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ENTREVUE<br />
vient Ahmed, un personnage imaginaire, situé dans son temps<br />
et dans son orientation sexuelle. J’avais juste envie d’écrire sur<br />
ce tout, un homme gay, issu d’une famille bourgeoise tunisienne,<br />
qui vit dans les années 1990, entre Paris et Tunis. Il y a<br />
bien sûr eu beaucoup d’emprunts autour de moi, le fait d’avoir<br />
moi-même vécu à Paris et d’être revenue en Tunisie… Et je me<br />
suis inspirée de trajectoires connues ou entrevues, auxquelles<br />
j’ai voulu réfléchir, et dans lesquelles j’ai fait évoluer mon personnage.<br />
Par ailleurs, je n’ai pas voulu d’indication temporelle<br />
nette. Les indices sont éparpillés. Comme le fait qu’il n’y ait pas<br />
de trithérapie ni de traitement. Ce qui signifie que l’histoire a<br />
lieu avant 1996. C’est donc un récit du passé. Qui serait probablement<br />
très différent aujourd’hui.<br />
Vous avez choisi d’aborder<br />
cette histoire à travers différents<br />
prismes, différents personnages,<br />
pour quelle raison ?<br />
Il m’était important de montrer<br />
qu’il y a une plus grande complexité<br />
que la simple perspective d’Ahmed,<br />
qui voit ses proches d’une manière<br />
un peu inerte. Il connaît leurs réactions,<br />
n’en attend rien de nouveau.<br />
Pour lui, ils sont un peu inamovibles.<br />
Je voulais parler de la famille dans<br />
sa globalité, introduire des formes de<br />
complexité, montrer que cela bouge<br />
chez tout le monde, qu’il n’y a rien<br />
de figé, chez personne, et que, finalement,<br />
tout le monde paie le prix<br />
d’une silenciation générale. Il n’y a<br />
pas forcément une victime et des<br />
coupables, mais plutôt une espèce de<br />
pacte mutuel, où tout le monde serait<br />
un peu victime de tout le monde et le<br />
geôlier de tout le monde.<br />
La question de l’expatriation,<br />
de l’exil, de ce qui nous manque ou nous complète,<br />
« On n’est<br />
jamais tout<br />
à fait chez soi,<br />
que ce soit sur<br />
sa terre natale<br />
ou sur celle<br />
d’accueil. Mais<br />
on n’est jamais<br />
tout à fait<br />
en dehors. »<br />
est au cœur du roman…<br />
En effet, et c’est comme cela que j’ai grandi et vécu. Mais<br />
le sens profond de ce que j’ai voulu dire est politique. Il y a<br />
beaucoup d’illustrations et de sous-entendus dans le récit. Par<br />
exemple, contrairement à ce que pensent les consulats français,<br />
lorsqu’ils ne délivrent pas de visa craignant que « l’étranger » ne<br />
veuille plus rentrer chez lui : en réalité, un Maghrébin n’a pas<br />
forcément envie de rester, de vivre en France. L’important pour<br />
moi était donc de montrer l’ambivalence des relations à une<br />
terre. Ahmed arrive en France avec une ambition, ce rêve d’en<br />
être, et repart convaincu qu’en fait, non, il n’a pas envie de vivre<br />
comme cela. Son amie, Amal, au contraire, est convaincue, au<br />
début, qu’elle ne va pas repartir. Pourtant, c’est elle qui reste,<br />
même si c’est un peu à contrecœur. Ce chassé-croisé, qui se<br />
joue en matière d’ambivalences, m’intéresse. On n’est jamais<br />
vraiment maître avec l’endroit où l’on est. On n’est jamais tout à<br />
fait chez soi, que ce soit sur sa terre natale ou sur celle d’accueil.<br />
En même temps, on n’est jamais tout à fait en dehors. C’est ce<br />
que mes personnages apprennent, une forme de négociation<br />
entre les deux espaces, où chacun fait un choix différent et<br />
apprend à accepter le choix de l’autre.<br />
De tous vos personnages, Amal semble<br />
être la seule à comprendre Ahmed…<br />
Amal, qui est également homosexuelle, est celle qui l’a le<br />
plus aidé, notamment à Paris, où il s’est installé à 17 ans, pour<br />
suivre ses études et pouvoir vivre plus librement son homosexualité.<br />
Avec elle, il s’est construit, s’est mis à exister, même<br />
secrètement. Et réciproquement. Dans<br />
ce livre, je voulais parler d’une amitié<br />
de l’ordre de la construction de soi. Une<br />
amitié radicale, où les enjeux pèsent plus<br />
lourd et où l’on exige plus de l’autre. Une<br />
amitié totale, dans laquelle il faut évoluer<br />
et accepter les limites de l’autre. Mais cela<br />
implique également de faire de la place<br />
aux choix de l’autre et de ne pas imposer<br />
ses décisions de force.<br />
Ces deux protagonistes<br />
finissent-ils par n’en former qu’un seul,<br />
qui se complète et qui s’oppose,<br />
comme le yin et le yang ?<br />
Pas forcément. Ahmed et Amal sont<br />
assez distants et à même de rentrer<br />
en conflit. C’est autre chose. Ils ne se<br />
complètent pas. Ils se tiennent séparément,<br />
mais debout et ensemble. Sur la<br />
même ligne.<br />
Vous écrivez : « Jamais on ne devient<br />
adulte aux yeux des mères.<br />
Elles sont trop seules pour ça.<br />
On n’est jamais qu’un fils, à jamais<br />
endetté par les sacrifices. » La relation entre Ahmed<br />
et sa mère a quelque chose de très radical…<br />
Ce que j’ai observé dans les relations parentales, ce sont des<br />
mères très sacrificielles, qui font peser cette abnégation comme<br />
une forme de dette et de culpabilité. Dernièrement, je lisais How<br />
to Mend: Motherhood and Its Ghosts, un livre de la poétesse<br />
égyptienne Iman Mersal, qui écrit sur la maternité et le sentiment<br />
de culpabilité des mères dès qu’elles mettent leur enfant<br />
au monde. Son point de vue est intéressant. Et je me demande<br />
si, finalement, cette culpabilité ne s’alimente pas mutuellement,<br />
comme une espèce de rapport de sacrifice et de dette. Dans un<br />
cycle qui ne s’arrête pas.<br />
Pourquoi le père est-il si absent ?<br />
J’ai eu beaucoup de mal à écrire ses passages, car il m’est<br />
difficile de cerner le rapport d’un père à ses enfants. Je n’ai<br />
84 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>431</strong>-<strong>432</strong> – AOÛT-SEPTEMBRE 2022