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D'où venons-nous? - Marc Angenot

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l’avenir. L’histoire qui ne pouvait plus être pour un moderne post-religieux,<br />

comme elle l’avait été pour Bossuet, un «drame dont la Providence règle les<br />

péripéties», devait cependant se déployer comme une intrigue comportant un sens<br />

immanent, une orientation intelligible et un dénouement, de sorte que puissent<br />

s’y inscrire une critique radicale de l’iniquité passée et surtout présente et une<br />

démonstration de la chute inévitable de l’ancien monde et de l’apparition<br />

prochaine d’un monde délivré du mal.<br />

Dans les deux siècles modernes, de minces sectes aussi bien que<br />

d’immenses partis ont identifié leur volonté et espérance collectives à la capacité<br />

qu’ils se donnaient de comprendre la conjoncture, de déchiffrer le cours des choses<br />

– «l’improbable, c’est-à-dire ce qui est» (Yves Bonnefoy), improbable que les<br />

Grands récits ont régulièrement mué en preuves surérogatoires de leur vérité. Au<br />

cours de ces siècles – de la chute de la Bastille à celle du Mur de Berlin – on a pu<br />

voir se former, s’étendre et perdurer des communautés de «croyants» en des<br />

doctrines d’espérance séculière, diversement établies en contre-sociétés (sinon<br />

marginalisées en groupuscules repliés sur la certitude de posséder la vérité des<br />

choses). Ces communautés ont procuré à leurs adeptes une justification (au sens<br />

des théologiens comme au sens sociologique de Boltanski et Thévenot) et des<br />

raisons de vivre. Elles ont servi à conjurer la déréliction, l’à vau-l’eau de toute vie<br />

en investissant de sens le présent – inscrit entre un passé expliqué, même dans ses<br />

irréparables horreurs, et un avenir-panacée, assuré et immuable – et en conférant<br />

un mandat à ses adhérents.<br />

Le fil que je suis dans ce livre est que ces doctrines d’espérance séculière<br />

sont tombées en déréliction, que la dynamique historique qui leur a fait laisser leur<br />

trace sur tous les changements sociaux depuis deux siècles s’est épuisée et<br />

décomposée. Je ne dis pas qu’elle s’est totalement évanouie parce qu’elle est<br />

irremplaçable : elle est en train de rebricoler en en recyclant des fragments, sur les<br />

ruines éparses des grandes certitudes, des dispositifs antagonistes que j’explorerai<br />

dans la troisième partie de l’essai. Ces dispositifs bricolés et branlants cherchent<br />

encore et toujours à réenchanter un monde opaque et intolérable sans plus avoir<br />

cependant à offrir une Réponse absolue aux fameuses questions: «D’où <strong>venons</strong><strong>nous</strong>?<br />

qui sommes-<strong>nous</strong>? où allons-<strong>nous</strong>?»<br />

Les Grands récits allaient du diagnostic et de l’étiologie du mal social à un<br />

remède global, à un programme de changement total et ils reposaient sur une<br />

manière aujourd’hui étrange de mettre la société en discours dont j’essaie ici de<br />

dégager la logique dans la mesure où c’est précisément cette logique qui ne<br />

marche plus. L’idée qu’il y a une démarche cognitive (et certains paralogismes)<br />

spécifiques aux espérances politiques modernes remonte à Vilfredo Pareto qui a<br />

développé le premier des analyses perspicaces sur ce point dans ses Systèmes<br />

socialistes. 65 Tous ces systèmes partent, je l’ai dit, d’un scandale fondateur face au<br />

mal social. La pensée militante montre le cours des choses scandaleux pour la<br />

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