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DR<br />
d’ailleurs pas beaucoup lu de livres qui traitaient de cela. Je<br />
pense que cette absence est propre au patriarcat : le père,<br />
construit comme une figure d’autorité éloignée, ne s’implique<br />
pas dans la famille. Il m’a donc été difficile de rentrer dans<br />
sa subjectivité.<br />
Au fil des pages, on comprend que vous situez cette<br />
histoire il y a une trentaine d’années. Une telle famille<br />
pourrait-elle encore exister aujourd’hui ?<br />
L’immuabilité dans les rapports familiaux est très difficile<br />
à faire bouger. Il me semble d’ailleurs essentiel de politiser<br />
ces espaces : le lien, l’intime et, spécifiquement, la famille, car<br />
elle est toujours considérée comme une sphère autre, de sentiments<br />
et d’intersubjectivité, alors qu’il y a des comportements,<br />
des systèmes auxquels on peut réfléchir en termes théorique,<br />
politique, subjectif et collectif. C’est ce qu’explorent<br />
d’ailleurs la sociologue de la littérature<br />
française Kaoutar Harchi ou l’auteure<br />
franco-camerounaise Leonora Miano dans<br />
Crépuscule du tourment, un récit initiatique<br />
né de questionnements liés à son histoire, à<br />
sa construction, aux figures féminines qui<br />
l’ont entourée, à la sexualité et surtout aux<br />
non-dits familiaux d’une famille bourgeoise<br />
africaine. Je voulais continuer sur cette voie,<br />
car je considère la famille comme un espace<br />
politique. On peut faire sa psychanalyse tant<br />
que l’on veut, mais seules une réflexion et une<br />
remise en question intrafamiliales collectives<br />
peuvent réparer.<br />
Vous nous livrez une histoire de<br />
solitudes, de mots et de maux tus.<br />
Pourquoi un tel silence ?<br />
L’idée qu’un être humain, apprenant qu’il<br />
a le sida, ne sache pas ce qu’il va faire de cette<br />
information et ne puisse en parler à ses proches m’a totalement<br />
percutée. Il fallait absolument que j’essaie d’explorer chaque<br />
protagoniste d’une telle intrigue. Et que j’en profite pour me<br />
poser toutes les questions possibles sur ce silence pesant qui<br />
plane à l’intérieur des familles.<br />
Pourquoi les non-dits sont-ils surtout présents<br />
dans les familles bourgeoises ?<br />
Les statistiques montrent qu’il est beaucoup plus compliqué<br />
pour les femmes victimes de violences dans un milieu bourgeois<br />
d’en parler autour d’elles et de se plaindre que dans un milieu<br />
populaire. Les familles bourgeoises ont une espèce d’honneur à<br />
tenir : « On ne va pas se rabaisser à la parole » ou « On ne va pas<br />
se laisser aller à des excès de sentiments ». Dans ce lieu de socialisation,<br />
il y a énormément de retenue : ne pas parler trop fort,<br />
ne pas exhiber un problème, ne pas se faire remarquer, surtout<br />
quand on est une fille. Cela me fascine, et je le vois autour de<br />
moi de manière assez extraordinaire. Une retenue, quoi qu’il en<br />
coûte, quoi qu’il arrive. C’est tout un système, un peu victorien,<br />
Valse des silences, JC Lattès,<br />
280 pages, 20 €.<br />
et il y a quelque chose à explorer. Surtout lorsqu’il s’agit de la<br />
famille bourgeoise en Afrique. Je voulais gratter de ce côté-là.<br />
Observe-t-on une grande similitude entre<br />
ce type de familles en Afrique et en Europe ?<br />
Beaucoup plus qu’on ne le croit, même si la bourgeoisie<br />
post-coloniale est beaucoup plus cosmopolite que les occidentales.<br />
La première parle plusieurs langues, scolarise ses enfants<br />
dans des écoles étrangères, les envoie étudier à l’étranger, avec<br />
un désir d’extravertir sa descendance. C’est d’ailleurs souvent<br />
pour cette raison que cela crée des rapports un peu plus complexes<br />
dans les lieux où leurs enfants se trouvent. Par exemple,<br />
lorsqu’ils sont racisés, quand ils sont ramenés à leurs origines<br />
ou leur couleur de peau, alors que dans leur société, ils sont<br />
habitués à être dominants. Ce sont des situations particulières,<br />
dont très peu de gens parlent.<br />
On dit souvent que la littérature et le<br />
travail artistique, intellectuel, sont des<br />
sports de bourgeois. Qu’en pensez-vous ?<br />
En termes matérialistes et marxistes, il y a<br />
selon moi une forme de mécanisme assez perverse<br />
qui veut que, comme c’est de l’art, avec<br />
un grand A, et beaucoup de majuscules, il y a<br />
comme un effacement des réalités pratiques et<br />
une espèce d’idéologie qui consisterait à dire<br />
que c’est quelque chose d’inutile. Et donc que<br />
la littérature est un luxe de bourgeois. C’est<br />
faux et, en même temps, cela devrait être un<br />
métier auquel plus de personnes que celles<br />
qui ont le temps et les moyens devraient pouvoir<br />
aspirer. Car, oui, devenir écrivain, cela<br />
demande du temps et des moyens. Ce n’est pas<br />
neutre, et c’est quelque chose que l’on devrait<br />
dégager des majuscules, pour le mettre au<br />
niveau des professions, en clarifiant donc les<br />
rapports matériels d’un auteur avec une maison d’édition et<br />
toutes les relations économiques qui s’y rapportent.<br />
Quant au combat féministe, que l’on devine entre<br />
les lignes de votre roman, quel regard portez-vous<br />
sur son avancement ?<br />
En tant qu’autrice, je suis féministe. En tant que chercheuse,<br />
j’écris beaucoup sur le féminisme. Mais la réalité de<br />
ce mouvement social est complexe, et j’ai du mal à donner des<br />
réponses englobantes. À mon avis, la situation est double : il y<br />
a continuellement des avancées et des contrecoups. Comme<br />
dans une guerre. Nous avons eu une percée féministe avec<br />
#MeToo, en France, et #EnaZeda, l’équivalent tunisien. Mais<br />
en ce moment, il y a un effet de recul, notamment aux États-<br />
Unis avec la révocation du droit à l’avortement. L’important est<br />
de garder les lignes et de s’organiser collectivement, avec des<br />
objectifs politiques clairs, sans rien attendre des hommes politiques.<br />
Parfois, on perd du terrain, comme depuis le Covid-19.<br />
Puis, on en regagne. La lutte ne s’arrête jamais. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>431</strong>-<strong>432</strong> – AOÛT-SEPTEMBRE 2022 85