D'où venons-nous? - Marc Angenot
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C’est sur cette thèse-clé que porte la mutation culturelle présente: les<br />
énoncés de certitude globale (et non d’appartenance tribale ou d’adhésion molle<br />
aux tendances de la conjoncture), historiquement inséparables de la mobilisation<br />
qu’ils ont opérée des opprimés, appartiennent aujourd’hui à l’impensable. «La<br />
victoire du prolétariat communiste n’est pas seulement désirable. Elle est aussi<br />
pratiquement possible et historiquement certaine» 37 : cette assertion confiante du<br />
vieux marxiste Charles Rappoport (formulée en 1929 – mais mille fois avant lui et<br />
mille fois après) est exactement de celles que notre conjoncture idéologique prive<br />
de sens et plonge dans l’intolérable.<br />
La doctrine socialiste de la Seconde Internationale 38 concevait la possibilité<br />
de produire une prévision «scientifique» de l’avenir en l’appuyant sur un<br />
raisonnement positiviste naïf puisqu’il reposait sur une condition chimérique<br />
qu’elle présentait comme à portée de main: une prévision scientifique du futur<br />
tenait simplement à la possibilité de maîtriser tous les paramètres qui agissent<br />
dans une société en évolution! Or, le socialiste scientifique pouvait, croyait-il, les<br />
appréhender un à un et en tirer la «résultante» inévitable. Charles Rappoport<br />
présente ainsi, dans l’Encyclopédie socialiste publiée en plusieurs volumes à Paris<br />
en 1911-12, les résultats du marxisme, basés sur l’étude de tous les éléments qui<br />
composent une société humaine: «La méthode du socialisme scientifique (...)<br />
consiste à démontrer que l’évolution historique aboutit nécessairement à une<br />
nouvelle organisation de la société. Une évolution sans une direction déterminée<br />
est un non-sens.» 39<br />
En stricte logique, que la Révolution fût fatale n’impliquait pas que<br />
l’instauration victorieuse du socialisme s’ensuivît. On pouvait admettre que la<br />
révolution éclate, mais que le prolétariat soit écrasé: cela s’envisage d’ailleurs<br />
lorsqu’on veut avertir les masses que leurs divisions, leur indiscipline peuvent<br />
mener à la catastrophe. Mais le prolétariat est le nombre et la raison: décidé et<br />
discipliné, il n’a rien à craindre. Quant à envisager que le prolétariat victorieux<br />
pourrait ne pas parvenir à organiser le collectivisme et à y rallier la quasiunanimité<br />
des citoyens, c’est ce qui n’était pas pensable. Le socialisme avait<br />
analysé la marche des hommes et des choses comme conduisant fatalement au<br />
«communisme», la Révolution n’étant alors qu’un épisode un peu agité mais<br />
contingent, subordonné à la certitude du mouvement de la civilisation vers le<br />
communisme et à la capacité de celui-ci de restaurer à jamais l’harmonie et la<br />
rationalité dans les sociétés humaines. C’est parce que «l’idée socialiste marche»<br />
et forme «un courant invincible» que tout changement radical instaurera ce même<br />
«socialisme» dans les faits. Le «socialisme» n’est-il pas à la fois la doctrine présente<br />
et le nom de la société qui doit sortir de l’effondrement misérable du capitalisme?<br />
Le socialisme est «fatal» parce qu’il est le seul ordre possible – conceptuellement<br />
et pratiquement concevable – au-delà de la gabegie criminelle capitaliste. «Le<br />
socialisme, outre les forces matérielles croissantes dont il dispose, a pour lui la<br />
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