D'où venons-nous? - Marc Angenot
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Je pense cependant que les essais dont je viens de relever des échantillons<br />
répondent à des «lois du genre» qui leur fait souvent aborder le monde sous l’angle<br />
de la nostalgie et de la dénégation, confondre l’idéologie déçue et le monde<br />
empirique, aborder le présent sous l’angle désolé du Never more et prolonger<br />
l’analyse souvent perspicace de ce qui «meurt» par de vains impératifs de<br />
réarmement moral et de résistance dénégatrice: ils comportent ainsi un quantum<br />
de fausse conscience et de facilité de pensée. J’appliquerais volontiers à la topique<br />
de l’essai nécrologique à la française le concept de «romantisme de la désillusion»<br />
(transposé de la Theorie des Romans de Lukàcs) et celui de «vision crépusculaire<br />
du monde» (développé jadis par moi dans La parole pamphlétaire).<br />
Je vais essayer pour ma part de déchiffrer la fin d’une croyance en l’avenir<br />
et d’une vision du monde «progressiste» et de mesurer ses conséquences<br />
détectables, mais sans interpoler une nostalgie du jamais-plus ni du reste me<br />
laisser aller à une adhésion jobarde ou fataliste au cours des choses. Je sais qu’il va<br />
être difficile de soutenir cette tierce position, celle d’une analyse stoïque qui<br />
cherche à mesurer ce qui s’est défait et ce qui se recompose sans interpoler des<br />
regrets, des connivences et des indignations et sans confondre hypothèses<br />
argumentables et prophéties crépusculaires. Essayons tout de même.<br />
Les ruines parcourues par les essayistes que j’ai mentionnés sont, en partie<br />
du moins, des ruines d’idéologies. Ce qui les attriste, ce n’est pas tant le réel qui<br />
s’effondre ni la société qui se désagrège, mais des illusions qui s’envolent et le<br />
choc de la désillusion, pour qui consent à prendre du recul, fut souvent bien tardif:<br />
les mauvaises nouvelles sur l’URSS ou sur Heidegger ont mis le temps de deux<br />
générations à pénétrer la conscience intellectuelle française. Il est vrai cependant<br />
que les idéologies en s’emparant de l’action des humains, en prétendant lui<br />
donner un sens deviennent aussi des forces «concrètes» (comme on disait<br />
naguère) et que les illusions perdues de cette sorte sont parties prenantes d’une<br />
mutation économique, sociale et politique en cours, mutation sans doute décisive<br />
des sociétés «avancées».<br />
Je pense en outre que le genre de l’essai nécrologique et sa récurrence ont<br />
à voir, paradoxalement, avec la légitimation de l’écrivain moderne, ainsi que cela<br />
se constaterait par le retour de certains thèmes sombres et de certains diagnostics<br />
cataclysmiques sur la longue durée. «Nous assistons à la fin du monde latin etc...»:<br />
c’est de Flaubert, Correspondance, vol. VI, p. 201 – et c’est à la fois très flaubertien<br />
et, dans son angoisse de la décadence occidentale, c’est très XIX ème siècle.<br />
Triomphe de ceux que le nouveau cours des choses accommode, ou<br />
sombres visions d’un détraquement général, illustrées ci-dessus, ou adoption de<br />
positions moralisatrices «au-dessus de la mêlée», ou encore proclamation que<br />
«tout ça» n’avait rien à voir avec le Socialisme éternel et qu’on efface tout et on<br />
recommence (ce que suggèrent les derniers communistes 18 et derniers gauchistes<br />
français, mais ils ont vraiment de la peine à se faire entendre), les penseurs depuis<br />
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