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2016-04

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34 TÉMOIGNAGE<br />

VOUS AVEZ DIT<br />

FRANCOPHONE?<br />

Scholastique Mukasonga<br />

Scholastique Mukasonga est une écrivaine rwandaise d’expression française,<br />

échappée du génocide, lauréate du prix Renaudot en 2012 pour un très beau<br />

et émouvant roman, Notre-Dame du Nil, où elle esquisse avec un sens fascinant<br />

de la vérité et dans un style direct et fort, le prélude au génocide des<br />

Tutsi.<br />

Dans un article publié dans La revue des deux mondes, elle analyse avec<br />

finesse et nuances, son rapport à la langue, à ses origines, à la tragédie qu’elle<br />

a vécue, à la littérature et à la francophonie.<br />

Je n’ai rien à cacher: je fais partie de cette étrange<br />

tribu métisse que l’on désigne communément sous<br />

le nom de francophone. Et même, pour aggraver<br />

mon cas, je me déclare écrivaine francophone, reconnue,<br />

primée, décorée. Qu’ai-je fait pour cela?<br />

Le français n’est pas ma langue maternelle mais elle<br />

m’est bien plus qu’une seconde langue, pas une langue<br />

véhiculaire comme pourrait l’être pour moi en<br />

Afrique de l’Est le swahili. La langue de l’exil? La<br />

langue d’une autre patrie? La langue refuge? La langue<br />

– haïe, aimée, imposée, reconquise – du colonisateur?<br />

N’allons pas si vite. Mon rapport au français ne me<br />

semble pas si tumultueux. Le français cohabite sans<br />

violence avec mon kinyarwanda originel. Les deux<br />

langues partagent mes pensées et mes rêves. Je ne<br />

sais qui opère en moi la «traduction simultanée»<br />

et, si le français s’est imposé, peut-être provisoirement,<br />

dans mon écriture, je prends soin de parsemer<br />

mes livres de mots kinyarwandas comme le<br />

Petit Poucet ses cailloux pour ne pas oublier le chemin<br />

de ses origines.<br />

Mais comment devient-on francophone? Lorsque<br />

j’essaie de répondre à cette question, je suis saisie<br />

du vertige de celui qui se penche sur les imprévisibles<br />

et chaotiques aléas de l’histoire. Je n’ai certes<br />

pas choisi d’être francophone. Les hasards des partages<br />

coloniaux, une lointaine guerre en Europe en<br />

ont décidé pour moi. Et parfois je me plais à imaginer<br />

que, si un certain archiduc autrichien n’avait<br />

pas été assassiné à Sarajevo, je parlerais sans doute<br />

allemand. Aurais-je écrit dans la langue de Goethe?<br />

Et si les Anglais, en 1920, avaient obtenu, comme<br />

ils le demandaient, la moitié du Rwanda pour y faire<br />

passer leur rêve impérial du chemin de fer du Cap<br />

au Caire, serais-je anglophone? Ce genre de rêverie<br />

est parfaitement oiseux mais ne manque pas de me<br />

troubler un instant.<br />

Revenons à la réalité: la Société des Nations ayant<br />

décidé de confier la tutelle du Rwanda et du Burundi<br />

à la Belgique, nous fûmes donc, Rwandais et Burundais,<br />

embarqués dans le train de la francophonie.<br />

Qu’on y prenne garde, la francophonie à la belge<br />

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