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Le petit monde de Raymond Bigot - Université de Caen Basse ...

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un peu comme les sous-sols du BHV où il avait exercé ses talents <strong>de</strong> ven<strong>de</strong>ur (je dormais dans<br />

celle <strong>de</strong> droite, toujours, avec Bertrand).<br />

Au premier étage, à gauche en sortant <strong>de</strong> l’escalier, la chambre <strong>de</strong> Jeanne et <strong>Raymond</strong>, sobre<br />

et <strong>de</strong> bon goût, rien d’un lupanar, à droite celle <strong>de</strong> Rosette désormais mariée à Edouard, et<br />

coincée entre les <strong>de</strong>ux, ce qui s’appelait la chambre <strong>de</strong> Ma<strong>de</strong>leine et qui n’était qu’une <strong>petit</strong>e<br />

pièce étroite à laquelle on ne pouvait accé<strong>de</strong>r qu’à travers la chambre d’un autre : cela m’a<br />

toujours semblé extravagant.<br />

En bas, la pièce ‘à la norman<strong>de</strong>’ qui servait à tout, <strong>de</strong> salle à manger, <strong>de</strong> salon, <strong>de</strong> salle <strong>de</strong><br />

jeux, <strong>de</strong> pièce <strong>de</strong> réception ... ; <strong>Raymond</strong> y avait même un établi contre la fenêtre sur lequel il<br />

préparait ses <strong>petit</strong>es sculptures avec ses maillets, ses ciseaux et ses gouges. L’autre pièce, le<br />

salon, froid, sombre et austère, n’était utilisée que pour <strong>de</strong>s cérémonies protocolaires ; il y<br />

avait <strong>de</strong>dans une <strong>petit</strong>e armoire avec <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> livres apparemment anodins, <strong>de</strong>s Paul<br />

Bourget, <strong>de</strong>s Tharaud, <strong>de</strong>s Charles Péguy, qui dissimulaient <strong>de</strong>rrière eux <strong>de</strong>s textes sulfureux,<br />

dont <strong>de</strong>s pamphlets anti-dreyfusards (on semble l’avoir été à Honfleur) mais aussi <strong>de</strong>s écrits<br />

<strong>de</strong> Lucie Delarue-Mardrus 34 que l’évêché brûlait aussitôt qu’il en trouvait un.<br />

La cuisine était <strong>de</strong>hors : on perça un mur pour y accé<strong>de</strong>r. De toilettes, point : le premier WC<br />

décent fut l’œuvre d’Edouard en 1950. <strong>Le</strong>s vrais artistes ne sont guère concernés par ces<br />

contingences. Mais il y avait <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s joies : les rassurants édredons à l’ancienne pour lutter<br />

contre l’absence <strong>de</strong> chauffage, la marmite à crevettes vives qui bouillonnait sur son réchaud<br />

Primagaz, le cidre d’un ami qu’on allait tirer dans une barrique logée dans la cave <strong>de</strong> plain<br />

pied et qu’on rapportait tout frémissant dans une carafe ventrue au long col... <strong>Le</strong> proverbe<br />

favori <strong>de</strong> Paul Camus était ‘plaignez verre vi<strong>de</strong>, vi<strong>de</strong>z verre plein’. La loi Evin ne fut jamais<br />

promulguée à la Hulotte, ni même évoquée. Cette maison, c’était une vraie maison.<br />

Je mets ici pour conclure <strong>de</strong>ux belles images pour ceux qui ont tenu la distance. La première<br />

est prise, par <strong>Raymond</strong> je pense, trois kilomètres à l’ouest d‘Honfleur, sur la si-bien-nommée<br />

‘plage <strong>de</strong> Vasouy’ qui à l’époque était un lieu <strong>de</strong> plaisir certain et d’hydrothérapie improbable.<br />

La Seine ne frôle plus le pied <strong>de</strong>s falaises comme au temps <strong>de</strong> Champlain ni même <strong>de</strong> Victor<br />

Hugo, et la vase domine. <strong>Le</strong>s crevettiers, qui marchaient à la voile tant que les crevettes<br />

étaient proches et conviviales, se sont mis au moteur et rythment leur travail avec les marées.<br />

Sur ce cliché d’amateur (mais <strong>Raymond</strong> était un artiste en tout), on voit un ciel étonnant<br />

comme les peignaient Courbet et Eugène Boudin.<br />

Jeanne et Ma<strong>de</strong>leine, chau<strong>de</strong>ment habillées <strong>de</strong> sombre (c’est l’époque qui voulait cela, tout<br />

autant que les sautes d’humeur <strong>de</strong> la météo qui n’en était qu’à ses débuts : on lisait<br />

l’Almanach du Hanneton’ à la Hulotte) sont assises sur une conduite d’eaux usées et tricotent<br />

quelque chose d’important. Rosette joue avec les galets ou d’autres trucs. A quoi pense-telle<br />

? Nul ne le saura jamais.<br />

Nous avons connu cette plage à l’été 1945, saturée du mazout <strong>de</strong>s bateaux coulés.<br />

Nous portions <strong>de</strong>s maillots <strong>de</strong> bain en laine grise qui pendaient comme <strong>de</strong>s couches<br />

trempées sur nos postérieurs frileux. Et pourtant nous avons aimé cette plage<br />

d’estuaire qui était un pied <strong>de</strong> nez aux stations balnéaires du Grand Ouest : Cabourg,<br />

Trouville, Deauville... Car après la plage, il y avait la remontée pé<strong>de</strong>stre à la Hulotte,<br />

l’abandon du maillot <strong>de</strong> bain, les crevettes, les bigorneaux, les coques, les faînes et le<br />

cidre d’un copain <strong>de</strong> Paul Camus.<br />

34 Ceux qui ne connaissent pas cette dame ne <strong>de</strong>vraient pas la traiter par-<strong>de</strong>ssous le cou<strong>de</strong>. Je recomman<strong>de</strong> en<br />

particulier ‘L’ange et les pervers’ qui n’ont pas été sans influence sur mon développement ultérieur. Et même, je peux<br />

envoyer la photo <strong>de</strong> la pose <strong>de</strong> la plaque <strong>de</strong> Lucie sur la maison natale <strong>de</strong> la dame, celle justement <strong>de</strong> notre docteur<br />

Bréhier, sur laquelle on nous voit, Bertrand et moi, propres, perplexes et attentifs (<strong>de</strong>rnière minute : victime d’un<br />

narcissisme aussi soudain qu’inacceptable, je n’ai pu résister à la mettre en annexe 7 à cette note, avec <strong>de</strong>s photos <strong>de</strong> la<br />

Lucie. <strong>Le</strong> Docteur Mardrus a mis la fusée en orbite, mais comme un vieux beau il n’a pas su soutenir son intérêt, sinon<br />

pécunier, et un temps seulement).<br />

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