent intervenir n’importe<br />
où en Europe. En réalité, ce qui se joue désormais, c’est la mise sous tutelle de l’archéologie,<br />
en tant que pratique et création scientifiques, aux lois de l’économie : ce qui est à présent en<br />
jeu, c’est la déréglementation du marché de l’archéologie (l’objectif étant, à terme, de casser<br />
les lois nationales trop contraignantes pour les opérateurs), la suppression des intermédiaires<br />
interposés entre le produit et le client (l’objectif étant d’achever de casser les spécialisations<br />
thématiques ou scientifiques traditionnelles de l’archéologie) et enfin le décloisonnement de<br />
la pratique archéologique (en la soumettant, totalement, à la logique et au fonctionnement des<br />
entreprises néo-libérales).<br />
Sous sa forme actuelle, l’archéologie préventive est donc une des formes induites de<br />
l’omnimarchandisation du monde provoquée par le processus de globalisation économique<br />
dans lequel sont engagés les pays post-industriels. Cet envahissement du monde par<br />
l’économique provoque une crise de l’action et de la pensée politiques, crise qui se traduit par<br />
deux phénomènes conjoints : à savoir d’une part la soumission des appareils d’Etat aux<br />
contraintes de la techno-économie mondiale et d’autre part la dépolitisation des citoyens, qui<br />
sont exclus des décisions économiques prises à leur sujet par des représentants politiques<br />
qu’ils ont paradoxalement élus ou par des administrations qui, à l’origine, sont sensées les<br />
représenter. Nous en sommes là ; ce qui signifie, en d’autres termes, que le passé, dès lors<br />
qu’il perd sa qualité de bien social, ou de patrimoine collectif, pour devenir un enjeu<br />
économique, n’est pas autre chose qu’un bien de consommation culturelle. Il ne sert plus à<br />
joindre les hommes ensemble, à leur donner le sens d’un héritage commun, précieux car<br />
fragile et unique. Concrètement, cela signifie que l’archéologie, telle qu’elle est en train de se<br />
développer depuis ces vingt dernières années, participe activement au processus de<br />
désocialisation globale provoquée par l’omnimarchandisation du monde. Nous devons dire<br />
clairement, nous autres archéologues, que nous ne voulons pas être plus longtemps les<br />
collaborateurs de cette trahison du collectif. C’est l’honneur de toute une discipline qui est en<br />
jeu.<br />
Comment résister ?<br />
L’économicisation du monde nous est présentée comme un processus absolument<br />
inévitable, et plus encore comme un état objectif du monde, auquel il serait non seulement<br />
absolument impossible d’échapper, mais surtout absurde d’envisager de se soustraire. Ce<br />
postulat repose sur une théorie, qui exclut du prétendu champ du réel tout ce qui n’est pas<br />
transformable en marchandise ; c’est-à-dire tout ce qui n’a pas d’utilité économique<br />
immédiate. Plus précisément, cette appréhension du monde comme produit s’enracine dans<br />
une entreprise de réification d’un discours marchand: les choses sont ainsi, et pas autrement,<br />
parce qu’elles fonctionnent matériellement de cette manière. Il faut opposer à cette théorie une<br />
autre théorie, à ce discours dominant un autre discours, qui soit le nôtre et non plus celui<br />
qu’on veut nous faire tenir. L’un des objectifs les plus urgents est de combattre le fatalisme,<br />
en s’attaquant d’abord à la soumission des esprits, dont en premier lieu ceux des<br />
archéologues. Car, plus profondément, ce qui est cause c’est bien une certaine vision de<br />
l’Histoire et du devenir historique, vision à propos de laquelle nous autres archéologues avons<br />
quelque chose à dire de spécifique. Concrètement que faire ? L’une des premières urgences<br />
consiste à décoloniser nos esprits : il faut commencer par déséconomiser notre vision des<br />
choses autour de nous, dont au premier chef l’archéologie, en lui rendant son caractère à<br />
proprement parler inestimable. Il nous faut développer une autre vision du passé et de la<br />
société, qui ressuscite pleinement l’innovation historique, actuellement discréditée par<br />
231
l’apparente « disparition de l’Histoire ».<br />
Mais tout d’abord, il faut commencer à oser poser les questions qui touchent au<br />
fonctionnement du pouvoir à l’intérieur de cette nouvelle archéologie devenue opération<br />
économique, en bref isoler les habitus 422 que fabrique cette nouvelle archéologie<br />
marchandisée. En premier lieu, qui contrôle l’archéologie ? De toute évidence, ce ne sont plus<br />
les archéologues eux-mêmes, qui se trouvent désormais relégués à un statut de producteurs ou<br />
plus exactement de fabriquants de produits archéologiques. Les archéologues ne sont plus<br />
ceux qui inventent l’archéologie. Au profit de qui donc s’exerce cette entreprise de production<br />
d’archéologie, en un mot quels en sont les clients? Cette question n’a normalement pas de<br />
sens lorsque l’archéologie est un bien collectif. Elle en prend un, en revanche, quand l’activité<br />
archéologique devient partie prenante du champ économique : les clients de l’archéologie, ce<br />
sont d’abord les aménageurs, dans la mesure où c’est pour eux que travaillent désormais les<br />
archéologues, en libérant les terrains de la contrainte archéologique. Les clients de<br />
l’archéologie, ce sont aussi les visiteurs des musées et des sites, qui achètent un produit<br />
élaboré à partir du travail des archéologues. Avec la notion nouvelle de clients, intervient une<br />
seconde exclusion, toute aussi scandaleuse que celle des archéologues de leur discipline: la<br />
mise à l’écart de la collectivité des citoyens des décisions archéologiques. Car qui décide au<br />
profit de qui ? Ce sont des gestionnaires qui organisent l’enlèvement du tissu archéologique<br />
au profit des aménageurs - c’est-à-dire d’entrepreneurs – ce sont des technocrates qui<br />
décident de ce qui méritera d’être montré – ou plutôt vendu – à un public considéré comme<br />
des consommateurs qu’il est nécessaire de séduire. Enfin, qu’est-ce donc que ce produit<br />
commercial élaboré par ces nouveaux fabriquants d’archéologie ? Est-ce encore, est-ce<br />
réellement de l’archéologie ou n’est ce pas plutôt désormais une apparence d’archéologie ?<br />
L’archéologie n’est qu’un des aspects d’un phénomène global de mondialisation de la<br />
culture, induite par le développement post-industriel de la période contemporaine. Dans les<br />
sociétés post-industrielles contemporaines, la production de la richesse ne procède plus en<br />
effet essentiellement de la fabrication de produits industriels, mais de la diffusion de produits<br />
culturels. Ce sont désormais les industries de la télévision, du cinéma, ou de la musique qui<br />
sont créatrices de richesses. A ce titre, l’activité marchande des sociétés occidentales<br />
contemporaines s’incarne dans de nouvelles industries de la culture ou industries culturelles<br />
dont les philosophes allemands Max Horkheimer et Theodor Adorno avaient saisi, dès la fin<br />
des années 1940, le fonctionnement foncièrement totalitaire 423 . On peut caractériser le<br />
fonctionnement de ces industries culturelles actuelles par la conjonction de trois<br />
critères principaux:<br />
1. Les industries culturelles travaillent pour le marché ; c’est-à-dire qu’elles exploitent une<br />
matière, constituée par la création culturelle, qu’elles transforment en marchandise.<br />
2. Elles mobilisent des moyens massifs de production, de caractère véritablement industriel.<br />
3. Elles mettent en œuvre des techniques avancées de reproduction et de diffusion en<br />
masse 424 .<br />
Considérée globalement – c’est-à-dire autant comme une activité académique, une<br />
422 Pierre Bourdieu définit sous la notion d’habitus des « systèmes de dispositions durables et transposables<br />
(produits par) les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence »<br />
(BOURDIEU 1980: 88).<br />
423 HORKHEIMER et ADORNO, 1974.<br />
424 Sur l’état actuel des industries culturelles, on pourra se reporter en particulier à l’ouvrage de Jean-Pierre<br />
Warnier sur « La mondialisation de la culture » (WARNIER, 1999).<br />
232
pratique de terrain et comme un travail de valorisation du patrimoine – l’archéologie est<br />
devenue un secteur particulier de ces nouvelles industries de la culture. Or, l’activité des<br />
industries culturelles n’est viable sur le long terme que dans la mesure où leur fonctionnement<br />
s’inscrit dans une logique économique. Elles doivent engranger des recettes ; c’est-à-dire qu’il<br />
leur faut produire de manière rentable. Comment y parvenir ? Il est en premier lieu essentiel<br />
que, dans chacun des secteurs qu’elles exploitent, ces industries culturelles puissent capter la<br />
production des créateurs ou des chercheurs en les rendant dépendants – notamment des<br />
moyens techniques de production et de diffusion –; c’est-à-dire précaires. Il est d’autre part<br />
fondamental que la production de ces chercheurs ou créateurs puisse être aisément<br />
transformée en produits culturels ; c’est-à-dire en une marchandise sur laquelle ceux-ci<br />
n’aient pas le contrôle. Très concrètement, le résultat de cette marchandisation de la culture<br />
est que les créations culturelles ou scientifiques (ici la fouille, le travail des archéologues, la<br />
recherche archéologique) sont transformées en spectacles.<br />
Il ne faut pas s’y tromper : intégrée à l’économie de marché, l’archéologie alimente<br />
désormais, en tant qu’industrie culturelle, un secteur non négligeable de l’activité<br />
économique. En tant qu’industrie du patrimoine, l’archéologie rapporte de l’argent, elle crée<br />
des emplois et surtout elle produit de la valeur. Dans ce contexte, le patrimoine culturel lié à<br />
l’archéologie (comme les chantiers, les sites ou les musées) devient à proprement parler une<br />
ressource économique, notamment en matière de tourisme. Les industries culturelles sont<br />
également des structures de production intégrées, qui visent à l’optimisation des produits:<br />
ainsi l’une des caractéristiques du domaine de production des industries culturelles est qu’il<br />
inclut la communication ; c’est-à-dire ce qui devrait constituer l’information associée aux<br />
productions culturelles. Or, comme on l’a vu, il n’en est rien : ici, il n’est pas tant question de<br />
promouvoir une information qu’une image, une démonstration qu’un spectacle. C’est là un<br />
formidable nivellement par le bas de la diffusion de la discipline auprès du public, qu’il s’agit<br />
dorénavant de distraire avec ce que nous faisons et non plus d’instruire avec ce que nous<br />
comprenons. Or, cette question de la communication de l’archéologie est essentielle, car elle<br />
met directement en cause la conservation du patrimoine archéologique et la transmission des<br />
connaissances d’une génération d’archéologues à l’autre. En effet, jusqu’alors la perpétuation<br />
de la discipline archéologique prenait appui sur la transmission d’un patrimoine hérité du<br />
passé, qui était lié à un ensemble de connaissances amassées depuis plusieurs siècles: nous<br />
faisions de l’archéologie, jusqu’à maintenant, parce que nos prédécesseurs avaient révélé,<br />
depuis le XVIII ème siècle, un ensemble de <strong>vestiges</strong>, de sites ou de questions dont l’intérêt<br />
scientifique imposait de s’occuper. Nous en ferons désormais dans la mesure où nous<br />
trouverons un public que cela distraira. Pour quelques gagnants, il y aura immensément de<br />
perdants : certaines périodes, certains types de sites, certains problèmes, ne parvenant pas à<br />
atteindre le succès – ou, dit autrement, n’étant plus vendables – devront être abandonnés et les<br />
chercheurs qui y trouvaient un intérêt quelconque devront se réorienter vers d’autres<br />
domaines plus porteurs, sous peine de disparaître à leur tour.<br />
Il faut démonter l’argument néo-libéral présenté aux archéologues en faveur de la<br />
soumission de leur discipline aux exigences du marché, dans la mesure où celui-ci fait valoir<br />
de manière absolument fallacieuse que la culture – ou la science – auraient tout à gagner de<br />
leur intégration à la logique marchande, quand en réalité elles leur seraient asservies. Dans un<br />
premier mouvement, les spécialistes du marketing et de la communication stigmatisent<br />
l’immobilisme, l’improductivité et la vétusté des pratiques traditionnelles garanties par la<br />
collectivité. Ils font valoir, dans un second mouvement, que l’ouverture de la discipline au<br />
marché permettra d’augmenter la qualité des productions archéologiques grâce à l’apport de<br />
moyens financiers considérables et à l’application de technologies de pointe, utilisées en<br />
233
particulier dans le domaine de la communication. Ces nouveaux amis de l’archéologie font<br />
valoir enfin que l’arrivée de ces moyens, jusqu’alors totalement hors d’atteinte des<br />
chercheurs, permettra aux archéologues de donner la pleine mesure de leur talents dans le<br />
domaine de la communication de leur activité et ainsi de rencontrer un nouveau public, à la<br />
condition de s’adresser au plus grand nombre. Enfin, ils assurent que cet apport d’air et<br />
d’argent frais favorisera l’éclosion de la création et l’essor de la diversité, l’une et l’autre<br />
stimulées par le libre jeu de la concurrence.<br />
En réalité, il faut dire que la mise sous tutelle de l’archéologie vis-à-vis des pratiques du<br />
marché provoque une extraordinaire uniformisation des productions : fondamentalement, la<br />
concurrence homogénéise car, dans la compétition pour le succès maximum, la recherche de<br />
la satisfaction du public le plus large pousse à la généralisation de produits passe-partout. Ce<br />
phénomène est amplifié encore par la concentration industrielle – avec l’apparition de grands<br />
groupes monopolisant des pans entiers de l’activité culturelle – qui conduit rapidement à un<br />
étranglement et un formatage de la création. C’est donc à un véritable processus de régression<br />
que nous assistons dans le domaine de la production culturelle, régression provoquée par la<br />
captation de la culture par le marché. Dans le domaine de l’archéologie, cet appauvrissement<br />
de la discipline est d’autant plus inquiétant que celle-ci a mis des siècles avant de pouvoir<br />
s’imposer comme une pratique autonome. Le droit à l’exercice libre de la démarche<br />
archéologique a été conquis de haute lutte par des générations d’archéologues, qui ont<br />
défendu la discipline, souvent au péril de leur carrière, contre le poids des à priori religieux ou<br />
moraux ou contre les exploitations de la politique. Et nous qui ne risquons rien, nous serions<br />
prêts à la vendre contre la promesse du succès ?<br />
Restaurer le temps et l’Histoire<br />
Il ne sert à rien de nous voiler plus longtemps la face : l’économie accapare désormais<br />
l’Histoire, c’est-à-dire la production d’Histoire. Le premier effet visible de ce phénomène est<br />
de vider le contenu social de l’Histoire, d’en faire un temps abstrait et uniforme sur lequel, les<br />
uns et les autres, nous ne pouvons plus avoir prise. Nous sommes devenus les spectateurs<br />
d’une Histoire qui se déroule apparemment sans nous, nous sommes réduits à devenir des<br />
consommateurs de produits historiques conçus comme des marchandises. Fondamentalement,<br />
il en résulte de cette situation au moins trois effets sur le temps et l’histoire :<br />
1. D’une part, un temps unifié, ou « universel » s’impose partout ; c’est le temps d’un même<br />
jour partout dans le monde du temps réel du monde global. Or, ce temps là imprègne<br />
naturellement le passé : c’est le temps de « l’histoire universelle », qui n’est autre qu’un<br />
nouvel habillage du vieux temps historiciste.<br />
2. D’autre part, le temps est vidé de sa substance : c’est un temps abstrait, qui domine toute<br />
temporalité locale, qui étouffe toute vie individuelle du temps, qui nous est donné comme<br />
seul réel. C’est ici toujours le « temps vide et homogène » que Benjamin désigne comme<br />
le temps de l’écrasement des hommes et de la dissimulation du passé.<br />
3. Enfin, ce temps irréversible est imposé à tous, mais l’usage nous en est refusé : tout autre<br />
emploi de la notion de temps irréversible menace directement l’existence de ce nouvel<br />
empire du temps, car c’est une nouvelle immobilité dans l’Histoire – qui fait écho à<br />
l’antique immobilité du temps des sociétés inégalitaires du passé - qui nous est imposée.<br />
234
En réalité, ce temps dont nous sommes exclus nous appartient. C’est celui de notre vie,<br />
ici. Il est à nous non seulement parce que nous ne sommes pas les spectateurs mais les auteurs<br />
de notre propre histoire, mais aussi parce que c’est nous, les archéologues, qui explorons la<br />
mémoire de l’histoire des hommes. Nous devons lutter contre la banalisation de<br />
l’archéologie ; il nous faut « ré-enchanter » l’archéologie en lui restituant sa charge<br />
d’étrangeté et d’indécidabilité. Nous devons lutter précisément contre l’appropriation<br />
économique du temps ; il nous faut libérer l’hétérogénéité du temps, rendre sa place à la<br />
mémoire, lui restituer sa force productrice d’accidents et de sens imprévus ; en bref<br />
réintroduire la vie dans l’Histoire. C’est le présent que nous devons nous réapproprier, non<br />
pas comme le lieu d’où l’économie fait disparaître l’histoire, mais comme celui dans lequel la<br />
mémoire de la matière et des hommes travaille, là où l’histoire est ouverte. Le temps, encore<br />
et toujours, est décidemment au cœur de l’identité de l’archéologie.<br />
235
Conclusions<br />
Fabienne Verdier : Calligraphie (détail).<br />
236
Le registre du temps<br />
Conclusions<br />
« RACINES… Les premières petites barbes il y a deux, trois mille ans peut-être ;<br />
une lente extension accompagne l’histoire millénaire de cet arbre en gestation, puis, dans les<br />
années mille sept cent et mille huit cent, le grand développement.<br />
L’accroissement des branches, la croissance du fût vont de concert avec la pénétration des<br />
racines à la recherche perpétuelle de nourriture.<br />
Le plein des racines emplit l’espace de la matière extraite.<br />
Les incessants petits bruits secs et obstinés de l’extension, l’écoulement traînant de la matière<br />
glisse, rampe, crée la vibration, le bourdonnement, le crépitement de la croissance.<br />
DANS LES VISCERES continuait à pourrir l’antique misère.<br />
Les murs s’effritaient pour produire le lait noir essentiel à la croissance du fût.<br />
Puis, des racines verticales émergeait en noir et blanc la masse humaine plus sombre des<br />
smokings du feuillage et des fruits.<br />
Il faisait une chaleur humide, tout puait l’urine et la sueur ;<br />
Les images étaient troubles, fluctuantes, poussiéreuses ;<br />
Le craquement incessant et secret des bois résonnait dans l’air dense qui remplissait les<br />
racines, tel un sang pompé dans le ventre. » 425<br />
Guiseppe Penone le dit à sa manière de sculpteur : l’histoire est vivante parce qu’elle est<br />
faite de matière, et parce que la matière qui vit, croît. Le passé, « l’antique misère », en n’en<br />
finissant pas de s’écrouler depuis les origines, nourrit secrètement l’actuel de son « lait noir ».<br />
Il vient des profondeurs de la matière, un mouvement irrépressible qui emplit tous les recoins<br />
de l’espace ; le présent est pénétré du bruissement du passé qui pousse, qui augmente par<br />
l’apport incessant de tout ce qui croît. Et l’actuel, pour s’étendre, va chercher de plus en plus<br />
loin dans ce qui est enfoui la substance indispensable à sa croissance et s’y accroche. Tout ce<br />
qui vit crée de la mémoire qui s’inscrit dans la matière en mouvement, sans cesse décomposée<br />
et recomposée. L’obsession de Penone pour la matière végétale, qui n’en finit pas de croître,<br />
et pour le bois, dans lequel le temps s’enregistre continuellement sous la forme d’une série de<br />
peaux (ou de strates, dirions-nous) successives, fait écho à une remarque de Bergson qui dit<br />
que « partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre dans lequel le temps<br />
s’inscrit. » 426<br />
Ce registre, c’est la matière. Les matériaux archéologiques sont faits de la matière qui<br />
vit. Ils sont une forme immédiate de la nature vraie que poursuivait Hokusaï. Ils se trompent<br />
ceux qui croient que les restes archéologiques ne sont qu’un arrière-plan dans le tableau<br />
historique, les <strong>vestiges</strong> d’un décor d’une véritable histoire, qui serait ailleurs. Les restes<br />
425 « La structure du temps » (PENONE, 1993 : 7).<br />
426 BERGSON, 1941 : 16.<br />
237
archéologiques sont la matière même de l’histoire, une histoire qui se révèle non pas dans la<br />
chronique des événements, mais dans l’éphémère. « Un brin d’herbe est aussi gracieux qu’un<br />
arbre ou une montagne, a dit le peintre espagnol Joan Miro qui avait entrepris de<br />
« dynamiter » la peinture pour la réduire à ses formes essentielles, avant d’ajouter : « à part<br />
les primitifs et les Japonais, presque tout le monde néglige ces choses divines. » 427 C’est la vie<br />
qui est miraculeuse, parce qu’elle est à la fois provisoire et indestructible, en même temps<br />
immémoriale et toujours neuve. Les restes archéologiques en sont le témoin. Ils sont le lieu où<br />
le travail de la vie s’inscrit et nous devient lisible : ils prennent l’empreinte de ce que nous<br />
appelons le temps. Ce sont des choses sans qualité particulière, des rebuts ordinaires et<br />
relativement interchangeables, dont les innombrables exemplaires saturent, déjà, les musées.<br />
C’est précisément la raison pour laquelle ces débris sont uniques et précieux. Comme l’écrit<br />
Georges Perec :<br />
« Le temps qui passe (mon Histoire) dépose des résidus qui s’empilent : des photos, des<br />
dessins, des corps de stylo-feutre depuis longtemps desséchés, des chemises, des verres<br />
perdus et des verres consignés, des emballages de cigares, des boîtes, des gommes, des<br />
cartes postales, des livres, de la poussière et des bibelots : c’est ce que j’appelle ma<br />
fortune. » 428<br />
Ce qui reste, justement, qu’est-ce que c’est au juste ? Il nous fallait revenir au début, là<br />
ou les choses destinées à être étudiées par l’archéologie sont isolées, identifiées et mises en<br />
catégories : à la fouille. Fondamentalement, la démarche archéologique consiste en une<br />
inlassable opération de séparation. Il faut démêler l’archéologique du non archéologique,<br />
c’est-à-dire extraire les restes anthropiques des accumulations naturelles dans lesquelles ils<br />
sont immergés. Nous croyons qu’il nous faut arracher les productions de l’humanité à leur<br />
antique disparition dans le non-humain. La parole de Leroi-Gourhan prend la voix d’outre<br />
tombe de la statue du Commandeur de Don Juan : « Prends garde, toi qui ne sais pas ce que tu<br />
fais, à ne laisser perdre aucune information ; même les restes les plus ténus veulent dire<br />
quelque chose. » nous dit-il, à nous qui fouillons ; c’est-à-dire qui sommes en train de tout<br />
détruire. Nous devrions nous sentir coupables ; pourtant, dans ce qui constitue la matière<br />
même des <strong>vestiges</strong>, l’humain et le non-humain ne sont pas aussi clairement distingués qu’on<br />
ne nous le dit ; on doit même dire que plus les restes matériels sont anciens et plus cette<br />
frontière devient indiscernable, plus l’anthropique est en quelque sorte absorbé dans le<br />
naturel. Nous ne savons pas où, exactement, nous arrêter. Il n’existe pas de surface nette qui<br />
serait celle d’un moment particulier d’un passé ; au contraire, à l’intérieur de la terre, tout<br />
flotte dans l’indécision, dans le peut-être. Nous creusons à vue dans une matière<br />
extraordinairement riche et complexe, dans laquelle le passé que nous recherchons est<br />
intimement mêlé à sa pré- et à sa post-histoire. Aussi, chaque fouille, chaque surface de<br />
décapage, est une proposition forcément fausse, car tout acte de dégagement est une<br />
amputation, une élimination simplificatrice. Nous voyons bien que ce que nous enlevons n’a<br />
rien d’un mort terrain ; ce n’est pas une accumulation stérile qu’il suffirait d’évacuer pour<br />
rendre toute sa présence à l’ancien, à l’enfoui. Au contraire, ce que nous enlevons c’est toute<br />
l’histoire ultérieure de cet hypothétique moment singulier du passé que nous recherchons ; ce<br />
n’est pas autre chose que sa mémoire, sa retranscription ininterrompue, jusque dans l’oubli. A<br />
l’inverse, ce que nous ne fouillerons pas, plus bas, en dessous, est tout ce qui le prépare, ce<br />
qui l’annonce et qui a pris sens parce qu’il est venu. La fouille nous échappe car, depuis le<br />
début, nous croyons que, puisqu’il reste quelque chose du passé, cela signifie que le passé lui-<br />
427 Joan Miro à J.-F. Rafols, Montroig, 11 août 1918.<br />
428 PEREC, 1974 : 37.<br />
238
même nous est directement lisible. Or, nous nous trompons : ce passé qui nous est offert, en<br />
étant préservé, nous est retiré dans le même mouvement. Pour que quelque chose de tangible<br />
se conserve du passé, il faut que tout ce qui se trouvait autour ait disparu sans laisser de<br />
traces. Pour que cette chose se préserve, il faut qu’elle soit physiquement modifiée. Pour<br />
qu’on la reconnaisse, enfin, il faut qu’elle soit absorbée dans ce qui lui est étranger. Nous<br />
n’avons pas d’outils pour penser cela autrement que comme un paradoxe.<br />
Histoire et mémoire<br />
Notre archéologie n’est jamais sortie de la tradition des Antiquaires ; voilà pourquoi<br />
l’archéologie française reste, malgré tout, extrêmement proche de la recherche allemande et<br />
pourquoi, surtout, elle demeure fermée à la dimension anthropologique de la démarche anglosaxonne.<br />
Si nous ne parvenons pas à échapper à cette archéologie comme histoire de la<br />
culture, c’est d’abord parce qu’une des hypothèses constitutives de la discipline archéologique<br />
est que le passé d’outre histoire est historiquement connaissable. Selon cette tradition<br />
solidement établie, les <strong>vestiges</strong> du passé témoigneraient, en eux-mêmes, de l’identité des<br />
moments historiques particuliers dont ils seraient issus. On pourrait donc rechercher les<br />
<strong>vestiges</strong> des créations matérielles du passé maintenant démembrées afin de les rassembler par<br />
affinités de styles, et restituer ainsi le caractère des civilisations qui les ont produites. On<br />
pourrait également les ordonner par degrés de proximité stylistique et rendre apparente la<br />
succession des périodes qui ont marqué, de leur naissance à leur décadence, l’histoire de ces<br />
civilisations. C’est ce que dit Winckelman. L’archéologie dont nous devons sortir postule que<br />
les <strong>vestiges</strong> archéologiques sont des témoins de l’histoire de la culture. Reconstituer leur<br />
ordonnancement dans le temps et dans l’espace équivaudrait alors à raccorder les termes<br />
d’une narration qui dirait cette histoire. La mission attribuée à l’archéologie n’a pas varié<br />
depuis ses plus lointaines origines : elle consiste à raconter, par les créations qu’ils ont<br />
laissées, l’histoire des hommes et de leurs civilisations. Or, encore une fois, cela ne tient pas,<br />
ne serait-ce que parce que le temps des <strong>vestiges</strong> archéologiques n’est pas enregistré dans des<br />
annales, mais dans de la matière ; or, cette mémoire matérielle capture non pas des moments,<br />
mais des temporalités, qui sont faites de durées. Et dans les durées se maintient la masse de<br />
tout ce qui persiste, depuis les origines les plus diverses, et qui est le terreau dans lequel sont<br />
nichés les germes de ce qui viendra peut-être.<br />
Il y autre chose : la seconde hypothèse constitutive de cette archéologie historicoculturelle<br />
postule que le passé humain d’outre-histoire nous est naturellement intelligible ;<br />
c’est-à-dire qu’il nous est humainement compréhensible. Puisque nous sommes humains,<br />
nous pourrions donc – par une sorte de propriété ontologique spécifique à l’humanité –<br />
reconnaître et comprendre les productions, les gestes, les pensées des hommes qui nous ont<br />
précédés et qui ont disparu. Ce postulat indéracinable est aussi vieux que la discipline ellemême<br />
et constitue, depuis les origines du XVIII ème siècle, la pierre angulaire de l’archéologie<br />
préhistorique. Pourtant, là encore, nous voyons bien que, dans la réalité de notre humanité<br />
même, l’anthropique, le culturel, ne sont jamais parfaitement séparés du non-anthropique, du<br />
naturel : au contraire, et comme le souligne Bruno Latour, nous sommes entourés partout de<br />
constructions, d’êtres et de processus hybrides, qui sont à la fois de l’ordre du culturel et du<br />
naturel. C’est évidemment le cas des manifestations archéologiques. Ces entités hybrides ne<br />
sont pas seulement des objets mixtes ; ce sont surtout des monstres. <strong>Des</strong> montres ; c’est-à-dire<br />
quelque chose qui échappe à notre contrôle et qui, dès lors qu’on l’a appelé, est désormais<br />
lâché et dont on ne peut plus se débarrasser.<br />
239
Dans la perspective traditionnelle de l’archéologie, la dissolution des productions<br />
anthropiques dans la matière de la nature, l’hybridation du culturel et du naturel, la mémoire<br />
multi-temporelle de la matière sont non seulement des obstacles fondamentaux à<br />
l’appréhension conventionnelle du passé mais ils sont aussi et surtout inimaginables. Le statu<br />
quo pouvait être maintenu tant que les sciences de la matière – ces sciences dites « dures » –<br />
ne s’intéressaient pas à l’histoire de la matière et à la mémoire de la nature, tant qu’on pouvait<br />
maintenir une prétendue spécificité irréductible de l’histoire des hommes et de la mémoire des<br />
collectifs humains. La crise est désormais ouverte et les obstacles auxquels nous nous<br />
heurtons nous disent quelque chose sur la nature particulière des restes archéologiques, qui ne<br />
sont pas ce que nous voudrions qu’ils soient : peut-être pouvons nous saisir, dans cette remise<br />
en cause du fonctionnement des sciences humaines, la chance qui nous est offerte de refonder<br />
notre appréhension du passé en la débarassant des histoires qui l’encombrent.<br />
La situation n’est pas très différente dans le monde anglo-saxon, où de nombreux débats<br />
ont été consacrés, au cours des cinquante dernières années, à l’interprétation des sources<br />
archéologiques dans la perspective d’appréhender de la manière la plus juste les organisations<br />
sociales ou les systèmes culturels du passé. Dans les pays anglophones comme en Europe, on<br />
s’est en revanche assez peu intéressé à ce en quoi consistent ces sources matérielles du passé,<br />
ou en d’autres termes à la nature des données archéologiques. Surtout, les chercheurs ont<br />
essentiellement négligé de mettre en question les dimensions dans lesquelles se déploient les<br />
sources archéologiques ; à savoir le temps et l’espace. Ils ont considéré qu’elles allaient de<br />
soi, alors que la matérialité même des données remettait fondamentalement en cause l’idée<br />
classique de temps et d’espace historiques. Nous savons depuis Clarke que l’espace est<br />
fondamentalement de nature polythétique ; néanmoins, nous éprouvons manifestement de<br />
grandes difficultés à envisager que les périodes du temps puissent être de caractère pluritemporel.<br />
C’est pourtant bien de cela dont il est question.<br />
Il y désormais une « crise du temps » dans les sciences humaines. Quelque chose ne va<br />
plus avec le temps historique conventionnel. Déjà, dans les années 1980, on avait remarqué<br />
que quelque chose ne fonctionnait pas avec le temps de l’anthropologie ou de l’ethnologie,<br />
qui un temps vide d’histoire 429 . L’anthropologie et l’ethnologie devaient faire avec ; elles<br />
étaient par définition des disciplines « an-historiques », qui étudiaient les sociétés et les<br />
cultures humaines dans leur structure propre, et non dans leurs transformations. Etudier<br />
l’histoire des cultures et des civilisations, c’était au contraire spécifiquement le travail de la<br />
préhistoire et de l’archéologie, qui, elles, visaient à produire du temps historique là où on n’en<br />
connaissait pas, c’est-à-dire à l’emplacement du trou noir du passé d’avant ou d’au delà les<br />
textes. Nous le savons maintenant : ce n’est pas d’un temps manquant d’histoire dont<br />
souffrent les sciences humaines, mais bien de l’inverse ; comme l’a montré Walter Benjamin,<br />
c’est l’histoire conventionnelle qui est elle-même vide de temps, ou plus exactement c’est<br />
cette perception traditionnellement historiciste de l’histoire qui vide le temps de sa substance.<br />
Aussi, ne faut-il pas s’étonner que cette « crise du temps » se double d’une crise parallèle des<br />
objets de l’histoire, qui frappe directement l’archéologie. Ces <strong>vestiges</strong> et ces organisations du<br />
passé, qui nous paraissaient tellement évidents, nous ne savons plus aujourd’hui comment les<br />
429 Dans son ouvrage consacré à la représentation du temps en anthropologie, Johannes Fabian souligne que<br />
« l’anthropologie (a) émergé et s’(est) constituée comme un discours allochronique : elle est la science des autres<br />
dans un autre temps » (FABIAN, 1983 : 143). Cette situation « hors temps » de l’anthropologie est rappelée<br />
parallèlement par Nicholas Thomas, pour lequel l’objet de l’anthropologie « était et demeure essentiellement une<br />
structure ou un système social et culturel hors du temps » (THOMAS, 1998: 17, 175, cité par HARTOG, 2003 :<br />
49-50.<br />
240
prendre, ni sous quelles grille les décrire ; nous savons juste qu’ils nous échappent et que la<br />
manière dont nous en rendons compte est désormais inopérante à dire ce qu’ils sont 430 .<br />
On peut, sans doute, continuer à faire comme si de rien n’était et, même, systématiser<br />
cette approche du passé pour combler, par l’apport de matériaux archéologiques toujours<br />
nouveaux, ces failles par lesquelles le passé se décompose. C’est manifestement ce rôle qu’est<br />
destinée à remplir, dans le meilleur des cas, l’expansion de l’archéologie commerciale à venir.<br />
Je crois pour ma part que nous devons prendre au sérieux l’argument des « thèses sur<br />
l’histoire » de Walter Benjamin : c’est ce temps « homogène et vide » de l’historicisme qu’il<br />
faut désormais repousser, pour lui opposer le temps hétérogène et plein de l’à présent. Si l’on<br />
reconnaît que le temps archéologique n’est pas le temps unilinéaire et séquentiel de<br />
l’historicisme, alors le temps de l’archéologie est tout entier dans ce temps de l’à présent, que<br />
Benjamin appelle Jetzzeit. L’archéologie ne s’intéresse pas, en soi, aux événements du passé<br />
mais à la mémoire qui se construit dans la temps, par la répétition et la réévaluation. A ce<br />
titre, elle est, fondamentalement, une archéologie du présent.<br />
Ce n’est pas l’histoire qui pose problème, c’est le temps lui-même. Lyell et Darwin, et<br />
après eux Freud, ont brisé la flèche du temps ; ils ont montré que, pour atteindre le passé, ce<br />
n’est pas du passé qu’il faut partir, mais du présent et de lui seul. C’est dans le présent que se<br />
trouvent les informations sur le passé, non dans le passé, qui n’existe plus et qui nous est<br />
définitivement inaccessible. En ce domaine, il existe une étrange généalogie d’idées qui va de<br />
Nietzsche à Warburg et à Benjamin et qui, surtout, relie Darwin à Freud. C’est une autre<br />
pensée du temps, une pensée dangereuse et vertigineuse. Elle pense l’objet du temps dans le<br />
présent ; elle pense le présent comme le nœud du temps, où s’imbriquent passé, présent et à<br />
venir 431 . C’est une approche qui identifie la survivance et la répétition comme un objet<br />
particulier d’étude, en appréhendant les matériaux de la mémoire non pas comme des témoins<br />
mais comme des signes. Il n’existe pas de nom pour l’appeler ; elle est bien, comme le dit<br />
Agamben à propos du travail de Warburg, « une science sans nom ». Ou, plus exactement,<br />
elle est une démarche qui existe, dans des champs apparemment aussi étrangers les uns aux<br />
autres que la psychanalyse, la paléontologie, l’histoire de l’art ou l’archéo-géographie, et qui,<br />
à ce titre, est encore innommée parce qu’elle est informulée. C’est une discipline du<br />
minuscule et du banal, qui trouve sa matière dans les rebuts de l’histoire, dans les loques et les<br />
déchets. Elle est dans l’à présent, elle cherche ce qui se déploie dans les plis de l’éphémère,<br />
dans ce qui ne dure pas mais qui persiste. Je ne connais pas son nom, mais je sais ce qu’elle<br />
est : cette démarche qui s’attache à la mémoire, c’est celle de l’archéologie.<br />
Pour qu’il y ait mémoire, il faut qu’il y ait oubli<br />
Dans ses « Enquêtes », Borgès nous offre une métaphore qui nous permet de saisir<br />
pourquoi le mouvement de l’histoire nous est invisible et pourquoi, malgré tout, c’est cette<br />
cécité même qui nous met en situation de donner un sens à l’histoire. Dans « Funès ou la<br />
mémoire », il est question d’un Indien d’Uruguay appelé Irénée Funès qui, à la suite d’une<br />
chute de cheval, est atteint d’une étrange infirmité : il retient désormais tout ce qu’il voit et se<br />
souvient dans tous les détails de ce qu’il a vu, depuis qu’il est en état de percevoir.<br />
430 CHOUQUER (2004).<br />
431 HARTOG, 2003.<br />
241
« Une circonférence sur un tableau, un triangle rectangle, un losange, sont des formes<br />
que nous pouvons percevoir pleinement, écrit Borgès ; de même Irénée percevait les<br />
crins embroussaillés d’un poulain, quelques têtes de bétail sur un coteau, le feu<br />
changeant et la cendre innombrable, les multiples visages d’un mort au cours d’une<br />
longue veillée 432 ».<br />
Ce sont des formes, invisibles à nous autres qui les oublions immédiatemment, qui<br />
submergent maintenant Funès. Il les reconnaît parce que sa mémoire a conservé l’image<br />
précise de l’état des choses et des êtres à chaque instant du temps, alors que nous n’en avons<br />
qu’une vision en quelque sorte intermittente. « Il était, poursuit Borgès à propos de son<br />
personnage, le spectateur d’un monde multiforme, instantané et presque intolérablement<br />
précis ». Ce monde grouillant de détails sans cesse recomposés dans d’autres formes, qui sitôt<br />
constituées éclatent dans de nouveaux arrangements, cet univers kaléïdoscopique, c’est bien<br />
celui de la matérialité du réel telle que nous pourrions la voir si nous étions capables d’en<br />
retenir précisément la structure à chaque instant du temps. La trajectoire emplie de bruit des<br />
lampes de mineurs nous ouvre une petite fenêtre sur ce monde multiforme dans la mesure où,<br />
à l’image de Funès, nous possédons avec elles un enregistrement détaillé des caractéristiques<br />
de chaque objet à des moments précis du temps. Plus exactement, c’est parce que nous savons<br />
– effectivement d’une manière tout à fait anormale – quelle est précisément la position<br />
respective de ces objets dans le temps que nous sommes en mesure d’entrevoir une petite<br />
partie de l’univers de Funès. Cette capacité à tout voir, que possède maintenant le personnage<br />
de Borgès (et qui est comme l’état idéal de l’archéologie conventionnelle, qui serait parvenue<br />
à tout retrouver du passé dans son ordre chronologique exact), est néanmoins une véritable<br />
infirmité : Funès perçoit tout, n’oublie rien, mais il n’est plus que le spectateur d’une réalité<br />
devenue effectivement insupportable par la profusion de ses détails qui s’inscrivent<br />
incessament dans sa mémoire. Car ce bouillonnement vertigineux n’a pas de direction, ou<br />
plutôt il a toutes les directions à la fois à chaque instant ; multiforme, il est surtout, comme le<br />
dit Borgès, instantané. Le temps n’a pas la possibilité de s’y inscrire, car il est lui-même, tout<br />
entier, le temps : le temps comme perpétuel à présent. Ce temps qui aspire Funès est le temps<br />
archéologique, ce temps morphologique qui marque toutes les transformations physiques de la<br />
matière, et auquel est confrontée la discipline archéologique.<br />
Funès est submergé par le trop plein de ses visions car, paradoxalement, il a perdu toute<br />
possibilité de reconnaître la réalité. L’enregistrement intégral de la réalité déréalise la réalité ;<br />
toute possibilité d’histoire s’est dissoute dans une histoire intégrale, dans laquelle tout ce qui<br />
s’est passé, tout ce qui a eu lieu, est enregistré. Car, pour nous, c’est le manque qui nous<br />
permet de créer du sens entre deux moments distincts dans le temps ; plus exactement, c’est<br />
dans cette tension établie par l’absence entre deux états séparés du temps que se construit leur<br />
sens réciproque: c’est là le mécanisme que nous avons vu à l’œuvre dans la formation des<br />
palimpsestes et c’est là le principe même de l’association au sens donné par Freud. Avec cette<br />
petite histoire, Borgès soulève un problème très profond, qui est celui de la continuité du réel<br />
dans le temps : pour qu’une mémoire prenne corps – c’est-à-dire pour que des événements<br />
successifs prennent sens dans le temps –, il est nécessaire que ceux-ci soient discontinus, ou<br />
disjoints. Une archéologie intégrale, qui parviendrait à identifier l’ensemble des états de tous<br />
les sites de toutes les époques, serait condamnée à la même infirmité que celle qui frappe<br />
Funès ; elle serait incapable de restituer, à proprement parler, une histoire et ne pourrait<br />
donner à voir qu’une agitation multiforme, toujours changeante mais toujours semblable à<br />
elle-même, une sorte de vibration de la matière plongée dans le temps. Il nous faut prendre<br />
conscience que l’histoire, comme processus de création de sens à partir des <strong>vestiges</strong> du passé,<br />
432 BORGES, 1986 : 115.<br />
242
ne se construit pas sur la base d’une reconstitution de la succession des événements, ou des<br />
faits archéologiques, dans le temps. Elle est elle-même une construction de la mémoire. Ce<br />
qui se lit se trouve nécessairement entre les fragments et le cinéma, qui assemble des images<br />
en une histoire, est directement dans cette situation. Voici ce qu’en a dit dernièrement le<br />
cinéaste Jean-Luc Godart :<br />
« … en réalité l’image ne peut pas être vue ; ce sont des rapprochements, comme chez<br />
Walter Benjamin, c’est un lointain aussi proche soit-il. Au cinéma, il y a la figure du<br />
champ-contre-champ : on montre deux visages l’un après l’autre, mais en fait on voit<br />
deux fois le même, car le contre-champ cinématographique doit être fait par le biais du<br />
texte, pour amener un troisième élément que j’appellerais la vraie image ou le vrai texte,<br />
qui fait image ou qui fait texte. » 433<br />
« La nature aime à se cacher »<br />
Nous devons comprendre que les <strong>vestiges</strong> archéologiques ne sont pas à prendre comme<br />
des témoins du passé que nous recherchons. « La nature aime à se cacher » dit Héraclite, qui<br />
ajoute, toujours mystérieux : « si l’on n’attend pas l’inattendu, on ne le trouvera pas, car il est<br />
difficile à trouver » 434 . En effet, le passé est caché dans les restes archéologiques qui, du coup,<br />
ne disent pas nécessairement ce que leur apparence formelle semble vouloir signifier. C’est<br />
l’inattendu que nous devons guetter sans relâche ; il est effectivement difficile à trouver, car il<br />
est caché sous une apparence tout à fait ordinaire. Ou plus exactement, comme dans « la lettre<br />
volée » d’Edgar Allan Poe, il est caché tout en étant directement exposé aux regards. Or, et<br />
comme nous l’enseigne le destin des rouleaux d’Auschwitz, cacher, enfouir sous la surface du<br />
visible, cela revient, fondamentalement, à laisser des traces. Ce sont ces signes, ces indices de<br />
l’existence de quelque chose de caché que nous devons rechercher inlassablement et qui<br />
constituent, par excellence, le matériau de l’archéologie. Ce que nous devons découvrir, ce ne<br />
sont pas seulement les <strong>vestiges</strong> qui sont enfouis dans le sol, mais c’est surtout ce qui est<br />
inscrit dans les <strong>vestiges</strong> eux-mêmes.<br />
Un indice, un signe : dans le langage médical, on appelle cela un symptôme. Un<br />
symptôme, pour la médecine, c’est non seulement un signal, mais c’est surtout une<br />
manifestation qui s’exprime, dans le visible, pour quelque chose qui agit dans le non visible,<br />
telle une maladie, ou une pathologie. En Grec, le mot symptôme désigne d’ailleurs « ce qui se<br />
tient ensemble » ; il souligne qu’il existe une solidarité entre la pathologie, comme forme<br />
générique, et les signes particuliers qu’elle prend chez le sujet qu’elle affecte. De cela nous<br />
devons comprendre ceci : les <strong>vestiges</strong> archéologiques ne sont pas les témoins de l’histoire du<br />
passé, ce sont au contraire les symptômes de l’existence d’une mémoire active du passé. Car<br />
l’expérience des symptômes nous dit ceci : même si le malade l’ignore lui-même, ses<br />
symptômes ont un sens, ils révèlent quelque chose qui, fondamentalement, lui échappe, parce<br />
que cela le domine tout en lui appartenant. Aussi, s’il existe une typologie générale des<br />
symptômes dépendant des pathologies, chaque sujet développe des formes de réaction à la<br />
maladie qui lui sont particulières, parce que, d’une manière ou d’une autre, il fait sienne la<br />
pathologie qui s’installe chez lui : celle-ci vient trouver sa place dans sa propre histoire.<br />
Aussi, le symptôme est plus qu’une trace ou un signe ; c’est une réponse à un dérangement,<br />
ou plus exactement c’est une proposition de compromis entre deux situations<br />
fondamentalement inconciliables, que sont la maladie victorieuse d’une part et l’absence de<br />
433 Interview à Libération, 15-16 mai 2004, p. 49.<br />
434 HERACLITE, 2002 : fragments 66-67.<br />
243
maladie d’autre part. Le symptôme est une solution d’arrangement avec le dérangement<br />
irrépressible représenté par la maladie que le sujet, pris par la pathologie, développe afin de<br />
continuer à se maintenir tout de même et dont il trouve la forme à l’intérieur de lui-même.<br />
Dire que les créations archéologiques fonctionnent comme des symptômes, qu’est-ce<br />
que cela signifie ? Il faut comprendre ici qu’elles sont les signes d’une mémoire qui se<br />
construit dans l’à présent ; c’est pourquoi elles apparaîssent toujours très structurées. Leur<br />
structure reflète autre chose que leur simple identité de manifestation archéologique, ou de<br />
création culturelle. Nous avons à repenser l’archéologie comme une discipline qui serait<br />
spécifiquement à l’écoute de ces symptômes de la mémoire matérielle que sont les <strong>vestiges</strong><br />
archéologiques. A ce propos, il n’est pas fortuit de constater que, dans le champ de la<br />
mémoire psychique, c’est à partir de l’étude des symptômes de la mémoire – tels qu’ils se<br />
manifestent en particulier dans les rêves – que Freud a pu construire cette approche<br />
particulière qu’est la psychanalyse. Plus précisément, c’est dès lors que Freud a pu<br />
commencer à saisir le fonctionnement de ces symptômes de la mémoire qu’il a pu en déduire<br />
sa théorie de l’inconscient psychique. Notre tâche d’archéologue est, sur le fond, assez<br />
similaire à celle-là : par delà les restes archéologiques eux-mêmes, c’est bien ce que j’ai<br />
appelé – faute de mieux – l’inconscient du temps qui est en jeu. Et c’est bien parce qu’il existe<br />
un inconscient du temps que les formes du passé survivent et reviennent.<br />
Le nœud de la compréhension de la construction de cette mémoire enfouie, ou cachée,<br />
est, à mon avis, dans l’appréhension des mécanismes de répétition, ou de réitération. A<br />
chaque fois, en effet, qu’une forme est créée dans la matière, elle est en fait reproduite. A<br />
chaque instant du temps, les formes sont répétées simultanément, peut-être des millions de<br />
fois. La répétition introduit, en soi, la transformation, dans la mesure où l’acte de création est,<br />
fondamentalement, un acte de négociation : ce qui vient doit trouver sa place juste parmi tout<br />
ce qui l’entoure et qui a été créé avant lui. Ainsi, et comme le souligne Warburg, les formes –<br />
qui, pour nous, sont conservées dans les matériaux archéologiques – sont le produit d’une<br />
« vibration », nous dirions d’une tension dans le temps. C’est pourquoi elles évoluent :<br />
insensiblement, leur morphologie se transforme ; tout comme chez les espèces vivantes,<br />
certains éléments ou organes de leur anatomie se modifient, pour devenir plus longs ou plus<br />
courts, plus gros ou plus petits… Mais, dans l’un et l’autre cas, le squelette, ou plus<br />
exactement l’organisation du squelette, demeure, malgré les transformations qui peuvent<br />
prendre les formes les plus spectaculaires. Cette structure fondamentale des formes est ce que<br />
nous pourrions appeler la structure typologique ou iconologique des créations ou des<br />
représentations matérielles. La typologie archéologique consiste à élaborer cette paléontologie<br />
des formes.<br />
Le choix du petit<br />
Un mystère reste cependant non éclairci : si les choses fonctionnent bien ainsi,<br />
pourquoi, dans ce cas, les mathématiques marchent-elles ? Pourquoi, alors que l’ensemble des<br />
processus de reproduction semblent dominés par l’aléatoire et l’incertain, un ordre solide se<br />
dessine-t-il malgré tout dans les données, dont nous savons bien néanmoins qu’il ne s’agit que<br />
de restes d’épaves démembrées ? Cette question flotte au dessus de toutes les disciplines qui<br />
traitent de la matière et du temps, au premier rang desquelles la physique, évidemment. La<br />
réponse en quelque sorte classique à cette interrogation consiste à dire qu’un ordre<br />
fondamental gît au cœur de la matière et que cet ordre est de nature mathématique. C’est<br />
l’interprétation conventionnelle qui s’inscrit dans la tradition positiviste de la fin du XIX ème<br />
244
siècle et sur laquelle se fondent la plupart des approches actuelles de traitement mathématique<br />
des données archéologiques, qui consistent à chercher des régularités en nivelant le « bruit »<br />
accroché aux données. Je ne suis pas mathématicien, mais je ne crois pas que ce genre de<br />
réponse puisse constituer une explication pertinente du problème que nous pose la matière.<br />
Dans les quelques expériences auxquelles j’ai été confronté, l’ordre, en effet, était dans le<br />
bruit. Plus précisément, c’était le bruit des données lui-même – qu’une approche statistique<br />
conventionnelle aurait spécifiquement cherché à éliminer – qui était la forme d’un ordre qui<br />
ne se laissait jamais saisir complètement, dans son entièreté.<br />
Qu’est-ce que cela veut dire ? Il existe une autre possibilité, dont nous devrions explorer<br />
plus attentivement les implications ; à savoir que l’ordre pourrait se créer de lui-même,<br />
comme une sorte de propriété morphologique de la matière en transformation. Nous n’aurions<br />
pas à chercher un ordre essentiel enfoui à l’intérieur des organisations sociales ou des<br />
manifestations culturelles ; au contraire cet ordre se construirait spontanément dès que lors<br />
que quelque chose se reproduit et qu’il accumule de la mémoire. Les figures fractales, qui<br />
ressemblent si fort aux formes de la nature « vraie », ne procèdent pas d’une autre<br />
construction : c’est un processus de réitération incessante qui les crée et les fait croître et c’est<br />
parce qu’à chaque instant de cette construction chaque réitération est à la fois indéterminée<br />
mais dépendante de l’histoire antérieure de l’ensemble du système qu’une figure prend forme.<br />
Je suis convaincu que la reproduction des objets, le recommencement des constructions, et<br />
l’accumulation des dépositions archéologiques créent un ordre que nous ne savons pas voir.<br />
Ce que nous appelons le style, ou l’identité culturelle, peut manifestement être abordé comme<br />
une de ces constructions structurées par l’effet de la réitération dans le temps. Il y en a<br />
sûrement beaucoup d’autres : j’espère avoir montré, ici, que le temps archéologique procède<br />
fondamentalement de ce type de structure. Si cela est vrai, Miro a raison : même les choses les<br />
plus humbles et les plus simples témoignent d’un processus extraordinaire. Si c’est le cas,<br />
surtout, un champ de recherche immense s’ouvre à nous.<br />
Tout commence maintenant, en effet. Face au monde dévasté qui est le nôtre, il faut<br />
sans doute, à l’image d’Adorno, faire ce que Miguel Abensour appelle le « choix du petit » 435 .<br />
Choisir l’insignifiant ; c’est-à-dire prendre le parti du précaire, de l’élémentaire. Lorsque,<br />
comme le dit Benjamin, l’état d’exception devient la règle 436 , lorsque le quotidien postindustriel<br />
devient cet « état étrange où tendent à s’abolir les frontières entre la guerre et la<br />
paix, qui va de pair pourtant avec le déploiement des activités industrieuses, des arts, des<br />
sciences, des métropoles, bref les signes d’un plein état de société » 437 , nous devons<br />
comprendre que, si nous en sommes là, alors notre conception conventionnelle de l’histoire<br />
« n’est pas tenable ». C’est cette histoire qui postule « le progrès comme norme historique »<br />
qui non seulement autorise cet écrasement de l’humain mais surtout – cela nous gêne de le<br />
reconnaître – qui le nourrit. Où sommes-nous ? Nous ne pouvons pas d’un côté nous<br />
offusquer des « détournements » totalitaires des données archéologiques et de l’autre produire<br />
ces mêmes données comme si de rien n’était. C’est nous qui les leur donnons ; eux ne font<br />
que les prendre parce qu’elles leurs sont utiles. Nous devrions nous souvenir, pourtant, que les<br />
idées qui les desservent, ils les étouffent et qu’ils n’ont de cesse de détruire ceux qui les<br />
produisent. Alors, pourquoi manifestons-nous tant d’empressement à servir scrupuleusement<br />
ce qui fondamentalement nie l’humain, quel type de jouissance en tirons-nous ? Nous nous<br />
sommes habitués à vivre désormais sous la menace permanente d’une destruction sinon totale,<br />
du moins « massive ». Nous nous en pensons relativement protégés, sans bien réaliser que<br />
435 ABENSOUR (2003).<br />
436 Sur le concept d’histoire, Thèse VIII (BENJAMIN, 2000 : 433.)<br />
437 ABENSOUR (2003) : 335.<br />
245
cette illusion de confort collectif a pour nécessaire contrepartie l’écrasement de toute<br />
individualité, le nivellement de toute pensée individuelle. Résister à cela, c’est décider de ne<br />
pas renoncer à notre part d’humanité, en posant la pensée comme conscience. C’est considérer<br />
les toutes petites choses du monde au moins aussi importantes que les grandes, et les recevoir,<br />
dans leur fragile à présent, comme un présent merveilleux de la vie.<br />
« Quand j’aurai cent dix ans, a dit Hokusaï, tout chez moi, soit un point, soit une ligne,<br />
sera vivant. »<br />
246
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BAILEY G.N. (1981) – Concepts, time-scales and explanations in economic prehistory. Dans<br />
SHERIDAN A. et BAILEY G.N. (dir.) – Economic Archaeology. Oxford, British<br />
Archaeological Reports, International Series, 96, p. 97-117.<br />
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DARWIN C. (1992) – L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la<br />
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LACAN J. (1966) : Entretien avec Gilles Lapouge. Le Figaro Littéraire, n° 1076, p. 2.<br />
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celtique ou protohistorique : 1. Age du Bronze. Paris, éditions Picard.<br />
DECHELETTE J. (1913) – Manuel d’archéologie préhistorique et celtique. II : Archéologie<br />
celtique ou protohistorique : 2. Premier Age du Fer ou époque de Hallstatt. Paris, éditions<br />
Picard.<br />
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(1927).<br />
REINACH S. (1928) – Glozel, la découverte, la controverse, les enseignements. Paris, Krie.<br />
ROSSI P. (1984) – The Dark Abyss of Time. The History of the Earth and the History of<br />
Nations from Hooke to Vico. Chicago et Londres, University of Chicago Press.<br />
ROSSIGNOL C. (1842-1846) – Rapport sur les fouilles faites sur les Chaumes d’Auvenay, à<br />
une demi-lieue d’Ivry. Mémoires de la Commission des Antiquités du Département de la<br />
Côte-d’Or, 2, p. 79-83.<br />
ROSSIGNOL C. (1861) – Découverte d’armes gauloises et romaines réunies, faite dans la<br />
plaine des Laumes, sous les murs d’Alise (Côte-d’Or). Texte manuscrit (19 p.) Saint-<br />
Germain-en-Laye, archives du Musée des Antiquités nationales.<br />
SAULCY F., de (1860) – Guerre des Helvêtes. Première campagne de César. Revue<br />
archéologique, 2, p. 165-186 ; 242-259 ; 313-344.<br />
SAULCY F., de (1861) – Lettres de M. Penguilly-l’Haridon sur les fouilles opérées dans<br />
quelques tumulus gaulois des environs de Contrexéville. Revue archéologique, IV, p. 393-<br />
398.<br />
SAULCY F., de (1866) – Fouilles opérées dans les bois communaux de sauville, le 24 juillet<br />
1866. Revue archéologique, XIV, p. 243-246.<br />
SAULCY F., de (1867) – Fouilles de tumulus dans les Vosges et dans la Côte-d’Or. Revue<br />
archéologique, XVI, p. 417-422.<br />
SCHAEFFER F.A. (1926) – Les Tertres funéraires préhistoriques dans la Forêt de<br />
Haguenau. I : Les Tumulus de l’Age du Bronze. Haguenau, Musée de Haguenau.<br />
SCHAEFFER F.A. (1930) – Les Tertres funéraires préhistoriques dans la Forêt de<br />
Haguenau. I : Les Tumulus de l’Age du Fer. Haguenau, Musée de Haguenau.<br />
SCHNAPP A. (1980) – L’archéologie aujourd’hui. Paris, Hachette, Bibliothèque<br />
d’Archéologie.<br />
SCHNAPP A. (1993) – La conquête du passé. Aux origines de l’archéologie. Paris, éditions<br />
Carré.<br />
SWIEBOCKA T. (1999) – Auschwitz. A History in Photographs. Oswiecim, Auschwitz-<br />
Birkenau State Museum.<br />
THOMPSON M.W. (1977) – General Pitt Rivers : Evolution and Archaeology in the<br />
Nineteenth Century. Bradford-on-Avon, Moonraker Press.<br />
TRIGGER B.G. (1989) – A History of Archaeological Thought. Cambridge, Cambridge<br />
University Press.<br />
WHEELER M. (1954) – Archaeology from the Earth. Oxford, Oxford University Press.<br />
Chapitre IX: Tout commence ici<br />
AGAMBEN G. (1999) – Ce qui reste d’Auswitz. L’archive et le témoin. Traduction française<br />
de Pierre Alferi. Paris, éditions Payot et Rivages.<br />
ALEXIEVITCH S. (1997) – Tchernobylskaïa molita. Moscou, éditions Ostojié.<br />
ARENDT H. (1972) – La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique. Paris,<br />
éditions Gallimard. Traduction française sous la direction de Patrick Lévy.<br />
BENJAMIN W. (2000) – Œuvres. Tome III. Traduction française de Maurice de Gandillac,<br />
Rainer Rochliz et Pierre Rusch. Paris, Gallimard.<br />
258
BLANCHOT M. (1980) – L’écriture du désastre. Paris, édition Gallimard.<br />
BERGSON H. (1896) – Matière et mémoire. Paris, Presses universitaires de France.<br />
DELEUZE G. (1962) – Nietzsche et la philosophie. Paris, Presses Universitaires de France.<br />
DIDI-HUBERMAN G. (2002) – L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes<br />
selon Aby Warburg. Paris, les Editions de Minuit.<br />
ENZENBERGER, 1995 – L’Europe en ruines. Traduction française de Bernard Kreiss. Arles,<br />
éditions Actes sud.<br />
FOUCAULT M. (1966) – Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines.<br />
Paris, Gallimard.<br />
FOUCAULT M. (1997) – « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976.<br />
Paris, Gallimard, Collection Hautes études.<br />
FUKUYAMA F. (1992) – The End of History and The Last Man. New York, Free Press.<br />
HOBSBAWM E.J. (1994) – L’âge des extrêmes. Histoire du court XX ème siècle. Paris,<br />
éditions Complexe.<br />
KENZABURO O. (1995) – Notes de Hiroshima. Paris, Gallimard.<br />
KRACAUER S. (2000) – Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929). Paris,<br />
éditions Avinus.<br />
LANZMANN C. (1985) – Shoah. Paris, Gallimard.<br />
LATOUR B. (1991) – Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique.<br />
Paris, La Découverte.<br />
LEVI P. (1987) – Si c’est un homme. Paris, éditions Julliard.<br />
LOWENTHAL D. (1985) – The Past is a Foreign Country. Cambridge, Cambridge<br />
University Press.<br />
MORTILLET G. (de) (1869) – Essai d’une classification des cavernes et stations sous abri<br />
fondée sur les produits de l’industrie humaine. Matériaux pour l’Histoire primitive et<br />
naturelle de l’Homme, 5, p. 172-179.<br />
MORTILLET G. (de) (1883) – Le Préhistorique. Antiquité de l’Homme. Paris, C. Reinwald.<br />
NIETZSCHE F. (1990) – Fragments posthumes (été 1872-hiver 1873). Dans : Œuvres<br />
philosophiques complètes, II-1. (Traduction française de P. Rusch). Paris, Gallimard.<br />
NIETZSCHE F. (2003) – Fragments posthumes sur l’éternel retour. Edition établie et traduite<br />
par Lionel Duvoy. Paris, éditions Allia.<br />
NORTON CRU J. (1929) – Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de<br />
combattants édités en Français, de 1915 à 1928. Paris, éditions Les Etincelles.<br />
NORTON CRU J. (1967) – Du témoignage. Paris, éditions Jean-Jacques Pauvert.<br />
SEBALD (2004) – De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Traduction<br />
française de Patrick Charbonneau. Paris, éditions Actes Sud.<br />
VIRILIO P. (1993) – L’insécurité du territoire. Paris, éditions Galilée.<br />
Chapitre X: Une biologie des formes<br />
AGAMBEN G. (2004) – Aby Warburg et la science sans nom. Dans : Image et mémoire.<br />
Ecrits sur l’image, la danse et le cinéma. Paris, <strong>Des</strong>clée de Brouver, p. 9-35.<br />
BENJAMIN J. (1985) – Origine du drame baroque allemand. Traduction française de Sibylle<br />
Muller. Paris, Flammarion.<br />
BENJAMIN W. (2000) – Sur le concept d’histoire. Dans : Œuvres. Traduction française de<br />
Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch. Volume III. Paris, Gallimard, p. 427-<br />
443.<br />
BLANCHOT M. (1980) – L’écriture du désastre. Paris, édition Gallimard.<br />
259
DIDI-HUBERMAN G. (2002) – L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes<br />
selon Aby Warburg. Paris, les éditions de Minuit.<br />
DIDI-HUBERMANN G. (2002) – L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes<br />
selon Aby Warburg. Paris, les Editions de Minuit.<br />
FREUD S. (1966) – Correspondance avec le Pasteur Pfister. Traduction française de L.<br />
Jumel. Paris, éditions Gallimard.<br />
FREUD S. (1986) – Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen. Traduction française<br />
de Paule Arbex et Rose-Marie Zeitlin. Paris, éditions Gallimard.<br />
GOMBRICH E.H. (1970) – Aby Warburg. An Intellectual Biography. Londres, University of<br />
London, Warburg Institute.<br />
GRÄSLUND B. (1987) – The Birth of Prehistoric Chronology. Dating methods and dating<br />
systems in nineteenth-century Sacandinavian archaeology. Cambridge, Cambridge University<br />
Press.<br />
GREEN A. (2000) – La diachronie en psychanalyse. Paris, les éditions de Minuit.<br />
HILDEBRAND H. (1873) – Den vetenskapliga fornsforkningen, hennes uppgift, behof och<br />
rätt. Stockholm.<br />
HILDEBRAND H. (1873-1880) – De förhistoriska folken i Europa. En handbok i jämförande<br />
fornkunskap. Stockholm.<br />
HUBERT H. (1902) – La collection Moreau au musée de Saint-Germain. Revue<br />
archéologique, XLI, p. 167-208.<br />
HUBERT H. (1950) – Les Celtes et l’expansion celtique depuis l’époque de La Tène et la<br />
civilisation celtique. Paris, Albin Michel.<br />
HUBERT H. (1952) – Les Germains. Paris, Albin Michel.<br />
ISAMBERT F. (1979) – Henri Hubert et la sociologie du temps. Revue française de<br />
Sociologie, XX, p. 183-204.<br />
KLEIN R. (1970) – La Forme et l’intelligible. Paris, Gallimard.<br />
MAUSS M. (1932) – Avertissement. Dans HUBERT H. – Les Celtes et l’expansion celtique<br />
depuis l’époque de La Tène et la civilisation celtique. Corbeil, la renaissance du livre, p. XXI-<br />
XXVI.<br />
MICHAUD P.-A. (1998) – Aby Warburg et l’image en mouvement, suivi de Aby Warburg<br />
Souvenirs d’un voyage en pays Pueblo, 1923, et Projet de voyage en Amérique, 1927.<br />
Traduction française de Sibylle Muller. Paris, éditions Macula.<br />
MONTELIUS O. (1884) – Den förhistoriske fornforskarens metod och material. Antiqvarisk<br />
Tidskrift för Sverige, 8, p. 1-28.<br />
MONTELIUS O. (1899) – Typologien eller utvecklingsläran tillämpad pa det menskliga<br />
arbetet. Svenska Fornminnesföreningens Tidskrift, 3, p. 237-268.<br />
MORRIS I. (1987) – Burial and ancient society. The rise of the Greek city-state. Cambridge,<br />
Cambridge University Press.<br />
SEVERI C. (2003) – Warburg anthropologue ou le déchiffrement d’une utopie. De la biologie<br />
des images à l’anthropologie de la mémoire. L’Homme, revue française d’anthropologie, 165,<br />
p. 77-128.<br />
STOLPE H. (1927) – Collected Essays on Ornamental Art. Stockholm ; Aftonbladets<br />
tryckeri.<br />
TYLOR E.B. (1871) – Primitive Culture. 2 volumes. Londres, John Murray.<br />
WARBURG A. (1988) – Schlangenritual. Ein Reisebericht. Berlin, éditions Klaus<br />
Wagenbach.<br />
WARBURG A. (2003) – Le Rituel du Serpent. Art et anthropologie. Récit d’un voyage en<br />
pays pueblo. Introduction par Joseph Leo Koerner, textes de Fritz Saxl (1930) et de Benedetta<br />
Cestelli Guidi. Traduction française de Sybille Muller, Philip Guiton et Diane Bogart. Paris,<br />
éditions Macula.<br />
260
WINCKELMANN J.A. (1781) – Histoire de l’art de l’Antiquité. 4 volumes. Traduction<br />
Huber. Leipzig.<br />
Chapitre XI: L’inconscient du temps<br />
ARTEZE DE LA SAUVAGERE R., de (1740) – Recherches sur la nature et l’étendue de ce<br />
qui s’appelle comunément briquetage de Marsal avec un abrégé de l’histoire de cette ville, et<br />
une description de quelques antiquités qui se trouvent à Tarquimpole. Paris.<br />
AUDOUZE F., BUCHSENSCHUTZ O. (1989) : Villes, villages et campagnes de l’Europe<br />
celtique. Paris, Hachette.<br />
BERGIER J.-F. (1982) : Une histoire du sel. Paris, Presses Universitaires de France.<br />
BERTAUX J.-P. (1972) – Le Briquetage de la Seille. Sondages à Marsal (Moselle). Quelques<br />
observations archéologiques et géologiques. Bulletin de l’Académie et Société Lorraines des<br />
Sciences, XI, 3, p. 219-228.<br />
BERTAUX J.-P. (1976) – L’archéologie du sel en Lorraine. « Le Briquetage de la Seille »<br />
(état actuel des recherches). In MILLOTTE J.P., THEVENIN A. et CHERTIER B. (dir.) –<br />
Livret guide de l’excursion A7 Champagne, Lorraine, Alsace, Franche-Comté. 9 ème Congrès<br />
de l’Union Internationale des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques. Nice, éditions du<br />
CNRS, p. 64-79.<br />
BOURGEOIS B., PERRIN J. et FEUGA B. (2003) : Cartographie 3D de l’interface eau douce<br />
- eau salée par méthode électromagnétique héliportée sur le bassin salifère de la Seille.<br />
Communication présentée au colloque Après-mines, Nancy, 5-7 février 2003.<br />
BRUNOTTE C. (1896) – Les marais salés de la vallée de la Seille du point de vue botanique.<br />
Nancy.<br />
DIDEROT D. et D’ALEMBERT (1751-1780) – Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des<br />
Sciences, des arts et des Métiers. Neuchâtel, S. Faulche.<br />
HIEGEL C. (1980) – Les nouvelles salines du Saulnois aux XIIIème et XIVème siècles.<br />
Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie de la Lorraine, LXXX, p. 51-61.<br />
HIEGEL C. (1981) – Le sel en Lorraine du VIIIème au XIIIème siècle. Annales de l’Est, 33<br />
(1), p. 3-48.<br />
HUSSON J.-P. (1991) – La consommation de bois des salines lorraines à la fin du XVIII ème<br />
siècle. Le Pays lorrain, 72, p. 3-12.<br />
KEUNE J.-B. (1901) – Das Briquetage im oberen Seillethal. Jahrbuch der Gesellschaft für<br />
lothringische Geschichte und Altertumskunde, XIII, p. 366-394.<br />
LEFEBVRE E. (1882) : Le sel. Paris, Librairie Hachette.<br />
MARTIN P. (2002) – Une guerre de Trente Ans en Lorraine. 1631-1661. Metz, éditions<br />
serpenoises.<br />
MULTHAUF R.P. (1978) – Neptune’s Gift. A History of Common Salt. Baltimore, John<br />
Hopkins University Press.<br />
LEPAGE H. (1843) – Le département de la Meurthe. Statistique historique et administrative.<br />
Nancy, Peiffer.<br />
LEPAGE H. (1853) – Les communes de la Meurthe, journal historique des villes, bourgs,<br />
villages, hameaux et censes de ce département. Nancy, Peiffer, 2 volumes.<br />
LEPAGE H. (1872) – Dictionnaire topographique du département de la Meurthe. Paris,<br />
Imprimerie impériale.<br />
SAULCY F., de (1846) – Sur une inscription découverte à Marsal. Mémoires de l’Académie<br />
des Inscriptions et Belles Lettres, XVI, p. 388-397.<br />
261
TAINTER J., ALLEN T. et HOEKSTRA T. (2001) – Sustainability and Resources<br />
Transitions. Communication présentée au Symposium „Ecosystems and Complex Systems in<br />
Anthropology“ du 100ème Congrès annuel de l’Association Anthropologique Américaine<br />
(AAA), tenu à Washington DC le 29 novembre 2001.<br />
Chapitre XII: Le passé n’est pas une marchandise<br />
BENJAMIN W. (2000) – Un outsider attire l’attention. Sur « Les employés » de S. Kracauer.<br />
Dans KRACAUER S. (2000) – Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929).<br />
Traduction française de Claude Orsoni. Paris, éditions Avinus, p. 173-182.<br />
BOURDIEU P. (1980) – Le sens pratique. Paris, éditions de Minuit.<br />
COLOMB C., D’ANGHIERA P.M. et VESPUCCI A. (1992) – Le nouveau Monde. Récits de<br />
Amerigo Vespucci, Christophe Colomb, Pierre Martyr d’Anghierra. Traduction et<br />
commentaire de Jean-Yves Boriaud. Paris, éditions Les Belles Lettres.<br />
DEBORD G. (1997) – La Société du Spectacle. 3 ème édition. Paris, éditions Gallimard.<br />
FOUCAULT M. (1966) – Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines.<br />
Paris, Gallimard.<br />
FUKUYAMA F. (1992) – The End of History and the Last Man. New York, Free Press.<br />
HORKHEIMER M. et ADORNO T.W. (1974) – La production industrielle des biens<br />
culturels. Raison et mystification des masses. Dans HORKHEIMER M. et ADORNO T.W.<br />
(1974) – La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques. Traduction française<br />
d’Eliane Kaufholz. Paris, éditions Gallimard, p. 129-176.<br />
KRACAUER S. (2000) – Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929). Traduction<br />
française de Claude Orsoni. Paris, éditions Avinus.<br />
LEROI-GOURHAN A. (1983) – Sur les méthodes de fouilles. Dans LEROI-GOURHAN A.<br />
(1983) – Le fil du temps. Ethnologie et préhistoire, 1920-1970. Paris, Fayard, Le temps des<br />
sciences, p. 135-144.<br />
WARNIER J.-P. (1999) – La mondialisation de la culture. Paris, éditions La Découverte.<br />
Conclusions<br />
ABENSOUR M. (2003) – Postface. Dans : ADORNO T. W. – Minima Moralia. Réflexions<br />
sur la vie mutilée (traduction française d’Eliane Kaufholz et de Jean-René Ladmiral). Paris,<br />
Petite Bibliothèque Payot, p. 335-354.<br />
BENJAMIN W. (2000) – Œuvres. Tome III. Traduction française de Maurice de Gandillac,<br />
Rainer Rochliz et Pierre Rusch. Paris, Gallimard.<br />
BERGSON H. (1941) – L’évolution créatrice. Paris, Presses universitaires de France.<br />
BORGES J.-L. (1986) – Enquêtes (Traduction française de Paul et Sylvia Bénichou). Paris,<br />
Gallimard.<br />
CHOUQUER G. (2004) – Objets en crise, objets recomposés. Transmissions et<br />
transformation des espaces historiques. Enjeux et contours de l’archéogéographie. Paris,<br />
éditions de l’Ecole des hautes Etudes en Sciences sociales, Etudes rurales, n° 167-168.<br />
FABIAN J. (1983) – Time and the Other. How Anthropology makes its Object. New York,<br />
Columbia University Press.<br />
HARTOG F. (2003) – Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps. Paris, Le<br />
262
Seuil. La Librairie du XXI ème siècle.<br />
HERACLITE (2002) – Fragments. Citations et témoignages. Paris GF Flammarion.<br />
PENONE G. (1993) – La structure du Temps. Annecy, DAO, La petite école. « Livres<br />
artistes ».<br />
PEREC G. (1974) – Espèces d’espaces. Paris, éditions Galilée.<br />
THOMAS N. (1998) – Hors du Temps. Histoire et évolutionnisme dans le discours<br />
anthropologique. Traduction française de M. Naepels. Paris, éditions Belin.<br />
WARBURG A. (2003) – Le Rituel du Serpent. Art et anthropologie. Paris, éditions Macula.<br />
263
Mémoires :<br />
Annexe :<br />
Bibliographie personnelle<br />
1. Travaux universitaires<br />
1981 : Recherches stratigraphiques à l'amphithéâtre de Grand (Vosges). Mémoire de<br />
Maîtrise d'Archéologie. Nancy, Université de Nancy II, 137 p. 38 ill.<br />
1994 : The Shapes of Time: an Archaeology of the funerary Structures in the Western<br />
Hallstatt Province. Mémoire de Ph.D d’Archéologie. Cambridge (Grande-<br />
Bretagne),Université de Cambridge, 277 p.<br />
1995 : Nécropoles de tumulus et hiérarchies funéraires dans le secteur hallstattien occidental.<br />
typo-chronologie et distribution spatiale des assemblages funéraires du Premier Age du Fer<br />
dans le Nord-Est de la France. Thèse de Doctorat (Anthropologie, Ethnologie, Préhistoire) de<br />
l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.<br />
Publications :<br />
1993: Les étapes chronologiques de la construction de l'amphithéâtre de Grand (Vosges).<br />
Dans Coll. (dir): Grand. L'amphitheâtre gallo-romain. Epinal, Presses de l'Imagerie d'Epinal,<br />
1993, p. 87-90.<br />
Articles parus :<br />
2. Publications<br />
Premiers pas dans l’archéologie de l’âge du Fer…<br />
1981: Découverte d'un fond de cabane du hallstattien ancien dans l'enceinte du “ Camp<br />
d'Affrique ” (Messein; Meurthe-et-Moselle). Revue Archéologique Sites, p. 21-24.<br />
Articles parus :<br />
La nécropole de tumulus de La Naguée à Clayeures<br />
(Meurthe-et-Moselle, 1981-1985):<br />
1981: La reprise des fouilles de la nécropole de la Naguée à Clayeures. Bilan de la campagne<br />
264
1980. Le Pays Lorrain, p. 133-135.<br />
1982: Note sur la fouille de sauvetage programmé de la nécropole de Clayeures “ La<br />
Naguée ” (Meurthe-et-Moselle). Revue Archéologique de l'Est et du Centre-Est, XXXIII, 3-4,<br />
p. 196-201.<br />
1982 : Méthodes de fouille à la nécropole de Clayeures “ La Naguée ” (Meurthe-et-Moselle).<br />
Revue Archéologique Sites, p. 5-10.<br />
1982: Bilan de la première campagne de sauvetage programmé de la nécropole de la Naguée à<br />
Clayeures (Meurthe-et-Moselle). Le Pays Lorrain, p. 197-204.<br />
1985: La nécropole de Clayeures (Meurthe-et-Moselle) et les débuts du Premier Age du Fer<br />
dans l'Est de la France. Bulletin de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer, 3, p.<br />
24-27.<br />
Articles parus :<br />
Le tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon<br />
(Vosges, 1986-1988) :<br />
1986: Le projet Marainville-sur-Madon (Vosges): Fouille de sauvetage franco-allemande d'un<br />
tumulus à tombe à char du Hallstatt ancien. Bulletin de la Société Préhistorique Française, 83<br />
(7), p. 207-209.<br />
1988: Le tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon (Vosges). Premiers résultats.<br />
Dans Coll. (dir.): Les Princes Celtes et la Méditerranée. Rencontres de l'Ecole du Louvre.<br />
Paris, La Documentation Française, p. 271-301.<br />
1988: Un tumulus princier du Premier Age du Fer dans les Vosges. Annales de la Société<br />
d'Emulation du Département des Vosges, p. 3-14.<br />
1994: Fours du début du Premier Age du Fer à Marainville-sur-Madon “ Sous le Chemin de<br />
Naviot ” (Vosges). Bulletin de la Société Préhistorique Française, 91, p. 85-91.<br />
2002 : Le tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon (Vosges)“ Sous le Chemin de<br />
Naviot ”. Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires<br />
d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du<br />
Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du<br />
Fer, p. 62-69.<br />
Articles parus :<br />
La nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville<br />
(Meurthe-et-Moselle, 1988-1999):<br />
265
1989: Note sur la première campagne de sauvetage programmé du groupe de tumulus à tombe<br />
à char de Diarville (Meurthe-et-Moselle). Bulletin de la Société Préhistorique Française, 86,<br />
p. 282-287.<br />
1991: Les tombes à char du Hallstatt récent du groupe de tumulus de Diarville “ Devant<br />
Giblot ” (Meurthe-et-Moselle). Archäologisches Korrespondenzblatt, 21, p. 223-240.<br />
1997: La nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ” (Meurthe-et-<br />
Moselle) : résultats de la campagne de fouille programmée 1996. Bulletin de l’Association<br />
Française pour l’Etude de l’Age du Fer, 15, p. 3-5.<br />
1998 : Résultats préliminaires de la campagne de fouille programmée 1997 dans la nécropole<br />
de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ”. Antiquités Nationales, 29, 1997, p.<br />
65-69.<br />
1998 : Structures de combustion en fosse et enclos quadrangulaire découverts dans<br />
l’environnement de la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ”<br />
(Meurthe-et-Moselle). Bulletin de l’Association Française pour l’Etude de l’Age du Fer, 16,<br />
p. 45-50.<br />
1999 : Bilan de la campagne de fouille programmée 1998 dans la nécropole de tumulus à<br />
tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ” (Meurthe-et-Moselle). Antiquités Nationales, 30<br />
(1998), p. 87-105.<br />
2000 : (en collaboration avec C. Billant et M. Van Es) Dernière campagne de fouille<br />
programmée dans la nécropole de tumulus à tombes à char de Diarville “ Devant Giblot ”<br />
(Meurthe-et-Moselle) : les occupations de l’âge du Bronze. Antiquités nationales, 31 (1999),<br />
p. 141-154.<br />
2002 : La nécropole de tumulus de Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Dans<br />
OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un<br />
territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités<br />
nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 69-80.<br />
2002 : La nécropole de Diarville : techniques de fouille et de reconnaissance archéologique.<br />
Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie<br />
d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des<br />
Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 80-83.<br />
2002 : (en collaboration avec François Lemaire) Le char de la sépulture 2 du tumulus 7 de<br />
Diarville. Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires<br />
d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du<br />
Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du<br />
Fer, p. 91-98.<br />
Articles parus :<br />
L’occupation archéologique du secteur de Saxon-Sion<br />
(Meurthe-et-Moselle, 1990-1999)<br />
266
1993: La nécropole de tumulus d'Haroué “ Bois de la Voivre ” (Meurthe-et-Moselle). Essai<br />
d'analyse spatiale d'une aire funéraire du Premier Age du Fer. Archaeologia Mosellana, 2,<br />
Actes du XI ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer<br />
(Sarreguemines, 1987), p. 115-147.<br />
2002 : <strong>Des</strong> premières communautés du métal à l’essor économique du Bronze final (XX ème -<br />
X ème siècles av. J.-C.). Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois<br />
millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer<br />
(Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de<br />
l’Histoire du Fer, p. 19-27.<br />
2002 : L’enceinte du Haut de la Côte à Gugney-sous-Vaudémont (Meurthe-et-Moselle). Dans<br />
OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un<br />
territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités<br />
nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 27-29.<br />
2002 : Les sépultures à épée de l’enceinte de Gugney-sous-Vaudémont. Dans OLIVIER L.<br />
(dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire.<br />
Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales<br />
(Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 29-31.<br />
2002 : Le site de hauteur de la Côte de Sion à l’âge du Bronze. Dans OLIVIER L. (dir) –<br />
Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue<br />
de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-<br />
Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 32-33.<br />
2002 : Un dépôt de bronzes à armement sacrifié de la fin du Bronze final à Gugney-sous-<br />
Vaudémont “ Le Bois de Gugney ”. Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine.<br />
Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du<br />
Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée<br />
de l’Histoire du Fer, p. 34-35.<br />
2002 : L’enceinte de la Côte de Sion à l’âge du Fer. Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses<br />
celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de<br />
l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-<br />
Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 58-62.<br />
2002 : La nécropole de tumulus du “ Bois de la Voivre ” à Haroué (Meurthe-et-Moselle).<br />
Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie<br />
d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des<br />
Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 98-<br />
102.<br />
2002 : Le nouvel essor de la période gauloise au temps de l’oppidum de Sion (III ème - I er<br />
siècles av. J.-C.). Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois<br />
millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer<br />
(Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de<br />
l’Histoire du Fer, p. 103-107.<br />
2002 : Une épée gauloise découverte à Gugney-sous-Vaudémont (Meurthe-et-Moselle). Dans<br />
267
OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un<br />
territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités<br />
nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 116.<br />
2002 : (en collaboration avec Jean-Pierre Legendre) Un demi millénaire de romanisation (I er -<br />
IV ème siècles apr. J.-C.). Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois<br />
millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer<br />
(Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de<br />
l’Histoire du Fer, p. 117-126.<br />
2002 : L’occupation archéologique du territoire de Saxon-Sion aux périodes mérovingienne et<br />
carolingienne (VI ème IX ème siècles apr. J.-C.). Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en<br />
Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du<br />
Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye).<br />
Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 137-140.<br />
2002 : Vers le monde moderne : les transformations de l’occupation du sol au Moyen Age<br />
(X ème - XV ème siècles apr. J.-C.). Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine.<br />
Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du<br />
Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée<br />
de l’Histoire du Fer, p. 159-164.<br />
2002 : Conclusions : les dynamiques de l’occupation du paysage. Dans OLIVIER L. (dir) –<br />
Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire. Catalogue<br />
de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales (Saint-<br />
Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 169-191.<br />
Le secteur « princier » de Vix et les nécropoles de tumulus de la Côte-d’Or<br />
(1991-2000)<br />
Articles parus :<br />
1997 : (en collaboration avec Bruno Chaume et Walter Reinhard) Reprise des fouilles à Vix<br />
(1991-1995) : premier bilan sur deux découvertes exceptionnelles. Bulletin archéologique et<br />
historique du Châtillonnais, 10, p. 5-26.<br />
2000 : (en collaboration avec Bruno Chaume et Walter Reinhard) L’enclos hallstattien de Vix<br />
« Les Herbues » : un lieu cultuel de type aristocratique ? Dans JANIN T. (dir.) : Mailhac et le<br />
Premier Age du Fer en Europe occidentale. Hommages à Odette et Jean Taffanel. Actes du<br />
Colloque international de Carcassonne (septembre 1997). Lattes, UMR 154 du CNRS<br />
Monographies d’Archéologie méditerranéenne, 7, p. 311-327.<br />
2000 : Les fouilles de Félix de Saulcy dans la nécropole des “ Chaumes d’Auvenay ” à Ivryen-Montagne<br />
(Côte-d’Or) et les inhumations précoces de la fin du Bronze final dans le Nordest<br />
de la France. Antiquités nationales, 31 (1999) , p. 117-139.<br />
268
2000 : La reprise de l’étude du tumulus à tombe à char de “ la Butte ” à Sainte-Colombe-sur-<br />
Seine (Côte-d’Or). Bulletin de l’Association française pour l’Etude de l’Age du Fer, 18, p.<br />
46-49.<br />
2000 : Nouvelles recherches sur le tumulus à tombe à char de “ La Butte ” à Sainte-Colombesur-Seine<br />
(Côte-d’Or) : l’étude des données d’archives. Antiquités nationales, 31 (1999), p.<br />
171-190.<br />
2001 : (en collaboration avec S. Beuchot, B. Triboulot et B. Wirtz) Nouvelles recherches sur<br />
le tumulus à tombe à char de “ La Butte ” à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) :<br />
prospections géophysiques et sondages d’évaluation archéologique à l’emplacement des<br />
tertres funéraires monumentaux de “ La Butte ” et de “ La Garenne ”. Antiquités nationales,<br />
32 (2000), p. 97-115.<br />
2002 : (en collaboration avec Willy Tegel) Nouvelles recherches sur le tumulus à tombe à<br />
char de “ La Butte ” à Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) : le mobilier des fouilles<br />
anciennes. Antiquités nationales, 33 (2001), p. 81-105.<br />
Articles destinés au public non spécialisé :<br />
1993: (En collaboration avec W. Reinhard et B. Chaume) Deutsch-französische<br />
Ausgrabungen in Vix (Bourgogne). Archäologie in Deutschland, 1 (1993), p. 54.<br />
1994: (en collaboration avec W. Reinhard et B. Chaume) Keltische “ Fürstensitze ” westlich<br />
des Rhein. Archäologie in Deutschland, 1 1994, p. 51.<br />
1995: (en collaboration avec W. Reinhard et B. Chaume) Das keltische Heiligtum von Vix.<br />
Dans HAFFNER A. (dir.): Heiligtümer und Opferkulte der Kelten. Archäologie in<br />
Deutschland. Sonderheft 1995; Stuttgart, Konrad Theiss, p. 43-50.<br />
Articles parus :<br />
Le “ Briquetage de la Seille ”<br />
(Moselle, depuis 2001)<br />
2001 : Le “ Briquetage de la Seille ” (Moselle) : nouvelles recherches sur une exploitation<br />
proto-industrielle du sel à l’âge du Fer. Antiquités nationales, 32 (2000), p. 143-171.<br />
2003 : Nouvelles recherches sur l’exploitation du sel de la Haute Seille à l’âge du Fer. Le<br />
Pays lorrain, 84, p. 15-26.<br />
2003 : L’enceinte de Tincry (Moselle) : un nouveau centre de pouvoir hallstattien lié à<br />
l’exploitation du sel de la haute Seille ? Antiquités nationales, 34 (2002), p. 119-133.<br />
Articles de synthèse sur l’âge du Fer:<br />
269
Articles parus :<br />
1984: La question du passage de l'Age du Bronze à l'Age du Fer: un problème<br />
méthodologique et théorique? Dans Coll. (dir.): Transition Bronze final - Hallstatt ancien.<br />
Actes du 109e Congrès National des Sociétés Savantes (Dijon, 1984); Archéologie, T. II, p.<br />
279-288.<br />
1986: <strong>Des</strong> chevaux, de l'acier et la puissance: le passage à l'Age du Fer en Lorraine dans son<br />
contexte européen. Dans Coll. (dir.): La Lorraine d'avant l'histoire. Du Paléolithique<br />
inférieur au Premier Age du Fer. Metz, Musées de Metz, p. 149-167.<br />
1989: (en collaboration avec P. Brun) La montée des aristocraties. Dans MOHEN J.-P. et<br />
OLIVIER L. (dir.): Archéologie de la France. 30 ans de découvertes. Paris, Réunion des<br />
Musées Nationaux, p. 244-245.<br />
1993: (En collaboration avec W. Reinhard) Les structures socio-économiques du Premier Age<br />
du Fer dans le groupe Sarre-Lorraine: quelques perspectives. Dans DAUBIGNEY A. (dir.):<br />
Fonctionnement social du Premier Age du Fer. Hypothèses et opérateurs pour la France.<br />
Actes de la Table-Ronde Internationale de Lons-le-Saunier (Lons le Saunier, 1990). Lons-le-<br />
Saunier, Musée archéologique de Lons-le-Saunier, p. 105-130.<br />
1993: (En collaboration avec B. Wirtz) Pareto chez les Protos. Trois petits essais<br />
d'archéologie iconoclaste. Dans DAUBIGNEY A. (dir.): Fonctionnement social du Premier<br />
Age du Fer. Hypothèses et opérateurs pour la France. Actes de la Table-Ronde Internationale<br />
de Lons-le-Saunier (Lons le Saunier, 1990). Lons-le-Saunier, Musée archéologique de Lonsle-Saunier,<br />
p. 131-176.<br />
1993: Les bracelets rubanés de la Lorraine centrale et les relations entre la Sarre, la Lorraine<br />
et la Bourgogne au Premier Age du Fer. Blesa 1. Etudes offertes à Jean Schaub. Publication<br />
du Parc Archéologique Européen de Bliesbruck-Reinheim. Metz, Editions Serpenoise, p. 345-<br />
357.<br />
1997 : Le pôle aristocratique des environs de Saxon-Sion (Meurthe et Moselle) à l'âge du Fer:<br />
Faut-il revoir le concept de “ résidence princière ” ? Dans BRUN P. et CHAUME B. (dir.):<br />
Vix et les éphémères principautés celtiques. Les VI°-V° siècles avant J.-C. en Europe centreoccidentale.<br />
Actes du colloque de Châtillon-sur-Seine (1986). Paris, éditions Errance, p. 93-<br />
105.<br />
2000 : Sépultures d’agrégation et hiérarchisation funéraire dans le domaine hallstattien<br />
occidental (IXe-VIe siècles av. J.C.). Dans DEDET B., GRUAT P., MARCHAND G., PY, M.<br />
et SCHWALLER M. (dir.) : Archéologie de la Mort, Archéologie de la Tombe au Premier<br />
Âge du Fer. Actes du XXI ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du<br />
Fer (Conques, 1997). Lattes, UMR 154 du CNRS. Monographies d’Archéologie<br />
méditerranéenne, 5, p. 213-231.<br />
2000 : Les dynamiques funéraires dans le domaine hallstattien occidental (IXe-IVe siècles av.<br />
J.C.) et l’impact des contacts méditerranéens sur l’évolution des formes sociales du premier<br />
âge du Fer. Dans JANIN T. (dir.) : Mailhac et le Premier Age du Fer en Europe occidentale.<br />
Hommages à Odette et Jean Taffanel. Actes du Colloque international de Carcassonne<br />
270
(septembre 1997). Lattes, UMR 154 du CNRS Monographies d’Archéologie<br />
méditerranéenne, 7, p. 157-173.<br />
2000 : Les assemblages funéraires à char dans le domaine hallstattien occidental (VIIe-Ve<br />
siècles av. n.è.) : tendances évolutives et dynamiques spatiales. Dans VILLES A. et<br />
BATAILLE-MELKON A. (dir.) : Fastes des Celtes entre Champagne et Bourgogne aux VIIè-<br />
IIIè siècles avant notre ère. Actes du XIX ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude<br />
de l'Age du Fer (Troyes, 1995). Reims, Société archéologique champenoise, Mémoire de la<br />
Société archéologique champenoise, 15, p. 241-270.<br />
2002 : (en collaboration avec B. Wirtz et B. Triboulot) : Assemblages funéraires et territoires<br />
dans le domaine hallstattien occidental. Dans : GARCIA D. et VERDIN F. (dir.) – Territoires<br />
celtiques. Espaces ethniques et territoires des agglomérations protohistoriques d’Europe<br />
occidentale. Actes du XXIV ème Colloque de l’AFEAF. Paris, éditions Errance : 338-362.<br />
2002 : Le temps des seigneurs et des rois de l’âge du Fer (IX ème - IV ème siècles av. J.-C.).<br />
Dans OLIVIER L. (dir) – Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie<br />
d’un territoire. Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des<br />
Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, p. 37-57.<br />
Articles à paraître :<br />
Processus mortuaires et rituels funéraires dans les sépultures sous tumulus du domaine<br />
hallstattien occidental : une approche des représentation collectives de la mort à l’âge du Fer.<br />
A paraître en 2004 dans Antiquités nationales, 35 (2003).<br />
Articles destinés au public non spécialisé :<br />
2003 : Les véhicules des élites. Dans : Les chars celtiques. Dossier dirigé par Laurent Olivier,<br />
Conservateur du département des âges du Fer au Musée des Antiquités nationales.<br />
L’Archéologue, Archéologie nouvelle, n° 65 (avril-mai 2003), p. 4-6.<br />
2003 : Constructions complexes (en collaboration avec M. Egg). Dans : Les chars celtiques.<br />
Dossier dirigé par Laurent Olivier, Conservateur du département des âges du Fer au Musée<br />
des Antiquités nationales. L’Archéologue, Archéologie nouvelle, n° 65 (avril-mai 2003), p. 7-<br />
9.<br />
2003 : Techniques et fonctions. Dans : Les chars celtiques. Dossier dirigé par Laurent<br />
Olivier, Conservateur du département des âges du Fer au Musée des Antiquités nationales.<br />
L’Archéologue, Archéologie nouvelle, n° 65 (avril-mai 2003), p. 12-14.<br />
2003 : <strong>Des</strong> hommes aux femmes. Dans : Les chars celtiques. Dossier dirigé par Laurent<br />
Olivier, Conservateur du département des âges du Fer au Musée des Antiquités nationales.<br />
L’Archéologue, Archéologie nouvelle, n° 65 (avril-mai 2003), p. 10-11.<br />
2003 : Princesses celtes en Lorraine. Tombes à char. Le Petit Journal des grandes<br />
expositions. Paris, Réunion des Musées nationaux, 2003, 16 p.<br />
271
Ouvrages :<br />
2002 : Princesses celtes en Lorraine. Sion, trois millénaires d’archéologie d’un territoire.<br />
Catalogue de l’exposition du Musée du Fer (Jarville) et du Musée des Antiquités nationales<br />
(Saint-Germain-en-Laye). Jarville, Musée de l’Histoire du Fer, 192 p.<br />
Articles parus :<br />
Histoire et théorie de l’archéologie :<br />
1986: Sociétés savantes et archéologie des Ages du Fer en Lorraine: la Société d'Archéologie<br />
Lorraine (1860-1914). Actes du VIII ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de<br />
l'Age du Fer (Angoulême, 1984). Revue Aquitania, Supplément 1, p. 369-382.<br />
1992: Regard sur une histoire mosaïque d'une Europe archéologique. Les Nouvelles de<br />
l'Archéologie, 47: 25-28.<br />
1995: (en collaboration avec A. Coudart) French tradition and the central place of History in<br />
the Human Sciences. Preamble to a dialogue between Robinson Crusoe and his Man Friday.<br />
Dans UCKO P. (dir.): Theory in Archaeology. A World Perspective. London and New York,<br />
Routledge, p. 363-381.<br />
1996 : (en collaboration avec A. Coudart) Archéologie dans l’histoire ; archéologie sans<br />
histoire. Les archéologues au cœur de la crise de la modernité. Les Nouvelles de<br />
l’Archéologie, 62, p. 29-33.<br />
1997 : L’archéologie française et le régime de Vichy. Les Nouvelles de l’Archéologie, 67, p.<br />
17-22 .<br />
1998 : L’archéologie française et le régime de Vichy (1940-1944). European Journal of<br />
Archaeology, 1, 2, p. 241-264.<br />
1998 : Le sombre abîme du temps. Temps profond et identités collectives aux<br />
commencements de l’archéologie du passé pré-classique. Dans DUCROS A. & J. et<br />
JOULIAN F. (dir.) : La culture est-elle naturelle ? Histoire, épistémologie et applications<br />
récentes du concept de culture. Paris, éditions Errance, p. 99-112.<br />
1999 : Joseph Déchelette: a Volunteer in the No Man's Land of French Archaeology. Dans<br />
MURRAY T. (dir.): Encyclopedia of Archaeology : the great Archaeologists. Tome 1. Santa<br />
Barbara, ABC-Clio, p. 275-288.<br />
1999 : The origins of French archaeology. Antiquity, 73, 279, p. 176-183.<br />
1999: Aux origines de l’archéologie française. Antiquités nationales, 30 (1998), p. 185-195.<br />
272
2000 : Henri Hubert, archéologue. Dans BRUN P. et OLIVIER L. (dir.) : Dossier Henri<br />
Hubert (1872-1927). Les Nouvelles de l’Archéologie, 79, p. 9-14.<br />
2001 : L’archéologie nationale-socialiste et la France (1933-1943). Dans ADAM A.-M.,<br />
BARDIES I., HECKENBENNER D., LEGENDRE J.-P., OLIVIER L., PANKE T., PETRY<br />
F., SARY M., SCHNITZLER B., STERN T., STRAUSS L. et WILMOUTH P. (dir.) :<br />
L’archéologie en Alsace et en Moselle au temps de l’annexion (1940-1944). Catalogue de<br />
l’exposition des Musées de Strasbourg et de Metz (2001). Strasbourg, Musée de Strasbourg et<br />
Musées de la Cour d’Or, Metz, p. 47-65.<br />
2001 : Le “ Mont Lassois ” de Vix (Côte-d’Or) dans la Westforschung nationale-socialiste :<br />
archéologie et géopolitique nazie dans le Nord-est de la France. Antiquités nationales, 32<br />
(2000), p. 117-142.<br />
2002 : L’archéologie du III ème Reich et la France. Notes pour servir à l’étude de la “ banalité<br />
du mal ” en archéologie. Dans LEUBE A. (dir.) : Prähistorie und Nationalsozialismus. Die<br />
mittel- und osteuropäische Ur- und Frühgeschichtsforschung in den Jahren 1933-1945.<br />
Heidelberg, Synchron, p. 575-601.<br />
2003 : Tombes princières et principautés celtiques. La place du site de Vix dans la recherche<br />
européenne sur les centres de pouvoir du premier âge du Fer. Dans Coll. (dir.) – Autour de la<br />
Dame de Vix. Celtes, Grecs et Etrusques. Catalogue de l’exposition du Musée du<br />
Châtillonnais, Châtillon-sur-Saône, Musée du Châtillonnais, p. 11-25.<br />
2003 : « Peuples », « cultures » et manifestations archéologiques de l’âge du Fer : Gustav<br />
Kossinna, Gordon Childe et nous. Dans PLOUIN S. et JUD P. (dir .) – Habitats, mobiliers et<br />
groupes régionaux à l’âge du Fer. Actes du XXe Colloque de l'Association Française pour<br />
l'Etude de l'Age du Fer (Colmar, 1996). Dijon, 20 ème supplément à la Revue Archéologique de<br />
l’Est, 2003, p. 231-239.<br />
Traductions :<br />
A Arqueologia francesa e o regime de Vichy. Dans BENOIT H. et FUNARI P.P.A. (dir.) :<br />
Etica politica no mundo antigo. Sao Paulo, Université de Campinas, 2001 : 219-252.<br />
As origens da arqueologia francesca (traduction portugaise de Glaydson José da Silva). Dans<br />
FUNARI P.P.A. (dir.) : Repensando o Mundo Antigo : Martin Bernal & Laurent Olivier. Sao<br />
Paulo, Université de Campinas, 2003, Textos didaticos, 49 : 31-59.<br />
Articles parus :<br />
Politique et idéologie de l’archéologie :<br />
1991: Krize identity Francouzské Archeologie (La crise d'identité de l'archéologie française).<br />
Archeologické Forum Praha, 2, p. 56-60.<br />
273
1997 : L’archéologie du passé contemporain : enjeux et perspectives. Les Nouvelles de<br />
l’Archéologie, 70, p. 7-14.<br />
1998 : Vichy, Le Pen et les Gaulois. De la Révolution nationale au Front national. Les<br />
Nouvelles de l’Archéologie, 72, p. 31-35.<br />
Articles destinés au public non spécialisé :<br />
1989: Recherche et archéologie. Archéologia, n° 250, p. 20-22.<br />
Articles parus :<br />
Pour une archéologie du présent :<br />
1999 : Photographie, archéologie et mémoire. A propos de l’exposition “ Bosnia : avant/après<br />
guerre ” (Paris, Parc de la Villette, du 25 mars au 12 juillet 1998). European Journal of<br />
Archaeology, 2, 1, p. 107-115.<br />
1999 : L’archéologie et la fabrication du présent. A propos de “ Smoke ”, recueil de<br />
photographies de Michael Ackerman. European Journal of Archaeology, 2, 2, p. 269-280.<br />
2000: The Archaeology of the contemporary Past. Dans BUCHLI V. et LUCAS G. (dir.) :<br />
Archaeologies of the contemporary Past. Londres et New York, Routledge, p. 175-188.<br />
2000 : L’impossible archéologie de la mémoire. A propos de “ W ou le souvenir d’enfance ”<br />
de Georges Perec. European Journal of Archaeology, 3 (3), p. 387-406.<br />
Articles destinés au public non spécialisé :<br />
2000 : Pour une archéologie du passé récent. Dossier “ L’archéologie confrontée aux <strong>vestiges</strong><br />
des deux dernières guerres ”. Archéologia, n° 367 (mai 2000), p. 24-27.<br />
Articles parus :<br />
De la nature des matériaux archéologiques :<br />
1992: The tomb of Hochdorf (Baden-Württemberg): some comments on the nature of<br />
archaeological funerary material. Archaeological Review from Cambridge, 11-1, p. 51-63.<br />
1999 : The Hochdorf princely grave and the question of the nature of archaeological funerary<br />
assemblages. Dans MURRAY T. (dir.) : Time and Archaeology. Londres et New York,<br />
éditions Routledge, collection One World Archaeology, p. 109-138.<br />
1999 : Duration, memory and the nature of archaeological record. Dans GUSTAFSSON A. et<br />
274
KARLSSON H. (dir.) : Glyfer och arkeologiska rum. En vänbok till Jarl Nordbladh.<br />
Göteborg, Gotarc Series A vol. 3, p. 529-535.<br />
2001 : Duration, Memory and the Nature of Archaeological Record. Dans KARLSSON H.<br />
(dir.) : It’s about Time. The Concept of Time in Archaeology. Göteborg, Bricoleur Press, p.<br />
61-70.<br />
2001 : Varaktighet och minne. Res Publica, 53, p. 47-51.<br />
2002 : Temps de l’histoire et temporalités des matériaux archéologiques : à propos de la<br />
nature chronologique des <strong>vestiges</strong> matériels. Antiquités nationales, 33 (2001), p. 189-201.<br />
2002 : L'interprétation des tombes princières du Premier Age du Fer et la question de la<br />
nature du matériau archéologique funéraire: à propos de la tombe de Hochdorf (Kr.<br />
Ludwigsburg; Baden-Württemberg). Dans MARANSKI D. et GUICHARD V. (dir) : Les âges<br />
du Fer en Nivernais, Bourbonnais et Berry oriental. Regards européens sur les âges du Fer<br />
en France. Actes du XVII ème Colloque de l'Association Française pour l'Etude de l'Age du Fer<br />
(Nevers, 1993). Glux-en-Glenne, Centre archéologique européen du Mont-Beuvray, Bibracte<br />
6, p. 391-411.<br />
Articles à paraître :<br />
(en collaboration avec B. Wirtz) : Recherches sur le temps archéologique. L’apport de<br />
l’archéologie du présent. A paraître en 2004 dans Antiquités nationales, 35 (2003).<br />
Articles parus :<br />
Expositions et collections :<br />
1989: (En collaboration avec J.P. Mohen) Archéologie de la France. 30 ans de découvertes.<br />
Catalogue de l'Exposition Nationale du Grand Palais. Paris, Réunion des Musées Nationaux,<br />
495 p.<br />
1989: (En collaboration avec A. Lilensztein) Rencontres Internationales du Film<br />
d'Archéologie et d'Ethnologie. Paris, Editions Art Connexion, 24 p.<br />
1998 : Chars et ornements de chars du début du Second âge du Fer. Dans Coll. (dir.) –<br />
Treasures of Celtic Art : A European Heritage. Catalogue de l’exposition du Musée national<br />
de Tokyo. Tokyo, Asahi Shimbun, p. 11-12.<br />
2000 : Les incinérations de Mouriès au Musée des Antiquités nationales. Dans<br />
CHAUSSERIE-LAPREE J. (dir.) : Le Temps des Gaulois en Provence. Martigues, Musée<br />
Ziem, p. 245.<br />
2002 : Los torques como adorno personal. Dans BARRIL VICENTE M. et ROMERO<br />
RIAZA A. (dir.) : Torques : Bellaza y Poder. Catalogue de l’exposition du Museo<br />
Arqueologico Nacional (septembre-décembre 2002). Madrid, Ministerio de education, Cultura<br />
275
y Deporte, p. 81-83.<br />
.<br />
2002 : Une nouvelle acquisition au Musée des Antiquités nationales : les tombes à char de<br />
Roissy “ La Fosse Cotheret ” (Val-d’Oise). Antiquités nationales, 33 (2001), p. 19-20.<br />
2002 : (en collaboration avec Martin Schönfelder) Presles-et-Boves “ Derrière Saint-<br />
Audebert ” (Aisne) : une tombe féminine à amphores de la période césarienne. Dans<br />
GUICHARD V. et PERRIN F. (dir.) – L’aristocratie celte à la fin de l’âge du Fer (II ème siècle<br />
av. J.-C., I er siècle apr. J.-C.). Actes de la table ronde Glux-en-Glenne (1998). Glux-en-<br />
Glenne, Centre archéologique européen du Mont-Beuvray, p. 77-86.<br />
2002 : (en collaboration avec Martin Schönfelder) Nanterre (Hauts-de-Seine) : un char de<br />
parade de La Tène moyenne. Dans GUICHARD V. et PERRIN F. (dir.) – L’aristocratie celte<br />
à la fin de l’âge du Fer (II ème siècle av. J.-C., I er siècle apr. J.-C.). Actes de la table ronde<br />
Glux-en-Glenne (1998). Glux-en-Glenne, Centre archéologique européen du Mont-Beuvray,<br />
p. 113-118.<br />
2003 : Une ciste à cordons en bronze provenant de Mussy-sur-Seine “ En L’Ilsle ” (Aube).<br />
Antiquités nationales, 34 (2002), p. 103-105.<br />
2003 : Un bracelet en argent du III ème siècle av. J.-C. provenant de la collection Rappaz à<br />
Nimes (Gard). Antiquités nationales, 34 (2002), p. 107-108.<br />
2003 : Nouvelles observations sur le char hallstattien du tumulus du “ Champ Peupin ” à<br />
Ivory (Jura). Antiquités nationales, 34 (2002), p. 109-118.<br />
2004 : Rois et guerriers de l’âge du Fer. Dans Coll. (dir.) – Le Musée des Antiquités<br />
nationales. Saint-Germain-en-Laye. Paris, Fondation BNP-Paribas et Réunion des Musées<br />
nationaux, 2004, p. 59-79.<br />
Articles destinés au public non spécialisé :<br />
1989: A la recherche de l'archéologie perdue. Dans OLIVIER L. et LILENSZTEIN A. (dir.) –<br />
Rencontres Internationales du Film d'Archéologie et d'Ethnologie. Paris, Editions Art<br />
Connexion: 2-3.<br />
Articles parus :<br />
Structures et données archéologiques<br />
1984: (en collaboration avec V. Blouet, P. Brunella, D. Heckenbenner, C. Lefebvre, J.-P.<br />
Legendre et M.-D. Waton) La Lorraine. Dans LASFARGUES J. (dir.) – Architectures de<br />
terre et de bois. L'habitat privé dans les provinces occidentales du monde romain.<br />
Antécédents et prolongements: Protohistoire, Moyen-Age et quelques expériences<br />
contemporaines. Actes du 2 ème Congrès Archéologique de Gaule Méridionale (Lyon, 1983).<br />
Documents d'Archéologie Française, 2, p. 103-112.<br />
1989: Les enceintes quadrilatérales en Lorraine: état de la question. Dans<br />
276
BUCHSENSCHUTZ O. et OLIVIER L. (dir.) – Les Viereckschanzen et les enceintes<br />
quadrilatérales en Europe celtique. Actes du IXe Colloque de l'Association Française pour<br />
l'Etude de l'Age du Fer (Châteaudun, 1985). Paris, Editions Errance, p. 97-106.<br />
1989: (En collaboration avec O. Buchsenschutz) Les Viereckschanzen et les enceintes<br />
quadrilatérales en Europe celtique. Actes du IXe Colloque de l'Association Française pour<br />
l'Etude de l'Age du Fer (Châteaudun, 1985). Paris, Editions Errance, 174 p.<br />
1989: A propos des Viereckschanzen et autres enceintes quadrangulaires. Dans<br />
BUCHSENSCHUTZ O. et OLIVIER L. (dir.) – op. cit. p. 165-166.<br />
Articles parus :<br />
Notes et comptes-rendus<br />
1991 : Compte-rendu de Hodder, I. (1991) – Archaeological Theory in Europe. The last three<br />
decades. Dans : Archaeological Review from Cambridge, 10-2, p. 258-264.<br />
1995 : Compte-rendu de Baray, L ., Deffressigne, S., Leroyer, C. et Villemeur, I. (1994) –<br />
Nécropoles protohistoriques du Sénonais. Documents d’Archéologie Française, 44. Paris,<br />
Maison des Sciences de l’Homme. Les Nouvelles de l’Archéologie, 59, p. 60.<br />
1995 : Compte-rendu de Binétruy, M.S. (1994) – De l’art roman à la Préhistoire, des sociétés<br />
locales à l’Institut, itinéraires de Joseph Déchelette. Lyon, éditions lyonnaises d’art et<br />
d’histoire. Les Nouvelles de l’Archéologie, 59, p. 63.<br />
1996 : Compte-rendu de Audouze, F. et Buchsenschutz, O. (1991) – Towns, villages and<br />
countryside of Celtic Europe. From the beginning of the second millenium to the end of the<br />
first century B.C. Archeaological Review from Cambridge, p. 159-162.<br />
1997 : Compte-rendu de Auxiette, G., Hachem, L. et Robert, B. (1997) – Espaces physiques,<br />
espaces sociaux dans l’analyse interne des sites du Néolithique à l’âge du Fer. Paris, éditions<br />
du CTHS. Bulletin de la Société Préhistorique Française, 94-4, p. 429-431.<br />
2002 : Archaeology of the “ Terrible 20 th Century ” : an Archaeology of Ideology ? Compterendu<br />
de Buchli, V. (2000) – An Archaeology of Socialism. Oxford et New York, Berg<br />
Publishers. Cambridge Archaeological Journal, 12, 1, p. 138-140.<br />
3. Rapports non publiés<br />
Les fouilles du théâtre-amphithéâtre romain de Grand (Vosges) :<br />
1975 : Grand (Vosges). Rapport de la campagne de fouille programmée 1975 sur le théâtreamphithéâtre<br />
romain. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 50 p. 16 ill.<br />
avec 1 volume séparé de planches photographiques.<br />
277
1977 : Grand (Vosges). Rapport de la campagne de fouille programmée 1977 sur le théâtreamphithéâtre<br />
romain. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 28 p., 13 ill.<br />
1978 : (en collaboration avec F. Boura, E. Fluck et V. Olivier) Grand (Vosges). Rapport de la<br />
campagne de fouille programmée 1978 sur le théâtre-amphithéâtre romain. Nancy, Direction<br />
des Antiquités historiques de Lorraine, 85 p., 24 ill. et 17 planches photographiques.<br />
1978 : Bilan de trois années de stage des Antiquités historiques. Rapport de synthèse 1975-<br />
1977. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 9 p.<br />
Premières fouilles dans la vallée de l’Aisne :<br />
1976 : Bucy-le-Long (Aisne) “ La Héronnière ” Campagne de fouille programmée 1976 sur<br />
la nécropole de tombes plates de La Tène ancienne : les sépultures 067, 072, 078 et 081. 16 p.,<br />
5 ill. et 2 planches photographiques.<br />
Premières observations archéologiques en Lorraine :<br />
1975 : Essey-les-Nancy (Meurthe-et-Moselle). Coupe stratigraphique à l’oppidum de la<br />
“ Butte Sainte-Geneviève ”. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 24 p., 2<br />
ill. et 1 planche photographique.<br />
1976 : L’îlot à cuvettes 3 du “ Pransieu ” (Commune de Marsal, Moselle). Etude de la<br />
céramique (Hallstatt moyen). Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 15 p.,<br />
15 ill.<br />
1977 : Erbéviller-sur-Amezule (Meurthe-et-Moselle), Villa romaine du “ Château des<br />
Sarrasins ”. Rapport d’étude du matériel archéologique. Nancy, Direction des Antiquités<br />
historiques de Lorraine, 4 p., 1 ill.<br />
1977 : Lenoncourt (Meurthe-et-Moselle), Villa romaine des “ Jards ”. Rapport d’étude du<br />
matériel archéologique. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 4 p., 1 ill.<br />
1978 : Ludres (Meurthe-et-Moselle), Villa romaine de la “ Côte Saint-Maurice ”. Rapport<br />
d’étude du matériel archéologique. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine,<br />
17 p., 4 ill.<br />
La fouille de sauvetage programmée de la nécropole de tumulus de l’âge du<br />
Fer de « La Naguée » à Clayeures (Meurthe-et-Moselle) :<br />
1980 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de fouille de sauvetage urgent<br />
1980 sur une nécropole de tumulus du premier âge du Fer. Nancy, Direction des Antiquités<br />
278
historiques de Lorraine.<br />
1981 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de la I ère campagne de fouille<br />
de sauvetage programmé 1981. Nancy, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 61 p.<br />
24 ill. et 7 planches photographiques.<br />
1981 : (en collaboration avec F. Boura) Essey-la-Côte “ Le Haut de la Côte ” (Meurthe-et-<br />
Moselle). Rapport sur les sondages effectués dans une enceinte protohistorique. Nancy,<br />
Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 6 p., 4 ill.<br />
1982 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de la II ème campagne de<br />
fouille de sauvetage programmé 1982. Nancy, Direction des Antiquités historiques de<br />
Lorraine, 40 p. 25 ill. et 9 planches photographiques.<br />
1983 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de la III ème campagne de<br />
fouille de sauvetage programmé 1983. Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine,<br />
26 p., 14 ill., 2 planches photographiques.<br />
1983 : (en collaboration avec O. Lhote) Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”.<br />
Rapport sur les sondages stratigraphiques effectués à Clayeures “ Bois de Jontois ”. Metz,<br />
Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 5 p., 3 ill.<br />
1984 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de la IV ème campagne de<br />
fouille de sauvetage programmé 1984. Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine,<br />
26 p., 19 ill. et 3 planches photographiques.<br />
1985 : Clayeures (Meurthe-et-Moselle) “ La Naguée ”. Rapport de la V ème campagne de<br />
fouille de sauvetage programmé 1985. Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et<br />
historiques de Lorraine, 41 p. et 1 volume d’illustrations et de planches photographiques.<br />
1985 : La nécropole de tumulus de La Naguée à Clayeures (Meurthe-et-Moselle). Metz,<br />
Direction des Antiquités préhistoriques et historiques de Lorraine, 14 p., 9 ill.<br />
Observations archéologiques au Service d’Archéologie de la Lorraine :<br />
1983 : Note sur la découverte d’un site gallo-romain avec atelier sidérurgique au lieu-dit “ La<br />
Grande Corvée ” à Coin-les-Cuvry (Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de<br />
Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />
1983 : Note sur des structures en fosses modernes découvertes lors d’une inspection de<br />
contrôle de travaux d’aménagement à Marly “ Saint-Ladre ” (Moselle). Metz, Direction des<br />
Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />
1983 : Note sur la vérification au sol du tumulus du “ Bois de Sainte-Marie ” à Bezange-la-<br />
Grande (Meurthe-et-Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1<br />
ill.<br />
1983 : Note sur la découverte d’une nécropole de tumulus au “Bois de la Forêt ” à Crévic<br />
279
(Meurthe-et-Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />
1983 : Note sur deux tumuli en cours d’arasement à Coin-les-Cuvry “ La Machel ” (Moselle).<br />
Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />
1983 : Note sur des substructions gallo-romaines conservées dans le village de Moncel-sur-<br />
Seille (Meurthe-et-Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1<br />
ill.<br />
1983 : Note sur la destruction d’une motte féodale à Moyenvic “ La Hottée du Diable ”<br />
(Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />
1983 : Note sur une nécropole de tumulus inédite menacée d’arasement par les labours à<br />
Mulcey « Les Paquis » (Moselle). Metz, Service régional d’Archéologie de Lorraine, 1 p., 2<br />
ill.<br />
1983 : Note sur des tumulus en cours d’arasement par les labours et appartenant à la<br />
nécropole hallstattienne du “ Bois de Pluche ” à Cherisey (Moselle). Metz, Direction des<br />
Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />
1983 : Note sur la découverte d’un bras de statue monumentale gallo-romaine en bronze dans<br />
les sablières d’Essegney (Vosges). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1<br />
p., 1 ill. et 1 planche photographique.<br />
1983 : Note sur les habitats et les tertres funéraires protohistoriques du “ Bois le Moine ” et de<br />
la “ Ferme du Sabre ” menacés par des travaux ruraux à Fey (Moselle). Metz, Direction des<br />
Antiquités historiques de Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />
1983 : Note sur une enceinte inédite en cours de destruction par des travaux de carrière à<br />
Marbache “ Les Roches ” (Meurthe-et-Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de<br />
Lorraine, 1 p., 1 ill.<br />
1983 : Note sur la découverte de pieux de bois sous le pont de l’Ile de la Préfecture, à Metz<br />
(Moselle). Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine, 1 p.<br />
1983 : Metz-Nord “ Ban de Devant les Ponts ” (Moselle). Rapport de fouille de sauvetage<br />
urgent sur un puits cuvelé du Hallstatt ancien.. Metz, Direction des Antiquités historiques de<br />
Lorraine, 11 p., 5 ill. et 4 planches photographiques.<br />
1984 : Essey-les-Nancy “ La Fallée ”. Rapport de fouille de sauvetage urgent sur des<br />
occupations d’habitat du second âge du Fer. Metz, Direction des Antiquités historiques de<br />
Lorraine, 10 p. 4 ill., 1 planche photographique.<br />
1984 : Metz (Moselle), Rue aux Arènes. Rapport de fouille de sauvetage urgent sur<br />
l’amphithéatre antique de Divodurum. Metz, Direction des Antiquités historiques de Lorraine,<br />
13 p., 9 ill.<br />
1985 : (avec la collaboration de M. Feller et L. Françoise-dit-Miret) Projet d’expérimentation<br />
d’une reconnaissance systématique d’un atelier de céramique sigillée de l’Argonne : le site de<br />
Vauquois “ Les Allieux ” (Meuse). Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et<br />
280
historiques de Lorraine, 11 p., 3 ill.<br />
1985 : Champigneulles “ Les Pestiférés ” (Meurthe-et-Moselle). Rapport de sondages de<br />
reconnaissance archéologique préliminaires à la construction d’un lotissement, à<br />
l’emplacement d’un habitat du Bronze moyen. Metz, Direction des Antiquités préhistoriques<br />
et historiques de Lorraine, 13 p., 4 ill.<br />
La fouille des groupes de tumulus à tombe à char<br />
de Marainville-sur-Madon (Vosges) et de Diarville (Meurthe-et-Moselle):<br />
1986 : Marainville-sur-Madon (Vosges) “ Sous le Chemin de Naviot ”. 1 ère Campagne de<br />
fouille de sauvetage programmé 1986. Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et<br />
historiques de Lorraine, 172 p., 59 ill. et 3 planches photographiques.<br />
1987 : Marainville-sur-Madon (Vosges) “ Sous le Chemin de Naviot ”. 2 ème Campagne de<br />
fouille de sauvetage programmé 1987. Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et<br />
historiques de Lorraine, 100 p., 37 ill. et 3 planches photographiques.<br />
1987 : Programme H23 “ Nécropoles de tumulus et sépultures protohistoriques dans le Nordest<br />
de la France ”. Actes de la 1 ère table ronde de Châtillon-sur-Seine (Côte-d’Or, 14-15<br />
novembre 1987). Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et historiques de Lorraine,<br />
104 p.<br />
1988 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille de sauvetage<br />
programmé 1988. Metz, Direction des Antiquités préhistoriques et historiques de Lorraine,<br />
105 p., 25 ill., 7 planches photographiques.<br />
1990 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />
1990. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine, 36 p., 14 ill.<br />
1992 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />
1992. La prospection géophysique du site. Metz, Service régional de l’Archéologie de<br />
Lorraine.<br />
1994 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />
1994. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine.<br />
1995 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />
1995. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine.<br />
1996 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />
1996. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine, 29 p., 12 ill.<br />
1997 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />
1997. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales, 59 p., 16 ill., 2 planches<br />
photographiques<br />
1998 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />
281
1998. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales, 39 p., 10 ill.<br />
1999 : Diarville (Meurthe-et-Moselle) “ Devant Giblot ”. Campagne de fouille programmée<br />
1999. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales, 57 p., 15 ill.<br />
Recherches sur l’occupation du sol au cours des trois derniers millénaires<br />
dans la région de Sion (Meurthe-et-Moselle) :<br />
1985 : Méthodes de la prospection au sol. Bilan de l’expérience de prospection systématique<br />
du plateau de Sion-Vaudémont (Meurthe-et-Moselle). Metz, Direction des Antiquités<br />
préhistoriques et historiques de Lorraine, 11 p., 1 ill.<br />
1995 : Prospection thématique du secteur de Saxon-Sion (Meurthe-et-Moselle). Campagne de<br />
terrain 1995. Metz, Service régional de l’Archéologie, 14 p., 2 ill.<br />
1995: Gugney-sous-Vaudémont « La Côte » (Meurthe-et-Moselle). Sondage de datation<br />
archéologique. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine.<br />
1996 : Vandeléville « Bois de Framont » (Meurthe-et-Moselle). Sondage de datation<br />
archéologique. Metz, service régional de l’Archéologie de Lorraine, 10 p., 3 ill.<br />
1996 : Prospection thématique du secteur de Saxon-Sion (Meurthe-et-Moselle). Campagne de<br />
terrain 1996. Metz, Service régional de l’Archéologie, 47 p., 34 ill.<br />
1997 : Prospection thématique du secteur de Saxon-Sion (Meurthe-et-Moselle). Campagne de<br />
terrain 1997. Metz, Service régional de l’Archéologie, 44 p., 18 ill.<br />
1997 : Vandeléville « Bois de Conge » (Meurthe-et-Moselle). Sondage de datation<br />
archéologique. Metz, Service régional de l’Archéologie de Lorraine, 11 p., 4 ill.<br />
Les fouilles du secteur de Vix (Côte-d’Or) :<br />
1992 : (en collaboration avec B. Chaume et W. Reinhard) Un sanctuaire du V ème siècle av. J.-<br />
C. à Vix (Côte-d’Or). Campagne de fouille programmée 1992. Dijon, Service régional de<br />
l’Archéologie de Bourgogne, 30 p., 11 ill.<br />
1993 : (en collaboration avec B. Chaume et W. Reinhard) Le Tumulus II de Vix (Côte-d’Or).<br />
Un tertre du Bronze final IIIb. Campagne de fouille programmée 1993. Dijon, Service<br />
régional de l’Archéologie de Bourgogne, 25 p., 20 ill.<br />
1993 : (en collaboration avec B. Chaume et W. Reinhard) Le sanctuaire hallstattien de Vix<br />
(Côte-d’Or) lieu-dit “ Les Herbues ”. Synthèse des campagne de Fouille programmée 1991-<br />
1992-1993. Dijon, Service régional de l’Archéologie de Bourgogne, 62 p., 44 ill.<br />
1994 : (en collaboration avec B. Chaume et W. Reinhard) Le Tumulus II de Vix (Côte-d’Or).<br />
282
Un tertre du Bronze final IIIb. Campagne de fouille programmée 1993. Dijon, Service<br />
régional de l’Archéologie de Bourgogne, 47 p., 22 ill.<br />
2000 : Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or) tumulus de “ La Butte ”. Saint-Germain-en-<br />
Laye, Musée des Antiquités nationales.<br />
Nouvelles recherches sur les tumulus de l’âge du Fer de la Bourgogne :<br />
1998 : Les nécropoles de tumulus du premier âge du Fer de la Bourgogne. Rapport de<br />
prospection thématique 1998 : la région des Côtes de Beaune (Côte-d’Or). Saint-Germain-en-<br />
Laye, Musée des Antiquités nationales.<br />
1999 : Les nécropoles de tumulus du premier âge du Fer de la Bourgogne. Rapport de<br />
prospection thématique 1999 : la région de la haute Seine (Côte-d’Or). Saint-Germain-en-<br />
Laye, Musée des Antiquités nationales.<br />
2000 : Les nécropoles de tumulus du premier âge du Fer de la Bourgogne. Rapport de<br />
prospection thématique 2000 : la région de Minot (Côte-d’Or). Saint-Germain-en-Laye,<br />
Musée des Antiquités nationales, 145 p., 22 ill.<br />
La reconnaissance archéologique du « Briquetage de la Seille » :<br />
2000 : (en collaboration avec B. Triboulot et B. Wirtz) Tincry (Moselle) “ Le Haut du<br />
Mont ”. Découverte fortuite 2000. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales,<br />
5 p., 5 ill.<br />
2001 : (en collaboration avec A. Coutelle, A. Kreuz, Y. Thomas, B. Triboulot, M. Van Es, J.<br />
Wiethold et B. Wirtz) “ Le Briquetage de la Seille ” (Moselle). Campagne de prospection<br />
thématique 2001. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales, 124 p., 100 ill.<br />
2002 : (en collaboration avec P. Barral ; B. Bourgeois, L. Cheval, A. Coutelle, B. Feuga, L.<br />
Forelle, A. Kreuz, A. Letor, M. Marchetto, P. Murphy, D. Nguyen-Thé, J. Perrin, D. Poly, W.<br />
Tegel, B. Triboulot et B. Wirtz) “ Le Briquetage de la Seille ” (Moselle). Campagne de<br />
prospection thématique 2002. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales, 119<br />
p., 75 ill.<br />
2003 : (en collaboration avec N. Branch, A. Coutelle, K. Fechner, D. Jumeau ; R. Baes, B.<br />
Triboulot et B. Wirtz) “ Le Briquetage de la Seille ” (Moselle). Campagne de prospection<br />
thématique 2003. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités nationales.<br />
Etudes diverses :<br />
1996 : L’archéologie du passé contemporain : enjeux et perspectives. Dans Schnapp A. (dir.) :<br />
Rapport sur l’archéologie du passé récent. Paris, université de Paris I, 15 p.<br />
283
1999 : (en collaboration avec B. Triboulot, C. Billant, Y. Thomas et M. Van Es) Protocole<br />
d’enregistrement des données archéologiques. Saint-Germain-en-Laye, Musée des Antiquités<br />
nationales, 52 p., 3 ill.<br />
284
Table des matières<br />
Remerciements p. 3<br />
Introduction p. 4<br />
Origines p. 16<br />
Chapitre I er : Leroi-Gourhan est mort p. 28<br />
Chapitre II: Bei uns in Tyrol p. 42<br />
Chapitre III: Pareto chez les Protos p. 66<br />
Chapitre IV: Un Français à Cambridge p. 83<br />
Chapitre V: Temps et mémoire p. 99<br />
Chapitre VI: Une archéologie du présent p. 111<br />
Chapitre VII: Palimpsestes et objets-mémoire p. 128<br />
Chapitre VIII: Les chiffonniers du passé p. 143<br />
Chapitre IX: Tout commence ici p. 161<br />
Chapitre X: Une biologie des formes p. 183<br />
Chapitre XI: L’inconscient du temps p. 204<br />
Chapitre XII: Le passé n’est pas une marchandise p. 221<br />
Conclusions p. 236<br />
Bibliographie p. 247<br />
Annexe : Bibliographie de mes travaux p. 264<br />
285