Une histoire d'amour ordinaire / Fragments biographiques Léandre ...
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et quelques autres ; ce serait peu de dire que tout cela avait laissé en moi<br />
une marque profonde, mais cela n’avait pas été décisif. Car même si je<br />
savais qu’une réalité des plus tangibles se cachait derrière tout cela, la<br />
littérature, la forme litté raire, mettait un écran entre moi et cette réalité.<br />
Comme si ces gens, ces grands écrivains, vivaient dans un monde différent<br />
du mien, un monde fait exprès pour eux, où tout est possible. Mais là,<br />
c’était différent, via la Toile, via certains sites spécialisés, j’entrais en<br />
contact avec des gens qui n’étaient plus des icônes littéraires, mais des<br />
hommes <strong>ordinaire</strong>s, des quidams comme vous et moi, et qui parlaient<br />
librement de leur attirance pour les garçons, de la façon dont ils la vivaient<br />
ou ne la vivaient pas. Et je pouvais prendre part à la discussion, interagir<br />
avec eux ; créer même des liens d’amitié à distance, avec des personnes<br />
partageant mes goûts. Peu à peu, je me libérais, intérieurement. Des<br />
écailles tombaient de mes yeux. En fait, j’étais passé à côté d’une partie de<br />
ma vie ; je m’étais moi-même privé, depuis le début de l’adolescence, de<br />
tant d’expériences merveilleuses que j’aurais pu vivre ; certes, je n’avais<br />
pas vraiment eu le choix, mais cela ne me consolait guère. Pendant cette<br />
période, je fus encore plus malheureux qu’avant. En un sens, j’assu mais<br />
mieux mon amour des garçons, je cessais de le voir comme une tare, une<br />
aber ration ou un privilège réservé à quelques artistes hors des normes,<br />
d’ailleurs morts pour la plu part ; je commençais à me dire que mes<br />
aspirations étaient légitimes. Mais quelque chose « coinçait » toujours : je<br />
n’arrivais pas à envisager la possibilité qu’un jeune garçon me désirât,<br />
acceptât de se donner à moi comme j’en rêvais. C’était proprement incon -<br />
ce vable ; je me disais bien que c’était possible en théorie, mais cela me<br />
semblait absolument im pos sible en pratique, du fait que je n’arrivais pas<br />
à me le représenter matériellement. J’étais persuadé que cela ne m’arri -<br />
verait jamais, ou plus exactement, je ne pouvais conce voir que cela<br />
m’arrivât un jour ; c’était au-delà de mes forces, cela dépassait mes facultés<br />
d’ima gination. C’était tellement en contradiction avec la solitude<br />
existentielle et affective que j’avais toujours connue ! Et j’en concevais un<br />
désespoir abyssal, verti gineux, indicible.<br />
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