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INTERVIEW<br />
disparaître de la surface de la Terre. Je suis certain que de là où<br />
elle s’est exilée pour l’éternité, elle a un sourire attendri pour<br />
moi et beaucoup de fierté. Car ce roman est un peu le sien, aussi.<br />
Votre héros est enrôlé en 1914 dans le régiment des<br />
tirailleurs algériens pour combattre l’Allemagne aux côtés<br />
des Français, sur le front nord-est de l’Hexagone. Pourquoi<br />
cela vous intéressait de le plonger dans le feu du conflit ?<br />
Tout ce qui m’interpelle m’inspire. Écrire, pour moi, c’est<br />
m’instruire. Chaque histoire que j’invente me fait découvrir des<br />
réalités autres, parfois insoupçonnables, sur moi d’abord et sur ce<br />
qui m’entoure. Ici, j’ai voulu voir de plus près une période mouvementée<br />
de mon pays, accéder à ses non-dits, écarter les tentures<br />
poussiéreuses sur ses différents visages, remonter aux sources de<br />
ce qui fait de nous un peuple d’écorchés vifs. On ne peut expliquer<br />
le présent qu’en se référant au passé. Pour comprendre l’Algérie<br />
d’aujourd’hui, il faut interroger les fantômes de ceux qui ne<br />
sont plus. Les Vertueux s’est proposé de m’aider dans ce sens. J’ai<br />
suivi le parcours d’un berger qui n’avait jamais quitté son douar<br />
et que l’on envoie brutalement découvrir un monde aux antipodes<br />
du sien. Il connaîtra la Grande Guerre en tant que tirailleur,<br />
Oran en naufragé de l’histoire, la déroute, la traque, l’amour,<br />
les vacheries de la fatalité, les chamboulements qui ont secoué<br />
l’Algérie de la première moitié du XX e siècle. Toute une vie pleine<br />
d’enseignement, avec des rebondissements sidérants comme<br />
l’existence sait si bien échafauder en toute impunité. Ce roman,<br />
je ne l’ai pas seulement écrit, je l’ai subi. Je n’en<br />
étais pas simplement l’auteur, j’étais un acteur,<br />
un personnage parmi les autres dont je sentais<br />
la sueur, percevais le pouls et redoutais les<br />
colères. J’étais en immersion, en apnée, et il<br />
m’est arrivé plusieurs fois de refuser de remonter<br />
à l’air libre tellement je m’y sentais bien.<br />
Estimez-vous que ce lourd tribut payé<br />
comme s’ils avaient été les figurants de leur propre histoire.<br />
C’est cette injustice que Les Vertueux tente de réparer.<br />
Une partie du livre se déroule dans l’Oran des<br />
années 1920. En quoi cette ville vous inspire-t-elle ?<br />
Elle a quelque chose de magique. J’ignore quoi au juste, mais<br />
elle me troublera toujours autant qu’elle m’afflige par moments.<br />
J’y vis depuis soixante-cinq ans. Mon père y est né. Ma mère<br />
est venue au monde non loin d’Oran, du côté de Rio Salado (El<br />
Maleh aujourd’hui). C’est une cité où les paradoxes se rejoignent<br />
sans jamais se remettre en question. Ils sont là, se boudent, s’affrontent,<br />
se jettent la pierre sans pour autant alarmer la ville, qui<br />
paraît ne pas les « calculer » du tout. Oran n’a d’attention que pour<br />
elle-même. Elle est persuadée d’être le seul repère digne d’intérêt.<br />
Je l’ai chantée aux quatre coins de la planète sans qu’elle me<br />
gratifie d’un clin d’œil reconnaissant. Elle trouve évident qu’on la<br />
magnifie, que c’est la moindre des choses qu’on la célèbre. Camus<br />
l’avait appris à ses dépens. Jamais, au grand jamais, cette ville ne<br />
m’a regardé en face, ou regardé comme je la regarde.<br />
Quel est votre lien avec ses habitants ?<br />
Par endroits, en particulier dans le milieu « intello », je suscite<br />
plus d’hostilité que d’admiration. Cependant, paradoxalement,<br />
lorsque je me tourne vers le peuple, je ne vois que bienveillance,<br />
générosité, ambiance bon enfant, et une très belle camaraderie.<br />
Les Oranais font d’un éclat de rire une fête et d’un casse-croûte<br />
un festin. Rien ne semble en mesure de venir à bout de leur<br />
joie de vivre, en dépit des désillusions et du<br />
naufrage de la nation. C’est sans doute pour<br />
cela que je pardonne à la ville sa discourtoisie<br />
à mon encontre. Mais bon, souvent ceux qu’on<br />
aime ne nous le rendent pas. L’essentiel est<br />
d’aimer, qu’importe si la réciprocité ne suit pas.<br />
Un autre volet de votre intrigue<br />
s’implante à Kenadsa, où vous êtes né,<br />
par ces soldats n’est pas assez connu ?<br />
L’histoire ne retient que les héros qui l’arrangent.<br />
J’ai voulu parler de ces braves que<br />
l’on oublie, raconter leur destin, leur vaillance,<br />
leur ériger une stèle à travers mon texte. Ils<br />
se sont battus et ont triomphé. Pourtant, sur<br />
le vaste écran de la mémoire, ils font l’effet<br />
d’une illusion d’optique, pareils à des ombres<br />
chinoises vite absorbées par les angles morts<br />
du souvenir. Ils ont été sur tous les fronts, de<br />
la Crimée au Mexique, de la Grande Guerre à<br />
Les Vertueux, Mialet-Barrault,<br />
544 pages, 21 €.<br />
dans le Sahara. Que représente-t-elle<br />
pour vous ?<br />
Je suis le fils du désert. Chez nous, la<br />
force de toute chose réside dans sa simplicité.<br />
Nous ne savons pas tourner autour du pot, ni<br />
apostropher les autres sans nous assurer que<br />
nous ne sommes pas pires qu’eux. Dans la<br />
rigueur de notre droiture, quelqu’un qui perd<br />
la face perd le reste avec. Car il n’y a aucune<br />
raison, pour les mortels que nous sommes, de<br />
renoncer à la dignité pour glaner quelques<br />
celle contre les nazis. Leur nom est une légende : on les appelait<br />
les Turcos, les tirailleurs algériens. Leur sang a irrigué des terres<br />
inconnues, écrit des épopées aussitôt archivées et mises sous<br />
scellés ; leurs corps ont pavé les chemins de toutes les gloires<br />
sans que l’hommage leur soit rendu en entier. La paix d’hier<br />
leur doit beaucoup, mais qui l’admet ouvertement ? De temps à<br />
autre, on leur consacre deux ou trois mots, on les raconte sommairement<br />
comme s’ils avaient évolué dans un monde parallèle,<br />
misérables privilèges ou ne pas assumer nos faits et méfaits. Le<br />
salut, le vrai, est de se regarder dans une glace sans se détourner,<br />
de regarder derrière soi sans trop de regret, de marcher<br />
dans les pas du temps avec sérénité. J’ai hérité de mes ancêtres<br />
cette sagesse qui me permet de rester debout au cœur des turpitudes,<br />
en gardant le cap contre vents et marées. Si vous tenez à<br />
accéder à vous-même, allez dans le Sahara, cohabitez quelques<br />
jours avec les gens du désert, regardez-les vivre de peu et s’en-<br />
DR<br />
88 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>431</strong>-<strong>432</strong> – AOÛT-SEPTEMBRE 2022