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OFF RECORD<br />
L’EXPOSITION<br />
ET LE LUXE<br />
L’industrie du luxe a fait de l’exposition un système de communication très<br />
sophistiqué. De la marque comme valeur culturelle à la mise en avant<br />
de produits, les possibles sont multiples. Tour d’horizon des enjeux et stratégies<br />
avec un expert, et à visage couvert.<br />
[…] La marque est abstraction,<br />
un récit qui peut être puissant et<br />
parfois bouleverser le sort d’une<br />
génération. Et l’exposition permet<br />
de parler de ça : un récit et un<br />
point de vue sur un moment, sur<br />
la société, sur le monde<br />
L’exposition semble devenue un mode de communication<br />
privilégié par les marques de luxe, aussi bien en<br />
France qu’à l’étranger. Comment cette pratique a pris<br />
forme ?<br />
Il y a toujours eu des expositions : pour l’anniversaire<br />
d’une marque, ou parce que son créateur<br />
a une vocation artistique qu’il n’a pas pu exprimer<br />
dans son travail de styliste ; c’était le cas de Doucet ou<br />
de Poiret, qui ont tous deux fini en Provence comme<br />
mécènes des Impressionnistes. Ils avaient vraiment<br />
une envie d’art mais se sont retrouvés à faire de la<br />
mode, dans laquelle ils ont mis un peu d’art d’ailleurs.<br />
Aujourd’hui, l’exposition devient une manière un peu<br />
systématique de mettre en avant la valeur ajoutée<br />
artistique et créative de la marque. Étant donné que la<br />
mode s’étend maintenant à tout et n’importe quoi, les<br />
produits se diversifient, les collaborations ponctuelles<br />
se multiplient (on a vu une Fiat 500 Gucci cet été), la<br />
seule manière de dire nous sommes aussi autre chose,<br />
c’est de travailler sur l’intangible, sur quelque chose<br />
qui est de l’ordre du magique, de la croyance.<br />
Et donc le luxe s’est mis en scène en écho avec l’art…<br />
Oui, parce que l’art est très proche du magique<br />
et de la croyance. L’idée de la valeur de l’art est acquise,<br />
mais en même temps, elle tient à quoi ? Un peu de<br />
mystère, un peu de signature d’artiste, d’ambiguïté,<br />
d’étrangeté, de spectacle… un mix d’ingrédients qui<br />
génère cette idée de valeur ajoutée, qui ne dépend pas<br />
de l’objet mais de l’aura que l’on crée autour de l’objet.<br />
Cette composition devient une sorte de systématique,<br />
on reproduit ces événements pour marquer le fait<br />
qu’en tant que marque de luxe, on a une part créative<br />
singulière ou plus présente que les autres, qu’on est<br />
« du luxe », voire la forme la plus extrême du luxe, parce<br />
qu’on intègre cette valeur intangible apportée par l’art.<br />
Quels en sont les bénéfices ?<br />
Il y a des bénéfices que je qualifierais de sincères<br />
et honnêtes, qui consistent à faire passer la vision<br />
du monde et de la mode que ne véhicule pas naturellement<br />
l’accessoire ou le parfum ; l’exposition est un espace<br />
de liberté dans lequel on peut transmettre cette vision.<br />
Ce rôle n’était pas dévolu à la boutique et à l’expérience<br />
qu’elle proposait ?<br />
C’est vrai, mais la boutique est un territoire<br />
qui a été investi tardivement. Il y a une quinzaine<br />
d’années, on a commencé à imaginer des flagship<br />
stores pour les grandes marques avec des points de vue<br />
et des aspérités très intéressantes – même s’il y avait eu<br />
une phase pionnière dans les années 1910 et 1920 avec<br />
Mallet-Stevens pour Bally ou Peugeot. Il y a donc eu,<br />
milieu des années 90, le projet de voir dans les boutiques<br />
une expression de la marque en 3D, qui s’accompagnait<br />
de beaucoup de liberté et de tentatives audacieuses.<br />
Prada avait donné l’exemple avec sa boutique<br />
new-yorkaise, montrant qu’on pouvait aller très loin ;<br />
on parle de 50 millions de dollars dépensés et d’une<br />
vingtaine d’autres pour des recherches en technologie<br />
et design, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que certains de<br />
ces développements ne fonctionnaient pas. Du coup,<br />
on continue à concevoir des flagships, mais dans une<br />
démarche plus assagie, avec des espaces systématisables<br />
et déclinables aux quatre coins du monde. Dans<br />
ce contexte, l’exposition et l’association avec le monde<br />
artistique renouent avec cette liberté dans la conception<br />
de l’espace : on repart d’une feuille blanche, on<br />
tente des choses, on s’associe avec des artistes, parfois<br />
c’est le DA de la marque qui imagine l’exposition…<br />
Vous venez de décrire les bénéfices « sincères et honnêtes<br />
», il y en aurait donc d’autres…<br />
Effectivement, car avec ce travail sur la valeur<br />
ajoutée, une marque peut valoriser un produit au-delà<br />
de ce qu’il est en réalité : ce n’est plus un (beau) morceau<br />
de cuir ou de tissu, c’est aussi une aura particulière<br />
qui explique son prix si élevé. Il y a quelque chose que<br />
vous, consommateur, ne comprenez pas forcément, qui<br />
relève de l’artistique – et cette aura, ce concept, on les<br />
paye au prix fort. […] C’est difficile de chiffrer l’apport<br />
d’un artiste comme Murakami dans la valeur ajoutée<br />
de Vuitton ; à quoi tient son travail ? un motif ? Et c’est<br />
aussi un cas intéressant parce qu’il propose une multiplication<br />
des couches de sens. Dans une exposition<br />
au Brooklyn Museum, Murakami installe une boutique<br />
Vuitton dans l’exposition avec, à l’intérieur, des<br />
produits qu’il a designés pour la marque. La boutique<br />
deviendrait alors une œuvre d’art ? comme les autres<br />
boutiques de la marque ? qui dit oui, qui dit non ?<br />
les produits vendus dans la boutique deviendraientils<br />
donc à leur tour des œuvres d’art ? On voit que ce<br />
système complexe tend à brouiller les frontières entre<br />
art et luxe, et à conforter le sentiment d’une aura des<br />
accessoires-œuvres.<br />
Une exposition liée au luxe, c’est souvent la combinaison<br />
d’un micro-phénomène et d’un effet de loupe grossissante<br />
des médias. Ce qui en fait une opération très<br />
rentable du point de vue de l’image et de la présence<br />
récurrente que doit avoir une marque dans les médias.<br />
Le « plus » d’une exposition réside là : la valeur<br />
ajoutée de l’art donne à la marque une légitimité pour<br />
entrer dans les médias d’une manière plus noble et<br />
moins matérialiste. Car les produits sont bien sûr présents<br />
dans les médias, mais dans un système aussi formaté<br />
et embouteillé, le public perçoit l’objet de mode<br />
comme un énième produit. Il n’y a pas de légitimité<br />
pour qu’un magazine fasse un papier sur un nouveau<br />
produit – enfin, normalement… –, car pourquoi parlerait-on<br />
en long et en large d’un nouveau sac ? On<br />
dira qu’il est beau, qu’il est rouge, qu’il est dessiné par<br />
untel et basta. Il n’y a pas de quoi développer des analyses<br />
et des opinions. Mais l’exposition, c’est différent :<br />
c’est une manifestation culturelle. […] Mais la marque<br />
est aussi un phénomène culturel, ce n’est pas que du<br />
business et du marketing.<br />
C’est une réalité récente ?<br />
Les universitaires auraient pu le dire il y a<br />
trente ou quarante ans ; pour le grand public, c’est plus<br />
récent… Car même si le public n’identifie pas forcément<br />
un style, on pouvait dire il y a déjà quelques décennies<br />
que Chanel était un pilier de la culture française, une<br />
cristallisation des valeurs esthétiques et d’une conception<br />
de la féminité qui sont constitutives de la France,<br />
comme la tour Eiffel l’est à sa manière.<br />
Peu de spectateurs effectifs, beaucoup de retombées<br />
média ; les expositions des marques de luxe<br />
reprennent-elles le même dispositif que les collections<br />
capsules, dont le nombre d’unités produites est souvent<br />
minuscule ?<br />
En dehors de l’aspect marketing, oui, c’est le<br />
même principe. Mais l’exposition concerne potentiellement<br />
un public plus large, car elle est plus visible<br />
et, surtout, ne parle plus de produit. Les expositions<br />
parlent des marques, j’entends par là ce qu’il reste<br />
d’une marque une fois que son fondateur est mort.<br />
Par exemple, ce qu’il reste de la marque Saint Laurent,<br />
c’est la cristallisation d’une esthétique, d’un point de<br />
vue, d’une gestuelle, d’une identité de la femme, donc<br />
un noyau de valeurs abstraites qui peuvent se décliner<br />
en toutes sortes de choses : en produits, bien sûr, mais<br />
aussi en personnages, en films, en campagnes publicitaires,<br />
en architecture… On pourrait jouer au portrait<br />
chinois ; si Saint Laurent était une ville, une personne,<br />
un politique… La marque est abstraction, c’est un récit,<br />
qui peut être puissant et parfois bouleverser le sort<br />
d’une génération. Et l’exposition permet de parler de<br />
ça, du récit et du point de vue sur un moment, sur<br />
la société, sur le monde à travers de la lumière, des<br />
vidéos, des performances, un artiste, des installations,<br />
des objets, un texte, un livre…<br />
Le principe d’une exposition est de faire événement, et<br />
on pourrait aussi relever le devenir « événement » des<br />
défilés, où le vêtement n’est plus tant la star…<br />
Absolument, au point que c’est le même mot,<br />
devenu galvaudé, qui est employé pour décrire les<br />
deux : « expérience ». Et effectivement, à la multitude<br />
des objets répond cette recherche d’autre chose que la<br />
matérialité et la finitude, quelque chose de rassurant,<br />
qui nous dépasse aussi, bref, un peu d’âme. […] Parce<br />
que le signe lui-même n’apporte plus rien. Quand on<br />
voit Versace et H&M travailler avec les mêmes photographes<br />
et développer les mêmes esthétiques, seuls des<br />
spécialistes peuvent les distinguer, alors que le public<br />
lambda voit la même fille blonde, avec la même attitude,<br />
le même style, et conclut que H&M c’est comme<br />
Versace. Le signe visuel (le visage de Daria ou le style<br />
de Meisel) ne dit plus rien de sûr. Dès lors, que reste-til<br />
aux marques pour générer un autre type de valeur ?<br />
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