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D'où venons-nous? - Marc Angenot

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Ce nouveau paradigme, les philosophes des Lumières l’avaient dégagé et<br />

mis en place, mais ce sont les doctrinaires «humanitaires» du romantisme qui vont<br />

inscrire la «destinée» de l’humanité dans des systèmes totaux, tandis que les<br />

mouvements sociaux nés de la révolution industrielle vont fulminer leur<br />

dénonciation du «paupérisme», de l’injustice qui opprime les misérables et les<br />

exploités sous l’invocation de l’Humanité en marche et de ses droits inaliénables.<br />

Devenue objet d’une religion scientifique avec Auguste Comte – c’est<br />

l’Apostolat positiviste ou «Religion de l’Humanité» – elle devient également un de<br />

ces «mots» avec lesquels des hommes modernes ont été préparés à mourir. «Vive<br />

l’humanité!», tel fut le dernier cri de Jean-Baptiste Millière, fusillé pendant la<br />

Semaine sanglante. Comte publie en 1852 le Catéchisme positiviste de la Religion<br />

de l’humanité, mais le projet de fonder une telle religion «scientifique» était dans<br />

tous les esprits progressistes depuis le règne de Charles X. «La religion peut-elle<br />

être autre chose que la théorie de la loi de l’humanité? (...) La science religieuse est<br />

donc la plus étendue des sciences puisqu’elle les résume toutes. La seule religion<br />

est celle que la science ne peut ébranler.» Phraséologie typique des penseurs<br />

quarante-huitards. 24 L’humanité, c’est ce qui permettait de parler de fraternité,<br />

égalité, solidarité: «On aime Dieu dès qu’on aime l’humanité. On la sert dès qu’on<br />

pratique la fraternité.» Auguste Comte? Oui, c’est à ce philosophe «bourgeois» un<br />

peu ringard que je me réfère volontiers dans les quelques pages qui suivent, plutôt<br />

qu’aux doctrinaires socialistes: ce serait trop facile et il m’importe de dégager une<br />

manière de penser qui fut celle de tout le monde.<br />

Que disait le discours humanitaire depuis Condorcet qui en est la source<br />

première? 25 Que l’homme est sans doute ceci et cela «par nature» (qu’il possède<br />

dès lors des «droits naturels»), mais plus encore qu’il est moralement «perfectible»<br />

et que cette perfectibilité «est réellement infinie»; que l’humanité, depuis ses<br />

origines sauvages et barbares, avait «progressé» invinciblement, irréfutablement,<br />

et que, du tableau de ses progrès immenses et à peu près réguliers jusqu’ici, en<br />

dépit de décadences intermittentes et de la vaine résistance des suppôts du passé,<br />

on pouvait extrapoler une «loi» prédictive et conclure «que la nature n’a mis aucun<br />

terme à nos espérances».<br />

Le sujet du récit du progrès, ce ne sont donc pas les hommes, c’est, au delà<br />

de leur succession contingente, l’Humanité, le «Grand Être» comtien qui accomplit<br />

sa destinée. Le XIX ème siècle pense avoir déchiffré le sens de cette destinée, ses<br />

penseurs montrent d’où <strong>nous</strong> <strong>venons</strong> et où <strong>nous</strong> allons en une «irrésistible<br />

progression» dans laquelle s’absorbent les heurs et les malheurs du petit homme<br />

individuel, ceux des générations et des peuples. Le récit du progrès est centré sur<br />

la métaphore de l’homme unique. Comte l’avait trouvée chez Pascal qui à ce titre<br />

(et à quelques autres) préfigure le discours de la modernité: «Toute la succession<br />

des hommes, pendant la longue suite des siècles, doit être considérée comme un<br />

seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.» 26<br />

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