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– Ma chère, tellement d’hommes vous aiment ! dit Ford.<br />
Puis il leva les yeux vers elle. Leurs regards se croisèrent.<br />
Le rouge monta aux joues <strong>de</strong> Madame Winthrop. Il ferma le petit livre et se leva.<br />
– Vraiment, je suis une victime par trop insignifiante, dit-il, en s’inclinant pour lui rendre<br />
le livre.<br />
– Vous voulez dire que j’ai essayé, que j’ai essayé…<br />
– Oh non, vous le faites naturellement.<br />
Elle perdit un instant son sang-froid. Puis elle se reprit.<br />
– Si j’ai essayé, que ce soit naturellement ou en déployant <strong>de</strong>s artifices, j’ai échoué, n’estce<br />
pas ?<br />
– Ce doit être une expérience romanesque pour Madame Winthrop.<br />
Elle se détourna pour observer le portrait <strong>de</strong> Voltaire. Puis après un instant, comme il<br />
<strong>de</strong>meurait muet, elle prit la parole :<br />
– Revenons à l’essentiel pour nous, c’est-à-dire à votre opinion sur mon petit livre.<br />
– Est-ce bien l’essentiel entre nous ?<br />
– Bien entendu. Nous allons visiter les appartements <strong>de</strong> <strong>Corinne</strong>, monter et <strong>de</strong>scendre ;<br />
vous me parlerez pendant que nous marcherons.<br />
– Pourquoi me contraignez-vous à vous tenir <strong>de</strong>s propos désagréables ?<br />
– Ils seront désagréables alors ? Je le savais ! Désagréables pour moi.<br />
– Pour nous <strong>de</strong>ux.<br />
– Pour vous, j’en doute. Quant à moi, vous ne pourrez rien me dire <strong>de</strong> plus désagréable<br />
que ce que vous m’avez déjà dit. Pourtant, je vous ai pardonné.<br />
– Oui, mais moi, je ne vous ai pas pardonnée, Madame Winthrop.<br />
– Quoi, je vous prie ?<br />
– D’avoir eu le projet <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> moi votre victime.<br />
– Apparemment, vous vous êtes aisément échappé.<br />
– Comme vous le dites, en apparence. Mais peut-être que je cache <strong>de</strong>s blessures.<br />
– Vous essayez <strong>de</strong> détourner la conversation pour que je ne revienne pas à la charge avec<br />
mon petit livre.<br />
– Je souhaiterais en effet que vous n’insistiez pas.<br />
– Mais si j’étais celle que vous croyez, je me dirais que vous apprécieriez <strong>de</strong> me punir un<br />
peu.<br />
– Un peu peut-être. Mais ce serait trop sévère.<br />
Ils traversaient lentement les pièces du <strong>château</strong>. Elle tourna la tête et le regarda.<br />
– Je vous ai écouté, Monsieur Ford. Je vous ai laissé beaucoup parler parce que je vous<br />
trouvais assez amusant. Mais vous ne pouvez supposer sérieusement que je me<br />
préoccupe <strong>de</strong> ce que vous pourriez me dire <strong>de</strong> sévère ou non.<br />
– Seulement comme n’importe quelle femme <strong>de</strong> bon sens pourrait le faire.<br />
– Continuez. Désormais, j’insiste.<br />
– Adieu à Miolans alors. Vous ne me laisserez plus jamais passer le portail, sauf si, par<br />
exception, vous vous montriez assez juste envers moi pour reconnaître que ma sévérité<br />
est celle d’un véritable ami.<br />
– Un ami n’a pas à se montrer sévère.<br />
– Mais si, dans un cas tel que celui-ci, il le doit.<br />
– Poursuivez. Je déci<strong>de</strong>rai à la fin <strong>de</strong> votre discours.<br />
Ils pénétrèrent dans la troisième pièce. Ford réfléchit un instant, puis il commença.<br />
– Le poème, dont vous êtes l’auteur, d’après ce que vous me dites, présente une<br />
particularité : son audace. Quant à ses autres caractéristiques, son rythme était simpliste<br />
et manquait d’harmonie ; ses couleurs étaient forcées (au point que le lecteur en était<br />
lassé) ; et sa logique était très faible (car un effort <strong>de</strong> logique s’y manifestait malgré tout).<br />
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