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AM 431-432

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DR<br />

d’ailleurs pas beaucoup lu de livres qui traitaient de cela. Je<br />

pense que cette absence est propre au patriarcat : le père,<br />

construit comme une figure d’autorité éloignée, ne s’implique<br />

pas dans la famille. Il m’a donc été difficile de rentrer dans<br />

sa subjectivité.<br />

Au fil des pages, on comprend que vous situez cette<br />

histoire il y a une trentaine d’années. Une telle famille<br />

pourrait-elle encore exister aujourd’hui ?<br />

L’immuabilité dans les rapports familiaux est très difficile<br />

à faire bouger. Il me semble d’ailleurs essentiel de politiser<br />

ces espaces : le lien, l’intime et, spécifiquement, la famille, car<br />

elle est toujours considérée comme une sphère autre, de sentiments<br />

et d’intersubjectivité, alors qu’il y a des comportements,<br />

des systèmes auxquels on peut réfléchir en termes théorique,<br />

politique, subjectif et collectif. C’est ce qu’explorent<br />

d’ailleurs la sociologue de la littérature<br />

française Kaoutar Harchi ou l’auteure<br />

franco-camerounaise Leonora Miano dans<br />

Crépuscule du tourment, un récit initiatique<br />

né de questionnements liés à son histoire, à<br />

sa construction, aux figures féminines qui<br />

l’ont entourée, à la sexualité et surtout aux<br />

non-dits familiaux d’une famille bourgeoise<br />

africaine. Je voulais continuer sur cette voie,<br />

car je considère la famille comme un espace<br />

politique. On peut faire sa psychanalyse tant<br />

que l’on veut, mais seules une réflexion et une<br />

remise en question intrafamiliales collectives<br />

peuvent réparer.<br />

Vous nous livrez une histoire de<br />

solitudes, de mots et de maux tus.<br />

Pourquoi un tel silence ?<br />

L’idée qu’un être humain, apprenant qu’il<br />

a le sida, ne sache pas ce qu’il va faire de cette<br />

information et ne puisse en parler à ses proches m’a totalement<br />

percutée. Il fallait absolument que j’essaie d’explorer chaque<br />

protagoniste d’une telle intrigue. Et que j’en profite pour me<br />

poser toutes les questions possibles sur ce silence pesant qui<br />

plane à l’intérieur des familles.<br />

Pourquoi les non-dits sont-ils surtout présents<br />

dans les familles bourgeoises ?<br />

Les statistiques montrent qu’il est beaucoup plus compliqué<br />

pour les femmes victimes de violences dans un milieu bourgeois<br />

d’en parler autour d’elles et de se plaindre que dans un milieu<br />

populaire. Les familles bourgeoises ont une espèce d’honneur à<br />

tenir : « On ne va pas se rabaisser à la parole » ou « On ne va pas<br />

se laisser aller à des excès de sentiments ». Dans ce lieu de socialisation,<br />

il y a énormément de retenue : ne pas parler trop fort,<br />

ne pas exhiber un problème, ne pas se faire remarquer, surtout<br />

quand on est une fille. Cela me fascine, et je le vois autour de<br />

moi de manière assez extraordinaire. Une retenue, quoi qu’il en<br />

coûte, quoi qu’il arrive. C’est tout un système, un peu victorien,<br />

Valse des silences, JC Lattès,<br />

280 pages, 20 €.<br />

et il y a quelque chose à explorer. Surtout lorsqu’il s’agit de la<br />

famille bourgeoise en Afrique. Je voulais gratter de ce côté-là.<br />

Observe-t-on une grande similitude entre<br />

ce type de familles en Afrique et en Europe ?<br />

Beaucoup plus qu’on ne le croit, même si la bourgeoisie<br />

post-coloniale est beaucoup plus cosmopolite que les occidentales.<br />

La première parle plusieurs langues, scolarise ses enfants<br />

dans des écoles étrangères, les envoie étudier à l’étranger, avec<br />

un désir d’extravertir sa descendance. C’est d’ailleurs souvent<br />

pour cette raison que cela crée des rapports un peu plus complexes<br />

dans les lieux où leurs enfants se trouvent. Par exemple,<br />

lorsqu’ils sont racisés, quand ils sont ramenés à leurs origines<br />

ou leur couleur de peau, alors que dans leur société, ils sont<br />

habitués à être dominants. Ce sont des situations particulières,<br />

dont très peu de gens parlent.<br />

On dit souvent que la littérature et le<br />

travail artistique, intellectuel, sont des<br />

sports de bourgeois. Qu’en pensez-vous ?<br />

En termes matérialistes et marxistes, il y a<br />

selon moi une forme de mécanisme assez perverse<br />

qui veut que, comme c’est de l’art, avec<br />

un grand A, et beaucoup de majuscules, il y a<br />

comme un effacement des réalités pratiques et<br />

une espèce d’idéologie qui consisterait à dire<br />

que c’est quelque chose d’inutile. Et donc que<br />

la littérature est un luxe de bourgeois. C’est<br />

faux et, en même temps, cela devrait être un<br />

métier auquel plus de personnes que celles<br />

qui ont le temps et les moyens devraient pouvoir<br />

aspirer. Car, oui, devenir écrivain, cela<br />

demande du temps et des moyens. Ce n’est pas<br />

neutre, et c’est quelque chose que l’on devrait<br />

dégager des majuscules, pour le mettre au<br />

niveau des professions, en clarifiant donc les<br />

rapports matériels d’un auteur avec une maison d’édition et<br />

toutes les relations économiques qui s’y rapportent.<br />

Quant au combat féministe, que l’on devine entre<br />

les lignes de votre roman, quel regard portez-vous<br />

sur son avancement ?<br />

En tant qu’autrice, je suis féministe. En tant que chercheuse,<br />

j’écris beaucoup sur le féminisme. Mais la réalité de<br />

ce mouvement social est complexe, et j’ai du mal à donner des<br />

réponses englobantes. À mon avis, la situation est double : il y<br />

a continuellement des avancées et des contrecoups. Comme<br />

dans une guerre. Nous avons eu une percée féministe avec<br />

#MeToo, en France, et #EnaZeda, l’équivalent tunisien. Mais<br />

en ce moment, il y a un effet de recul, notamment aux États-<br />

Unis avec la révocation du droit à l’avortement. L’important est<br />

de garder les lignes et de s’organiser collectivement, avec des<br />

objectifs politiques clairs, sans rien attendre des hommes politiques.<br />

Parfois, on perd du terrain, comme depuis le Covid-19.<br />

Puis, on en regagne. La lutte ne s’arrête jamais. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>431</strong>-<strong>432</strong> – AOÛT-SEPTEMBRE 2022 85

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