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Jacques Rousseau Lettres à Malesherbes - Le Livre de Poche

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17455055606570758085comme le plus grand dan ger auquel je l’aie expo sée. Qui sait, <strong>à</strong> son âge, où le décou ra ge ment <strong>de</strong>l’inno cence avi lie a pu la por ter 1 ? Eh ! si le remords d’avoir pu la rendre mal heu reuse est insup -por table, qu’on juge <strong>de</strong> celui d’avoir pu la rendre pire que moi !Ce sou ve nir cruel me trouble quelque fois, et me bou le verse au point <strong>de</strong> voir dans mes insom -nies cette pauvre fille venir me repro cher mon crime, comme s’il n’était commis que d’hier.Tant que j’ai vécu tran quille, il m’a moins tour menté ; mais au milieu d’une vie ora geuse ilm’ôte la plus douce conso la tion <strong>de</strong>s inno cents per sé cu tés : il me fait bien sen tir ce que je croisavoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s’endort durant un <strong>de</strong>s tin pros père, et s’aigritdans l’adver sité. Cepen dant je n’ai jamais pu prendre sur moi <strong>de</strong> déchar ger mon cœur <strong>de</strong> cetaveu dans le sein d’un ami. La plus étroite inti mité ne me l’a jamais fait faire <strong>à</strong> per sonne, pasmême <strong>à</strong> Mme <strong>de</strong> Warens. Tout ce que j’ai pu faire a été d’avouer que j’avais <strong>à</strong> me repro cher uneaction atroce, mais jamais je n’ai dit en quoi elle consis tait. Ce poids est donc res té jus qu’<strong>à</strong> cejour sans allé ge ment sur ma conscience, et je puis dire que le dés ir <strong>de</strong> m’en déli vrer en quelquesorte a beau coup contri bué <strong>à</strong> la réso lu tion que j’ai prise d’écrire mes confes sions.J’ai pro cédé ron <strong>de</strong> ment 2 dans celle que je viens <strong>de</strong> faire, et l’on ne trou vera sûre ment pas quej’aie ici pal lié 3 la noir ceur <strong>de</strong> mon for fait. Mais je ne rem pli rais pas le but <strong>de</strong> ce livre si je n’expo -sais en même temps mes dis po si tions inté rieures, et que je crai gnisse <strong>de</strong> m’excu ser en ce qui estconforme <strong>à</strong> la vérité. Jamais la méchan ceté ne fut plus loin <strong>de</strong> moi que dans ce cruel moment,et lorsque je char geai cette mal heu reuse fille, il est bizarre mais il est vrai que mon ami tié pourelle en fut la cause. Elle était pré sente <strong>à</strong> ma pen sée, je m’excu sai sur le pre mier objet 4 qui s’offrit.Je l’accu sai d’avoir fait ce que je vou lais faire, et <strong>de</strong> m’avoir donné le ruban, parce que moninten tion était <strong>de</strong> le lui don ner. Quand je la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré, maisla pré sence <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> fut plus forte que mon repen tir. Je crai gnais peu la puni tion, jene crai gnais que la honte ; mais je la crai gnais plus que la mort, plus que le crime, plus quetout au mon<strong>de</strong>. J’aurais voulu m’enfon cer, m’étouf fer dans le centre <strong>de</strong> la terre ; l’invin ciblehonte l’emporta sur tout, la honte seule fit mon impu <strong>de</strong>nce, et plus je <strong>de</strong>ve nais cri mi nel, plusl’effroi d’en conve nir me ren dait intré pi<strong>de</strong>. Je ne voyais que l’hor reur d’être reconnu, déclarépubli que ment, moi présent, voleur, men teur, calom nia teur. Un trouble uni ver sel m’ôtait toutautre sen ti ment. Si l’on m’eût laissé reve nir <strong>à</strong> moi- même, j’aurais infailli ble ment tout déclaré. SiM. <strong>de</strong> La Roque m’eût pris <strong>à</strong> part, qu’il m’eût dit : « Ne per <strong>de</strong>z pas cette pauvre fille ; si vous êtescou pable, avouez- le-moi », je me serais jeté <strong>à</strong> ses pieds dans l’ins tant, j’en suis par fai te ment sûr.Mais on ne fit que m’inti mi <strong>de</strong>r quand il fal lait me don ner du cou rage. L’âge est encore une atten -tion qu’il est juste <strong>de</strong> faire ; <strong>à</strong> peine étais- je sorti <strong>de</strong> l’enfance, ou plu tôt j’y étais encore. Dans lajeu nesse, les véri tables noir ceurs sont plus cri mi nelles encore que dans l’âge mûr ; mais ce quin’est que fai blesse l’est beau coup moins, et ma faute au fond n’était guère autre chose. Aussi sonsou ve nir m’afflige- t-il moins <strong>à</strong> cause du mal en lui- même qu’<strong>à</strong> cause <strong>de</strong> celui qu’il a dû cau ser. Ilm’a même fait ce bien <strong>de</strong> me garan tir pour le reste <strong>de</strong> ma vie <strong>de</strong> tout acte ten dant au crime, parl’impres sion ter rible qui m’est res tée du seul que j’aie jamais commis, et je crois sen tir que monaver sion pour le men songe me vient en gran<strong>de</strong> par tie du regret d’en avoir pu faire un aussi noir.Si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire, il doit l’être par tant <strong>de</strong> mal heursdont la fin <strong>de</strong> ma vie est acca blée, par qua rante ans <strong>de</strong> droi ture et d’hon neur dans <strong>de</strong>s occa sionsdif fi ciles, et la pauvre Marion trouve tant <strong>de</strong> ven geurs en ce mon<strong>de</strong>, que, quelque gran<strong>de</strong> qu’aitété mon offense envers elle, je crains peu d’en empor ter la coulpe 5 avec moi. Voil<strong>à</strong> ce que j’avais<strong>à</strong> dire sur cet article. Qu’il me soit per mis <strong>de</strong> n’en repar ler jamais.J.-J. Rous seau, <strong>Le</strong>s Confes sions, livre II, 1782 (post hume, texte écrit en 1766).1. <strong>Le</strong> décou ra ge ment, ima gine Rous seau, a pu conduire Marion <strong>à</strong> se pros ti tuer pour sur vivre.2. Fran che ment.3. Atté nué, mas qué.4. Image men tale, pen sée.5. Péché, faute.

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