D'où venons-nous? - Marc Angenot
D'où venons-nous? - Marc Angenot
D'où venons-nous? - Marc Angenot
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
de l’idée de progrès et réponses au paupérisme créé par la révolution industrielle<br />
– et devenues avec la dynamique de l’ère des masses, à la fin dudit siècle, ces<br />
Grands récits conquérants qui ne prétendaient pas réformer le monde, mais le<br />
changer du tout au tout.<br />
N’y avait-il pas contradiction entre le progrès linéaire et une critique sociale<br />
radicale qui prétendait faire table rase d’un système «condamné» et rebâtir une<br />
société toute différente sur ses ruines? Comment concilier le récit asymptotique<br />
du progrès et le constat de tous les faiseurs de systèmes sociaux qui était que la<br />
société présente était, plus que jamais elle ne l’avait été dans le passé, inique et<br />
scandaleuse, suivi de la démonstration, il est vrai, que cette société atroce allait<br />
demain disparaître comme un mauvais rêve?<br />
«De quel nom te nommer, heure obscure où <strong>nous</strong> sommes?» versifie Victor<br />
Hugo. Ses Chants du crépuscule sont les poèmes d’un interrègne entre une société<br />
mourante et une autre pas encore née. «Tout aujourd’hui dans les idées comme<br />
dans les choses, dans la société comme dans l’industrie, est à l’état de crépuscule»,<br />
énonce la préface du recueil. «Le passé meurt et l’avenir n’est pas né encore.» 55<br />
C’est justement dans cette conjoncture obscure que la lumière d’une doctrine qui<br />
montre l’avenir et dégage la tendance présente vient éclairer le réformateur, le<br />
militant, l’homme de bonne volonté et lui donne un sentiment d’immense<br />
supériorité sur ses contemporains qui tâtonnent dans leur nuit.<br />
Ça a été, de fait, la contradiction créatrice de tout ce qu’on nomme la<br />
«pensée sociale» moderne, contradiction essentielle, mais féconde en images et en<br />
projets: l’humanité progressait sans doute inexorablement et depuis les temps<br />
primitifs, mais il convenait d’expliquer aussi dans ce cadre comment la société<br />
actuelle, avec toutes ses promesses non tenues et tous ses vices, avec le bonheur<br />
qu’elle procurait aux scélérats et le malheur des innocents, était le pire des mondes<br />
possibles et, en dernière analyse, pire que les barbaries passées! Le mal y<br />
triomphait, les méchants et les parasites y tenaient le haut du pavé, ses victimes<br />
étaient innombrables. Abyssus abyssum invocat, dit le Psaume: la pierre allait au<br />
tas, le mal engendrait le mal.<br />
Ici encore, si je cherche un accord fondamental des critiques sociaux, qu’ils<br />
fussent grands bourgeois ou plébéiens, dans une proposition unique,<br />
invariablement répétée en de successives conjonctures, c’est ‘Cela n’a jamais été<br />
pire qu’aujourd’hui – ce qui ne veut pas dire que cela ne saurait aller plus mal encore<br />
demain.’ Un publiciste bourgeois «progressiste» mais traumatisé par 1848: «Jamais<br />
l’histoire du monde même dans les temps les plus marqués de décadence, ne <strong>nous</strong><br />
avait offert un spectacle si navrant de défaillances sociales». 56 Et lui répond<br />
l’anarchiste Père Peinard, quarante plus tard et en un autre style, qui invective<br />
«cette fin de siècle dégueulasse au possible, où tout est menteries, crapuleries et<br />
brigandages.» 57<br />
32