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L'Essentiel Prépas n°13_janvier 2018 HD

L'Essentiel Prépas est la publication mensuelle de l'Essentiel du Sup dédiée aux professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales. Le dossier de mois-ci sera consacré à la diversité dans les grandes écoles.

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PAROLES DE PROF<br />

>>> suite de la page 18<br />

déboussolés ; ils ne retrouvent pas l’esprit généraliste qui faisait la force et<br />

l’intérêt des classes préparatoires. Nous aimerions montrer ici que le renfort<br />

de disciplines « humanistiques » pourrait non seulement être le moyen de<br />

faciliter cette transition mais en outre qu’il s’agit d’un impératif pour l’avenir<br />

des futures générations de managers.<br />

: Les humanités, une vieille idée, un concept neuf ?<br />

Si en France, le mot fait vieillot, pour ne pas dire désuet, aux États-Unis, les<br />

« humanities » constituent autant de départements prestigieux dans les<br />

grandes universités. Les Anglo-Saxons y rangent l’histoire, les langues, la politique,<br />

l’ethnologie , le droit, les arts, la philosophie, bref autant de domaines<br />

qui touchent à l’homme et à la culture. À certains égards, le meilleur équivalent<br />

français serait « culture générale » avec le problème que son champ,<br />

immense, est difficile à délimiter. Quoi qu’il en soit, ce type d’enseignement est<br />

dispensé tout au long des formations du supérieur outre-Atlantique. Et probablement<br />

qu’il gagnerait à l’être en France aussi et ce, à plus d’un titre.<br />

Il est d’abord des raisons pragmatiques qui devraient pousser les écoles<br />

à étoffer leur offre autour de ces disciplines. Les promotions de L3 sont<br />

marquées par une forte diversité. Si la plupart des étudiants sont issus de<br />

classes préparatoires, ils ne proviennent pas des mêmes voies. Les titulaires<br />

d’un baccalauréat scientifiques, passés par la voie ECS, ont suivi un enseignement<br />

approfondi de géopolitique, les économistes (ECE) d’économie et<br />

de sociologie, les techniques (ECT) de sciences de gestion. S’ajoute à eux un<br />

volume, variable selon les écoles, d’étudiants issus de l’université ou de formations<br />

en deux ans - BTS ou DUT - dont les parcours sont fort différents. Il est<br />

de fait très important de donner à chacun d’eux un ADN commun, facteur de<br />

cohésion pour l’ensemble de la promotion. Quoi de plus simple que de passer<br />

par… la culture précisément. Elle parle à tous, ne demande guère de pré-requis<br />

et constitue un capital intangible fort utile dans la vie. Après tout, la lecture<br />

des grandes œuvres de la littérature permet par exemple d’approcher par<br />

procuration un grand nombre de types humains tandis que la connaissance<br />

des philosophies orientales ouvre à une meilleure compréhension de l’Asie par<br />

exemple. Car la culture, c’est avant tout la prise de hauteur dont la jeunesse<br />

manque, par définition. Les générations qui accèdent aujourd’hui aux études<br />

ont une appréhension du monde beaucoup plus vécue que celles du passé<br />

- le développement planétaire du tourisme y est pour beaucoup mais aussi le<br />

fait qu'ils soient des digitales natives habitués à surfer dans le cybersespace<br />

mondial ; il est une véritable porte d’accès vers l’autre - mais qui, bien souvent,<br />

s’attache à la surface. Beaucoup de nos étudiants admissibles aux oraux se<br />

présentent comme d’impénitents voyageurs mais, sous le feu des questions,<br />

s’apparentent davantage à des « Casanova des nations » (Chesterton) qu'à des<br />

ethnologues en herbe.<br />

En outre, la culture générale, véritable concrétion de savoirs issus du passé, est<br />

probablement la meilleure manière d’appréhender le présent et l’avenir. Hannah<br />

Arendt dans La crise de la culture, a bien montré que chaque génération devait<br />

pouvoir enjamber la faille du présent par les acquis du passé. Or, notre présent<br />

est celui de tous les bouleversements : mondialisation, révolution digitale, nanoet<br />

biotechnologies. L’homme pourrait se prendre pour Dieu ; certains dans la<br />

Silicon Valley n’hésitent pas à se rêver immortels d’ailleurs ! Dans cet univers<br />

en plein bouleversement, les savoirs généraux sont autant de balises. Car, sans<br />

arguer du classique argument de la « quête de sens », il est clair que notre<br />

monde, largement désenchanté, peine à l’être par les seules vertus du marché.<br />

L’attrait pour des idéologies extrêmes, de tous horizons, témoigne d’ailleurs du<br />

vide spirituel dans lequel se trouve une partie de nos contemporains. C’est que<br />

le libéralisme n’est pas une idéologie du sens ; née en réponse au déchirement<br />

européen des guerres de religions, elle pose comme critère principal l’utile plus<br />

que le vrai. Si l’on peut comprendre tout l’intérêt pacificateur de cette distinction<br />

dans l’Europe du XVII e siècle, on en mesure les conséquences, par exemple<br />

environnementales, aujourd’hui. Réintroduire l’humain et les savoirs qui lui sont<br />

associés n’est pas un supplément d’âme mais une réponse forte à la technicisation,<br />

parfois aveugle, de nos sociétés. Beaucoup de nos étudiants d’ailleurs<br />

en sont persuadés. Eux qui seront amenés à jouer un rôle important dans le<br />

monde de demain gagneraient à acquérir les savoirs leur permettant de mieux<br />

orienter leur action future. Qui plus est, dans un monde de l’instantané où le<br />

« like » vaut comme nouvelle auctoritas, il n’est peut-être pas inutile de leur<br />

réapprendre les vertus du temps, plus long, de la réflexion - on n’ose pas dire la<br />

méditation - et de la mise à distance.<br />

Enfin, il est à notre sens une dernière raison qui remet les humanités au goût<br />

du jour. À l’âge de la « vidéosphère », qui fait suite à la « logosphère » et la<br />

« graphosphères » - on doit cette typologie à Régis Debray - les processus<br />

cognitifs ont grandement évolué. Plus que de têtes bien pleines, nous avons<br />

besoin de têtes bien faites, capables d’assembler et de composer des savoirs<br />

désormais surabondants : agilité, transversalité, créativité sont les concepts<br />

maîtres du moment. Sans culture générale, rien de cela n’est possible car elle<br />

seule permet d’établir des ponts entre les disciplines, les gens, les périodes,<br />

les espaces. C’est elle qui rend originale la page Google tous les matins. Et<br />

c’est aussi elle qui nous sort des tâches routinières, lesquelles seront d’ailleurs<br />

bientôt menacées par l’intelligence artificielle. Car, comme l’ont bien montré<br />

Frey et Osborne dans leur désormais célèbre étude d’Oxford sur le remplacement<br />

l’homme par l’IA, les métiers qui résisteront le plus à la machine sont<br />

ceux qui travaillent par et pour l’humain. Les humanités sont un vade-mecum<br />

pour le siècle à venir. Comme le soulignait Nicolas Petit, directeur des Opérations<br />

et marketing chez Microsoft France, « l’important dans la transformation<br />

numérique, ce n’est pas la technologie, c’est la culture ». On le comprend,<br />

c’est elle qui, demain plus qu’aujourd’hui encore, risque d’être un facteur de<br />

différenciation en matière de réussite professionnelle, notamment pour les<br />

hauts potentiels qui se destinent à prendre la direction d’opérations complexes.<br />

: Les humanités en école de management<br />

On pourra toujours rétorquer que ces considérations sont stratosphériques.<br />

Et pourtant, force est de constater que les humanités ont d’ores et déjà le<br />

vent en poupe. Bien des formations du supérieur s’en dotent aujourd’hui :<br />

les facs de médecine « développent des modules ou des masters autour des<br />

humanités pour aider les futurs médecins à mieux affronter les bouleversements<br />

technologiques et sociaux en cours » comme le notait « Le Monde »<br />

dans son édition du 1 er <strong>janvier</strong> <strong>2018</strong>. La faculté de Nanterre de son côté<br />

propose désormais plusieurs licences orientées autour des humanités. L’idée<br />

d’une première année d’université offrant un socle vaste d’enseignements<br />

de culture générale – renouant là avec l’ancienne « propédeutique » – fait<br />

aujourd’hui son chemin. L’École polytechnique a toujours cherché à sensibiliser<br />

ses étudiants, futurs ingénieurs et cadres supérieurs aux questions de<br />

culture générale. Une autre École polytechnique, celle de Lausanne, a créé<br />

un « collège des humanités » car, comme le rappelait son président Patrick<br />

Aebischer : « if I want leading scientists, I first want women and men acting<br />

in the service of society ».<br />

Les écoles de management de leur côté sont aujourd’hui de plus en plus<br />

conscientes de ce besoin. Ainsi, la culture générale - entendue dans son<br />

acception la plus vaste qui inclut la géopolitique et la macroéconomie -<br />

principalement dévolue aux classes préparatoires, y est désormais infusée.<br />

Certaines écoles estiment d’ores et déjà que les enseignements qui n’appartiennent<br />

pas directement au champ de la gestion représentent 25 % de leur<br />

grille d’enseignement. Plusieurs proposent désormais des doubles cursus<br />

avec l’université, en histoire, en philosophie, en droit par exemple. Certaines<br />

d’entre elles cherchent à sensibiliser leurs étudiants à ces questions via des<br />

programmes de conférences ou encore en instituant des enseignements<br />

pérennes en la matière ; on pense ici à la chaire Edgar Morin de la complexité<br />

inaugurée à l’ESSEC en 2014. Plus l’époque se spécialise, plus elle doit<br />

se fonder sur des savoirs généraux ; pas de pyramide élevée sans base<br />

solide. D’autres enfin préfèrent faire intervenir des professeurs de classe<br />

préparatoire, occasionnellement ou durablement. C’est le choix notamment<br />

de Skema qui a institué cette année deux nouveaux enseignements en L3<br />

sous les titres de « grands enjeux économiques » et « grands enjeux géopolitiques<br />

». Ces deux disciplines ont pour but d’apporter non seulement une<br />

culture commune aux étudiants mais aussi une hauteur et une transversalité<br />

qui réinsèrent les enseignements de gestion dans un « big picture », un<br />

cadre plus large pourvoyeur de sens.<br />

Moins périssables que les innovations technologiques constantes, la culture<br />

générale et les humanités dans leur version antique – la cultura animi – ou<br />

moderne – les sciences sociales – donnent les moyens de repenser du sens<br />

là où prévaut l’obsolescence. Elles apparaissent comme durables et structurantes<br />

et, paradoxalement, comme d’une grande actualité car elles rendent<br />

intelligible le présent à la lumière de l’expérience du passé. « Homère est<br />

nouveau ce matin et rien n’est peut-être plus vieux que le journal d’aujourd’hui<br />

» disait déjà Charles Péguy, il y a un siècle. n<br />

L’ESSENTIEL DU SUP | PRÉPAS 19 JANVIER <strong>2018</strong> | N°13

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