En couverture
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“La Havane reste plus sûre que la plupart des villes ou j’ai vécu.”<br />
plupart des villes où j’ai vécu, et elle a en<br />
prime un atout indéniable : la mer. Je flâne<br />
longuement sur l’emblématique Malecón<br />
[promenade de bord de mer] avant de<br />
monter dans une Oldsmobile de 1956 qui,<br />
si antique soit-elle, reste le moyen de transport<br />
typique des Havanais. Ici les transports<br />
sont toujours aussi problématiques :<br />
je vois de grands attroupements aux arrêts,<br />
malgré les nouveaux bus mis en circulation,<br />
importés de Chine et équipés<br />
– miracle ! – de la climatisation. Je n’aurais<br />
Je suis surpris, j’avais<br />
oublié que Cuba reste une<br />
destination pour faire des<br />
études : malgré la crise,<br />
plus de 30 000 étudiants<br />
étrangers sont là<br />
jamais cru connaître une telle avancée de<br />
mon vivant dans un pays où la chaleur peut<br />
être infernale. <strong>En</strong> réalité, ce sont les voitures<br />
H [voitures particulières disposant<br />
d’une licence de taxi collectif] qui ont<br />
permis cette amélioration notable des<br />
transports, diminuant la pression sur le<br />
système public pour la modeste somme de<br />
10 pesos nationaux [30 centimes d’euro].<br />
A côté de moi, à l’arrière de l’Oldsmobile,<br />
deux jeunes filles qui doivent être des<br />
touristes discutent en mandarin. La présence<br />
de visiteurs étrangers est bien visible<br />
à La Havane. Selon le journal Juventud<br />
Rebelde, Cuba en a accueilli quelque 2 millions<br />
entre janvier et octobre 2010 – un<br />
record historique. Mes compagnes de<br />
voyage sont en fait des étudiantes chinoises<br />
venues apprendre l’espagnol dans une université<br />
de la banlieue havanaise, à Tarará.<br />
Je suis surpris : j’avais oublié que Cuba<br />
reste une destination pour faire des études.<br />
Malgré la crise formidable que traverse le<br />
pays, plus de 30 000 étudiants étrangers<br />
sont là, dont une centaine de jeunes Amé-<br />
ricains étudiant la médecine à l’Escuela<br />
Latinoamericana de Medicina.<br />
Cuba souffre pourtant d’une pénurie<br />
d’enseignants, et l’éducation n’est plus ce<br />
qu’elle était du temps de ma jeunesse (plus<br />
de la moitié des cours sont aujourd’hui dispensés<br />
par vidéo). Par nostalgie, mais aussi<br />
pour me documenter pour le livre que je<br />
suis en train d’écrire, je me rends à l’école<br />
dont j’ai usé les bancs dans les lointaines<br />
années 1970, l’Escuela Vocacional Lenin.<br />
Cet établissement, construit au cœur d’une<br />
végétation tropicale luxuriante sur le<br />
modèle du gigantisme soviétique, peut<br />
accueillir plus de 4 000 élèves. Aujourd’hui,<br />
il n’est plus que l’ombre de ce qu’il était<br />
lors de son inauguration, en 1974, par<br />
Leonid Brejnev. On y dispensait à l’époque<br />
une éducation de très haute qualité, non<br />
dépourvu d’une certaine dose d’endoctrinement<br />
idéologique et dans des conditions<br />
qui, aujourd’hui, alors que je visite les dortoirs<br />
et le réfectoire, m’apparaissent plutôt<br />
spartiates.<br />
Lutte idéologique<br />
Mais ce qui me laisse sans voix, c’est d’apprendre<br />
que de nombreux parents paient<br />
à leurs enfants des cours particuliers privés<br />
de mathématiques et de sciences. Chose<br />
qui, je le répète, aurait paru non seulement<br />
impensable, mais surtout inutile, à l’époque<br />
où l’Etat consacrait jusqu’à 15 % de son PIB<br />
à l’éducation. “Si je ne le fais pas, la petite sera<br />
mal préparée aux examens d’entrée à l’université”,<br />
me confie une amie dont la fille<br />
termine le lycée dans cette même école qui<br />
reste la meilleure de Cuba. Elle m’apprend<br />
d’autres choses sur l’établissement, notamment<br />
la multiplication des vols de matelas<br />
dans les dortoirs et de matériel scolaire.<br />
Des années durant, le gouvernement a<br />
interdit aux auteurs cubains de publier<br />
leurs livres hors de l’île et certains, dont<br />
Reinaldo Arenas, aujourd’hui très lu, ont<br />
rencontré de sérieux problèmes pour avoir<br />
enfreint la règle, quand ils n’ont pas fait de<br />
prison. L’effondrement du secteur de<br />
Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 33<br />
l’édition a radicalement changé la situation<br />
dans les années 1990, et tout le monde<br />
est parti publier à l’étranger. Evidemment,<br />
ces ouvrages, y compris les miens, tous<br />
publiés hors de Cuba, ne circulent pas dans<br />
le pays. Il n’en reste pas moins que le climat<br />
s’est considérablement amélioré. A l’invitation<br />
de Reina María Rodríguez, je fais une<br />
lecture d’un chapitre de mon prochain<br />
roman dans l’un des rares espaces culturels<br />
non officiels. Il a fallu un grand savoirfaire<br />
et beaucoup de persévérance à cette<br />
illustre poétesse cubaine pour monter ce<br />
lieu, ce qui est en soi un petit miracle et est<br />
digne de toutes les louanges.<br />
<strong>En</strong> chemin, j’entre dans l’une des<br />
quelques librairies en activité, dans la rue<br />
Obispo, la plus touristique de la capitale.<br />
On y trouve uniquement des ouvrages des<br />
maisons d’édition d’Etat, aucune œuvre<br />
d’importation, et pas une seule, comme on<br />
pouvait s’y attendre, qui critique ou<br />
conteste la révolution. S’il est un terrain<br />
que l’Etat n’entend pas céder, c’est bien<br />
celui de la lutte idéologique. Les derniers<br />
livres publiés dans le privé au cours des<br />
longues années de la révolution cubaine<br />
datent du début de celle-ci, et ils ont été<br />
interdits pour subversion (certes, ils<br />
étaient bien subversifs). Ce fut le cas de<br />
La Ferme des animaux, de George Orwell,<br />
ouvrage par lequel ses lointains éditeurs<br />
entendaient dénoncer les dangers de l’Etat<br />
totalitaire et tout-puissant qui s’annonçait<br />
– ce même Etat qu’ils ont aujourd’hui<br />
commencé à démanteler patiemment et<br />
prudemment, de crainte qu’il ne leur<br />
explose dans les mains.<br />
Cela m’amène à une question qui me<br />
tarabuste depuis longtemps : comment un<br />
Etat totalitaire meurt-il, comment met-on<br />
fin au totalitarisme ? Jusqu’à présent, le<br />
monde a connu divers scénarios de fin :<br />
défaite militaire, réforme politique mise<br />
en place avant la réforme économique,<br />
modernisation économique assortie 34