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34 TÉMOIGNAGE<br />
VOUS AVEZ DIT<br />
FRANCOPHONE?<br />
Scholastique Mukasonga<br />
Scholastique Mukasonga est une écrivaine rwandaise d’expression française,<br />
échappée du génocide, lauréate du prix Renaudot en 2012 pour un très beau<br />
et émouvant roman, Notre-Dame du Nil, où elle esquisse avec un sens fascinant<br />
de la vérité et dans un style direct et fort, le prélude au génocide des<br />
Tutsi.<br />
Dans un article publié dans La revue des deux mondes, elle analyse avec<br />
finesse et nuances, son rapport à la langue, à ses origines, à la tragédie qu’elle<br />
a vécue, à la littérature et à la francophonie.<br />
Je n’ai rien à cacher: je fais partie de cette étrange<br />
tribu métisse que l’on désigne communément sous<br />
le nom de francophone. Et même, pour aggraver<br />
mon cas, je me déclare écrivaine francophone, reconnue,<br />
primée, décorée. Qu’ai-je fait pour cela?<br />
Le français n’est pas ma langue maternelle mais elle<br />
m’est bien plus qu’une seconde langue, pas une langue<br />
véhiculaire comme pourrait l’être pour moi en<br />
Afrique de l’Est le swahili. La langue de l’exil? La<br />
langue d’une autre patrie? La langue refuge? La langue<br />
– haïe, aimée, imposée, reconquise – du colonisateur?<br />
N’allons pas si vite. Mon rapport au français ne me<br />
semble pas si tumultueux. Le français cohabite sans<br />
violence avec mon kinyarwanda originel. Les deux<br />
langues partagent mes pensées et mes rêves. Je ne<br />
sais qui opère en moi la «traduction simultanée»<br />
et, si le français s’est imposé, peut-être provisoirement,<br />
dans mon écriture, je prends soin de parsemer<br />
mes livres de mots kinyarwandas comme le<br />
Petit Poucet ses cailloux pour ne pas oublier le chemin<br />
de ses origines.<br />
Mais comment devient-on francophone? Lorsque<br />
j’essaie de répondre à cette question, je suis saisie<br />
du vertige de celui qui se penche sur les imprévisibles<br />
et chaotiques aléas de l’histoire. Je n’ai certes<br />
pas choisi d’être francophone. Les hasards des partages<br />
coloniaux, une lointaine guerre en Europe en<br />
ont décidé pour moi. Et parfois je me plais à imaginer<br />
que, si un certain archiduc autrichien n’avait<br />
pas été assassiné à Sarajevo, je parlerais sans doute<br />
allemand. Aurais-je écrit dans la langue de Goethe?<br />
Et si les Anglais, en 1920, avaient obtenu, comme<br />
ils le demandaient, la moitié du Rwanda pour y faire<br />
passer leur rêve impérial du chemin de fer du Cap<br />
au Caire, serais-je anglophone? Ce genre de rêverie<br />
est parfaitement oiseux mais ne manque pas de me<br />
troubler un instant.<br />
Revenons à la réalité: la Société des Nations ayant<br />
décidé de confier la tutelle du Rwanda et du Burundi<br />
à la Belgique, nous fûmes donc, Rwandais et Burundais,<br />
embarqués dans le train de la francophonie.<br />
Qu’on y prenne garde, la francophonie à la belge<br />
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