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DESIGN<br />

UN GÉNIE<br />

DES FINS<br />

L’année s’éclaire d’une publication de nature à enchanter les pessimismes<br />

enthousiastes : une collection de textes d’Alessandro Mendini, écrits entre 1971 et<br />

2011 1 . Très largement inédits en français, mille merveilles légères et graves, où se<br />

confondent les caresses et les coups de marteau dans une même délicatesse.<br />

Lire Mendini, pour soi, pour se rassurer et confirmer<br />

qu’il se passe bien ici quelque chose d’importance, ou<br />

que cela a pu s’y dérouler, ou trouvera là bientôt un<br />

lieu d’expansion. Mendini est ce messager, pas toujours<br />

heureux, ou jamais béat – c’est souvent très noir<br />

derrière –, mais d’une énergie plus vigoureuse que<br />

toutes les forces entropiques. En vieux sage qu’il est<br />

(né en 1931), il convoque plutôt des milliers de masques,<br />

le vulgaire, le subtil, l’archaïque et les plastiques. Il<br />

réconcilie avec un possible foisonnement décoratif l’assemblage<br />

et les citations, tout en refusant l’arbitraire<br />

du faiseur. Rigoureux fantaisiste. On le comprend tout<br />

de suite : heureusement qu’il est là parce qu’on étouffe<br />

dans ces foires, parce qu’on crève de honte à célébrer<br />

des boutiques et des marchands de rien, parce que<br />

les expositions du design présent ou passé n’ouvrent<br />

jamais plus autant de portes qu’elles ne paraissent<br />

accélérer encore le tourbillon d’une matière sans joie<br />

et sans esprit 2 .<br />

C’est le temps des queues de comète, bien sûr.<br />

Nous n’attrapons que les traînées de ce qui a cessé d’être,<br />

en dépit de tous nos efforts. C’est quelquefois brillant,<br />

mais c’est déjà mort. Ou il faut même que ce soit mort<br />

pour qu’on le voie, puisque seul le cadavre luit, indiscutablement.<br />

Projetant les ombres pour aménager nos<br />

caveaux, le paysage d’ectoplasmes pour magazines de<br />

déco, ces grimaces de fantômes précieux. Un écho et des<br />

reflets, le souvenir d’une vibration ancienne comme<br />

Saint-Germain-des-Prés, le rock’n’roll et l’amour fou. Ce<br />

qui est supposé être une entrée en matière est d’emblée<br />

indication de la porte de sortie. Seulement, le corridor<br />

qui y conduit est long comme une vie, souvent bien<br />

capitonné, alors c’est suffisant pour faire semblant. Et<br />

comme il faut éviter qu’une trop grande complaisance<br />

à l’égard des états vaseux s’installe ici, nous fleurissons<br />

la tombe et dansons sur les brèches. L’esprit de<br />

Mendini va nous animer, ça durera un peu.<br />

J’ai cent pages de textes entre les mains, extrait<br />

partiel du gros livre à venir (textes des années 1980<br />

et 1990 en attendant, pas de morceaux du Casabella<br />

vertigineux des années de plomb). Elles m’ont été<br />

gracieusement confiées par Catherine Geel, à l’origine<br />

de ce projet et l’une des rares personnes à trouver ici,<br />

dans le design, un terrain de réflexion digne. Tout fait<br />

envie dès le début : « Maison non-maison » ? « La maison<br />

a le sol visqueux comme le miel, les pieds s’y attachent<br />

et on n’arrive plus à en sortir. La maison est un sac à<br />

dos si énorme et gonflé sur nos épaules que tout mouvement<br />

est impossible […] La maison est un entrepôt<br />

où s’accumulent des meubles et des résidus inutiles. La<br />

maison est un diagramme qui représente l’état de notre<br />

léthargie. La maison est la fiction d’une idylle perdue<br />

qui ne se répète pas [...] » 3 Ou ce « Manifeste des adieux » :<br />

« Adieu projet rhétorique : parce que la vie s’écoule de<br />

manière anti-héroïque et amorale / Adieu projet de<br />

[…] La maison est un entrepôt<br />

où s’accumulent des meubles<br />

et des résidus inutiles. La maison<br />

est la fiction d’une idylle perdue<br />

qui ne se répète pas...<br />

goût : parce que la qualité s’obtient seulement par son<br />

envers / Adieu projet intellectuel : parce que la raison<br />

est vaincue et que la révolution est dans la banalité<br />

de la fantaisie / Adieu projet d’élite : parce que le quotidien<br />

appartient au petit-bourgeois […] » 4 Le trouble<br />

s’installe, évidemment.<br />

Alessandro Mendini est incroyablement actif,<br />

productif comme un diable. Le pessimisme dont il est<br />

atteint, celui qu’il écrit souvent, ne cesse de s’équilibrer<br />

dans cette pensée généreuse et dans une industrie<br />

allègre. Le doute guette, mais l’action sauve, lui et cet<br />

autre auquel il destine son travail. Il aime le cadeau.<br />

Une illustration précise de la citation de Gramsci (ou<br />

Romain Rolland) qui propose de tempérer le pessimisme<br />

de la raison par l’optimisme de la volonté. Il n’y a<br />

décidément pas d’autre<br />

issue. Mendini décrit luimême<br />

son travail comme<br />

cette « œuvre continue,<br />

sans finalité, sans fin,<br />

sans justification, un filet<br />

formel et interminable de<br />

stylèmes et de références<br />

visuelles […] » 5 Quelques<br />

énormes succès à son<br />

actif, comme la redoutable<br />

Anna G., tire-bouchon<br />

Alessi à frimousse féminine mondialement célèbre. Ou<br />

le fauteuil Proust, bergère qui croise le pointillisme de<br />

Signac et le mauvais goût XIX e triomphant. Qu’est-ce<br />

qu’il fait ? « Je ne travaille pas pour des motifs directement<br />

idéologiques, ni pour créer des objets fonctionnels.<br />

Ma vocation est un instinct : celui de chercher<br />

à l’intérieur et à l’extérieur de moi (dans la mémoire,<br />

dans l’histoire, dans les lieux, dans les personnes, rarement<br />

dans la nature) des signaux visuels ; et de les élaborer<br />

et de les restituer selon une certaine logique, de<br />

les transformer en réalité. Ceci est mon unique et labyrinthique<br />

travail. Je suis un projeteur qui applique à<br />

l’architecture et au design certaines méthodes typiques<br />

du comportement de l’artiste ; et vice-versa, je suis un<br />

peintre qui pour peindre emploie certaines méthodes<br />

typiques du projet. La mienne est une activité hybride,<br />

en équilibre instable entre celle-ci et d’autres disciplines<br />

(graphisme, sculpture, mode, performance, critique),<br />

qui trouve entre elles non pas une ligne exiguë<br />

de démarquement, mais des grands espaces libres où<br />

opérer. M’intéressent les nœuds les plus délicats de la<br />

créativité individuelle et collective, l’action de montage<br />

et de démontage de tels mécanismes qui m’induisent à<br />

formuler des slogans : robot sentimental, design banal,<br />

architecture hermaphrodite, cosmétologie universelle,<br />

artisanat informatique, design pictural, etc. Projet des<br />

“choses” comme messages fuyants […] » 6<br />

Italien, architecte et designer, patron de magazines<br />

(Casabella, Modo, Domus…), vertèbre de la pensée radicale,<br />

Mendini se montre aussi un écrivain remarquable.<br />

Notamment dans ces<br />

textes comparables à des<br />

poèmes, les plus énergiques<br />

(la violence y est<br />

toujours gracieuse) supposant<br />

une scansion semblable<br />

à celle d’un message<br />

électronique, tout<br />

à fait adaptée à ce robot<br />

sentimental qu’il évoque<br />

sans cesse, à nous-mêmes.<br />

Il ne restera peut-être rien<br />

du tout, l’inutile et le gadget ont tout pollué, mais à la<br />

possible vanité de la création répond encore un sens : à<br />

la suite d’une métaphore horticole vis-à-vis de son travail,<br />

il propose : « […] Puis passe un camion qui emporte<br />

nos mystiques et exotiques fleurs au marché. Je crois<br />

fermement que cet inutile kaléidoscope de formes et<br />

d’espaces, cette présence légère trouve son juste sens<br />

dans l’actuelle et terrible violence du monde […] » 7 Le<br />

design, métaphore de la vie et de l’humanité, l’esthétique<br />

comme une forme morale, l’humanité comme<br />

espèce esthétique. Mendini apporterait une réponse<br />

satisfaisante à cette jolie adresse de Lacan : « Vous avez<br />

bien raison de croire que vous allez mourir, ça vous<br />

soutient. Si vous ne croyez pas que vous allez mourir,<br />

pourriez-vous supporter la vie que vous avez ? Si on<br />

n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que<br />

ça finira, est-ce que vous pourriez supporter cette histoire<br />

? » 8 Peut-être bien, après tout. Mendini propose un<br />

grand sursis.<br />

« Anna G. » par Alessandro Mendini<br />

Pierre Doze<br />

MAGAZINE N O 5<br />

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