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de l’URSS. C’est le système qui est vicié.<br />

<strong>En</strong> août 2010, Fidel Castro en personne l’a<br />

reconnu dans un étonnant entretien avec<br />

Jeffrey Goldberg, journaliste à The Atlantic,<br />

et la spécialiste américaine Julia Sweig :<br />

le modèle ne fonctionne pas. Plus précis<br />

encore, il a dit : “Le modèle cubain ne fonctionne<br />

plus, pas même pour nous.” Soulignons<br />

qu’il ne dénonçait plus la perfidie de l’empire<br />

[étasunien], mais soulevait une cause<br />

interne. Ce qui constitue en soi un véritable<br />

événement, méritant une analyse<br />

approfondie. De quel modèle parlait-il ? Du<br />

modèle soviétique d’étatisation forcée.<br />

Depuis la révolution cubaine, en 1959, l’Etat<br />

devait prendre en charge tout ce que les<br />

dirigeants précédents avaient mal fait.<br />

L’Union soviétique, avec ses triomphes<br />

retentissants (par exemple le lancement<br />

du premier Spoutnik, en 1957), montrait<br />

combien cette voie-là était prometteuse.<br />

Une voie qui présentait au passage le grand<br />

avantage de fonctionner sur le principe<br />

d’un gouvernement à parti unique, quasiment<br />

sans opposition, avec une société<br />

civile réduite à néant.<br />

Aujourd’hui, ce voyage à Cuba, le premier<br />

depuis dix ans, m’a permis d’observer<br />

les premiers signes du processus<br />

inverse, les premières étapes du démontage<br />

de cet Etat tentaculaire. J’ai observé<br />

la rétractation de celui-ci. Je l’ai vue, c’est<br />

un phénomène visible à l’œil nu, un phénomène<br />

physique, tel un reflux qui en se<br />

retirant lourdement laisse des débris derrière<br />

lui : le désastre d’une économie<br />

détruite, le pays plongé dans une crise<br />

financière profonde, aggravée par un système<br />

schizoïde de double monnaie [le peso<br />

cubain convertible (chavito) est considéré<br />

comme la monnaie officielle depuis 2004,<br />

mais les salaires sont payés en pesos nationaux<br />

sans aucune valeur à l’extérieur].<br />

Dans un contexte de mécontentement<br />

croissant de la population et de montée en<br />

puissance de la dissidence.<br />

S’adapter au changement<br />

Je me procure toute la presse disponible<br />

au kiosque le plus proche de la “casa particular”<br />

[chambres d’hôtes, chez des particuliers]<br />

où je me suis installé. Cet intérêt<br />

si inhabituel pour des journaux et gazettes<br />

que presque personne ne lit me trahit instantanément<br />

: je viens de l’étranger. Je<br />

demande le tout récent Proyecto de lineamientos<br />

de la política económica y social<br />

[Projet de grandes lignes de la politique<br />

économique et sociale], mais il est épuisé,<br />

m’informe le vieux marchand de journaux :<br />

“Tout La Havane est en train de le lire.” Je<br />

finis par le dénicher grâce à un vendeur<br />

d’occasion improvisé, un autre vieux monsieur<br />

qui, entendant la conversation, me<br />

laisse son exemplaire pour dix fois son prix.<br />

Cette brochure de 29 pages détaille en<br />

291 points la prochaine “mise à jour” du<br />

modèle cubain. Il s’agit, affirme le quotidien<br />

officiel Granma, du produit de la<br />

consultation lancée le 26 juillet 2007 par<br />

Raúl Castro, grâce à laquelle “plus de 4 millions<br />

de Cubains [ont formulé] plus de 1 million<br />

de propositions”. Pour l’essentiel, la mise<br />

MCMULLAN CO/SIPA<br />

L’auteur<br />

José Manuel Prieto,<br />

né à La Havane en 1962.<br />

Cet écrivain<br />

et traducteur a vécu<br />

douze ans en Russie,<br />

a enseigné à Mexico<br />

et vit aujourd’hui<br />

à New York. Parmi<br />

ses œuvres traduites<br />

en français : Papillons de nuit dans l’empire<br />

de Russie (Christian Bourgois, 2003)<br />

et Rex (Christian Bourgois, 2007).<br />

à jour consiste précisément à dégraisser<br />

cet Etat lourdaud, à le rendre plus compact<br />

et à réduire son coût de fonctionnement.<br />

Comme je finis par le comprendre à travers<br />

les lignes jargonneuses de ces Lineamientos<br />

que tout Cuba lit et dont elle débat<br />

comme si c’était un best-seller, l’exercice<br />

consiste au fond à définir quel sera le nouveau<br />

rôle confié à cet Etat (qu’on imagine<br />

plus en arbitre qu’en joueur vedette), en<br />

veillant en même temps à ce qu’il n’y perde<br />

pas sa mainmise politique. Le parti de gouvernement<br />

doit rester au pouvoir afin de<br />

“sauvegarder les conquêtes de la révolution”.<br />

J’en conclus que les dirigeants cherchent<br />

en fait à s’adapter à un changement<br />

qui s’est amorcé sans la participation du<br />

gouvernement, mais sur l’initiative du<br />

peuple cubain. C’est comme un fleuve qui<br />

retournerait dans son lit. Ou bien, comme<br />

si, face à la débandade sur le front, l’étatmajor<br />

déclarait une “retraite organisée”.<br />

Les Lineamientos ont pour seule fonction<br />

d’essayer de sauver les apparences, de<br />

contrôler le processus.<br />

La vie sous le socialisme est un éternel<br />

jeu du chat et de la souris. Il y a d’une part<br />

Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 31<br />

un Etat protégeant jalousement sa condition<br />

d’acteur unique et de l’autre l’infatigable<br />

guérilla de l’initiative privée et du<br />

marché noir, ce puissant fleuve qui court<br />

sous la surface apparemment monolithique<br />

du pays et qui assure en grande partie sa<br />

bonne marche. L’Etat vient donc de se fixer<br />

pour but de forer des puits artésiens pour<br />

accéder à ce fleuve souterrain et lui permettre<br />

de jaillir à la lumière sous une forme<br />

plus ou moins maîtrisée.<br />

Pas de queue<br />

Je suis stupéfait, par exemple, des quantités<br />

de nourriture que l’on vend dans les<br />

rues, en comparaison de la faim qui sévissait<br />

pendant ce qu’on appelle ici la “période<br />

spéciale” [après la chute de l’URSS, période<br />

marquée par de graves difficultés économiques<br />

pour Cuba, privée des subsides<br />

soviétiques]. Dans la rue San Rafael, en<br />

plein centre de la capitale, dans le quartier<br />

historique, je dénombre au moins dix<br />

points de vente de nourriture, pour la plupart<br />

en pesos cubains. Et il n’y a pratiquement<br />

pas de queues, peut-être en raison<br />

des prix, assez élevés ; les étals sont bien<br />

approvisionnés (pour Cuba – tout est relatif)<br />

et les prix, bien que prohibitifs pour la<br />

majorité de la population, n’empêchent pas<br />

les produits de trouver preneur. Quoi qu’il<br />

en soit, l’offre privée, ajoutée à celle de<br />

l’Etat (qui vend, lui, à des prix “libérés” des<br />

contraintes du marché), rend bien moins<br />

pénible la tâche ardue de s’alimenter. Cuba<br />

importe 80 % de ce qu’elle consomme,<br />

l’équivalent de 2 milliards de dollars [environ<br />

1,5 milliard d’euros] chaque année. <strong>En</strong><br />

2007, la distribution des terres en jachère<br />

(près de 3 millions d’hectares, soit la moitié<br />

des terres cultivables) a commencé.<br />

Comme le souligne dans un entretien à la<br />

“La vie sous le socialisme est un éternel jeu du chat et de la souris.”<br />

revue Espacio Laical le jeune économiste<br />

cubain Pavel Vidal Alejandro, il reste<br />

encore à accomplir la “désarticulation du<br />

monopole étatique et centralisé de commercialisation<br />

des produits agricoles”. Car c’est<br />

cela, et non une quelconque arriération, ni<br />

les cyclones, qui a toujours empêché l’agriculteur<br />

cubain de remplir son grenier.<br />

La disparition du carnet de rationnement,<br />

rêve éternel de tout Cubain, a été<br />

annoncée. Aujourd’hui, ce rêve est enfin à<br />

portée de main, non parce qu’on a atteint<br />

la prospérité économique du “socialisme<br />

développé” (comme l’URSS, qui, nous disaiton,<br />

ignorait les carnets de rationnement),<br />

mais parce que l’Etat n’a tout bonnement<br />

plus rien à distribuer. La bodega [épicerie<br />

distribuant les produits en rationnement]<br />

devant laquelle je passe tous les matins,<br />

dont le téléphone public, en état de<br />

La disparition du carnet<br />

de rationnement, rêve<br />

éternel de tout Cubain,<br />

a été annoncée :<br />

aujourd’hui, ce rêve est<br />

enfin à portée de main<br />

marche, me permet de passer des appels,<br />

est aussi vide que lorsque j’étais enfant et<br />

que ma mère faisait des pieds et des mains<br />

pour obtenir une ration de pain, qui se<br />

révélait toujours insuffisante.<br />

“Cuba a beau faire les yeux doux aux<br />

Chinois”, me dit mon ami l’essayiste Víctor<br />

Fowler, à qui je rends visite tard dans la<br />

soirée, dans l’obscurité et sous une pluie<br />

battante, “ils ne sont pas entrés dans le jeu<br />

d’‘entretenir’ notre île lointaine comme<br />

l’avaient fait les Russes”. L’URSS, bailleur de<br />

fonds de luxe qui durant plus de trente ans<br />

a nourri la révolution cubaine de milliards<br />

de dollars, est passée de vie à trépas en<br />

1991. La place laissée vacante a été<br />

reprise par le Venezuela, qui vend à Cuba<br />

100 000 barils de pétrole chaque jour en<br />

échange de son assistance médicale. Mais<br />

ce modèle commence lui aussi à prendre<br />

l’eau, à cause des faux pas d’Hugo Chávez<br />

et de la situation délicate dans laquelle se<br />

trouve à son tour son pays.<br />

Voilà pourquoi les dirigeants se sont<br />

vus contraints d’en appeler au dernier<br />

bailleur de fonds disponible, celui qui se<br />

trouve toujours à portée de main : le peuple<br />

cubain. Des décennies durant, ils l’ont<br />

maintenu pieds et poings liés, et voilà que<br />

de toute leur grandeur olympienne et<br />

omnipotente ils se penchent vers lui pour<br />

le délivrer. A commencer par le “déserteur<br />

de l’Etat”, qui n’est plus traité de spéculateur<br />

ou de parasite mais qui a reçu une<br />

toute nouvelle appellation : cuentapropista<br />

[celui qui travaille pour son propre<br />

compte]. Car c’est lui l’ultime sauveur.<br />

La première étape a consisté à publier<br />

gracieusement une liste des activités autorisées,<br />

au nombre de 178, y compris les professions<br />

les plus farfelues, telles que clown<br />

ou couvreur de boutons. La liste reste 32

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