En couverture
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mum aux Pays-Bas varie entre 8 et 9 euros<br />
de l’heure. Elle n’a pas de contrat. Elle n’a<br />
pas droit au congé maladie, ne cotise ni à<br />
la retraite ni à l’assurance-maladie. L’une<br />
des deux sociétés lui accorde des congés<br />
payés au compte-gouttes. Selekt lui a fourni<br />
une veste et un sweat-shirt mais pas de<br />
chaussures, et elle doit payer de sa poche<br />
l’entretien de son vélo. L’entreprise profite<br />
des vides juridiques existant dans le<br />
droit du travail pour lui imposer ces conditions<br />
exécrables. Notre factrice est payée<br />
quelques centimes pour chaque courrier<br />
distribué. Les sociétés postales privées font<br />
en sorte que le contenu du sac postal des<br />
facteurs ne leur permette jamais de gagner<br />
plus de 580 euros par mois, seuil au-delà<br />
duquel elles seraient obligées de les<br />
employer en CDI.<br />
Une guerre fratricide<br />
Les caisses de Selekt sont jaunes et frappées<br />
du logo à cor de chasse noir de [sa<br />
maison-mère] la Deutsche Post, ancien<br />
service postal public allemand, privatisé<br />
depuis de longues années [en 1996], à l’instar<br />
de son concurrent néerlandais [1989].<br />
Depuis des années, ces deux sociétés se disputent<br />
âprement le marché néerlandais,<br />
dans le cadre de la guerre postale fratricide<br />
qui affecte toute l’Europe du Nord, une<br />
guerre à laquelle n’échappera pas Royal<br />
Mail [la poste britannique] lorsqu’elle sera<br />
à son tour privatisée.<br />
Une fois privatisées, les anciennes<br />
sociétés postales d’Etat ne deviennent pas<br />
nécessairement des concurrents faciles.<br />
Privatisation et libéralisation ne sont pas<br />
synonymes. Mais, aux Pays-Bas, elles sont<br />
allées de pair et ont profondément transformé<br />
l’activité postale.<br />
Chaque semaine, particuliers et entreprises<br />
reçoivent la visite de facteurs de<br />
quatre sociétés différentes. Il y a les facteurs<br />
“orange” de la poste néerlandaise privatisée,<br />
désormais baptisée Post NL [fin<br />
mai 2011, le holding TNT NV a séparé ses<br />
activités postales de ses opérations de<br />
transport express : TNT Post est devenue<br />
Post NL, et TNT Express a conservé son<br />
nom] ; les facteurs “bleus” de Sandd,<br />
société néerlandaise privée ; les facteurs<br />
“jaunes” de Selekt, filiale de Deutsche<br />
Post/DHL ; et enfin les facteurs “semiorange”<br />
de Netwerk VSP, société néerlandaise<br />
créée [en 2007] par TNT Post pour<br />
cannibaliser ses propres activités en<br />
employant une main-d’œuvre précaire qui<br />
lui coûte moins cher que son propre personnel<br />
(syndiqué). Post NL distribue le<br />
courrier six jours par semaine, Sandd et<br />
Selekt deux jours par semaine, et VSP un<br />
jour par semaine.<br />
Du point de vue d’un libéral ardent,<br />
cela peut passer pour une saine concurrence.<br />
Mais bizarrement, aucun des rivaux<br />
ne prospère. Les fonds spéculatifs et<br />
autres actionnaires transnationaux qui<br />
présidaient aux destinées de TNT l’ont<br />
obligé à se scinder. Deutsche Post s’est<br />
retirée des Pays-Bas et a vendu Selekt à<br />
Sandd [début 2011], une société qui n’a<br />
jamais été bénéficiaire.<br />
ANDERSEN ULF/SIPA<br />
“Oh, je crois que je repasserai.” Dessin de Robert Thompson, Royaume-Uni.<br />
Fondée [en 2001] par d’anciens dirigeants<br />
de TNT Post, Sandd s’est fait une<br />
spécialité de la distribution du courrier<br />
privé. Sandd est l’abréviation de Sort and<br />
deliver [Tri et distribution]. <strong>En</strong> Grande-<br />
Bretagne (comme dans de nombreux<br />
autres pays), les sociétés privées peuvent<br />
procéder à la collecte et au tri du courrier<br />
mais, dans les faits, le “dernier kilomètre”<br />
d’une lettre reste le monopole de Royal<br />
Mail. Le système Sandd consiste à livrer<br />
les caisses de courrier directement chez<br />
des travailleurs occasionnels qui effectuent<br />
le tri sur la première surface plane qu’ils<br />
trouvent, puis distribuent les plis aux jours<br />
prévus, à l’heure de leur choix. Ce système<br />
a l’avantage de réduire les frais de l’entreprise,<br />
tout en limitant le risque que les facteurs<br />
se rencontrent pour discuter de leurs<br />
problèmes ou de l’adhésion à un syndicat.<br />
J’ai observé le tri du courrier par notre<br />
factrice dans sa cuisine. Elle le répartissait<br />
L’auteur<br />
James Meek<br />
(jamesmeek.net), grand<br />
reporter et écrivain<br />
britannique, est né<br />
à Londres en 1962.<br />
Il grandit à Dundee,<br />
en Ecosse, et débute<br />
dans le journalisme pour<br />
financer ses ambitions<br />
romanesques. Dans les années 1990,<br />
Meek vit à Kiev et à Moscou, où il est<br />
correspondant, puis chef du bureau<br />
du Guardian. On lui doit également<br />
des reportages sur l’Irak, la Tchétchénie<br />
et Guantanamo. <strong>En</strong> 2004, il est élu<br />
correspondant de l’année en Grande-<br />
Bretagne. S’il collabore encore à son ancien<br />
journal, ainsi qu’à la London Review of<br />
Books et à Granta, Meek se concentre<br />
aujourd’hui sur l’écriture. Depuis 1989, date<br />
de la publication en Ecosse de son premier<br />
roman, Thé à l’eau de mer (éd. Autrement,<br />
1997), il a publié deux recueils de nouvelles<br />
et trois romans, dont le best-seller<br />
Un acte d’amour (éd. Métailié, 2007),<br />
traduit en plus de vingt-cinq langues.<br />
Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 47<br />
en tas sur chacun des deux égouttoirs en<br />
acier de son évier, qu’elle avait soigneusement<br />
séchés après la vaisselle du soir. Il y<br />
avait surtout des catalogues Ikea, dont la<br />
<strong>couverture</strong> montrait un ensemble de<br />
meubles en bois clair, gais, sous un éclairage<br />
raffiné. L’idéal d’Ikea ne prévoit aucun<br />
espace adapté au tri du courrier. Tandis que<br />
le bruit mou des catalogues empilés sur la<br />
paillasse se faisait monotone, mon œil a<br />
été attiré par une rangée de Schtroumpfs<br />
en équilibre sur le tuyau de cuivre audessus<br />
de l’évier. Ils étaient recouverts<br />
d’une épaisse couche de poussière noire.<br />
La factrice sait bien que tout va de travers.<br />
Dans un courriel angoissé qu’elle m’a<br />
envoyé après ma visite, elle écrit : “Beaucoup<br />
de larmes coulent”.<br />
Petit boulot<br />
Joris Leijten, un facteur qui a quitté Sandd<br />
en janvier 2011, m’a expliqué qu’il triait le<br />
courrier sur son lit. Dans un café de<br />
Bussum [en Hollande-Septentrionale], il<br />
me tend le flyer que Sandd a glissé sous sa<br />
porte après sa démission, flyer où la<br />
société vante son ancien boulot : une<br />
photo de quatre personnes en uniforme<br />
bleu Sandd, marchant à grands pas dans<br />
la rue, tout sourire, avec sous le bras de<br />
légères liasses de courrier. “Travaillez à<br />
l’extérieur en gérant votre temps, proclame<br />
le prospectus. Idéal pour les étudiants, les<br />
femmes au foyer et les retraités.”<br />
Leijten m’a raconté une journée de travail<br />
: tri puis distribution de 323 plis d’un<br />
poids total de 81,4 kilos, en trois tournées,<br />
à 279 adresses. Sandd assure que cela prend<br />
six heures ; Leijten y consacrait huit heures.<br />
Cela lui rapportait 27 euros, soit un peu<br />
plus de 3 euros de l’heure. Sandd présente<br />
ce travail comme un bijbaan, un petit boulot<br />
pour quelqu’un qui veut prendre l’air et<br />
faire de l’exercice, un retraité, un étudiant,<br />
une femme ayant un mari salarié. Mais à<br />
32 ans, Leijten n’arrive pas à décrocher un<br />
emploi dans un musée, emploi pour lequel<br />
il a été formé, et il n’est pas le seul à jon-<br />
gler entre plusieurs bijbanen mal payés.<br />
Sandd lui donnait-il quelque chose en plus<br />
de ses 8 centimes par lettre ? Normalement,<br />
explique-t-il, les facteurs doivent<br />
payer leur uniforme. Mais la société leur<br />
attribue de temps à autre des points qui<br />
peuvent être échangés contre une veste<br />
bleue Sandd.<br />
Le marché postal a été libéralisé au<br />
nom du consommateur, nom que l’on<br />
donne aux anciens citoyens d’Europe. La<br />
concurrence, nous dit-on, bénéficiera à<br />
tout le monde. Mais la concurrence,<br />
comme l’observe Leijten, n’existe que pour<br />
les grands groupes. Les simples citoyens<br />
ne peuvent pas poster leur courrier dans<br />
des boîtes aux lettres Sandd ou Selekt : il<br />
n’y en a pas. Ils doivent payer 46 centimes<br />
pour envoyer une lettre via Post NL. <strong>En</strong><br />
revanche, le gouvernement a négocié un<br />
accord avec Sandd, qui distribue une partie<br />
de son courrier à 11 centimes pièce. “Le système<br />
postal est malade”, conclut Leijten.<br />
A la veille de mon séjour aux Pays-Bas,<br />
David Simpson, porte-parole de Royal Mail,<br />
m’a accompagné au centre de tri de Gatwick,<br />
dans le Sussex. C’est l’une des platesformes<br />
industrielles dont l’entreprise est<br />
le plus fière. Construite en 1999, elle aspire<br />
et recrache chaque lettre, paquet ou petit<br />
colis posté sur un territoire de 1 500 kilomètres<br />
carrés. On y trie deux millions et<br />
demi de plis par jour.<br />
“Idéal pour les étudiants,<br />
les femmes au foyer<br />
et les retraités”<br />
Michael Fehilly, le directeur de Gatwick,<br />
arpente les lieux en costume gris rayé,<br />
chemise rose à col ouvert et mocassins<br />
marron. Il a grandi dans une cité à Peckham<br />
[quartier du sud de Londres] et il est<br />
entré à la poste en tant qu’apprenti facteur<br />
en 1987, à l’âge de 17 ans. Il détestait partir<br />
très tôt au travail et comptait démissionner<br />
au bout de quelques mois. Mais on l’a<br />
formé pour devenir cadre. Vingt ans plus<br />
tard, il est une star de la société. Sous sa<br />
houlette, Gatwick a adopté la philosophie<br />
du consultant en management japonais<br />
Hajime Yamashina, philosophie que Royal<br />
Mail tente de diffuser dans l’ensemble de<br />
l’entreprise.<br />
Lorsque Fehilly prêche la méthode<br />
Yamashina, il a les yeux qui brillent. Tout<br />
commence par la sécurité. Partout, dans le<br />
centre de tri, on voit de mignons dessins<br />
représentant un animal en manteau blanc<br />
portant des lunettes : la Sécuri-Taupe.<br />
“Quand j’ai entamé ce programme, je pouvais<br />
garantir un maximum de 28 accidents par an<br />
– un coup, une bosse ou un bleu –, explique<br />
Fehilly. L’année dernière, nous n’avons eu<br />
aucun accident.”<br />
Fehilly a travaillé avec le personnel afin<br />
de trouver des solutions à des problèmes<br />
qui n’étaient même pas perçus comme tels.<br />
L’entreprise a économisé 1 million de livres<br />
par an en louant un camion électrique, ce<br />
qui a permis de ne plus pousser les48