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BLANCO Domitil<strong>le</strong><br />

Master 2 professionnel d’Anthropologie<br />

Reconfigurations dans l’exil<br />

des famil<strong>le</strong>s de demandeurs d’asi<strong>le</strong><br />

Structures et relations familia<strong>le</strong>s de demandeurs d’asi<strong>le</strong><br />

au sein d’un CADA de la région lyonnaise<br />

et à travers un espace transnational<br />

Membres du jury :<br />

Jacques Barou, directeur de mémoire<br />

Dr Halima Zeroug-Vial, tutrice de stage<br />

Olivier Leservoisier, professeur d’Anthropologie<br />

Année universitaire 2008-2009<br />

Université Lumière Lyon 2


j’allume la lampe<br />

en quoi pèche ma pierre<br />

pour ainsi ne loger nul<strong>le</strong> part<br />

el<strong>le</strong> rou<strong>le</strong> rou<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> ciel ni la terre ne lui font place<br />

et tout un empire<br />

va chassant une mouche<br />

qu’a-t-el<strong>le</strong> donc cette pierre mienne<br />

à se figer ainsi suspendue en l’air<br />

Ali Podrimja<br />

2


Remerciements<br />

A ces femmes, ces hommes et ces enfants qu’une longue route a menés en France. A <strong>le</strong>ur<br />

courage. Et pour <strong>le</strong>ur accueil, entier. Pour avoir accepté de par<strong>le</strong>r avec moi de ce sujet parfois<br />

si douloureux qu’est la famil<strong>le</strong><br />

A Jacques Barou pour la qualité de sa direction et de ses conseils. Pour sa disponibilité à tout<br />

moment.<br />

Aux équipes des deux CADA où l’étude a été réalisée. Pour <strong>le</strong>ur accueil et tout ce qu’ils<br />

m’ont appris.<br />

Aux professionnels du réseau <strong>Samdarra</strong>. Leur intérêt et <strong>le</strong>ur engagement pour <strong>le</strong>s demandeurs<br />

d’asi<strong>le</strong> ont été moteur dans ma démarche.<br />

A tous ceux de l’université Lyon 2 qui font vivre l’anthropologie et <strong>le</strong>s sciences socia<strong>le</strong>s dans<br />

<strong>le</strong>ur ensemb<strong>le</strong>.<br />

A toutes cel<strong>le</strong>s et tous ceux qui m’ont conseillée, écoutée et soutenue. A toutes ces<br />

discussions passionnantes dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong> monde vit et ne tombe pas dans l’oubli.<br />

3


Sommaire<br />

Introduction…………………………………………………………………… 6<br />

Première Partie……………………………………….……………………… 10<br />

1. Stage au sein du réseau <strong>Samdarra</strong>……………………………………….. 11<br />

1.1. Présentation du réseau 11<br />

1.1.1. Naissance et constitution du réseau 11<br />

1.1.2. Fonctionnement 12<br />

1.1.3. Financements 13<br />

1.2. Groupe de travail sur la parentalité : des professionnels s’interrogent 13<br />

1.2.1. Participants 13<br />

1.2.2. Une mise en place progressive 14<br />

1.2.3. Croisement des savoirs et des interrogations 15<br />

1.3. Mission initia<strong>le</strong> et choix de l’objet d’étude 16<br />

1.3.1. Propositions d’étude émanant du réseau <strong>Samdarra</strong> 16<br />

1.3.2. Le défi de l’anthropologie appliquée 16<br />

1.3.3. De la parentalité à la famil<strong>le</strong> : <strong>le</strong> choix de l’objet d’étude 17<br />

2. La réalisation de l’étude…………………………………………………... 18<br />

2.1. Les Centres d’Accueil de Demandeurs d’Asi<strong>le</strong> 18<br />

2.1.1. Où logent <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> ? 18<br />

2.1.2. Accéder au CADA 19<br />

2.1.3. Lieux de l’étude 20<br />

2.2. La population d’étude 22<br />

2.2.1. Etre demandeur d’asi<strong>le</strong> 22<br />

2.2.2. Personnes rencontrées 23<br />

2.2.3. Profil sociologique des personnes rencontrées 24<br />

2.3. Sur <strong>le</strong> terrain 27<br />

2.3.1. Mise en place de l’étude 27<br />

2.3.2. Méthodologie 28<br />

2.3.3. Posture de l’anthropologue 29<br />

Seconde Partie………………………………………………………………... 31<br />

1. S’exi<strong>le</strong>r……………………………………………………………………... 32<br />

1.1. Contextes de départ 32<br />

1.1.1. Multip<strong>le</strong>s causes de départ 32<br />

1.1.2. La guerre 34<br />

1.1.3. Ceux qui dérangent 38<br />

1.2. Famil<strong>le</strong>s 42<br />

1.2.1. Configurations actuel<strong>le</strong>s des famil<strong>le</strong>s au CADA 42<br />

1.2.2. Les absents 44<br />

1.2.3. Les présents 47<br />

4


1.3. La route 49<br />

1.3.1. Bateau, avion ou camion : on ne part pas tous de la même manière 49<br />

1.3.2. Ils allaient en Europe, et <strong>le</strong>s voilà à Lyon 51<br />

1.3.3. Ils ne comptaient pas partir en France 53<br />

2. Relations familia<strong>le</strong>s dans l’exil : <strong>le</strong> lien aux absents…………………….. 56<br />

2.1. Etre entre ici et là-bas 56<br />

2.1.1. Etre ici et là-bas à la fois 56<br />

2.1.2. Etre relié 58<br />

2.1.3. Moyens de communication 61<br />

2.2. Un lien parfois diffici<strong>le</strong> 63<br />

2.2.1. Quelques barrières à ces communications internationa<strong>le</strong>s 63<br />

2.2.2. Que <strong>le</strong>ur dit-on, à ceux qui sont (si) loin ? 65<br />

2.2.3. Tel<strong>le</strong>ment absents 67<br />

2.3. Ce qui est perdu 70<br />

2.3.1. La question du manque 70<br />

2.3.2. Souvenirs d’une époque heureuse 72<br />

2.3.3. Emmener ses morts avec soi 74<br />

3. La vie familia<strong>le</strong> dans un CADA en France………………………………. 77<br />

3.1. Espaces de vie 77<br />

3.1.1. De l’espace et des gens : questions de proxémie 77<br />

3.1.2. Les espaces col<strong>le</strong>ctifs 81<br />

3.1.3. Quel espace pour la famil<strong>le</strong> ? 83<br />

3.2. Repenser <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s relations dans la famil<strong>le</strong> 86<br />

3.2.1. Changements dans <strong>le</strong>s relations familia<strong>le</strong>s 86<br />

3.2.2. Relations extrafamilia<strong>le</strong>s 88<br />

3.2.3. Rô<strong>le</strong>s et statuts des enfants et des parents en exil 91<br />

3.3. Culture de la famil<strong>le</strong> et culture dans la famil<strong>le</strong> : quel<strong>le</strong>s transformations ? 95<br />

3.3.1. Sur la reproduction culturel<strong>le</strong> 95<br />

3.3.2. Une adaptation à différentes vitesses 98<br />

3.3.3. Maintenir <strong>le</strong>s rituels ? 100<br />

Conclusion…………………………………………………………………... 105<br />

Bibliographie………………………………………………...……………… 110<br />

Annexes<br />

Les deux comités du Réseau <strong>Samdarra</strong>………………………………………………….. 115<br />

Cartes……………………………………………………………………………………… 116<br />

Exemp<strong>le</strong>s d’arbres généalogique et géographique……………...………………………. 118<br />

Nota Bene : Deux cartes (une de l’Europe et une du Caucase) ont été mises en annexe, en<br />

compléments d’information.<br />

5


Introduction<br />

« Qui veut quitter son pays ? Personne ne <strong>le</strong> veut. »<br />

Laïla, à qui appartient ce propos, a soixante ans. El<strong>le</strong> est Azérie. El<strong>le</strong> est venue en<br />

France avec son mari au début de l’année 2009 : ils arrivaient de Russie, où ils ont vécu<br />

pendant dix-neuf ans. Auparavant, ils vivaient en Arménie, mais, depuis la guerre qui a<br />

opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan, <strong>le</strong>s Azéris n’ont plus droit de cité en Arménie. Quand el<strong>le</strong><br />

avait treize ans, Laïla avait déjà quitté <strong>le</strong> Kazakhstan au moment où <strong>le</strong>s habitants du Caucase,<br />

déportés en Asie Centra<strong>le</strong> par Staline, ont été autorisés à retourner chez eux.<br />

Aujourd’hui, en France, il y a beaucoup de gens qui, comme Laïla et son mari, ont quitté <strong>le</strong>ur<br />

maison et <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>, parfois il y a très longtemps. Ces départs forcés ont pour origine des<br />

persécutions ou des menaces, la guerre parfois. En 2008 1 , la France compte 135 095 réfugiés<br />

et 4117 bénéficiaires de la protection subsidiaire 2 . Cette même année, 42 599 personnes<br />

demandent l’asi<strong>le</strong> en France, pays signataire de la Convention de Genève de 1951 et du<br />

protoco<strong>le</strong> de 1967, par laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> accorde sa protection à « toute personne qui, craignant<br />

avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son<br />

appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques se trouve hors du pays<br />

dont el<strong>le</strong> a la nationalité et qui ne peut, ou du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la<br />

protection de ce pays ; ou qui, si el<strong>le</strong> n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans<br />

<strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> avait sa résidence habituel<strong>le</strong> à la suite de tels événements, ne peut, ou en raison de<br />

ladite crainte, ne veut y retourner. » 3<br />

Ils viennent du Caucase, d’ex-Yougoslavie ou d’Afrique. Ils quittent <strong>le</strong>ur pays, mais<br />

aussi <strong>le</strong>ur maison, <strong>le</strong>urs amis, une situation professionnel<strong>le</strong> et un mode de vie. Et ils se<br />

séparent de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>, sans savoir si un jour ils pourront la retrouver.<br />

La famil<strong>le</strong>, comme on <strong>le</strong> sait, c’est l’époux, ou l’épouse, et <strong>le</strong>s enfants. La famil<strong>le</strong>, c’est aussi<br />

<strong>le</strong>s parents, <strong>le</strong>s frères et <strong>le</strong>s sœurs et tous ceux, onc<strong>le</strong>s, tantes, grands-parents et cousins, qui la<br />

constituent. Et ceux que <strong>le</strong> quotidien, l’histoire personnel<strong>le</strong> et la culture y insèrent : des<br />

voisins, des parents adoptifs, un enfant né d’un premier mariage.<br />

La famil<strong>le</strong> nucléaire, qui est la norme dominante en France, peut se trouver sous d’autres<br />

formes ail<strong>le</strong>urs. Chaque société pense et organise la famil<strong>le</strong>, qui ne relève pas d’un ordre<br />

1 www.ofpra.gouv.fr<br />

2 La protection subsidiaire est un statut accordé aux personnes provenant de pays considérés comme « sûrs »,<br />

mais étant victimes de persécutions à titre personnel.<br />

3 Artic<strong>le</strong> 1er, A, 2 de la Convention de Genève du 28 juil<strong>le</strong>t 1951.<br />

6


naturel. El<strong>le</strong> paraît naturel<strong>le</strong>. La famil<strong>le</strong> est un « principe col<strong>le</strong>ctif de construction de la réalité<br />

col<strong>le</strong>ctive » : c’est une catégorie qui « [engage] à la fois une description et une prescription<br />

qui ne s’apparaît pas comme tel<strong>le</strong> parce qu’el<strong>le</strong> est (à peu près) universel<strong>le</strong>ment acceptée, et<br />

admise comme allant de soi : nous admettons tacitement que la réalité à laquel<strong>le</strong> nous<br />

accordons <strong>le</strong> nom de famil<strong>le</strong>, et que nous rangeons dans la catégorie des vraies famil<strong>le</strong>s, est<br />

une famil<strong>le</strong> réel<strong>le</strong>. » 4 Selon Bourdieu, « c’est une loi tacite (nomos) de la perception et de la<br />

pratique qui est au fondement du consensus sur <strong>le</strong> monde social (et du mot de famil<strong>le</strong> en<br />

particulier), au fondement du sens commun. C’est dire que <strong>le</strong>s prénotions du sens commun<br />

(…) peuvent, comme ici, être bien fondées parce qu’el<strong>le</strong>s contribuent à faire la réalité<br />

qu’el<strong>le</strong>s évoquent » 5 et participent ainsi à la reproduction socia<strong>le</strong>.<br />

La famil<strong>le</strong> n’est donc pas une structure particulière, ni un mode d’habiter spécial, ni ne se<br />

fonde sur un mode relationnel donné. El<strong>le</strong> se présente comme une norme, qui varie selon <strong>le</strong>s<br />

époques et <strong>le</strong>s sociétés, et qui se réajuste en fonction des facteurs socio-économiques. Selon<br />

Rémy Lenoir, « [<strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s] ne sont, en effet, compréhensib<strong>le</strong>s qu'en <strong>le</strong>s resituant dans<br />

l'ensemb<strong>le</strong> des facteurs qui <strong>le</strong>s déterminent. Et parmi ces facteurs, on ne saurait omettre <strong>le</strong>s<br />

structures économiques et socia<strong>le</strong>s, mais aussi politiques et institutionnel<strong>le</strong>s dont <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s<br />

sont <strong>le</strong> produit et qu'el<strong>le</strong>s contribuent à reproduire. » 6 Les représentations et normes de la<br />

famil<strong>le</strong> ne sont donc pas <strong>le</strong>s mêmes en vil<strong>le</strong> et en campagne, en France et au Gabon, dans une<br />

famil<strong>le</strong> de classe socia<strong>le</strong> é<strong>le</strong>vée et dans une famil<strong>le</strong> plus populaire, etc. De plus, la famil<strong>le</strong><br />

n’est pas une entité homogène et statique, el<strong>le</strong> est amenée à se modifier avec son<br />

environnement, qui lui-même se transforme : « Au nombre des facteurs ayant induit <strong>le</strong>s<br />

transformations des structures et dynamiques familia<strong>le</strong>s, figurent des évolutions de fond,<br />

tel<strong>le</strong>s l’amélioration des niveaux d’éducation, l’aspiration à la liberté individuel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s<br />

remises en question des va<strong>le</strong>urs et modes de vie dits « traditionnels », <strong>le</strong> relâchement des liens<br />

sociaux, <strong>le</strong> développement économique, l’urbanisation, <strong>le</strong>s migrations internes et<br />

internationa<strong>le</strong>s, la cristallisation du mouvement féministe, l’autonomie économique accrue<br />

des femmes, <strong>le</strong> changement de comportements procréateurs, etc. (…) Mais <strong>le</strong>s modifications<br />

de la composition des famil<strong>le</strong>s et du cyc<strong>le</strong> de <strong>le</strong>ur vie familia<strong>le</strong> sont, éga<strong>le</strong>ment, intimement<br />

associées aux variations sur <strong>le</strong> court et moyen terme de l’environnement économique et<br />

social». 7<br />

4 Bourdieu P., 1994, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Le Seuil, p.137<br />

5 Ibid p.138<br />

6 Lenoir R., « Sociologie de la famil<strong>le</strong> », in Encyclopaedia Universalis, 2008<br />

7 Vimard P. et Vignikin K., 2005. « Famil<strong>le</strong> et changements familiaux au Nord et au Sud », in Vimard P. et<br />

Vignikin K. (dir.), Famil<strong>le</strong>s au Nord, famil<strong>le</strong>s au Sud, Academia Bruylant , 2005, p.11.<br />

7


Nous retiendrons ici la distinction entre la famil<strong>le</strong> nucléaire et la famil<strong>le</strong> étendue, appelée<br />

aussi famil<strong>le</strong> élargie, qui inclue d’autres membres de la parenté, pour, par la suite, questionner<br />

ces différentes normes de la culture.<br />

En arrivant, en France, <strong>le</strong>s personnes qui viennent demander l’asi<strong>le</strong> peuvent être<br />

hébergées, tout <strong>le</strong> temps de la procédure, dans un Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asi<strong>le</strong><br />

(CADA). El<strong>le</strong>s y restent quelques mois ou quelques années, jusqu’à ce que l’Office Français<br />

de Protection pour <strong>le</strong>s Réfugiés et <strong>le</strong>s Apatrides (OFPRA) 8 , ou la Commission Nationa<strong>le</strong> du<br />

Droit d’Asi<strong>le</strong> (CNDA) s’il y a recours, donne sa décision.<br />

Dans cet hébergement, el<strong>le</strong>s doivent réorganiser <strong>le</strong>ur vie, la vie quotidienne. La vie familia<strong>le</strong><br />

et personnel<strong>le</strong> va reprendre dans un nouvel environnement géographique, culturel et politique.<br />

El<strong>le</strong>s vivent ici et ont des proches dans d’autres pays. Toute l’organisation familia<strong>le</strong> qui<br />

existait jusque là est balayée, puisqu’il manque un parent, des frères ou des enfants, avec qui<br />

on habitait là-bas, avec qui on partageait <strong>le</strong> quotidien.<br />

Comment <strong>le</strong>s relations familia<strong>le</strong>s se réorganisent-el<strong>le</strong>s ici ? Quel<strong>le</strong> relation entretiennent <strong>le</strong>s<br />

demandeurs d’asi<strong>le</strong> avec ceux qui sont absents ? S’appel<strong>le</strong>nt-ils ? Comment <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s se<br />

maintiennent-ils ou se redistribuent-ils ?<br />

Ce sont des questions que nous allons nous poser ici. Nous allons interroger <strong>le</strong>s<br />

reconfigurations de la famil<strong>le</strong> provoquées par l’exil. Quel<strong>le</strong>s transformations a subies la<br />

structure familia<strong>le</strong> ? Comment <strong>le</strong>s relations entre <strong>le</strong>s membres de la famil<strong>le</strong> présents au<br />

CADA se sont-el<strong>le</strong>s modifiées ? Et y a-t-il encore un lien avec ceux qui sont absents et, si oui,<br />

quel est-il ?<br />

En d’autres termes, nous allons nous intéresser à la manière dont se reconfigurent dans l’exil<br />

la structure et <strong>le</strong>s relations familia<strong>le</strong>s des demandeurs d’asi<strong>le</strong>: au sein du CADA entre <strong>le</strong>s<br />

membres de la famil<strong>le</strong> présents, et à distance, et donc dans un espace que nous nommerons<br />

transnational, avec <strong>le</strong>s autres membres de la famil<strong>le</strong>.<br />

Par « structure familia<strong>le</strong> », nous entendons la forme sous laquel<strong>le</strong> vit la famil<strong>le</strong>, c’est-à-dire <strong>le</strong><br />

nombre de membres présents sous <strong>le</strong> même toit et <strong>le</strong>ur lien de parenté et par « relation<br />

familia<strong>le</strong> » l’ensemb<strong>le</strong> des interactions entre des personnes ayant des liens de parenté,<br />

résultant d’une appropriation par chacun de normes socia<strong>le</strong>s et culturel<strong>le</strong>s, qui <strong>le</strong>ur attribuent<br />

un rô<strong>le</strong> (ou plusieurs) et un statut au sein de la famil<strong>le</strong>, et d’un ajustement personnel quant à<br />

cel<strong>le</strong>s-ci.<br />

8 En France, c’est l’OFPRA, créé en 1952, qui instruit <strong>le</strong>s demandes d’Asi<strong>le</strong> et la CNDA, anciennement<br />

Commission des recours des réfugiés (CRR), qui traite <strong>le</strong>s recours pouvant être entrepris suite à une décision<br />

négative de celui-là.<br />

8


Nous formulons d’ores et déjà deux hypothèses :<br />

Les demandeurs d’asi<strong>le</strong> sont toujours en relation avec <strong>le</strong>s membres de la famil<strong>le</strong> restés au pays<br />

d’origine. Chaque demandeur d’asi<strong>le</strong> entretient et organise cette relation en fonction de<br />

critères tels que la capacité financière de celui-ci, la situation politique du pays d’origine,<br />

l’histoire familia<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s soucis du quotidien etc.<br />

La relation entre <strong>le</strong>s membres de la famil<strong>le</strong> présents au CADA est amenée à se modifier avec<br />

la nouvel<strong>le</strong> configuration de l’espace domestique, <strong>le</strong> changement dans la structure familial<br />

opéré par l’exil et <strong>le</strong> nouveau statut social, celui de demandeur d’asi<strong>le</strong>.<br />

Le corps du mémoire se présente en deux parties :<br />

La première permet de resituer l’étude dans son contexte : <strong>le</strong> contexte de production, puisque<br />

l'étude est réalisée pour <strong>le</strong> réseau SAMDARRA et <strong>le</strong> contexte de réalisation, c’est-à-dire <strong>le</strong><br />

lieu et la population d’étude et la méthodologie employée.<br />

La seconde rend compte de l’étude. Nous allons d’abord revenir sur <strong>le</strong> temps de l’exil, depuis<br />

la situation au pays jusqu’à l’arrivée en France. Puis nous nous attacherons à comprendre<br />

quel<strong>le</strong> est la relation du demandeur d’asi<strong>le</strong> aux absents, à ceux qui sont loin. Et enfin nous<br />

observerons comment <strong>le</strong>s membres de la famil<strong>le</strong> présents au CADA organisent ce nouvel<br />

espace de vie et comment <strong>le</strong>s relations familia<strong>le</strong>s se modifient ou se maintiennent dans ce<br />

contexte de demande d’asi<strong>le</strong>.<br />

L’étude que nous vous livrons ici a une visée littéra<strong>le</strong>ment anthropologique, au sens où par<br />

delà <strong>le</strong>s différences culturel<strong>le</strong>s qui existent, notamment au niveau des représentations et<br />

normes familia<strong>le</strong>s, se trouve la figure du demandeur d’asi<strong>le</strong>, homme ou femme venant<br />

d’ail<strong>le</strong>urs et que <strong>le</strong> contexte politique a mené là. Les questions et problèmes qui se posent au<br />

demandeur d’asi<strong>le</strong> sont <strong>le</strong>s mêmes pour tous : comment garder contact avec sa famil<strong>le</strong> ?<br />

Comment de nouveau vivre ici, de nouveau construire, avec l’incertitude d’avoir un jour des<br />

papiers, et en vivant dans un hébergement qui n’est pas un « chez soi » ?<br />

Nous tenterons d’apporter un éclairage sur <strong>le</strong> vécu de ces gens, à travers la question de la<br />

famil<strong>le</strong>, en exposant ici quelques-unes de <strong>le</strong>urs paro<strong>le</strong>s que nous mettrons en lien avec des<br />

données et des éléments théoriques, issus de champs multip<strong>le</strong>s, à savoir de l’ethnologie, de la<br />

sociologie, de la psychologie, de la géopolitique, et de l’histoire.<br />

Par souci d’anonymat, aucun demandeur d’asi<strong>le</strong> n’est cité sous son vrai nom.<br />

9


Première Partie<br />

10


1. Stage au sein du réseau <strong>Samdarra</strong><br />

1.1. Présentation du réseau<br />

1.1.1. Naissance et constitution du réseau<br />

Le réseau <strong>Samdarra</strong> « Santé menta<strong>le</strong>, précarité, demandeurs d’asi<strong>le</strong> et réfugiés en<br />

Rhône-Alpes » a été créé en novembre 2007. Sa création fait suite aux résultats d’une<br />

recherche-action réalisée par l’ORSPERE-ONMSP entre 2003 et 2007 qui recommande « une<br />

mise en réseau des acteurs de la région Rhône-Alpes ». Parmi <strong>le</strong>s objectifs proposés, on<br />

trouve « [l’amélioration] de l’offre de soins (ni seu<strong>le</strong>ment médica<strong>le</strong>, ni seu<strong>le</strong>ment<br />

psychiatrique) pour <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> en Rhône-Alpes et réduire <strong>le</strong>s risques en terme de<br />

santé menta<strong>le</strong> d’ores et déjà authentifiés », « la nécessité de rompre l’iso<strong>le</strong>ment [des<br />

intervenants] dans la pratique et <strong>le</strong>ur [offrir] un soutien » et « <strong>le</strong> maintien et la création<br />

d’occasions de rencontres entre professionnels des différents champs, avec <strong>le</strong>s institutions et<br />

avec <strong>le</strong>s politiques » 9 . L’idée de former un réseau correspondait à une volonté de mettre en<br />

interrelation des professionnels provenant de différentes disciplines, <strong>le</strong>squels pourraient<br />

partager des informations et diffuser des compétences théoriques et pratiques, <strong>le</strong>ur vécu du<br />

terrain. Cela permettrait aussi de « mieux repartir <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s dans la prise en charge d’un<br />

groupe spécifique ou d’un sujet » 10 .<br />

Ainsi <strong>Samdarra</strong> voit <strong>le</strong> jour en novembre 2007 et est installé dans l’enceinte du Centre<br />

Hospitalier du Vinatier, à Bron. Il est sous la responsabilité du Dr Halima Zeroug-Vial et se<br />

forme autour des professionnels qui avaient participé à la recherche-action. Au sein de ce<br />

réseau, se trouvent deux comités, un comité de coordination et un comité technique, ainsi que<br />

trois groupes de travail : l’un est autour de la parentalité dans l’exil, un autre vise à élaborer la<br />

charte du réseau et <strong>le</strong> troisième à constituer un annuaire des compétences dans la région<br />

Rhône-Alpes.<br />

Le réseau se donne pour objectifs d’améliorer l’offre de soin pour <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> et<br />

de promouvoir <strong>le</strong>s pratiques socia<strong>le</strong>s de soutien à la santé menta<strong>le</strong>. Il veut être au plus proche<br />

des réseaux locaux et pouvoir être un outil en direction des professionnels. Parallè<strong>le</strong>ment il<br />

tend à s’ancrer dans une démarche de recherche, notamment autour du groupe de travail sur la<br />

parentalité.<br />

9 Colin V. et Laval C., 2005, Rapport de recherche-action « Santé menta<strong>le</strong> et demandeurs d’asi<strong>le</strong> en région<br />

Rhône-Alpes. Modalités cliniques et interpartenaria<strong>le</strong>s », Orspere, p.72<br />

10 Ibid, p.72.<br />

11


1.1.2. Fonctionnement<br />

En terme de structure, « trois niveaux s’articu<strong>le</strong>nt et s’emboîtent au sein du réseau<br />

<strong>Samdarra</strong> : l’équipe restreinte, un comité technique et un comité de coordination ». 11<br />

Revenons sur ces trois « niveaux ». L’équipe, tout d’abord, est formée de la responsab<strong>le</strong> du<br />

réseau, <strong>le</strong> Dr Halima Zeroug-Vial, psychiatre, de la coordinatrice, Gwen Le Goff, et de<br />

Catherine Pellier-Cuit, psychologue clinicienne. Toutes <strong>le</strong>s trois participent aux deux comités.<br />

Le comité de coordination réunit <strong>le</strong>s services décentralisés de l’Etat, <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctivités<br />

territoria<strong>le</strong>s ainsi que <strong>le</strong>s associations et institutions régiona<strong>le</strong>s concernées par la<br />

problématique de la santé menta<strong>le</strong> des demandeurs d’asi<strong>le</strong>. Y participent des représentants de<br />

la DDASS- Rhône, de la DRASS Rhône-Alpes, des membres d’association diverses<br />

(Appartenances, Médecins du Monde Forum Réfugiés, etc.) et des professionnels :<br />

psychologues, chercheurs, psychiatres, etc. 12 Cette instance oriente et évalue <strong>le</strong>s actions du<br />

réseau et se réunit deux fois par an. Quant au comité technique, il regroupe <strong>le</strong>s acteurs de<br />

terrain des différents domaines liés à la demande d’asi<strong>le</strong>, et accompagne la mise en place du<br />

réseau, notamment en discutant des orientations que doit prendre celui-ci et en mettant en<br />

commun des informations émanant des différents réseaux locaux. Il se réunit tous <strong>le</strong>s mois.<br />

Comme nous l’avons évoqué plus haut, il y aussi trois groupes de travail mis en place<br />

au sein du réseau. Ceux-ci se sont mis en place à l’automne 2008, suite à des sollicitations de<br />

professionnels et de bénévo<strong>le</strong>s de la région. Ils se dérou<strong>le</strong>nt une fois par mois et sont ouverts à<br />

toute personne intéressée par la problématique du groupe. Un groupe pluridisciplinaire est<br />

chargé d’élaborer la charte du réseau, une « charte éthique ». Des entretiens ont d’abord été<br />

menés auprès de 18 professionnels de la région, émanant de divers champs professionnels et<br />

de départements différents. Et désormais <strong>le</strong>s membres travail<strong>le</strong>nt à la formalisation de la<br />

charte. Un autre groupe répertorie « <strong>le</strong>s compétences au sein de la région Rhône-Alpes » afin<br />

d’établir un annuaire, donnant de la visibilité aux structures et permettant une meil<strong>le</strong>ure<br />

orientation vers <strong>le</strong>s professionnels. Le troisième est <strong>le</strong> groupe de travail sur la « parentalité<br />

dans l’exil ». Il réunit des travail<strong>le</strong>urs sociaux, des chercheurs et des soignants, qui tous<br />

réfléchissent à améliorer l’accompagnement des demandeurs d’asi<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> de parents<br />

et est piloté par Jacques Barou, chercheur au CNRS. Il fonctionne sur l’échange d’expériences<br />

et la présentation des pratiques de chacun. L’an prochain, ce groupe constituera la base d’une<br />

recherche-action.<br />

Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> réseau a organisé deux journées d’étude au niveau régional et a lancé<br />

cette année une formation pour <strong>le</strong>s bénévo<strong>le</strong>s de Réseau Education Sans Frontière, à la suite<br />

11 Réseau <strong>Samdarra</strong>, Rapport d’activités intermédiaire, Janvier-juin 2009.<br />

12 La liste complète des participants au comité technique et au comité de coordination se trouve en annexe.<br />

12


d’une recherche-action menée auprès de ce même groupe par l’ORSPERE-ONMSP l’an<br />

dernier.<br />

1.1.3. Financements<br />

Le réseau <strong>Samdarra</strong> n’est financé que par des fonds publics. Ceux-ci viennent du<br />

Groupement Régional de Santé Publique, de la région Rhône-Alpes et du Centre Hospitalier<br />

du Vinatier. La coordinatrice du réseau, Gwen Le Goff, est à temps partiel (0,75 ETP). La<br />

première année, <strong>le</strong> poste a été financé par <strong>le</strong> GRSP, la deuxième par la région. D’autre part,<br />

une psychiatre, Dr Halima Zeroug-Vial, responsab<strong>le</strong> du réseau, et une psychologue, Catherine<br />

Pellier-Cuit ont obtenu du CH Le Vinatier de travail<strong>le</strong>r pour <strong>le</strong> réseau une demie journée par<br />

semaine (0,10 ETP). Le CH met aussi un local à disposition, et son Conseil Scientifique de la<br />

Recherche participe au financement de la rédaction de la Charte Ethique (2008 et 2009),<br />

projet co-financé par <strong>le</strong> GRSP, actif aussi dans <strong>le</strong> financement d’un cyc<strong>le</strong> de formation.<br />

Des demandes de subvention ont aussi été faites auprès de la Fondation de France et de<br />

l’INPES, pour différents projets, et notamment un qui concerne directement la groupe de<br />

travail sur la parentalité : celui de la recherche-action.<br />

La question du financement est récurrente au cours des réunions et semb<strong>le</strong> affecter l’ensemb<strong>le</strong><br />

des partenaires, pour la mise en place d’activités, autant que pour la pérennisation de<br />

structures ou de postes.<br />

1.2. Groupe de travail sur la parentalité : des professionnels s’interrogent<br />

1.2.1. Participants<br />

Le groupe de travail sur la parentalité a débuté en novembre 2008 autour d’une équipe<br />

qui est relativement stab<strong>le</strong> en terme d’institutions présentes. Cel<strong>le</strong>s-ci se font représenter par<br />

des personnes qui viennent de manière permanente ou à tour de rô<strong>le</strong>. Le groupe est ouvert à<br />

tous <strong>le</strong>s professionnels et <strong>le</strong>s bénévo<strong>le</strong>s de la région Rhône-Alpes qui souhaitent travail<strong>le</strong>r sur<br />

la question de l’enfant et de la parentalité chez <strong>le</strong> public des demandeurs d’asi<strong>le</strong>, mais dans <strong>le</strong>s<br />

faits il y a eu peu de renouvel<strong>le</strong>ment cette année. A l’exception d’une présentation faite à la<br />

Journée d’Etudes organisée par <strong>Samdarra</strong> en mai dernier, aucune communication ou aucun<br />

appel n’a été entrepris pour celui-ci. Parfois, une personne est invitée, comme cela a été <strong>le</strong> cas<br />

en fin d’année avec M. Durif-Varembont.<br />

13


Les membres du groupe sont de profession et d’origine géographie variées. Participent ou ont<br />

participé (par ordre alphabétique) :<br />

- Jacques Barou, socio-anthropologue (CNRS)<br />

- Domitil<strong>le</strong> Blanco, étudiante stagiaire (Faculté d’anthropologie, Lyon 2)<br />

- Valérie Colin, psychologue (ORSPERE)<br />

- Yvan Couriol, directeur d’établissement (Entraide Pierre Valdo, Rhône)<br />

- Mohamed Diab, psychologue (Forum Réfugiés, Rhône)<br />

- Jean-Pierre Durif-Varembont, enseignant-chercheur (Faculté de psychologie, Lyon 2)<br />

- Françoise Estival, enseignante en CRI (CASNAV, Drôme)<br />

- Isabel<strong>le</strong> Frachon, assistante socia<strong>le</strong> (Entraide Pierre Valdo, Rhône)<br />

- Malorie Geny, coordinatrice intérimaire (SAMDARRA)<br />

- Dalila Haddadi-Col<strong>le</strong>t, infirmière (ACTIS, Loire)<br />

- Gwen Le Goff, coordinatrice (SAMDARRA)<br />

- Séverine Masson, psychologue (Centre de santé de Forum Réfugiés)<br />

- Joël<strong>le</strong> Revol, psychologue scolaire (APEM, Drôme)<br />

- Mélanie Sevin, chef de service (Forum Réfugiés, Rhône)<br />

- Christophe Texier, ethnopsychologue (APEM, Drôme)<br />

1.2.2. Une mise en place progressive<br />

Récemment mis en place, <strong>le</strong> groupe de travail, animé par la coordinatrice du réseau, a<br />

petit à petit mis en place une dynamique de travail et un mode de fonctionnement propre.<br />

Partant des actualités émanant de chacun des partenaires et de situations rencontrées sur <strong>le</strong><br />

terrain, <strong>le</strong>s réunions étaient avant tout un lieu d’échange et de croisements d’expériences et de<br />

point de vue. Puis il a été convenu qu’à chaque séance, une personne présenterait l’activité<br />

menée dans son institution en lien avec la problématique de la parentalité. S’ensuit une<br />

réf<strong>le</strong>xion col<strong>le</strong>ctive autour de ce qui aura été dit. Séverine Masson a évoqué sa pratique<br />

professionnel<strong>le</strong> de psychologue au sein du Centre de Santé, récemment mis en place par<br />

forum Réfugiés. Françoise Estival et Joël<strong>le</strong> Revol ont quant à el<strong>le</strong>s fait part de ce qu’el<strong>le</strong>s font<br />

au sein du dispositif de psychologie transculturel<strong>le</strong> de l’APEM (Accompagnement Parents<br />

Enfants Migrants). Enfin, Isabel<strong>le</strong> Frachon a présenté des situations qu’el<strong>le</strong> pouvait rencontrer<br />

dans son travail à l’entraide Pierre Valdo.<br />

Les sujets abordés sont un ref<strong>le</strong>t de la diversité des pratiques des personnes travaillant auprès<br />

des demandeurs d’asi<strong>le</strong> : sur la forme d’abord, sont abordés <strong>le</strong>s questions de la précarité des<br />

financements des actions et des postes, l’enchevêtrement des compétences dans <strong>le</strong> domaine de<br />

l’asi<strong>le</strong>, du rô<strong>le</strong> de la psychiatrie publique, etc. Et sur <strong>le</strong> fond, on traite de thèmes aussi divers<br />

14


que ceux de la place des pères, l’entrée des travail<strong>le</strong>urs sociaux dans l’éducation des enfants,<br />

l’évolution du droit d’asi<strong>le</strong>, l’adaptation au système scolaire, etc.<br />

Pour l’an prochain, il est envisagé de faire intervenir des personnes extérieures au groupe, et<br />

de conduire ce groupe de travail dans l’optique de produire un <strong>document</strong> de recherche pour<br />

l’automne 2010. A cette fin a été déposée une demande de subventions à la Fondation de<br />

France et une autre au Centre Hospitalier du Vinatier.<br />

1.2.3. Croisement des savoirs et des interrogations<br />

L’intérêt de ces échanges réside dans <strong>le</strong> croisement des connaissances, provenant<br />

d’expériences et de champs professionnels variés, et <strong>le</strong> partage des interrogations. Travail<strong>le</strong>r<br />

avec <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong>, c’est se confronter à <strong>le</strong>ur souffrance et c’est souvent ne pas<br />

pouvoir y répondre. L’impuissance des professionnels devant ce public, impuissance vécue<br />

aussi face aux personnes vivant dans une grande précarité socia<strong>le</strong>, a été révélée par plusieurs<br />

études récentes 13 . Ils sont <strong>le</strong>s premiers au contact avec <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong>, qui, <strong>le</strong>ur font<br />

état de <strong>le</strong>ur besoin en soins physiques et psychologiques, en interface administrative, en<br />

logement, en travail, etc., de <strong>le</strong>ur détresse avant tout. « Ainsi la souffrance n’est pas psychique<br />

uniquement parce qu’el<strong>le</strong> aurait à voir avec un « troub<strong>le</strong> interne » du côté de la personne ;<br />

el<strong>le</strong> est psychique parce qu’el<strong>le</strong> oblige <strong>le</strong> dépositaire de la souffrance à reconsidérer ce qui<br />

lui a été donné, à faire l’expérience de ce dépôt qui l’empêche d’accomplir son activité sur <strong>le</strong><br />

mode habituel. » 14<br />

Ainsi <strong>le</strong> groupe de travail permet de poser et déposer ce qui est vécu, ce qui est incompris, ce<br />

qui fait sens ou ne <strong>le</strong> fait pas, ou encore des envies de collaboration. A titre d’exemp<strong>le</strong>, la<br />

thématique de l’éco<strong>le</strong>, abordée régulièrement, va questionner aussi bien <strong>le</strong> système scolaire<br />

français 15 , ses contraintes et ses incohérences, que la place des professionnels dans <strong>le</strong> choix du<br />

parcours des enfants rencontrés, l’envie d’aider, la tentation d’orienter. Les positions ne sont<br />

pas toujours unanimes, et beaucoup de questions émergent. Les réf<strong>le</strong>xions se poursuivent<br />

parfois d’une réunion sur l’autre.<br />

13 Parmi el<strong>le</strong>s, nous pouvons citer la recherche-action de l’Orspere-Onsmp de 2005, « Santé menta<strong>le</strong> et<br />

demandeurs d’asi<strong>le</strong> en région Rhône-Alpes. Modalités cliniques et interpartenaria<strong>le</strong>s » et cel<strong>le</strong> de Uni-Sol de<br />

2005, « Santé des primo-arrivants : synthèse du rapport commun inter universitaire ».<br />

14 Colin V. et Laval C., 2005, op. cit., p.12<br />

15 Réf<strong>le</strong>xions autour de la temporalité de l’éco<strong>le</strong>, des échéances et des choix d’orientation. Questionnements<br />

autour de la durée pendant laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s enfants sont considérés comme nouvel<strong>le</strong>ment arrivés : 18 mois.<br />

15


1.3. Mission initia<strong>le</strong> et choix de l’objet d’étude<br />

1.3.1. Propositions d’étude émanant du réseau <strong>Samdarra</strong><br />

A l’origine, la demande de stage provient de mon envie de continuer à travail<strong>le</strong>r sur<br />

la thématique des migrants, dans la poursuite de mon travail de l’an dernier. 16 Le réseau ne<br />

sollicitait a priori pas de stagiaires, à l’exception d’étudiants en psychologie. Toutefois, au<br />

premier entretien, la responsab<strong>le</strong> du réseau, <strong>le</strong> Dr Zeroug-Vial, s’est montrée très intéressée à<br />

l’idée d’une étude anthropologique au sein du réseau. L’objectif était aussi pour <strong>le</strong> réseau de<br />

porter des études, de produire de la matière, du concret, qui <strong>le</strong>ur donne une certaine visibilité,<br />

une certaine reconnaissance face à d’éventuels financeurs ou à des partenaires. Nous nous<br />

sommes donc rencontrés dans nos attentes.<br />

La seu<strong>le</strong> condition que je posais quant au choix de l’objet d’étude était qu’el<strong>le</strong> se fasse auprès<br />

même de population. Non pas auprès des travail<strong>le</strong>urs sociaux, ni des psychologues, mais<br />

auprès des demandeurs d’asi<strong>le</strong>. Connaître et faire connaître la paro<strong>le</strong> de ceux auxquels on<br />

tente d’apporter des réponses, ou que l’on tente d’accompagner au mieux, me paraît<br />

éminemment important. Ainsi j’ai préféré ne pas saisir la première proposition de la part du<br />

bureau qui était d’observer l’articulation des réalités loca<strong>le</strong>s de terrain avec la mise en place<br />

des pratiques professionnel<strong>le</strong>s.<br />

Par la suite, nous avons convenu qu’il fallait que je « m’imprègne » des différentes pratiques<br />

et représentations des personnes qui participaient au groupe de travail. Je suis donc allée à la<br />

rencontre de plusieurs d’entre el<strong>le</strong>s, sur <strong>le</strong>ur lieu de travail, et j’ai discuté de <strong>le</strong>ur travail avec<br />

<strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> et de ce qui <strong>le</strong>s questionne au niveau de la « parentalité », ce qui <strong>le</strong>ur<br />

pose problème.<br />

1.3.2. Le défi de l’anthropologie appliquée<br />

J’écoutais ce qu’il se disait, je lisais ce qu’il se faisait et j’arrivais aussi avec mes<br />

idées, mes envies. Inscrire son étude dans une démarche d’anthropologie appliquée s’est<br />

avérée une chose très diffici<strong>le</strong>. Anthropologie professionnel<strong>le</strong>, anthropologie appliquée…<br />

Même au sein de la faculté, même au sein de la discipline, cela questionne : qu’est-ce que cela<br />

implique individuel<strong>le</strong>ment ? Jusqu’à où travail<strong>le</strong>-t-on pour/avec <strong>le</strong> commanditaire ? Comment<br />

se négocie ce travail ? Fina<strong>le</strong>ment, pour moi, l’anthropologie appliquée allait relativement de<br />

soi, du fait même que je ne conçois l’anthropologie qu’au service de la société dans laquel<strong>le</strong> je<br />

vis. Disons que cela était facilité par <strong>le</strong> fait que la commande croisait ici un intérêt personnel.<br />

16 J’ai réalisé une étude sur <strong>le</strong>s migrants subsahariens à Alger (« Rencontre avec des migrant(e)s subsaharien(ne)s<br />

dans un quartier Est-Algérois »), en 2008. L’étude était dirigée par Thierry Va<strong>le</strong>ntin.<br />

16


Si la commande avait été stricte et peut-être inconciliab<strong>le</strong> avec une démarche<br />

anthropologique, mon regard aurait sans doute été différent.<br />

Je n’avais donc pas de commande précise, mais cela ne rendait pas <strong>le</strong> choix de l’objet d’étude<br />

plus faci<strong>le</strong>. Au fond de moi, je me disais que l’étude devrait avoir un intérêt pratique et<br />

immédiat pour <strong>le</strong> réseau. Là a débuté la première difficulté : est-ce que je suis stagiaire pour <strong>le</strong><br />

réseau ou pour <strong>le</strong> groupe de travail sur la parentalité ? Et s’il est vrai que des sujets recoupent<br />

<strong>le</strong>s deux sphères, <strong>le</strong>s attentes pourraient, el<strong>le</strong>s, différer. Pour <strong>le</strong> réseau construire élaborer<br />

quelque chose de plus régional, de plus unificateur. Pour <strong>le</strong> groupe de travail, creuser une<br />

question thématique, apporter des informations sur un sujet.<br />

En définitive, c’est ce dernier cas que j’ai choisi. Je ne l’ai pas vraiment choisi, il est venu de<br />

lui-même. Je rencontrais <strong>le</strong>s partenaires lors des réunions mensuel<strong>le</strong>s, je suis allée en voir<br />

certains sur <strong>le</strong>ur lieu de travail… Leurs préoccupations faisaient écho à des questions que je<br />

portais. Du fait même de la structure du réseau, je travaillais plus en collaboration avec eux<br />

qu’avec <strong>le</strong> bureau. Ainsi petit à petit j’affinais mon objet d’étude.<br />

1.3.3. De la parentalité à la famil<strong>le</strong> : <strong>le</strong> choix de l’objet d’étude<br />

Le thème de parentalité était là dès <strong>le</strong> début, avant que j’arrive. A vrai dire, je ne<br />

savais pas trop quoi en faire, il ne me parlait pas, ce mot de parentalité. Plus je faisais des<br />

<strong>le</strong>ctures et plus je m’éloignais du sens pratique qu’il pouvait vouloir signifier. Ce mot est issu<br />

du champ de la psychologie, dans <strong>le</strong>quel il apparaît souvent, et n’apparaît jamais dans <strong>le</strong>s<br />

sciences socia<strong>le</strong>s. Dans <strong>le</strong> groupe de travail, on ne <strong>le</strong> définit pas vraiment non plus. Tout <strong>le</strong><br />

monde a une idée de ce qu’il peut vouloir dire. La manière d’être parents, être parents au<br />

quotidien, <strong>le</strong>s responsabilités…<br />

Je partais donc au départ avec cette idée de parentalité, et commençais à rencontrer <strong>le</strong>s<br />

demandeurs d’asi<strong>le</strong>, ceux qui avaient au moins un enfant, qui étaient là seul ou en coup<strong>le</strong>, et<br />

qui parlaient français ou anglais 17 . En parlant avec <strong>le</strong>s uns et <strong>le</strong>s autres, je voyais que <strong>le</strong>s<br />

références aux parents, aux frères et aux sœurs, ou encore à d’autres membres de la famil<strong>le</strong><br />

étaient constantes et que, pour eux, <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> n’était pas là et ils étaient ici « seuls », loin de<br />

<strong>le</strong>urs proches, loin de <strong>le</strong>ur groupe familial ou d’appartenance. L’idée de famil<strong>le</strong> nucléaire, au<br />

sein de laquel<strong>le</strong> la figure des parents trône, se fissurait pour me montrer une structure socia<strong>le</strong><br />

beaucoup plus vaste et pas seu<strong>le</strong>ment au niveau de la consanguinité mais aussi au niveau des<br />

relations socia<strong>le</strong>s.<br />

17 Tel<strong>le</strong> a été la demande que j’ai formulé initia<strong>le</strong>ment au personnel du CADA qui acceptait de me mettre en<br />

contact avec des famil<strong>le</strong>s.<br />

17


Plus que d’étudier en quoi la famil<strong>le</strong> (nucléaire) se remodelait face aux pratiques éducatives<br />

en France, il me paraissait important d’étudier la famil<strong>le</strong> tel<strong>le</strong> qu’ils la vivent et conçoivent.<br />

Quel<strong>le</strong> relation ont-ils avec <strong>le</strong>s membres de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> restés au pays ? Comment l’exil a une<br />

influence sur la famil<strong>le</strong> qui est venue en France ? En quoi cela l’a-t-el<strong>le</strong> modifiée ou non ?<br />

2. La réalisation de l’étude<br />

2.1. Les Centres d’Accueil de Demandeurs d’Asi<strong>le</strong><br />

2.1.1. Où logent <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> ?<br />

En France, c’est <strong>le</strong> Dispositif National d’Accueil (DNA) qui prend en charge <strong>le</strong>s<br />

demandeurs d’asi<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s réfugiés. Il comprend 271 Centres d’Accueil des Demandeurs<br />

d’Asi<strong>le</strong> (CADA) à la fin de l’année 2008, ce qui représente 20 410 places. A cette même date,<br />

19 862 places sont occupées. Au sein du dispositif, se trouvent aussi <strong>le</strong>s Centre Provisoires<br />

d’Hébergement (CPH), pour ceux qui ont eu <strong>le</strong> statut, <strong>le</strong>s centres de transit, chargés de répartir<br />

<strong>le</strong>s demandeurs sur toute une région, et aussi <strong>le</strong>s Accueil d’Urgence des Demandeurs d’Asi<strong>le</strong><br />

(AUDA), <strong>le</strong>s Allocations Logement Temporaire, et des places en Centre d’Hébergement et de<br />

Réinsertion Socia<strong>le</strong> (CHRS), <strong>le</strong> temps que <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s aient un hébergement en CADA ou en<br />

centre de transit.<br />

De fait, <strong>le</strong> DNA est saturé. Au niveau des CADA, l’engorgement est maximal.<br />

L’augmentation régulière du nombre de places et la régionalisation du traitement de la<br />

demande n’ont pas suffi à répondre à un besoin toujours croissant. D’abord la procédure est<br />

longue et <strong>le</strong> séjour en CADA est en moyenne de 18 mois : il y a donc très peu de turn-over.<br />

Ensuite, <strong>le</strong>s personnes ayant <strong>le</strong> statut de réfugié sont censées al<strong>le</strong>r en centre provisoire<br />

d’hébergement, mais celui-ci est aussi bien souvent en incapacité de <strong>le</strong>s recevoir puisque des<br />

difficultés sont rencontrées pour faire accéder <strong>le</strong>s réfugiés au logement de droit commun, où<br />

<strong>le</strong>s logements sociaux manquent cruel<strong>le</strong>ment. Ils restent alors quelque temps en CADA (trois<br />

mois). On remarque que c’est toute la chaîne du logement qui est saturée.<br />

Les places de CADA étant en nombre insuffisant, il y a alors une mise en concurrence des<br />

dossiers et une sé<strong>le</strong>ction doit être opérée. Un tiers des places sont attribuées par la<br />

Commission Nationa<strong>le</strong> d’Admission (CNA), dont <strong>le</strong> secrétariat est confié à l’ANAEM en<br />

2004, et <strong>le</strong> reste est traité par la Commission Loca<strong>le</strong> d’Admission. Ces commissions sont<br />

composées de fonctionnaires et de responsab<strong>le</strong>s associatifs représentant <strong>le</strong>s organisations<br />

gestionnaires de CADA. Des associations sollicitées par des demandeurs d’asi<strong>le</strong> peuvent<br />

présenter des candidatures à l’entrée en CADA, sans être el<strong>le</strong>s-mêmes gestionnaire de CADA.<br />

18


Avant tout, pour prétendre être admis dans un de ces centres, <strong>le</strong> demandeur d’asi<strong>le</strong> doit avoir<br />

reçu une Autorisation Provisoire de Séjour ainsi qu’un récépissé de demande d’asi<strong>le</strong> datant de<br />

moins de trois mois, ce qui nécessite pour celui-ci d’avoir été informé à temps de ce droit. Un<br />

autre point est qu’il ne doit pas avoir de logement ni de ressources suffisantes. Ces critères<br />

administratifs et sociaux ne suffisent pas à régu<strong>le</strong>r la demande. D’autres critères, ayant trait à<br />

l’urgence socia<strong>le</strong>, se greffent sur <strong>le</strong>s premiers : « Sont réputés prioritaires <strong>le</strong>s primo-arrivants<br />

(première demande de statut de réfugié, sans prise en charge antérieure dans <strong>le</strong> DNA ni refus<br />

de proposition d'hébergement), <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s avec enfants en bas âge, <strong>le</strong>s jeunes majeurs isolés<br />

(entre 18 et 20 ans), <strong>le</strong>s demandeur ayant des problèmes de santé ne nécessitant pas un<br />

accueil médicalisé, <strong>le</strong>s femmes seu<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s demandeurs en réexamen (sans prise en charge<br />

dans <strong>le</strong> DNA ni refus d'hébergement au titre de <strong>le</strong>ur première demande). » 18 Ce sont <strong>le</strong>s<br />

personnes isolées qui ont <strong>le</strong> moins de chance d’accéder à un logement. Leur trajectoire est<br />

alors tout à fait différente, et ils dépendent des structures d’urgence ou de l’aide des<br />

compatriotes. Ils passent souvent un temps plus ou moins long à la rue et multiplie <strong>le</strong>s<br />

hébergements. Or même <strong>le</strong> dispositif d’hébergement d’urgence (115) est saturé.<br />

2.1.2. Accéder au CADA<br />

L’entrée en CADA est significative. Non seu<strong>le</strong>ment el<strong>le</strong> permet d’être dans de<br />

meil<strong>le</strong>ures conditions pour préparer la demande d’asi<strong>le</strong>, et aussi el<strong>le</strong> induit que la personne<br />

admise a de bonnes chances d’obtention du statut. Expliquons-nous.<br />

Les critères que nous avons évoqués pour procéder à la sé<strong>le</strong>ction d’entrée au CADA ne<br />

suffisent pas face à la demande qui surpasse de beaucoup l’offre de places. Une sous-sé<strong>le</strong>ction<br />

s’opère alors. Selon quel<strong>le</strong> règ<strong>le</strong> ? Ce sont désormais des réf<strong>le</strong>xions informel<strong>le</strong>s et sans<br />

fondement administratif qui vont être à l’origine du choix des personnes retenues. Selon<br />

Valluy, la probabilité de réussite d’un candidat lors du futur examen de sa demande d’asi<strong>le</strong><br />

par l’OFPRA ou <strong>le</strong> CRR joue dans son acceptation dans <strong>le</strong> dispositif, ce d’autant plus que <strong>le</strong>s<br />

déboutés et sans-papiers sont considérés en France comme des clandestins, des migrants<br />

illégaux et que cela ferait mauvaise presse d’être un centre qui héberge ce genre de<br />

délinquants. « Par ce mécanisme implicite, <strong>le</strong>s acteurs associatifs tendent à intégrer dans<br />

l’appréciation des cas individuels <strong>le</strong> critère de la réussite à l’examen de la demande d’asi<strong>le</strong> et<br />

se font ainsi juges préalab<strong>le</strong>s de la demande d’asi<strong>le</strong>. Ce mécanisme est un puissant facteur de<br />

diffusion des normes et manières de penser institutionnel<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong> milieu associatif. » 19 Et,<br />

sur <strong>le</strong> Rhône, Forum Réfugiés est particulièrement porteur de ces normes, quitte à s’éloigner<br />

18 Valluy J., 2007, L’accueil étatisé des demandeurs d’asi<strong>le</strong> : de l’enrô<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong>s politiques publiques à<br />

l’affaiblissement des mobilisations de soutien aux exilés, Paris, Terra-Editions, p.6<br />

19 Valluy , 2007, op. cit., p.7<br />

19


des autres acteurs associatifs de l’asi<strong>le</strong>, et doit gérer une ambiguïté : « d’un côté faire un « tri<br />

inévitab<strong>le</strong> » du fait du trop grand nombre de demandes d’hébergement mais éga<strong>le</strong>ment du fait<br />

d’une volonté de sé<strong>le</strong>ction des meil<strong>le</strong>urs candidats au statut de réfugié ; de l’autre côté et<br />

malgré tout ne pas se substituer à l’OFPRA qui reste seul juge de la demande d’asi<strong>le</strong> » 20 .<br />

Si <strong>le</strong>s CADA ne fonctionnent pas tous de la même manière et sont dirigés selon des logiques<br />

très différentes, il n’en reste pas moins que tous proposent un suivi médico-psychologique<br />

adapté et une aide au niveau administratif (démarches à la préfecture, renouvel<strong>le</strong>ment CMU,<br />

ouverture d’un compte bancaire ou postal, obtention d’un titre de transport, etc). De plus, <strong>le</strong>s<br />

demandeurs d’asi<strong>le</strong> bénéficient d’une équipe nombreuse (environ un professionnel pour dix<br />

hébergés) et <strong>le</strong>ur durée de séjour est relativement longue (18 mois en moyenne), à comparer<br />

des CHRS où ils peuvent rester trois nuits, parfois quinze, à la suite desquel<strong>le</strong>s ils doivent<br />

rechercher un hébergement. Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> personnel des CADA a pour mission d’occuper <strong>le</strong><br />

temps des demandeurs d’asi<strong>le</strong>, pour atténuer l’ennui dû à l’inactivité, <strong>le</strong> stress lié à l’attente de<br />

la réponse de l’Ofpra, et l’apparition ou la résurgence de problèmes qui s’ensuit.<br />

Par-dessus tout, ces professionnels sont formés pour effectuer un accompagnement juridique,<br />

proposé à toutes <strong>le</strong>s personnes afin d’établir <strong>le</strong>ur récit de vie ou de préparer <strong>le</strong>ur recours<br />

devant la CNDA. De plus, <strong>le</strong>s CADA bénéficient d’un budget pour l’intervention de<br />

traducteurs. L’avantage est tel que « <strong>le</strong> bilan 2003 du DNA montre que 60 % des personnes<br />

sorties de CADA avaient obtenu <strong>le</strong> statut de réfugié. Même si d’autres raisons peuvent<br />

expliquer <strong>le</strong> fort taux d’obtention de statut en CADA, notamment <strong>le</strong>s critères d’entrée, il n’en<br />

reste pas moins que l’accompagnement contribue pour une part non négligeab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s<br />

résultats d’obtention du statut. » 21<br />

2.1.3. Lieux de l’étude<br />

Pour mon étude, je me suis rendue dans deux Centre d’Accueil des Demandeurs<br />

d’Asi<strong>le</strong> de la banlieue lyonnaise, tous deux administrés par l’association lyonnaise Forum<br />

réfugiés. Ils sont tous <strong>le</strong>s deux proches de commerces et de moyennes et grandes surfaces. Si<br />

tous <strong>le</strong>s deux sont desservis par <strong>le</strong>s bus, l’un a l’avantage d’être proche d’une station de<br />

métro.<br />

Les deux CADA ne sont pas configurés de la même manière : l’un autour d’une cour centra<strong>le</strong>,<br />

<strong>le</strong>s bureaux de l’association intégrés au bâtiment, l’autre, en long, une cour à l’arrière, avec<br />

<strong>le</strong>s bureaux de l’association à l’écart. Les deux sont dans des locaux mixtes : CADA et foyers<br />

20 Belkis D., Franguiadakis S. et Jaillardon E., 2004, En quête d'asi<strong>le</strong> - Aide associative et accès au(x) droit(s),<br />

LGDJ, p.97.<br />

21 Bourgeois F., Ebermeyer S. et Sevin M., 2004, L’hébergement des demandeurs d’asi<strong>le</strong> à Lyon : pratiques<br />

loca<strong>le</strong>s et devenir des demandeurs, p.220.<br />

20


ARALYS. Les étages non plus ne sont pas identiques : dans l’un <strong>le</strong>s chambres sont de 10 m2,<br />

dans l’autre, el<strong>le</strong>s sont de 6,8 m2. Cela implique une répartition différente des membres de la<br />

famil<strong>le</strong>, qui n’est pas sans conséquences sur la vie familia<strong>le</strong>. Nous reviendrons là-dessus plus<br />

tard. A l’arrivée au CADA, chaque demandeur d’asi<strong>le</strong> se voit délivrer <strong>le</strong> règ<strong>le</strong>ment de<br />

fonctionnement du lieu et doit signer un « contrat de séjour ».<br />

Tab<strong>le</strong>au de présentation des 2 CADA<br />

CADA A<br />

CADA B<br />

une assistante socia<strong>le</strong>,<br />

un(e) chargé(e) des moyens,<br />

un(e) chargé(e) de l’insertion,<br />

Equipe<br />

un(e) référent(e) Asi<strong>le</strong>/suivi juridique,<br />

un(e) chef de service,<br />

une secrétaire,<br />

un(e) animateur(-trice) socioculturel,<br />

une psychologue à temps partiel.<br />

Capacité (en chambre) 80 100<br />

Capacité (en personnes) 110 110<br />

Nombre de personnes<br />

présentes (mars 2008)<br />

79 adultes et 28 enfants Nd<br />

Superficie d'une<br />

chambre<br />

10 m2 6,8 m2<br />

Nombre de chambres<br />

16 (2 paliers de 8<br />

10<br />

par étage<br />

chambres)<br />

Nombre d'étages 8 (+ 1 pour <strong>le</strong> CADA-IR) 8 (+1 pour <strong>le</strong> CADA-IR)<br />

10 chambres, 1 ou 2 2 paliers de 8 chambres,<br />

Composition de l'étage<br />

douches, 1 WC, 1 avec 2 WC, 2 douches et<br />

buanderie, 1 cuisine une cuisine col<strong>le</strong>ctive (par<br />

col<strong>le</strong>ctive<br />

pallier)<br />

Administration du<br />

CADA<br />

Forum Réfugiés Forum Réfugiés<br />

21


2.2. La population d’étude<br />

2.2.1. Etre demandeur d’asi<strong>le</strong><br />

Le parcours administratif et socio-économique est quasiment identique pour tous.<br />

Arrivés sur <strong>le</strong> territoire français, ces hommes et femmes doivent se rendre à la préfecture pour<br />

y formu<strong>le</strong>r une demande d'admission au séjour au titre de l'asi<strong>le</strong>. La préfecture <strong>le</strong>ur délivre<br />

une autorisation provisoire de séjour (APS) <strong>le</strong>s mettant à l’abri d’une expulsion. On <strong>le</strong>ur<br />

demande alors s’ils souhaitent un hébergement en CADA : en cas de refus, ils perdent <strong>le</strong> droit<br />

à l’allocation temporaire d’attente (ATA). S’ils en acceptent <strong>le</strong> principe, ils doivent s’engager<br />

à accepter aussi l’une des propositions qui <strong>le</strong>ur seront faites. S’il n’est pas possib<strong>le</strong> de <strong>le</strong>ur<br />

accorder un hébergement, ils recevront l’ATA pendant toute la durée de l’instruction de sa<br />

demande. En revanche, dès qu’ils s’instal<strong>le</strong>nt en CADA, ils ne touchent plus l’ATA, mais<br />

l’Allocation Mensuel<strong>le</strong> de Solidarité (AMS).<br />

A <strong>le</strong>ur arrivée, ils ont un délai de 21 jours pour saisir l’OFPRA, ou de quinze jours si c’est<br />

dans un cas de procédure prioritaire (par exemp<strong>le</strong> si la personne provient d’un pays recensé<br />

comme étant « sûr »). La préfecture délivre alors au demandeur un « récépissé constatant <strong>le</strong><br />

dépôt d'une demande d’asi<strong>le</strong> » valab<strong>le</strong> trois mois et renouvelab<strong>le</strong> jusqu'à ce qu'une décision ait<br />

été prise par l'Ofpra ou par la CNDA. La personne est après convoquée par l’OFPRA et,<br />

pendant un entretien d’environ une heure, un officier de protection doit évaluer <strong>le</strong>s craintes<br />

invoquées et vérifier la véracité du récit. Il se peut que la demande soit rejetée, et alors la<br />

personne peut faire recours devant la CNDA (dans 90% des cas). Le cas échéant, il peut<br />

aujourd’hui demander une aide au retour ou choisir de rester en France, de manière illéga<strong>le</strong>. Si<br />

par contre la demande est acceptée, alors la personne peut soit obtenir <strong>le</strong> statut de réfugié et<br />

une carte de résident de dix ans, soit bénéficier de la protection subsidiaire qui donne droit à<br />

une carte de séjour temporaire « vie privée et familia<strong>le</strong> » valab<strong>le</strong> un an et renouvelab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong><br />

signe alors <strong>le</strong> contrat d’accueil et d’intégration (CAI).<br />

En ce qui concerne l’aspect financier de la demande d’asi<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s personnes touchent<br />

l’ATA tant qu’el<strong>le</strong>s ne sont pas hébergées en CADA, et si el<strong>le</strong>s n’ont pas refusé une place<br />

dans un de ces centres, et jusqu’à la fin du mois qui suit celui de la notification de la décision<br />

définitive concernant cette demande. L’allocation est versée par <strong>le</strong> Pô<strong>le</strong> Emploi (ex-Assedic)<br />

aux personnes de plus de dix-huit ans et est fixé à 10,54 € par jour depuis <strong>le</strong> 1er janvier 2009<br />

(environ 316,20 € pour un mois de 30 jours). Mais si <strong>le</strong> requérant entre en CADA, il perçoit<br />

l’AMS et arrête de recevoir l’ATA. L’AMS diffère selon <strong>le</strong> CADA et selon la composition<br />

familia<strong>le</strong> du demandeur, et dont une partie peut être capitalisée par <strong>le</strong> CADA comme caution.<br />

22


El<strong>le</strong> est de :<br />

- 202 € par mois pour une personne isolée<br />

- 311 € pour un coup<strong>le</strong> ou une personne isolée avec enfant<br />

- 384 € pour une famil<strong>le</strong> de trois personnes<br />

- 494 € pour une famil<strong>le</strong> de quatre personnes<br />

- 608 € pour une famil<strong>le</strong> de cinq personnes<br />

- 718 € pour une famil<strong>le</strong> de six personnes<br />

- 110 € de plus pour chaque personne supplémentaire<br />

De cel<strong>le</strong>-ci il faut déduire la « participation aux frais d’hébergement et d’entretien » (appelée<br />

aussi Participation à la Prise En Charge), évaluée par <strong>le</strong> préfet « en tenant compte des<br />

conditions particulières offertes par chaque centre, notamment de la qualité des prestations<br />

d'hébergement et d'entretien offertes » 22 . Cel<strong>le</strong>-ci va de 15 à 30 % des ressources s’il y a<br />

moins de trois personnes, et de 10 à 20% dans l’autre cas. A Forum Réfugiés, <strong>le</strong> montant est<br />

fixé à 15% des revenus. Et dans <strong>le</strong>s CADA où je me suis rendue, il y a une caution à verser<br />

équiva<strong>le</strong>nte à 300 € par adulte et 150 € par enfant, caution restituée au départ, à moins que <strong>le</strong><br />

matériel ne soit dégradé. Une fois réfugiée, la personne obtient <strong>le</strong> RMI et a désormais la<br />

possibilité de travail<strong>le</strong>r, droit qui est refusé aux demandeurs d’asi<strong>le</strong>.<br />

Sur <strong>le</strong> plan médical, <strong>le</strong>s demandeurs d'asi<strong>le</strong> admis au séjour « peuvent, contrairement<br />

aux autres étrangers, prétendre à l'ouverture de droits à la couverture médica<strong>le</strong> universel<strong>le</strong><br />

(CMU) dès <strong>le</strong>ur admission au séjour. Cel<strong>le</strong>-ci <strong>le</strong>ur offre une couverture maladie aussi étendue<br />

que <strong>le</strong> régime commun, et peut être cumulée à la couverture médica<strong>le</strong> universel<strong>le</strong><br />

complémentaire, ce qui <strong>le</strong>ur assure une prise en charge complète des frais de santé. » 23<br />

Pour ce qui est des réfugiés, ils bénéficient donc de la CMU, mais aussi des prestations<br />

versées par la CAF de manière rétroactive à <strong>le</strong>ur entrée en France (dans la limite de deux ans).<br />

2.2.2. Personnes rencontrées<br />

Les personnes que j’ai rencontrées sont toutes dans une démarche de demande d’asi<strong>le</strong>,<br />

ou alors el<strong>le</strong>s l’ont été, et sont désormais déboutées du droit d’asi<strong>le</strong> ou sous la protection de<br />

l’OFPRA. Durant mes quatre mois sur place, j’ai rencontré une cinquantaine de personnes de<br />

famil<strong>le</strong>s différentes. Et j’ai établi 43 arbres généalogiques et géographiques 24 .<br />

Parmi eux, il y avait des hommes et des femmes, des demandeurs d’asi<strong>le</strong> mais aussi des<br />

réfugiés, des déboutés et un naturalisé Français. Il y avait des francophones, des anglophones,<br />

des russophones et d’autres encore. J’ai eu la chance de rencontrer, durant mon séjour là-bas,<br />

22 Arrêté du 31 mars 2008 portant application de l'artic<strong>le</strong> R. 348-4 du code de l'action socia<strong>le</strong> et des famil<strong>le</strong>s.<br />

23 Sur <strong>le</strong> site de l’ADATE (http://www.adate.org/)<br />

24 Le concept de « l’arbre généalogique et géographique » est expliqué plus loin.<br />

23


au moins une personne tota<strong>le</strong>ment bilingue (français ou anglais) venant du Daguestan,<br />

d’Arménie, de Serbie, du Kosovo, d’Irak, pouvant me présenter plus largement quelques traits<br />

de sa culture et des traditions familia<strong>le</strong>s de chez el<strong>le</strong>. Et j’ai pu bénéficier du service de deux<br />

interprètes à la fin de mon stage, une parlant russe, l’autre parlant serbo-croate.<br />

Deux personnes n’étaient pas du CADA : un homme, réfugié du Nigéria, venu s’instal<strong>le</strong>r dans<br />

ma commune avec ses deux enfants, et une amie, réfugiée irakienne, que je connais hors de<br />

tout contexte universitaire.<br />

Les entretiens ont été de durée et de qualité variées, en fonction notamment du niveau de<br />

langue que nous avions en commun. Mais un autre aspect est entré en ligne de compte : <strong>le</strong><br />

sujet de la famil<strong>le</strong> s’est révélé éminemment sensib<strong>le</strong> et douloureux. Certains se sont effondrés<br />

en larme, certains sont partis, d’autres ont changé de conversation ou m’ont invitée à <strong>le</strong> faire :<br />

« nous n’irons pas plus loin, <strong>le</strong> reste m’appartient ». De plus, rappelons-<strong>le</strong>, ce sont des<br />

personnes en demande d’asi<strong>le</strong>, donc pour qui la paro<strong>le</strong> est un enjeu énorme : paro<strong>le</strong> qui a été<br />

soutirée au pays lors de tortures ou de menaces, et paro<strong>le</strong> qu’il faut livrer à l’OFPRA et qui,<br />

seu<strong>le</strong>, peut ouvrir <strong>le</strong>s portes de l’asi<strong>le</strong> et d’un avenir en sécurité en France. J’ai pris <strong>le</strong> parti de<br />

ne jamais insister et je n’ai jamais sorti de dictaphone. En décou<strong>le</strong> un recueil de données<br />

inéga<strong>le</strong>s, selon l’aisance des personnes vis-à-vis du sujet et la confiance qu’el<strong>le</strong>s me<br />

donnaient.<br />

2.2.3. Profil sociologique des personnes rencontrées<br />

Voici sous forme de tab<strong>le</strong>aux <strong>le</strong> profil sociologique des personnes rencontrées, à<br />

savoir <strong>le</strong>ur pays d’origine ou <strong>le</strong>ur appartenance ethnique, <strong>le</strong>ur âge et <strong>le</strong>ur composition<br />

familia<strong>le</strong>.<br />

24


Nombre de Age des membres du ménage<br />

Origine/appartenance ethnique ménage<br />

République Démocratique du Congo 4 (34 ; 44), (29 ; 34), (35 ; 36), (24 ; ?)<br />

Nigéria 1 (41 ; 36 + d)<br />

Irak 4 (59 ; 60), (30 ; 36), (23 ; - ), (45 ; -)<br />

Rroms<br />

2 (Serbie), (46 ; 50), (48 ; 50), (50 ; 50), (24 ; 25),<br />

4 (Kosovo)<br />

(17 ; - ), ( 26 ;32 )<br />

Kosovo 3 (34 ; 38), (19 ; - ), (29 ; - )<br />

Ingouches/Tchétchènes 2 (35 ; 20), (44 ; 45)<br />

Daguestan 2 (26 ; 31), (22 ; -)<br />

Géorgie 2 (44 ; 45), (45 ; d )<br />

Russie (de Tchétchénie) 1 (29 ; )<br />

Arménie/Azerbaïdjan 16<br />

( ? ; ?), (35 ; 39), (36 ; - ), (40 ; 45),<br />

(52 ; 52), (43 ; d), (- ; 49), (39 ;57 ),<br />

(23 ; 29), (52 ; 52), (23 ; 30 ), (64 ;<br />

65), (25 ; 26), (37 ; 37 ), (29; - ), (41;d)<br />

Kurde d'Arménie 1 (27 ; ?)<br />

RDC-Russie 1 (29 ;34 )<br />

Total : 43<br />

Tab<strong>le</strong>au exposant l’âge des demandeurs d’asi<strong>le</strong> rencontrés et <strong>le</strong> nombre d’unités familia<strong>le</strong>s en<br />

fonction de <strong>le</strong>ur origine ou appartenance ethnique<br />

Légende : (âge de la femme ; âge de l’homme)<br />

? Age ou existence du conjoint non-mentionné<br />

- Non marié(e)<br />

d Décédé(e) ou divorcé(e)<br />

Note Bene : L’âge des personnes n’est pas forcément représentatif de l’ensemb<strong>le</strong> des<br />

personnes vivant dans <strong>le</strong>s CADA où je me suis rendue. Il est <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t de mes interlocuteurs,<br />

qui parfois étaient là avec <strong>le</strong>urs enfants, d’autres avec <strong>le</strong>urs parents. J’aurais aussi bien pu<br />

rencontrer <strong>le</strong>urs enfants ou parents, ce qui aurait tout changé. La notion d’ « unité familia<strong>le</strong> »<br />

inclue <strong>le</strong>s individus isolés et compte chaque famil<strong>le</strong> comme étant une unité familia<strong>le</strong>.<br />

25


Situation au<br />

CADA<br />

Isolé(e)<br />

Nombre<br />

de<br />

Détail de la situation<br />

personnes<br />

concernées<br />

Célibataire et sans enfant 4<br />

Avec femme et enfants (hors de France) 2<br />

Dont enfants hors CADA 3<br />

Avec 1 enfant 5<br />

Seul(e) avec<br />

enfants<br />

Avec 2 enfants 5<br />

Avec 3 enfants 1<br />

Avec 4 enfants 0<br />

Avec 5 enfants 0<br />

En coup<strong>le</strong> sans<br />

Sans enfant 4<br />

enfants Avec des enfants (hors de France) 4<br />

En coup<strong>le</strong> avec<br />

enfants<br />

Dont enfants hors CADA 6<br />

Avec 1 enfant 8<br />

Avec 2 enfants 4<br />

Avec 3 enfants 3<br />

Avec 4 enfants 1<br />

Avec 5 enfants 0<br />

Total 43<br />

Nota Bene : La situation décrite correspond à la situation de la personne rencontrée tel<strong>le</strong><br />

qu’el<strong>le</strong> est au CADA. Et <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au rend compte de la situation conjuga<strong>le</strong> : il ne rend pas<br />

compte de la présence de frères, sœurs, petits-enfants ou grands-parents. Une personne dite<br />

« isolée » peut donc l’être du point de vue administratif (sans conjoint(e) présent), mais sera<br />

ici avec sa sœur et son frère. Il s’agit une fois encore des personnes rencontrées. Si j’avais<br />

rencontré <strong>le</strong>ur parent, cela aurait pu par exemp<strong>le</strong> diminuer <strong>le</strong> nombre de personne isolée et<br />

augmenter celui de coup<strong>le</strong> avec 1 enfant, alors qu’il s’agit de la même famil<strong>le</strong>.<br />

26


Nombre de personnes concernées<br />

Avec mère 4<br />

Avec 1 petit-enfant 1<br />

Avec 3 petits-enfants* 1<br />

Avec 1 frère/sœur 1<br />

Avec 1 frère/sœur + mère 1<br />

Avec 2 frères/sœurs + parents 1<br />

Avec 2 frères/sœurs + mère 1<br />

Tab<strong>le</strong>au présentant <strong>le</strong>s autres membres familiaux présents<br />

vivant avec <strong>le</strong>s personnes rencontrées<br />

* Dans cette situation, <strong>le</strong>s trois petits-enfants ne vivent pas dans <strong>le</strong> CADA, mais vivant à Lyon<br />

avec <strong>le</strong>ur mère, ils sont tous <strong>le</strong>s jours au CADA.<br />

2.3. Sur <strong>le</strong> terrain<br />

2.3.1. Mise en place de l’étude<br />

Pour pouvoir démarrer l’étude, il fallait al<strong>le</strong>r à la rencontre de demandeurs d’asi<strong>le</strong>. Je<br />

suis donc allée là où j’étais sûre d’en trouver : dans <strong>le</strong>s CADA. Pour avoir travaillé en<br />

partenariat avec l’un deux, deux ans auparavant, j’ai recontacté l’animateur que je connaissais<br />

et lui ai présenté mon projet d’étude. Après m’avoir dit que j’étais la Nième étudiante à venir<br />

faire une étude, il a proposé de me mettre en contact avec une famil<strong>le</strong> arménienne et d’accéder<br />

à des famil<strong>le</strong>s d’un autre CADA grâce à son animatrice. Partant sur l’idée d’une étude sur la<br />

parentalité, j’ai d’abord demandé à rencontrer des famil<strong>le</strong>s selon <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> suivant (modè<strong>le</strong> de<br />

la famil<strong>le</strong> nucléaire) : famil<strong>le</strong>s composées d’un ou deux parents avec un ou plusieurs enfants<br />

âgés de 1 à 18 ans, d’origines diverses et parlant français ou anglais. J’ai ainsi été introduite<br />

auprès de quatre famil<strong>le</strong>s par ce biais, et suis allée rencontrer un réfugié et ses deux enfants<br />

qui venaient de s’instal<strong>le</strong>r dans ma vil<strong>le</strong>, à la périphérie de Lyon.<br />

Petit à petit, je me suis aperçue que la conception de la famil<strong>le</strong> sur laquel<strong>le</strong> je partais (famil<strong>le</strong><br />

nucléaire) ne recouvrait qu’une partie de ce qui était pour eux la famil<strong>le</strong>. Leur famil<strong>le</strong> était<br />

plus grande que cel<strong>le</strong> que l’on avait sous <strong>le</strong>s yeux, ici, au CADA : el<strong>le</strong> incluait des personnes,<br />

frères, sœurs, parents, enfants et cousins, qui n’étaient pas là, parmi eux, mais vivaient hors du<br />

CADA, hors de Lyon, et bien souvent loin au-delà de nos frontières. Je déconstruisais donc<br />

27


l’idée de la famil<strong>le</strong> avec laquel<strong>le</strong> j’étais arrivée, avec laquel<strong>le</strong> j’avais grandie : la famil<strong>le</strong>, c’est<br />

<strong>le</strong>s parents et <strong>le</strong>urs enfants.<br />

J’ai voulu alors réorienter mon étude. Cela me paraissait insuffisant de ne rencontrer que cinq<br />

famil<strong>le</strong>s au vu de la diversité des parcours et profils des famil<strong>le</strong>s vivant ici. Je suis donc allée<br />

à la rencontre des uns et des autres, sans critère restrictif, partant du fait que tous sont<br />

membres d’une famil<strong>le</strong> : une personne qui est ici toute seu<strong>le</strong> est l’enfant de parents qui ne sont<br />

pas venus avec el<strong>le</strong>, peut-être aussi est-el<strong>le</strong> parent ou frère/sœur. L’obstac<strong>le</strong> majeur était la<br />

langue, ou plutôt l’absence de langue commune que j’imaginais alors. Pour <strong>le</strong>s aborder, j’ai<br />

cherché un support, un <strong>le</strong>vier psychologique dirait-on en psychologie, qui puisse établir <strong>le</strong><br />

dialogue et permettre une base de travail pour aborder <strong>le</strong>ur situation familia<strong>le</strong>. J’ai décidé de<br />

faire avec chacun ce que l’on pourrait appe<strong>le</strong>r un « arbre généalogique et géographique ». Si<br />

la formu<strong>le</strong> manque d’élégance, el<strong>le</strong> a l’avantage d’être explicite !<br />

2.3.2. Méthodologie<br />

Le principe est simp<strong>le</strong>. Cela consistait à faire avec eux <strong>le</strong>ur arbre généalogique :<br />

inscription du nom des personnes avec <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s ils ont un lien de parenté (sur trois<br />

générations), avec l’âge (ou l’inscription « décédé » si tel était <strong>le</strong> cas). Ensuite on ajoutait <strong>le</strong><br />

nom de la vil<strong>le</strong> ou du pays où chaque membre de la famil<strong>le</strong> résidait au moment de l’entretien.<br />

Modè<strong>le</strong>-type de l’arbre généalogique et géographique<br />

Généra<strong>le</strong>ment, je présentais <strong>le</strong> mien, pour <strong>le</strong>ur faire comprendre la démarche, puis écrivais<br />

avec eux <strong>le</strong> <strong>le</strong>ur 25 , et abordais au fur et à mesure <strong>le</strong>s points qui m’intéressaient : « savez-vous<br />

où est votre frère ? » ; « Etes-vous encore en contact avec lui ? Et ici, au CADA, comment ça<br />

25 Voir deux exemp<strong>le</strong>s en annexe.<br />

28


se passe ? » ; etc. Je rencontrais <strong>le</strong>s gens, d’abord par élargissement du cerc<strong>le</strong> (un ami de Mme<br />

X se trouve chez el<strong>le</strong> ce jour-là), puis en me rendant dans <strong>le</strong>s cuisines col<strong>le</strong>ctives du CADA.<br />

S’il n’y avait personne dans cel<strong>le</strong>s-ci, j’allais frapper aux portes de l’étage. J’ai toujours été<br />

très bien accueillie, avec une confiance étonnante. Pour beaucoup, j’étais une des rares<br />

personnes à venir <strong>le</strong>s écouter, sans autre but que de <strong>le</strong>s écouter (pas d’enjeu de papiers<br />

administratifs, de statut, de diagnostic médical), et à par<strong>le</strong>r avec eux, qui sont isolés dans <strong>le</strong><br />

foyer. Cela ne signifie pas que je n’ai pas vu des portes se fermer ou des réticences dans <strong>le</strong>s<br />

discours. A deux reprises, j’ai invité des personnes que je sentais méfiante à changer <strong>le</strong>s<br />

prénoms des membres de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>, ce qui n’entravait pas l’étude, puisque c’est <strong>le</strong> lien<br />

entre <strong>le</strong>s personnes qui nous intéresse, quelque soit son identité. La régularité de ma venue a<br />

aussi joué dans la confiance et la liberté de l’expression.<br />

De fait, mon travail a aussi reposé sur beaucoup d’observations : lors des entretiens, mais<br />

aussi lors de moments de vie du quotidien (repas, spectac<strong>le</strong>s, balade, etc.) que j’ai pu partager<br />

avec eux. Et tout ceci s’est complété d’informations que m’ont fournies <strong>le</strong>s membres de<br />

l’équipe des CADA, qui ont toujours été très disponib<strong>le</strong>s quand j’avais des questions. Jamais<br />

toutefois je ne demandais ou ne donnais à ces derniers de renseignements sur <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s : la<br />

paro<strong>le</strong> des demandeurs d’asi<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur appartenait et ils pouvaient vouloir me cacher des choses.<br />

2.3.3. Posture de l’anthropologue<br />

Ont-ils compris qui j’étais ? Je ne pense pas. Quelques-uns oui. La grande majorité<br />

non. Je me suis toujours présentée, comme j’ai pu, avec des mots français ou anglais simp<strong>le</strong>s,<br />

quelques fois dans un serbo-croate laborieux. C’était très délicat de me présenter. Je tenais à<br />

<strong>le</strong>ur dire que je venais ici dans <strong>le</strong> cadre de l’université et que je n’étais pas embauchée par <strong>le</strong><br />

CADA, Forum Réfugié, la Préfecture ou l’Ofpra. Or certains ne connaissent que ces derniers<br />

mots, alors même en disant « je ne travail<strong>le</strong> pas pour l’Ofpra », on pouvait ne reconnaître que<br />

« Ofpra ». J’en arrivais toujours à dire « moi pas ofpra » avec de grands gestes, mais il est<br />

arrivé que la confiance ne s’établisse pas. Certains ont pensé que j’étais journaliste ; un vieux<br />

monsieur a cru reconnaître une présentatrice télé ; on me disait souvent assistante socia<strong>le</strong> ; on<br />

m’a supposée être la petite amie d’un des employés du bureau, ou tout simp<strong>le</strong>ment être moimême<br />

employée de Forum Réfugiés. Je <strong>le</strong>ur disais que je voulais comprendre comment ça se<br />

passait au niveau de la famil<strong>le</strong>, avec la distance et comment s’était faite <strong>le</strong>ur arrivée ici au<br />

CADA, comment ils y vivaient. Je <strong>le</strong>ur expliquais que je voulais comprendre comment ça se<br />

passait pour <strong>le</strong>s gens venant de pays très différents. Et que d’autres personnes, des<br />

professionnels qui travail<strong>le</strong>nt avec des demandeurs d’asi<strong>le</strong>, voulaient aussi comprendre cela,<br />

pour mieux <strong>le</strong>s aider par la suite.<br />

29


Déjà avec des Français, ce n’est pas toujours faci<strong>le</strong> d’expliquer la pratique de l’anthropologie<br />

et ses aboutissements. Et là, vis-à-vis des aboutissements et du cadre de l’étude, j’étais en<br />

porte à faux : oui l’étude était pour l’université, mais el<strong>le</strong> se destinait aussi à être lue par <strong>le</strong>s<br />

équipes du CADA et <strong>le</strong>s professionnels de <strong>Samdarra</strong>, avec ensuite un destin qui m’échappera.<br />

Et je comprenais tel<strong>le</strong>ment bien l’enjeu de cette paro<strong>le</strong> qu’ils acceptaient de me livrer, alors<br />

qu’ils étaient en attente d’avoir peut-être des papiers et que tout faux-pas (sur <strong>le</strong>s choses que<br />

l’on a oubliées de dire à l’OFPRA, ou que l’on a volontairement tues, etc.) donne l’impression<br />

de remettre <strong>le</strong>ur avenir en jeu. Je <strong>le</strong>ur répétais : « ne me dites que ce que vous vou<strong>le</strong>z », « vous<br />

n’êtes pas obligés de dire ce que vous ne vou<strong>le</strong>z pas dire », « vous n’êtes pas obligés de me<br />

répondre », etc.<br />

A plusieurs reprises, j’ai tenté de <strong>le</strong>s renseigner quand je <strong>le</strong> pouvais, c’était en quelque sorte<br />

mon contre-don 26 : si je suis refusé à la CNDA, quel<strong>le</strong>s associations peuvent m’aider ? Où est<br />

la discothèque Le Loft à Lyon ? Comment faut-il faire pour al<strong>le</strong>r en Ang<strong>le</strong>terre (visas etc.) ?<br />

La voisine frappe mon fils et el<strong>le</strong> ne veut rien entendre, qu’est-ce que je dois faire ? Où est-ce<br />

que je peux faire une formation en soins à la personne âgée ? On me posait des questions très<br />

variées, de cel<strong>le</strong>s qu’on ne pouvait ou voulait pas poser à l’équipe, de peur de déranger<br />

inuti<strong>le</strong>ment, de peur de ne pas avoir <strong>le</strong> droit de faire ce qu’ils voulaient ou simp<strong>le</strong>ment par<br />

peur de donner une mauvaise image.<br />

26 La théorie du don-contre don vient de Marcel Mauss. Il évoque un cyc<strong>le</strong> en trois temps : donner-recevoirrendre.<br />

30


Seconde Partie<br />

31


1. S’exi<strong>le</strong>r<br />

1.1.Contextes de départ<br />

1.1.1. Multip<strong>le</strong>s causes de départ<br />

a- Dire ou ne pas dire<br />

Je ne <strong>le</strong>ur ai jamais demandé pourquoi ils étaient venus en France. Cela n’était pas à<br />

proprement dit mon sujet, et entrer dans l’entretien par ce biais aurait jeté des confusions sur<br />

l’objet de l’étude. Et surtout, la paro<strong>le</strong> a chez <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> un statut particulier : el<strong>le</strong><br />

est la clé de <strong>le</strong>ur avenir, el<strong>le</strong> est ce par quoi ils tentent de fonder <strong>le</strong>ur légitimité sur <strong>le</strong> territoire<br />

français. Ainsi <strong>le</strong>ur demander <strong>le</strong>s raisons du départ, c’est m’exposer à être assimilée à une<br />

employée de l’OFPRA, à une « espionne » de la Préfecture. Chez plusieurs personnes, j’ai<br />

senti la peur de se contredire dans <strong>le</strong>s dates quand ils m’expliquaient <strong>le</strong>ur fuite. On redoute<br />

l’infiltration et ses conséquences funestes. Infiltration liée à l’asi<strong>le</strong> ou liée à ceux qui <strong>le</strong>s<br />

persécutaient au pays et dont la menace plane jusqu’ici. Deux hommes m’ont évoqué <strong>le</strong>s<br />

« agents », des hommes qui, hors du pays d’origine, pistent <strong>le</strong>s dissidents du pouvoir et <strong>le</strong>s<br />

éliminent.<br />

Et d’autre part, <strong>le</strong> départ est souvent lié à des événements très douloureux : destruction des<br />

biens, viol, prison… Et à l’arrachement à sa terre, sa famil<strong>le</strong>, son passé. Une dou<strong>le</strong>ur à la fois<br />

physique, psychique et symbolique.<br />

S’ensuit la route jusqu’à la France, chaotique et p<strong>le</strong>ine de peurs.<br />

Comment raconter ça ? Comment <strong>le</strong> raconter à quelqu’un qu’on ne connaît pas et qui ne par<strong>le</strong><br />

pas notre langue, ne connaît pas notre pays, ni notre histoire ? La limite entre <strong>le</strong> dicib<strong>le</strong> et l’indicib<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>ur appartient : il en va de <strong>le</strong>ur dignité et, pour certains, de <strong>le</strong>ur santé psychique.<br />

Tout <strong>le</strong> monde ne m’a pas parlé des raisons et conditions de départ. D’autres me <strong>le</strong>s ont<br />

détaillées, avec ce besoin d’être entendu, de pouvoir sortir une souffrance qui jusque là a été<br />

tue parce qu’il n’y a personne pour la dire et qu’el<strong>le</strong> n’a pas sa place dans <strong>le</strong> récit à l’OFPRA.<br />

Je n’exposerai ici que <strong>le</strong>s situations concernant <strong>le</strong>s personnes que j’ai rencontrées : l’Irak et <strong>le</strong><br />

Kosovo seront abordés, tandis que l’Afghanistan et <strong>le</strong>s Sri Lanka seront laissés de côté. Il y a<br />

pourtant une Sri Lankaise au CADA, et des Afghans, mais je n’ai pas pu conduire d’entretiens<br />

avec eux. Les conflits traités ici ne représentent donc pas toutes <strong>le</strong>s situations que l’on peut<br />

rencontrer.<br />

32


-Un ensemb<strong>le</strong> de facteurs<br />

S’il n’est pas simp<strong>le</strong> d’aborder <strong>le</strong> pourquoi du départ, c’est aussi parce qu’il est rare<br />

d’avoir un motif, unique, clair, explicite et compréhensib<strong>le</strong> aux yeux de tous. Quelques-uns<br />

ont fui parce qu’on avait détruit <strong>le</strong>ur maison, ou qu’on <strong>le</strong>s avait torturés, emprisonnés ou<br />

kidnappés. Pour Akramat, ce n’était pas <strong>le</strong> fait de vivre dans un pays en guerre ni de s’être fait<br />

torturé qui l’a contraint à l’exil, mais c’est de s’être marié dans ce contexte et de se soucier de<br />

sa femme et de l’enfant qui allait naître, de <strong>le</strong>ur avenir à tous <strong>le</strong>s trois.<br />

Il n’y a pas une raison. Bien souvent, il y a une conjonction de faits, de ressentis et de<br />

réf<strong>le</strong>xions. Rarement, on ne fuit que la guerre : on fuit la guerre quand el<strong>le</strong> nous menace<br />

personnel<strong>le</strong>ment, nous, notre maison ou notre famil<strong>le</strong>. Les raisons objectives de la guerre ou<br />

de la persécution se mê<strong>le</strong>nt souvent à des raisons individuel<strong>le</strong>s liées à des peurs, des projets,<br />

des attachements affectifs singuliers.<br />

Dragana a fui la guerre du Kosovo. El<strong>le</strong> est d’abord partie en Serbie avec sa famil<strong>le</strong>. Ils s’y<br />

sont faits maltraités et discriminés. Ils ont tenu. Jusqu’à ce qu’un de <strong>le</strong>ur enfant meurt faute<br />

des soins qu’on n’a pas voulu lui donner. Là ils sont partis vers l’Ouest, l’Italie et puis la<br />

France. Natalia, quant à el<strong>le</strong>, appartient à une famil<strong>le</strong> qui, parmi des milliers d’autres famil<strong>le</strong>s<br />

slaves, étaient venus s’instal<strong>le</strong>r en Tchétchénie, alors que <strong>le</strong>s Tchétchènes avaient été<br />

déportés au Kazakhstan (en 1944, sous Staline). Revenue en Russie en 1992, après que la<br />

Tchétchénie aie proclamé son indépendance, el<strong>le</strong> dit que sa vie s’est arrêtée avec ce retour :<br />

« nous avons été considérés comme des Tchétchènes ». « Mais, ajoute-t-el<strong>le</strong>, ce n’est pas<br />

seu<strong>le</strong>ment pour cela que nous sommes là ». Pour beaucoup, je ne saurai pas tout.<br />

Et enfin, il y a ceux qui sont partis de <strong>le</strong>ur pays pour <strong>le</strong>s études, pour une expérience<br />

professionnel<strong>le</strong>, ou pour découvrir la vie, mais qui n’ont pas pu rentrer dans <strong>le</strong>ur pays parce<br />

que la situation de celui-ci avait changé ou que <strong>le</strong>ur situation avait changé au point de ne<br />

pouvoir être accepté aux yeux de <strong>le</strong>urs compatriotes. C’est <strong>le</strong> cas de Karine, Arménienne,<br />

partie rejoindre une amie en Russie, et tombée amoureuse d’un homme avec qui el<strong>le</strong> s’est<br />

mariée. Mais il est Azéri. Sa propre famil<strong>le</strong> a refusé de la voir. C’est aussi <strong>le</strong> cas de Fabrice,<br />

Congolais, parti faire ses études en Russie, où il s’est marié à une Russe, avec laquel<strong>le</strong> il a eu<br />

un enfant. A la fin, il n’osait plus sortir dans la rue de peur de se faire agresser. Et <strong>le</strong>s<br />

conditions actuel<strong>le</strong>s de la RDC ne <strong>le</strong>ur permettent pas d’y retourner.<br />

c – Qu’est-ce qu’une persécution ?<br />

Selon la Convention de Genève du 28 juil<strong>le</strong>t 1951, <strong>le</strong> réfugié est une personne qui «<br />

[craint] avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de<br />

33


son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques (…) » 27 . Rien ne<br />

vient compléter ce paragraphe pour définir ce qu’est une persécution. Le politologue J.Valluy<br />

s’interroge sur cette notion : « de quel traitement par<strong>le</strong>-t-on ? Un regard alarmant ? Quelques<br />

menaces ? Une présence insistante de l’autre côté de la rue ? Un harcè<strong>le</strong>ment de tous <strong>le</strong>s<br />

jours ? Le cadavre d’un proche ? Des marques sur <strong>le</strong> corps d’un supplice enduré ? Chacun,<br />

administrateur ou juge, reste libre de son opinion. (…) où commence la persécution ? Il n’est<br />

pas de mesure commune de la gravité d’une persécution. Doit-el<strong>le</strong> d’ail<strong>le</strong>urs être évaluée<br />

dans <strong>le</strong> contexte social de l’événement ou à l’aune d’un étalon universel ? Bien peu, en<br />

Occident, supporteraient <strong>le</strong> moindre de ce que l’on endure chaque jour en des contrées moins<br />

paisib<strong>le</strong>s. » 28<br />

Ainsi dans la rédaction de ce mémoire, je me suis trouvée confrontée à la difficulté d’un<br />

classement : en ex-Yougoslavie, <strong>le</strong>s Rroms étaient-ils victimes de la guerre ou d’une<br />

persécution ethnique ? Ils ont de fait vécu <strong>le</strong>s deux. Y a-t-il un jugement de va<strong>le</strong>ur, une<br />

appréciation de la vio<strong>le</strong>nce à distinguer menaces et persécutions ? Les menaces ne sont-el<strong>le</strong>s<br />

pas une forme de persécution ? J’ai pris <strong>le</strong> choix de faire cette différence, en me tenant aux<br />

récits entendus, dans <strong>le</strong>squels mes interlocuteurs affirmaient êtres partis à cause de vio<strong>le</strong>nces<br />

actées, physiques, matériel<strong>le</strong>s ou symboliques (persécutions) ou à cause de menaces reçues et<br />

donc en prévision de ces vio<strong>le</strong>nces (menaces). Je n’établis ici aucune hiérarchie de la vio<strong>le</strong>nce<br />

et de la souffrance vécue et je reconnais l’artificiel de cette frontière, établie pour <strong>le</strong> besoin du<br />

mémoire.<br />

J’ai donc considéré ici comme persécutions <strong>le</strong>s vio<strong>le</strong>nces physiques et <strong>le</strong>s destructions<br />

matériel<strong>le</strong>s, vécues dans un pays en paix (ou dit comme tel).<br />

1.1.2. La guerre<br />

a. Historique des conflits<br />

L’Irak<br />

Après la guerre avec l’Iran (1980-88), faisant un million de morts, la guerre du Golfe<br />

(1990-91) comptant aussi des dizaines de milliers de morts et un embargo de l’ONU pendant<br />

douze ans (1990-2002), une autre guerre touche l’Irak depuis 2003. En mars 2003, une<br />

coalition des Etats-Unis et du Royaume-Uni attaque l’Irak pour faire tomber <strong>le</strong> régime de<br />

Saddam Hussein. Quelques semaines plus tard, G.W. bush déclarait la fin de l’opération Iraqi<br />

Freedom. Toutefois l’armée des Etats-Unis ne se retire pas, et « trois ans après la fin officiel<strong>le</strong><br />

de la guerre, <strong>le</strong> gouvernement de l’Irak est très fragi<strong>le</strong>. Les vio<strong>le</strong>nces sont quotidiennes,<br />

27 artic<strong>le</strong> 1 er A 2 de la Convention<br />

28 Valluy J., 2004. « La fiction juridique de l’asi<strong>le</strong> », in P<strong>le</strong>in Droit n°63.<br />

34


ésultant des attaques de soldats et de convois de l'armée américaine par des insurgés, de la<br />

guerre civi<strong>le</strong> entre <strong>le</strong>s chiites, sunnites baassistes et <strong>le</strong>s sunnites salafistes, et entre <strong>le</strong> pouvoir<br />

en place et des groupuscu<strong>le</strong>s islamistes qui opéreraient actuel<strong>le</strong>ment en Irak, tels qu'Ansar el<br />

sunna, ou Al qaida » 29 .<br />

« Les deux guerres précédentes étaient terrib<strong>le</strong>s, mais au moins nous avions l’espoir. Là nous<br />

n’avons plus rien » me glisse Nahia (45 ans, réfugiée). « Depuis 2003 jusqu’à notre départ,<br />

nous n’avions plus d’é<strong>le</strong>ctricité, ni d’eau. C’était très diffici<strong>le</strong> de s’alimenter. Nous avions un<br />

générateur col<strong>le</strong>ctif pour l’é<strong>le</strong>ctricité, mais cela coûtait très cher. » (Nabil et Mariam, 62 et 58<br />

ans, réfugiés) Les conditions de vie se détériorent à Bagdad, Mossoul et dans <strong>le</strong>s autres vil<strong>le</strong>s<br />

du pays. Par ail<strong>le</strong>urs, une menace pèse aussi durement sur <strong>le</strong>s Chrétiens qui sont victimes de<br />

vio<strong>le</strong>nces et de crimes. Bechar (25 ans, demandeur d’asi<strong>le</strong>) a été kidnappé pendant six mois.<br />

Sa mère a dû vendre la maison pour pouvoir payer la rançon demandée. Ils se sont retrouvés<br />

en avril, après plus d’un an de séparation.<br />

H. Thiol<strong>le</strong>t et Y. Torabi 30 notent que « sur 4 millions d’Irakiens déplacés par la vio<strong>le</strong>nce, 1,8<br />

million sont restés dans <strong>le</strong>ur pays, tandis que <strong>le</strong>s autres cherchaient asi<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> monde<br />

arabe ». On compterait 31 aujourd’hui 24 millions d’habitants en Irak.<br />

Le Caucase Nord<br />

Je suis allée plusieurs fois rencontrer Akramat et Tania (35 ans et 22 ans, demandeurs<br />

d’asi<strong>le</strong>). Nous nous comprenions mal, mais toujours Akramat essayait de me par<strong>le</strong>r de la<br />

vio<strong>le</strong>nce qu’il a vécue et qui continue, dans <strong>le</strong> Caucase. « Télé dit ‘tout va bien’. Poutine dit<br />

‘tout va bien’, mais Tchétchénie-Ingouchie beaucoup beaucoup problèmes ». Et il répétait<br />

« beaucoup beaucoup problèmes ». Un jour, il m’a mimé une scène (ou une des scènes ?)<br />

pendant laquel<strong>le</strong> il s’est fait torturé par des policiers : il saisit une bouteil<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong> il avait<br />

accroché un tissu en lieu et place du baton ou autre gourdin qu’il avait face à lui ce jour-là. Et<br />

attrapant cette arme de plastique, il a simulé qu’il frappait quelqu’un, et disait « Par<strong>le</strong>s ! Toi<br />

par<strong>le</strong>s ? ». Il <strong>le</strong> faisait sans vio<strong>le</strong>nce, sans haine, mais hanté par des souvenirs d’une extrême<br />

vio<strong>le</strong>nce. « En Tchétchénie, autoproclamée indépendante en 1991, la première guerre de<br />

1994-1996 a fait quelques 30 000 morts. Depuis 1999, <strong>le</strong>s combats ont repris, entraînant<br />

plusieurs dizaines de milliers de morts. Le conflit s’étend à la République d’Ingouchie où près<br />

de 250 000 Tchétchènes sont réfugiés. » 32 Et la Tchétchénie compterait en 2004 (selon ce<br />

29 www.wikipedia.fr<br />

30 Thiol<strong>le</strong>t H. et Torabi Y., 2008-2009, « Rêves d’Europe en Irak », in L’atlas des migrations Hors-Série<br />

« L’atlas des migrations. Les routes de l’humanité ».<br />

31 Le chiffre est cité par l’agence Reuters (fr.reuters.com), dans un artic<strong>le</strong> du 2 mars 2009. Cel<strong>le</strong>-ci nous met en<br />

garde : « ce chiffre est sujet à caution, tant la question de la démographie est politiquement sensib<strong>le</strong> ».<br />

32 Day M., 18 septembre 2004, « Le brasier caucasien », in Le Monde 2.<br />

35


même artic<strong>le</strong>) 780 000 habitants. Ainsi, selon <strong>le</strong> Comité Tchétchénie 33 , « au cours de la<br />

première guerre comme de la seconde, pas une seu<strong>le</strong> famil<strong>le</strong> n’est restée entière, et toute la<br />

jeune génération née dans <strong>le</strong>s années 1980 a grandi dans la guerre, ou <strong>le</strong> chaos et l’insécurité<br />

de l’entre-deux-guerres ». Et l’Ingouchie, avec l’é<strong>le</strong>ction d’un nouveau président installé par<br />

Moscou, en octobre 2008, devient « la cib<strong>le</strong> d'attaques régulières d'une rébellion brouillonne<br />

dont on ne sait guère si el<strong>le</strong> est séparatiste, islamiste ou criminel<strong>le</strong> » 34 .<br />

Les personnes provenant du Daghestan et de Géorgie n’ont pas abordé <strong>le</strong> sujet de la guerre et<br />

du contexte de <strong>le</strong>ur départ. La Géorgie a traversé deux conflits sécessionnistes (Abkhazie,<br />

1992-94 ; Ossétie du Sud, 2008) qui ont mis des centaines de milliers de personnes sur <strong>le</strong>s<br />

routes (réciproquement entre 140 000 et 150 000 pour <strong>le</strong> premier, et environ 192 000 pour <strong>le</strong><br />

second) 35 . Et pour ce qui est du Daghestan, il est la scène d’affrontements entre l’armée russe<br />

et <strong>le</strong>s partisans tchétchènes depuis 1999.<br />

L’ex-Yougoslavie<br />

Si la problématique des Rroms correspond plus à une histoire de persécution, quatre<br />

famil<strong>le</strong>s sur six, venant de Serbie ou du Kosovo, m’ont cité la date de 1999 comme date de<br />

<strong>le</strong>ur départ du pays. Revenons sur la guerre qui sévit à cette date.<br />

Au début des années 1990, la Serbie envahit ses pays voisins. L’anthropologue V.Nahoum-<br />

Grappe explique : « Une seu<strong>le</strong> armée attaque, avec <strong>le</strong>s moyens dont el<strong>le</strong> aurait eu besoin<br />

contre une autre armée puissante comme el<strong>le</strong>, des populations civi<strong>le</strong>s définies ethniquement<br />

comme ennemies et devant être « nettoyées » et « éradiquées ». » « Mais cette guerre a<br />

provoqué une division identitaire artificiel<strong>le</strong> et régressive nouvel<strong>le</strong> à l’intérieur d’une<br />

population qui re<strong>le</strong>vait d’un même ensemb<strong>le</strong> culturel pétri de variété, (…) ; ainsi être serbe<br />

ou non serbe devient la question essentiel<strong>le</strong> » 36 . En 1999, la Serbie attaque <strong>le</strong> Kosovo, et<br />

l’OTAN intervient au Kosovo, et en Serbie en bombardant des points dits « stratégiques »<br />

pour que Milosevic se rende. En 1999, on compte 840 000 Albanais réfugiés, et, peu après,<br />

quand l’armée serbe se retire, 250 000 Serbes et autres non-Albanais (Roms, Ashkalis) fuient<br />

<strong>le</strong> Kosovo 37 . « Refusant de prendre parti dans ces conflits, beaucoup de rroms ont quitté<br />

<strong>le</strong>urs foyers et n’ont pu y retourner parce qu’ils étaient perçus comme des traîtres » 38 . C’est<br />

33 Comité Tchétchénie, 2005, Tchétchénie, dix clés pour comprendre, La Découverte, Paris, p.88.<br />

34 Dryef Z., 8 juin 2009, « En Ingouchie, informer nuit gravement à la santé », Rue 89.<br />

35 Lemay-Hébert N., « Populations otages dans <strong>le</strong> Caucase », in L’atlas des migrations Hors-Série « L’atlas des<br />

migrations. Les routes de l’humanité ».<br />

36 Nahoum-Grappe V., « Anthropologie de la cruauté. Quelques pistes au sujet de la guerre en ex-Yougoslavie »,<br />

in Moro M-R et Lebovici S., 1995, Psychiatrie humanitaire en ex-Yougoslavie et en Arménie, PUF, p.34 et 42.<br />

37 Morokvasic M., « Diffici<strong>le</strong> droit au retour en ex-Yougoslavie », in L’atlas des migrations Hors-Série « L’atlas<br />

des migrations. Les routes de l’humanité ».<br />

38 Mi<strong>le</strong> S., « L’immigration des Balkans en France », in Le courrier des Balkans n°4.<br />

36


ce qui est arrivée à Dragana : pendant <strong>le</strong>s bombardements, « je mettais <strong>le</strong>s couvertures sur <strong>le</strong>s<br />

fenêtres, tout ce qui était en verre, (…) il y avait des sirènes, on dormait habillés », mais c’est<br />

après la signature de l’accord, alors qu’ « [ils ont] été agressés par <strong>le</strong>s Musulmans » 39 qu’el<strong>le</strong><br />

et sa famil<strong>le</strong> sont partis en Serbie, où el<strong>le</strong> avait de la famil<strong>le</strong>. C’est aussi la fuite pour la<br />

famil<strong>le</strong> d’Olga et cel<strong>le</strong> de Je<strong>le</strong>nko, vivant toutes deux près de Belgrade. La première raconte :<br />

« Avec la guerre, nous avons fui à Zanat, près de la Roumanie. Quand nous sommes revenus,<br />

tout avait été rasé. » Ce dernier n’a toujours pas retrouvé une partie de sa famil<strong>le</strong>. Quant à<br />

Bajram, il n’a toujours pas retrouvé une partie de sa famil<strong>le</strong>, dispersée en 1999.<br />

b. Ravages de la guerre<br />

La guerre est <strong>le</strong> lieu de toutes <strong>le</strong>s vio<strong>le</strong>nces : physiques, psychiques, socioéconomiques<br />

et symboliques.<br />

Les médecins et psychologues par<strong>le</strong>nt de traumatismes et de Post-traumatic Stress Disorder<br />

(PTSD), que l’on conseil<strong>le</strong> aujourd’hui de diagnostiquer avec prudence et qu’il ne faut pas<br />

systématiser. Akramat raconte <strong>le</strong> climat qui règne en Tchétchénie-Ingouchie : « Là-bas il y a<br />

des assassinats tous <strong>le</strong>s jours. Ici tu ne risques pas de te faire agresser ou torturer. Des gens<br />

que je connais se sont fait tués en allant à la poste ou parce qu’ils étaient suspectés d’être<br />

terroristes. » Et « la vio<strong>le</strong>nce de ces traumatismes, intentionnel<strong>le</strong>ment produite par d’autres,<br />

porte atteinte à la confiance fondamenta<strong>le</strong>, aux processus de liaison et aux liens<br />

intersubjectifs ». 40 La confiance est encore plus affectée quand il s’agit d’une guerre civi<strong>le</strong>,<br />

comme c’est <strong>le</strong> cas en Irak et aujourd’hui en Tchétchénie, et comme ça l’a été en ex-<br />

Yougoslavie. « Les guerres civi<strong>le</strong>s intracommunautaires sont donc plus douloureuses pour <strong>le</strong>s<br />

populations civi<strong>le</strong>s pour plusieurs raisons, et la cruauté de <strong>le</strong>urs pratiques s’en ressent :<br />

1/Les acteurs de la tragédie se connaissent des deux côtés, ce qui aggrave <strong>le</strong>s effets d’une<br />

cruauté pratiquée à bon escient, en sachant ce qui fait mal à l’autre (…) ;<br />

2/ Lorsque la cruauté de profanation est pratiquée aussi par celui qui, voisin ou relation<br />

amica<strong>le</strong>, devrait aider et sauver, la déception est plus intense, la « part de l’âme » dans cette<br />

dou<strong>le</strong>ur croît, ce qui la rend plus profonde encore. (…) ;<br />

3/ La proximité accroît aussi la haine du bourreau, haine pétrie de la conscience du crime<br />

devant celui-là qui était son voisin. (…) <strong>le</strong> bourreau tente de se persuader que l’innocent est<br />

coupab<strong>le</strong> en <strong>le</strong> traitant comme tel dans une sorte de démonstration tautologique, en quoi<br />

constitue la pratique de cruauté, et dont il essaye de sortir en s’acharnant. » 41<br />

39 Extraits du Rapport de l’entretien de Dragana à l’OFPRA en 2008.<br />

40 Maqueda F., 2005, « Entre terre nata<strong>le</strong> et terre d’accueil. Pour une clinique citoyenne des demandeurs<br />

d’asi<strong>le</strong> », in Furtos J. et Laval C. (dir.), La santé menta<strong>le</strong> en actes. De la clinique au politique, Eres, p.210.<br />

41 Nahoum-Grappe V., 1995, op. cit., p.45.<br />

37


Et à côté de ces vio<strong>le</strong>nces, il y a toute une déstructuration de la société. Selon Milana<br />

(23 ans, réfugiée en Belgique), au Daghestan « on ne pouvait plus sortir », et sa petite cousine<br />

de 7 ans (demandeuse d’asi<strong>le</strong>) ajoute qu’on ne pouvait pas toujours al<strong>le</strong>r à l’éco<strong>le</strong>. « Les<br />

magasins n’étaient ouverts qu’une demi-heure par jour » se remémore Dragana.<br />

Et puis surtout cela a mis des dizaines de milliers de gens sur la route, « déplacés » dans <strong>le</strong>ur<br />

pays ou fuyant vers d’autres. C’est <strong>le</strong> cas d’Akramat, qui, avant de venir en France, a habité<br />

« chez des amis, dans de la famil<strong>le</strong>, dans un camp de réfugié ou dans des villages en<br />

Ingouchie » pendant <strong>le</strong>s bombardements de Grozny. Et la famil<strong>le</strong> d’un petit garçon du CADA<br />

(11 ans, demandeur d’asi<strong>le</strong>) a connu <strong>le</strong> même sort : de Grozny ils ont dû al<strong>le</strong>r vivre en<br />

Ingouchie.<br />

c. Fuir la guerre<br />

Certains ne partent pas pendant la guerre. Ils ne <strong>le</strong> peuvent pas, économiquement ou<br />

mora<strong>le</strong>ment, ou ne <strong>le</strong> veu<strong>le</strong>nt pas. D’autres décident de <strong>le</strong> faire, parfois après une longue<br />

réf<strong>le</strong>xion, parfois du jour au <strong>le</strong>ndemain. Chaque histoire est singulière, chaque choix propre à<br />

une situation personnel<strong>le</strong> différente.<br />

A Bechar, il n’a pas fallu longtemps pour se décider : ses ravisseurs venaient de <strong>le</strong> libérer en<br />

<strong>le</strong> menaçant de <strong>le</strong> tuer s’il était encore à Bagdad à la fin de la semaine. Le <strong>le</strong>ndemain, il avait<br />

pris la route du Nord de l’Irak. Akramat, quant à lui, a voulu partir après s’être marié :<br />

« quand j’étais tout seul, je ne pensais pas à mon avenir ».<br />

De son côté, Nahia, vivant dans une communauté chrétienne à Bagdad, s’est dit que la<br />

situation devenait critique, et, après avoir tout envisagé, a demandé à être envoyée dans une<br />

communauté au Liban.<br />

On ne sort pas aisément d’un pays qui est en guerre. Nahia m’explique : « Pour sortir d’Irak ?<br />

C’est très dangereux. Nous on a discuté longtemps avec un homme à la frontière. On a dû lui<br />

donner de l’argent. Ca change tout <strong>le</strong> temps <strong>le</strong> moyen qu’il faut prendre et par où il faut<br />

sortir. Avant de partir tu te renseignes. Ca se sait. » Pour ce qui est des pays du Caucase,<br />

certains ont rallié la Russie ou la Pologne avant de monter dans un camion pour l’Europe,<br />

d’autres sont partis directement en camion.<br />

1.1.3. Ceux qui dérangent<br />

a - Persécutions ethniques (Kurdes, Rroms, Arméno-Azéris)<br />

Coup<strong>le</strong> Azéri-Arménien<br />

La plupart des Arméniens ou Azéris rencontrés ont quitté <strong>le</strong>ur pays parce qu’ils étaient<br />

en coup<strong>le</strong> mixte (de ces deux pays) et qu’une guerre récente (Haut-Karabakh, 1988-1994) a<br />

38


condamnés à être considérés comme traîtres, aux yeux de <strong>le</strong>ur compatriotes et même de <strong>le</strong>ur<br />

propre famil<strong>le</strong>. Beaucoup ont d’abord fui en Russie, pensant échapper aux persécutions. Mais<br />

au sein même de la communauté azérie et arménienne de Russie se reproduisaient des<br />

comportements de haine, qui venait s’ajouter au racisme des Russes. Karine, mariée à un<br />

Azeri, s’est faite agressée peu après son arrivée en Russie. Artum et Laïla, après avoir perdu<br />

un fils dans la guerre du Haut-Karabakh, ont eu <strong>le</strong>ur second fils assassiné en Russie : la<br />

situation est devenue tel<strong>le</strong>ment invivab<strong>le</strong> que ce coup<strong>le</strong>, à plus de soixante ans, après dix-sept<br />

ans passés en Russie, a accepté de monter dans un camion pendant six jours, sans même<br />

savoir où ils allaient. D’autres famil<strong>le</strong>s sont passées par la Turquie, la Pologne ou l’Ukraine.<br />

Etre Kurde<br />

Anna (25, demandeuse d’asi<strong>le</strong>) est Kurde d’Arménie. El<strong>le</strong> vient d’arriver en France<br />

avec sa mère et sa fil<strong>le</strong>. Sa mère porte de grosses lunettes noires : « C’est la mafia. Hommes<br />

ont frappé sa tête. Et tout <strong>le</strong> corps. » Ils l’ont frappée jusqu’à ce que la rétine des yeux se<br />

décol<strong>le</strong>. Toute la famil<strong>le</strong> a fui, et depuis cinq mois el<strong>le</strong>s sont sans nouvel<strong>le</strong>s des frères et sœurs<br />

d’Anna. Ni du père parti un an plus tôt pour <strong>le</strong>s mêmes raisons. « En Europe, la formation<br />

d’une diaspora kurde est récente (…). El<strong>le</strong> résulte surtout des événements politiques graves<br />

qui se sont produits dans <strong>le</strong>s années 1980 en Turquie, en Syrie, en Irak et en Iran ». Il y aurait<br />

130 000 Kurdes en France 42 . « Les Kurdes constituent aujourd’hui <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus nombreux<br />

(ils sont de 32 à 35 millions avec la diaspora) sans Etat-nation » 43 .<br />

Les Rroms<br />

Nous avions écrit que certains étaient partis de chez eux avec la guerre (1999),<br />

cependant peu pensaient venir en France, jusqu’à ce que l’exclusion, la discrimination et<br />

parfois la persécution ne rendent <strong>le</strong>ur vie insupportab<strong>le</strong>. Selon Saimir Mi<strong>le</strong> 44 , c’est avec <strong>le</strong>s<br />

changements opérés à l’Est à partir de 1989 que la situation s’est dégradée : détérioration<br />

économique, corruption, et, pour <strong>le</strong>s Rroms, racisme qui trouve un nouveau terrain<br />

d’expression dans la démocratisation. Racisme attisé, comme nous l’avions vu, à la suite de la<br />

guerre, ravivant <strong>le</strong>s tensions interethniques. D’ail<strong>le</strong>urs, d’après un rapport récent du<br />

Commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe, « la situation de sécurité<br />

demeure précaire avec la ressurgence sporadique de vio<strong>le</strong>nces interethniques. Concernant<br />

plus particulièrement la situation des Roms (…) du Kosovo, [il] souligne qu'ils font l’objet<br />

42 Rollan F., 2008-2009, « Etat des lieux du peup<strong>le</strong> kurde », in L’atlas des migrations Hors-Série « L’atlas des<br />

migrations. Les routes de l’humanité ».<br />

43 Rollan F., op. cit.<br />

44 Mi<strong>le</strong> S., op.cit., p.145<br />

39


d’une discrimination généralisée dans <strong>le</strong> domaine de l'éducation, dans l'accès au logement,<br />

aux soins de santé et à la protection socia<strong>le</strong>, et qu'ils sont plus touchés par la pauvreté et <strong>le</strong><br />

chômage. »<br />

Et chez <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> rencontrés, <strong>le</strong> racisme a pris la tournure de vio<strong>le</strong>nces diverses :<br />

Olga s’est faite détruire sa « baraque » près de Belgrade « par un monsieur raciste, qui aime<br />

pas <strong>le</strong>s rroms » et Fevzi et Sumita (50 ans, demandeur d’asi<strong>le</strong>) <strong>le</strong>urs maisons au Kosovo.<br />

Cel<strong>le</strong> d’Armando (30 ans, réfugié) aussi, « par des Albanais armés. Ils m’ont agressé aussi ».<br />

D’autres disent s’être fait frapper et avoir reçu des vio<strong>le</strong>nces de la part d’Albanais, au Kosovo.<br />

Quant à Dragana, dont nous avions dit qu’el<strong>le</strong> avait fui <strong>le</strong>s conflits du Kosovo, où el<strong>le</strong> était<br />

discriminée en tant que Serbe, el<strong>le</strong> a cherché à se réfugier chez son père, qui l’a mise à la<br />

porte pour s’être mariée avec un Rrom alors qu’el<strong>le</strong> est « cista serbkinja » : Serbe « propre »,<br />

« pure ». El<strong>le</strong> est alors allée vivre dans un garage avec son mari et ses enfants, dont un est<br />

mort du diabète, n’ayant pas pu recevoir de soins, parce qu’il n’avait pas <strong>le</strong>s moyens de <strong>le</strong>s<br />

payer. « S’il portait mon nom, ça aurait été différent ». Et Ratko, <strong>le</strong> mari d’Olga de dire : « la<br />

Serbie, c’était l’horreur, ils voulaient tous nous mettre sous <strong>le</strong>s ponts ». Et aucun enfant de<br />

ces famil<strong>le</strong>s n’est allé à l’éco<strong>le</strong>, sauf un jeune (17 ans, demandeur d’asi<strong>le</strong>) qui me dit y être<br />

allé « un peu ». Contrairement aux autres demandeurs d’asi<strong>le</strong>, ils n’ont aucune nostalgie de<br />

<strong>le</strong>ur pays. Excepté Fevzi qui regrette ses maisons, sa boucherie, ses amis…<br />

b. Persécutions<br />

Nous avions dit que la persécution est très subjective. Nous citerons ici trois exemp<strong>le</strong>s<br />

de personnes venues en France pour avoir été maltraitées au vu de <strong>le</strong>urs opinions, politique ou<br />

religieuse.<br />

Michel (44 ans, débouté) me raconte qu’il appartient à un « parti politico-religieux » depuis<br />

quelques années, appelé Bundu dia Kongo. Dans un artic<strong>le</strong> de l’Agence France-Presse, il est<br />

dit que c’est une « secte - animiste et dont <strong>le</strong> « gouvernement » est dirigé par « un roi » autoproclamé<br />

Bernard Mize<strong>le</strong> Nsemi, en fuite - revendique la restauration du royaume Kongo » et<br />

qu’à ce titre cette « secte » est « régulièrement la cib<strong>le</strong> de la police et de la justice<br />

congolaise » 45 . Suite à des menaces sur sa famil<strong>le</strong>, au viol de sa compagne et à un<br />

emprisonnement de 45 jours, ils partent.<br />

Oliver (40 ans, réfugié), Nigerian, appartenait à la Christian Union Society, avec laquel<strong>le</strong> il a<br />

manifesté comtre l’instauration de la loi islamique de la Charia dans sa vil<strong>le</strong>. A cette<br />

manifestation, on l’a arrêté. La peine qu’il a reçue était l’emprisonnement à vie. Il s’est<br />

échappé en 2004 et est monté dans un bateau pour l’Europe.<br />

45 Artic<strong>le</strong> de l’AFP, 22 juil<strong>le</strong>t 2002.<br />

40


Bechar, que nous avons déjà évoqué, a été en<strong>le</strong>vé pendant six mois, en Irak, pour ses<br />

croyances religieuses : Bechar est Chrétien. Quand la rançon a été payée et qu’il a été libéré, il<br />

a regagné la Jordanie, en passant par <strong>le</strong> Nord du pays.<br />

c – Recevoir des menaces<br />

On peut être menacé, par quelqu’un, de manière directe ou indirecte (menaces ora<strong>le</strong>s,<br />

gestes, signes, etc.) ou se sentir menacé : avoir <strong>le</strong> « profil » des personnes victimes<br />

d’enlèvement ou de meurtre dans son pays.<br />

Le mari de Gohar (40 ans, demandeur d’asi<strong>le</strong>) soutenait <strong>le</strong> parti d’opposition dans son pays,<br />

l’Arménie. Sa femme me raconte que <strong>le</strong>s menaces ont augmenté après <strong>le</strong>s é<strong>le</strong>ctions, alors<br />

qu’il faisait du porte-à-porte pour porter ses convictions. Le coup<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s deux enfants ont été<br />

directement concernés par <strong>le</strong>s menaces. Gohar a arrêté de se rendre à l’atelier de couture où<br />

el<strong>le</strong> travaillait et Nouney a cessé de se rendre à l’université. Cel<strong>le</strong>-ci m’explique : « Mon père<br />

tenait à ce que j’ail<strong>le</strong> à l’université. C’est une chance d’entrer à l’université en Arménie,<br />

parce que c’est cher, et il y a un concours à l’entrée. Dès que j’ai parlé à mon père des<br />

menaces que je recevais, il m’a dit de ne plus y al<strong>le</strong>r. Je n’ai jamais su l’expliquer à mes<br />

copines, je <strong>le</strong>ur ai dit : ‘je n’ai plus envie d’étudier l’histoire, je veux faire autre chose<br />

l’année prochaine’. » D’abord ils ont quitté la maison familia<strong>le</strong> et loué un appartement<br />

espérant qu’on perde <strong>le</strong>ur trace. Mais la démarche a échoué, et ils décident de fuir à l’étranger.<br />

Ce n’est qu’en France, en préparant <strong>le</strong> récit de l’OFPRA que chaque membre de la famil<strong>le</strong> a<br />

découvert ce que <strong>le</strong>s autres ont vécu (menaces, pression) pendant <strong>le</strong>s mois précédent <strong>le</strong> départ.<br />

D’autres personnes sont parties parce que <strong>le</strong>ur situation représentait un danger : personnes<br />

influentes ou riches, intel<strong>le</strong>ctuels, artistes.<br />

Quand je rencontre Rushan (25 ans, demandeur d’asi<strong>le</strong>), un ami vient de lui annoncer que<br />

deux acteurs viennent d’être tués dans son pays. « Ils ont été tués parce qu’ils jouent dans une<br />

série, même pas dans un film international, dans une série. Parce qu’ils étaient artistes. Pays<br />

fou. » Rushan est artiste. Il est arrivé l’année dernière et espère que ces parents vont <strong>le</strong><br />

rejoindre : « s’ils peuvent tuer des artistes, ils tueront des non-artistes. »<br />

41


1.2. Famil<strong>le</strong>s<br />

1.2.1. Configurations actuel<strong>le</strong>s des famil<strong>le</strong>s au CADA<br />

a – Isolé ou en coup<strong>le</strong><br />

Six des personnes rencontrées sont ici seu<strong>le</strong>s, sans parent, conjoint(e) ni enfant,<br />

« isolées » selon <strong>le</strong> vocab<strong>le</strong> administratif. Parmi el<strong>le</strong>s, un est ici avec son frère. Et deux sont<br />

des femmes, dont une est arrivée mineure.<br />

Sur l’ensemb<strong>le</strong>, deux ont des enfants au pays. Deux ont 19 et 29 ans et n’ont pas eu d’enfants.<br />

Les deux derniers ont 45 et 49 ans. Ils ne se sont jamais mariés et n’ont pas eu d’enfants.<br />

C’est ce qui a poussé l’un des deux à me dire : « ce n’est pas la peine de par<strong>le</strong>r avec moi, je<br />

n’ai pas de famil<strong>le</strong>. Je suis célibataire. »<br />

Huit personnes vivent ici en coup<strong>le</strong>, sans enfant. Trois n’en ont pas eu, mais parmi eux une est<br />

enceinte. Trois ont des enfants qui sont adultes, ayant entre 26 et 45 ans. Un coup<strong>le</strong> a perdu<br />

ses deux enfants, <strong>le</strong> premier dans la guerre du Haut-Karabakh, <strong>le</strong> second assassiné en Russie.<br />

Enfin, une femme ignorait où étaient ses trois enfants de 12, 19 et 20 ans.<br />

Portrait – Nabil et Mariam, tous <strong>le</strong>s deux la soixantaine, sont arrivés en France en 2008. Ils<br />

ont deux enfants, de 28 et 35 ans. L’aîné a quitté Bagdad seul en 2003. Le second est parti en<br />

2005, accompagné de sa mère qui craignait qu’un homme voyageant seul soit pris pour un<br />

rebel<strong>le</strong> et tué pendant <strong>le</strong> voyage. Un an après Nabil partait à son tour. Aujourd’hui un de <strong>le</strong>ur<br />

enfant est au Moyen-Orient. L’autre est en Europe. Ils sont en contact régulier par téléphone.<br />

b – Avec des enfants<br />

Parmi <strong>le</strong>s personnes qui sont ici sans conjoint, cinq sont avec un enfant. Une d’entre<br />

el<strong>le</strong>s a sa mère auprès d’el<strong>le</strong>. Parmi <strong>le</strong>s cinq personnes à avoir deux enfants au CADA, trois<br />

ont d’autres enfants au pays, ou hors de France. Une femme est ici avec ses trois enfants.<br />

Cette dernière étant en chimiothérapie à l’hôpital, <strong>le</strong>s trois frères et sœurs, qui ont entre 22 et<br />

30 ans, se retrouvent seuls au CADA. Toutes <strong>le</strong>s personnes dans cette configuration sont des<br />

femmes, à l’exception d’un réfugié, qui est arrivé seul et a fait venir ses enfants grâce au<br />

regroupement familial.<br />

Seize coup<strong>le</strong>s sont ici avec des enfants : huit ont un enfant auprès d’eux, quatre en ont<br />

deux, trois en ont trois et un en a quatre. Une famil<strong>le</strong> de l’un des CADA se compose du<br />

coup<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s grands-parents, <strong>le</strong>urs quatre enfants, la femme de l’un des fils et un petit-fils<br />

(enfant de <strong>le</strong>ur fils et de la bel<strong>le</strong>-fil<strong>le</strong> présente). Parmi ces seize coup<strong>le</strong>s, six ont des enfants<br />

42


qui vivent à l’étranger, ou à Lyon hors du CADA, et, à un de ces six coup<strong>le</strong>s, il manque huit<br />

enfants.<br />

Portrait – Odette et Michel, 35 et 45 ans, sont arrivés de la RDC il y a deux ans. Odette est<br />

partie seu<strong>le</strong>, à l’emprisonnement de son mari. Dans l’urgence, el<strong>le</strong> n’a pas pu al<strong>le</strong>r chercher<br />

sa fil<strong>le</strong>, vivant dans un internat loin de Kinshasa. El<strong>le</strong> est partie, enceinte, avec son fils d’un<br />

an. Michel <strong>le</strong>s a rejoint, à sa sortie de prison.<br />

c- Configurations spécia<strong>le</strong>s<br />

Certains se retrouvent dans des cas un peu atypiques. Nous avons déjà évoqué deux<br />

cas : la fratrie (deux frères de 26 et 29 ans) et « l’absence » d’une des personnes présentes,<br />

due à son séjour à l’hôpital. Une autre femme se retrouve dans cette dernière situation<br />

puisqu’el<strong>le</strong> a son fils à l’hôpital. Son fils effectue de longs séjours dans des hôpitaux de Lyon<br />

et Grenob<strong>le</strong>, pour enrayer sa tuberculose.<br />

Une autre situation rencontrée est cel<strong>le</strong> d’un coup<strong>le</strong> vivant ici avec <strong>le</strong>ur fils. Leur fil<strong>le</strong><br />

vient d’arriver sur Lyon avec ses enfants, suite à sa séparation avec son mari. El<strong>le</strong> a déposé sa<br />

demande d’asi<strong>le</strong>, mais <strong>le</strong> temps qu’el<strong>le</strong> entre dans <strong>le</strong> Dispositif National d’Accueil, el<strong>le</strong> ne<br />

peut pas bénéficier d’une place au CADA. De manière similaire, un coup<strong>le</strong> a réussi à faire<br />

venir <strong>le</strong>ur fil<strong>le</strong>, mineure, se faisant maltraiter dans sa bel<strong>le</strong>-famil<strong>le</strong>. Ils sont désormais réunis.<br />

Portrait – Dragana et Buhran forment un coup<strong>le</strong> mixte : el<strong>le</strong> est Serbe et il est Rrom du<br />

Kosovo. En 1999, ils fuient <strong>le</strong>s bombardements qu’ils vivent à Mitrovica et vont s’instal<strong>le</strong>r<br />

avec <strong>le</strong>urs quatre enfants en Serbie, où ils vivent dans une grande précarité, étant stigmatisés<br />

en tant que famil<strong>le</strong> du Kosovo, qui plus est Rrom. Un hiver, ils perdent un enfant qui n’a pas<br />

reçu <strong>le</strong>s soins nécessaires. Les parents partent en laissant deux enfants qu’ils n’ont pas pu<br />

retrouver avant de partir. De ces deux enfants, une se mariera pour ne pas rester vivre avec<br />

son frère, puis, récemment sera « rapatriée » en France, se faisant battre par son mari et ses<br />

beaux-parents. Aujourd’hui Dragana et Buhran vivent avec el<strong>le</strong>, et <strong>le</strong>ur autre fil<strong>le</strong>, avec<br />

laquel<strong>le</strong> ils sont venus, loge dans un autre CADA de la banlieue lyonnaise.<br />

43


1.2.2. Les absents<br />

a – Structure familia<strong>le</strong> initia<strong>le</strong><br />

Les structures familia<strong>le</strong>s, ou structures de parenté, ne sont pas homogènes entre <strong>le</strong>s<br />

pays, ni au sein des pays ou peup<strong>le</strong>s. Il nous parait illusoire et artificiel de vouloir créer une<br />

typologie en fonction de l’appartenance nationa<strong>le</strong> ou ethnique. Il existe de tel<strong>le</strong>s différences<br />

de sty<strong>le</strong> de vie, en fonction du lieu de vie (vil<strong>le</strong>/campagne), du niveau socio-économique, des<br />

influences culturel<strong>le</strong>s…<br />

A titre d’exemp<strong>le</strong> : nous avons souvent tendance à par<strong>le</strong>r de l’« Afrique » et des « famil<strong>le</strong>s<br />

africaines ». Voici deux situations que nous avons pu rencontrer :<br />

- Oliver est Nigérian. Il a 41 ans. Il a vécu avec l’ensemb<strong>le</strong> de sa famil<strong>le</strong> (parents et famil<strong>le</strong>s<br />

des frères inclus) dans un village au Nord du Nigéria. Son père et lui sont polygames : ils ont<br />

chacun deux femmes. Il a douze frères et sœurs. De sa première femme, aujourd’hui décédée,<br />

il a deux enfants. De la seconde (36 ans), il en a deux autres. Il est parti quand <strong>le</strong> dernier de<br />

cette femme avait un an.<br />

- Odette est congolaise (RDC). El<strong>le</strong> a 35 ans. Avant de partir, el<strong>le</strong> vivait avec son mari dans<br />

un appartement de la capita<strong>le</strong> (Kinshasa). El<strong>le</strong> a une sœur. Avec son mari (45 ans), ils ont eu<br />

trois enfants.<br />

C.Poiret explique que, « du point de vue de <strong>le</strong>ur forme résidentiel<strong>le</strong>, différents types de<br />

famil<strong>le</strong>s africaines se rencontrent en France : des famil<strong>le</strong>s monoparenta<strong>le</strong>s, qui s’appuient<br />

souvent sur des réseaux de solidarité féminins ; des famil<strong>le</strong>s élémentaires, monogamiques,<br />

dont l’organisation est proche de cel<strong>le</strong> de la famil<strong>le</strong> conjuga<strong>le</strong> type européenne ; des famil<strong>le</strong>s<br />

élémentaires polygamiques, qui fonctionnent sur différents modes quant à la localisation des<br />

femmes et de <strong>le</strong>urs enfants et, plus rarement, des famil<strong>le</strong>s élargies et composées. » 46<br />

D’autre part, nous avons remarqué de très grandes fratries (entre dix et treize enfants)<br />

dans des famil<strong>le</strong>s tchétchènes, Rrom du Kosovo, nigériane et au sein de deux famil<strong>le</strong>s<br />

irakiennes.<br />

b- Ceux qui restent<br />

En partant, on laisse derrière soi des frères et sœurs, ses parents, ses amis, ses cousins<br />

et, cela arrive, sa/son compagne(-on) et ses enfants. Les deux personnes qui sont venues sans<br />

<strong>le</strong>ur femme et <strong>le</strong>urs enfants viennent d’Arménie et d’Irak. Le cas de l’Arménien est plutôt<br />

isolé. D’habitude, la migration en provenance de ce pays, ou de ses citoyens habitant en<br />

Russie, est familia<strong>le</strong>. Par contre, c’est une pratique assez commune chez <strong>le</strong>s Africains<br />

46 Poiret C., 1996, Famil<strong>le</strong>s africaines en France, L’Harmattan, p.96.<br />

44


Subsahariens que de faire partir un homme seul, et une fois qu’il sera arrivé, organiser <strong>le</strong><br />

regroupement familia<strong>le</strong>. Le voyage depuis l’Afrique est cher et parfois dangereux. Oliver, du<br />

Nigeria, a déjà reçu deux de ses enfants avec <strong>le</strong> regroupement familial. Patrice, de la RDC,<br />

vient d’avoir son statut et compte demander à être rejoint par ses 4 enfants et sa femme.<br />

Odette s’est effondrée quant el<strong>le</strong> a été déboutée : el<strong>le</strong> ne pourra plus faire venir sa fil<strong>le</strong> de<br />

treize ans, restée en RDC.<br />

Dans la fuite, Odette n’a pas pu al<strong>le</strong>r chercher sa fil<strong>le</strong> qui était à plusieurs centaines de<br />

kilomètres de Kinshasa. El<strong>le</strong> me dit : « quand j’y pense, ça me fait de la tension, tel<strong>le</strong>ment que<br />

je vais mourir. » Il est arrivé la même chose à Dragana (deux enfants), Kristina (trois enfants),<br />

Gohar (un enfant) et Mariam (un enfant). Les entretiens avec ces femmes ont été très<br />

éprouvants, et Kristina et Gohar y ont mis un terme rapidement, l’une en se <strong>le</strong>vant, l’autre en<br />

me disant que c’était « confidentiel », intime. Ni l’une ni l’autre ne sait où sont <strong>le</strong>urs enfants<br />

aujourd’hui. Pour d’autres, ce ne sont pas <strong>le</strong>s enfants qui manquent, mais <strong>le</strong>s parents<br />

d’Arménie, pour Rushan, <strong>le</strong> mari bloqué en Russie pour Karine, ou <strong>le</strong>s frères et sœurs du<br />

Kosovo, pour Sara. « Dans <strong>le</strong> cas des réfugiés, <strong>le</strong>s séparations ont souvent un caractère<br />

involontaire, précipité et parfois traumatique (…). A la détresse de la séparation vient<br />

s’ajouter la préoccupation au sujet du sort de la famil<strong>le</strong> demeurée dans <strong>le</strong> pays d’origine ou<br />

dans un camp. » 47<br />

Il arrive aussi qu’il y ait un problème avec <strong>le</strong>s passeurs, et que ceux-ci ne fassent pas<br />

partir tout <strong>le</strong> monde. L’histoire de Grigor est un peu extraordinaire : sa femme, ses deux<br />

enfants et lui se préparaient à partir vers l’Europe, mais <strong>le</strong> passeur n’a fait partir que Grigor et<br />

a gardé l’argent destiné au voyage des trois autres membres de la famil<strong>le</strong>. Quand il arrive à<br />

Lyon, il n’a aucun moyen de joindre sa femme, ni el<strong>le</strong> de <strong>le</strong> retrouver. Un jour, il rencontre à<br />

Lyon, un homme provenant de la vil<strong>le</strong> où il a laissé sa femme, et, peintre de son métier, il lui<br />

peint <strong>le</strong> portrait de sa femme et de ses enfants. L’homme <strong>le</strong>s retrouve, <strong>le</strong>ur donne l’adresse du<br />

père et de l’argent pour partir. Trois ans après, <strong>le</strong>s voilà réunis à Lyon, et trois autres années<br />

se sont écoulées pour qu’ils aient <strong>le</strong> statut.<br />

Si l’issue de l’histoire est rare, nous ne doutons pas que des escroqueries arrivent<br />

régulièrement avec des passeurs.<br />

47 Rousseau C. et Nadeau L., « Migration, exil et santé menta<strong>le</strong> », in Baubet T. et Moro M-R, 2003, Psychiatrie<br />

et migrations, Masson, p.132.<br />

45


c- Famil<strong>le</strong>s dispersées<br />

Plusieurs ont des membres de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> non seu<strong>le</strong>ment au pays, pays d’origine ou<br />

dernier pays de migration, mais dans plusieurs pays. Nous l’avons particulièrement remarqué<br />

chez <strong>le</strong>s Rroms et chez <strong>le</strong>s Irakiens et dans une moindre mesure chez <strong>le</strong>s Kosovards.<br />

Les Rroms ont généra<strong>le</strong>ment des membres de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> (frères, sœurs ou enfants quand ils<br />

sont grands) installés en France et en Belgique. Et pour ceux qui viennent du Kosovo, ils en<br />

ont au Kosovo, en Macédoine ou/et Albanie, tandis que pour ceux qui viennent de Serbie : en<br />

Serbie, en Slovénie et/ou en Al<strong>le</strong>magne. Selon M. Courtiade, c’est « par l’éparpil<strong>le</strong>ment de<br />

rroms fixés depuis des sièc<strong>le</strong>s mais gardant des liens forts de visite entre eux –préfigurant <strong>le</strong><br />

monde moderne- que la frontière est mise en échec » 48 Pourtant, <strong>le</strong>s deux famil<strong>le</strong>s rroms ayant<br />

fui Belgrade ignore où se trouvent plusieurs membres de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> : ses trois frères pour<br />

Olga, sa mère et trois frères et sœurs pour Je<strong>le</strong>nko et une sœur pour sa femme. Sa femme a<br />

retrouvé ses parents et ses frères et sœurs en 2008, après neuf ans de séparation, alors qu’ils<br />

déposaient une demande d’asi<strong>le</strong> en Belgique : <strong>le</strong> service administratif à qui ils déclaraient<br />

qu’ils étaient seuls de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> ici, <strong>le</strong>ur a répondu qu’il ne fallait pas se moquer d’eux et<br />

qu’ils savaient bien que six autres membres de la famil<strong>le</strong> étaient là. Grande surprise !<br />

Chez <strong>le</strong>s deux famil<strong>le</strong>s Tchétchènes aussi, il y a des frères et sœurs dont on ne sait plus rien,<br />

ni même s’ils sont vivants.<br />

Pour ce qui est des Irakiens, la répartition des membres des famil<strong>le</strong>s est encore plus<br />

internationa<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> se fait généra<strong>le</strong>ment entre pays arabes (Emirats Arabes Unis, Syrie,<br />

Jordanie) et pays « Occidentaux » (France, Royaume-Uni, Canada, USA, Australie, Suède).<br />

Les émigrants partent d’abord vers <strong>le</strong>s pays arabes (Syrie ou Jordanie), où certains<br />

s’instal<strong>le</strong>nt. D’autres sont envoyés par <strong>le</strong> HCR vers <strong>le</strong>s pays « occidentaux » : « Depuis 2006,<br />

<strong>le</strong> HCR promeut activement <strong>le</strong>ur départ du monde arabe, submergé par la crise humanitaire<br />

et ses conséquences économiques. Ils forment aujourd’hui <strong>le</strong> plus fort contingent des<br />

demandeurs d’asi<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s pays occidentaux. » 49 Ainsi la famil<strong>le</strong> de Nadia est répartie<br />

comme suit : une sœur en France, trois sœurs et trois frères au Canada, une sœur aux Etats-<br />

Unis et une sœur en Australie.<br />

Pour <strong>le</strong>s Kosovars, quelques membres de la famil<strong>le</strong> peuvent être en Slovénie, Croatie,<br />

Suisse, Al<strong>le</strong>magne ou France. Et bien souvent <strong>le</strong>s Arméniens ou Azéris ont un ou deux<br />

membres de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> en Russie.<br />

48 Courtiade M., in Museum, 2006, Frontières. Images de vie entre <strong>le</strong>s lignes, aedelsa éditions – éditions Glénat.<br />

49 Thiol<strong>le</strong>t H. et Torabi Y., 2008-2009, op. cit., p.87.<br />

46


Et pour <strong>le</strong>s Africains rencontrés, si <strong>le</strong>s autres membres ne sont pas forcément hors du<br />

pays d’origine, ils peuvent être « à la capita<strong>le</strong> » ou « à l’intérieur », ce qui correspond parfois<br />

à des centaines de kilomètres d’éloignement.<br />

1.2.3. Les présents<br />

a – Migrations familia<strong>le</strong>s<br />

On retrouve <strong>le</strong>s migrations familia<strong>le</strong>s, au sens de migration de la famil<strong>le</strong> nucléaire,<br />

chez <strong>le</strong>s Rroms, chez <strong>le</strong>s Irakiens et chez <strong>le</strong>s habitants du Caucase (Arménie et Azerbaïdjan<br />

inclus). Fina<strong>le</strong>ment chez tous ceux qui viennent par voie de terre, à l’exception des Irakiens,<br />

qui, comme nous l’avons vu, sont placés par <strong>le</strong> HCR. Cela ne signifie pas que tous <strong>le</strong>s enfants<br />

sont là. Certains ont fondé <strong>le</strong>ur propre famil<strong>le</strong> et la décision de partir ou non <strong>le</strong>ur appartient.<br />

D’autres n’ont pu être emmenés, parce qu’ils sont restés chez un frère ou une tante, ou parce<br />

qu’on n’a pas pu al<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s chercher.<br />

Saimir Mi<strong>le</strong> 50 explique <strong>le</strong>s migrations familia<strong>le</strong>s en France chez <strong>le</strong>s Rroms parce qu’en plus<br />

de subir des persécutions dans <strong>le</strong>s Balkans, ils sont exclus de la sphère du travail et <strong>le</strong>s enfants<br />

de l’éco<strong>le</strong>. C’est donc aussi, et comme beaucoup d’autres demandeurs d’asi<strong>le</strong>, pour mettre<br />

<strong>le</strong>urs enfants à l’abri et <strong>le</strong>ur donner plus de chances pour un meil<strong>le</strong>ur avenir qu’ils sont partis.<br />

Portrait – Gohar est venue d’Arménie avec son mari et ses deux enfants. Ils subissaient tous<br />

<strong>le</strong>s quatre des menaces pour l’activité politique du père. Celui-ci est mort, un mois après <strong>le</strong>ur<br />

arrivée en France, du cancer. « Il a voulu nous mettre en sécurité. Ici nous sommes en paix. »<br />

b – Partir l’un après l’autre et se réunir plus tard<br />

Tous <strong>le</strong>s membres de la famil<strong>le</strong> ne quittent pas forcément <strong>le</strong> pays en même temps,<br />

comme on pourrait se l’imaginer. Tous n’ont pas parlé de <strong>le</strong>urs conditions de départ, mais six,<br />

ayant aujourd’hui <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> (nucléaire) réunie, ont témoigné de ces départs en décalé.<br />

Combien attendent encore un frère, un enfant ou <strong>le</strong>ur conjoint(e), qui déjà est sur la route, ou<br />

projette de partir et tente de réunir l’argent suffisant ?<br />

Il peut y avoir plusieurs raisons à cela : une des personnes est emprisonnée et ou kidnappée,<br />

et c’est ce qui déc<strong>le</strong>nche <strong>le</strong> départ des autres. El<strong>le</strong> <strong>le</strong>s rejoindra une fois libérée. Parfois,<br />

comme nous l’avons vu, certains n’étaient pas là au moment où <strong>le</strong> départ a été organisé. Et<br />

dans certains cas, comme dans celui de Nabil et Mariam, Irakiens, où un fils est parti d’abord,<br />

puis <strong>le</strong> second accompagné de sa mère qui ne voulait pas <strong>le</strong> laisser voyager seul, et en dernier<br />

<strong>le</strong> père. Nous posons plusieurs hypothèses : était-il trop dangereux de voyager nombreux, ou<br />

50 Mi<strong>le</strong> S., op.cit., p.145.<br />

47


impossib<strong>le</strong> de <strong>le</strong> faire sans éveil<strong>le</strong>r des soupçons à la frontière ? Le père, cadre dans son pays,<br />

devait ou voulait assurer ses fonctions professionnel<strong>le</strong>s jusqu’à ce que cela ne soit plus<br />

possib<strong>le</strong> ? Etait-ce trop cher ? Pour cette dernière famil<strong>le</strong>, nous écartons l’argument financier,<br />

puisqu’ils avaient un niveau de vie très confortab<strong>le</strong> (<strong>le</strong> père gagnait l’équiva<strong>le</strong>nt de 2000 € par<br />

mois).<br />

Portrait – Louba et Timour sont Tchétchènes. Ils vivaient à Grozny avant de devoir fuir, en<br />

1993, chez des amis de Timour, en Ingouchie. Leurs parents sont décédés. Timour ignore où<br />

sont son frère et ses sœurs, et Louba laisse neuf frères et sœurs à Grozny. Ils sont à Lyon avec<br />

<strong>le</strong>urs trois enfants. C’est <strong>le</strong> dernier, 11 ans, qui me raconte. Il est arrivé avec son papa en<br />

2008. Son grand frère, 20 ans, <strong>le</strong>s a rejoint deux semaines après. Sa mère et sa sœur viennent<br />

d’arriver, en 2009. Il est <strong>le</strong> seul à par<strong>le</strong>r français, et il n’est pas très à l’aise dans ce rô<strong>le</strong> de<br />

traducteur. Je n’insiste pas. Nous n’en saurons donc pas plus.<br />

c – Ceux qui sont déjà là : avoir de la famil<strong>le</strong> en France<br />

Certains ont déjà, en arrivant, de la famil<strong>le</strong> en France, bien souvent à Lyon. Les autres<br />

sont à Metz, Paris ou Troie. Cela concerne quatorze personnes. Et notre connaissance reste<br />

basée sur la famil<strong>le</strong> nucléaire : peut-être certains ont-ils des cousins (comme Liljana) ou des<br />

onc<strong>le</strong>s et tantes (comme Nahia) ?<br />

Six ont un ou plusieurs frères (ou sœurs) en France. Huit ont des enfants, et dans <strong>le</strong> cas de<br />

Patrice l’enfant est mineure, venue avec sa mère (qui n’est pas l’épouse de Patrice). Tania y a<br />

sa mère, et Armando toute sa famil<strong>le</strong>.<br />

Nous ignorons s’ils sont venus demander l’asi<strong>le</strong> à Lyon, parce qu’ils y avaient de la famil<strong>le</strong>.<br />

Cela est très probab<strong>le</strong> pour quelques-uns. D’autres ont clairement signifié qu’ils ne voulaient<br />

pas trop de contact avec eux, nous pouvons donc supposer que cette présence n’était donc pas<br />

un argument pour <strong>le</strong>s faire venir à Lyon.<br />

Portrait – Je<strong>le</strong>nko et Ramka, 25 et 26 ans, sont Rroms et ont fui la Serbie en 1999. La famil<strong>le</strong><br />

de Ramka est en Belgique, exceptée une de ses sœurs qui est en Slovénie, et une dont el<strong>le</strong> a<br />

perdu la trace. Je<strong>le</strong>nko, quant à lui, ignore où sont sa mère et trois de ses frères et sœurs. Son<br />

père est décédé. Il a aussi un frère et une sœur à Lyon. Selon lui, « il y a quarante personnes<br />

de [sa] famil<strong>le</strong> ici ». Le premier jour où je <strong>le</strong>s ai rencontrés, il m’a dit : « vous avez de la<br />

chance de nous trouver. On n’est pas souvent là. » Et effectivement, je ne <strong>le</strong>s ai jamais revus,<br />

sauf une fois au bureau du CADA. Lyon n’était pas <strong>le</strong>ur destination, puisqu’ils ont tenté une<br />

48


demande d’asi<strong>le</strong> (refusée à cause de la Convention Dublin II). Ici, un de ses cousins lui<br />

propose un poste dans son entreprise.<br />

1.3. La route<br />

1.3.1. Bateau, avion ou camion : on ne part pas tous de la même manière<br />

a – Transport<br />

Comment quitte-t-on son pays ? Comment quitte-t-on un pays en guerre ou un pays où<br />

on est recherché ? Une fois de plus, tout <strong>le</strong> monde n’en a pas parlé. Quelques-uns se sont<br />

quand même exprimés sur <strong>le</strong> « voyage » et ses conditions. Nous allons établir des différences<br />

en fonction du pays de provenance.<br />

Ceux qui sont venus de la RDC sont venus en avion. Oliver, lui, a quitté <strong>le</strong> Nigéria<br />

dans la ca<strong>le</strong> d’un bateau qui l’a déposé à Marseil<strong>le</strong>. S’il n’a pas pris l’avion, sans doute<br />

n’avait-il pas <strong>le</strong>s moyens (il est issu d’une famil<strong>le</strong> d’agriculteurs), ou alors craignait-il d’être<br />

reconnu aux postes de douane (il s’échappait de prison).<br />

Ceux qui viennent du Caucase (Caucase Nord, Azerbaïdjan et Arménie) sont pour beaucoup<br />

passés par la Russie. Ils y sont arrivés en camion, en voiture ou en avion. Une fois en Russie,<br />

la route se continue en camion. D’autres, venant d’Arménie ou d’Azerbaïdjan, ont transité par<br />

la Pologne ou l’Ukraine. Ils n’ont pas de difficulté à obtenir de visa pour <strong>le</strong>s pays de l’ex-<br />

URSS. C’est après que cela se complique. Elie Goldschmidt fait remarquer que « c’est<br />

souvent au cours du voyage que <strong>le</strong> migrant est transformé en clandestin sans papiers » 51 .<br />

Plus rarement, <strong>le</strong> voyage a été fait via la Turquie, et continué en camion. La plupart sont<br />

restés six jours dans <strong>le</strong> camion, et parmi eux des bébés et des personnes âgées. A part<br />

Suzanna, 18 ans, qui expliquait qu’ « il y avait tout ce qu’il fallait pour <strong>le</strong>s besoins et tout »,<br />

personne n’a évoqué cette longue traversée de l’Europe.<br />

En ce qui concerne ceux des Balkans, deux famil<strong>le</strong>s Rroms ont dit être venues en camion. Les<br />

autres n’ont pas évoqué la route, mais nous pouvons supposer qu’ils sont tous venus en<br />

camion, n’ayant pas eu <strong>le</strong> temps (pour ceux du Kosovo) ou l’argent et <strong>le</strong>s papiers nécessaires<br />

(<strong>le</strong>s Rroms) pour demander un visa.<br />

Portrait – Akramat et Tania viennent du Caucase Nord. Il est Tchétchène et el<strong>le</strong> Ingouche. Il<br />

vivait à Grozny et a du fuir en Ingouchie. Là ils se marient, et décident de partir, la situation<br />

51 Goldschmidt E., Août-novembre 2002, « Migrants congolais en route vers l’Europe », in Les Temps<br />

Modernes, n°620-621. Dans cette citation, il fait référence aux migrants subsahariens. Mais la situation est<br />

analogue ici.<br />

49


devenant trop dangereuse. Ils partent alors que Tania était enceinte de trois mois. « J’avais<br />

peur qu’el<strong>le</strong> meurt. El<strong>le</strong> avait une infection. Et nous roulions tout <strong>le</strong> temps : camion, voiture,<br />

camion… »<br />

b – A propos des passeurs<br />

Quelques-uns ont évoqué <strong>le</strong> passeur avec <strong>le</strong>quel ils ont traité.<br />

- Michel (RDC), parti seul, sa femme et ses enfants ayant déjà fui en France : « Quand je suis<br />

sorti j’ai vendu la voiture. Le passeur me demandait 6000-5000 euros, je lui ai dit je n’ai que<br />

la voiture ».<br />

- Suzanna (Arménie), partie avec son frère et ses parents : « Mon père s’est occupé de tout.<br />

Nous avons pris l’avion jusqu’en Ukraine. Là-bas un homme s’est occupé de nous et nous a<br />

trouvé une petite maison. Il nous a trouvé un camion, et nous sommes arrivés ici. »<br />

- Samira (Arménie), partie avec ses deux enfants, trois ans après son mari : « Le passeur a fait<br />

partir mon mari. Il a volé notre argent et nous a laissé. Nous avons passé trois ans à la rue. »<br />

- Anna (Kurde d’Arménie), partie avec sa mère et sa fil<strong>le</strong> : « Nous sommes parties en Russie.<br />

Et là problème, pas de passeport. Et puis nous avons parlé à deux hommes et on est parties en<br />

camion. »<br />

- Karine (Arménie), partie avec son fils : « Mon mari attend d’avoir suffisamment d’argent.<br />

Ce n’est pas faci<strong>le</strong>. Ca fait deux ans et demi que nous ne nous sommes pas vus. »<br />

c –Le cas des Irakiens<br />

La demande d’asi<strong>le</strong> des Irakiens reçoit un traitement particulier. En quittant <strong>le</strong>ur pays,<br />

tous se réfugient d’abord dans un pays arabe, la Syrie ou la Jordanie <strong>le</strong> plus souvent, avant de<br />

tenter un départ vers un autre pays du Moyen-Orient ou vers l’Europe. Pour <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s de<br />

Nabil et de Nadia, ce fut la Syrie, Bechar et sa famil<strong>le</strong> la Jordanie, et Nahia <strong>le</strong> Liban. « Dès <strong>le</strong><br />

début de la guerre, la Syrie a accueilli <strong>le</strong>s réfugiés sur la base d’une solidarité arabe. Ce<br />

dispositif a suscité la méfiance de la coalition menée par <strong>le</strong>s Etats-Unis : l’asi<strong>le</strong> pouvant être<br />

accordé à des activistes politiques hosti<strong>le</strong>s à l’occupation voire à des terroristes. Depuis<br />

2007, un régime de visa plus restrictif a été mis en place. En Jordanie, <strong>le</strong>s réfugiés irakiens<br />

sont principa<strong>le</strong>ment en situation clandestine mais tolérées par <strong>le</strong>s autorités. » 52<br />

« Les premiers exilés irakiens, plutôt aisés, qui s’étaient plutôt intégrés en Syrie et en<br />

Jordanie, rencontrent aujourd’hui des difficultés. Après quatre ans d’exil, ils ont épuisé <strong>le</strong>urs<br />

économies. Les nouveaux réfugiés sont plus pauvres. » 53 Mariam, la femme de Nabil, est<br />

52 Thiol<strong>le</strong>t H. et Torabi Y., 2008-2009, op.cit., p.86<br />

53 Ibid p.87<br />

50


estée quatre ans en Syrie avec ses enfants, et Nabil un an de moins, <strong>le</strong>s ayant rejoint plus tard.<br />

Pour Nadia, son mari et ses trois enfants, ce fut un an et neuf mois. Nahia, el<strong>le</strong>, deux ans au<br />

Liban 54 . Et Raghdan est parti très rapidement : il est resté cinq mois en Jordanie.<br />

Depuis 2006, <strong>le</strong> Haut Comité aux Réfugiés organise activement <strong>le</strong>ur départ du monde arabe,<br />

qui rencontre des difficultés politiques et économiques internes. Depuis 2008, la France a<br />

signé un accord cadre pour accueillir <strong>le</strong>s réfugiés Irakiens, alors que <strong>le</strong>s Pays-Bas, la Grande-<br />

Bretagne, la Suède et <strong>le</strong>s Etats-Unis en accueil<strong>le</strong>nt déjà beaucoup. En 2008, la France a<br />

manifesté son soutien aux Chrétiens d’Irak, et a proposé d’accueillir cinq cent réfugiés. Ayant<br />

déposé sa demande à l’automne 2008, Nahia, Chrétienne de Mossoul, a sans aucun doute<br />

bénéficié de cette décision.<br />

1.3.2. Ils allaient en Europe, et <strong>le</strong>s voilà à Lyon<br />

a – On nous a dit « vous êtes à Lyon »<br />

Ils fuyaient la RDC, l’Irak ou <strong>le</strong> Caucase et allaient « ail<strong>le</strong>urs », loin, « en Europe ».<br />

Sans vraiment pouvoir choisir une destination -que connaissaient-ils des différents pays<br />

européens l’Europe ?- sans non plus en avoir <strong>le</strong> choix, ils sont partis dans un camion, et <strong>le</strong>s<br />

passeurs ont décidé pour eux. Kristina savait qu’el<strong>le</strong> allait en France, mais el<strong>le</strong> ne savait pas<br />

qu’el<strong>le</strong> arriverait à Lyon. Artum et Laïla, ce coup<strong>le</strong> de 60 ans, ont quant à eux pris « un<br />

camion pour l’Europe », comme beaucoup. « Parmi <strong>le</strong>s immigrants ayant eu recours à des<br />

passeurs, rares sont ceux qui savaient exactement où on <strong>le</strong>s emmenait. La non-maîtrise de la<br />

trajectoire migratoire est une source de difficultés psychosocia<strong>le</strong>s majeures. » 55<br />

Ils ont appris où <strong>le</strong>ur route <strong>le</strong>s menait en arrivant, sur <strong>le</strong> parking ou la station-service où on <strong>le</strong>s<br />

a déposés : « on est descendu du camion, et on nous a dit : « vous êtes à Lyon ». » Jusqu’au<br />

bout, même une fois débarquées, Anna ne savait pas où el<strong>le</strong> était arrivée avec sa fil<strong>le</strong> et sa<br />

mère : « Quand on nous a déposées, je suis allée demander où on était à un homme et une<br />

femme, mais ils ne parlaient pas russes. Alors j’ai demandé à un policier. Avec son téléphone<br />

portab<strong>le</strong>, il a appelé un traducteur qui m’a dit : « vous êtes à Lyon, en France ». »<br />

Les demandeurs d’asi<strong>le</strong> venus d’Afrique ne maîtrisaient pas non plus <strong>le</strong>ur itinéraire. Oliver a<br />

découvert que <strong>le</strong> bateau allait à Marseil<strong>le</strong>, une fois celui-ci amarré. Et c’est en discutant avec<br />

une dame Camerounaise assise dans l’avion à côté d’el<strong>le</strong> qu’Odette s’est entendue dire :<br />

« vous al<strong>le</strong>z à Paris, à l’aéroport de Roissy - Char<strong>le</strong>s de Gaul<strong>le</strong> ».<br />

54 La trajectoire de Nahia est signulière puisque cel<strong>le</strong>-ci n’a pas tout de suite cherché à demander l’asi<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> est<br />

donc partie du Liban pour s’instal<strong>le</strong>r dans un pays où el<strong>le</strong> pouvait avoir un visa : L’Algérie. De là-bas, un an et<br />

demi plus tard, el<strong>le</strong> a entrepris de venir en France pour faire sa demande d’asi<strong>le</strong>.<br />

55<br />

Uni-Sol, 2005, Recherche-action « Santé des primo-arrivants : synthèse du rapport commun inter<br />

universitaire », Fonds Houtman et l’Office de la Naissance et de l’Enfance.<br />

51


– Ils voulaient al<strong>le</strong>r…<br />

Avant tout ils voulaient quitter un pays, pour al<strong>le</strong>r vers un pays en paix, plus sûr, plus<br />

démocratique. Ils ont donc choisi l’Europe. Et pour la grande majorité, c’était « l’Europe »,<br />

quel que soit <strong>le</strong> pays final. Certains, en revanche, savaient où ils souhaitaient al<strong>le</strong>r. Pour<br />

Bruno, venant de RDC, ou Gaiane, venant d’Arménie, c’était la France.<br />

D’autres ont souhaité al<strong>le</strong>r vers d’autres destinations, mais pour diverses raisons, cela n’a pas<br />

été possib<strong>le</strong>. Oliver aurait souhaité ne pas arriver à Marseil<strong>le</strong>, mais en Ang<strong>le</strong>terre, pays<br />

anglophone, comme <strong>le</strong> Nigéria, d’où il vient. Rejoindre de la famil<strong>le</strong>, c’était <strong>le</strong> but de Nahia,<br />

dont <strong>le</strong> frère est en Suède. Mais <strong>le</strong> visa lui a été refusé. El<strong>le</strong> m’explique « Il y a trop<br />

d’Irakiens qui veu<strong>le</strong>nt al<strong>le</strong>r en Suède. Le quartier où mon frère habite, cela s’appel<strong>le</strong> « Le<br />

petit Bagdad ». Alors la Suède ne veut plus de nous. » Nabil et Mariam, eux se sont vus<br />

proposer par <strong>le</strong> Haut Comité aux Réfugiés d’al<strong>le</strong>r aux Etats-Unis. « Comment ? Oser nous<br />

proposer d’al<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong> pays qui est responsab<strong>le</strong> de la destruction de notre pays ? » Il<br />

refusent et demandent à al<strong>le</strong>r en Ang<strong>le</strong>terre, où vit <strong>le</strong>ur fils. L’Union Européenne accepte que<br />

<strong>le</strong>ur dossier soit traité sur son territoire, mais l’Ang<strong>le</strong>terre refuse. Quand la France accepte,<br />

cela <strong>le</strong>ur paraît être <strong>le</strong> pays <strong>le</strong> plus proche de celui de <strong>le</strong>ur fils, donc ils signent.<br />

Et en ce qui concerne Je<strong>le</strong>nko et Ramka, ils voulaient al<strong>le</strong>r en Belgique, pensant que la police<br />

serait moins agressive à <strong>le</strong>ur égard qu’en France. Fina<strong>le</strong>ment, ayant déjà posé une demande<br />

d’asi<strong>le</strong> en France, ils ont été bloqués par la Convention Dublin II 56 , et la Belgique <strong>le</strong>s a<br />

réorientés vers la France. Beaucoup de Rroms, dont toute la famil<strong>le</strong> de Ramka, sont en<br />

Belgique.<br />

c – Et une fois arrivés ?<br />

En arrivant à Lyon, <strong>le</strong>ur première préoccupation doit être de trouver un hébergement et<br />

de rejoindre la Préfecture, pour recevoir l’Autorisation Provisoire de Séjour, grâce à laquel<strong>le</strong><br />

ils ne peuvent plus être expulsés du territoire (<strong>le</strong> temps de la demande d’asi<strong>le</strong>).<br />

L’un après l’autre, Odette et Michel racontent <strong>le</strong>ur arrivée à Lyon, faite à quelques semaines<br />

d’écart :<br />

- Odette avait rencontré une dame Camerounaise dans son avion, et cel<strong>le</strong>-ci, après l’avoir<br />

hébergée avec son fils, lui conseil<strong>le</strong> d’al<strong>le</strong>r déposer sa demande d’asi<strong>le</strong> à Lyon, « c’est plus<br />

faci<strong>le</strong> là-bas ». Cette dame <strong>le</strong>ur paye <strong>le</strong> train. Dans <strong>le</strong> train qui <strong>le</strong>s conduit à Lyon, quelqu’un<br />

lui dit qu’il faut al<strong>le</strong>r à la Préfecture, et lui indique une mauvaise adresse, cel<strong>le</strong> de « l’autre<br />

Préfecture ». Pour se rendre à la nouvel<strong>le</strong> adresse, Odette et son fils prennent <strong>le</strong> bus, sans<br />

56 Cette Convention stipu<strong>le</strong> que la demande d’asi<strong>le</strong> doit être effectuée dans <strong>le</strong> premier pays où vous arrivés, en<br />

Europe.<br />

52


ticket. El<strong>le</strong> explique qu’el<strong>le</strong> avait peur de se faire attraper par <strong>le</strong>s contrô<strong>le</strong>urs. « C’était<br />

beaucoup de risques » C’aurait pu être <strong>le</strong> centre de rétention, puis l’expulsion. Ensuite, el<strong>le</strong> est<br />

allée à Forum Réfugié et est entrée dans <strong>le</strong> Dispositif National d’Accueil.<br />

- Dès qu’il sort de prison, Michel part à Paris. De là-bas, un coup de téléphone à sa bel<strong>le</strong>-mère<br />

(à Kinshasa) lui permet de savoir que Patricia et <strong>le</strong>ur fils sont à Lyon. « A Paris, j’ai dormi<br />

par terre, sur <strong>le</strong> sol, comme ça. » Prévenue par sa mère, Odette est allée l’attendre à la Part-<br />

Dieu et l’a tout de suite amené à la Préfecture. « Vraiment c’était très dur. »<br />

Certains comme Ajim, du Kosovo, ont la chance de connaître quelqu’un à Lyon. « J’ai<br />

dormi chez un ami quatre jours. C’est lui qui m’a conduit à la Préfecture. » D’autres<br />

racontent qu’ « une dame » <strong>le</strong>s a amenés au Mail à Perrache, <strong>le</strong> Centre d’Hébergement et de<br />

Réinsertion Socia<strong>le</strong> qui accueil<strong>le</strong> <strong>le</strong>s étrangers à <strong>le</strong>ur arrivée.<br />

1.3.3. Ils ne comptaient pas partir en France<br />

a – Partis dans des pays frontaliers<br />

Tous n’ont pas cherché à atteindre directement un pays de cette Europe lointaine.<br />

Parfois on pense d’abord à se mettre en sécurité, en partant dans un pays voisin. La décision<br />

semb<strong>le</strong> moins irréversib<strong>le</strong> et <strong>le</strong> coût est moins important. La France est parfois <strong>le</strong> deuxième ou<br />

troisième pays d’immigration. Et el<strong>le</strong> n’est pas toujours <strong>le</strong> dernier. Pour certains, la route<br />

continue.<br />

Quand Patrice a fui la RDC, il s’est rendu en Angola. Il aurait voulu demander l’asi<strong>le</strong> là-bas,<br />

pour ne pas s’éloigner de sa famil<strong>le</strong>, « mais en Afrique, quand deux chefs d’Etat s’entendent<br />

bien, tu ne peux pas demander l’asi<strong>le</strong> dans cet autre pays ». Il ne voulait pas venir en France :<br />

« Bien sûr quand j’étais jeune, oui. Mais là j’ai de grandes responsabilités depuis la mort de<br />

mon père. C’est moi l’aîné. Et en Afrique, c’est pas comme en France où c’est chacun pour<br />

soi, <strong>le</strong>s vieux vivent avec <strong>le</strong>s indemnités et tout. Je devais m’occuper de ma grand-mère, de<br />

mes sœurs et de mes enfants. »<br />

Une famil<strong>le</strong> Rrom du Kosovo a vécu deux ans en Italie avant de partir pour la France, et une<br />

autre a vécu neuf années en Serbie.<br />

Pour ce qui est du Caucase, nous allons voir plus tard <strong>le</strong> statut particulier des coup<strong>le</strong>s mixtes<br />

Azéri-Arménien, dont la plupart ont séjourné très longtemps en Russie, avant de gagner la<br />

France. Et pour ceux du Caucase Nord, nous avons vu avec <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s d’Akramat et de<br />

Louba que <strong>le</strong>s Tchétchènes s’exi<strong>le</strong>nt souvent en Ingouchie 57 , où <strong>le</strong>s conflits se sont peu à peu<br />

57 La Tchétchénie et l’Ingouchie ont un jour été un seul et même pays. Pour en savoir plus : Partchieva P. et<br />

Guérin F., 1997, Parlons Tchétchène-Ingouche. Langue et culture, L’Harmattan.<br />

53


étendus, <strong>le</strong>s forçant à fuir ail<strong>le</strong>urs. La journaliste Asne Seierstad raconte, en septembre 1999 :<br />

« La deuxième guerre de Tchétchénie est en route. El<strong>le</strong> est encore plus vio<strong>le</strong>nte que la<br />

précédente. Des dizaines de milliers de personnes sont à nouveau tuées. Une quantité de gens<br />

fuient. Sur la grande route entre Bakou et Moscou, <strong>le</strong>s voitures sont immobilisées pendant des<br />

jours. Les gens affluent hors des frontières pour rejoindre <strong>le</strong>s camps qui sont établis en<br />

l’espace de quelques jours dans la république voisine d’Ingouchie. Un espace y est attribué à<br />

chaque famil<strong>le</strong>. Une fois par jour, tout <strong>le</strong> monde se retrouve autour d’un camion-citerne où<br />

<strong>le</strong>s gamel<strong>le</strong>s sont remplies de soupe et <strong>le</strong> pain distribué » 58 . Au moins 240 000 réfugiés<br />

Tchétchènes 59 auraient cherché refuge en Ingouchie, et 170 000 seraient déplacés sur <strong>le</strong>ur<br />

propre territoire. Les conflits entre Russes et Tchétchènes continuent sur cet autre pays.<br />

b- Partis pour ne pas partir en France : Les coup<strong>le</strong>s Azéri-Arméniens en Russie<br />

Le Haut-Karabakh (ou Nagorno-Karabakh), région de 140 000 habitants 60 , a été <strong>le</strong> lieu<br />

d’affrontement meurtrier entre l’Azerbaïdjan auquel il est rattaché depuis 1923, et l’Arménie,<br />

puisqu’il est peuplé à 75% d’Arméniens. La guerre a duré entre 1988 et 1993 : en 1994,<br />

l’Arménie récupère ce territoire. « Mais plus de 570 000 réfugiés azéris ne peuvent toujours<br />

pas rentrer. Si 90 000 d’entre eux ont été installés dans de nouveaux villages par <strong>le</strong><br />

gouvernement azéri depuis 2001, la grande majorité des réfugiés vivent toujours dans<br />

l’attente de retourner dans <strong>le</strong>urs foyers. » 61 Et comme dans tout conflit, <strong>le</strong>s relations entre<br />

hommes et femmes des deux bords est proscrite. L’acte vaut traîtrise, pacte avec l’ennemi.<br />

Sur <strong>le</strong>s seize personnes rencontrées, venant de ces pays, la moitié ont fui à cause de cet amour<br />

interdit, refusé par deux peup<strong>le</strong>s qui ne se remettent pas des plaies vives ouvertes lors d’une<br />

guerre récente. Avant de devoir partir définitivement, <strong>le</strong>s coup<strong>le</strong>s ont essayé de vivre dans un<br />

pays puis dans l’autre. Menacés et maltraités dans <strong>le</strong>s deux pays, <strong>le</strong>ur espoir se tourne vers la<br />

Russie. Artum et Laïla y ont vécu 18 ans ; Karine et sa famil<strong>le</strong>, 15 ans ; Samira et sa famil<strong>le</strong>,<br />

plus de trois ans ; Mariam, 19 ans et son mari 17 ; Erich et la famil<strong>le</strong> de Liljana y sont passés<br />

(pour combien de temps ?).<br />

Et puis en Russie, <strong>le</strong>s persécutions reprennent : « <strong>le</strong>s gens boivent, c’est dangereux » (Laïla) ;<br />

« On est tranquil<strong>le</strong> ici. En Russie… Notre fils est mort en Russie. » (Artum) ; « C’est<br />

dangereux à cause de la police, pour <strong>le</strong>s papiers, mais y a pas que ça : si un Arménien sait<br />

que je suis mariée avec un Azéri, c’est terrib<strong>le</strong>. Une fois, quand Emin était petit, je me suis<br />

58 Seierstad A., 2007, L’ange de Grozny, J-C Lattès.<br />

59 Lemay-Hébert N., 2008-2009, « Populations otages dans <strong>le</strong> Caucase », in L’atlas des migrations Hors-Série<br />

« L’atlas des migrations. Les routes de l’humanité », Le Monde.<br />

60 Le monde 2 (chiffres de 2004)<br />

61 Lemay-Hébert N., 2008-2009.<br />

54


faite agressée. Je suis restée deux semaines à l’hôpital. » (Karine) ; « Quand il y a eu <strong>le</strong>s<br />

problèmes, au Karabakh, nous avons fui en Arménie. Et là encore des problèmes. Nous<br />

sommes allés en Russie, et là aussi beaucoup de problèmes. Beaucoup de problèmes dans ma<br />

vie. » (Samira)<br />

c – Le soi-disant nomadisme des Rroms<br />

« Les gitans sont des nomades », « ils n’ont pas de maison et vivent tous dans des<br />

caravanes », « ils ne veu<strong>le</strong>nt pas s’instal<strong>le</strong>r là, ils sont de passage » : bons nombres de clichés<br />

existent sur <strong>le</strong>s Rroms. « Pourtant, historiquement rien ne prouve que <strong>le</strong> voyage soit un trait<br />

caractéristique de l’identité rrom. Au contraire, la réalité est qu’ils se sont installés quelque<br />

part aussitôt qu’ils l’ont pu. (…) Dans <strong>le</strong>s Balkans, <strong>le</strong>s Rroms sont sédentaires depuis<br />

plusieurs générations. » 62<br />

« S’il n’y avait pas eu la guerre, je ne serai jamais venu en France. Je suis pas là pour <strong>le</strong><br />

plaisir. » Je<strong>le</strong>nko, qui tient ces propos, est ce qu’on appel<strong>le</strong> apatride. A la dissolution de la<br />

Yougoslavie, la Serbie a choisi d’accorder ou non à chacun la citoyenneté. Or un problème<br />

pour <strong>le</strong>s Rroms est de prouver la résidence de long terme dans <strong>le</strong> pays. « Même dans <strong>le</strong>s cas<br />

où <strong>le</strong>s naissances et <strong>le</strong>s mariages ont été enregistrés, il est possib<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s individus n’aient<br />

jamais obtenu, ou qu’ils aient perdu, <strong>le</strong>s <strong>document</strong>s prouvant <strong>le</strong>ur enregistrement. Parmi <strong>le</strong>s<br />

raisons du non-enregistrement et du manque de <strong>document</strong>s personnels figurent l’ignorance de<br />

l’importance des bénéfices de l’enregistrement et <strong>le</strong>s coûts encourus. Il existe aussi une<br />

certaine réticence à s’engager vis-à-vis des autorités loca<strong>le</strong>s et nationa<strong>le</strong>s qui ont souvent<br />

tendance à discriminer <strong>le</strong>s Roms. » Ainsi Je<strong>le</strong>nko s’est vu refusé la nationalité serbe, alors<br />

qu’il tentait de retourner y vivre, en 2008.<br />

Et excepté Fevzi pour qui la France ne sera jamais <strong>le</strong> Kosovo, où il a laissé sa famil<strong>le</strong> et ses<br />

amis, tous disent qu’ils veu<strong>le</strong>nt oublier <strong>le</strong> pays d’où ils viennent et où on a détruit <strong>le</strong>ur maison<br />

et <strong>le</strong>ur vie. « Miro than odoj, kaj man na maren », dit un proverbe rrom : Ma patrie, c’est là où<br />

on ne me bat pas.<br />

62 Mi<strong>le</strong> S., op. cit., p.145.<br />

55


2. Relations familia<strong>le</strong>s dans l’exil : <strong>le</strong> lien aux absents<br />

2.1. Etre entre ici et là-bas<br />

2.1.1. Etre ici et là-bas à la fois<br />

a – Se sentent-ils vraiment arrivés ?<br />

Ils sont là, sur <strong>le</strong> sol français, <strong>le</strong>ur demande d’asi<strong>le</strong> est déposée. Ils sont là depuis<br />

plusieurs semaines ou plusieurs mois, parfois des années. La durée moyenne des personnes<br />

hébergées dans <strong>le</strong>s CADA est actuel<strong>le</strong>ment de 18 mois, ce qui signifie que la personne obtient<br />

la réponse de l’OFPRA, puis de la CNDA (si l’Office a octroyé un refus), en 18 mois en<br />

moyenne. 18 mois pendant <strong>le</strong>squels on ignore de quoi sera fait l’avenir. Si la décision est<br />

positive, el<strong>le</strong>s pourront vivre, travail<strong>le</strong>r et faire des projets en France et dans <strong>le</strong> monde. Si el<strong>le</strong><br />

est négative, el<strong>le</strong>s deviendront illéga<strong>le</strong>s sur <strong>le</strong> territoire français, et y vivront terrées, là ou<br />

dans d’autres pays, ou retourneront dans <strong>le</strong>ur pays, de gré ou de force.<br />

Les Tchétchènes qui arrivaient en Ingouchie croyaient qu’ils pourraient s’y instal<strong>le</strong>r. Les<br />

Arméniens et Azéri qui parvenaient en Russie pensaient aussi pouvoir y vivre. Or ils ont dû<br />

partir. « Les politiques des Etats Nations, notamment envers <strong>le</strong>s populations considérées<br />

comme potentiel<strong>le</strong>ment subversives, créent une machine en mouvement perpétuel, où <strong>le</strong>s<br />

réfugiés d’une nation se déplacent vers une autre, créant ainsi de nouvel<strong>le</strong>s instabilités qui<br />

provoquent à <strong>le</strong>ur tour de nouveaux troub<strong>le</strong>s, et ainsi de nouvel<strong>le</strong>s sorties de population. » 63<br />

Comment dès lors avoir la certitude qu’en France ils sont <strong>le</strong>s bienvenus ? Comment oser faire<br />

des projets dans ce pays qui ne <strong>le</strong>s a pas encore acceptés ? L. Duault-Atlani note trois<br />

stratégies mises en place par <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> « pour établir un équilibre entre deux<br />

impératifs : un processus de deuil de l’histoire passée, individuel<strong>le</strong> et col<strong>le</strong>ctive, et la création<br />

de relations avec la société française, marquée par l’attente de l’octroi ou de refus de l’asi<strong>le</strong><br />

politique » 64 : ceux dont l’attente empêche de faire <strong>le</strong> travail de deuil et donc de se projeter,<br />

ceux qui tentent de s’adapter rapidement à la société française en en adoptant <strong>le</strong>s codes<br />

culturels sans vouloir perdre <strong>le</strong>ur identité d’origine, et ceux qui choisissent d’ « être Français<br />

dès maintenant » et de vivre au même titre que <strong>le</strong>s autres Français.<br />

63 Appadurai A., 1996, Après <strong>le</strong> colonialisme. Les conséquences culturel<strong>le</strong>s de la globalisation, Editions Payot et<br />

Rivages, p.275<br />

64 Moro M-R et Barou J. (dir.), 2003, Les enfants de l’exil. Etude auprès des famil<strong>le</strong>s en demande d’asi<strong>le</strong> dans<br />

<strong>le</strong>s centres d’accueil, UNESCO et DRASS, p.91<br />

56


– Tous ne sont pas déracinés<br />

G. Simmel par<strong>le</strong> des déracinés comme des gens « privés de <strong>le</strong>ur existence substantiel<strong>le</strong><br />

enracinée quelque part si ce n’est dans l’espace. » 65 Les demandeurs d’asi<strong>le</strong> sont-ils<br />

déracinés ? Nous ne pouvons évidemment pas répondre de manière univoque à cette question.<br />

Nous pensons que doit s’opérer ici une distinction entre ceux qui sont partis pour des raisons<br />

conjoncturel<strong>le</strong>s : guerres ou persécutions dues à des opinions politiques, et ceux qui sont<br />

partis à cause de persécutions ethniques.<br />

Dans <strong>le</strong> premier cas, <strong>le</strong>s personnes espèrent que la paix reviendra, ou que <strong>le</strong> gouvernement en<br />

place changera, et qu’ils pourront retourner dans <strong>le</strong>ur pays. Ils ont encore de la famil<strong>le</strong> au<br />

pays, avec qui ils sont encore en contact. Nahia sent que la paix n’est pas à l’horizon dans son<br />

pays, l’Irak. El<strong>le</strong> y a encore ses parents et un frère, et souhaiterait pouvoir <strong>le</strong>s voir. Mais el<strong>le</strong><br />

sait qu’en tant que réfugiée politique, el<strong>le</strong> ne peut pas retourner dans son pays, et que de<br />

toutes manières c’est trop dangereux. Alors el<strong>le</strong> espère secrètement que <strong>le</strong> Kurdistan obtienne<br />

son indépendance et qu’el<strong>le</strong> puisse se rendre dans ce territoire qui jouxte son pays et où ses<br />

parents pourraient peut-être lui rendre visite. Toutefois, el<strong>le</strong> ne se fait pas d’illusions : ce n’est<br />

pas demain que <strong>le</strong> Kurdistan obtiendra son indépendance.<br />

c – Etre déraciné, c’est perdre l’espoir du retour<br />

Dans <strong>le</strong> cas des personnes persécutées du fait de <strong>le</strong>ur appartenance ethnique, il y a peu<br />

de chances que ces persécutions cessent. El<strong>le</strong>s sont ancrées dans <strong>le</strong>s mentalités, et ont été<br />

alimentées par des propagandes politiques ou des conflits récents. C’est <strong>le</strong> cas des Rroms, des<br />

Kurdes, et des Azéris et Arméniens qui se sont mariés, enfreignant l’ordre patriotique. En ce<br />

qui concerne <strong>le</strong>s émigrés du Caucase-Sud, ils y ont toujours de la famil<strong>le</strong>, mais en ont été<br />

bannis. Du fait de <strong>le</strong>ur alliance, ils ne peuvent pas envisager retourner au pays, même s’ils <strong>le</strong><br />

souhaitent. Une fois, Karine m’a dit : « Mon fils a un nom azéri. Si je n’avais pas mon fils, je<br />

rentrerai en Arménie. » C’est la même problématique pour tous. Un jour où sa femme n’était<br />

pas là, Grigor m’a expliqué que « Si j’avais pas ma femme, je pourrais retourner en Arménie.<br />

Beaucoup de coup<strong>le</strong>s ont ce problème. »<br />

C’est encore un peu différent pour <strong>le</strong>s Rroms et <strong>le</strong>s Kurdes. La famil<strong>le</strong> Kurde du CADA n’a<br />

plus personne en Arménie, d’où ils viennent. Le contexte du départ a été tel<strong>le</strong>ment vio<strong>le</strong>nt<br />

qu’ils n’émettent pas la moindre envie de retourner là-bas.<br />

65 Simmel G, « Digression sur l'étranger » in Y. Grafemeyer et I. Joseph : L'éco<strong>le</strong> de Chicago, Aubier, 1990.<br />

57


Les Rroms de Serbie n’ont, eux non plus, plus personne au pays. La Serbie a effectué un<br />

grand nettoyage ethnique dans <strong>le</strong>s années 1990, à l’encontre de tous ceux qui n’étaient pas<br />

Serbes. Une famil<strong>le</strong>, comme nous l’avons vu, est apatride : el<strong>le</strong> n’a plus droit de Cité en<br />

Yougoslavie. La question des apatrides dans <strong>le</strong> monde n’a pas encore trouvée de solution à ce<br />

jour. Pour l’autre famil<strong>le</strong> : « la Serbie, plus jamais. »<br />

Pour <strong>le</strong>s Rroms du Kosovo, la question est différente. Ils sont partis pendant la guerre en<br />

1999, ou plus récemment, quand on <strong>le</strong>ur a détruit <strong>le</strong>ur maison et <strong>le</strong>urs terres. Le Kosovo<br />

reconnaît l’existence des minorités sur son territoire, mais l’explosion de la guerre a laissé des<br />

séquel<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s relations inter-ethniques, notamment à l’égard des Rroms. Certains frères et<br />

sœurs des parents sont encore là-bas. Mais tous disent que <strong>le</strong> Kosovo est derrière eux, et qu’ils<br />

veu<strong>le</strong>nt oublier. Tous sauf un qui avait une très bonne situation et qui sait qu’il ne la<br />

retrouvera jamais ici.<br />

Nous pensons pouvoir affirmer que la famil<strong>le</strong> Kurde, <strong>le</strong>s Rroms de Serbie et <strong>le</strong>s coup<strong>le</strong>s<br />

Azéri-Arméniens font partie des déracinés de ce monde. Pour <strong>le</strong>s Rroms du Kosovo, ce n’est<br />

qu’une hypothèse.<br />

2.1.2. Etre relié<br />

a – S’inscrire dans un espace transnational<br />

Les demandeurs d’asi<strong>le</strong> ne vivent pas qu’en France : ils pensent à des gens qui sont en<br />

dehors de nos frontières, ils <strong>le</strong>s appel<strong>le</strong>nt, ils commandent des produits dans d’autres pays, ils<br />

regardent la télévision russe, arabe ou arménienne, ils célèbrent des fêtes chaldéennes,<br />

musulmanes ou orthodoxes. Ils sont ancrés dans un espace qui dépasse <strong>le</strong> local, que l’on<br />

pourrait appe<strong>le</strong>r transnational. Ils « [brico<strong>le</strong>nt] des identités métisses entre univers proches et<br />

lointains, transnationaux souvent, imposant à la classique opposition entre être d’ici ou de làbas,<br />

une autre forme, triadique, c’est-à-dire hautement processuel<strong>le</strong> : l’être d’ici, l’être de làbas,<br />

l’être d’ici et de là-bas à la fois. » 66<br />

Ils nous invitent à repenser <strong>le</strong> local, que l’on voudrait stab<strong>le</strong> et porteur d’une reproduction<br />

culturel<strong>le</strong>. Le local devient une pièce dans un espace transnational. Appadurai 67 par<strong>le</strong> de<br />

« déterritorialisation », que nous voudrions transformer en « pluri-territorialisation » ou<br />

« territorialisation multip<strong>le</strong> ».<br />

66 Tarrius A., 1992, Les fourmis d’Europe. Migrants riches, migrants pauvres et nouvel<strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s Internationa<strong>le</strong>s,<br />

L’Harmattan, p.7<br />

67 Appadurai A., 1996, op.cit. p.92<br />

58


Cet ancrage dans un vaste espace implique de « « réhabiliter » <strong>le</strong>s temporalités qui sont des<br />

espaces-temps vécus dans des micro-lieux et dans l’interaction » 68 , sur l’invitation de Tarrius.<br />

L’appartenance à d’autres territoires, à d’autres identités et d’autres cultures se manifestent en<br />

effet à des moments et endroits particuliers : à l’église ou la mosquée quand on retrouve <strong>le</strong>s<br />

membres de sa communauté, quand on a son père de Kinshasa au téléphone, lorsque l’on fait<br />

un repas avec des voisins de palier de la même origine que soi, quand on regarde <strong>le</strong>s<br />

informations à la télévision russe, etc.<br />

Les famil<strong>le</strong>s sont donc non seu<strong>le</strong>ment dans un espace transnational, mais vivent dans une<br />

temporalité différente de cel<strong>le</strong> que peut avoir une famil<strong>le</strong> française, à Lyon, ou plutôt dans une<br />

temporalité métisse, faite de cel<strong>le</strong> qui rythme <strong>le</strong> quotidien en France et de cel<strong>le</strong> qu’ils amènent<br />

avec eux des différents pays et cultures traversés.<br />

b - La technologie au service du lien<br />

Dans l’espace transnational dans <strong>le</strong>quel ils se situent, ils ont des proches, quittés il y<br />

plus ou moins longtemps. On ne sait pas quand on <strong>le</strong>s reverra, ni si on <strong>le</strong>s reverra. L’enjeu est<br />

de garder contact avec eux, malgré la distance et malgré <strong>le</strong>s doutes sur <strong>le</strong> futur.<br />

C.Escoffier a étudié la migration des Africains Subsahariens vers <strong>le</strong> Maghreb et puis l’Europe.<br />

El<strong>le</strong> note que « rester en contact avec ses frères, sa famil<strong>le</strong>, ses amis est toujours possib<strong>le</strong><br />

même dans <strong>le</strong>s situations <strong>le</strong>s plus confinées. Que l’on soit « enfermé » dans un « camp<br />

militaire » dans <strong>le</strong> sud du Maroc, rejeté au désert par <strong>le</strong>s forces de l’autorité ou caché dans<br />

<strong>le</strong>s forêts du Gurugu en attente de passage. Lorsque la carte est vide, il suffit d’être en contact<br />

avec un tiers resté en vil<strong>le</strong> qui veuil<strong>le</strong> bien payer pour <strong>le</strong> rechargement de la « puce » en<br />

indiquant <strong>le</strong> numéro du bénéficiaire. Si <strong>le</strong> téléphone a été dérobé ou confisqué, on trouve<br />

toujours un « frère » qui prête son appareil pour passer un coup de fil important. Néanmoins,<br />

<strong>le</strong>s liens sont souvent interrompus, que ce soit volontairement ou non, de manière temporaire<br />

ou définitive. Ils peuvent être volontairement suspendus pendant quelques jours (quelques<br />

mois, voire quelques années) lorsque <strong>le</strong> transmigrant « voyage » et qu’incertain sur l’issue du<br />

périp<strong>le</strong>, il préfère attendre d’être arrivé à bon port pour se manifester à nouveau. » 69 Nous<br />

pensons que cette situation s’applique aux autres migrants, à ceux qui suivent d’autres<br />

trajectoires.<br />

68 Escoffier C., 2006, Communautés d’itinérance et savoir–circu<strong>le</strong>r des transmigrant-e-s au Maghreb, Thèse<br />

soutenue à l’Université Toulouse II, p.22<br />

69 Ibid p.151<br />

59


En France, tous <strong>le</strong>s moyens sont bons pour rester en contact : <strong>le</strong> courrier (tant attendu), parfois<br />

<strong>le</strong>s colis, <strong>le</strong> téléphone fixe, <strong>le</strong> portab<strong>le</strong>, notamment pour <strong>le</strong>s sms, et maintenant internet. « A<br />

l’ère de l’internet et de la mondialisation, de nouvel<strong>le</strong>s dynamiques régissent <strong>le</strong>s échanges<br />

internationaux. (…) L’information se transmet à haute vitesse, dans une temporalité de<br />

l’immédiat et ses sources se multiplient. La distance séparant des proches restés au pays n’est<br />

plus la même. » 70 Comme nous <strong>le</strong> verrons, l’existence de ces moyens de communication ne<br />

rend pas <strong>le</strong> lien immédiat et faci<strong>le</strong> : problème d’accès, de coût, de disponibilités, mais aussi<br />

enjeux de la paro<strong>le</strong>, honte ou pudeur.<br />

c. Des relais divers<br />

Entre <strong>le</strong> demandeur d’asi<strong>le</strong> et sa famil<strong>le</strong> peuvent s’établir d’autres liens que ceux dont<br />

nous venons de par<strong>le</strong>r (téléphone, internet, etc.). Ces liens sont multip<strong>le</strong>s et sont possib<strong>le</strong>s<br />

grâce à la circulation des biens et des hommes à travers <strong>le</strong>s frontières.<br />

Il peut s’agir de personnes qui « retournent au pays » et qui créent des ponts entre <strong>le</strong>s<br />

différents membres de la famil<strong>le</strong>. C’est <strong>le</strong> cas de Nahia, dont la famil<strong>le</strong> réside au Nord de<br />

l’Irak. Son frère, établi en Irak, a un statut différent du sien qui lui permet de rentrer au pays :<br />

il n’est pas « réfugié politique » comme el<strong>le</strong>, mais « réfugié humanitaire » 71 . Ainsi, la dernière<br />

fois qu’il est venu à Paris, il a pu lui apporter des courriers et cadeaux de la part de ses<br />

parents. Quant à Odette, el<strong>le</strong> a lié amitié à Lyon avec un Congolais qui a été naturalisé<br />

Français, à même d’être ce médiateur transfrontière. Ayant appris qu’il rentrait à Kinshasa cet<br />

été, el<strong>le</strong> lui a passé commande de pagnes et objets à récupérer chez sa mère, el<strong>le</strong> aussi établie<br />

dans la capita<strong>le</strong> congolaise.<br />

Mais c’est aussi par <strong>le</strong> biais de colis ou d’envois que l’on exprime sa présence. Un jour,<br />

Natalia me raconte que son mari a reçu un colis de Russie, envoyé par sa mère : « il y avait un<br />

cadeau pour lui et pour Sofia, mais il n’y avait rien pour moi ! Alors qu’à sa sœur, el<strong>le</strong> a<br />

envoyé des cadeaux pour tout <strong>le</strong> monde, même pour son beau-fils ! » Parfois, <strong>le</strong>s informations<br />

circu<strong>le</strong>nt plus vite que <strong>le</strong>s colis…<br />

Par ail<strong>le</strong>urs, une pratique fréquente reste l’envoi des mandats de Western Union. Par la<br />

famil<strong>le</strong> restée au pays, pendant que l’exilé est en route vers sa destination, puis par ce dernier<br />

quand il est arrivé, comme Dragana qui depuis Lyon, envoie de l’argent à son fils, en Serbie,<br />

pour qu’il puisse se soigner.<br />

70 Baubet T., 2003, « Evolutions et perspectives de la psychiatrie culturel<strong>le</strong> », in Baubet T. et Moro M-R (dir.),<br />

Psychiatrie et migrations, Paris, Masson, p.129<br />

71 Notons ici l’incohérence du système asilaire qui attribue à deux membres d’une même famil<strong>le</strong> deux statuts<br />

différents pour une même situation.<br />

60


2.1.3. Moyens de communication<br />

a – Pouvoir s’appe<strong>le</strong>r<br />

Se téléphoner, c’est briser la distance, ou parfois la sentir encore plus, mais c’est<br />

exister encore pour l’autre, et réciproquement. Le téléphone est <strong>le</strong> moyen <strong>le</strong> plus fréquemment<br />

utilisé pour garder <strong>le</strong> contact avec des personnes éloignées. Cabines, systèmes de carte ou<br />

portab<strong>le</strong>s : tout est bon pour entendre l’autre et se par<strong>le</strong>r, même quelques minutes seu<strong>le</strong>ment.<br />

Certains, comme Hovannès, n’appel<strong>le</strong> que très peu <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> : il a appelé un de ses frères,<br />

en Arménie, deux mois auparavant, et l’autre une fois depuis fin 2007. Beaucoup appel<strong>le</strong>nt<br />

« régulièrement » ceux qui sont restés au pays : ça va généra<strong>le</strong>ment d’une fois tous <strong>le</strong>s deux<br />

mois à une fois par semaine (plus rare). Zuhra appel<strong>le</strong> ses frères et sœurs restés au Daghestan<br />

« tous <strong>le</strong>s mois ou deux mois », tandis que Suzanna et Arthur appel<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>urs grands-parents<br />

paternels « une à deux fois par mois ». A la question, ‘vous <strong>le</strong>s appe<strong>le</strong>z souvent ?’, l’un<br />

m’avait répondu « oui », l’autre « non ». Les notions de fréquence, de régularité et de manque<br />

sont très subjectives.<br />

Quelques-uns sont en contact quotidien avec <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>. C’est <strong>le</strong> cas de Nabil et Mariam :<br />

« Les enfants nous appel<strong>le</strong>nt tous <strong>le</strong>s matins. On se dit ce qu’il se passe, ce qu’on fait, ce<br />

qu’on va préparer à manger… Des fois deux fois par jour quand il y a quelque chose, ou<br />

quand quelqu’un est malade. Tu sais on est une famil<strong>le</strong> arabe ! » Une autre Irakienne, el<strong>le</strong>,<br />

confiait : « Mon frère de Suède appel<strong>le</strong> mes parents une fois par semaine. Du coup moi aussi,<br />

sinon que diront-ils ? »<br />

Les différences de fréquence dans <strong>le</strong>s appels peuvent venir de différentes raisons : l’argent<br />

dont on dispose, <strong>le</strong> coût qui varie selon <strong>le</strong> pays où l’on appel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s histoires familia<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s<br />

sentiments, <strong>le</strong>s besoins du moment, <strong>le</strong>s événements du quotidien ou de la vie, etc…<br />

b – Contact différent avec <strong>le</strong>s membres de sa famil<strong>le</strong><br />

Majda est arrivée seu<strong>le</strong> en France il y a deux ans, el<strong>le</strong> avait 17 ans. Ses parents sont au<br />

Kosovo, trois de ses frères et sœurs vivent en Suisse et sa dernière sœur en Croatie. Je lui<br />

demande si el<strong>le</strong> a des nouvel<strong>le</strong>s de sa famil<strong>le</strong>. « Non. De personne. Sauf de ma sœur qui est en<br />

Croatie, on s’appel<strong>le</strong>. » Je ne saurai jamais la raison de ces liens rompus, quel événement,<br />

quel<strong>le</strong>s dou<strong>le</strong>urs en sont à l’origine.<br />

Pour d’autres aussi, il existe des liens très divers au sein de la famil<strong>le</strong>. En ce qui concerne<br />

Gohar, el<strong>le</strong> est en contact avec ses frères une fois par mois ou par deux mois, « parfois » avec<br />

61


sa mère, et el<strong>le</strong> voit régulièrement son fils qui est à Lyon. Celui de Russie ? « Je ne sais pas<br />

où il est, je ne sais pas où <strong>le</strong> joindre. »<br />

Il n’y a pas de régularité ou d’évidence dans <strong>le</strong>s relations : <strong>le</strong>s parents ou <strong>le</strong>s enfants à<br />

l’étranger ne sont pas <strong>le</strong>s plus appelés, au nom d’un amour maternel ou filial transcendant<br />

toute réalité socio-économique. « Chaque culture définit de façon assez précise la structure<br />

familia<strong>le</strong> et l’importance des différents liens qui s’y jouent, et on ne peut soutenir que seu<strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong>s séparations de la famil<strong>le</strong> nucléaire sont significatives. » 72 Patrice, de RDC, appel<strong>le</strong> sa<br />

femme tous <strong>le</strong>s week-end, sa mère une ou deux fois par mois, et ses frères et sœurs moins<br />

d’une fois par mois. Entrent en jeu entre autres <strong>le</strong>s sentiments, <strong>le</strong>s peurs, <strong>le</strong> coût selon <strong>le</strong> pays<br />

dans <strong>le</strong>quel se trouvent <strong>le</strong>s membres de la famil<strong>le</strong>.<br />

c – Utiliser Internet<br />

Plusieurs personnes m’ont dit se servir d’internet. Si la plupart sont des jeunes, <strong>le</strong>s<br />

deux qui ne <strong>le</strong> sont pas (36 ans et 60 ans) sont de profession journaliste et directeur d’une<br />

grosse entreprise. Sont utilisés <strong>le</strong>s mails, msn, skype ou/et Facebook. Dans <strong>le</strong> cas de deux<br />

jeunes (15 et 19), c’est pour communiquer avec <strong>le</strong>urs grands-parents qu’ils utilisent internet :<br />

Armen <strong>le</strong>ur envoie même des photos.<br />

Certains se sont plaints de ne pas pouvoir avoir internet depuis <strong>le</strong> CADA. Il faut donc se<br />

rendre dans un cybercafé ou dans un endroit où il y a la Wifi pour pouvoir se connecter.<br />

Mariam me dit qu’el<strong>le</strong> aimerait bien acheter une clé USB internet 73 , mais que pour pouvoir <strong>le</strong><br />

faire, il lui faut une carte bancaire, qu’el<strong>le</strong> n’a pas.<br />

Internet est aussi <strong>le</strong> moyen de rester connecter avec <strong>le</strong>s amis et avec ce qu’il se passe au pays.<br />

« Les proximités rendues possib<strong>le</strong>s grâce aux nouvel<strong>le</strong>s technologies sont à la base de<br />

nouveaux types de réseaux. Les diasporas occupent des territoires virtuels sur l’Internet. » 74<br />

Avec internet, on peut rester en lien avec sa famil<strong>le</strong>, mais aussi avec ce qu’il se passe au pays.<br />

Ce sont notamment <strong>le</strong>s personnes qui ont été persécutées pour <strong>le</strong>urs opinions politiques, qui<br />

m’ont invitée à al<strong>le</strong>r voir des pages web du parti qu’ils défendaient, ou sur la situation dans<br />

<strong>le</strong>ur pays.<br />

72 Baubet T., 2003, op.cit. p.132.<br />

73 Je n’ai pas vérifié l’information.<br />

74 Appadurai, 1996, op. cit. p.129<br />

62


2.2. Un lien parfois diffici<strong>le</strong><br />

2.2.1. Quelques barrières à ces communications internationa<strong>le</strong>s<br />

a – Appe<strong>le</strong>r au pays coûte très cher : appe<strong>le</strong>r comment ?<br />

Une des raisons de l’impossibilité d’appe<strong>le</strong>r ou de la réduction des appels est <strong>le</strong> coût<br />

de ceux-ci. Fabrice explique qu’il pouvait appe<strong>le</strong>r ses parents, en RDC, quand il était en<br />

Russie, où il a fait ses études, et qu’ici il ne peut pas. Il aimerait pouvoir travail<strong>le</strong>r et gagner<br />

de l’argent. Loma, Daghestanais, était dépité de ne pas pouvoir appe<strong>le</strong>r sa mère pour son<br />

anniversaire, el<strong>le</strong> avait 71 ans. Dragana, el<strong>le</strong>, me dit qu’el<strong>le</strong> appel<strong>le</strong> son fils quand el<strong>le</strong> a de<br />

l’argent, « pas souvent ». Pour Sara, c’est très diffici<strong>le</strong> de ne pouvoir appe<strong>le</strong>r ses frères et<br />

sœurs qu’une fois tous <strong>le</strong>s mois ou deux mois : « deux minutes pour <strong>le</strong> Kosovo, c’est cinq<br />

euros à la cabine. Comment on peut faire ? » Son mari me dit qu’el<strong>le</strong> revient à chaque fois en<br />

p<strong>le</strong>urant de ces coups de téléphones. Parmi <strong>le</strong>s personnes provenant des pays de l’ex-URSS,<br />

beaucoup pouvaient joindre <strong>le</strong>urs proches alors qu’ils étaient en Russie, et ne <strong>le</strong> peuvent plus<br />

ici, à cause du coût. Le message du répondeur d’Odette reflète bien cette difficulté à appe<strong>le</strong>r :<br />

« Laissez un message. Je vous rappel<strong>le</strong>rai dès que possib<strong>le</strong> et si vraiment cela est important ».<br />

Certains arrivent à trouver des combines, comme Natalia qui va chez une amie de St Fons<br />

pour appe<strong>le</strong>r la Russie avec Free. « L’appel vers la Russie est illimité. Je dis à mon amie que<br />

j’appel<strong>le</strong> ma mère cinq minutes, et je reste parfois une heure ! Quand je pars, je suis très<br />

gênée pour mon amie. » Majda aussi pouvait appe<strong>le</strong>r en illimité vers <strong>le</strong> pays de son choix. Un<br />

jour el<strong>le</strong> m’appel<strong>le</strong> de sa fenêtre. El<strong>le</strong> venait de recevoir une note de téléphone de 1500 euros.<br />

Chaque mois el<strong>le</strong> avait appelé ce même numéro et ça ne lui avait rien coûté, et là, un<br />

dysfonctionnement (ou un changement tarifaire ?) la mettait devant une facture au montant<br />

exorbitant.<br />

Ne pas pouvoir appe<strong>le</strong>r ses proches est une grande source de frustration et parfois de<br />

désespoir. Comment vont mes proches au pays ? Comment <strong>le</strong>ur faire savoir que je vais bien ?<br />

Peut-être même juste pour entendre <strong>le</strong>ur voix. Ne pas être seul(e).<br />

b – Mes parents sont cachés quelque part : appe<strong>le</strong>r où ?<br />

Parfois vouloir appe<strong>le</strong>r ses proches ne suffit pas, ni même en ayant suffisamment<br />

d’argent. Il arrive que des gens soient cachés ou qu’ils soient clandestins dans une vil<strong>le</strong>, et il<br />

est alors impossib<strong>le</strong> de <strong>le</strong>s joindre directement. Karine ne peut avoir des nouvel<strong>le</strong>s de son<br />

mari, resté en Russie, que « quand il trouve un téléphone » : cela peut être deux fois par<br />

semaine comme parfois rien pendant un mois. Là, el<strong>le</strong> n’a plus de nouvel<strong>le</strong>s depuis un mois et<br />

63


demi : « Je veux savoir où il est et comment il va, je veux savoir ce qu’il fait » supplie-t-el<strong>le</strong><br />

en p<strong>le</strong>urant. De son côté, Rushan doit attendre que ses parents, cachés dans <strong>le</strong>ur propre pays,<br />

se réfugient quelques jours chez des amis pour pouvoir <strong>le</strong>ur par<strong>le</strong>r. En sept mois, il <strong>le</strong>s a eu<br />

trois fois au téléphone. Akramat, lui, se demande pourquoi il ne peut pas joindre son père,<br />

resté en Tchétchénie : « il doit y avoir un problème avec la ligne. » Selon Rousseau et<br />

Nadeau, « il ne faut pas oublier toutefois que bien des migrants arrivent de pays aux prises<br />

avec des situations de vio<strong>le</strong>nce organisée dont l’une des stratégies pour contrer une possib<strong>le</strong><br />

résistance est de couper <strong>le</strong>s moyens de communication, de façon à rendre diffici<strong>le</strong><br />

l’organisation de réseaux » 75 .j’ai rencontré deux cas, où la personne n’est pas joignab<strong>le</strong>, non<br />

pas parce qu’el<strong>le</strong> est dans une situation critique, ou de danger, mais parce qu’el<strong>le</strong> habite en<br />

campagne ou dans un endroit reculé. Pour la joindre, el<strong>le</strong> doit se rendre chez un frère ou un<br />

ami en vil<strong>le</strong>.<br />

Certains, comme Kristina ou Anna, attendent des nouvel<strong>le</strong>s d’un parent qui a fui d’un autre<br />

côté et dont el<strong>le</strong>s sont toujours sans nouvel<strong>le</strong>s. Toutes <strong>le</strong>s deux espèrent recevoir un coup de<br />

téléphone de <strong>le</strong>urs pères, qui sont quelque part en Russie. « Je n’ai même pas un numéro de<br />

téléphone » me dit Kristina, qui n’a pas non plus de nouvel<strong>le</strong>s de sa mère : « maman,<br />

oublier », « pas maman ». De la même manière, Patrice et Clarisse attendent des nouvel<strong>le</strong>s de<br />

<strong>le</strong>ur conjoint(e) et enfants, qui ont fui « à l’intérieur » de la RDC ou en République du<br />

Congo.<br />

c - Ils ne veu<strong>le</strong>nt pas me passer ma mère : appe<strong>le</strong>r qui ?<br />

Les histoires familia<strong>le</strong>s ne sont pas toujours simp<strong>le</strong>s. J’en ai entendu de très<br />

douloureuses, souvent mêlées à des enjeux ethniques ou politiques.<br />

Il y a <strong>le</strong> cas de Naïma, qui s’est enfuie du Kosovo avec l’homme de qui el<strong>le</strong> venait de<br />

divorcer 76 . Son frère n’a jamais pardonné <strong>le</strong> divorce et encore moins <strong>le</strong>s retrouvail<strong>le</strong>s dans la<br />

fuite. Naïma aimerait pourtant pouvoir appe<strong>le</strong>r sa mère. El<strong>le</strong> l’a fait une fois et a raccroché<br />

aussitôt quand quelqu’un d’autre a décroché. « Je n’ai pas rappelé depuis, je n’ai pas assez<br />

d’argent pour ça. Et j’ai peur. »<br />

De son côté la famil<strong>le</strong> de Karine ne lui a jamais pardonné d’avoir épousé un Azéri, el<strong>le</strong>,<br />

Arménienne. A 17 ans, el<strong>le</strong> partait rejoindre une amie qui vivait en Russie, pensant y rester un<br />

75 Baubet T., 2003, op.cit. p.129.<br />

76 Dans <strong>le</strong>s Balkans et certainement dans d’autres zones du monde, des coup<strong>le</strong>s mixtes (par exemp<strong>le</strong> Serbe-<br />

Kosovar) divorcent parce que l’appartenance ethnique ou nationa<strong>le</strong> du conjoint attire des représail<strong>le</strong>s et empêche<br />

de mener une vie norma<strong>le</strong>. C’est ce qui s’est passée pour Dragana, persécutée avec toute sa famil<strong>le</strong> à cause de<br />

son mari Rrom du Kosovo. El<strong>le</strong> a demandé <strong>le</strong> divorce afin de pouvoir se présenter sous son nom serbe.<br />

64


an ou deux. Et puis el<strong>le</strong> rencontre son futur mari. Depuis ce jour, el<strong>le</strong> n’a plus parlé à sa<br />

famil<strong>le</strong>, et n’a jamais pu par<strong>le</strong>r à sa bel<strong>le</strong>-famil<strong>le</strong>. Un jour, el<strong>le</strong> apprend que son père est à<br />

l’hôpital pour une opération. El<strong>le</strong> rentre spécia<strong>le</strong>ment au pays. Sa mère refuse de la voir, et<br />

son cousin l’empêche d’al<strong>le</strong>r voir son père : « tu es une traître ». El<strong>le</strong> retourne en Russie sans<br />

avoir pu voir son père. Au début, el<strong>le</strong> avait de <strong>le</strong>urs nouvel<strong>le</strong>s grâce à une amie qui ne vivait<br />

pas loin de chez eux. Puis cette amie a déménagé et Karine se retrouve sans nouvel<strong>le</strong>s depuis<br />

plusieurs années. « Je souhaite que, un jour, quand j’aurai mes papiers, je pourrais al<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s<br />

voir, juste une fois, juste pour <strong>le</strong>s voir. J’aimerais savoir comment ils vont ». Je lui réponds<br />

que je suis sûre que ses parents aussi se demandent comment el<strong>le</strong> va et ce qu’el<strong>le</strong> devient.<br />

« Mon père oui », dit-el<strong>le</strong> en se mettant à p<strong>le</strong>urer. Ils n’ont jamais vu <strong>le</strong>ur petit-fils de douze<br />

ans, et Karine sait qu’el<strong>le</strong> ne pourra pas rentrer en Arménie avec lui, il a <strong>le</strong> nom de son père.<br />

2.2.2. Que <strong>le</strong>ur dit-on, à ceux qui sont (si) loin ?<br />

a- Comment <strong>le</strong>ur raconter ?<br />

Ceux qui demandent aujourd’hui l’asi<strong>le</strong> en France sont partis de <strong>le</strong>ur pays pour fuir<br />

une situation qui devenait insoutenab<strong>le</strong>, invivab<strong>le</strong>, au sens propre. Nous pouvons supposer<br />

que, dans <strong>le</strong>ur cas, <strong>le</strong> degré d’élaboration du départ et du voyage est moindre que dans<br />

d’autres types de migration, et sans doute est-il nul parfois. Certains n’ont pas fait part à <strong>le</strong>ur<br />

proche des menaces qu’ils recevaient au pays pour ne pas <strong>le</strong>s mettre en danger, d’autres ont<br />

dû cacher la préparation du voyage pour ne pas se faire attraper ou tuer avant, quelques-uns<br />

sont même partis sans dire au revoir à <strong>le</strong>urs parents, <strong>le</strong>urs amis, <strong>le</strong>urs voisins. Dans ce dernier<br />

cas, Grinberg et Grinberg 77 disent que ceux dont on n’a pas pu prendre congé et qu’on craint<br />

de ne plus revoir se transforment chez <strong>le</strong> migrant en « morts » et qu’eux-mêmes ont <strong>le</strong><br />

sentiment d’être des « morts » pour <strong>le</strong>s autres.<br />

Et puis il y a tout ce qui suit, <strong>le</strong> camion, <strong>le</strong> bateau, la peur de ne pas savoir où l’on va, <strong>le</strong>s<br />

vil<strong>le</strong>s de transit dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s on reste trois jours, quelques semaines ou un an. L’arrivée<br />

enfin, à Lyon, la demande d’asi<strong>le</strong>, l’intégration au CADA. Et l’attente, <strong>le</strong> refus de l’OFPRA<br />

peut-être.<br />

Comment dire tout cela ? Comment expliquer à sa famil<strong>le</strong> <strong>le</strong> pays dans <strong>le</strong>quel on se trouve, la<br />

vie dans un foyer, l’absence de certitudes quant au futur ? Comment expliquer <strong>le</strong> choix du<br />

départ quand cela n’a pas été fait avant ?<br />

77 Grinberg L. et R. , 1986, Psychanalyse du migrant et de l’exilé, Césura Lyon Edition, p.196<br />

65


– Sur <strong>le</strong>ur situation en France<br />

Disent-ils qu’ils sont arrivés en France ? Et qu’ils vivent dans un CADA ? Qu’en<br />

disent-ils ? Pour ce qui est de <strong>le</strong>ur hébergement en CADA, peu en par<strong>le</strong>nt, parce qu’ils ne<br />

veu<strong>le</strong>nt pas <strong>le</strong> dire (« j’ai dit que je vivais dans une maison », dit Kristina) ou parce qu’ils<br />

n’arrivent pas à expliquer <strong>le</strong> concept du CADA en tant que foyer (« cela ne <strong>le</strong>ur par<strong>le</strong>rait<br />

pas », Armen). Rushan et son frère, plus jeunes, n’ont pas eu de problèmes à expliquer cette<br />

nouvel<strong>le</strong> situation. Sans doute cela peut-il s’assimi<strong>le</strong>r à une résidence universitaire ? Pour<br />

Suzanna, <strong>le</strong> choix a été de ne rien dire à ses amies. « El<strong>le</strong>s ne demandent rien non plus ». Et<br />

ses grands-parents ne savaient pas ni où ils allaient, ni pourquoi ils partaient.<br />

Un jour, Natalia m’a dit qu’el<strong>le</strong> venait d’obtenir <strong>le</strong> statut. Tout de suite, je lui demande si el<strong>le</strong><br />

l’a dit à sa mère. El<strong>le</strong> m’a répondue : « Oui. Enfin pas tout à fait, el<strong>le</strong> ne sait pas bien tout ça.<br />

Mes parents et ceux de Serguey ne savent pas que nous sommes en France. » El<strong>le</strong> craint qu’ils<br />

ne vivent <strong>le</strong>s mêmes menaces. D’ail<strong>le</strong>urs son frère ne veut plus lui par<strong>le</strong>r depuis qu’il s’est fait<br />

agressé à cause de son histoire à el<strong>le</strong>, il a peur. Ainsi Nabil essaye de protéger sa famil<strong>le</strong> en<br />

Irak, en lui dissimulant la vérité, « pour qu’il ne <strong>le</strong>ur arrive rien ». Ils ont fait passer <strong>le</strong>ur<br />

départ en Syrie puis en France comme des choix de vie, des opportunités. Comme Suzanna<br />

qui a expliqué à ses amies qu’el<strong>le</strong> arrêtait <strong>le</strong>s études parce qu’el<strong>le</strong> ne voulait plus étudier<br />

l’histoire, el<strong>le</strong> voudrait faire autre chose plus tard.<br />

Si<strong>le</strong>nce, mensonge, dissimulation, qu’importe <strong>le</strong> terme : il faut parfois se taire, pour protéger<br />

ou rassurer <strong>le</strong>s autres, ou par honte de ne pas avoir une situation socio-économique correcte<br />

dans <strong>le</strong>ur pays d’immigration. Avec la distance, on peut choisir de dire ou de ne pas dire ce<br />

que l’on vit, on peut faire part de ce qui nous entoure avec justesse ou noircir ou enjoliver<br />

notre vie.<br />

c – Ceux à qui l’on raconte et ceux à qui l’on ne raconte pas<br />

De la même manière que l’on peut choisir ce que l’on va dire de cette nouvel<strong>le</strong> vie, on<br />

peut aussi choisir ceux à qui on va <strong>le</strong> dire, et ceux à qui on ne peut pas. Derrière ces choix, se<br />

joue la distance plus ou moins grande qui nous sépare des uns et des autres : distance<br />

géographique, distance générationnel<strong>le</strong>, ou distance dans <strong>le</strong>s modes de vie. Quelques<br />

exemp<strong>le</strong>s.<br />

Gaiane, dans son pays, était journaliste de télévision. El<strong>le</strong> avait une grande maison et une très<br />

bonne situation. Au CADA, el<strong>le</strong> ne se sent pas bien : tout est petit, il y a du monde, c’est<br />

sa<strong>le</strong>… Le changement de vie est grand. El<strong>le</strong> m’explique qu’el<strong>le</strong> a fait <strong>le</strong> choix de ne par<strong>le</strong>r du<br />

66


CADA ni à ses parents restés au pays, ni à sa sœur qui est en Al<strong>le</strong>magne. Par contre, el<strong>le</strong> a<br />

mis son frère qui vit à Metz au courant. Ils se voient régulièrement. « A lui je peux ».<br />

De la même manière, Nabil, dont nous avons vu qu’il veut protéger sa famil<strong>le</strong> en ne lui<br />

expliquant pas ce qu’il en est quant à son départ et sa vie actuel<strong>le</strong>, s’est quand même ouvert à<br />

son frère, réfugié comme lui, qui vit aux Etats-Unis. Ses neuf autres frères et sœurs, vivant<br />

encore en Irak, croient qu’il est parti en France délibérément, pour une opportunité<br />

professionnel<strong>le</strong>.<br />

Dans un tout autre domaine, voici un exemp<strong>le</strong> de ce que l’on peut cacher : une naissance.<br />

Cela faisait déjà plusieurs semaines que je connaissais Odette, son mari et ses deux enfants.<br />

El<strong>le</strong> m’avait parlé de sa grande fil<strong>le</strong> de 11 ans qui est restée en RDC. Un jour, en discutant,<br />

el<strong>le</strong> me dit qu’el<strong>le</strong> veut avoir d’autres enfants, mais des fil<strong>le</strong>s. « C’est aussi ce que m’a dit ma<br />

fil<strong>le</strong> la semaine dernière, quand el<strong>le</strong> a appris que Samuel était né ». Samuel a huit mois.<br />

Quand el<strong>le</strong> a fui, el<strong>le</strong> était déjà enceinte. « Tu ne lui avais pas dit que Samuel était né ? ». El<strong>le</strong><br />

me répond que si sa fil<strong>le</strong> ne l’avait pas entendu p<strong>le</strong>urer au téléphone, el<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> lui aurait pas<br />

dit. Sa mère par contre, el<strong>le</strong>, <strong>le</strong> sait.<br />

Sans doute réfléchit-on avant de par<strong>le</strong>r de ce que l’on vit à la réaction de notre interlocuteur :<br />

va-t-il me comprendre ? Ne va-t-il pas me juger ? Cela va-t-il lui nuire si je lui dis la vérité ?<br />

L’exil est un apprentissage du si<strong>le</strong>nce.<br />

2.2.3. Tel<strong>le</strong>ment absents<br />

a – Ils ont besoin de moi<br />

Rousseau et Nadeau notent qu’« à la détresse de la séparation vient s’ajouter la<br />

préoccupation au sujet du sort de la famil<strong>le</strong> demeurée dans <strong>le</strong> pays d’origine ou dans un<br />

camp » 78 . Que ce soit à l’égard d’un enfant, d’une sœur ou de parents, <strong>le</strong>s questionnements et<br />

<strong>le</strong>s inquiétudes sont vifs.<br />

Une des craintes vient qu’en <strong>le</strong>s ayant laissés, on <strong>le</strong>s ait voués à une grande solitude.<br />

Natalia sait que sa mère a encore son frère en Russie, mais celui-ci, à 22 ans, a voulu prendre<br />

un studio pour lui : « j’ai peur que ma mère soit toute seu<strong>le</strong>. » Ajim, lui, trouve que « c’est<br />

diffici<strong>le</strong> pour ma sœur, car el<strong>le</strong> a pas la famil<strong>le</strong> avec el<strong>le</strong>. C’est surtout diffici<strong>le</strong> pour son fils,<br />

on lui manque ».<br />

C’est aussi la peur qu’ils soient en danger qui suscite des émotions.<br />

78 Baubet T., 2003, op.cit. p.132<br />

67


Les parents de Rushan se cachent depuis plusieurs mois, lui aimerait bien qu’ils <strong>le</strong>s<br />

rejoignent, lui et son frère, en France, mais ils sont avec <strong>le</strong>ur grand-mère qui est trop vieil<strong>le</strong><br />

pour voyager, et dont il faut s’occuper. Il a peur qu’ils se fassent tuer, après que lui-même en<br />

ait été menacé. Sara aussi craint pour sa famil<strong>le</strong> restée au Kosovo, sa mère, ses trois frères et<br />

deux sœurs. El<strong>le</strong> et son mari sont arrivés en France avec <strong>le</strong>urs enfants alors qu’ils venaient de<br />

se faire détruire <strong>le</strong>ur maison et lui agresser. El<strong>le</strong> me demande : « Comment peut-on <strong>le</strong>s faire<br />

venir en France ? Ils ont beaucoup beaucoup de problèmes là-bas. Eux aussi sont en<br />

danger. » Sara, pétrifiée par la situation de sa famil<strong>le</strong>, va accoucher dans quelques semaines.<br />

Quant à Dragana, qui a déjà perdu un enfant faute de soin, el<strong>le</strong> est dans <strong>le</strong> souci que son fils<br />

resté en Serbie puisse manquer d’argent. Quand el<strong>le</strong> peut, el<strong>le</strong> lui envoie de l’argent par<br />

Western Union.<br />

b – J’ai besoin de lui/d’el<strong>le</strong><br />

En plus du manque que chacun peut ressentir pour des proches, il y en a qui ressentent<br />

une absence dans <strong>le</strong> quotidien à laquel<strong>le</strong> ils ont du mal à faire face.<br />

C’est <strong>le</strong> cas de jeunes dont l’absence des parents bou<strong>le</strong>verse l’organisation de la vie<br />

domestique. Majda, par exemp<strong>le</strong>, est arrivée seu<strong>le</strong> à 17 ans : « Je suis arrivée très jeune en<br />

France. J’ai été au Conseil général, un centre pour <strong>le</strong>s mineurs. Y avait que des garçons.<br />

C’est dur d’être ici. Toute seu<strong>le</strong>. Avec <strong>le</strong>s autres famil<strong>le</strong>s autour. » Et Rushan, 29 ans, raconte<br />

qu’avec son frère, « on s’aide plus. Ici y a pas maman, el<strong>le</strong> faisait à manger, lavait <strong>le</strong> linge…<br />

Ici il faut faire tout seul. »<br />

Les époux ou épouses sont aussi très regrettés : Oliver, qui a fait venir ses enfants grâce au<br />

regroupement familial, aimerait bien que sa femme puisse venir à son tour : « Beaucoup<br />

d’amis et de proches prennent soin des enfants au pays. Ici c’est diffici<strong>le</strong>. J’ai hâte que ma<br />

femme vienne ». Son cas est un peu particulier. Oliver a écrit <strong>le</strong> nom de sa première épouse<br />

sur <strong>le</strong> dossier de l’OFPRA, et ne voulait pas évoquer sa deuxième épouse, de peur que sa<br />

polygamie soit une barrière à l’obtention du statut. Or sa première femme est décédée. Il<br />

essaye donc de faire reconnaître sa deuxième épouse à l’ANAEM.<br />

De la même manière, Karine, dont <strong>le</strong> mari est bloqué en Russie, Gohar, dont <strong>le</strong> mari est<br />

décédé à l’arrivée en France, Clarisse et Didi, dont <strong>le</strong>s maris sont en RDC, disent qu’il est très<br />

diffici<strong>le</strong> d’être seu<strong>le</strong> ici, avec <strong>le</strong>s enfants.<br />

68


c – Rendez-moi mes enfants<br />

Certains ne sont pas ici avec <strong>le</strong>urs enfants parce qu’ils <strong>le</strong>s ont confiés en partant, à un<br />

membre de la famil<strong>le</strong>. C’est une pratique assez courante chez <strong>le</strong>s Africains, dont la migration<br />

n’est pas sans danger, et pour laquel<strong>le</strong> il faut investir une certaine somme qui ne permet pas<br />

d’envisager emmener toute la famil<strong>le</strong> avec soi. La migration est souvent pensée en deux<br />

temps : un premier départ, celui de l’homme, ou de la femme avec un enfant, puis <strong>le</strong>s autres<br />

suivent, grâce au regroupement familial. Du reste, <strong>le</strong> regroupement familial prend du temps, et<br />

la démarche peut prendre plusieurs années. En plus, el<strong>le</strong> nécessite comme condition sine qua<br />

none d’obtenir <strong>le</strong> statut de réfugié. Plusieurs hommes que j’ai rencontrés avaient cet espoir en<br />

tête. Patrice m’explique : « J’ai des enfants. Je voulais fonder une famil<strong>le</strong>. Je voulais être<br />

auprès de mes enfants, je ne voulais pas venir en France. Etre un parent c’est être près de ses<br />

enfants. Les orienter, <strong>le</strong>s voir grandir. Je n’ai pas vu <strong>le</strong>s premiers pas de ma dernière. Je ne<br />

sais même pas comment se sont passées ses premières semaines. » Odette aussi, aimerait faire<br />

venir sa fil<strong>le</strong>, ce qui aujourd’hui est compromis : el<strong>le</strong> et sa famil<strong>le</strong> viennent de recevoir l’avis<br />

négatif de la CNDA. Selon Rousseau et Nadeau, « <strong>le</strong> ou <strong>le</strong>s membres de la famil<strong>le</strong> qui se sont<br />

réfugiés à l’étranger peuvent vivre une situation diffici<strong>le</strong> empreinte de culpabilité,<br />

d’impuissance et de sentiments dépressifs face à une situation sur laquel<strong>le</strong> ils ont peu ou pas<br />

de prise ». 79 Odette, el<strong>le</strong>, n’avait pas eu <strong>le</strong> temps d’al<strong>le</strong>r chercher sa fil<strong>le</strong> qui vit dans un<br />

internat dans <strong>le</strong> Sud du pays.<br />

Est-ce la même chose pour Mariam ? N’a-t-el<strong>le</strong> pas pu amener sa fil<strong>le</strong> de seize ans quand el<strong>le</strong><br />

a fui Moscou ? Aujourd’hui, malgré <strong>le</strong>s deux appels par semaine, el<strong>le</strong> est en proie à l’angoisse<br />

et aux morsures de la culpabilité. Dans certains cas en effet, c’est durant l’exil que des parents<br />

ont été séparés de <strong>le</strong>urs enfants. Et Kristina ne peut pas plus dire où sont ses trois fil<strong>le</strong>s, que<br />

Gohar son fils, resté quelque part en Russie. Ce sont <strong>le</strong>s plaies à vif d’un abandon qu’el<strong>le</strong>s ne<br />

souhaitent pas mais qu’el<strong>le</strong>s vivent comme tel.<br />

79 Baubet T., 2003, op.cit. p.133<br />

69


2.3. Ce qui est perdu<br />

2.3.1. La question du manque<br />

a – Il me manque tant<br />

La question du manque n’est pas souvent venue sur la tab<strong>le</strong>. Par<strong>le</strong>r des personnes qui nous<br />

manquent, c’est toucher à l’intime, à une fail<strong>le</strong> affective que l’on cache, que l’on protège ou<br />

dont on se protège. Il en va de la possibilité même de vivre ici, de faire face au quotidien.<br />

« L’immigrant doit faire un effort épuisant pour supporter sans s’écrou<strong>le</strong>r des sentiments<br />

dévastateurs, la dou<strong>le</strong>ur de ce qui est perdu, alors qu’un autre effort d’éga<strong>le</strong> intensité sera<br />

nécessaire pour continuer de répondre de manière adéquate aux demandes du moment<br />

présent. » 80<br />

Ainsi, et même si c’est contestab<strong>le</strong>, j’ai choisi de ne pas <strong>le</strong>s interroger sur <strong>le</strong>s gens qui <strong>le</strong>ur<br />

manquaient, sur ce qui <strong>le</strong>ur manquait. Des larmes et des si<strong>le</strong>nces sont venus à la place de mots<br />

qui ne pouvaient pas sortir. Quelques fois, on m’a parlé d’une fil<strong>le</strong>, d’un mari ou d’une mère,<br />

dont on aimerait qu’il ou el<strong>le</strong> soit là, dont on se soucie.<br />

Des ado<strong>le</strong>scents ont exprimé que <strong>le</strong>urs grands-parents <strong>le</strong>ur manquaient. Suzanna et Armen se<br />

souviennent : « Avec grand-père, on se baladait, on jouait. Ils nous manquent. On l’appel<strong>le</strong><br />

parfois, on lui envoie des sms. » Armen <strong>le</strong>ur envoie des photographie par internet. La fil<strong>le</strong> de<br />

Gaïane aussi reste en contact avec ses grands-parents par internet. Selon L.Grinberg et<br />

R.Grinberg, « certains jeunes enfants qui émigrent ressentent très intensément l’absence de<br />

personnes de l’entourage <strong>le</strong> plus large : <strong>le</strong>s petits amis, l’éco<strong>le</strong>, <strong>le</strong> maître, <strong>le</strong>s grands-parents,<br />

<strong>le</strong>s onc<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s voisins, ainsi que l’entourage non humain : la maison, <strong>le</strong>s jouets, <strong>le</strong>s parcs,<br />

etc… » 81 , mais il ne nous a pas été donné de l’observer chez <strong>le</strong>s petits enfants.<br />

b – Ce n’est pas une personne qui te manque, c’est la famil<strong>le</strong><br />

J’ai posé la question à Bruno, en France depuis plusieurs années, de savoir qui lui<br />

manquait. Sa réponse m’a surprise : « En Afrique on n’est pas attaché par rapport à une<br />

personne en particulier. C’est toute la famil<strong>le</strong> qui te manque. L’ambiance africaine me<br />

manque. » Par la suite, j’ai pu <strong>le</strong> constater chez <strong>le</strong>s autres Africains, Congolais ou Nigériens,<br />

que j’ai rencontrés : on me parlait des « sœurs » du village, de la famil<strong>le</strong>, de la bel<strong>le</strong>-famil<strong>le</strong>,<br />

ou encore de « Kin » (raccourci de Kinshasa). C’est <strong>le</strong> statut de l’individu dans la société et la<br />

notion même de famil<strong>le</strong> qui sont ici en question.<br />

80 Calvo F., 1977, Qué es ser migrante, Bracelona, Editorial La Gaya Ciencia.<br />

81 Grinberg L. et R., 1986, op. cit. 145<br />

70


L’ethnopsychiatre F.Ezembe souligne qu’en Afrique, « il s’agit d’une parenté qui n’est pas<br />

biologique mais socia<strong>le</strong>. En effet, on est parent parce qu’on partage <strong>le</strong> même espace social ;<br />

c’est ce qu’on appel<strong>le</strong> une parenté de fréquentation. » 82 La famil<strong>le</strong> n’est pas pensée selon <strong>le</strong><br />

modè<strong>le</strong> de la famil<strong>le</strong> nucléaire, mais selon celui du lignage : « <strong>le</strong> lignage désigne une réalité<br />

plus étendue que la notion de famil<strong>le</strong> puisqu’il englobe <strong>le</strong>s ascendants disparus et <strong>le</strong>s<br />

descendants à venir autant qu’il intègre <strong>le</strong>s divers collatéraux de l’élément central du<br />

lignage, <strong>le</strong> père dans certaines sociétés, la mère dans certaines autres ». 83 En effet, selon<br />

Ezembe, l’enfant appartient à un col<strong>le</strong>ctif. La col<strong>le</strong>ctivité a droit de regard sur son éducation.<br />

Il cite <strong>le</strong> proverbe selon <strong>le</strong>quel « il faut un village pour é<strong>le</strong>ver un enfant ». « On ne dit pas<br />

‘mon enfant’, mais ‘notre enfant’. Et tu te dis que tu seras pas toujours là pour t’en occuper,<br />

alors dans l’entourage, tu trouves un autre papa ou une autre maman. » 84 D’où des conflits<br />

avec des travail<strong>le</strong>urs sociaux pour qui « c’est ‘ton’ enfant et c’est à ‘toi’ de t’en occuper. »<br />

c – Etre Rrom sans communauté autour de soi<br />

Pendant quinze ans, Dragana a vécu au sein de la famil<strong>le</strong> Rrom de son mari, à<br />

Mitrovica, au milieu de la communauté Rrom du Kosovo. « Ici, ce qui me manque, c’est la<br />

drustus. » La drustus, c’est <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong> social, la compagnie. El<strong>le</strong> explique : « Là-bas, tout <strong>le</strong><br />

monde participait à la vie de la maison, c’était la vie en communauté ». A Fevzi aussi, ce<br />

qui manque c’est « ma famil<strong>le</strong>, ma langue, mon pays, mes amis ». Et Ratko s’emporte : « Au<br />

CADA, ils voudraient qu’on fasse des fêtes à trois, mais à trois ça veut rien dire pour nous !<br />

Nous quand on fait des barbecues, tout <strong>le</strong> monde vient ».<br />

Selon l’anthropologue I.Fonseca, qui a vécu dans une communauté Rrom d’Albanie : « Plus<br />

on est nombreux et plus on fait de bruit, mieux on se porte, tel<strong>le</strong> est <strong>le</strong>ur conviction (…). Dans<br />

<strong>le</strong>ur esprit, un individu isolé, c’es un Rom qui s’est rendu mahrime, impur, par quelque délit<br />

et qui est exclu du groupe. » 85 Vivre en communauté et maintenir <strong>le</strong>s traditions rroms, ainsi<br />

qu’un patrimoine culturel commun, à commencer par la langue, <strong>le</strong> rromani, n’est pas un choix<br />

d’organisation socia<strong>le</strong> dû au hasard : « Cette identité est perçue par la majorité comme un<br />

système de va<strong>le</strong>urs et de normes particulièrement rigides, voire comme un repli sur soi. En<br />

réalité il faudrait mieux par<strong>le</strong>r d’une stratégie spécifique pour se protéger dans <strong>le</strong> quotidien,<br />

82 Ezembe F., 2003, L’enfant africain et ses univers, Karthala, p.97<br />

83 Barou J., 2002, « Famil<strong>le</strong>s africaines en France : de la parenté mutilée à la parenté reconstituée », in Sega<strong>le</strong>n<br />

M. (dir.), Jeux de famil<strong>le</strong>, Presse du CNRS, p.158<br />

84 Carrara V., D’une culture à l’autre : accompagnement des famil<strong>le</strong>s migrantes. Entretien avec Ferdinand<br />

Ezembe, DVD.<br />

85 Fonseca I., 1995, Enterrez-moi debout. L’odyssée des Tziganes, Albin Michel, p.36.<br />

71


mais aussi à long terme » 86 . On peut noter quelques traits qui fondent la plupart ces<br />

communautés : <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du père comme chef de famil<strong>le</strong>, la place de bori, ou bel<strong>le</strong>-fil<strong>le</strong>, attachée<br />

aux travaux domestiques, <strong>le</strong> respect de la séniorité, <strong>le</strong> clivage homme/femme, l’autonomie de<br />

l’enfant et la préservation du groupe aux dépends de l’émancipation de l’individu.<br />

Dans la situation de demandeurs d’asi<strong>le</strong> au CADA, il est dommageab<strong>le</strong> pour la communauté<br />

que <strong>le</strong> père n’ait pas accès au travail et ne puisse plus subvenir lui-même aux besoins de la<br />

famil<strong>le</strong>, et l’éclatement des famil<strong>le</strong>s, isolées des autres membres de la communauté.<br />

2.3.2. Souvenirs d’une époque heureuse<br />

a – Souvenirs d’un chez soi<br />

Maintenant qu’ils sont là, en France, dans un centre d’accueil en banlieue lyonnaise,<br />

ils se rappel<strong>le</strong>nt un Avant, un avant meil<strong>le</strong>ur, avant la guerre et <strong>le</strong>s menaces, avant <strong>le</strong> premier<br />

départ, ce grand déracinement. Un avant de f<strong>le</strong>urs et de jardins, comme il y avait au<br />

Kazakhstan, dans l’enfance de Laïla (« Il y avait beaucoup de fruits là-bas. La vie était bien<br />

au Kazakstan. Il y avait p<strong>le</strong>in de peup<strong>le</strong>s différents. »), ou comme sur <strong>le</strong>s photos de Naïma<br />

(« Regarde, c’est ma maison, avec beaucoup d’arbres. Et des f<strong>le</strong>urs »), avec un potager chez<br />

Ajim (« Et puis on avait un jardin, ma mère s’en occupait. On avait tout, on prenait <strong>le</strong>s<br />

légumes quand on voulait. ») et chez Suzanna et Armen (« Grand-père avait un petit jardin,<br />

un peu loin, on allait chercher <strong>le</strong>s légumes. On y allait <strong>le</strong> week-end. Avec grand-père, on se<br />

baladait. Et on jouait. »).<br />

Pour d’autres, c’est l’ambiance, c’est <strong>le</strong> quartier qui manquent, particulièrement pour <strong>le</strong>s<br />

quatre personnes africaines : « L’ambiance africaine me manque. Ici tout est chronométré. La<br />

rue de mon enfance me manque » (Bruno), « Le Zaïre me manque. Là-bas tu passes dans la<br />

rue, tu vas dans <strong>le</strong> bus tu croises un ami » (Michel), « c’est dur parce qu’au pays tu as des<br />

sœurs pour garder tes enfants quand tu vas au marché. Et ici tu as personne tu es toute<br />

seu<strong>le</strong> » (Clarisse), « Beaucoup d’amis et de proches prennent soin des enfants au pays. Ici<br />

c’est diffici<strong>le</strong> » (Oliver). Mais aussi pour Ajim et sa mère : « Nous avons beaucoup de famil<strong>le</strong><br />

en Macédoine, 5 sœurs et 3 frères à papa et 2 frères à maman là-bas. C’était à 50 kilomètres<br />

de chez nous. On y allait presque tous <strong>le</strong>s w-e. Et pour maman avant c’était bien. El<strong>le</strong> allait<br />

tous <strong>le</strong>s jours boire un café chez <strong>le</strong>s voisines, ou <strong>le</strong>s voisines venaient. Ici il y a personne. Et<br />

ma mère ne par<strong>le</strong> pas français ».<br />

86 Des femmes qui portent <strong>le</strong> chapeau, p.51.<br />

72


Pour ce qui est de la maison, chacun cite <strong>le</strong> nombre de chambres ou d’étages, parfois<br />

<strong>le</strong> nombre de sal<strong>le</strong>s de bain et même <strong>le</strong> nombre de maisons. Pour Olga, ce n’est pas à la<br />

quantité de pièces qu’el<strong>le</strong> fait référence (quatre chambres), mais sur l’espace et <strong>le</strong> confort<br />

d’avoir de l’eau : « Avant c’était bien, super. On vivait dans une grande ‘baraqua’. Il y avait<br />

de l’eau, sauf en été. Ici on a deux petites chambres. » Alors que Nabil et Mariam regrettent<br />

de <strong>le</strong>ur côté de ne plus avoir une chambre et sal<strong>le</strong> de bain par personne, mais par-dessus tout<br />

de ne plus avoir une pièce pour recevoir <strong>le</strong>s amis, ce salon qui est la pièce la plus décorée de<br />

la maison, en Irak.<br />

b – Souvenirs d’une meil<strong>le</strong>ure situation professionnel<strong>le</strong><br />

Pendant la demande d’asi<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s requérants n’ont pas <strong>le</strong> droit de travail<strong>le</strong>r. Et à<br />

beaucoup, cela manque, tant pour l’activité professionnel<strong>le</strong> el<strong>le</strong>-même que pour <strong>le</strong>s bénéfices<br />

qui en décou<strong>le</strong>nt, à savoir un salaire.<br />

Malgré ce que dit sa femme sur la possibilité de scolariser <strong>le</strong>s enfants ici, Fevzi me dit qu’il<br />

regrette son Kosovo, la charcuterie qu’il y tenait, ses deux maisons. Ici il s’ennuie. Et Dragana<br />

évoque aussi une période plus douce : « Je suis partie à Mitrovica chez ma bel<strong>le</strong>-mère. Avec<br />

el<strong>le</strong>, tout allait bien, et mon mari avait un travail privé, donc tout allait bien ».<br />

Pour Fabrice, c’est vrai qu’il se faisait agresser en Russie, « mais au moins là-bas ils te<br />

laissent travail<strong>le</strong>r. Je faisais tout pour travail<strong>le</strong>r : barman, vendeur informatique,<br />

réparateur… Ici je ne eux rien faire, je ne peux pas gagner d’argent. Je voulais acheter une<br />

parcel<strong>le</strong> de terrain en arrivant mais maintenant je n’y crois plus. »<br />

A Nabil et Mariam, qui avaient un bon travail en Irak, <strong>le</strong> travail manque aussi (« ici on ne fait<br />

rien »), et l’argent de même : « je n’ai jamais demandé d’argent à ma famil<strong>le</strong>. Je préfère m’en<br />

sortir seul, même avec un petit peu d’argent ».<br />

Odette, el<strong>le</strong>, a décidé que ne pouvant pas travail<strong>le</strong>r, el<strong>le</strong> se formerait : « C’est pas possib<strong>le</strong> de<br />

rester comme ça sans rien faire. Y a des gens ici où il reste encore de l’intelligence. Notre<br />

cerveau il va mourir. Moi j’ai encore envie d’apprendre ».El<strong>le</strong> aimerait trouver une formation<br />

d’aide aux personnes âgées.<br />

c – Souvenirs de famil<strong>le</strong><br />

A la question « avec qui vivais-tu au pays ? », venait souvent la réponse « Avec toute<br />

ma famil<strong>le</strong> ! ». Le caractère évident de cette réponse recouvre pourtant de multip<strong>le</strong>s situations.<br />

Il y a ceux qui vivent dans la famil<strong>le</strong> du mari, comme Patrice (RDC), Oliver (Nigéria), Gohar<br />

(Arménie), Je<strong>le</strong>nko & Ramka (Rrom de serbie), Dragana & Buhran (Rrom du Kosovo), ou<br />

73


encore Nadia & Aziz (Irak). Et encore une fois, cette configuration était diversement perçue :<br />

« c’était très bien avec ma bel<strong>le</strong>-mère, on vivait en communauté. Tout <strong>le</strong> monde participait<br />

aux tâches » (Dragana, vivant avec son mari et ses quatre enfants chez son mari, et<br />

bénéficiant sans doute d’un traitement de faveur du fait d’être une non-Rrom parmi <strong>le</strong>s<br />

Rroms) ; « Mes beaux-parents ne m’aimaient pas. Ils me disaient tout <strong>le</strong> temps : « Fais ça !<br />

Prépare ça ! » C’est la tradition. Mon mari ne pouvait rien dire, c’était ses parents » (Gohar),<br />

« on vivait tous ensemb<strong>le</strong>, moi avec mes deux femmes et mes enfants, mon père, ses femmes et<br />

tous mes frères, <strong>le</strong>urs femmes et <strong>le</strong>urs enfants. C’était très bien, on allait manger chez <strong>le</strong>s uns<br />

et <strong>le</strong>s autres, <strong>le</strong>s enfants jouaient ensemb<strong>le</strong>. » (Oliver)<br />

D’autres vivaient en appartement ou maison indépendante. C’est <strong>le</strong> cas de Gohar & son mari<br />

(Arménie), Nabil & Mariam (Irak) et de Michel & Odette, qui me dit : « Tu vis avec ta bel<strong>le</strong>famil<strong>le</strong><br />

quand tu as des problèmes d’argent ».<br />

Certains ont vécu des périodes de transition : à cause de la guerre ou d’autres problèmes<br />

personnels, ils ont dû al<strong>le</strong>r vivre quelques années dans la famil<strong>le</strong> du mari, parfois de la femme,<br />

et des fois se prendre un appartement indépendant, notamment pendant l’exil en Russie.<br />

De temps à autre, quelques photos sortaient d’une poche ou d’un placard. J’y ai vu des<br />

moments de danse et de repas, une baignade, des enfants, un mari, un salon, des balades. J’ai<br />

entendu des mots de tendresse, de nostalgie ou de regrets. Il y a eu des regards dans <strong>le</strong> vide,<br />

dans un Ail<strong>le</strong>urs que je ne pouvais pas voir, des larmes.<br />

2.3.3. Emmener ses morts avec soi<br />

a – La distance réactive la perte<br />

Si <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> ont laissé une grande partie des membres de <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong><br />

avec eux, ils ont par contre emmené avec eux <strong>le</strong>urs morts. Par<strong>le</strong>r de la famil<strong>le</strong> ravive sans<br />

doute <strong>le</strong>s dou<strong>le</strong>urs de ces liens brisés, cassés, effacés, et <strong>le</strong>s deuils passés ou en cours refont<br />

surface. Ils sont d’autant plus absents, d’autant plus morts, que eux sont loin de <strong>le</strong>ur terre<br />

nata<strong>le</strong>, que <strong>le</strong>ur présence ici évoque par idéalisation ou par opposition une période antérieure,<br />

heureuse, unie. C’est comme si l’exil reprovoquait un sentiment de perte, déjà vécu à la mort<br />

de la personne. Les morts meurent une deuxième fois dans l’exil.<br />

Je<strong>le</strong>nko n’a pris qu’une photo en partant. Sur la photo, on voit une tombe, avec sur pierre <strong>le</strong><br />

dessin du visage de son père, enterré en Serbie, pays qui vient de refuser de lui accorder la<br />

nationalité. Aussitôt après me l’avoir montrée, il la range dans son portefeuil<strong>le</strong>.<br />

Quand Natalia me conte son périp<strong>le</strong>, de la Tchétchénie, d’où el<strong>le</strong> a fui avec sa famil<strong>le</strong>, en tant<br />

que Slaves non désirés dans un pays qui veut son indépendance, à la France, en passant par la<br />

74


Russie où el<strong>le</strong> a vécu des années très douloureuses, c’est au souvenir de son père qu’el<strong>le</strong><br />

p<strong>le</strong>ure. Il est mort d’une crise cardiaque en 1997.<br />

C’est Laïla qui raconte <strong>le</strong>ur vie, à el<strong>le</strong> et Artum, depuis <strong>le</strong> début, depuis <strong>le</strong>ur jeunesse, en<br />

revenant jusqu’à son enfance dans <strong>le</strong>s années 1940. Et c’est Artum, son mari, qui p<strong>le</strong>ure en<br />

si<strong>le</strong>nce, quand el<strong>le</strong> évoque <strong>le</strong>ur départ récent de Russie, départ derrière <strong>le</strong>quel se cache <strong>le</strong><br />

meurtre d’un fils, l’autre ayant été tué dans la guerre du Haut-Karabakh quelques années plus<br />

tôt.<br />

Ils ont tous une ombre quelque part dans <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>, au moins un trou dans l’arbre<br />

généalogique. Et s’y arrêter <strong>le</strong> temps d’un entretien, c’est ramener à la surface beaucoup de<br />

larmes et de dou<strong>le</strong>urs.<br />

b – Morts d’avant ou morts récents<br />

La mort ne prévient pas. La mort se fiche que vous soyez petits pour emporter vos<br />

parents ou qu’il y ait la guerre dans votre vil<strong>le</strong> pour venir chercher votre sœur. La mort se<br />

fiche que vous viviez déjà <strong>le</strong>s souffrances de l’exil et des persécutions. La mort vient toujours<br />

trop tôt pour <strong>le</strong>s proches, on n’y est jamais réel<strong>le</strong>ment prêts.<br />

De Samira qui me raconte la mort de ses deux parents quand el<strong>le</strong> avait deux ans à Gohar qui a<br />

perdu son mari trois semaines après être arrivée en France, <strong>le</strong>s témoignages de la perte d’un<br />

proche parsèment <strong>le</strong>s récits entendus. Certaine fois, il y en a une, d’autres sont des récits<br />

macabres. Si l’on reprend celui de Laïla, il ne commençait pas avec la mort de son fils en<br />

Russie. Après avoir évoqué l’exil de sa famil<strong>le</strong> au Kazakhstan 87 où el<strong>le</strong> a grandi, el<strong>le</strong> raconte<br />

<strong>le</strong> retour en Arménie, puis <strong>le</strong> tremb<strong>le</strong>ment de terre. « Ma sœur est morte dans <strong>le</strong> tremb<strong>le</strong>ment<br />

de terre, <strong>le</strong> 7 décembre 1988. C’était il y a vingt ans, mais quand on ferme <strong>le</strong>s yeux, c’est<br />

comme si c’était hier. » En même temps commençait la guerre du Haut-Karabakh qui lui<br />

emporta son premier fils. Avec son mari, el<strong>le</strong> fuit en Russie où el<strong>le</strong> reste presque vingt ans. En<br />

Russie, el<strong>le</strong> perd son deuxième fils. « Maintenant on a tout perdu. », dit-el<strong>le</strong> en finissant.<br />

Une dame Sri Lankaise, aussi, a perdu tous <strong>le</strong>s membres de sa famil<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong>s conflits<br />

récents de son pays. El<strong>le</strong> est arrivée ici seu<strong>le</strong>, la seu<strong>le</strong> à avoir survécu.<br />

Et parmi ces morts arrivées trop tôt, il y a cel<strong>le</strong> d’un petit garçon de quatre ans, tombé de la<br />

fenêtre de sa chambre dans un CADA de Lyon. Et cel<strong>le</strong> du fils d’Olga, mort d’un diabète nonsoigné.<br />

Et d’autres encore.<br />

87 En 1944, Staline a fait déporter <strong>le</strong>s Tchétchènes et <strong>le</strong>s Ingouches au Kazakhstan et en Asie Centra<strong>le</strong>. Il pensait<br />

qu’ils avaient aidé <strong>le</strong>s nazis à s’avancer dans <strong>le</strong> Caucase. En 1957, Staline était mort, Kroutchev a autorisé <strong>le</strong>ur<br />

retour. « Les tchéchènes estiment à 200 000 <strong>le</strong> nombre de victimes de la déportation sur un total de 600 0000<br />

Tchéchènes et Ingouche en 1944 » (Parlons Tchétchène et ingouche. Langue et culture, p.22).<br />

75


c – Ne pas savoir s’ils sont vivants ou morts<br />

Nous avions vus que dans certaines famil<strong>le</strong>s, il y a des personnes dont on ne sait plus<br />

rien, ni où el<strong>le</strong>s sont, ni ce qu’el<strong>le</strong>s deviennent, ni même si el<strong>le</strong>s sont encore en vie.<br />

Samira, dont <strong>le</strong>s parents sont morts quand el<strong>le</strong> avait deux ans, a été placée chez sa grandmère,<br />

tandis que son frère et sa sœur étaient adoptés par des gens de passage dans cette vil<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> ne sait plus rien d’eux, mais entreprend aujourd’hui des recherches pour savoir où ils<br />

sont. L’histoire est la même pour <strong>le</strong> père du Rushan qui avait été adopté tout petit : l’an<br />

dernier il a retrouvé toute sa fratrie, à 56 ans.<br />

Chez <strong>le</strong>s Rroms, il y a eu une grande dispersion au moment de la guerre de Yougoslavie, et<br />

plusieurs manquent à l’appel : Je<strong>le</strong>nko a perdu la trace de sa mère, de deux sœurs et d’un<br />

frère, et sa femme de toute sa famil<strong>le</strong> jusqu’à l’an dernier, où el<strong>le</strong> l’a retrouvée en Belgique.<br />

Olga quant à el<strong>le</strong> ne sait pas où est son frère. Et pour ce qui est de la famil<strong>le</strong> d’Edi, on ne sait<br />

pas grand-chose des frères et sœurs des parents. Je <strong>le</strong>ur demande, à lui et à sa sœur, où sont<br />

<strong>le</strong>urs onc<strong>le</strong>s et tantes. D’abord Edi me dit que beaucoup sont morts, donc il ne préfère pas<br />

questionner ses parents pour ne pas <strong>le</strong>ur faire mal. Sa sœur qui posait la question à ses parents<br />

au même moment répond : « ils sont cinq frères et sœurs du côté de maman et trois frères et<br />

sœurs du côté de papa. ». Je demande s’ils savent où ils sont. La version change. Sa sœur<br />

reprend : « En fait ils sont quatre frères et sœurs du côté de papa. Vivants, ajoute-t-el<strong>le</strong>. Mais<br />

on ne sait pas où. Et maman a une sœur en Macédoine, mais el<strong>le</strong> a pas de contact avec el<strong>le</strong>.<br />

Et ses autres frères et sœurs sont décédés. » Certaines histoires et trajectoires sont bien<br />

comp<strong>le</strong>xes, notamment chez <strong>le</strong>s Rroms. On sait toutefois qu’ils connaissent au moins <strong>le</strong> nom<br />

de la vil<strong>le</strong> où résident <strong>le</strong>s membres éloignés, ce qui <strong>le</strong>ur permet de <strong>le</strong>s retrouver. Marcel<br />

Courtiade par<strong>le</strong> de l’ « omniprésence et la puissance de relais familiaux et humains » des<br />

Rroms, grâce auxquel<strong>le</strong>s ils « [défient] <strong>le</strong>s distances ». 88<br />

88 Courtiade M., 2006, « Point de vue, in Museum, Frontières. Images de vie entre <strong>le</strong>s lignes, aedelsa éditions –<br />

éditions Glénat, p.132.<br />

76


3. La vie familia<strong>le</strong> dans un CADA en France<br />

3.1. Espaces de vie<br />

3.1.1. De l’espace et des gens : questions de proxémie<br />

a - Configuration du CADA<br />

« Les centres d’accueil qu’il s’agisse de CADA ou d’AUDA sont installés dans des<br />

bâtiments conçus à l’origine pour héberger des travail<strong>le</strong>urs immigrés vivant en célibataires.<br />

C’est ce que l’on a longtemps appelé des foyers-hôtels et qui sont officiel<strong>le</strong>ment dénommés<br />

aujourd’hui des résidences, même si <strong>le</strong> terme de foyer est encore dans <strong>le</strong>s faits utilisé très<br />

souvent. » 89 Les deux CADA de l’étude sont d’une grande capacité (plus de 100 logements) et<br />

sont imbriqués avec des logements sociaux. Ils possèdent une sal<strong>le</strong> où il est possib<strong>le</strong> de<br />

dispenser des cours ou des activités extra-scolaires.<br />

En arrivant au CADA A, on passe d’abord par un hall où se trouve la loge d’un<br />

gardien. Pour accéder aux logements du CADA, il faut sortir de ce bâtiment et traverser une<br />

grande cour carrée autour de laquel<strong>le</strong> se tient la quasi-totalité des logements, ainsi que <strong>le</strong>s<br />

bureaux de l’équipe. Dans la cage d’escalier, il y a un ascenseur, et tous <strong>le</strong>s demi-étages il y a<br />

un palier habité par des demandeurs d’asi<strong>le</strong>, et parfois habité par d’autres personnes. Pour<br />

accéder à certains paliers, il faut attendre que quelqu’un vienne vous ouvrir, <strong>le</strong>s résidants<br />

ayant décidé de fermer la porte à clé. Ce n’est pas la majorité.<br />

En arrivant dans <strong>le</strong> CADA B, on voit <strong>le</strong> bâtiment situé en long parallè<strong>le</strong>ment à la route,<br />

et on parcourt une dizaine de mètres de pelouse avant d’arriver à l’entrée. De l’autre côté du<br />

bâtiment, il y a une petite cour fermée avec des jeux pour enfants et quelques bancs. En<br />

montant <strong>le</strong>s escaliers, on trouve deux paliers à chaque demi-étage. Les paliers sont reliés par<br />

un sas de quelques mètres carré. La porte donnant sur la cage d’escalier est ouverte, et bien<br />

souvent, cel<strong>le</strong>s donnant sur <strong>le</strong> couloir du palier sont closes. Il arrive que dans la cage<br />

d’escalier, qui est large, soient entreposés des vélos ou des tapis. Les bureaux de l’équipe du<br />

CADA sont hors de ce bâtiment, il faut <strong>le</strong> contourner pour y accéder. Toutefois il y a un<br />

accueil au niveau du hall.<br />

Dans <strong>le</strong> CADA A, <strong>le</strong>s façades sont recouvertes de parabo<strong>le</strong>s, tandis que dans l’autre, il est<br />

interdit de <strong>le</strong>s mettre à l’extérieur. El<strong>le</strong>s existent aussi, mais sont installées dans <strong>le</strong>s chambres.<br />

Des chambres qui, rappelons-<strong>le</strong>, font 6,8 m².<br />

89 Barou J., 2003, op. cit. p.210<br />

77


- Organisation d’un pallier<br />

Dans <strong>le</strong>s deux CADA, <strong>le</strong>s paliers sont composés d’un ensemb<strong>le</strong> de chambres, d’une<br />

grande cuisine, de toi<strong>le</strong>ttes et de douches. Dans la CADA A, il y a dix chambres de 10m², un<br />

WC et une douche par palier, ainsi qu’une buanderie, où <strong>le</strong>s résidents peuvent laver et faire<br />

sécher <strong>le</strong>ur linge (ou y entreposer un vélo parfois). Dans <strong>le</strong> CADA B, il y a huit chambres de<br />

6,8m², deux WC et deux douches par palier, mais il n’y a pas de buanderie. Ils ont des<br />

machines à laver à disposition au rez-de-chaussée (1,20 euros <strong>le</strong> jeton).<br />

Légende :<br />

1 : cuisine<br />

2 à 11 : Chambre<br />

12 : Douche<br />

13 : Buanderie<br />

14 : WC<br />

Une chambre n’équivaut pas à une personne. Les personnes chargées de la distribution<br />

des chambres <strong>le</strong> font de la manière suivante :<br />

CADA A<br />

(chambre de 10 m²)<br />

CADA B<br />

(chambre de 6,8 m²)<br />

1 adulte 1 chambre 1 chambre<br />

1 adulte + 1 bébé 1 chambre 2 chambres<br />

1 adulte + 1 jeune enfant 2 chambres 2 chambres<br />

1 adulte + 2 enfants de sexe<br />

différent 3 chambres 3 chambres<br />

1 coup<strong>le</strong> 1 chambre 2 chambres<br />

1 coup<strong>le</strong> + 1 enfant 2 chambres 3 chambres<br />

1 coup<strong>le</strong> + 2 jeunes enfants 2 chambres 3 chambres<br />

1 coup<strong>le</strong> + 3 enfants 3 chambres 5 chambres<br />

Répartition des personnes et famil<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s chambres selon <strong>le</strong>s CADA<br />

78


Toutefois ils reconnaissent que, dans la réalité, cette gril<strong>le</strong> est f<strong>le</strong>xib<strong>le</strong> et varie selon l’urgence<br />

et l’importance de la demande, ainsi que <strong>le</strong> nombre de chambres disponib<strong>le</strong>s. Pour recevoir<br />

une famil<strong>le</strong> avec trois enfants, il doit non seu<strong>le</strong>ment y avoir un certain nombre de chambres de<br />

libres, mais cel<strong>le</strong>s-ci doivent être au même étage, pour qu’un enfant ou un parent ne se<br />

retrouve pas isolé de sa famil<strong>le</strong>. Il arrive donc que la gril<strong>le</strong> ne soit pas respectée.<br />

Voici un exemp<strong>le</strong> qui prouve cet aménagement aléatoire : un coup<strong>le</strong> de personnes âgées ayant<br />

deux chambres dans <strong>le</strong> CADA, se voit proposer une chambre dans <strong>le</strong> CADA-IR du même<br />

établissement, à l’obtention de <strong>le</strong>ur statut.<br />

c – Aménagement des chambres<br />

Quand <strong>le</strong>s personnes arrivent dans <strong>le</strong>ur chambre, ils y trouvent : une tab<strong>le</strong> et une<br />

chaise, un frigo, un lavabo et un placard. Ils y ajoutent une télé et bien souvent la parabo<strong>le</strong>. Ce<br />

sont <strong>le</strong>s éléments de base. Rien ne <strong>le</strong>s oblige à maintenir <strong>le</strong> mobilier à la place où ils l’ont<br />

trouvé. Chacun est libre d’aménager l’intérieur de sa chambre comme il l’entend, tant que<br />

cela n’abîme ni <strong>le</strong>s murs, ni <strong>le</strong> matériel, et que cela ne nécessite pas trop d’é<strong>le</strong>ctricité (fours<br />

é<strong>le</strong>ctriques, climatisations, etc.). « En effet quel que soit l’espace où il se trouve – qu’il soit<br />

imposé ou qu’il résulte de son choix – l’habitant chercher toujours à en faire son produit. Aux<br />

formes physiques du logement viennent s’ajouter des formes menta<strong>le</strong>s. » 90<br />

Les chambres sont redéfinies selon trois modè<strong>le</strong>s :<br />

- chambre à coucher. Quelque soit la composition familia<strong>le</strong>, il y a toujours au moins une pièce<br />

qui sert de chambre à coucher. Si la personne ou <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> n’a qu’une chambre, el<strong>le</strong> est dans<br />

tous <strong>le</strong>s cas utilisée en tant que chambres à coucher.<br />

90 Paul-Levy F. et Ségaud M., 1983, Anthropologie de l’espace, Centre Georges Pompidou/CCI, Paris, p.261<br />

79


- Cuisine. Du moment qu’il y a deux pièces, une est souvent convertie en sal<strong>le</strong> où l’on peut<br />

manger ou boire <strong>le</strong> thé. Les raisons vont de « pour pouvoir être tranquil<strong>le</strong> » à « pour qu’il n’y<br />

aie pas <strong>le</strong>s odeurs de la nourriture dans la chambre ».<br />

- Salon, sal<strong>le</strong> à manger. Toutes <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s Rroms ont transformé une des pièces dont ils<br />

disposaient en salon : coussin ou canapé, et tapis au sol. C’est une pièce de vie col<strong>le</strong>ctive.<br />

- Atelier d’art. Ce cas est exceptionnel. Il s’agit de Grigor, artiste-peintre et musicien, présent<br />

dans <strong>le</strong> CADA depuis six ans. Présent avec sa femme et ses deux enfants ado<strong>le</strong>scents, il a<br />

converti une des quatre chambres en atelier.<br />

80


3.1.2. Les espaces col<strong>le</strong>ctifs<br />

a – Usage des espaces extérieurs<br />

Les espaces extérieurs, à savoir <strong>le</strong>s pelouses et cours intérieures, sont des espaces<br />

publics : non seu<strong>le</strong>ment y ont accès <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> et <strong>le</strong>urs enfants, mais aussi<br />

peuvent passer <strong>le</strong> personnel du CADA ou des personnes extérieures, comme par exemp<strong>le</strong> des<br />

connaissances d’autres demandeurs d’asi<strong>le</strong> ou des étudiants en anthropologie.<br />

Comme tout espace extérieur, ils connaissent de l’afflux quand il fait beau ou doux et sont<br />

désertés quand il fait froid, venteux ou pluvieux.<br />

Dans <strong>le</strong>s cours intérieures, on voit jouer des enfants, sans que <strong>le</strong>urs parents ne soient là. Je sais<br />

que certains <strong>le</strong>s surveil<strong>le</strong>nt depuis <strong>le</strong>ur fenêtre. D’autres non. Parfois, un homme ou plusieurs<br />

s’assoient sur une rambarde. Souvent on peut apercevoir des Rroms, entre femmes, en famil<strong>le</strong><br />

ou en coup<strong>le</strong>, parlant à l’extérieur.<br />

Pour la suite, je me base sur des observations faites dans <strong>le</strong> CADA A, que j’ai plus fréquenté.<br />

Quand je me rendais chez Odette, de RDC, el<strong>le</strong> jetait constamment des regards vers la fenêtre<br />

pour savoir ce qu’il se passait et notamment pour savoir ce que faisaient ses compatriotes : qui<br />

partait, qui rentrait, avec qui…<br />

Les enfants et notamment <strong>le</strong>s enfants en bas-âge semb<strong>le</strong>nt être fédérateurs entre des adultes<br />

qui a priori ne se rencontreraient pas. Ceux-ci, <strong>le</strong>s femmes particulièrement, n’hésitent pas à<br />

toucher la tête ou embrasser <strong>le</strong>s tout-petits ou houspil<strong>le</strong>r et amuser <strong>le</strong>s plus grands.<br />

b – Espace incontournab<strong>le</strong> : la cuisine<br />

Chaque cuisine a un fonctionnement qui lui est propre, en fonction de la composition<br />

du palier : s’il y a une communauté ethnique plus représentée, <strong>le</strong> type de culture présentes, la<br />

présence de fortes personnalités, etc. Par exemp<strong>le</strong>, à un étage, la majorité des résidents sont<br />

Arméniens : on trouve sur la tab<strong>le</strong> un service de tasses à café, du lait et des affaires pour la<br />

cuisine, alors que d’ordinaire chacun rentre ses affaires dans sa chambre ou <strong>le</strong>s ferme dans<br />

son placard. Dans un autre, la dominante est Rrom : la cuisine est transformée en pièce à<br />

81


vivre : la télé y a été installée, il y a du linge dans un coin. Les piments sont accrochés aux<br />

fenêtres. A un autre étage, une femme « se croit comme chez el<strong>le</strong> » et toutes ses affaires<br />

(ustensi<strong>le</strong>s et aliments) trônent sur la tab<strong>le</strong>, ce qui met en rage mon interlocuteur.<br />

Les cuisines connaissent des temps de grande activité, pendant la préparation des<br />

repas, et des temps très calmes, notamment pendant l’après-midi. La cuisine est souvent <strong>le</strong><br />

lieu des femmes (ce qui fait dire à Dragana : « mon mari n’ose pas venir dans la cuisine »).<br />

Cela n’a pas caractère de généralité, mais plusieurs fois, quand j’arrivais, el<strong>le</strong>s préparaient à<br />

manger ensemb<strong>le</strong> (sans pour autant manger ensemb<strong>le</strong>). C’est aussi <strong>le</strong> lieu où on peut venir<br />

boire <strong>le</strong> thé ou <strong>le</strong> café entre femmes. Certains y reçoivent <strong>le</strong>urs invités, particulièrement dans<br />

<strong>le</strong> CADA B où <strong>le</strong>s chambres sont petites.<br />

Mais la cuisine a aussi des usages plus inattendus : salon de coiffure, atelier de bricolage, lieu<br />

de trafics divers, salon de maquillage, etc.<br />

c – Les blocs sanitaires, l’hygiène & la dignité<br />

S’il arrive qu’il y ait des critiques sur la cuisine ou <strong>le</strong> couloir, cel<strong>le</strong>s-ci sont unanimes<br />

sur <strong>le</strong>s douches ou <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>ttes. Nombreuses sont <strong>le</strong>s personnes à désinfecter el<strong>le</strong>s-mêmes <strong>le</strong>s<br />

toi<strong>le</strong>ttes, soit tous <strong>le</strong>s matins, soit à chaque fois où el<strong>le</strong>s veu<strong>le</strong>nt s’y rendre : « C’est sa<strong>le</strong> »,<br />

« on connaît pas <strong>le</strong>urs pratiques », « on se demande ce que <strong>le</strong>s gens y font »…<br />

Il y a <strong>le</strong>s critiques sur l’endroit et <strong>le</strong>s gênes sur <strong>le</strong> fait d’y al<strong>le</strong>r : « <strong>le</strong> matin tout <strong>le</strong> monde y va<br />

au même moment », « c’est gênant, tout <strong>le</strong> monde sait que tu vas aux toi<strong>le</strong>ttes », « certains<br />

ferment mal la porte »… Sur ce dernier point, une fois où j’y était, un homme est allé aux<br />

toi<strong>le</strong>ttes pendant que nous étions dans la cuisine (<strong>le</strong>s deux portes sont à côté), et il n’a pas<br />

fermé la première porte (cel<strong>le</strong>-ci donne sur deux toi<strong>le</strong>ttes, chacune fermées par une porte), ce<br />

82


qui fait dire à mon interlocutrice : « il veut qu’on voie son zizi ou quoi ? ». Car douches et WC<br />

sont mixtes, mais je n’ai jamais eu de remarques à ce propos.<br />

3.1.3. Quel espace pour la famil<strong>le</strong> ?<br />

a –Espace privé/ espace public : une division occidenta<strong>le</strong><br />

La maison comme sphère privée, et s’opposant à l’extérieur comme sphère publique,<br />

est un découpage de l’espace occidental. L’ « habiter » des lieux est construit culturel<strong>le</strong>ment.<br />

Il existe des injonctions socia<strong>le</strong>s qui amènent certaines personnes à devoir se tenir dans un<br />

lieu, tandis que <strong>le</strong>s autres se voient attribuer un autre espace où ils sont légitimes socia<strong>le</strong>ment.<br />

Ces « injections socia<strong>le</strong>s [renvoient] aux sexes, aux âges, aux cyc<strong>le</strong>s de vie, au statut, à la<br />

géographie de la parenté ou du lignage » 91 en fonction des normes et va<strong>le</strong>urs portées par la<br />

société.<br />

Ainsi ce serait erroné de penser qu’avoir une chambre comme espace privé suffit à permettre<br />

de bonnes relations socia<strong>le</strong>s ou familia<strong>le</strong>s, même a minima. Certaines sociétés divisent<br />

l’espace selon que <strong>le</strong>ur usage revient aux femmes ou aux hommes, à la vie nocturne ou à<br />

l’occupation diurne, aux membres de la famil<strong>le</strong> ou à ceux qui en sont étrangers.<br />

Or <strong>le</strong> CADA ne permet pas de reconstruire ces espaces socia<strong>le</strong>ment définis. Nous avons vus<br />

qu’il y a des aménagements qui font écho à cette distribution socia<strong>le</strong> : <strong>le</strong>s cuisines, où se<br />

retrouvent <strong>le</strong>s femmes ; <strong>le</strong>s groupes d’hommes dans la cour, <strong>le</strong>s femmes Rroms âgées qui y<br />

ont accès aussi ; <strong>le</strong>s enfants qui sont laissés à la surveillance des adultes en présence, dans la<br />

cour.<br />

Mais qu’en est-il quand, comme <strong>le</strong> souligne Jacques Barou à propos des hommes Soninké du<br />

Sénégal, « il est pratiquement exclu qu’il puisse cohabiter dans la même pièce que l’un de ses<br />

aînés en ligne directe » 92 ? Ou encore : où inviter la famil<strong>le</strong> quand il n’y a qu’une chambre ?<br />

C’est la question que me posait un coup<strong>le</strong> Irakien, qui, au pays, ont un salon réservé<br />

uniquement à l’accueil des invités. Où doit al<strong>le</strong>r l’homme qui ne devrait pas rester à la<br />

maison, lieu féminin pendant la journée, quand il n’a nul<strong>le</strong> part où al<strong>le</strong>r ? Nous pensons que <strong>le</strong><br />

découpage de l’espace tel qu’il est proposé ici, et tel qu’il est exécuté dans de nombreux<br />

autres lieux, produit une grande vio<strong>le</strong>nce symbolique et a des répercussions sur <strong>le</strong>s formes de<br />

vie socia<strong>le</strong> et familia<strong>le</strong>. De fait, « <strong>le</strong>s configurations spatia<strong>le</strong>s ne sont pas seu<strong>le</strong>ment des<br />

produits mais des producteurs de systèmes sociaux ou, pour faire image, n’occupent pas<br />

seu<strong>le</strong>ment la position de l’effet mais aussi cel<strong>le</strong> de la cause » 93 . Vivre dans ces nouveaux<br />

91 Paul-Levy F. et Ségaud M., 1983, op. cit. p.165<br />

92 Barou J., 2003, op. cit. p.162<br />

93 Paul-Levy F. et Ségaud M., 1983, op. cit. p.19<br />

83


espaces soit « oblige <strong>le</strong>s habitants au bricolage de l’espace « moderne » » 94 , soit « peut<br />

conduire à une modification des comportements. »<br />

b – La chambre : l’intimité n’existe pas<br />

Il y a peu de foyers desquels on se figure qu’ils permettent une certaine intimité dans<br />

la chambre, et ce déjà à cause de la circulation dans <strong>le</strong>s couloirs, <strong>le</strong> nombre de résidents par<br />

palier et la faib<strong>le</strong> épaisseur des cloisons. Les CADA n’y échappent pas.<br />

La chambre est <strong>le</strong> dernier rempart qu’ils ont, c’est <strong>le</strong> seul « chez vous » qu’on <strong>le</strong>ur concède.<br />

Et pourtant la simp<strong>le</strong> ouverture de la porte et tout <strong>le</strong> monde voit ce que vous avez peut-être<br />

voulu protéger de <strong>le</strong>urs yeux. C’est alors impossib<strong>le</strong> de « marquer » trop sa chambre d’une<br />

marque personnel<strong>le</strong>, culturel<strong>le</strong> ou religieuse qui pourrait attirer l’attention. Selon Paul-Levy et<br />

Ségaud, « <strong>le</strong>s portes marquent <strong>le</strong> lieu d’interruption d’une limite en principe non<br />

franchissab<strong>le</strong> ; el<strong>le</strong>s expriment <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong> des franchissements et <strong>le</strong>s renforcements de<br />

fermeture qu’exige <strong>le</strong> ménagement des ouvertures. » 95 Et cette limite semb<strong>le</strong> être respectée<br />

entre résidents. D’ail<strong>le</strong>urs la première porte, cel<strong>le</strong> du palier, a déjà une fonction de limite vers<br />

un espace où tout <strong>le</strong> monde n’a pas accès : seuls ceux qui habitent ce palier et <strong>le</strong> personnel du<br />

CADA sont censés y avoir un accès légitime. Ainsi parfois quand j’allais rencontrer<br />

quelqu’un qui m’avait donné son numéro de porte et de palier, il n’est pas rare que l’on<br />

questionne ma présence : « vous cherchez quelqu’un ? » ou « je peux vous aider ? », me<br />

demandait-on. D’ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong>s gens connaissent plus <strong>le</strong>ur numéro de palier que celui de <strong>le</strong>ur<br />

chambre.<br />

De plus <strong>le</strong> CADA est administré par Forum Réfugié, qui, comme <strong>le</strong>s autres associations<br />

gestionnaires, impose un règ<strong>le</strong>ment. Parmi <strong>le</strong>s points contraignants :<br />

- « Le personnel du CADA a la responsabilité d’accéder aux appartements pour motifs de<br />

sécurité et d’hygiène ». (artic<strong>le</strong> 4)<br />

- « Il est formel<strong>le</strong>ment interdit d’héberger dans sa chambre des personnes n’étant pas inscrites<br />

sur <strong>le</strong>s registres de présence du centre(…) Le responsab<strong>le</strong> du centre doit être informé des<br />

visites de personnes extérieures au centre. (…) La tranquillité du voisinage doit être respectée<br />

en évitant tous bruits entre 22h00 et 7h00 du matin. » (Artic<strong>le</strong> 6)<br />

Ainsi <strong>le</strong> personnel du CADA a accès aux paliers mais aussi aux « appartements », et du<br />

personnel de sécurité passe à partir de 22 heures pour vérifier qu’il n’y aie pas dans l’enceinte<br />

du CADA des personnes qui soient extérieures à l’établissement. Les résidents gardent à<br />

l’esprit qu’ils ne sont pas « chez eux ».<br />

94 Paul-Levy F. et Ségaud M., 1983, op. cit. p.270<br />

95 Ibid p.63<br />

84


c – Quelques exemp<strong>le</strong>s<br />

Comment se sont réparties <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s chambres qui <strong>le</strong>ur étaient imparties ?<br />

Et qu’en disent-el<strong>le</strong>s ?<br />

Odette, Michel et <strong>le</strong>urs deux enfants en bas âge (RDC)<br />

Un jour, Odette m’a montré une vidéo sur son portab<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> a filmé <strong>le</strong> salon de son<br />

appartement de Kinshasa, tout neuf, avec son grand canapé. « Tu as vu comme c’est joli ? »<br />

El<strong>le</strong> est ici avec son mari et ses deux fils en bas âge, logeant dans deux chambres. El<strong>le</strong> en a<br />

convertie une en cuisine-salon-sal<strong>le</strong> à manger. El<strong>le</strong> ne veut pas que ses enfants dorment avec<br />

l’odeur de la nourriture me dit-el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> dit qu’ici c’est trop petit. Cela la gêne que tout <strong>le</strong><br />

monde dorme dans la même pièce parce que Prince a trois ans et « il commence à comprendre<br />

et il répète à la crèche ». Cette disposition empiète sur sa vie de coup<strong>le</strong>.<br />

Nabil et Mariam (Irak)<br />

Avant la guerre, Nabil et Mariam vivaient avec <strong>le</strong>urs deux fils dans une grande maison<br />

de trois étages. « Chacun avait sa chambre et sa sal<strong>le</strong> de bain. On avait trois frigos ! Et il y<br />

avait un grand congélateur pour avoir toujours quelque chose quand on nous rendait visite. »<br />

C’est aussi aux visiteurs qu’ils offraient « la pièce la mieux meublée », <strong>le</strong> salon dans <strong>le</strong>squels<br />

ils étaient reçus.<br />

Au CADA, ils habitent dans 10 m² : ils disent que « c’est très diffici<strong>le</strong> de vivre dans une seu<strong>le</strong><br />

pièce» et que « c’est tout petit ». Ils n’ont qu’un seul réfrigérateur ici. Et ils évitent d’al<strong>le</strong>r<br />

dans la cuisine col<strong>le</strong>ctive : ils achètent des plats à l’extérieur qu’ils font réchauffer au microonde.<br />

Autre espace col<strong>le</strong>ctif : <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>ttes, auxquel<strong>le</strong>s Mariam ne se rend jamais sans avoir<br />

désinfecté à la javel avant.<br />

Armando et Sara et <strong>le</strong>urs trois enfants en bas âge (Rroms du Kosovo)<br />

Armando et sa femme ont trois enfants en bas âge, dont une petite fil<strong>le</strong> qui nécessite<br />

une attention particulière, puisqu’el<strong>le</strong> effectue un traitement en chimiothérapie. Sa femme est<br />

enceinte de sept mois. Au Kosovo, ils avaient une maison avec quatre chambres, près de<br />

Pristina.<br />

Ici ils disposent de quatre chambres. Armando trouve que <strong>le</strong>s chambres sont petites et que<br />

quand <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il entre dans la pièce, la cha<strong>le</strong>ur est insupportab<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>s enfants et pour sa<br />

femme enceinte. Et puis c’est très bruyant. Un de <strong>le</strong>ur voisin met sa musique très très fort,<br />

« des fois <strong>le</strong> bébé ne dort pas ».<br />

85


Gohar et ses deux ado<strong>le</strong>scents (Arménie)<br />

Gohar et sa famil<strong>le</strong> ont beaucoup changé de maisons. La maison de la famil<strong>le</strong> de son<br />

mari s’étant écroulé, <strong>le</strong>s grands-parents paternels en ont loué une autre, une grande maison<br />

(« je me rappel<strong>le</strong>, j’avais une grand chambre », Suzanna). Après ils ont pu en acheter une<br />

(« Avec Armen, nous étions dans la même chambre et nous y jouions beaucoup », suzanna).<br />

Puis, Gohar et son mari ont pris la fuite avec <strong>le</strong>urs enfants. Ils ont d’abord loué un<br />

appartement, puis ont quitté définitivement l’Arménie.<br />

Ici ils vivent dans trois chambres. Une sert de cuisine et sal<strong>le</strong> à manger, une deuxième est<br />

pour <strong>le</strong> fils et la dernière est pour Gohar et sa fil<strong>le</strong> de 19 ans. Cela semb<strong>le</strong> bien <strong>le</strong>ur convenir<br />

puisqu’Armen joue sur son ordinateur jusqu’à deux heures du matin, et <strong>le</strong>s deux femmes ne se<br />

disent pas gênées d’être ensemb<strong>le</strong>.<br />

3.2. Repenser <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s relations dans la famil<strong>le</strong><br />

3.2.1. Changements dans <strong>le</strong>s relations familia<strong>le</strong>s<br />

a – Quand <strong>le</strong> père manque<br />

Au sein de onze famil<strong>le</strong>s, un parent manque : <strong>le</strong> père. Sauf dans un cas, celui d’Oliver,<br />

qui se retrouve avec ses enfants, sans sa femme, parce qu’il <strong>le</strong>s a fait venir avec <strong>le</strong><br />

regroupement familial, mais il est venu seul en France. Les raisons de cette absence sont<br />

diverses : <strong>le</strong> père est décédé (3 cas) ; il n’a pas pu venir (1 cas) ; <strong>le</strong>s parents sont divorcés (3<br />

cas) ; personne ne sait où il est (1 cas) ; on ne m’a pas dit pourquoi (2 cas).<br />

Cette situation est vécue différemment selon que <strong>le</strong>s enfants soient ado<strong>le</strong>scents (ou adultes) ou<br />

petits (jusqu’à douze ans). Dans <strong>le</strong> premier cas, la situation ressort comme particulièrement<br />

douloureuse pour <strong>le</strong>s enfants, qui se sentent chargés de grandes responsabilités : « Ici il faut<br />

aider plus maman, c’est diffici<strong>le</strong> pour el<strong>le</strong> » (fil<strong>le</strong> de Gaiane, 15 ans) ; « Quand quelqu’un<br />

arrivait à la maison c’est mon père qui l’accueillait. Et maintenant c’est moi, parce que ma<br />

mère el<strong>le</strong> par<strong>le</strong> pas français. Maintenant c’est moi… pour tout… Beaucoup de choses dans la<br />

tête (il met <strong>le</strong>s mains sur sa tête). » (Ajim, 29 ans) ; « je suis comme <strong>le</strong> papa de mes sœurs.<br />

C’est très diffici<strong>le</strong>. » (Abdula, 22 ans, dont la mère est à l’hôpital) ; « Après la mort de mon<br />

père, j’ai tout changé. Je réfléchis plus comme un enfant. Mon père disait ‘il faut réfléchir<br />

avant d’agir’, aujourd’hui je restaure ce qu’il a dit et je <strong>le</strong> fais. (…) Je me sens plus<br />

responsab<strong>le</strong>. Dans la famil<strong>le</strong>, je pense en dernier. » (Armen, 16 ans).<br />

En ce qui concerne <strong>le</strong>s mères, el<strong>le</strong>s disent que « c’est très diffici<strong>le</strong> d’être seu<strong>le</strong> » de s’occuper<br />

des enfants seu<strong>le</strong>. Et aussi qu’il <strong>le</strong>ur manque.<br />

86


– Relation à l’enfant (bébé et jeune enfant)<br />

Dans <strong>le</strong> CADA, <strong>le</strong>s parents sont amenés à être beaucoup plus auprès de <strong>le</strong>urs enfants.<br />

D’une part, ils ne peuvent pas travail<strong>le</strong>r et pendant <strong>le</strong>s temps dits « temps libres », ils n’ont<br />

pas <strong>le</strong>s moyens de <strong>le</strong>ur offrir des activités extrascolaires ou la possibilité de <strong>le</strong>s laisser chez<br />

des amis ou cousins à l’extérieur du centre. D’autre part, pour <strong>le</strong>s enfants en bas âge, <strong>le</strong>s<br />

places à la crèche son très demandées, donc souvent on <strong>le</strong>ur rétorque que n’ayant pas de<br />

travail, ils peuvent bien garder <strong>le</strong>s enfants à la maison.<br />

Ainsi <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s se trouvent dans un mode relationnel inhabituel. Beaucoup évoquent cette<br />

obligation à être en permanence avec l’enfant dans un espace réduit comme une source de<br />

difficulté. Fabrice et Lidja ont un petit garçon de deux ans et demi, qui s’est fait refuser à la<br />

crèche parce qu’il allait pouvoir al<strong>le</strong>r à l’éco<strong>le</strong> l’année d’après : « En Russie, il allait à la<br />

crèche. Là on est ensemb<strong>le</strong> chaque jour. Ce n’est pas bien pour lui : il doit voir d’autres<br />

enfants et jouer avec eux. Nous aussi nous sommes jeunes. Je veux travail<strong>le</strong>r. » (Lidja)<br />

Odette, quant à el<strong>le</strong>, a pu mettre ses enfants (7 mois et 2 ans) à la crèche, mais de manière<br />

alternée, de sorte qu’el<strong>le</strong> en a toujours un avec el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> se sent débordée, entre <strong>le</strong>s tâches<br />

ménagères, la préparation du repas et <strong>le</strong>s sollicitations constantes de ses enfants. Son mari<br />

n’est jamais au CADA. En France, el<strong>le</strong> aurait voulu avoir une formation, puis travail<strong>le</strong>r. Là,<br />

el<strong>le</strong> dit n’en plus pouvoir. Une fois, el<strong>le</strong> me dit : « tu sais, mon fils est parti chez mon copain<br />

là qui habite pas loin. Ca fait deux jours qu’il y est et il ne me manque pas. Tu crois que ça<br />

veut dire que je ne l’aime pas ? ».<br />

A contrario un papa Tchétchène m’a dit être heureux parce qu’ici il pouvait manifester de la<br />

tendresse envers sa fil<strong>le</strong> de deux mois (mais pas devant d’autres Tchétchènes), ce qui ne lui<br />

était pas permis en tant qu’homme et père, dans son pays.<br />

Nous avons aussi constaté que la présence quotidienne auprès des bébés et petits enfants est<br />

vécue plus sereinement dans <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s Rroms, où la famil<strong>le</strong> étendue (avec présence de la<br />

grand-mère ou d’enfant qui sont adultes) est là pour s’en occuper.<br />

c – Relation avec <strong>le</strong>s membres de la famil<strong>le</strong> qui sont en France<br />

Quatorze des personnes que j’ai rencontrées m’ont dit avoir de la famil<strong>le</strong> en France :<br />

ces frères et sœurs, cousin(e)s ou enfants sont à Paris, Metz, Strasbourg, Nice, Besançon,<br />

Troie, Va<strong>le</strong>nce, Le Mans… Parmi el<strong>le</strong>s, douze ont au moins un membre de la famil<strong>le</strong> en<br />

région lyonnaise.<br />

Certains en profitent pour al<strong>le</strong>r régulièrement chez cette famil<strong>le</strong> proche : tous <strong>le</strong>s jours chez<br />

<strong>le</strong>s cousins (Je<strong>le</strong>nko et Ramka, Rroms de Serbie), tous <strong>le</strong>s week-end chez son frère (Aziz,<br />

87


Irak), « tout <strong>le</strong> temps » chez ses frères (Ajim et sa mère, Kosovo), « des fois, mais on ne reste<br />

jamais dormir » dans la famil<strong>le</strong> de sa fil<strong>le</strong> (Arthur et sa femme, Arménie). D’autres <strong>le</strong>s<br />

reçoivent : tous <strong>le</strong>s jours sa fil<strong>le</strong> et ses petits-enfants (Olga, Rrom de Serbie), deux à trois fois<br />

par semaine la famil<strong>le</strong> de sa fil<strong>le</strong> (Athur et sa femme), tous <strong>le</strong>s quinze jours la famil<strong>le</strong> de sa<br />

fil<strong>le</strong> (Fevzi et Sumita, Rrom de Kosovo), une fois par mois <strong>le</strong>s sœurs du Mans et de Va<strong>le</strong>nce<br />

et « régulièrement » ses frères et sœurs de Lyon (Edi, Rrom du Kosovo).<br />

Avec cette famil<strong>le</strong> lyonnaise, deux ont notamment des projets professionnels : Je<strong>le</strong>nko de se<br />

faire embaucher par son cousin qui a une entreprise et Ajim de monter un restaurant avec ses<br />

frères.<br />

En ce qui concerne ceux qui ont de la famil<strong>le</strong> plus loin, Gaiane y va en vacances l’été pendant<br />

trois semaines avec ses enfants, Armando <strong>le</strong>s tient à distance (« on s’appel<strong>le</strong>, mais je ne veux<br />

pas habiter près de chez eux, ça par<strong>le</strong> <strong>le</strong>s uns <strong>le</strong>s autres : qu’est-ce qu’il fait ? C’est quoi son<br />

pantalon ? ») et Tania ne va pas trop voir sa mère, mettant l’argument de l’argent en avant,<br />

mais ça ne doit pas être <strong>le</strong> seul. Sa mère, el<strong>le</strong>, ne peut pas venir puisqu’el<strong>le</strong> est en France<br />

irrégulièrement.<br />

3.2.2. Relations extrafamilia<strong>le</strong>s<br />

a – Relation avec ceux de l’étage<br />

Si on <strong>le</strong>s interroge sur la vie de l’étage en général, la grande majorité des résidents va<br />

répondre que c’est sa<strong>le</strong> et que c’est bruyant, sans désigner quelqu’un en particulier ou une<br />

certaine pratique. En creusant, ils disent que ça ne va pas avec tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong> personne, qui est<br />

sans gêne, qui n’est pas poli, qui ne fait aucun effort… Et puis en restant un long moment, on<br />

observe <strong>le</strong>s relations dans ce qu’el<strong>le</strong>s ont de banal, de petit, et de quotidien. J’ai vu des<br />

regards de soutien, des échanges de conseils sur la grossesse et l’accouchement, des cafés sur<br />

<strong>le</strong> pas de la porte… Et il faut sans doute plus de temps que je n’en ai eu pour arriver à par<strong>le</strong>r<br />

des relations d’étage. Je ne par<strong>le</strong>rai donc que d’un étage, un que je connais bien, et qui a,<br />

comme <strong>le</strong>s autres, un rythme et une ambiance de vie qui lui sont propres.<br />

En arrivant à l’étage d’Odette, je sais que derrière la première porte de droite, il n’y a<br />

personne. C’est chez Je<strong>le</strong>nko et Ramka, qui sont toujours à l’extérieur, chez <strong>le</strong>s cousins de<br />

Je<strong>le</strong>nko. De la porte d’en face, on entend souvent de la musique très forte. C’est la chambre<br />

d’une jeune Congolaise, venue toute seu<strong>le</strong> en France. Je l’ai rencontrée pour la première fois à<br />

un barbecue qu’organisait Aralys dans <strong>le</strong> CADA, el<strong>le</strong> était avec Odette et riaient toutes <strong>le</strong>s<br />

deux des gens qu’el<strong>le</strong>s dévisageaient de loin. Généra<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s autres portes sont closes. Il y<br />

en a deux derrière <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s je ne sais rien de ceux qui y vivent et une où je sais seu<strong>le</strong>ment<br />

qu’y vit un homme Africain, pour l’avoir vu rentrer une fois. A côté de chez Odette vit une<br />

88


jeune Rwandaise, de famil<strong>le</strong> aisée : « el<strong>le</strong> ne savait rien faire quand el<strong>le</strong> est arrivée. Je lui ai<br />

tout appris. » Et en échange cel<strong>le</strong>-ci lui rend des services : « El<strong>le</strong> est plus jeune, c’est<br />

normal ». Une fois, quand j’étais là, el<strong>le</strong> lui a ramené des glaces et des boissons du magasin.<br />

D’ail<strong>le</strong>urs comme el<strong>le</strong> est plus jeune, el<strong>le</strong> l’appel<strong>le</strong> « Ya Odette » et pas simp<strong>le</strong>ment<br />

« Odette ». C’est une marque de respect m’explique-t-el<strong>le</strong>. Un peu plus loin, il y a Naïma et<br />

son mari, que je n’ai jamais vu. Naïma aime beaucoup <strong>le</strong>s fils d’Odette ; el<strong>le</strong> passe souvent la<br />

tête à travers la porte de la « chambre-salon » et appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus grand « Prince ? ». Ou parfois<br />

je l’entends lui par<strong>le</strong>r quand Prince est parti se balader dans la cuisine. Je n’arrive pas à savoir<br />

ce que pense Odette de Naïma, parce que plusieurs fois je l’ai entendue la rail<strong>le</strong>r avec son<br />

mari. Mais el<strong>le</strong> lui dispense des conseils pour la toi<strong>le</strong>tte de son bébé et lui donne des<br />

recommandations pour la maternité. Et il y aussi un coup<strong>le</strong> de vieux Arméniens qui logent à<br />

quelques chambres d’el<strong>le</strong> : « ils sont comme des grands-parents pou Prince ». Ce qui ne<br />

l’empêche pas de dire un jour : « ils puent, je te jure, ils puent trop. J’ai dit à Prince : si ils<br />

t’offrent un bonbon, tu ne <strong>le</strong> manges pas ! Sinon je te tue ! » Odette a toujours un œil sur <strong>le</strong><br />

couloir –el<strong>le</strong> laisse toujours la porte ouverte- et un œil sur la cour. Dans la cuisine, il y a <strong>le</strong>s<br />

jeux de ses enfants, et sur la tab<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> a mis une nappe. El<strong>le</strong> y est très à l’aise. Une fois où<br />

nous étions nombreux dans la cuisine, Ramka est ressortie à peine entrée, sans doute<br />

intimidée : Odette l’a tout de suite rappelée en lui montrant une gazinière de disponib<strong>le</strong>. El<strong>le</strong><br />

dit souvent : « <strong>le</strong> respect, c’est <strong>le</strong> plus important ».<br />

b – Relation avec ceux de la communauté du pays d’origine<br />

Dans <strong>le</strong> CADA, <strong>le</strong>s relations fonctionnent assez bien sur <strong>le</strong> mode de la communauté<br />

d’appartenance. Cela marche chez tous : Congolais, Irakiens, Rroms, Arméniens, etc., pour<br />

des raisons de langue commune, du partage d’un bagage culturel et historique, de codes<br />

culturels. Les personnes de la communauté que l’on fréquente appartiennent ou à l’étage où<br />

l’on est, et peuvent même être extérieures au CADA, étant souvent d’anciens résidents du<br />

foyer.<br />

Karine est Arménienne, et dans la cuisine il y a souvent du monde. Il y a des Arméniennes,<br />

jeunes et moins jeunes, qui vivent quelques étages plus haut. El<strong>le</strong>s prennent <strong>le</strong> café ensemb<strong>le</strong><br />

ou préparent <strong>le</strong>s lavach, <strong>le</strong> pain traditionnel arménien. Karine <strong>le</strong>ur laisse parfois son fils, <strong>le</strong><br />

temps d’al<strong>le</strong>r faire une course, ou à un rendez-vous. J’y ai vu aussi une dame, une grande<br />

amie de Karine (selon ses mots), qui a eu <strong>le</strong> statut de réfugiée et loge désormais à Lyon 8 e<br />

avec sa famil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong>s se rendent visite régulièrement et <strong>le</strong>s deux mères s’enquièrent des<br />

enfants de son amie. La plupart du temps, ce sont des femmes que je croise chez Karine.<br />

Quelques fois, un jeune homme est venu ; lui est débouté. Une fois où j’étais là, il venait<br />

89


demander des conseils à Karine sur la manière dont il devait retirer un colis à la Poste,<br />

maintenant qu’il n’avait plus de papiers en règ<strong>le</strong>. Le critère de l’âge ne semb<strong>le</strong> pas être une<br />

entrave à la relation entre <strong>le</strong>s membres de la communauté arménienne.<br />

Certains liens se tissent donc en dehors du CADA. C’est ainsi que Laïla a rencontré, à<br />

Perrache, une jeune femme d’une trentaine d’années, Arménienne comme el<strong>le</strong>, a<strong>le</strong>rtée par sa<br />

fil<strong>le</strong> qui l’avait remarquée en train de p<strong>le</strong>urer. Depuis, son mari et el<strong>le</strong> viennent la voir<br />

régulièrement au CADA. Et c’est à Carrefour qu’Odette a rencontré un compatriote de la<br />

RDC, en qui el<strong>le</strong> a aujourd’hui une confiance tota<strong>le</strong>, jusqu’à lui laisser quelques jours son fils.<br />

Beaucoup des personnes que fréquentent Nabil et Mariam sont des Irakiens qu’ils avaient<br />

rencontrés au CADA, à Paris. Ils ne connaissent pas <strong>le</strong>s Irakiens de <strong>le</strong>ur propre CADA (eux<br />

sont au CADA-IR).<br />

Mais la communauté de compatriotes a aussi ses limites : je veux bien t’offrir <strong>le</strong> thé et manger<br />

avec toi, mais que puis-je faire pour toi si tu es débouté ? Je ne pourrai rien faire.<br />

Le jour où Odette a reçu l’avis négatif de la CNDA, el<strong>le</strong> p<strong>le</strong>urait sur l’avenir qu’el<strong>le</strong> n’aurait<br />

pas, et sur la situation immédiate : quand <strong>le</strong> CADA <strong>le</strong>s mettra dehors, où iront-ils dormir avec<br />

ses enfants ? Je lui fais remarquer que j’ai vu p<strong>le</strong>ins de Congolais chez el<strong>le</strong>, à commencer par<br />

cet ami, rencontré à Carrefour. El<strong>le</strong> m’a répondu : « qui as-tu vus ici ? Tous ceux que tu as vu<br />

vivent ici, au CADA. Et on est quatre, qui pourrait nous héberger ? Même mon ami : il a déjà<br />

une femme et un fils. » Depuis, j’ai su qu’une femme de la paroisse où el<strong>le</strong> se rendait <strong>le</strong>ur a<br />

prêté un logement provisoire. L’église est un haut lieu de rencontre pour chaque communauté.<br />

c – L’enfant au centre du lien<br />

Les demandeurs d’asi<strong>le</strong> connaissent <strong>le</strong>s enfants des autres : « tu vois la petite là ? El<strong>le</strong><br />

vient d’arriver, sa famil<strong>le</strong> est Tchétchène » et on par<strong>le</strong> des parents au regard des<br />

comportements de <strong>le</strong>urs enfants : « el<strong>le</strong> est très polie, sa mère est une dame très bien » ou<br />

« el<strong>le</strong>, c’est <strong>le</strong> diab<strong>le</strong>, sa mère a quatre autres enfants à s’occuper toute seu<strong>le</strong>, la pauvre ».<br />

Les enfants sont surtout un moyen faci<strong>le</strong> pour entrer en contact : une dame arménienne<br />

demande à une congolaise comment va <strong>le</strong> petit, une dame Rrom demande à une Tchétchène<br />

quand va naître l’enfant, etc. L’enfant est une préoccupation légitime aux yeux de tous.<br />

Les enfants donnent de la reconnaissance à <strong>le</strong>ur mère en <strong>le</strong>ur donnant ce statut identifiab<strong>le</strong><br />

« mère » ou « mère de », et c’est aussi en ce nom qu’el<strong>le</strong>s peuvent s’aborder <strong>le</strong>s unes <strong>le</strong>s<br />

autres. Et non seu<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong>s peuvent s’aborder, mais aussi se rendre service. Quand el<strong>le</strong>s<br />

ont un rendez-vous au bureau du CADA où el<strong>le</strong>s doivent al<strong>le</strong>r sans enfant, el<strong>le</strong>s laissent <strong>le</strong>ur<br />

progéniture à une autre femme, même sans la connaître vraiment : je l’ai laissé « à une dame<br />

90


au premier étage », « à cette dame en face »… Odette, el<strong>le</strong>, ne laissera jamais ses fils « à<br />

quelqu’un de [sa] race » : « je veux qu’on <strong>le</strong>s surveil<strong>le</strong> bien ».<br />

Pendant la grossesse, il y a des cas où <strong>le</strong>s femmes endossent <strong>le</strong>s unes pour <strong>le</strong>s autres <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de<br />

mère ou de sœur : l’une raconte comment s’est passée son accouchement, l’autre va traduire<br />

la liste exubérante de vêtements à emmener à la maternité, avec déballage à l’appui (« Non je<br />

te dis que ce n’est pas trop chaud, il faut une couverture épaisse, ton enfant il va avoir froid<br />

quand il va sortir ! »), une troisième conseil<strong>le</strong>ra <strong>le</strong> prénom qu’el<strong>le</strong> aime bien « et même <strong>le</strong>s<br />

Français l’aiment bien » (« mon enfant aura un prénom court, personne arrive à dire mon<br />

prénom ici »).<br />

Grâce aux enfants, <strong>le</strong>s femmes recréent des relations socia<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> statut de mère est<br />

valorisé et valorisant. Nous n’avons pas noté <strong>le</strong> même effet chez <strong>le</strong>s pères.<br />

3.2.3. Rô<strong>le</strong>s et statuts des enfants et des parents en exil<br />

a – A propos de la parentification des enfants<br />

La notion de « parentification », ou de « parentalisation », revient dans plusieurs<br />

études récentes. La définition qu’en donne <strong>le</strong> psychologue J.F Le Goff 96 est la suivante : c’est<br />

« un processus relationnel interne à la vie familia<strong>le</strong> qui amène un enfant ou un ado<strong>le</strong>scent à<br />

prendre des responsabilités plus importantes que ne <strong>le</strong> voudraient son âge et sa maturation<br />

dans un contexte socioculturel et historique précis et qui <strong>le</strong> conduit à devenir un parent pour<br />

ses (ou son) parents. » Pour ce qui est des demandeurs d’asi<strong>le</strong>, il est fait état de la place<br />

d’interprète qu’adopte l’enfant pour ses parents vis-à-vis des travail<strong>le</strong>urs sociaux, étant donné<br />

que celui-ci maîtrise <strong>le</strong> français plus rapidement grâce à sa présence à l’éco<strong>le</strong>. Est évoqué<br />

aussi l’incapacité des parents à créer un espace sécurisant pour la famil<strong>le</strong>, qui mettrait l’enfant<br />

dans la position de devoir protéger et rassurer ses parents.<br />

En ce qui concerne <strong>le</strong> premier point, nous aimerions rappe<strong>le</strong>r avec V.Colin, N.Méryglod et<br />

J.Furtos que l’enfant « joue depuis tout petit à exercer sa propre parentalité sur ses jouets,<br />

sur des animaux domestiques ou encore sur d’autres enfants de la fratrie par exemp<strong>le</strong> [ou<br />

qui] est mis en situation d’avoir des responsabilités à certains moments dans la vie de<br />

famil<strong>le</strong> » 97 . Et nous irons plus loin en disant que la conception de l’enfance n’est pas la même<br />

dans toutes <strong>le</strong>s cultures, et que cette représentation selon laquel<strong>le</strong> l’enfant ne doit pas porter de<br />

responsabilités autres que « cel<strong>le</strong>s de son âge » (l’éco<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s devoirs) est tota<strong>le</strong>ment située :<br />

el<strong>le</strong> est répandue et socia<strong>le</strong>ment dominante, en France, ou disons « en Occident », au XXIe<br />

96 Le Goff J-F, 1999, L’enfant parent de ses enfants : parentification et thérapie familia<strong>le</strong>, Paris, L’Harmattan.<br />

97 Colin V., Meryglod N, Furtos J., 2009, op. cit. p.32<br />

91


sièc<strong>le</strong>. Or, même en France, l’enfant n’a pas toujours été considéré comme cela. P.Ariès 98<br />

rappel<strong>le</strong> que la famil<strong>le</strong> est l’aboutissement d’un long travail d’institution : sous l’Ancien<br />

Régime, « cette famil<strong>le</strong> ancienne (…) n’avait pas de fonction affective. (…) [L’enfant] était<br />

très tôt mêlé aux adultes, partageait <strong>le</strong>urs travaux et <strong>le</strong>urs jeux. De très petit enfant, il<br />

devenait tout de suite un jeune homme (…). La transmission des va<strong>le</strong>urs et des savoirs, et plus<br />

généra<strong>le</strong>ment la socialisation de l’enfant, n’étaient donc pas assurées par la famil<strong>le</strong>, ni<br />

contrôlées par el<strong>le</strong>. (…) Il apprenait <strong>le</strong>s choses qu’il fallait savoir en aidant <strong>le</strong>s adultes à <strong>le</strong>s<br />

faire. » Beaucoup de changements donc depuis, sous l’influence de l’Eglise, de l’Eco<strong>le</strong>, de<br />

l’Etat aussi, et puis plus récemment des théories psychologiques sur la petite enfance.<br />

Il y a des cultures où l’enfant n’a pas <strong>le</strong> même statut qu’en France, et où l’enfant est amené<br />

très tôt à devenir « adulte », à travail<strong>le</strong>r et être indépendant et se marier.<br />

b – Peut-on taper son enfant ?<br />

Le propos de cette partie, au titre volontairement provocant, est non pas de faire<br />

l’apologie de la vio<strong>le</strong>nce contre <strong>le</strong>s enfants, mais d’aborder une question plusieurs fois<br />

sou<strong>le</strong>vée par <strong>le</strong>s professionnels lors des réunions du groupe de travail : que faire face aux<br />

parents qui tapent <strong>le</strong>urs enfants ? Cette même question m’a été posée par Odette et son mari,<br />

sous l’ang<strong>le</strong> inverse : comment faire, parce qu’en France on ne peut pas taper <strong>le</strong>s enfants ?<br />

En France, un tournant s’est opéré dans la fin des années 1960, début des années 1970, où ont<br />

été mises de côté <strong>le</strong>s notions d’autorité et de contrainte envers l’enfant, pour promouvoir « un<br />

modè<strong>le</strong> de famil<strong>le</strong> « démocratique », « antiautoritaire », « égalitaire », concurrent du modè<strong>le</strong><br />

traditionnel » 99 , dans <strong>le</strong>quel l’enfant devait être reconnu comme une personne à part entière.<br />

Plutôt que de punir et réprimer l’enfant, l’idée devenait de par<strong>le</strong>r avec lui et de lui expliquer.<br />

Le temps n’est pas si loin où il n’était pas anormal de donner une claque à son enfant, s’il<br />

commettait une bêtise.<br />

Une autre piste nous est fournie par J.Barou, qui porte son analyse sur certains comportements<br />

au sein des famil<strong>le</strong>s africaines immigrées en France en termes d’absence des partenaires<br />

éducatifs de la famil<strong>le</strong> étendue qui compensaient <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> autoritaire des parents par une<br />

relation de type plus affective. « Le type de comportement requis est en général très différent<br />

selon que l’on s’adresse à ses parents directs, à ses grands-parents ou à ses onc<strong>le</strong>s et tantes<br />

paternels ou maternels. Chacune de ces relations présente un caractère d’univocité : respect,<br />

98 Ariès P., L'Enfant et la vie familia<strong>le</strong> sous l'Ancien Régime, Plon, Paris, 1960<br />

99 Neyrand G., « Les métamorphoses du lien parental. Une approche socio-historique des savoirs sur la<br />

parentalité », in Actes du colloque international « Parentalités d’aujourd’hui, regards nouveaux… Penser la<br />

parentalité aujourd’hui, accompagner <strong>le</strong>s parents dans <strong>le</strong> contexte de transformation des liens familiaux.»,<br />

Marseil<strong>le</strong>, 2001.<br />

92


affection ou encore agressivité transformée en dérision rituel<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s anthropologues<br />

qualifient de « parenté à plaisanterie ». » 100 Nous pensons qu’il est important de mettre <strong>le</strong><br />

paragraphe dans son intégralité, pour mieux comprendre ce qu’il se joue là :<br />

« Si <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s parentaux peuvent changer par une redistribution des relations entre <strong>le</strong>s<br />

partenaires présents, il y a une constante qui demeure dans presque tous <strong>le</strong>s cas, c’est <strong>le</strong><br />

caractère strictement univoque du rapport entretenu entre deux partenaires. Même dans une<br />

situation d’iso<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s adultes n’assurent qu’un seul rô<strong>le</strong> vis- à –vis des mêmes enfants.<br />

Père et mère en particulier se crispent sur la relation traditionnel<strong>le</strong> de stricte autorité qui <strong>le</strong>s<br />

lie à <strong>le</strong>urs enfants.<br />

Dans <strong>le</strong> contexte d’iso<strong>le</strong>ment relatif où vivent certaines famil<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s enfants ne connaissent<br />

avec <strong>le</strong>urs pères et mère qu’une relation de crainte et n’ont pas dans <strong>le</strong>ur entourage de<br />

parents susceptib<strong>le</strong>s de <strong>le</strong>ur permettre d’exprimer un rapport affectif ou un rapport ludique.<br />

Ils adoptent souvent de ce fait des comportements troublés qui peuvent al<strong>le</strong>r d’un mutisme<br />

quasi permanent à une agressivité excessive. Les parents réagissent en accentuant encore<br />

<strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> répressif. Dans plusieurs éco<strong>le</strong>s primaires de Noisy-<strong>le</strong>-grand, commune de Seine-<br />

Saint-Denis rattachée à la vil<strong>le</strong> nouvel<strong>le</strong> de Marne-la-Vallée, <strong>le</strong>s enseignants constataient<br />

en1989 et 1990 que plusieurs enfants africains faisaient l’objets de sévices et de brutalités de<br />

la part de <strong>le</strong>urs parents, portant souvent la trace de coups de ceintures. Les interventions<br />

qu’ils effectuaient auprès de ces derniers ne rencontraient qu’incompréhension et ne<br />

changeaient en rien <strong>le</strong>urs attitudes par rapport à <strong>le</strong>urs enfants. Selon <strong>le</strong>s enseignants qui<br />

avaient pu se rendre dans <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s, parents et enfants n’échangeaient que très peu de<br />

marques d’affection et même très peu de paro<strong>le</strong>s. De là, la tentation était de conclure à une<br />

certaine indifférence des parents pour <strong>le</strong>urs enfants et à un désintérêt pour <strong>le</strong>ur scolarité. En<br />

fait, ces parents s’accrochaient désespérément à <strong>le</strong>ur seu<strong>le</strong> fonction éducative que <strong>le</strong>ur milieu<br />

d’origine <strong>le</strong>ur avait appris à exercer vis-à-vis de <strong>le</strong>urs enfants directs, c'est-à-dire une<br />

fonction d’autorité et de sévérité excluant pratiquement tout autre type de rapport. Cela ne<br />

<strong>le</strong>s empêchait pas d’avoir conscience du fait que <strong>le</strong>urs enfants pouvaient avoir besoin d’une<br />

relation plus détendue avec des partenaires adultes, mais ils se refusaient à <strong>le</strong>ur fournir euxmêmes<br />

<strong>le</strong> prétexte de cette relation par crainte de perdre <strong>le</strong> respect » de ceux-ci et de ne plus<br />

être considérés comme de « vrais parents » par <strong>le</strong>urs compatriotes.<br />

Les situations d’éloignement par rapport à des partenaires africains qui auraient pu jouer <strong>le</strong><br />

rô<strong>le</strong> de substitut des onc<strong>le</strong>s et tantes entraînent des perturbations considérab<strong>le</strong>s dans<br />

l’ambiance familial, <strong>le</strong>s enfants ayant du mal à ne vivre que dans un rapport de crainte et <strong>le</strong>s<br />

parent étant poussés à une surenchère d’autorité. Ce sont là aussi des choses inédites par<br />

rapport au contexte d’origine dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s parents directs conservent certes toujours une<br />

attitude distante et autoritaire, mais ne se livrent que rarement à des brutalités sur <strong>le</strong>s<br />

100 Barou J., 2002, op. cit. p.159.<br />

93


enfants. Le contexte offre à ces derniers suffisamment d’occasions de défou<strong>le</strong>ment affectif et<br />

autre pour qu’ils puissent supporter sans révolte l’autorité parenta<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong> cadre de la<br />

dispersion résidentiel<strong>le</strong> qu’impose souvent l’immigration aux famil<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> groupe parental<br />

apparaît comme mutilé, amputé de ceux de ses membres qui lui permettraient de fonctionner<br />

norma<strong>le</strong>ment. » 101<br />

c – Qu’est-ce qu’être père ? Qu’est-ce qu’être mère ?<br />

Quand j’ai demandé à Fabrice, de RDC : « pour toi, c’est quoi être père ? », il s’est<br />

mis à rire et m’a dit : « c’est comme si tu me demandais c’est quoi l’amour ? C’est quoi être<br />

père ? C’est une question très vaste… » Puis il m’a répondu : « Le père est la tête de la<br />

famil<strong>le</strong>. Il doit prendre soin de la famil<strong>le</strong>, la nourrir et l’aimer. Etre père, c’est être un homme<br />

sage, respecter ses parents et ses amis. »<br />

Dans la bouche des hommes, être père, c’est « intéressant » selon Oliver qui retrouve ses<br />

enfants avec <strong>le</strong> regroupement familial (« c’est très intéressant de retrouver mes enfants, de<br />

pouvoir jouer et manger avec eux, de <strong>le</strong>s éduquer »), et pour Akramat, que je trouve toujours<br />

avec sa fil<strong>le</strong> de deux mois dans <strong>le</strong>s bras, c’est de pouvoir s’occuper de sa fil<strong>le</strong>. Dans la bouche<br />

des femmes, <strong>le</strong> père « dort, mange et part. Même ici. Il s’occupe de l’éco<strong>le</strong> des enfants. »<br />

(Zuhra) ; il « fait comme moi » (Nadia), c’est-à-dire, si l’on suit ses propos qui précédaient,<br />

dans l’entretien, « faire <strong>le</strong> ménage, laver <strong>le</strong> linge, faire <strong>le</strong> repas, écrire et lire avec enfants » ;<br />

« il s’occupe un peu des enfants et sait faire à manger » (Sumita). L’image du père/mari qui<br />

ne s’occupe pas de la maison est revenue plusieurs fois. Enfin, dans la bouche des enfants, <strong>le</strong><br />

père, « c’est lui qui m’apprend la vie, qu’il faut pas désespérer. C’est avec lui que je par<strong>le</strong> des<br />

questions d’homme, comme se battre » (Armen) ; « c’est lui qui m’a donné <strong>le</strong> goût des<br />

études » (Suzanna) ; « il ne travail<strong>le</strong> pas à la maison » (Edi), « c’est celui qui accueil<strong>le</strong> à la<br />

maison, il fait aussi la discipline. » (Ajim).<br />

Et être mère ? Selon <strong>le</strong>s hommes, la mère doit « éduquer ses enfants et être une femme sage.<br />

El<strong>le</strong> doit respecter <strong>le</strong>s autres. » (Fabrice) ; « à la maison, c’est la femme. El<strong>le</strong> s’occupe du<br />

repassage, du ménage et de la douche des enfants » (Arthur) ; « norma<strong>le</strong>ment une femme lave<br />

<strong>le</strong>s assiettes, <strong>le</strong>s vêtements… Là faut que je lui dise 1000 fois. Je suis fatigué d’avance. »<br />

(Grigor). Pour <strong>le</strong>s femmes, la mère « fait tout : courses, manger, ménage » (Zuhra) ; « je fais<br />

<strong>le</strong> ménage et la cuisine, je lave <strong>le</strong> linge, et je m’’occupe beaucoup de l’éducation de mes<br />

enfants. » (Sumita) Quant aux enfants, selon eux : « ma mère m’apprend la culture »<br />

(Armen) ; « je me confie à el<strong>le</strong> » (Suzanna) ; « el<strong>le</strong> fait <strong>le</strong> ménage et la cuisine » (Bajram) ;<br />

101 Barou J., 2002, op. cit. p.168.<br />

94


« C’est ma mère qui s’occupe de tout, c’est ma mère <strong>le</strong> patron. Pour <strong>le</strong>s courses, pour faire à<br />

manger… » (Ajim)<br />

S’il est clair que dans quasiment toutes <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s, c’est la femme qui se charge des tâches<br />

domestiques, el<strong>le</strong>s sont cependant aidées par <strong>le</strong>urs fil<strong>le</strong>s, quand cel<strong>le</strong>s-ci sont grandes. En tant<br />

que femme, certaine trouvent de nouvel<strong>le</strong>s liberté en France : « En France, <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s<br />

garçons ont <strong>le</strong>s mêmes droits. Ici je peux sortir. Ma mère veut que je profite de ma jeunesse. »<br />

(Suzanna) ; « ici je peux fumer » (Anita, mère de trois enfants, qui cache sa cigarette, dès que<br />

son père arrive)<br />

Le rô<strong>le</strong> du père, quant à lui, est mis à mal par sa destitution du monde professionnel et donc<br />

du rô<strong>le</strong> de pourvoyeur à la famil<strong>le</strong>, assurant la sécurité financière et alimentaire. Selon<br />

S.Paugam, « l’activité professionnel<strong>le</strong> assure tout à la fois une sécurité matériel<strong>le</strong> et<br />

financière, des relations socia<strong>le</strong>s, une organisation du temps et des l’espace, et, pour<br />

reprendre l’expression de R.Sainsaulieu, une identité au travail. Dans <strong>le</strong> cas des jeunes il<br />

s’agit de la reconnaissance du statut d’adulte, donc d’homme. » 102<br />

3.3. Culture de la famil<strong>le</strong> et culture dans la famil<strong>le</strong> : quel<strong>le</strong>s transformations ?<br />

3.3.1. Sur la reproduction culturel<strong>le</strong><br />

a – Question de cultures<br />

Par<strong>le</strong>r de culture soulève la même difficulté que cel<strong>le</strong> qui surgit quant on par<strong>le</strong> de<br />

famil<strong>le</strong>. Par<strong>le</strong>r de « la » culture française revient à nier <strong>le</strong>s particularismes régionaux, <strong>le</strong>s<br />

multip<strong>le</strong>s sous-cultures, <strong>le</strong>s différences liées au milieu de vie (rural/urbain) et au niveau socioéconomique.<br />

La culture : « Parce qu’il renvoie à une substance menta<strong>le</strong>, il semb<strong>le</strong> que <strong>le</strong><br />

substantif culture privilégie <strong>le</strong> genre de partage, d’accord et de liens abstraits où des faits<br />

inéga<strong>le</strong>ment <strong>document</strong>és, ainsi que des sty<strong>le</strong>s de vie pour <strong>le</strong> moins hétérogènes, sont sommés<br />

de produire un sens univoque. » 103 Se disant gêné par <strong>le</strong> substantif « culture », Appadurai lui<br />

préfère donc la forme adjectiva<strong>le</strong> : « lorsque nous parlons d’une pratique, d’une distinction,<br />

d’une conception, d’un objet ou d’une idéologie qui comporte une dimension culturel<strong>le</strong><br />

(remarquez bien l’usage adjectival), nous soulignons <strong>le</strong> fait d’une différence située, c’est-àdire<br />

d’une différence qui se rapporte à quelque chose de local, de concret et de<br />

significatif. » 104<br />

Et parmi ces différences, il est important de noter <strong>le</strong> contexte socioéconomique<br />

auquel on se rapporte. Selon Bourdieu, « la naturalisation de l’arbitraire social<br />

102 Paugam S., 1991, La disqualification socia<strong>le</strong>, PUF, p.57.<br />

103 Appadurai A., 1996, op. cit. p.43.<br />

104 Ibid p.44<br />

95


a pour effet de faire oublier que, pour que cette réalité qu’on appel<strong>le</strong> famil<strong>le</strong> soit possib<strong>le</strong>, il<br />

faut que soient réunies des conditions socia<strong>le</strong>s qui n’ont rien d’universel et qui, en tous cas,<br />

ne sont pas uniformément distribuées. » 105 Les conditions quotidiennes d’existence, <strong>le</strong>s<br />

contraintes économiques, la conciliation entre vie professionnel<strong>le</strong> et vie familia<strong>le</strong>, tout cela<br />

pèse dans l’organisation familia<strong>le</strong>. Et à certains égards, <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> vont se<br />

retrouver en France dans la même position socio-économique que <strong>le</strong>s personnes vivant dans la<br />

précarité : dépendant de l’aide socia<strong>le</strong> et vivant sous <strong>le</strong> regard coercitif de travail<strong>le</strong>urs sociaux<br />

ou agents éducatifs. En d’autres termes, peut-on dire qu’un Congolais de Kinshasa a la même<br />

culture qu’un Congolais « de l’Intérieur » ? Qu’un cadre Congolais a la même qu’un paysan ?<br />

Qu’un cadre Bakongo la même qu’un cadre Lari ?<br />

Il y a donc des précautions à prendre avant de par<strong>le</strong>r de culture congolaise (et encore moins<br />

africaine) ou de culture kosovare, tel<strong>le</strong>ment l’une et l’autre recouvrent des cultures multip<strong>le</strong>s.<br />

b – Culture d’origine versus métissage culturel<br />

D. Cuche met en garde contre la tentation de par<strong>le</strong>r d’une conception donnée par la<br />

« culture d’origine », comme si on emmenait une culture dans une valise. Il évoque « de<br />

nouvel<strong>le</strong>s élaborations culturel<strong>le</strong>s » dans la migration, au fur et à mesure des rencontres, sur <strong>le</strong><br />

chemin. Nous venons de rappe<strong>le</strong>r que <strong>le</strong>s cultures nationa<strong>le</strong>s ont un caractère hétérogène, et<br />

que <strong>le</strong> statut social institue différents rapports à la culture dite d’origine, comme à cel<strong>le</strong><br />

d’accueil. Ainsi s’il est inexact de par<strong>le</strong>r de « culture d’origine » pour <strong>le</strong>s migrants, il l’est a<br />

fortiori pour <strong>le</strong>urs enfants nés en pays d’immigration. « S’il est clair que la culture ne relève<br />

pas de l’ « hérédité », il est important de comprendre qu’el<strong>le</strong> ne relève pas non plus de<br />

l’ « héritage », la culture ne pouvant être confondue avec un patrimoine qui se léguerait tel<br />

quel de génération en génération, car el<strong>le</strong> est une élaboration quasi-permanente en rapport<br />

avec <strong>le</strong> cadre social environnant et <strong>le</strong>s modifications de celui-ci. » 106 Que peut-on dire de la<br />

culture d’Emin, né de père Azéri et de mère Arménienne, qui a toujours grandi en Russie,<br />

sans jamais y être scolarisé, et ayant depuis deux ans reçu <strong>le</strong> même enseignement scolaire<br />

qu’un enfant français ? Est-il Azéri ? Arménien ? Russe ? Français ? F. Laplantine suggère<br />

une définition du métissage : « ce n’est pas l’un ou l’autre (arabe ou français) mais l’un et<br />

l’autre dans la successivité, selon <strong>le</strong>s circonstances, l’un ne devenant pas l’autre ni l’autre ne<br />

se résorbant dans l’un. » 107 Emin mobilise des normes arméniennes quand il est au CADA<br />

105 Bourdieu, 1994, op. cit. p.140<br />

106 Cuche D., 1996, La notion de culture dans <strong>le</strong>s sciences socia<strong>le</strong>s, La Découverte.<br />

107 Laplantine F., « Le métissage est une éthique », in revue transculturel<strong>le</strong> L’autre, La pensée sauvage, 2007,<br />

vol.8, n°2, p.193.<br />

96


avec sa mère, et se sert de ses connaissances culturel<strong>le</strong>s françaises à l’éco<strong>le</strong>. Peut-être que si<br />

un jour, il va en Azerbaïdjan, il mettra en avant son nom, qu’il tient de son père.<br />

c – Que veu<strong>le</strong>nt-ils transmettre à <strong>le</strong>urs enfants ?<br />

La question de la transmission s’est souvent heurtée à un regard interloqué : de fait,<br />

pour beaucoup la transmission ne se réfléchit pas, el<strong>le</strong> se fait d’el<strong>le</strong>-même.<br />

C. Autant 108 note que dans la communauté turque (Turcs d’origine rura<strong>le</strong>) de France, <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s<br />

apprennent <strong>le</strong>s savoir-faire domestiques « par participation progressive ». Les enfants<br />

apprennent aussi par mimétisme.<br />

Quand j’ai demandé à Olga ce qu’on doit apprendre à une petite fil<strong>le</strong> Rrom, el<strong>le</strong> a répondu :<br />

« savoir nettoyer, faire <strong>le</strong> pain, faire à manger, et faire <strong>le</strong> travail. » Et pour un garçon ?<br />

« Savoir travail<strong>le</strong>r tôt ». Gohar et sa fil<strong>le</strong> m’expliquent que, selon el<strong>le</strong>s, une fil<strong>le</strong> Arménienne<br />

doit apprendre « à faire à manger pour son mari, c’est tout. Et être jolie. Une fil<strong>le</strong> doit se<br />

suivre. On se maquil<strong>le</strong> beaucoup en Arménie. » Pour Odette, une des va<strong>le</strong>urs qu’el<strong>le</strong> porte<br />

semb<strong>le</strong> être la discipline, puisqu’el<strong>le</strong> a mis sa fil<strong>le</strong> dans un internat chez <strong>le</strong>s religieuses, loin<br />

de la famil<strong>le</strong> : « comme ça, ce n’est pas son onc<strong>le</strong> ni sa tante, el<strong>le</strong> est obligée d’obéir », et une<br />

autre est <strong>le</strong> respect des normes socia<strong>le</strong>s. Une fois, el<strong>le</strong> m’a repris « on ne dit pas ‘ma<br />

cousine’ ! On dit ‘ma sœur’, sinon tu es une diviseuse. Et c’est très impoli d’appe<strong>le</strong>r<br />

quelqu’un de plus vieux que soir par son prénom. » C. Poiret remarque qu’ « une coupure<br />

s’instaure entre <strong>le</strong>s générations. Les parents africains dans l’immigration sont partagés entre<br />

la tendance naturel<strong>le</strong> à reproduire <strong>le</strong> type d’éducation qu’ils ont eux-mêmes reçu et la prise<br />

de conscience progressive de son inadéquation à la société française » 109 .<br />

La transmission est comp<strong>le</strong>xe dans <strong>le</strong>s enjeux identitaires qu’el<strong>le</strong> soulève, et selon Appadurai,<br />

« l’œuvre de reproduction culturel<strong>le</strong> est profondément compliquée par <strong>le</strong> désir –surtout chez<br />

<strong>le</strong>s jeunes- de représenter une famil<strong>le</strong> norma<strong>le</strong> auprès des voisins et des pairs dans <strong>le</strong> nouveau<br />

lieu d’installation. » 110 Nous nous permettons de penser que la conscience de ces enjeux, et<br />

<strong>le</strong>s difficultés de mise en pratique qui s’ensuivent, augmentent avec <strong>le</strong> temps passé en France,<br />

et que la question de la transmission prend toute son importance dès l’instant où <strong>le</strong>s<br />

demandeurs d’asi<strong>le</strong> obtiennent <strong>le</strong> statut et s’instal<strong>le</strong>nt chez eux.<br />

108 Autant C., « La parenté, cadre et objet de la transmission dans <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s turques en migration », in La<br />

transmission des pères aux pairs, VEI Enjeux n°120, mars 2000, p.59<br />

109 Poiret C., 1996, op. cit. p.93<br />

110 Appadurai A., 1996, op. cit. p.85<br />

97


3.3.2. Une adaptation à différentes vitesses<br />

a – Cuisine : maintien des rô<strong>le</strong>s et changements des pratiques<br />

En France, ils trouvent dans <strong>le</strong>s magasins tout ce qu’ils pourraient trouver au pays. Il<br />

est donc possib<strong>le</strong> de continuer à manger comme avant, même si certains légumes ou fruits<br />

sont plus chers ici. C’est ce que beaucoup font. Seu<strong>le</strong>ment quand il y a des enfants dans la<br />

famil<strong>le</strong>, la cuisine française entre avec eux dans <strong>le</strong>s foyers. En quoi cela modifie-t-il <strong>le</strong>s<br />

habitudes alimentaires ?<br />

Chez beaucoup d’Arméniens, il y a une continuité dans la préparation des repas, et dans<br />

l’accueil des invités. Partout où je suis allée, voici la tab<strong>le</strong> qu’on me proposait (sur la photo, il<br />

manque <strong>le</strong>s fruits en tranche) :<br />

Ce qui n’empêche pas Suzanna, qui va en Seconde au lycée de quartier, de proposer d’autres<br />

plats à sa mère : « je fais la cuisine française, avec la salade batavia. Pourtant on trouve tout<br />

arménien ici. Mais à la cantine, j’ai appris à aimer la cuisine française. La cuisine<br />

traditionnel<strong>le</strong> c’est pour la fête ou pour <strong>le</strong>s amis. » Le changement peut venir dès que <strong>le</strong>s<br />

enfants sont à la crèche : « ils veu<strong>le</strong>nt plus manger la nourriture du Zaïre, ils veu<strong>le</strong>nt la<br />

nourriture française, comme à la crèche. Moi jamais je mangerai de la nourriture en<br />

boite ! », s’emporte Odette. « Si on nous <strong>le</strong> donne, c’est que ça se mange » dit Laïla à propos<br />

de la nourriture donnée par la Croix-Rouge.<br />

Par contre, pour ce qui est des rô<strong>le</strong>s dans la préparation des repas, ceux-ci sont<br />

maintenus : <strong>le</strong>s femmes effectuent <strong>le</strong> travail domestique. Mais certaines reconnaissent que <strong>le</strong>ur<br />

mari <strong>le</strong>s aide quand el<strong>le</strong>s sont fatiguées ou malades, comme Dragana 111 et Nadia. Sumita dit<br />

aussi que son mari sait faire à manger, mais j’ai l’impression qu’il ne met pas souvent ses<br />

ta<strong>le</strong>nts à l’œuvre : <strong>le</strong> jour de l’entretien, il hurlait depuis sa chambre qu’il avait faim et qu’il<br />

voulait manger. Certains hommes sont obligés de se faire à manger, <strong>le</strong>ur femme ou <strong>le</strong>ur mère<br />

n’étant pas là.<br />

111 El<strong>le</strong> a évoqué cela <strong>le</strong> seul jour où je suis venue avec l’interprète, qui était un homme. D’habitude el<strong>le</strong> mettait<br />

en avant son côté rustre et <strong>le</strong> fait qu’il soit toujours dans la chambre. Dans <strong>le</strong> doute, je mets son propos ici, à côté<br />

de celui de Nadia.<br />

98


– Par<strong>le</strong>r français<br />

Selon J.Barou, « dans beaucoup de famil<strong>le</strong>s, on est en situation de pluri-linguisme. On<br />

parlait la langue officiel<strong>le</strong> du pays d’origine et la langue de la minorité à laquel<strong>le</strong> on<br />

appartenait. Quelquefois même, on utilisait d’autres langues minoritaires parce qu’el<strong>le</strong>s<br />

étaient parlées par <strong>le</strong>s grands-parents ou d’autres membres de la famil<strong>le</strong> plus quelquefois<br />

encore une langue vernaculaire permettant la communication ora<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong> contexte de<br />

l’immigration en France, certaines de ces langues sont oubliées plus vite que <strong>le</strong>s autres. » 112<br />

Odette connaît <strong>le</strong> français, <strong>le</strong> lingala et <strong>le</strong> kikongo. Avec son fils, el<strong>le</strong> par<strong>le</strong> français, mais<br />

aussi lingala quand el<strong>le</strong> veut <strong>le</strong> gronder, sans que personne ne comprenne. Et el<strong>le</strong> ne par<strong>le</strong><br />

kikongo, langue de l’ethnie Bakongo, qu’avec son mari quand el<strong>le</strong> ne veut pas que <strong>le</strong>s autres<br />

Congolais comprennent. Son fils de trois ans par<strong>le</strong> français et comprend <strong>le</strong> lingala qu’il ne<br />

par<strong>le</strong> pas. En revanche, il ne connaît pas du tout <strong>le</strong> kikongo.<br />

Ceux que j’ai rencontrés tiennent à ce que <strong>le</strong>urs enfants conservent <strong>le</strong>ur langue : pour Nadia<br />

l’araméen et pour Gohar l’Arménien (« l’Arménien de l’Est » précise-t-el<strong>le</strong>). Parfois ce sont<br />

<strong>le</strong>s enfants (ado<strong>le</strong>scents) qui poussent <strong>le</strong>urs parents à se mettre au français : « je ne lui par<strong>le</strong><br />

qu’en français, on n’est plus en Arménie ! »<br />

Ceux qui vont à l’éco<strong>le</strong> acquièrent <strong>le</strong> français sans difficulté. Un jeune homme l’a appris en<br />

regardant la télévision. Un autre en parlant avec des voisins algériens et africains (« je ne vais<br />

jamais avec <strong>le</strong>s autres Kosovards. Maintenant je suis en France, je veux par<strong>le</strong>r français »).<br />

Pour <strong>le</strong>s adultes, c’est plus diffici<strong>le</strong> : certains suivent <strong>le</strong>s cours proposés par <strong>le</strong> CADA, comme<br />

Artum, 60 ans, qui peut réciter méticu<strong>le</strong>usement la liste des fruits et légumes qu’il a apprise !<br />

Et Tania se moque de son mari : « il va par<strong>le</strong>r qu’avec ses amis Tchétchènes, il va jamais<br />

dans <strong>le</strong>s magasins, c’est pour ça qu’il ne par<strong>le</strong> pas français ! ». Il y a toutefois des mots qui<br />

sont maîtrisés chez tous, comme <strong>le</strong>s mots du quotidien (bonjour, ça va, merci), mais aussi<br />

ceux de la procédure (recours, papiers, réfugié) et des mots qui s’emploient souvent<br />

comme « problème » : dans un même entretien, « problème » a été évoqué par mes<br />

interlocuteurs tchétchènes autant pour par<strong>le</strong>r de la difficulté à entretenir des cheveux longs<br />

que pour la torture en Tchétchénie.<br />

c – Gérer <strong>le</strong>s temps libres<br />

La notion de temps libre n’a pas vraiment de sens ici, puisque <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong><br />

n’ont pas de temps « occupés » : ils ne travail<strong>le</strong>nt pas (officiel<strong>le</strong>ment) et ne suivent pas de<br />

formation. El<strong>le</strong> s’applique mieux aux enfants, qui vont à l’éco<strong>le</strong> ou au lycée.<br />

112 Barou J., 2003, op. cit. p.250<br />

99


Il arrive que certains adultes travail<strong>le</strong>nt au noir : ménages, travaux dans <strong>le</strong> BTP, couture, cours<br />

d’anglais, réparation de voiture, etc. Certains <strong>le</strong> disent, d’autres non ; il est arrivé que je<br />

l’apprenne par des voisins. Mais cela concerne peu de monde, et pour ceux qui trouvent c’est<br />

généra<strong>le</strong>ment histoire de quelques heures par semaine. Que faire <strong>le</strong> reste du temps ? Au<br />

CADA, des activités sont organisées, mais on me dit que « c’est pour <strong>le</strong>s enfants » ou « je ne<br />

suis pas au courant ». Les enfants ont la possibilité d’al<strong>le</strong>r au Centre Social <strong>le</strong> mercredi aprèsmidi<br />

et au Centre aéré pendant <strong>le</strong>s vacances. Des phrases reviennent souvent : « J’aimerais<br />

faire de la musculation » (Ajim ou Bechar), « j’ai besoin de bouger, de faire du sport »<br />

(Dragana), ou encore « je veux me former » (Odette). Et très régulièrement : « je veux<br />

travail<strong>le</strong>r » ou « il faut que je travail<strong>le</strong> ». Certains vont se balader, dans un centre<br />

commercial, ou dans <strong>le</strong> centre de Lyon. Ceux qui peuvent vont voir de la famil<strong>le</strong>. Pour tous,<br />

l’activité principa<strong>le</strong> reste la télévision. El<strong>le</strong> est dans toutes <strong>le</strong>s chambres, et rares sont cel<strong>le</strong>s<br />

qui sont éteintes. Les enfants, eux, descendent jouer. « Ma fil<strong>le</strong> a des copains de tous <strong>le</strong>s pays.<br />

Moi je ne par<strong>le</strong> pas français. Et puis c’est diffici<strong>le</strong> » (Kristina). Les jeunes vont voir des<br />

copains, comme Armen et Ajim, mais Suzanna dit qu’il n’y a pas de fil<strong>le</strong> de son âge au<br />

CADA. Les adultes parfois vont boire <strong>le</strong> thé ou <strong>le</strong> café <strong>le</strong>s uns chez <strong>le</strong>s autres. Mais l’ennui dû<br />

à l’inactivité se fait sentir. Beaucoup se disent « enfermés » là-bas.<br />

3.3.3. Maintenir <strong>le</strong>s rituels ?<br />

a- Les rites de passage au CADA<br />

Selon L-V Thomas, « <strong>le</strong> rite apparaît comme un type de cérémonie par <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s<br />

manières d’agir, <strong>le</strong>s gestes et <strong>le</strong>s postures, <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s ou <strong>le</strong>s chants proférés, <strong>le</strong>s objets<br />

manipulés, fabriqués, détruits ou consommés sont censés posséder des vertus ou des pouvoirs<br />

qui <strong>le</strong>ur sont attachés, ou produire des effets déterminés. » 113 A plusieurs moments de la vie,<br />

on sollicite ces rites : à la naissance et à la mort, mais aussi pour <strong>le</strong> baptême, la circoncision,<br />

<strong>le</strong> mariage, etc. L’ « ensemb<strong>le</strong> du déploiement cérémoniel » 114 qui se met en place pour<br />

l’occasion en constitue <strong>le</strong> « rituel ».<br />

Il ne nous a pas été donné d’entendre beaucoup de témoignages sur <strong>le</strong>s rites, mais nous avons<br />

remarqué que ceux-ci sont effectués selon la tradition, même dans l’exil. Nous pourrons<br />

rendre compte ici des rituels mis en place pour <strong>le</strong> décès de deux personnes, un enfant d’une<br />

famil<strong>le</strong> du Daghestan et <strong>le</strong> père d’un homme congolais, mort au pays. Il m’a aussi été donné<br />

de par<strong>le</strong>r avec une jeune femme du Daghestan, réfugiée en Belgique, venant rendre visite à sa<br />

113 Thomas L-V, Les chairs de la mort, Sanofi-Synthélabo, 2000, p.137.<br />

114 Smith P., « Rite », in Bonte-Izard, 1991, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, Paris,<br />

p.630.<br />

100


famil<strong>le</strong> ici. Du haut de ses 23 ans, el<strong>le</strong> m’a parlé du mariage dans l’exil, et est aussi revenue<br />

sur l’enterrement de son petit cousin, que nous venons d’évoquer.<br />

En ce qui concerne <strong>le</strong>s naissances, il n’y en a pas eu pendant que je faisais mon étude, el<strong>le</strong>s<br />

allaient arriver pendant l’été ! M.-R. Moro rappel<strong>le</strong> que « grossesse, accouchement, mise en<br />

place des interactions précoces et construction de la parentalité sont à la fois des actes<br />

profondément intimes, intrapsychiques et intersubjectifs et des actes médicaux, sociaux et<br />

culturels qui s’inscrivent dans <strong>le</strong>s processus de transmission de la vie dans un groupe<br />

ouvert » 115 , mais nous ne sommes pas à même de par<strong>le</strong>r dans ces pages ni des rites mis en<br />

place, ni de vécus plus subjectifs. Autour de la naissance, nous pouvons simp<strong>le</strong>ment évoquer<br />

que deux hommes (Rrom du Kosovo et Tchétchène) ont dit n’avoir vu aucun inconvénient à<br />

ce que ce soit un homme qui ait accouché <strong>le</strong>ur femme (« homme ou femme, c’est un<br />

docteur »). D’autre part, une jeune fil<strong>le</strong> du Daghestan et un homme Irakien ont tout deux<br />

spécifié qu’avoir une fil<strong>le</strong> ou un garçon <strong>le</strong>ur importait peu, mais que <strong>le</strong> premier enfant devait<br />

être un garçon.<br />

Pour ce qui est de la circoncision, une femme congolaise m’a dit attendre d’avoir assez<br />

d’argent pour son fils qui a huit mois : « Ici c’est pas des vrais hommes, ils sont pas circoncis.<br />

Au Congo ils sont tous circoncis. Tu <strong>le</strong> fais quand il a deux semaines comme ça il y a pas<br />

beaucoup de dou<strong>le</strong>ur. Il faut que je <strong>le</strong> fasse pour Lionel. Ici l’homme me demande 150 euros.<br />

C’est un Juif. »<br />

b – Décès et deuil<br />

Il y a quelques mois, un garçon de quatre ans s’est tué en tombant d’une fenêtre du 4e<br />

étage du CADA. Après cela, on a changé la famil<strong>le</strong> de CADA. J’ai rencontré la cousine du<br />

défunt, venue de Belgique quand celui-ci était encore à l’hôpital. El<strong>le</strong> raconte : « pour mon<br />

cousin, on a fait la cérémonie qu’on fait dans notre religion. On a tué <strong>le</strong> mouton et <strong>le</strong>s gens<br />

sont venus pour… vous, vous dites <strong>le</strong>s condoléances. On a envoyé <strong>le</strong> corps au Daghestan,<br />

pour qu’il soit enterré dans <strong>le</strong> carré où il y a mon grand-père, ma grand-mère et mon onc<strong>le</strong>. Il<br />

y aura une cérémonie là-bas. Ici <strong>le</strong>s gens ont donné de l’argent. »<br />

P.Partchieva et F.Guérin nous apportent <strong>le</strong>ur éclairage sur ce rite musulman du Caucase :<br />

« Toutes <strong>le</strong>s personnes prévenues ainsi que toutes cel<strong>le</strong>s qui <strong>le</strong> veu<strong>le</strong>nt vont participer<br />

financièrement aux frais d’enterrement. On donne selon lien de parenté, selon l’estime que<br />

l’on portait au défunt et plus on est éloigné dans la hiérarchie familia<strong>le</strong> plus la somme offerte<br />

est importante. (…) Avant la sortie du corps, la cérémonie des condoléances va se dérou<strong>le</strong>r<br />

115 Moro M-R, Neuman D., Real I., 2008, Maternités en exil. Mettre des bébés au monde et <strong>le</strong>s faire grandir en<br />

situation transculturel<strong>le</strong>, La pensée sauvage, p.16.<br />

101


dans la maison. » 116 Après l’enterrement, « <strong>le</strong>s femmes continuent de p<strong>le</strong>urer pendant trois<br />

jours et <strong>le</strong>s visites de condoléances peuvent continuer durant ces jours-là. Toutes <strong>le</strong>s affaires<br />

du défunt sont données aux pauvres. Le port du deuil n’est pas obligatoire mais <strong>le</strong>s femmes se<br />

couvrent la tête d’un foulard noir. A la fin des trois jours, on abat des bêtes et suivant la secte<br />

à laquel<strong>le</strong> on appartient, soit on <strong>le</strong>s mange lors d’un grand repas, soit on <strong>le</strong>s distribue à des<br />

famil<strong>le</strong>s voisines et de préférences à des famil<strong>le</strong>s où <strong>le</strong>s enfants n’ont plus de père. Sept jours<br />

après l’enterrement, on procède à une première commémoration du défunt. Les religieux<br />

sacrifient une bête et prononcent <strong>le</strong>s prières rituel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s femmes se retrouvent pour<br />

p<strong>le</strong>urer. »<br />

Un autre décès s’est produit, en mai : celui du père de Michel, décédé à Kinshasa.<br />

« On pense que c’est à cause des menaces qu’il a reçu pour Michel, <strong>le</strong>s gens qui venaient lui<br />

poser des questions et tout. Ca l’a fait mourir. » J’ai su qu’ils étaient en deuil dès que j’ai<br />

franchi la porte du pallier. Michel et Odette, sa femme, étaient assis en bout de tab<strong>le</strong> à la<br />

cuisine, de manière à voir <strong>le</strong>s gens entrer. Odette était en noir, avec un bandeau de cette<br />

cou<strong>le</strong>ur aussi, Michel non. Ils avaient mis de la musique : « c’est de la musique religieuse ».<br />

El<strong>le</strong> me fait remarquer qu’el<strong>le</strong> a changé la nappe : effectivement, il y en a une nouvel<strong>le</strong>, noire.<br />

El<strong>le</strong> m’explique : « aujourd’hui on sort <strong>le</strong> corps au Congo. On ramène <strong>le</strong> corps à la maison et<br />

tout <strong>le</strong> monde vient. Ici aussi on reçoit <strong>le</strong>s gens. Tous <strong>le</strong>s après-midi, il y a des gens partout<br />

dans la cuisine je te jure ! Et il faut faire beaucoup à manger : des beignets, du poisson salé…<br />

C’est comme ça jusqu’à samedi où on <strong>le</strong>s fout dehors ! » El<strong>le</strong> me par<strong>le</strong> de quarante-cinq jours<br />

de deuil. Ils ont expliqué à Prince, mais, à trois ans, « il ne comprend pas ce que ça veut dire,<br />

que son grand-père est mort. » Leur fil<strong>le</strong> restée au pays n’a pas pu se rendre auprès de la<br />

famil<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>s cérémonies religieuses : <strong>le</strong>s sœurs de l’internat n’ont pas accepté.<br />

L-V Thomas offre, dans Les chairs de la mort, des éléments de compréhension sur <strong>le</strong>s rites<br />

funéraires en Afrique : « En Afrique Noire, ce sont <strong>le</strong>s funérail<strong>le</strong>s qui résistent <strong>le</strong> plus à la<br />

poussée d’acculturation. » « Dans <strong>le</strong>s sociétés où la mort est vécue comme affaire publique<br />

qui engage toute la communauté, l’exposition du mort au milieu de l’assistance est une règ<strong>le</strong><br />

à peu près généra<strong>le</strong>. » Cela a une « doub<strong>le</strong> fonction : signifier au mort qu’on lui rend<br />

l’hommage auquel il a droit en l’offrant à la vue sous son plus beau jour ; <strong>le</strong> donner en<br />

représentation comme modè<strong>le</strong> type du rô<strong>le</strong> qu’il a joué dans <strong>le</strong> groupe. » Et dans <strong>le</strong> rite<br />

funéraire, « nous retiendrons deux aspects : <strong>le</strong> transport du cadavre et l’accompagnement<br />

sonore du cadavre », ce dernier symbolisant la fécondité et la renaissance : il « accompagne<br />

116 Partchieva P. et Guérin F., 1997, Parlons Tchétchène-Ingouche. Langue et culture, L’Harmattan, p.177.<br />

102


<strong>le</strong>s funérail<strong>le</strong>s du vieillard qui va renaître auprès des ancêtres » 117 . La radio au fond de la<br />

cuisine de Michel servait-el<strong>le</strong> d’accompagnement sonore aux funérail<strong>le</strong>s de son père ?<br />

c – Mariage<br />

Naïra et moi étions attablées dans la cuisine de sa tante, quand el<strong>le</strong> se met à me par<strong>le</strong>r<br />

du mariage comme il se pratique au Daghestan : « Chez nous on vo<strong>le</strong> <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s, tu sais ?<br />

L’homme il vient chez la fil<strong>le</strong> et il la prend pour l’emmener chez lui. Et après si la fil<strong>le</strong> el<strong>le</strong><br />

veut pas, il doit donner beaucoup d’argent à la famil<strong>le</strong> de la fil<strong>le</strong> pour la dédommager, parce<br />

qu’il l’a touchée et qu’il est un homme et parce qu’il l’a faite monter dans la voiture avec des<br />

hommes. Mais si el<strong>le</strong> accepte, pendant quinze jours el<strong>le</strong> reste dans la famil<strong>le</strong> de l’homme. Et<br />

lui il est pas là. Il peut venir la voir mais il reste pas. Ensuite pour <strong>le</strong> mariage il y a la famil<strong>le</strong><br />

et <strong>le</strong>s copains du mari, mais pas la famil<strong>le</strong> de la femme. Il peut y avoir ses cousines. Puis y a<br />

un imam qui vient et qui <strong>le</strong>ur dit « vous êtes mari et femme ». » Akramat et Tania m’avaient<br />

déjà parlé de cet « enlèvement » de la femme à laquel<strong>le</strong> on veut se marier, quand ils m’ont<br />

raconté <strong>le</strong>ur histoire.<br />

Je demande alors à Naïra comment cela se passe en Europe, si la tradition se maintient ici.<br />

El<strong>le</strong> reprend : « Oui ! Moi on a voulu me vo<strong>le</strong>r l’année dernière. Je discutais comme ça avec<br />

un copain dans la rue, un mec que je connaissais à peine, que depuis deux mois, et il était<br />

trop moche en plus. Je voulais y al<strong>le</strong>r et il me retenait en disant ‘on peut par<strong>le</strong>r encore<br />

quelques minutes ?’ Après il m’a expliqué -une semaine après, parce que pendant une<br />

semaine j’ai pas voulu lui par<strong>le</strong>r- qu’il avait bipé ses copains avec son portab<strong>le</strong>. Et ils sont<br />

arrivés à fond avec <strong>le</strong>ur voiture, <strong>le</strong>s Tchétchènes ils sont fous je te jure, alors moi j’ai couru<br />

jusqu’à chez ma tante, et là ils m’ont suivie dans la maison ! Je te jure ça se fait pas ! Alors<br />

mes cousins sont venus et ils <strong>le</strong>s ont foutus dehors ! » Après m’avoir raconté cet épisode, el<strong>le</strong><br />

me dit qu’il y a des hommes qui n’aiment pas ça « surtout s’ils vivent en Europe depuis des<br />

années. Mais parfois c’est <strong>le</strong>s copains qui <strong>le</strong>s poussent. (…) il faut être un homme. »<br />

Naïra, el<strong>le</strong>, a rencontré un garçon, qui « ne veut pas me vo<strong>le</strong>r. Il va demander ma main à ma<br />

mère. Mais je lui ai dit d’attendre la fin de mes études, parce que même s’il a dit qu’il me<br />

laisserait étudier-il est vraiment très gentil-, t’imagine si je tombe enceinte ? » El<strong>le</strong> est avec<br />

lui depuis sept mois et l’a rencontré sur <strong>le</strong> site internet de son lycée du Daghestan.<br />

Nous n’avons pas trouvé beaucoup de <strong>document</strong>ation sur <strong>le</strong> mariage au Daghestan. Dans <strong>le</strong><br />

livre du Comité Tchétchénie, nous pouvons lire, à propos des Tchétchènes réfugiés en<br />

Ingouchie : « On observe ainsi <strong>le</strong> maintien de certaines traditions, comme la protection de<br />

l’individu par la famil<strong>le</strong> (…) ou l’observation de rituels ancestraux, malgré la promiscuité<br />

117 Thomas L-V, op. cit., p.138, 148, 172 et 177 (dans l’ordre des citations).<br />

103


généralisée dans <strong>le</strong>s camps de réfugiés (rencontres amoureuses au point d’eau, simulation<br />

d’enlèvements de la fiancée, rô<strong>le</strong> des intermédiaires pour scel<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s mariages)… » 118<br />

En quelques mots, d’autres récits à propos du mariage : Anaït, Arménienne, divorcée,<br />

ne se remariera pas « parce que mon fils ne veut pas. Il me dit : je n’ai qu’un père. » Nahia,<br />

el<strong>le</strong>, est tombée amoureuse à 45 ans d’un Français, divorcé, qui ne veut pas se remarier :<br />

« comment faire ? C’est impossib<strong>le</strong> que je ne me marie pas. Je ne peux pas rester avec lui.<br />

J’ai peur, trop peur du regard des autres Irakiens. » Et je sais par Ajim que sa voisine,<br />

Gaiane, a rencontré un homme au CADA : « tu te rends compte, ça ne se fait pas. Devant ses<br />

enfants ! Et quand son mari va revenir ? » Ajim ne sait pas que Gaiane est divorcée.<br />

118 Comité Tchétchénie, 2005, op. cit. p.90.<br />

104


Conclusion<br />

Demandeurs d’asi<strong>le</strong>, réfugiés et déboutés, tous sont des exilés. L’exil, cette<br />

« expulsion de quelqu’un hors de sa patrie, avec défense d’y rentrer » 119 , cette « obligation de<br />

séjourner hors d’un lieu, loin d’une personne qu’on regrette », certains l’ont vécu deux fois,<br />

trois fois même parfois, comme Laïla, partie du Kazakhstan quand el<strong>le</strong> était enfant, fuyant<br />

l’Arménie quand la guerre a éclaté avec l’Azerbaïdjan, se réfugiant en Russie, où el<strong>le</strong> est<br />

restée avec son mari, jusqu’à ce que <strong>le</strong>s persécutions deviennent intolérab<strong>le</strong>s.<br />

Les pays choisis comme pays de refuge ou comme pays de transit, un long transit pour<br />

quelques-uns, sont ceux pour <strong>le</strong>squels on a des facilités de visa (<strong>le</strong>s pays de l’ex-URSS pour<br />

<strong>le</strong>s gens du Caucase ou la France pour <strong>le</strong>s Chrétiensd’Irak, depuis 2008), ceux qui sont<br />

proches géographiquement et/ou culturel<strong>le</strong>ment de celui d’où l’on vient (l’Angola pour la<br />

RDC, l’Arménie pour l’Azerbaïdjan, l’Italie pour la Serbie et <strong>le</strong> Kosovo et l’Ingouchie pour la<br />

Tchétchénie, la Jordanie et la Syrie pour l’Irak) ou ceux dans <strong>le</strong>squels on a des proches (la<br />

Russie pour Karine, la France pour Je<strong>le</strong>nko et Ajim).<br />

La France a très peu souvent été un choix : c’était plus souvent celui des passeurs qui<br />

emmenaient clandestinement des personnes « en Europe » ou du HCR qui décidait de<br />

l’installation des demandeurs d’asi<strong>le</strong> Irakiens.<br />

Une chose est sûre : ils ne venaient pas en France, ils fuyaient un pays. La conscience de cela<br />

permet de ne pas tomber dans <strong>le</strong>s polémiques, portées par <strong>le</strong>s hommes politiques et <strong>le</strong>s<br />

medias, accusant <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> de venir profiter de l’eldorado français.<br />

Ils sont arrivés. Seuls ou à plusieurs. Parfois l’ensemb<strong>le</strong> de la famil<strong>le</strong> nucléaire est<br />

réunie. Cela concerne <strong>le</strong>s Irakiens, <strong>le</strong>s Caucasiens du Nord et <strong>le</strong>s Rroms, ainsi que quelques<br />

famil<strong>le</strong>s Arméniennes. Les personnes venues d’Afrique ont toutes un ou plusieurs enfants au<br />

pays, à cause du coût et du danger que représente <strong>le</strong> voyage, ou du départ précipité. Les<br />

enfants sont confiés à la famil<strong>le</strong>, souvent aux grands-parents. Dans d’autres cas où <strong>le</strong>s enfants<br />

ne sont pas tous présents, on ne sait bien souvent pas où ils sont, et la dou<strong>le</strong>ur de cette<br />

ignorance est immense.<br />

La famil<strong>le</strong> des demandeurs d’asi<strong>le</strong> ayant fui <strong>le</strong>ur pays est rarement localisée dans un endroit<br />

unique. Là où <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong> ne pouvaient pas rester, <strong>le</strong>s autres membres de la famil<strong>le</strong><br />

ne <strong>le</strong> peuvent pas non plus, sauf dans <strong>le</strong> cas de ceux qui sont partis car ils étaient persécutés<br />

pour <strong>le</strong>urs opinions politiques. Chaque situation est unique. Untel a un frère en Al<strong>le</strong>magne et<br />

une sœur au pays. Un autre a ses parents cachés dans <strong>le</strong>ur pays et un frère décédé. Les<br />

119 Le grand robert de la langue française, 2001.<br />

105


famil<strong>le</strong>s rroms et irakiennes sont particulièrement dispersées, en Europe pour <strong>le</strong>s premières, et<br />

dans <strong>le</strong> monde pour <strong>le</strong>s seconds.<br />

Plusieurs ont de la famil<strong>le</strong> en France, majoritairement à Lyon. Ceux qui ont des frères ou<br />

enfants à Lyon sont en lien régulier avec eux et ils se rendent visite mutuel<strong>le</strong>ment. Quand<br />

ceux-ci ne sont pas dans d’autres CADA, cela permet de s’évader un peu de la vie au foyer.<br />

Pour <strong>le</strong>s autres, qui ont de la famil<strong>le</strong> dans d’autres vil<strong>le</strong>s de France, <strong>le</strong>s relations sont plus<br />

comp<strong>le</strong>xes, du fait de la distance mais aussi du poids des histoires familia<strong>le</strong>s.<br />

L’absence physique ne signifie pas une rupture du lien. Si on sait où <strong>le</strong>s joindre et quand on a<br />

assez d’argent pour <strong>le</strong> faire, on peut appe<strong>le</strong>r ceux qui sont loin. L’argent est <strong>le</strong> frein principal à<br />

la relation. Les plus jeunes et ceux qui en avaient l’usage auparavant utilisent internet. Parfois<br />

des relais s’établissent grâce à ceux qui peuvent circu<strong>le</strong>r entre <strong>le</strong>s frontières : des compatriotes<br />

ou des membres de la famil<strong>le</strong> ayant des papiers peuvent transmettre ce que <strong>le</strong>s uns et <strong>le</strong>s<br />

autres veu<strong>le</strong>nt se faire passer.<br />

Mais même si <strong>le</strong> contact est possib<strong>le</strong>, la relation est parfois entravée par <strong>le</strong>s soucis du<br />

quotidien et de l’exil ou par la situation politique du pays où se trouvent <strong>le</strong>s autres membres<br />

de la famil<strong>le</strong>, qui rend l’accès aux moyens de communication plus diffici<strong>le</strong> (lignes coupées,<br />

fuite du domici<strong>le</strong>, etc.). Ils par<strong>le</strong>nt aussi de la souffrance, du poids de ne pas pouvoir par<strong>le</strong>r<br />

librement aux êtres chers : par<strong>le</strong>r peut inquiéter, et parfois mettre en danger ceux qui vivent<br />

encore au milieu des vio<strong>le</strong>nces que l’on a fuies.<br />

Aujourd’hui, ils sont là, en France. Ils ne sont plus ingénieur, couturière, journaliste ou<br />

boucher. Ils sont demandeurs d’asi<strong>le</strong>. Et ils vivent dans un Centre d’Accueil des Demandeurs<br />

d’Asi<strong>le</strong>, dans une ou plusieurs pièces de 7 ou 10 m². Comment réorganisent-ils l’espace<br />

domestique ? Comment la vie familia<strong>le</strong> reprend-el<strong>le</strong> ? Et en quoi cela bou<strong>le</strong>verse-t-il <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s<br />

tenus jusque là ? Les relations familia<strong>le</strong>s et l’organisation des rô<strong>le</strong>s familiaux diffèrent selon<br />

<strong>le</strong>s cultures, comme nous l’avons vu.<br />

Chez <strong>le</strong>s Rroms, la famil<strong>le</strong> se pense au milieu d’une organisation socia<strong>le</strong> plus vaste, qu’est la<br />

communauté. Ceux qui sont ici, heureux d’avoir quitté l’ex-Yougoslave et <strong>le</strong>s persécutions<br />

qu’ils y subissaient, mais s’ennuient ici du fait de <strong>le</strong>ur iso<strong>le</strong>ment des autres membres de la<br />

communauté. Ils sont ici avec l’ensemb<strong>le</strong> de <strong>le</strong>urs enfants ; seuls manquent ceux qui ont fondé<br />

<strong>le</strong>ur propre foyer. Parmi <strong>le</strong>s pièces dont ils disposent, une a toujours été aménagée en salon<br />

avec un tapis au sol et des coussins autour, pièce où l’on se rassemb<strong>le</strong>, pièce où l’on reçoit.<br />

Les parents sont très régulièrement à l’extérieur pour retrouver d’autres Rroms du CADA.<br />

C’est la femme et la fil<strong>le</strong>, quand cel<strong>le</strong>-ci est grande, qui sont chargées des tâches ménagères et<br />

106


de la préparation des repas. Les hommes sont chargés des courses. Il y a une forte<br />

conservation des rô<strong>le</strong>s.<br />

Dans <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s du Caucase du Nord (Tchétchénie, Ingouchie et Daghestan), <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s<br />

sont ici sous <strong>le</strong>ur forme nucléaire. La barrière de la langue ne m’a permis d’approfondir la<br />

question de l’organisation familia<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong>s deux coup<strong>le</strong>s avec qui j’ai pu m’entretenir plus<br />

largement (grâce à une interprète et à la présence d’une nièce francophone en visite), il y avait<br />

un grand clivage entre <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s des hommes et des femmes : <strong>le</strong>s femmes font <strong>le</strong> ménage et <strong>le</strong><br />

repas et s’occupent des enfants et <strong>le</strong>s hommes « ne font rien ». Les hommes semb<strong>le</strong>nt<br />

toutefois être proches de <strong>le</strong>urs enfants, dans l’espace de <strong>le</strong>ur chambre seu<strong>le</strong>ment, et s’occupent<br />

la journée à al<strong>le</strong>r boire <strong>le</strong> thé avec d’autres membres de <strong>le</strong>ur communauté du pays d’origine.<br />

En ce qui concerne <strong>le</strong>s Arméniens et <strong>le</strong>s Azéris, la famil<strong>le</strong> se présente aussi sous sa forme<br />

nucléaire ici. Ils forment la communauté la plus grande du CADA. Quelques pères manquent<br />

à l’appel, souvent du fait que <strong>le</strong>s femmes sont divorcées, ou à cause d’un décès ou parce qu’il<br />

est bloqué dans un autre pays. Plusieurs femmes par<strong>le</strong>nt bien français. Certaines d’entre el<strong>le</strong>s<br />

font du bénévolat, travail<strong>le</strong>nt ou cherchent du travail. Il n’est pas rare que <strong>le</strong>s femmes<br />

travail<strong>le</strong>nt en Arménie, une fois que <strong>le</strong>s enfants sont grands. Avec l’activité qu’el<strong>le</strong>s ont et <strong>le</strong>s<br />

nouvel<strong>le</strong>s libertés qu’el<strong>le</strong>s s’octroient, notamment cel<strong>le</strong> de sortir puisque la bel<strong>le</strong>-famil<strong>le</strong> n’est<br />

plus là pour contrô<strong>le</strong>r, <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s se modifient sensib<strong>le</strong>ment : certes la femme, parfois aidée de<br />

sa fil<strong>le</strong> quand el<strong>le</strong> est grande, tient toujours la maison, mais el<strong>le</strong> aspire a une nouvel<strong>le</strong><br />

autonomie qui ne plaît pas toujours aux hommes de la famil<strong>le</strong> (« il faut que je lui demande<br />

mil<strong>le</strong> fois de m’apporter <strong>le</strong> café », « je suis obligé de crier pour qu’el<strong>le</strong>s m’écoutent »).<br />

Pour ce qui est des famil<strong>le</strong>s de RDC et du Nigéria, soit <strong>le</strong>s hommes sont arrivés seuls et<br />

espèrent <strong>le</strong> regroupement familial, soit <strong>le</strong>s femmes sont venues avec une partie de <strong>le</strong>urs<br />

enfants. Tous déplorent l’absence de la famil<strong>le</strong> étendue, qui prenait notamment en charge<br />

l’éducation des enfants, avec <strong>le</strong>squels ils se retrouvent isolés ici. Le manque de certains<br />

partenaires éducatifs soulève un grand désarroi chez <strong>le</strong>s parents, hommes ou femmes. Le rô<strong>le</strong><br />

traditionnel de la femme ou de l’homme, comme porteur de l’autorité mais pas forcément du<br />

lien affectif, perd son sens ici.<br />

Enfin, il y a <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s Irakiennes, présentes aussi sous la forme nucléaire. Il nous est<br />

diffici<strong>le</strong> de par<strong>le</strong>r de la vie familia<strong>le</strong> comme el<strong>le</strong> est vécue en France, puisque trop peu de<br />

personnes ont été rencontrées et <strong>le</strong>ur configuration diffère, induisant que nous ne puissions<br />

pas généraliser <strong>le</strong>s situations : des parents seuls parce que <strong>le</strong>urs enfants sont mariés et vivent<br />

dans <strong>le</strong>ur propre maison, des enfants d’une vingtaine d’année dont la mère est « absente »<br />

puisque sous fort traitement thérapeutique et des parents avec des enfants en bas âge. La force<br />

107


du lien avec <strong>le</strong>s membres de la famil<strong>le</strong> résident à l’étranger a été soulignée par tous : coups de<br />

téléphone quotidien ou hebdomadaire vers <strong>le</strong>s Etats-Unis, l’Australie, l’Irak ou la Suède.<br />

Nous ne pouvons pas aborder ici <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s du Kosovo, Kurde d’Arménie ou Russes, faute<br />

d’éléments conséquents, ou de situations disparates pour <strong>le</strong>s Kosovars, étant configurés sous<br />

une forme atomisée : un coup<strong>le</strong> seul, un fils et sa mère, et une jeune fil<strong>le</strong> seu<strong>le</strong>.<br />

Là où <strong>le</strong>s modifications semb<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s plus importantes sont <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s, où <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s<br />

étendues étaient vécues comme une contrainte au pays (Arménie et Azerbaïdjan) ou comme<br />

une ressource éducative fondamenta<strong>le</strong> (RDC, Nigéria). Les famil<strong>le</strong>s, dont la division sexuée<br />

des rô<strong>le</strong>s est forte et l’influence du modè<strong>le</strong> éducatif français est faib<strong>le</strong> du fait de la<br />

conservation des traditions et de la langue (Caucase du Nord, Rroms), voient <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s<br />

familiaux maintenus dans l’exil.<br />

Au fur et à mesure de l’avancée de l’étude, née d’un questionnement porté par <strong>le</strong>s<br />

professionnels du réseau <strong>Samdarra</strong> sur la parentalité chez <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong>, nous avons<br />

été amenés à nous défaire des représentations de la famil<strong>le</strong> que l’on a en France, cel<strong>le</strong> d’une<br />

famil<strong>le</strong> nucléaire orientée vers l’enfant, pour considérer la diversité des autres modè<strong>le</strong>s. Et en<br />

voulant comprendre quel<strong>le</strong> relation avaient <strong>le</strong>s demandeurs d’asi<strong>le</strong>, ici, à Lyon, avec <strong>le</strong>s autres<br />

membres de la famil<strong>le</strong>, non pas réunis dans <strong>le</strong> pays d’origine, mais éparpillés dans un espace<br />

transnational, nous nous sommes aperçus de la similarité de <strong>le</strong>urs envies (pouvoir joindre ses<br />

proches) et des moyens entrepris pour maintenir <strong>le</strong> contact à tout prix. En plus d’avoir en<br />

commun <strong>le</strong> statut de demandeur d’asi<strong>le</strong>, c’est ce lien familial fragi<strong>le</strong> et tant espéré qui <strong>le</strong>s unit.<br />

Tout n’a pas été dit dans ce mémoire. La question de la famil<strong>le</strong> comporte de nombreuses<br />

facettes qu’une étude de quatre mois ne pouvait ambitionner couvrir. De plus, l’absence d’une<br />

langue commune, quand c’était <strong>le</strong> cas, entravait la compréhension mutuel<strong>le</strong>, sans pour autant<br />

empêcher <strong>le</strong>s échanges. Il y a des choses que je n’ai sans doute pas comprises, ou que l’on<br />

s’est empêché de dire, faute de mots ou parce qu’el<strong>le</strong>s touchaient à l’intime. Ma venue<br />

régulière au CADA a tout de même permis d’établir une certaine confiance, grâce à laquel<strong>le</strong><br />

j’ai pu partager des moments du quotidien avec eux.<br />

La méthodologie d’enquête étant remise en question avec chaque interlocuteur en fonction de<br />

son niveau de langue, de son rapport au sujet et de ses préoccupations du moment, je n’ai pas<br />

toujours été systématique et constante dans <strong>le</strong>s questions que je posais, appréhendant parfois<br />

de toucher à des b<strong>le</strong>ssures profondes : avec certains, j’ai particulièrement évoqué la vie<br />

108


familia<strong>le</strong> ici, avec d’autres c’est <strong>le</strong> temps de l’exil et ses dou<strong>le</strong>urs qui venaient dans la<br />

conversation. Certains se sont livrés sans retenue. Les interlocuteurs, Français surtout, sont<br />

rares au CADA.<br />

Selon Abdelma<strong>le</strong>k Sayad, « l’émigration, pour ne pas être pure « absence », appel<strong>le</strong> une<br />

manière d’ « ubiquité » impossib<strong>le</strong>, une manière d’être qui affecte <strong>le</strong>s modalités de l’absence<br />

qu’el<strong>le</strong> entraîne (de même qu’el<strong>le</strong> affecte <strong>le</strong>s modalités de la présence par laquel<strong>le</strong> se<br />

matérialise l’immigration) : continuer à « être présent en dépit de l’absence », à être<br />

« présent même absent et même là où on est absent » - ce qui revient à « n’être que<br />

partiel<strong>le</strong>ment absent là où on est absent » - c’est <strong>le</strong> sort ou <strong>le</strong> paradoxe de l’émigré- et<br />

corrélativement, à « ne pas être tota<strong>le</strong>ment présent là où on est présent, ce qui revient à être<br />

absent en dépit de la présence », à être « absent (partiel<strong>le</strong>ment) même présent et même là où<br />

on est présent » - c’est la condition ou <strong>le</strong> paradoxe de l’immigré. » 120 L’exil diffère de<br />

l’émigration dans <strong>le</strong> sens où « là où on est absent » n’est plus un territoire fixe, mais une<br />

multiplicité de lieux où se trouvent « <strong>le</strong>s siens ». Les demandeurs d’asi<strong>le</strong> ne vivent pas<br />

seu<strong>le</strong>ment dans l’espace du CADA où on <strong>le</strong>s rencontre, ils vivent dans un espace beaucoup<br />

plus vaste, transnational.<br />

Il serait dès lors intéressant de s’interroger sur la manière dont se croisent <strong>le</strong>urs<br />

représentations et projets vis-à-vis du local, de l’ici et maintenant, avec <strong>le</strong> regard et <strong>le</strong>s<br />

attentes des travail<strong>le</strong>urs sociaux et des membres des institutions françaises, inscrites dans <strong>le</strong><br />

territoire français, et portant une injonction nationa<strong>le</strong> à l’intégration de tous dans <strong>le</strong> local.<br />

120 Sayad A., 1999. La doub<strong>le</strong> absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Editions du<br />

Seuil, p.184<br />

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113


Annexes<br />

114


Les deux comités du Réseau <strong>Samdarra</strong> - juin 2009<br />

Le comité régional de coordination<br />

Samuel BEAUCHAMP, DDASS Rhône<br />

Valérie COLIN, Orspere-Onsmp<br />

Gil<strong>le</strong>s DE ANGELIS, assurance maladie<br />

Mohamed DIAB, Forum Réfugiés<br />

Bernard DUEZ, Université Lumière Lyon2<br />

Jean FURTOS, ORSPERE-ONSMP<br />

Marina GIROD DE L’AIN, Réseau élus locaux et santé publique<br />

Dalila HADDADI-COLLET, Actis42<br />

Muriel<strong>le</strong> HERMANN, DDASS Rhône<br />

Max LAFONT, Groupement des psychiatres libéraux Rhône-Alpes<br />

Evelyne LAMI, diaconat protestant, Drôme et Ardèche<br />

Christian LAVAL, ORSPERE-ONSMP<br />

Gwen LE GOFF, Réseau <strong>Samdarra</strong><br />

Jean-François LEREVERAND, CADA Grenob<strong>le</strong> (ADSEA 38)<br />

Francis MAQUEDA, Association Appartenances, Lyon<br />

Corinne MARTINEZ, ARH Rhône-Alpes<br />

Séverine MASSON, centre ESSOR, Forum Réfugiés<br />

Catherine MASSOUBRE, CHU Saint Etienne<br />

Françoise MAY-CARLE, DDASS Rhône<br />

Walter MONNET, CADA St Etienne (entraide Pierre Valdo)<br />

Catherine PELLIER-CUIT, Réseau <strong>Samdarra</strong><br />

Nathalie PERRIN, Marie Lyon<br />

Pierre POWELS, Médecins du Monde, Ain<br />

Marc REBET, ISM corum, Lyon<br />

Jean-Jacques TABARY, Centre psychothérapique de l’Ain<br />

Françoise THOLLY, DDASS Rhône<br />

Pierre TOMASI, CADA, La Roche Sur Foron (ALAP)<br />

Rached SFAR, ADATE, Grenob<strong>le</strong>,<br />

David SZEKELY, CHU Grenob<strong>le</strong><br />

Marc VITTU, ADOMA<br />

Halima ZEROUG-VIAL, Réseau <strong>Samdarra</strong><br />

Le comité technique<br />

Blandine BRUYERE, psychologue, association Appartenances (69)<br />

A<strong>le</strong>xandre CHARANTON, travail<strong>le</strong>ur social au CADA du Diaconat Protestant (26)<br />

Valérie COLIN, chercheure à l’Orspere-Onsmp (69)<br />

Yvan COURIOL, directeur CHRS, Entraide Pierre Valdo Lyon, (69)<br />

Malorie GENY, coordinatrice du réseau <strong>Samdarra</strong> (décembre à mars 2009) (69)<br />

Rémy KOSSONOGOW, animateur de la délégation Savoie, Secours Catholique, (73)<br />

Gwen LE GOFF, coordinatrice du Réseau <strong>Samdarra</strong> (d’avril à juin 2009) (69)<br />

Michel MAYER, psychologue, équipe mobi<strong>le</strong>, Centre Psychothérapeutique de l’Ain (01)<br />

Magali PASCAL, assistante socia<strong>le</strong> au CADA du Diaconat Protestant de Tournon (07)<br />

Guillaume PEGON, psychologue, équipe mobi<strong>le</strong>, Centre Psychothérapeutique de l’Ain,(01)<br />

Catherine PELLIER-CUIT, psychologue clinicienne, CH Le Vinatier (69)<br />

Stéphanie RUIZ, psychologue stagiaire, étudiante à Lyon II, (69)<br />

Rached SFAR, directeur du pô<strong>le</strong> asi<strong>le</strong> de l’Adate (38)<br />

Sid Ali ZAIR, directeur du CADA de l’Entraide Pierre Valdo à St Etienne (42)<br />

Halima ZEROUG-VIAL, praticien hospitalier au CH Le Vinatier (69)<br />

115


Cartes<br />

Quand l’Est passe à l’Ouest<br />

(Par Philippe Rekacewicz, in Museum, Frontières. Images de vie entre <strong>le</strong>s lignes, aedelsa<br />

éditions – éditions Glénat)<br />

116


Populations otages dans <strong>le</strong> Caucase<br />

(par l’Atelier de cartographie de Sciences-po, in L’atlas des migrations Hors-Série « L’atlas<br />

des migrations. Les routes de l’humanité », Le Monde)<br />

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