CONTRE LES PIÉTONS Impossible de mettre le nez dehors sans les voir. Utopique de circuler sans les rencontrer déambuler, hagards, le téléphone collé à l’oreille, dessinant des cercles irréguliers ; le piéton reste une curiosité dont on pourrait se passer. […] L’homme a inventé la roue, mais le piéton a décidé d’oublier ça ; il a décidé de faire abstraction de la plus grande invention humaine Je suis contre les piétons. Les piétons, ça me fait toujours penser au schéma de l’évolution de l’homme en cinq stades, dont le dernier est l’homo erectus, en train de marcher. Mais pour moi, l’étape suivante c’est le vélo. Le piéton, c’est revenir en arrière. L’homme a inventé la roue, mais le piéton a décidé d’oublier ça ; il a décidé de faire abstraction de la plus grande invention humaine. […] Selon moi, il n’y a quasiment aucune justification à être piéton en ville. Au-delà d’être une nuisance pour le cycliste, le piéton c’est aussi une forme d’abdication face au progrès ; pourquoi décider que n’importe quel déplacement va prendre 45 minutes, alors que le même trajet en vélo n’en demande que 10 à 15 ? Quelle en est la raison ? Mon sac est trop lourd ? Évidemment, je compatis pour les handicapés ou les gens trop vieux, mais toute personne physiquement capable de marcher et de soulever un sac à main est capable de faire du vélo. […] Alors, on pourrait m’objecter l’idée du promeneur, de la flânerie… Mais le cycliste a un avantage indéniable sur le promeneur : il donne un coup de pédale et n’a d’autre effort à faire que de regarder autour ; bon, ça peut aussi être dangereux… […] Il y a aussi que le piéton est exempt de toute responsabilité dans ses déambulations ; il n’a pas à être attentif, il peut flâner le nez en l’air, d’autant plus qu’il a souvent son téléphone collé à l’oreille. À Londres, les cyclistes disent des piétons au téléphone qu’ils ont « a shield », c’est-à-dire une sorte d’armure invisible autour d’eux, comme une bulle qui les isole et les protégerait ; ce qui est évidemment faux. Parfois je suis tellement remonté que je pense qu’il faudrait créer un permis piéton, comme une sorte de petit examen : pouvez-vous marcher dans la ville ? […] On dit souvent que le piéton est le plus vulnérable sur la route, mais pas plus que le cycliste ; la carrosserie du piéton est la même que celle du cycliste. Le piéton est le seul sur la route qui a le droit de ne pas faire attention et qui se met parfois dans des situations absurdes : traverser sans regarder ou avec la poussette en avant (il faudra faire un « contre les poussettes » ; j’ai plein de trucs à dire ! J’ai grandi sans poussette, dans les bras, puis en marchant dès que j’ai su ; marche ou crève…) […] À Paris, les pistes cyclables sont une vaste rigolade ; le boulevard Magenta, c’est plutôt une course d’obstacles ! Ça peut d’ailleurs être assez drôle car, pour peu que tu saches piloter ton vélo, tu peux t’amuser à fondre sur les gens, les frôler ou carrément, quand ils marchent au milieu de la piste cyclable, leur mettre une petite tapette sur la tête. Ça donne de drôles de réactions : des cris des femmes, les offuscations des racailles : « Quoi, qu’est-ce tu fais là ! », alors qu’ils ne peuvent rien faire puisque tu es déjà loin… Quand les taxis me disent que je n’ai rien à faire dans le couloir de bus et que je me dois d’être sur la piste cyclable, je leur demande si ils aimeraient conduire sur une autoroute à une seule voie, avec des troupeaux de vaches folles égarées dessus. […] Ça me paraît une étrange décision de décider d’aller marcher. Je connais quelques personnes qui ne « volent » pas, comme Cédric Buchet, qui prenait le bateau pour traverser l’Atlantique… Pour moi, piéton à Paris, c’est un peu l’équivalent ; mais ça correspond au bateau à vapeur, au steamer… […] Le sentiment d’être à vélo en ville, si on le compare à la chaîne alimentaire dans la savane, donne vraiment l’impression d’être le lion, qui est agile, rapide, fort ; et ensuite ça descend dans cette chaîne, jusqu’au camion, ou au bus. Et le piéton est quelque part entre tout ça, avec les scooters pour papys. […] À New York, il y a une notion qui est le « bike time », qui te permet de partir 10 minutes avant ton rendezvous, contrairement au « normal time », celui de la voiture, par exemple, qui te demande une heure. Être piéton, c’est être tributaire des autres moyens de transport : le taxi qui n’arrive pas, le métro qui est bondé… […] En même temps, voir tous ces piétons dans la journée me remplit de satisfaction, car je sais que je suis d’une efficacité immensément supérieure à eux : je vais plus vite, je fais du sport, je suis libre, je ne paie ni essence ni pass Navigo. Tu n’es pas concerné par la promiscuité que tu peux avoir dans les transports en commun ; c’est assez solitaire en apparence, mais on peut très bien ramener quelqu’un sur son guidon, j’en témoigne. […] À Londres, il y a une très forte animosité entre les piétons et les cyclistes, qu’on n’a pas à Paris, heureusement. Dès qu’un article paraît sur le cyclisme dans un quotidien, il y a une meute non cycliste très virulente qui s’exprime et demande à ce qu’ils soient immatriculés, qu’ils payent les taxes routières, ou alors qui est outragée par le fait que les cyclistes grillent les feux rouges. Quand un piéton me reproche de brûler un feu rouge en vélo, j’ai envie de lui répondre : ok, j’arrête si à chaque feu rouge, vous, piétons, vous asseyez par terre en tailleur et vous relevez ensuite pour traverser ; c’est l’effort équivalent qu’un cycliste doit fournir pour s’arrêter et repartir. À vélo, le meilleur moyen de ne pas se faire écraser c’est d’être en mouvement permanent. C’est la théorie du « moving target » contre le « sitting duck ». À Londres, en 2009, sur 13 morts à vélo, 9 étaient des femmes arrêtées au feu rouge et écrasées par des camions qui démarrent. […] En tant que cycliste, je me sens une responsabilité envers cette communauté. Je sais que si je grille un feu en passant juste devant une grand-mère, je ne vais pas aider la cause de ma passion. Donc j’essaye d’être le plus civilisé possible. Parce qu’à la fin, l’ennemi, ce n’est pas le piéton, c’est la voiture. C’est avec eux que j’ai des combats quotidiens, c’est pour eux que j’ai le plus de mépris ; sauf évidemment quand je suis en voiture… © DR Yorgo Tloupas Propos recueillis par Angelo Cirimele MAGAZINE N O 5 100 MAGAZINE N O 5 101
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