JOURNAL ASMAC No 3 - juin 2019

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Que ce soient les Sages de Sion, les francs-maçons ou le club des ultrariches, un groupe secret commande le destin du monde aux yeux des théoriciens du complot. Lorsque des forces obscures sont librement à l’œuvre Des groupes secrets tirent des ficelles invisibles: à l’ère des fake news, les théories du complot trouvent également un terreau fertile. Et Internet facilite leur diffusion. Prof. Dr. Michael Butter, 1 Département d’anglais de l’Université de Tübingen Photo: Adobe Stock 32 3/19 VSAO /ASMAC Journal
Point de mire Théories du complot. Il ne se passe pas un jour sans que ce terme n’apparaisse dans les actualités, et celui qui cherche tombe rapidement sur un nombre incalculable de livres et de sites web qui révèlent de prétendus complots. C’est vrai: les théories du complot connaissent un regain en termes de diffusion et d’effet. Celui-ci se nourrit d’une part de l’essor d’Internet et d’autre part du renforcement de mouvements populistes. Certes, les théories du complot en Europe et aux Etats-Unis ne sont pas aussi influentes qu’avant, mais elles ont désormais à nouveau un impact politique, parfois très problématique. Trinité de la superstition Les théories du complot se distinguent par trois caractéristiques. Elles supposent que rien n’est dû au hasard, que rien n’est tel qu’il paraît et que tout est lié. Les théories du complot prétendent donc qu’il y a un groupe agissant en secret, les conspirateurs, qui suivent un plan systématique afin de prendre le contrôle d’une institution, d’un pays ou même de toute la planète ou qu’ils l’ont déjà fait par le passé et qu’ils veulent à présent assurer et renforcer leur pouvoir. Les théories du complot véhiculent ainsi une image du monde et de l’humain qui semble presque romantique à l’heure actuelle. Elles partent du principe que des personnes peuvent concrétiser leurs projets au sein de petits groupes sur des années, des décennies voire des siècles: on pense notamment aux théories du complot Illuminati. Savoir stigmatisé Il est important de définir les théories du complot avec la plus grande précision possible, car ce terme est également utilisé au quotidien pour discréditer des idées indésirables qui ne constituent pas une théorie du complot au sens propre. Etre un opposant aux vaccins ne suffit pas pour être un théoricien du complot; on ne le devient que si l’on prétend qu’il existerait des accords secrets destinés à cacher les effets nocifs de la vaccination ou que le gouvernement voudrait même contrôler la population par les vaccins en lui implantant par exemple des puces. Les théories du complot ne sont pas non plus obligatoirement des fake news, car leurs partisans sont souvent totalement convaincus qu’ils aident à révéler la vérité et ils diffusent ainsi de fausses informations sans en avoir l’intention. Dans certains cas, il n’est pas toujours facile de savoir si celui qui diffuse une théorie du complot y croit ou non. Mais cela n’a en général aucune importance quant à son effet. Etant donné que l’hypothèse selon laquelle tout aurait été planifié s’oppose aux convictions des sciences sociales modernes qui mettent l’accent sur le chaos, la contingence et les facteurs structurels, les théories du complot ont été qualifiées de «savoir stigmatisé» par la recherche. Elles ont beau compter un nombre considérable d’adeptes, elles ne sont pas prises au sérieux par le discours scientifique et le grand public en raison de leurs postulats de base erronés. Celui qui les formule doit s’attendre à être exclu de la communauté scientifique et même, éventuellement, à être la cible du mépris social. Des espaces publics oppositionnels grâce à Internet Ce diagnostic vaut uniquement pour les dernières décennies et pour le monde occidental. Car du 18 e jusqu’à la fin du 20 e siècle, la croyance aux théories du complot en Europe et en Amérique du Nord n’est pas seulement un phénomène de masse mais également un phénomène d’élite. Ce n’est qu’à la fin des années 50 que les théories du complot perdent ce statut. De plus en plus stigmatisées, elles migrent du centre de la société vers les marges. Le terme de «théoricien du complot» devient une insulte. On remarquera cependant que les théories du complot demeurent populaires. Elles ont seulement disparu de la sphère publique où elles n’étaient plus acceptées pour migrer vers des sous-cultures qui sont devenues de véritables espaces publics oppositionnels avec Internet, avec leurs propres systèmes médiatiques et leurs propres experts. Dans ces espaces publics oppositionnels, les théories du complot sont acceptées comme un savoir légitime et ont de nouveau bénéficié d’une grande visibilité, ce qui a pour conséquence que de plus en plus de personnes y croient. Des études montrent que plus de la moitié des Américains croit à au moins une théorie du complot ou que des théories courantes en Allemagne rencontrent un écho chez un quart à un tiers de la population. Les théories du complot fondent l’identité Cette popularité s’explique par le fait que les théories du complot remplissent des fonctions importantes pour l’identité de ceux qui y croient. Elles excluent le hasard et la contingence, mettant au lieu de cela l’accent sur le pouvoir d’action des personnes. Elles répondent à des représentations d’individus agissant de manière autonome qui conviennent mieux au 18 e ou au 19e siècle qu’au monde contemporain. De plus, elles permettent d’identifier de soi-disant coupables. Contrairement aux théories classiques du bouc émissaire, dans lesquelles ce sont le plus souvent des individus qui sont exclus de la communauté, les théories du complot ont toujours des collectifs en ligne de mire. Les théoriciens du complot se rassurent sur leur propre importance à travers leurs convictions. C’est justement à une époque où il n’est pas (encore) (à nouveau) normal de croire à ces théories, qu’elles permettent à leurs partisans de se démarquer de la masse des gens car ils peuvent se prévaloir d’être surveillés et d’avoir compris comment le monde fonctionne réellement, tandis que la majorité l’ignore encore. Cela explique également pourquoi les théoriciens du complot croient encore davantage à ces théories après avoir été confrontés à des preuves contraires convaincantes, comme l’ont montré des études empiriques. Un mécanisme défensif s’enclenche parce que leur identité se trouve remise en question. 1 L’auteur est vice-président (Action Vice Chair) d’un projet d’analyse comparative des théories du complot (COMPACT – Comparative Analysis of Conspiracy Theories) de l’organisation européenne pour la coopération dans le domaine de la recherche scientifique et technique (COST). Son introduction à la thématique «Rien n’est tel qu’il paraît»: Über Verschwörungstheorien (Propos sur les théories du complot) est parue l’année dernière chez Suhrkamp. VSAO /ASMAC Journal 3/19 33
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