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D'où venons-nous? - Marc Angenot

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n’est plus que celle de la confusion d’esprit où se débat le petit-bourgeois.<br />

L’Homme moderne est devenu un intellectuel communiste, fier de son titre<br />

revendiqué de «stalinien», et lui, il sait : il illumine l’obscurité des temps de la<br />

clarté d’une immense certitude. Elle lui montre que tout se joue dans les années<br />

trente: «Le sort de l’humanité tout entière est maintenant lié au destin de la<br />

révolution prolétarienne et à la construction du socialisme». 93 La révolution est<br />

enfin en marche.<br />

Ai-je l’air d’ironiser, mais non: au départ de l’expérience de ces jeunes<br />

hommes des années vingt comme Aragon, Nizan, Politzer qui deviendront<br />

communistes et staliniens, il y avait eu quelque chose d’authentique et d’intense,<br />

le dégoût pour un monde dont le cours depuis 1914 leur apparaissait intolérable.<br />

«Tout est balayé, écrit Nizan, dans le scandale permanent de la civilisation où <strong>nous</strong><br />

sommes, dans la ruine générale où les hommes sont en train de s’abîmer». 94 Tout<br />

se confondit alors en un combat unique: la lutte antifasciste, l’appui aux<br />

républicains espagnols, la dénonciation des saboteurs trotskystes, le tableau<br />

enchanteur du Bie»omorskanal (le Canal de la Baltique à la Mer Blanche), la<br />

«vigilance», la soumission aux «directives», l’admiration pour les «réquisitoires<br />

écrasants» de Vychinsky, le culte du Camarade Staline, «héros des temps<br />

modernes», et même les jugements littéraires sur Proust et Joyce, produits avariés<br />

d’une «classe en putréfaction». Pierre Hervé l’a confessé plus tard en revenant sur<br />

son passé stalinien en un aphorisme terrible: «Si l’absolu existe, tout est permis». 95<br />

Nos aïeux, pour autant qu’ils aient eu le cœur progressiste, auraient ainsi été<br />

naïfs d’abord, et puis naïfs, manipulés et complices plus ou moins malgré eux?<br />

(Les anciens communistes, gauchistes et tiers-mondistes, pointés du doigt par les<br />

moralistes contemporains, n’ont plus d’autre recours que le sophisme de la bonne<br />

foi. Excellent argument, mais pas venant d’un «matérialiste»: la conviction de for<br />

intérieur et la volonté bonne n’exonèrent que chez les kantiens). De Charles<br />

Fourier à Nietzsche, des penseurs radicaux du siècle XIX ont soutenu que «tous les<br />

moralistes sont des canailles» (le propos est de Fourier): on peut étendre ce<br />

jugement en posant que les gens qui se croient conduits par la volonté de changer<br />

le monde et de faire le bonheur des autres, courent le danger immédiat de se muer<br />

à la fois en jocrisses, en «policiers de l’esprit» (comme le formulaient les<br />

surréalistes) et en complices des plus grands crimes jamais commis contre<br />

l’humanité.<br />

Et <strong>nous</strong> les tard-venus, pour qui ces grandes espérances, ces grandes<br />

orthodoxies et ces grands mensonges ne veulent plus dire grand chose, <strong>nous</strong><br />

serions désenchantés, beaucoup moins portés aux élans généreux (dont on ne sait<br />

jamais à quelles sottises ils vous mènent), mais assurés d’être moins naïfs, moins<br />

dévoués et moins déraisonnables et de garder les mains propres? N’ayant pas caché<br />

les faiblesses, la part de fausse conscience inhérentes à toute pensée progressiste,<br />

j’aurais montré ipso facto qu’on a bien de la chance d’en être sorti et qu’enfin des<br />

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