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Asie du Sud-Est

RDM le magazine de Rivages du monde vous propose de partir à la découverte de l'Asie du Sud-Est et de la Patagonie pour ce premier numéro.

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L’INVITÉ<br />

La nuit tombe, les villages se succèdent, on passe la porte des pagodes au bois noir et on passe les<br />

jours, aussi, le cours vivant de l’eau scintille immensément. Sur la route en direction <strong>du</strong> sud, la<br />

terre rouge se fait aride, des phnoms (petites collines) percent au loin, découpant l’uniformité des<br />

champs brûlés par le soleil. Des cabanes dressées sur pilotis, des huttes en pagaille, souvent, on<br />

les voit. Puis la pluie vient : la terre recouvre les arbres aux troncs noueux, le toit des habitations,<br />

les passants, on ne voit plus que ce qu’on doit voir, on n’oublie rien.<br />

En 1924, la mère de Duras rompt avec son rythme de nomade urbaine en achetant des parcelles<br />

que l’administration coloniale incite à posséder. C’est ici, à Kampot au Cambodge, que se bâtit<br />

la nouvelle vie de Marie Donnadieu et celle de ses trois enfants. « Le fleuve coule sourdement, il<br />

ne faut aucun bruit, le sang dans le corps », note Marguerite. Partout l’espace est compté et dans<br />

l’enchevêtrement des canaux, la population grossit. La plaine entière est vouée au riz : fascinante<br />

orchestration de bras, de rames, d’efforts chaque jour renouvelés, le fouillis inextricable<br />

des plantes aquatiques, des rumeurs, des nerfs à vif, des patiences, tout un monde<br />

de vibrations. Un sampan glisse comme dans un songe, les membrures de la coque<br />

craquent à chaque vague. La lumière fuit pour différencier les visages.<br />

À Kampot, on est dans l’obsession nostalgique. Les cris recouvrent tout, la mer<br />

de Siam, la végétation délirante et les racs. Plus rien n’a de sens et personne ne le<br />

sait plus. La mère rit dans la nuit, elle suffoque ou gémit. « On habite le bungalow à<br />

gauche de la piste en allant vers Kampot, au kilomètre 184. » À une dizaine de mètres de<br />

la route qui longe la plaine de Prey Nup, une inscription tracée sur des blocs de<br />

pierre indique que Marguerite Duras a résidé là de 1925 à 1933.<br />

Ce sont les lieux de cristallisation <strong>du</strong> Barrage contre le Pacifique, publié en 1950, et<br />

c’est la source des sentiments, des déterminations et de la langue de l’écrivain.<br />

Elle y raconte sa mère qui construit des « barrages » avec des moyens de fortune<br />

pour protéger ses terres de l’eau salée. Un jour, la mer finit par gagner la bataille et<br />

la famille est per<strong>du</strong>e. Trompée dans son acquisition, elle en sort totalement ruinée.<br />

Cette expérience marque profondément Marguerite et lui inspire nombre<br />

d’images fortes. La mésaventure de la concession, les jeux intrépides dans l’eau et<br />

la forêt, l’appartenance à la race annamite : les épisodes tumultueux de l’enfance<br />

indochinoise forment désormais un faisceau de lignes immuables. « Des centaines<br />

d’hectares de rizières seraient soustraites aux marées. Tous seraient riches ou presque. Les enfants<br />

ne mourraient plus. On aurait des médecins. On construirait une longue route qui longerait<br />

les barrages et desservirait les terres libérées », écrit-elle alors, imaginant la revanche<br />

impossible d’une mère tenace sur une administration coloniale corrompue.<br />

90 ans plus tard, pourtant, le barrage contre le Pacifique a bien été édifié. Grâce aux initiatives<br />

conjuguées des pouvoirs publics cambodgiens et de l’Agence française de développement,<br />

95 km de digues et 50 km de canaux protègent désormais plus de 11 000 hectares de<br />

polders convertis en rizières, et sont gérés directement par les villageois. Ils nourrissent 8 000<br />

familles tout en leur assurant un revenu complémentaire : un modèle innovant pour une irrigation<br />

<strong>du</strong>rable. Le cinéaste cambodgien Rithy Panh, qui a adapté le Barrage en 2008 et tourné à Prey<br />

Nup même, est particulièrement sensible à ce droit d’accès à la terre par les paysans : « Le grand<br />

pari, c’est que ça <strong>du</strong>re. La réussite des polders de Prey Nup, c’est que les usagers peuvent se gérer eux-mêmes,<br />

en coopération. » Lesquels polders sont appelés aujourd’hui « les rizières de la femme blanche », en<br />

hommage aux stratégies insensées de madame Donnadieu pour repousser les eaux.<br />

Chaleur pâle. On reflue vers Koh Kong, province reculée, dont les habitants ont appris à n’être<br />

qu’eux-mêmes. Des vieilles femmes récoltent des mangoustans pour le déjeuner, des enfants<br />

jouent au bay khom après l’école, des cueilleurs amoncellent des pyramides de ramboutans…<br />

« L’histoire est déjà là, déjà inévitable, celle d’un amour aveuglant, toujours à venir, jamais oublié. » Le désir<br />

de réel, c’est par ce fleuve métallique et ses reflets blancs qu’on saurait maintenant pouvoir le<br />

réaliser. Une naissance au monde ? RdM<br />

011 N° 1 / 2015

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