ouse. Variation : lors du combat avec le père Ubu, Bougrelas <strong>«</strong> lui découd laboudouille d’un terrible coup d’épée » (acte II, scène 4, p.58) ; les nobles se voientsystématiquement appliquer l’injure de bouffre tandis que la mère Ubu estrégulièrement traitée de bouffresque. Au comble de l’ardeur guerrière, le père Ubuvocifère : <strong>«</strong> Jitou tue au moyen du croc à merdre et du crochet à figure. » Plus tard, àPile qui s’inquiète de son état il répond : <strong>«</strong> Je n’ai plus peur mais j’ai encore la fuite. »Cette fuite doit être une <strong>«</strong> courante » puisque Cotice commente : <strong>«</strong> Quel pourceau. »J’abrège. On pourrait trouver bien d’autres exemples mais la démonstration paraîtsuffisante : Ubu Roi généralise la scatologie <strong>dans</strong> le vocabulaire, <strong>dans</strong> lesévocations, <strong>dans</strong> les sonorités (gidouille, bouzine, boudouille, bouffre, goinsfre,bouffresque,…). En un temps où Joseph Pujol, dit <strong>«</strong> le pétomane » s’était offert lethéâtre de l ‘Éldorado dont les recettes dominicales étaient deux fois plus élevéesque celles de Sarah Bernhardt ou de Lucien Guitry, la scatologie ne choque guère.Pourtant, chez Jarry, elle sera perçue comme scandaleuse.C’est qu’elle est la base de toute une vision contestataire du monde quirenverse ce que Bakhtine appelle la <strong>«</strong> désagrégation du tableau hiérarchique dumonde. » (L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge etsous la renaissance, p.361). Selon cet auteur, la culture populaire du Moyen Âge,dont l’œuvre de Rabelais atteste l’influence, joue, <strong>dans</strong> un mouvement deprovocation rigolarde, à inverser la topographique spirituelle symbolique de la figurehumaine. Cette topographie fait de la tête l’étage noble de l’édifice humain. <strong>Le</strong>ventre, l’anus, les <strong>«</strong> parties honteuses » en constituent l’étage dévalorisé. Or leretournement carnavalesque, instituant une sorte de <strong>«</strong> contretemps du monde »(l’expression est de Marc Angenot), valorise le bas corporel et chante la gloire de seshumeurs et de ses excrétions.L’orientation vers le bas – dit Bakhtine – est propre à toutes les formes de laliesse populaire et du réalisme grotesque. <strong>«</strong> En bas, à l’envers, le devant derrière : telest le mouvement qui marque toutes ces formes. Elles se précipitent toutes vers lebas, se retournent et se placent sur la tête, mettant le haut à la place du bas, lederrière à celle du devant, aussi bien sur le plan de l’espace réel que sur celui de lamétaphore. L’orientation vers le bas est propre aux bagarres, mêlées et coups :ceux-ci renversent, jettent à terre, foulent aux pieds. Ils ensevelissent […] lesimprécations et les grossièretés sont elles aussi caractérisés par cette orientation ;elles creusent à leur tour une tombe qui est corporelle et fondée. <strong>«</strong> <strong>Le</strong> détrônementcarnavalesque accompagné de coups et d’injures est de même un rabaissement etun ensevelissement. Chez le bouffon, tous les attributs royaux sont inversés,intervertis, le haut mis à la place du bas : le bouffon est le roi du <strong>«</strong> monde àl’envers ». » On voit comment le carnaval est une sorte de simulacre del’enterrement, par retournement : tout ce qui d’ordinaire fait peur, impressionne, estmis cul par dessus tête, jeté à terre et enterré.En un tout autre temps et <strong>dans</strong> un tout autre contexte de civilisation que celuide Rabelais, Jarry détourne l’usage vulgaire de la scatologie. <strong>Le</strong> rire gras queprovoque le <strong>«</strong> pétomane » laisse place ici au rire contestataire. Il ne s’agît pas des’esbaudir à propos de matières ridicules, puantes et sales, mais de renverser l’ordredu monde, de rappeler à tout puissant qu’il n’est jamais assis que sur son cul et defaire <strong>dans</strong> la Pologne de fantaisie du père Ubu, un complot et une révolution depalais grotesques. Mais chaque détail de cet étrange geste renvoie aux hiérarchiesréelles, aux dominations concrètes. Figure du tyran, Ubu est en même temps pantindérisoire gouverné par sa gidouille. Et le texte qui le suscite s’offre à tous lesinvestissements. Parlant de ce qu’il appelle le <strong>«</strong> théâtre brut », Peter Brook montreque, avec les ingrédients de la vulgarité, de la crasse, de l’obscénité, <strong>«</strong> le spectacle
assume son rôle de libération <strong>sociale</strong>, car, par nature, le théâtre populaire est contrel’autoritarisme, le traditionalisme, la pompe et le faux semblant. » (L’espace vide,p.96) <strong>La</strong> remarque s’applique sans aucun doute à Ubu Roi.