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36 Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012<br />
Asie<br />
Extrême-Orient russe<br />
Ils sont les rescapés du dernier<br />
grand chantier de l’utopie<br />
soviétique : celui du chemin<br />
de fer Baïkal-Amour,<br />
traversant des contrées<br />
parmi les plus reculées<br />
de la Sibérie, promises<br />
à l’époque à un développement<br />
prodigieux. L’essor n’a pas<br />
eu lieu, les pionniers sont restés.<br />
Rousski Reporter (extraits) Moscou<br />
<br />
L es villages qui jalonnent la ligne<br />
de chemin de fer Baïkal-Amour<br />
[BAM] ressemblent à une colonie<br />
martienne sortie d’un film de sciencefiction,<br />
ou à l’Amérique au temps de la<br />
conquête de l’Ouest. Je ne parle pas des<br />
mœurs, mais de l’esprit. Les gens qui vivent<br />
là sont des superhéros de notre temps. Ils<br />
n’ont pas acquis leurs superpouvoirs grâce<br />
à des radiations ni à un gène d’araignée, ils<br />
ont simplement été envoyés en plein<br />
milieu de la taïga il y a trente ans, pour<br />
construire une voie ferrée, avant d’être<br />
oubliés sur place. Cela dit, ils n’ont pas<br />
régressé à l’état sauvage, ni dépéri. Ils ont<br />
développé d’exceptionnelles capacités à<br />
survivre dans un environnement incompatible<br />
avec l’existence humaine. Ils ont<br />
aussi découvert un terrible secret qu’ils ont<br />
révélé à notre reporter : c’est l’espoir qui<br />
meurt en premier. Et c’est alors que<br />
l’homme devient humain.<br />
Dans le premier tiers du XIX e siècle, le<br />
D r Moudrov s’est rendu célèbre en rédigeant<br />
“l’Histoire des maladies et des traitements”<br />
de ces pionniers, ce qui lui vaut<br />
aujourd’hui les railleries de nombreux<br />
médecins, qui auraient préféré qu’il s’échinât<br />
à écrire l’histoire de leur santé. Il est<br />
mort en héros, en luttant contre une épidémie<br />
de choléra à Saint-Pétersbourg. C’est<br />
en partie pour cela que, un siècle plus tard,<br />
un train porte son nom. L’intitulé complet<br />
du convoi qui circule de nos jours est horriblement<br />
long : Centre de consultation et<br />
de diagnostic D r Matveï Moudrov. Les chemins<br />
de fer russes comptent quatre trains<br />
de ce type, chacun portant le nom d’un<br />
grand médecin. Dans les localités où le<br />
Matveï fait halte pour la journée, les médecins<br />
ne soignent pas, ils consultent et<br />
posent des diagnostics – exactement ce qui<br />
est indiqué sur les wagons.<br />
Ce service est principalement destiné<br />
aux gens “de la maison”, c’est-à-dire aux<br />
cheminots et à ceux qui ont une assurance<br />
médicale en règle. Les autres peuvent y<br />
avoir recours, à condition de payer. Les<br />
tarifs pratiqués sont environ trois fois plus<br />
faibles que dans une clinique privée de<br />
Moscou. Ce train n’accomplit aucun<br />
exploit humanitaire, et ne rencontre pas<br />
non plus de situations véritablement tragiques,<br />
seulement les habituels énervements<br />
à l’accueil, les patients mécontents<br />
de l’attente ou du service, mais aussi ceux<br />
qui viennent remercier les médecins.<br />
Finalement, même avec des roues et lancé<br />
sur des rails, cela reste un dispensaire<br />
comme un autre.<br />
Le Matveï parcourt l’Extrême-Orient<br />
russe, en suivant différents itinéraires.<br />
Nous l’avons emprunté le long de la<br />
branche du BAM qui dessert plusieurs villages<br />
à l’ouest de Tynda, l’un des grands<br />
centres du chantier de construction de<br />
cette voie ferrée, au siècle dernier [le dernier<br />
grand chantier soviétique, à la fin de<br />
l’ère Brejnev, voir ci-dessus]. <strong>En</strong> 1980, la<br />
rockstar du monde socialiste, l’Américain<br />
Dean Reed, est même venue donner un<br />
concert [quasi inconnu en Occident, ce<br />
chanteur et acteur au look de cow-boy, surnommé<br />
l’Elvis rouge, s’était fixé en RDA<br />
dans les années 1970 par conviction idéologique.<br />
Il se serait suicidé en 1986].<br />
Habitations martiennes<br />
“L’Extrême-Orient, c’est déjà pas tout près,<br />
mais ici, c’est encore plus loin.” C’est ainsi<br />
qu’Alexeï Mazour dépeint le tracé de la<br />
branche du BAM sur laquelle se trouve<br />
Toutaoul, le village où il habite. A soixantedix<br />
ans, cet ancien cheminot a encore fière<br />
allure et n’hésite pas à flirter avec les<br />
femmes du village qui piétinent devant le<br />
train. Elles rient sous cape et le font<br />
déguerpir en le qualifiant de “papi”. Un<br />
petit chien bâtard vient se fourrer dans nos<br />
jambes. Personne ne sait à qui il appartient,<br />
mais tout le monde connaît son nom :<br />
Pirate. Dans ce village de 375 âmes, c’est<br />
important. S’il a un nom, c’est qu’il est d’ici.<br />
Plus tard, je vais comprendre pourquoi<br />
c’est si important.<br />
Le projet du siècle<br />
La ligne ferroviaire Baïkal-Amour est<br />
une branche du Transsibérien longue<br />
de 4 287 kilomètres. Sa construction,<br />
dont l’objectif était l’exploitation<br />
industrielle de régions riches<br />
Le long du Baïkal-Amour, les oubliés<br />
du bout du monde<br />
A travers la taïga<br />
Taïchet<br />
FÉDÉRATION DE RUSSIE<br />
La ligne “Magistrale Baïkal-Amour”<br />
Irkoutsk<br />
500 km<br />
Lac<br />
Baïkal<br />
BOURIATIE<br />
Transsibérien<br />
MONGOLIE<br />
TCHITA<br />
Toutaoul<br />
Tynda<br />
“Je suis essoufflé et j’y vois de moins en<br />
moins, explique le vieil homme. J’ai des<br />
taches noires devant les yeux. Et ici, les gens<br />
sont tellement emmitouflés qu’on ne sait jamais<br />
si on a affaire à un garçon ou à une fille. Je crois<br />
voir une fille, je m’approche, et c’est un gars.”<br />
L’ophtalmologiste lui confirme qu’il a<br />
effectivement un problème. Alexeï Mazour<br />
ne se démonte pas pour si peu. Ici, tout ce<br />
qui ne nécessite pas une opération urgente<br />
est remis à plus tard. La raison en est<br />
simple : l’hôpital le plus proche se trouve<br />
à Tynda, à plusieurs heures de train. <strong>En</strong><br />
hiver, on peut s’y rendre en voiture en traversant<br />
les rivières gelées. <strong>En</strong> été c’est<br />
impossible : il n’y a pas de pont.<br />
Le train médical Matveï<br />
Moudrov fait halte<br />
dans chaque village<br />
Le vieil homme vit, comme il se doit,<br />
avec une vieille dame, Lioubov Ivanovna.<br />
Cela fait quarante-cinq ans qu’ils sont<br />
ensemble, partageant un appartement dans<br />
l’une des trois “tours” de Toutaoul (c’est<br />
ainsi que l’on appelle ici les khrouchtchiovki)<br />
[immeubles de quatre étages construits en<br />
masse à partir de l’époque Khrouchtchev,<br />
dans les années 1960]. Sinon, il n’y a que<br />
des maisons. Dans ces contrées, vous n’entendrez<br />
jamais le terme d’“isba”. Aux yeux<br />
de ces romantiques originaires de toute<br />
l’URSS qui s’étaient engagés dans le dernier<br />
chantier pour Jeunes Communistes,<br />
la notion même d’isba était un archaïsme.<br />
<strong>En</strong> revanche on trouve encore des “tonneaux”,<br />
habitations provisoires des premiers<br />
arrivés, aménagées dans des citernes,<br />
mais ils sont de plus en plus rares, car on<br />
les découpe pour en revendre le métal.<br />
Le logement des deux petits vieux a<br />
tout d’un appartement de retraités. A<br />
CHINE<br />
Verkhnezeïsk<br />
Amour<br />
Ogoron<br />
Toungala<br />
AMOUR<br />
Fevralsk<br />
Blagovechtchensk<br />
g t<br />
Moscou<br />
Sovetskaïa<br />
Gavan<br />
Komsomolsksur-l’Amour<br />
Khabarovsk<br />
PRIMORIÉ<br />
Vladivostok<br />
CORÉE<br />
DU NORD<br />
Courrier international<br />
en minerais, s’étale sur trois<br />
périodes : 1932-1942, puis 1947-1958,<br />
enfin 1974-1984. Au cours des deux<br />
premières périodes, ce sont<br />
essentiellement les prisonniers<br />
des camps staliniens qui ont été<br />
Moscou, les annonces locatives le décriraient<br />
comme “en bon état”. Dans le<br />
salon, sur des étagères, ils ont installé une<br />
sorte d’iconostase assez hétéroclite, mais<br />
sincère, qui mêle Jésus, la Sainte Vierge,<br />
eux-mêmes quand ils étaient jeunes, leurs<br />
petits-enfants, un charmeur de serpents<br />
en biscuit et un chat en peluche. L’égalité<br />
naïve établie entre tous ces personnages<br />
rappelle la description des habitations<br />
martiennes de Ray Bradbury, où les objets<br />
du quotidien terrien sont tout aussi sacrés<br />
que les représentations des divinités.<br />
Le Terrien que je suis les interroge :<br />
“Vous vous sentez bien ici ?<br />
– Ma foi, on n’a pas à se plaindre. La vie<br />
se passe. Nos enfants trouvent l’endroit<br />
ennuyeux, mais nous, on s’y plaît bien.”<br />
Nous revoici dans le train. Nous avons<br />
raté le repas. Pas grave : les petits vieux<br />
nous avaient invités à partager le leur.<br />
Chaque halte dans un village dure une<br />
journée, et le trajet jusqu’au suivant s’effectue<br />
durant la nuit. Chaque fois, ce sont<br />
40 à 60 personnes qui viennent consulter,<br />
mais lorsqu’il faut utiliser les appareils, le<br />
rythme ralentit nettement – ainsi, on ne<br />
peut pas réaliser plus d’une vingtaine<br />
d’échographies par jour.<br />
Des communistes coréens<br />
Dans la vie, Kolia Maromyguine conduit<br />
un camion de pompiers. Il a 42 ans et c’est<br />
le premier superhéros que nous rencontrons.<br />
Son superpouvoir consiste à distinguer<br />
la beauté du monde. Il nous<br />
emmène à travers la taïga jusqu’au<br />
sommet d’une petite colline pour nous<br />
faire admirer cette splendeur. Son 4 x 4,<br />
avant qu’il en devienne propriétaire, a<br />
couru des rallyes, mais sa deuxième vie est<br />
beaucoup plus rude, digne d’un véhicule<br />
de superhéros car, dans le coin, la notion<br />
de route est plutôt virtuelle : on passe là<br />
où il n’y a pas d’arbres. Tout en maniant<br />
son volant, Kolia nous familiarise avec les<br />
réalités locales :<br />
“D’un côté de la voie ferrée, il y a le village<br />
et, de l’autre, ce qui nous sert de datcha. Au<br />
début, on avait un passage à niveau à peu près<br />
correct pour traverser, mais l’administration<br />
ferroviaire l’a fait démonter. Ils s’en fichent<br />
que les gens aient besoin d’aller à leur datcha.<br />
– Alors, il va falloir sauter par-dessus<br />
les rails ?”<br />
Après cinq minutes passées à bord de<br />
la Koliamobile, je suis disposé à croire<br />
qu’elle peut voler. “Que non. On s’est bricolé<br />
un passage secret, tu vas voir.” C’est ainsi que<br />
nous franchissons l’obstacle en roulant sur<br />
deux poutres, avant de nous enfoncer jusqu’au<br />
ras des vitres dans le lit de la rivière,<br />
pour enfin grimper sur la fameuse hauteur.<br />
Kolia est si amoureux de sa taïga qu’il 38