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<strong>KINAM</strong> <strong>MAGAZINE</strong> — <strong>FEBRUARY</strong> | <strong>MARCH</strong> <strong>2021</strong><br />
— 67 —<br />
Sous la présidence<br />
d'Estimé, les élites du<br />
pays vivaient en factions<br />
irréconciliableset parmi<br />
les nombreux événements accumulés<br />
au cours de cette période<br />
mouvementée, aucun ne<br />
pourra mieux illustrer le persistant<br />
climat de rivalité sociale et<br />
de haine de classe qui prévalait<br />
à Port-au-Prince que la célèbre<br />
affaire Viau. Les faits à l’origine<br />
de ce funeste épisode se situent<br />
au moment où, après la<br />
proclamation des résultats de la<br />
faculté de droit de Port-au-Prince,<br />
on apprit que c’était un étudiant<br />
mulâtre, Gérard Viau, qui<br />
devenait le récipiendaire d’une<br />
bourse d’études à Paris accordée<br />
par le gouvernement français.<br />
À la surprise générale, le<br />
ministre de l’Éducation, M.<br />
Maurice Laraque, écarta le jeune<br />
Viau pour favoriser nul autre<br />
que son propre fils, Ernest Laraque.<br />
Le père de l’étudiant<br />
débouté, Me Alfred Viau, avocat<br />
réputé du barreau de Portau-Prince,<br />
dénonce alors le népotisme,<br />
la mesquinerie et l’indécence<br />
du ministre dans un<br />
retentissant article publié par<br />
Le Nouvelliste. Aussitôt, La<br />
République, un journal progouvernemental,<br />
donne la réplique<br />
à Me Viau, l’invitant à<br />
ne pas se poser en protecteur de<br />
la morale publique puisqu’il<br />
était parfaitement normal que le<br />
ministre, agissant en bon père<br />
de famille, pense lui aussi à<br />
l’avenir de son garçon, surtout<br />
lorsque l’on sait, ajoutait-il, que<br />
les mulâtres ont eux-mêmes<br />
suffisamment abusé de tels passe-droits<br />
par le passé.<br />
La polémique s’engageait<br />
donc sur le ton batailleur et l’esprit<br />
militant qui convenaient<br />
bien à cette époque d’affrontements<br />
passionnés sur les thèses<br />
coloristes, quand elle entra soudain<br />
dans une spirale sanglante<br />
assez révélatrice de la violence<br />
des sentiments quant à la<br />
question de classe durant la présidence<br />
d’Estimé. Le jeune<br />
Viau, s’étant secrètement armé<br />
du revolver de son père, alla à<br />
la rencontre de Jean Rémy, le<br />
directeur de La République. Ce<br />
matin du 6 juillet 1948, après<br />
avoir conduit Henri, son aîné,<br />
à l’Institut Saint-Louis de Gonzague,<br />
Rémy était resté dans sa<br />
voiture devant l’Imprimerie de<br />
l’État, ses enfants Nicole et<br />
Raymond installés sur le siège<br />
arrière quand, ivre de colère,<br />
Viau l’interpella, lui demanda<br />
si c’était bien lui le directeur de<br />
La République.<br />
Après un bref dialogue, Gérard<br />
Viau vida le contenu de son<br />
chargeur en tirant à bout portant<br />
sur son ennemi. Sans<br />
même tenter de s’échapper, il<br />
se laissa maîtriser par les employés<br />
de l’imprimerie et par la<br />
foule des curieux qui s’amassaient<br />
sur les lieux du drame.<br />
Pendant que des soldats sortaient<br />
du proche Pénitencier<br />
national afin d’appréhender<br />
Viau et le conduire en cellule,<br />
on transportait Rémy à l’Hôpital<br />
général où, très vite, il succomba<br />
à ses blessures. Le président<br />
alla visiter cet ami afin<br />
de lui apporter un témoignage<br />
public de considération, d’affection<br />
et de soutien.Quand les<br />
nouvelles parvinrent à Estimé,<br />
nous dit Lyonel Paquin, il répondit<br />
instantanément «L’assassin<br />
est-il encore vivant?»<br />
(Les Haïtiens, politique de classe<br />
et de couleur, p.103) Peu<br />
après, Gérard Viau était reconduit<br />
menotté sur les lieux de<br />
l’attentat. C’est là que l’attendait<br />
un groupe de jeunes militants<br />
estimistes surexcités qui<br />
l’écharpèrent sauvagement<br />
avec les armes les plus hétéroclites:<br />
couteaux de cuisine, pics<br />
à glace, poignards et coups-depoing<br />
américains. Le jeune<br />
Viau s’effondra sous les coups<br />
et mourut sur le trottoir, sans<br />
que les dizaines de soldats qui<br />
l’entouraient, aient même tenté<br />
de faire un geste pour le protéger.<br />
L’affaire Viau permettait de<br />
prendre la juste mesure de la<br />
déchirure profonde, de la situation<br />
conflictuelle permanente<br />
dans laquelle évoluaient les élites<br />
port-au-princiennes, en plus<br />
d’apporter une éloquente démonstration<br />
de la polarisation<br />
extrême de leurs sensibilités, de<br />
leurs rivalités passionnelles et<br />
de leur antagonisme social.<br />
L’assassinat de Rémy suivi du<br />
lynchage de Viau, leurs funérailles<br />
simultanées, réveillèrent<br />
toutes les haines recuites, toutes<br />
les vieilles rancunes mesquines<br />
entre la bourgeoisie traditionnelle<br />
et les membres de<br />
la classe, suscitant au passage<br />
une chaîne de querelles partisanes<br />
autour de la délicate<br />
question de couleur. (L’éloge<br />
funèbre de Viau fut prononcé