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D'où venons-nous? - Marc Angenot

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Les hommes de progrès modernes ont vécu dans l’imminence du bonheur de<br />

l’humanité. Tels Moïse, ils n’entreraient pas en la Terre promise, mais<br />

qu’importait! Les «signes précurseurs» le démontraient: le capitalisme était «aux<br />

abois». «Combien d’années, de mois ou de jours pourra durer encore ce fragile<br />

édifice?» 84 Le socialiste, dans cette attente apocalyptique où le «moindre incident»<br />

pouvait tout déclencher, a été tenu en haleine – de jour en jour en effet, pendant<br />

plus d’un siècle – se faisant répéter par ses journaux et ses tribuns que «les temps<br />

sont proches». Tant d’orateurs fameux et de militants obscurs ont proclamé un<br />

jour avec émotion: l’heure est finalement venue, <strong>nous</strong> touchons au but! — pour<br />

être contraints peu après de ranger la crise ou la grève du moment au rang<br />

d’événement «précurseur» et d’attendre la prochaine. Toujours on répétera<br />

qu’Elle vient «à brève échéance», que le temps qui passe <strong>nous</strong> y mène<br />

«insensiblement». Bien des penseurs de gauche de l’affreuse Belle Époque se sont<br />

même hasardés à chiffrer le temps d’attente. L’anarchiste Charles Malato vers 1890<br />

assurait que «cela est affaire de quelques années seulement». 85 Dans un autre<br />

esprit et avec une tout autre périodisation, Jean Allemane examinait «les données<br />

générales qui avant un siècle auront arraché l’humanité à la barbarie et mis un<br />

terme à la domination du faible.» 86 Ces délais variables ne changeaient rien au<br />

topos de l’imminence. Jules Guesde, le coryphée du socialisme scientifique, a en<br />

1906 prédit la Révolution en France pour 1911. Divers éditorialistes se sont sentis<br />

portés à faire confiance à la science marxiste de Guesde: «L’échéance paraissait<br />

brève, mais les événements se précipitent». 87<br />

Maintenant on pourrait dire que le bonheur militant était ailleurs; comme<br />

tous les bonheurs, il n’était que dans des rituels fantasmatiques et ce sont ces<br />

rituels dont l’obsolescence est la plus totale. Le militant qui s’exclamait «Salut,<br />

camarade!» contactait un des «siens» selon le code, mais aussi, dans cet acte<br />

minuscule, il confessait sa foi, il s’identifiait comme socialiste, comme révolutionnaire<br />

et il reconnaissait le moment présent comme ce tout petit point obscur<br />

inscrit dans le déroulement du Grand récit de l’exploitation et des luttes qui<br />

conduisait le prolétariat, mandaté par l’histoire, au Règne de la liberté. Revoyons<br />

de vieilles photos en noir et blanc. Ce cortège de mineurs en grève dans les rues de<br />

Saint-Étienne ou de Maubeuge avec ses pancartes et ses drapeaux n’a de fonction<br />

que parce qu’il évoque le Prolétariat en <strong>Marc</strong>he, parce que les discours des tribuns<br />

diront à la foule que ce cortège est un moment inscrit dans le Grand récit de<br />

l’Émancipation humaine, qu’il «prépare» la Révolution, que la peur des bourgeois,<br />

les provocations de la police préfigurent l’affrontement décisif de cette Révolution<br />

et son épiphanie. Ce cortège engendre un temps utopique qui interrompt le temps<br />

de la quotidienneté jusqu’à l’heure où l’ouvrier rentre chez lui, revigoré ou soudain<br />

désenivré. Le cortège avec ses drapeaux rouges a pourvu d’une identité les<br />

participants qui se sont vus non comme des ouvriers mineurs mal payés d’une<br />

quelconque préfecture industrielle, mais comme le Prolétariat en marche.<br />

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