14juge vraies et, plus fon da men ta lement, dans une vision binaire, il oppose sa per son na lité sin gu -lière (unique) <strong>à</strong> celle <strong>de</strong>s autres hommes.– Ainsi la visée argumentative est constante. Rous seau veut démon trer qu’il n’est ni vani -teux (l. 22), ni misan thrope (l. 31), ni mélan co lique (l. 45), ni méchant (l. 620), ni inutile(l. 543-570), ni mal heu reux dans sa « retraite » (3 e lettre), et il fait pour cela grand usage dupara doxe : c’est parce qu’il aime les hommes qu’il les fuit (« je souffre moins <strong>de</strong> leurs mauxquand je ne les vois pas », IV, l. 624-625). Il vit retiré <strong>de</strong> la société, mais cette vie est la seule quiconvienne <strong>à</strong> sa nature : « Il dépen dait <strong>de</strong> moi, non <strong>de</strong> me faire un autre tem pé rament ni un autrecarac tère, mais <strong>de</strong> tirer parti du mien, pour me rendre bon <strong>à</strong> moi- même et nul le ment méchantaux autres » (IV, l. 537-538). Ainsi, sa res pon sa bi lité se trouve limi tée, ce qui ne l’empêche pas<strong>de</strong> se glo ri fier <strong>de</strong> son choix, <strong>de</strong> lui don ner une valeur uni ver selle, exem plaire, en affir mant qu’ilrépond aussi <strong>à</strong> une haute exi gence morale : « il est désor mais démon tré pour moi par l’expé -rience que l’état où je me suis mis est le seul où l’homme puisse vivre bon et heu reux, puis qu’ilest le plus indé pen dant <strong>de</strong> tous, et le seul où on ne se trouve jamais pour son propre avan tagedans la néces sité <strong>de</strong> nuire <strong>à</strong> autrui » (II, l. 286-291). Il s’attri bue <strong>de</strong>s défauts, mais qui sont indis -so ciables <strong>de</strong> qua li tés supé rieures (sa paresse est une mani fes ta tion <strong>de</strong> son amour <strong>de</strong> la liberté, sonabsence <strong>de</strong> talent fait <strong>de</strong> lui un écri vain authen tique et non un écri vain <strong>de</strong> métier qui veut plaireau public comme les « gens <strong>de</strong> lettres »). Il reconnaît aussi « [ses] folies », « [ses] grands défauts »,« tous [ses] vices », mais « avec tout cela » il se dit « très per suadé que, <strong>de</strong> tous les hommes [qu’ila] connus en [sa] vie, aucun ne fut meilleur que [lui] » (I, l. 151-153). Il va jus qu’<strong>à</strong> se poser enmodèle <strong>de</strong> vertu puis qu’en menant une vie reti rée il peut « don ner l’exemple aux hommes <strong>de</strong> lavie qu’ils <strong>de</strong>vraient tous mener », ce qui jus ti fie la « haute estime » qu’il a pour lui- même (IV,l. 555 et 541). Cette entre prise d’auto justi fi cation recourt aussi aux pro cé dés rhé to riques.– Rous seau a écrit ces lettres pour per sua <strong>de</strong>r son lec teur. Loin <strong>de</strong> se réduire <strong>à</strong> un « fatras », elles sontcompo sées selon un ordre qui rend sen sible l’unité d’un tem pé rament et d’une vie : tout s’éclaire,les mal en ten dus se dis sipent, les objec tions sont pré vues (« Vous me direz, Mon sieur… », I,l. 124) et réfu tées, les défauts pèsent moins que les qua li tés. Elles imposent l’idée <strong>de</strong> sa sin gu la -rité et <strong>de</strong> sa supé riorité morales par <strong>de</strong>s for mu la tions para doxales (qui signalent et expliquentsa complexité) ou hyper bo liques (qui accen tuent sa sen si bi lité sin gu lière). Rous seau se montreéloquent, jus qu’au lyrisme quand il raconte son illu mi na tion (2 e lettre) et son extase mys tiquedans la nature (3 e lettre), et son élo quence prend <strong>de</strong>s accents ora toires quand l’argu men ta tionse déve loppe en pério<strong>de</strong>s solen nelles et ana pho riques pour reje ter une accu sa tion qui le blesse(IV, l. 554-564). Dans la <strong>de</strong>r nière lettre, il se fait polé miste pour dis crédi ter ses pré ten dus amis(« Quand je les aimais, ils ont voulu paraître m’aimer », l. 635-636) ; ils lui ont repro ché d’êtreinutile dans sa retraite, il stig matise « ces tas <strong>de</strong> dés œu vrés payés <strong>de</strong> la graisse du peuple pouraller six fois la semaine bavar <strong>de</strong>r dans une aca dé mie » (l. 546-548), et les voil<strong>à</strong> assi mi lés <strong>à</strong> <strong>de</strong>spara sites, <strong>à</strong> <strong>de</strong>s « beaux par leurs » (l. 578). Sa pau vreté <strong>de</strong>vient ainsi le signe <strong>de</strong> sa vertu et <strong>de</strong>sa liberté dans une société cor rom pue puisque lui, contrai re ment <strong>à</strong> eux, « ne mange du painqu’autant [qu’il] en gagne » (l. 579).– Tou te fois, l’excès même d’argu men ta tion peut lais ser le lec teur scep tique. On peut rele ver cer tainsdéfauts <strong>de</strong> cohé rence interne et remar quer par exemple que Rous seau explique d’abord sondégoût <strong>de</strong> la société contem po raine par les lec tures roma nesques <strong>de</strong> sa jeu nesse et pré sente sesrêves <strong>de</strong> société idéale comme <strong>de</strong>s « folies » (II, l. 178) avant d’affir mer qu’il a bien <strong>de</strong>s « rai sons<strong>de</strong> […] haïr » (l. 212) les hommes, en par ti cu lier « les grands » (IV, l. 657) et ceux qui viventdans les villes, foyers <strong>de</strong> cor rup tion (l. 574). On peut aussi être sen sible au fait que Rous seaudonne pour juge suprême <strong>de</strong> sa conduite sa propre conscience et pré tend impo ser ce juge mentau lec teur : il s’offre au juge ment <strong>de</strong> <strong>Malesherbes</strong> (I, l. 138 et IV, l. 721) mais se dit cer tainque « <strong>de</strong> tous les hommes [qu’il a] connus en [sa] vie, aucun ne fut meilleur que [lui] » (I,l. 152-153). C’est déj<strong>à</strong> ce que lui fai sait obser ver Di<strong>de</strong>rot pen dant leur que relle d’octobre 1757 :« Je sais bien que, quoi que vous fas siez, vous aurez tou jours le témoi gnage <strong>de</strong> votre conscience ;mais ce témoi gnage suffit- il seul, et est- il per mis <strong>de</strong> négli ger jus qu’<strong>à</strong> cer tain point celui <strong>de</strong>s autreshommes ? » On peut obser ver encore que Rous seau invoque sa per son na lité ori gi nale et unique
15comme une jus ti fi cation ultime <strong>à</strong> sa manière <strong>de</strong> vivre, ce qui le dis pense d’être jugé comme unhomme ordi naire ; il écri vait <strong>de</strong> même <strong>à</strong> Grimm : « Per sonne ne sait se mettre <strong>à</strong> ma place : onne veut pas voir que je suis un être <strong>à</strong> part, qui n’a point le carac tère, les maximes, les res sources<strong>de</strong>s autres, et qu’il ne faut point juger sur leurs règles », ce qui revient <strong>à</strong> dire que seul Rous seaupeut être le juge <strong>de</strong> Jean- <strong>Jacques</strong>. On peut noter enfin que la soli tu<strong>de</strong>, van tée comme une libé -ra tion et un bon heur dans les <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong>, est asso ciée <strong>à</strong> une souf france dans d’autreslettres, peut- être moins apprê tées : « Je crois, par l’état <strong>de</strong> lan gueur où je suis réduit dans maretraite, méri ter au moins quelques égards », explique- t-il <strong>à</strong> Saint- Lambert le 4 sep tembre 1757 ;il cherche <strong>à</strong> api toyer Mme d’Hou<strong>de</strong>tot : « Ma res pec table amie, je ne vous rever rai jamais, je lesens <strong>à</strong> la tris tesse qui me serre le cœur ; mais je m’occu pe rai <strong>de</strong> vous dans ma retraite. Je son ge -rai que j’ai <strong>de</strong>ux amis au mon<strong>de</strong>, et j’oublie rai que j’y suis seul » (8 novembre 1757) ; quelquesmois plus tard, il cherche <strong>à</strong> rame ner vers lui Di<strong>de</strong>rot : « Votre ami gémit dans sa soli tu<strong>de</strong>, oublié<strong>de</strong> tout ce qui lui était cher. Il peut y tom ber dans le déses poir, y mou rir enfin, mau dis santl’ingrat dont l’adver sité lui fit tant ver ser <strong>de</strong> larmes, et qui l’accable indi gne ment dans la sienne »(2 mars 1758) ; et lors <strong>de</strong> la crise qui est <strong>à</strong> l’ori gine <strong>de</strong>s <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong>, il se décrit comme« un pauvre soli taire » (<strong>Le</strong>ttre <strong>à</strong> Moultou, 12 décembre 1761 ; voir Textes complé men taires,p. 70).Ainsi, mal gré sa <strong>de</strong>vise, Rous seau s’attache sur tout <strong>à</strong> se jus ti fier : il ne conçoit pas autre mentl’écri ture auto bio gra phie, même dans <strong>Le</strong>s Confes sions où il avoue <strong>de</strong>s actions ridi cules ou cou -pables (voir ci- <strong>de</strong>ssous l’étu<strong>de</strong> d’une scène d’aveu). Elle est <strong>de</strong>s ti née – expli ci te ment ici – <strong>à</strong> uninter lo cuteur qui a besoin d’être détrompé sur sa per sonne ; c’est pour quoi elle tire son ori gine <strong>de</strong>sa cor res pon dance, notam ment dans <strong>de</strong>s lettres qu’il écrit en 1757 et 1758 <strong>à</strong> Di<strong>de</strong>rot, Grimm,Mme d’Épinay, Mme d’Hou<strong>de</strong>tot, Saint- Lambert au cours <strong>de</strong>s que relles avec ses anciens amis.Avec les <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong>, pour la pre mière fois il prend <strong>de</strong> la hau teur et cherche <strong>à</strong> embras sersa vie pour mieux se décrire, tel qu’il est, prétend- il, tel qu’il se pense, assu ré ment. Il se défi niten se situant dans la société <strong>de</strong> son époque, en s’oppo sant <strong>à</strong> ceux qui sont si peu ses sem blables,les « grands », les « gens <strong>de</strong> lettres » et les « phi lo sophes », et même les hommes en géné ral. Cefai sant, il réunit diverses facettes <strong>de</strong> sa per son na lité complexe et divers thèmes <strong>de</strong> sa pen sée : enquelques pages, les <strong><strong>Le</strong>ttres</strong> <strong>à</strong> <strong>Malesherbes</strong> donnent <strong>à</strong> voir tout <strong>à</strong> la fois l’homme sen sible, si faci -le ment ému et blessé, mais aussi le rêveur et le rai son neur invé téré, le mora liste exi geant et lemaniaque <strong>de</strong> l’auto justi fi cation, le plé béien défen dant farou che ment sa liberté mais recher chant<strong>de</strong>s pro tec tions, le soli taire et l’ami, l’enthou siaste et le mélan co lique, le lyrique et le polé miste– et c’est ce qui fait <strong>de</strong> ce texte une œuvre digne d’inté rêt et qui mérite d’être connue.DevoirObjets d’étu<strong>de</strong> : l’auto bio gra phie — l’argu men ta tion.Cor pus : Texte A – J.-J. Rous seau, <strong>Le</strong>s Confes sions, Pré am bule, 1782.Texte B – J.-J. Rous seau, <strong>Le</strong>s Confes sions, livre II, 1782.Texte C – J.-J. Rous seau, <strong>Le</strong>s Rêve ries du pro me neur soli taire, 1782.Ques tion (4 points) :<strong>Le</strong>s récits que Rous seau fait dans ses Confes sions (texte B) et dans les Rêve ries du pro me neursoli taire (texte C) sont- ils conformes aux idées qu’il énonce dans le pré am bule <strong>de</strong>s Confes -sions (texte A) ? Votre réponse s’appuiera notam ment sur une étu<strong>de</strong> rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la compo sitiondu récit <strong>de</strong>s Confes sions.Commen taire (16 points) :Rédi gez un commen taire du <strong>de</strong>r nier para graphe du texte B (<strong>de</strong> « J’ai pro cédé ron <strong>de</strong> -ment… », l. 59, <strong>à</strong> la fin).