Les auteurs d’aujourd’hui puisent dans d’anciens bestiaires (ici, du XIII e siècle), réels ou imaginaires pour alimenter leurs récits. 95 GAME OF THRONES
Décryptage 3. La découverte d’un “ailleurs” 96 GAME OF THRONES Cartes détaillées, chronologie s’étirant sur des millénaires : la fantasy met un point d’honneur à déployer des univers riches qui passionnent parfois tant les fans qu’ils bénéficient de publications qui rebuteraient n’importe quel lycéen si elles étaient dédiées à l’histoire “réelle”. C’est que le monde, dans les littératures de l’imaginaire, est un acteur incontournable qui fournit non seulement le cadre mais alimente aussi les aventures qui s’y déroulent, les porte en lui… La seule image d’un temple enfoui dans la végétation, une carte aux côtes inconnues suffisent à faire germer des émotions, des attentes. La fantasy nous remet ainsi à la place des voyageurs des siècles passés en dévoilant des mondes dangereux que nous défrichons avec la même avidité qu’un Christophe Colomb. L’exploration des contrées lointaines a fasciné dès l’Antiquité, pour connaître une apothéose au Moyen Âge, puis à la Renaissance. Des grandes expéditions au simple pèlerin, tous partageaient les merveilles observées : par les objets rapportés, des rapports, des récits de voyages – des “romans” même ! Des textes qui seront régulièrement des best-sellers. Alors qu’explose l’engouement pour les contrées lointaines (Orient, Afrique, Indes…), s’impose un nouveau genre littéraire : le récit de voyage, qui va passionner les érudits par leurs descriptions des régions exotiques et de leurs peuples – “l’Ailleurs” et “l’Étrange”. La rencontre peut être didactique, le danger affronté preuve de bravoure. Au XII e siècle, le franciscain Jean de Plan Carpin observe le premier l’Asie centrale et l’empire du Grand Khan ; un siècle plus tard, la chronique des croisades de Guillaume de Tyr passionne tandis que le marchand Marco Polo se fait plus précis dans son Livre des merveilles. Au XIV e s., Jean de Mandeville publie son Livre des voyages où il évoque l’Égypte, l’Asie… Ce sera le récit le plus connu de son temps alors que son auteur n’aura guère quitté l’Angleterre ! Mais qu’importe : il excellait à mettre en scène ce qui passionnait les lecteurs – des créatures fabuleuses et des peuples incroyables (Cynocéphales à tête de chien, Blemmies au visage placé au centre du torse, Sciapodes à l’unique pied géant, etc.) Au pinacle du genre, Le Roman d’Alexandre, une œuvre composite qui sera le texte le plus lu après la Bible entre les XII e et XV e siècles. Le conquérant macédonien s’y mue en héros et, au milieu de faits historiques, va chercher la fontaine de Jouvence, explore les fonds marins dans un ancêtre du bathyscaphe ou les airs en ballon, rencontre griffons et Cynocéphales… ADOPTER LE POINT DE VUE DE L’AUTRE Se plonger dans d’autres mondes en se mettant dans les pas de voyageurs est un grand classique… Mais, depuis une vingtaine d’années, certains auteurs optent pour une autre “race” que la nôtre pour leur personnage principal afin de montrer leurs particularités de l’intérieur. Certes, Elric, le pâle empereur d’Imrryr imaginé dans les années 1960 par l’auteur anglais Michael Moorcock, était melnibonéen et sa culture millénaire affiliée au Chaos différait largement de celles des Jeunes Royaumes humains. Depuis, le choix s’est élargi, <strong>of</strong>frant une foule de sociétés différentes : celles des Elfes noirs dominées par un matriarcat violent, avec Drizzt Do’Urden (par R.A. Salvatore), ou celles des Orcs, puissants et belliqueux, avec Stryke (par Stan Nicholls). Si ces ouvrages sont aujourd’hui oubliés, d’autres reprendront le flambeau du récit d’aventure aux XVIII e et XIX e siècles, quand l’Europe redécouvre les grandes civilisations du passé. L’Égypte pharaonique est ressuscitée par la campagne de Napoléon. En Amérique, l’explorateur John Lloyd Stephens publie ses Aventures de voyage en pays maya, qui évoquent sa stupéfaction face à de mystérieuses cités de pierre. En Asie, c’est le site khmer d’Angkor qui éblouit l’Occident, sans oublier Jules Verne, qui conjugue voyage autour du monde et calmar fantastique… Plus la différence entre notre monde et “l’autre” est forte, meilleur est l’effet. Et il est amplifié par la présence d’écritures illisibles, d’habitants peut-être héritiers de sagesses perdues ou de traditions terrifiantes… Retenant les leçons de ces prédécesseurs, la fantasy connaît l’importance d’une bonne mise en scène pour l’immersion et le suspense… Pour ce faire, elle rend parfois explicite le passage d’un monde (réel) à l’autre (fantastique). Lewis Carroll avec Alice au pays des merveilles (XIX e s.) en a parfaitement joué. Depuis, la moindre armoire, un simple miroir voire un écran de télévision peut être la porte cachée de notre monde banal vers un ailleurs d’aventure ! E.R. LESNIKOV – BRITISH LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES – AISA/LEEMAGE