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Une histoire d'amour ordinaire / Fragments biographiques Léandre ...

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IER, il y a une éternité, un petit être étrange, vaguement ange,<br />

quelque peu diable, mais surtout bien en chair, est entré dans ma<br />

vie, très doucement, comme la rosée s’insinue dans le roc et le fait<br />

voler en éclats ; je ne suis plus et je ne serai plus jamais l’homme que j’ai<br />

été, mais je suis désormais celui que j’ai voulu être. Comment raconter<br />

cette <strong>histoire</strong> sans la trahir ? Parmi les milliers de petits détails qui se<br />

pressent à mon esprit, comme une rafale de perles luisantes, comment<br />

choisir celles que je vais enfiler sur le fil de l’écriture pour composer la<br />

parure de ce récit, qui ne sera jamais qu’un masque de la réalité ? Par la<br />

force des choses, ce que je te montrerai, ô ami lecteur, ne sera qu’un visage<br />

de cette réalité qui en réalité en a mille, et n’en a aucun, car l’essentiel est<br />

indicible, comme tu sais. On croit savoir à peu près exactement ce qu’on<br />

a vécu, pourtant rien ne paraît plus difficile que de le dire sans l’altérer ni<br />

L’ É L U N O 3 39


l’adultérer ! Cette unité infiniment simple qui est l’essence de la vie, dès<br />

lors qu’on la présente au miroir de la pensée, se réfracte en une telle<br />

multiplicité d’aspects contrastés et mouvants que notre langage peine à<br />

les rassembler à nouveau en une unité organique, cohérente.<br />

L’<strong>histoire</strong> que je vais raconter est somme toute assez banale — une<br />

<strong>histoire</strong> d’amour <strong>ordinaire</strong>. Si ce n’est qu’il s’agit d’un amour qui,<br />

théoriquement, n’a pas droit de cité dans le monde où nous sommes<br />

contraints de vivre. Or, ce qui pourrait, ce qui devrait n’être qu’une banale<br />

<strong>histoire</strong> d’amour — en tout cas de passion, de désir et de sexe — devient<br />

une énigme, un problème, une équation difficile à résoudre, dès lors que<br />

l’Univers — j’entends par là ce ramassis de fripouilles que l’on nomme les<br />

honnêtes gens et qui composent à ce jour le gros et même le gras de la<br />

société — a une fois pour toutes déclaré non seulement honteuse, non<br />

seulement criminelle, mais encore impossible cette forme d’amour. Je vous<br />

invite à méditer sur ce mot : impossible. Mot immense ; les fondations de<br />

l’Infini frémissent quand on prononce ce vocable synonyme de la plus<br />

absolue des limitations, de la plus infranchissable des barrières, celle qui<br />

sépare à jamais ce qui est de ce qui ne saurait, en aucun cas, jamais être !<br />

N’allez pas croire que j’exagère : impossible est très exactement le mot que<br />

j’ai entendu le plus souvent, dans la bouche des honnêtes gens qui en ont<br />

(malencontreusement) eu connaissance, pour qualifier mon <strong>histoire</strong>. Il<br />

était apparemment écrit que je ne mourrais pas sans avoir assisté à ce<br />

spectacle conster nant de gens apparemment sains d’esprit qualifiant<br />

d’impossible une chose dont ils savent qu’elle a effectivement eu lieu. Car<br />

elle a bien eu lieu, cette <strong>histoire</strong>, et le plus simplement du monde ! Sans<br />

tambour ni trompette. Comme si de rien n’était. <strong>Une</strong> <strong>histoire</strong> d’amour<br />

tout à fait <strong>ordinaire</strong>. C’est ça qui est extra<strong>ordinaire</strong> dans cette <strong>histoire</strong> :<br />

qu’une chose réputée impossible, jusqu’aux confins de la Voie lactée,<br />

puisse se produire d’une façon finalement aussi <strong>ordinaire</strong>.<br />

Ordinaire comme le miracle, qui, lorsqu’il est authentique, ne se signale<br />

jamais par de grands effets théâtraux, mais reste humble, discret ; oui, il y<br />

a quelque chose de miraculeux dans ce qui m’est arrivé, en ce sens que je<br />

ne saurais dire, bien que l’ayant vécu, comment tout cela a pu arriver. Un<br />

nimbe d’irréalité entoure tout mon souvenir de cette <strong>histoire</strong>, comme si<br />

je l’avais rêvée, car c’était vraiment un rêve — et par moments un cau -<br />

chemar, mais n’anticipons pas. Bien que je revoie avec précision tout<br />

l’enchaînement des faits, quelque chose dans leur dynamique m’échappe.<br />

D’ailleurs, tout cela était impossible à imaginer ; c’est pour cela que je<br />

devais le vivre. C’était le seul moyen de percer cette énigme. Ce qui est<br />

réputé impossible glisse dans l’Impensable, il devient une sorte d’ab solu,<br />

40 L’ É L U N O 3


insaisissable et indicible comme l’Essence divine ; et peut-être qu’il y a làdedans<br />

une vérité plus profonde. Oui, aujourd’hui pour moi, une telle<br />

relation n’est certes plus impensable, et pour cause, mais elle garde en un<br />

sens tout son mystère ; car j’ai vraiment eu l’impression, du com men ce -<br />

ment jusqu’à la fin, de vivre — de la façon la plus <strong>ordinaire</strong> du monde, car<br />

je n’étais plus un être de ce monde — quelque chose qui n’était plus de<br />

l’ordre humain, de participer à la célébration d’un Mystère, au sens<br />

antique et ésotérique du terme. Le Mystère du Garçon ! J’ai été au cœur<br />

de ce Mystère, je ne l’ai pas dissipé pour autant. Oui, il y a quelque chose<br />

de réellement divin dans cet être adorable qu’est le bel adolescent, et être<br />

amoureux des garçons, c’est rendre un culte à une beauté qui dé passe<br />

largement l’ordre des réalités courantes, telle a toujours été ma conviction<br />

et au jourd’hui plus que jamais, ce qui est assez formidable, car le fait<br />

d’avoir goûté aux aspects les plus crus de la chose aurait pu en dissiper le<br />

flamboiement mystique, au lieu qu’il l’a magistralement renforcé. Il faut<br />

maintenant essayer de dire ce Mystère sans le profaner. Dire sans l’avilir<br />

ni le diminuer le miracle de la Vie que constitue cette <strong>histoire</strong> d’amour<br />

<strong>ordinaire</strong>… que le Dieu des garçons me prête le tact et l’éloquence néces -<br />

saires : comme dirait M. de La Palisse, ce ne sera pas superflu !<br />

Avant tout, je dois vous parler de ce qu’a été ma vie, avant que cet être ne<br />

débarque dedans ; il faut que je remonte loin, bien loin dans les souvenirs<br />

de mon enfance et de ma prime adolescence, surtout ceux qui ont trait à<br />

ma découverte de l’amour et de la sexua lité. Je crois sincèrement qu’il n’y<br />

a pas un être au monde qui ait fait la découverte de son corps et de soimême<br />

comme être sexué dans des conditions plus tristes et plus dépri -<br />

mantes de solitude et d’angoisse devant l’inconnu. Je veux bien à la rigueur<br />

admettre qu’il y en a pour qui ce fut aussi pénible que pour moi, mais<br />

plus, non, cela me semble à peu près totalement exclu.<br />

Enfant rêveur, solitaire, doué, pour ne pas dire surdoué, mais incompris,<br />

mal aimé, en particulier des autres enfants, presque rejeté par eux, je me<br />

suis habitué de bonne heure à vivre dans un monde imaginaire, fantasmatique,<br />

un monde d’abstractions qui finissait par devenir pour moi plus<br />

réel que le réel ; d’ailleurs, ce trait ne m’a pas quitté jusqu’à ce jour : je<br />

reste un grand rêveur éveillé, plus à l’aise dans les grandes abstractions<br />

mathé matiques, philosophiques ou autres, que dans la « réalité quotidienne<br />

», cette illusion de l’homme moderne, l’homme « uni dimen -<br />

sionnel » comme disait Marcuse. Fils d’un mariage mal heureux, terminé<br />

L’ É L U N O 3 41


de bonne heure en divorce, ballotté continuellement entre un père bon<br />

mais trop dur, qui ne me témoignait pas assez de tendresse, et une mère<br />

ten dre et dévouée, mais un peu trop, surprotectrice et dépressive, la plupart<br />

du temps livré à moi-même, je me raccrochai à ce que j’avais de plus propre,<br />

ce qu’on ne pourrait jamais m’ôter, ce qui, au milieu du flot déchaîné,<br />

m’offrait un relatif sentiment de sécurité : à moi-même et à mon corps,<br />

ce corps d’enfant que ma mère semblait chérir, et que je finissais par<br />

chérir comme elle. Aussi, le passage à l’adolescence fut tragique ; les<br />

change ments qui survenaient alors dans ce corps auquel je m’étais attaché<br />

comme un naufragé à une bouée, me causaient une angoisse terrifique,<br />

dont je n’osais parler à personne, sûr que j’étais d’être jugé sans être compris,<br />

comme toujours ; je me figurais une sorte de déchéance, j’avais l’impression<br />

d’être chassé d’un paradis, le paradis de l’enfance, repré senté<br />

par ce corps rose, lisse et imberbe que je voyais disparaître jour après<br />

jour. En échange, je découvrais certes, le soir, dans l’intimité de ma chambre,<br />

des plaisirs nouveaux, plus que tout autre suaves, mais cette découverte<br />

ne compensait pas la perte que j’éprou vais, aussi elle m’apparaissait<br />

comme une faute, non pas vis-à-vis d’un Dieu auquel on m’avait appris à<br />

ne pas croire, mais vis-à-vis de moi-même, une faute qui me valait d’être<br />

chassé du paradis ; de plus, l’émission de fluide qui accompagnait, naturellement,<br />

ces pre mières expériences solitaires m’apparaissait comme une<br />

intolérable perte de ma propre, de ma si précieuse substance, que je m’efforçais<br />

— généralement en vain — d’empêcher, d’enrayer. Ainsi la découverte<br />

de la sexualité s’accompagna-t-elle tout de suite pour moi de la découverte<br />

du sentiment de culpabilité, du sentiment du péché, qui est sans<br />

doute la porte par laquelle le sentiment religieux est entré chez moi. C’est<br />

de cette époque en effet que je pris l’habitude de m’adresser à Dieu,<br />

comme s’Il pouvait m’aider à retrouver l’innocence perdue — à conserver<br />

mon corps d’enfant…<br />

J’avais environ douze ans en ce temps-là. Alors que mes camarades de<br />

classe ou de jeux s’épanouissaient, fiers d’entrer dans le monde des<br />

hommes, je vivais une tragédie inté rieure dont personne ne soupçonnait<br />

l’ampleur — qui faisait attention à moi ? — et je devenais plus solitaire,<br />

plus renfermé que jamais. Cela dit, je rendais bien à mes camarades le<br />

mépris dont ils m’abreuvaient : certes, au fond de moi j’étais blessé et mal -<br />

heureux, mais je savais me montrer impertinent avec tout le monde, à<br />

commencer par mes professeurs, et faire preuve d’une ironie grinçante<br />

à l’égard des autres enfants, que je jugeais futiles, limite demeurés. Cela<br />

entretenait un cercle vicieux, une spirale infernale : plus je me sentais<br />

exclu, marginalisé, plus je dédaignais les autres enfants et leurs jeux<br />

42 L’ É L U N O 3


imbéciles, plus j’étais exclu en retour. De jour en jour, je me sentais plus<br />

différent des autres, et cette dif férence devenait aussi plus difficile à porter,<br />

pensez donc ! Un passionné d’<strong>histoire</strong> de l’art de treize ans, dans une cour<br />

de récréation, ça n’en mène pas large… Mais bientôt, il fallut faire face à<br />

la découverte d’une différence plus grande encore… alors que les garçons<br />

de mon âge commençaient à s’intéresser aux filles, à en parler entre eux,<br />

à faire leurs pre mières tentatives pour conquérir le sexe dit beau, je<br />

m’apercevais avec une inquiétude croissante du peu d’intérêt que ces êtres<br />

— encore plus futiles et écervelés que la plupart des garçons, ce qui dans<br />

mon esprit n’était pas peu dire — éveillaient en moi. En revanche, je<br />

ressentais un trouble inexprimable face à des garçons un peu plus jeunes,<br />

qui possé daient un corps semblable à celui que j’avais perdu, ou à des<br />

camarades de classe dont le corps était resté plus lisse et les traits plus<br />

enfantins que les miens… ce qui ne fit que ren forcer mes angoisses.<br />

Incapable de m’expliquer la provenance d’un tel sentiment, dont je ne<br />

voyais pas l’équivalent chez eux qui ne s’intéressaient qu’aux filles, de plus<br />

enfermé dans mon monde imaginaire et muré dans mon mépris des<br />

garçons de mon âge, si super ficiels, si vulgaires, etc., qui me rejetaient<br />

me trouvant si ennuyeux, si bizarre, etc. (bis), je ne pouvais pas me<br />

résoudre à désirer leur corps, à désirer quelque chose de ces êtres in -<br />

sensibles, fermés à l’<strong>histoire</strong> de l’art, et qui de plus ne semblaient pas du<br />

tout me désirer, moi ! Ma solitude se creusait d’elle-même, elle se muait<br />

naturellement en une solitude affective et sexuelle. Pendant des années, je<br />

n’eus pas une seule expérience de plaisir par tagé, ce qui est encore, hélas,<br />

le lot de beaucoup d’adolescents, bien qu’il y ait de plus en plus d’ex -<br />

ceptions ce me semble. À mesure que les années passaient, cependant, je<br />

prenais davantage conscience de l’étrangeté de mes goûts aux yeux du<br />

commun des mortels ; ce qui, au lieu de me pousser à rechercher des<br />

garçons qui auraient eu les mêmes goûts, m’incitait encore davantage au<br />

repli sur moi, la seule attitude qui m’était familière depuis toujours, la<br />

seule réponse que je connaissais alors à tout défi et à toute difficulté<br />

nouvelle. Puisqu’on ne m’en avait appris aucune autre…<br />

Et cependant, au fond de ma solitude savamment auto-entretenue,<br />

mon imagination se nourrissait d’exotisme, de récits de voyage, d’attrait<br />

pour les horizons lointains. Insa tisfait de la vie que je menais, brouillé avec<br />

le monde qui m’entourait, avec ces gens qui me paraissaient si petits, si<br />

étroits d’idées, à la société desquels je me sentais décidément étranger…<br />

je rêvais naturellement de partir pour l’étranger, afin d’y trouver ma vraie<br />

patrie, de chercher ailleurs, au-delà des mers, des gens qui me compren -<br />

draient, m’ac cepteraient, m’accueilleraient, des paysages plus en harmonie<br />

L’ É L U N O 3 43


avec la pulsation de mon âme, des climats plus adaptés à mon caractère.<br />

À cette époque, quelques voyages, en famille d’abord, puis seul, dans des<br />

pays d’Afrique et d’Asie, me confirmèrent dans cette envie d’ailleurs, qui<br />

se mua bientôt en une passion pour le monde oriental, passion durable<br />

qui détermina en quelque sorte le cours de ma vie. En attendant, il y avait<br />

un être qui incarnait à lui seul et ce désir d’horizons nouveaux, et cet autre<br />

désir encore plus brûlant, celui d’un corps pareil au mien, ou plutôt à celui<br />

que j’avais perdu, bien qu’à la fois différent, autre. Cet être, c’était le garçon<br />

étranger, le garçon exotique, oriental, surtout arabe ou turc, puisque le<br />

destin a voulu qu’une grande partie de mon adolescence se passât dans<br />

des milieux, dans des quartiers où la représentation immigrée était forte.<br />

Toutefois, depuis toujours, c’étaient bien les petits Européens, comme moi,<br />

qui m’en faisaient voir de toutes les couleurs, qui me battaient dans la cour<br />

de récréation et se moquaient de moi en classe ; traité par eux comme un<br />

étranger, comme une sorte de métèque, je me tournais vers ceux qui<br />

étaient « vraiment » étrangers, je reconnaissais dans le racisme dont ils<br />

étaient parfois victimes un analogue de ce que j’avais moi-même subi en<br />

tant que « différent ». Il ne m’en fallait pas plus pour déterminer une<br />

fixation accrue sur ces garçons d’origine étrangère, si mystérieux, si<br />

différents de moi, bien que bâtis comme moi — enfin, souvent beaucoup<br />

mieux, il fallait le reconnaître… J’étais fasciné par la peau noire, par la<br />

peau brune, ou plutôt dorée, par les cheveux crépus, bientôt par tout<br />

l’univers de ces jeunes Méridionaux, si beaux, si gracieux avec leurs corps<br />

de gazelles et leurs visages caprins ; par leurs manières, si brusques parfois,<br />

presque barbares, mais cachant au fond une sensibilité aussi grande, voire<br />

plus grande que la nôtre, émoussée par tant de vaniteuse « civilisation ».<br />

En fait, la sauvagerie apparente de ces garçons, pourtant issus d’une<br />

ancienne et brillante culture, me plaisait, et les rendait encore plus attirants<br />

à mes yeux ; elle me ramenait aux sources de la civilisation, à des temps<br />

plus durs que le nôtre, où l’homme pour survivre devait savoir manier le<br />

sabre, mais où la vie aussi devait être tellement plus excitante que dans<br />

notre triste civilisation moderne, rationnelle, matérielle et frivole ! Et puis,<br />

toute leur façon d’être transpirait aussi une sensualité, une proximité avec<br />

le corps dont nous, Occidentaux, avions complètement perdu le secret ;<br />

on voyait bien qu’ils venaient d’un monde, d’une culture, qui ne séparait<br />

pas bêtement le corps de l’esprit, d’ailleurs ils étaient tous croyants ! Mais<br />

en même temps tellement libres, tellement vivants, tellement sensuels !<br />

Ah ! Il suffisait de les voir aller en groupe, dans le métro, dans la rue, se<br />

tenir par le bras, par l’épaule, par la taille ; se passer la main dans les<br />

cheveux les uns des autres, enfin, communiquer par tout le corps, par le<br />

44 L’ É L U N O 3


contact physique, là où nous communiquons à distance et par le verbe<br />

seulement. Parfois même, leurs attitudes devenaient franchement<br />

équivoques ; combien de fois ai-je observé d’un œil concupiscent deux ou<br />

trois de ces éphèbes à la peau brune, beaux comme des demi-dieux, user<br />

publiquement et sans la moindre pudeur de gestes qui ressemblaient à s’y<br />

méprendre à des caresses amoureuses — et qui pourtant, dans leur culture,<br />

n’étaient que des signes amicaux… Qui n’a jamais épié un groupe de<br />

jeunes Arabes entre eux n’a aucune idée de ce qu’est la sensualité, en tout<br />

cas la sensualité garçonnière !<br />

J’en devins bientôt fasciné par leur univers, qui semblait faire revivre,<br />

ou plutôt main tenir en vie, ce qu’avait été le nôtre il y a très longtemps :<br />

un univers où l’on croit encore au merveilleux, au miracle, à la magie, où<br />

l’on sait que ce monde n’est qu’apparence et que la vraie Vie est ailleurs,<br />

ce dont j’étais profondément convaincu depuis toujours. Et puis, cette<br />

croyance au merveilleux, c’est un des traits de l’enfance, l’enfance que je<br />

chérissais par-dessus tout ; c’est « l’esprit d’enfance » cher à Bernanos, qui<br />

disait que le monde moderne est en fait un monde vieux, un monde<br />

pourri par l’esprit de vieillesse. L’Islam, avec sa croyance intacte en ce qui<br />

dépasse la raison, contrastait pour moi avec le monde moderne, enfermé<br />

dans sa rationalité triste et morbide, comme l’enfance avec la vieillesse —<br />

comme ces beaux garçons arabes qui m’invitaient de loin à les rejoindre,<br />

avec ces sales petits cons de Blancs qui m’avaient toujours persécuté !<br />

D’ailleurs, Massignon, Gide et Genêt — parmi tant d’autres — s’y étaientils<br />

trompés ? Où étaient-ils allés trouver l’amour, lorsque les amoureux<br />

des garçons étaient férocement réprimés en Occident (ce qui n’a pas<br />

tellement changé, sinon en pire, mais de plus tend à s’étendre aux autres<br />

cultures, contaminées par l’esprit occidental) ?<br />

Cependant, je n’étais pas Gide ni Genêt, je n’avais pas leur courage ou<br />

leur bon sens, j’étais toujours prisonnier de mes angoisses face à ce corps<br />

qui, depuis la fin de l’enfance, m’apparaissait comme n’étant plus<br />

vraiment mien, face à ces autres garçons dont je n’osais pas m’approcher,<br />

dont je n’imaginais même pas qu’ils pussent me désirer comme je les<br />

désirais, tant était grande chez moi l’habitude d’être seul, la certitude de<br />

n’être pour les autres qu’un objet de rejet et de dérision. À cette époque,<br />

donc, je n’imaginais même pas avoir un jour une aventure sexuelle avec<br />

un garçon ; c’était une chose à jamais exclue, une non-possibilité, ce qui<br />

était d’ailleurs en accord avec l’opinion commune, et me pa raissait<br />

d’autant plus aller de soi.<br />

L’ É L U N O 3 45


Néanmoins, je multipliai les voyages, me rapprochai de l’Orient, de<br />

l’Islam, de sa mys tique, que je commençai à étudier avec passion. Je fus<br />

bientôt dûment circoncis. C’est au Caire que je fis la connaissance d’un<br />

personnage haut en couleur, à la fois sympathique et inquiétant, un vieux<br />

cheikh un peu mafieux, un peu sorcier, mais très érudit, aussi versé dans<br />

le droit islamique traditionnel que dans les sciences occultes. L’homme<br />

était louche, certes, et d’ailleurs il eut à plusieurs reprises des démêlés avec<br />

la police et la justice, mais il savait merveilleusement jouer de son<br />

influence, de son bagou et de ses relations mul ti ples pour se tirer d’affaire ;<br />

du reste, son immense savoir, son humeur toujours joviale et son<br />

empressement à venir en aide à ceux qu’il aimait faisaient qu’on fermait<br />

volontiers les yeux sur ses magouilles. On venait le consulter d’un peu<br />

partout, qui pour une consul tation religieuse — l’homme était un casuiste<br />

hors pair —, qui pour briser un envoû te ment. Il se prit d’amitié pour moi<br />

et réciproquement, et je restai à son service pendant quelques années,<br />

comme secrétaire particulier, commis et homme à tout faire. J’appris<br />

quantité de choses grâce à lui. À mes heures de loisir, je poursuivais ma<br />

formation philo sophique dans sa très riche bibliothèque, qui contenait<br />

une des plus belles collections de manuscrits et d’éditions originales des<br />

grands penseurs arabes et européens d’Égypte et probablement du monde.<br />

Quand je n’étais pas dans la bibliothèque, j’errais dans les rues du Caire<br />

revêtu de l’habit traditionnel ; je parlais la langue du pays, assez du moins<br />

pour me débrouiller dans la conversation courante, au point que les gens<br />

peu attentifs me prenaient pour un autochtone. <strong>Une</strong> ou deux fois par<br />

mois, le cheikh organisait en sa somp tueuse demeure des réceptions où<br />

se pressait toute la bonne — et parfois la moins bonne — société cairote<br />

et cosmopolite : ambassadeurs, écrivains, hommes d’affaires, acteurs,<br />

prostituées, tout y passait, c’était un enchantement pour moi, jeune<br />

homme, de côtoyer tant de gens curieux ou importants. Je préparais le<br />

café et le narguilé pour tout ce monde ; je servais le vin quand les invités<br />

en buvaient — le cheikh, lui, n’en buvait naturellement jamais —, je faisais<br />

visiter la bibliothèque et je faisais le ménage en fin de soirée ; bref, je faisais<br />

le guide et la soubrette. Le cheikh me fit bientôt confiance au point de me<br />

mettre plus ou moins dans le secret de ses petits trafics et, aux environs<br />

de ma vingtième année, m’accorda la main de sa nièce, une fille très pure,<br />

qu’il avait recueillie orpheline et qu’il traitait comme sa fille — rare<br />

honneur pour l’Occidental que j’étais. Je me marierais donc et aurais<br />

plusieurs enfants des deux sexes : ce fut l’un des plus grands bonheurs de<br />

ma vie. Ce bonheur fut malheureusement assombri par la mort du cheikh,<br />

qui était âgé et partit sans un bruit, dans son sommeil, le chapelet à la<br />

46 L’ É L U N O 3


main. Je décidai alors de rentrer en France ; mon bienfaiteur me laissait<br />

en héritage une somme d’argent assez rondelette provenant de ses trafics<br />

divers — de voitures et d’être humains, pour ne citer que les principaux,<br />

mais je n’en avais cure, j’étais content que mon avenir immédiat fût assuré.<br />

Ce n’était pas la fortune, mais c’était assez pour vivre quelque temps, et<br />

acheter un petit appartement dans la banlieue de L., où je trouvai bientôt<br />

un emploi qui me permettrait de vivre ou plutôt de survivre, dans une<br />

société de consultance informatique appartenant au frère d’un ami.<br />

Il me faut maintenant revenir un peu sur ce mariage, il en va de la<br />

com préhension de cette <strong>histoire</strong>. Pendant une dizaine d’années, l’affaire<br />

n’a pas trop mal tenu. Pour la première fois de ma vie, je m’ouvrais un<br />

peu à quelqu’un d’autre, je découvrais la sexualité féminine, je l’appri -<br />

voisais, j’en tirais une jouissance réelle ; en même temps, je décou vrais les<br />

joies — et les soucis — de la paternité, expérience exaltante entre toutes…<br />

Bref, en un sens, j’étais heureux durant cette période, et surtout, j’en avais<br />

presque oublié les garçons. Presque… mais pas tout à fait. Oh ! non ! Il y<br />

a des choses qu’on n’oublie jamais, car elles sont trop pro fon dément<br />

rivées au corps et à l’âme. Il aura donc suffi qu’avec le temps, les relations<br />

avec ma femme se dégradassent ; qu’une incom pré hension aux causes<br />

multiples et intriquées s’installât entre nous et allât croissant ; l’<strong>histoire</strong><br />

banale de beaucoup de couples qui lentement se défont… Sauf que, dans<br />

mon cas, il y avait un facteur interne, individuel, jouant le rôle de<br />

catalyseur fatal à ce processus de désunion : mon amour des garçons, qui<br />

revenait au galop, et grandissait — explosait serait encore plus juste —<br />

avec la mésentente conjugale, qu’il entretenait en retour ; un beau cercle<br />

vicieux encore une fois, pas moyen d’en sortir. J’étais déses péré. Je ne<br />

savais plus que faire ; je priais Dieu, je l’interrogeais, je ne recevais aucune<br />

réponse. Ou peut-être m’a-t-Il répondu sans que je le remarquasse ; ou<br />

encore, peut-être que les événements qui suivirent sont la réponse de<br />

Dieu ; je ne sais… en tout cas, je commençais à me décourager, j’éprouvais<br />

le dégoût de vivre, tædium vitæ.<br />

C’est alors qu’entrèrent en jeu les technologies modernes de<br />

l’information, l’univers de la grande Toile avec ses millions de possibles<br />

et ses milliards de tentations… Ô, divine et fatale Toile ! Parque contem -<br />

poraine aux milliers de mains invisibles, Toile de nos desti nées… c’est par<br />

ce moyen que subitement, je découvris que je n’étais pas seul, que beau -<br />

coup d’hommes à travers le monde éprouvaient pour les jeunes garçons<br />

des senti ments analogues aux miens, et qu’ils ne se contentaient pas<br />

toujours d’en rêver en secret ! Bien sûr, avant cela je connaissais les grands<br />

écrivains du genre, j’avais lu Gide, Monther lant, Peyrefitte, Tony Duvert<br />

L’ É L U N O 3 47


et quelques autres ; ce serait peu de dire que tout cela avait laissé en moi<br />

une marque profonde, mais cela n’avait pas été décisif. Car même si je<br />

savais qu’une réalité des plus tangibles se cachait derrière tout cela, la<br />

littérature, la forme litté raire, mettait un écran entre moi et cette réalité.<br />

Comme si ces gens, ces grands écrivains, vivaient dans un monde différent<br />

du mien, un monde fait exprès pour eux, où tout est possible. Mais là,<br />

c’était différent, via la Toile, via certains sites spécialisés, j’entrais en<br />

contact avec des gens qui n’étaient plus des icônes littéraires, mais des<br />

hommes <strong>ordinaire</strong>s, des quidams comme vous et moi, et qui parlaient<br />

librement de leur attirance pour les garçons, de la façon dont ils la vivaient<br />

ou ne la vivaient pas. Et je pouvais prendre part à la discussion, interagir<br />

avec eux ; créer même des liens d’amitié à distance, avec des personnes<br />

partageant mes goûts. Peu à peu, je me libérais, intérieurement. Des<br />

écailles tombaient de mes yeux. En fait, j’étais passé à côté d’une partie de<br />

ma vie ; je m’étais moi-même privé, depuis le début de l’adolescence, de<br />

tant d’expériences merveilleuses que j’aurais pu vivre ; certes, je n’avais<br />

pas vraiment eu le choix, mais cela ne me consolait guère. Pendant cette<br />

période, je fus encore plus malheureux qu’avant. En un sens, j’assu mais<br />

mieux mon amour des garçons, je cessais de le voir comme une tare, une<br />

aber ration ou un privilège réservé à quelques artistes hors des normes,<br />

d’ailleurs morts pour la plu part ; je commençais à me dire que mes<br />

aspirations étaient légitimes. Mais quelque chose « coinçait » toujours : je<br />

n’arrivais pas à envisager la possibilité qu’un jeune garçon me désirât,<br />

acceptât de se donner à moi comme j’en rêvais. C’était proprement incon -<br />

ce vable ; je me disais bien que c’était possible en théorie, mais cela me<br />

semblait absolument im pos sible en pratique, du fait que je n’arrivais pas<br />

à me le représenter matériellement. J’étais persuadé que cela ne m’arri -<br />

verait jamais, ou plus exactement, je ne pouvais conce voir que cela<br />

m’arrivât un jour ; c’était au-delà de mes forces, cela dépassait mes facultés<br />

d’ima gination. C’était tellement en contradiction avec la solitude<br />

existentielle et affective que j’avais toujours connue ! Et j’en concevais un<br />

désespoir abyssal, verti gineux, indicible.<br />

48 L’ É L U N O 3


C’est alors que tu es arrivé, Amine. Mon ange, mon démon. Ma vie, mon<br />

espérance, ma souffrance et mon deuil. Oh ! arrivé, c’est beaucoup dire. En<br />

fait, nous nous connaissions depuis longtemps ; nos familles étaient amies.<br />

Tu avais été un petit garçon charmant, bien qu’un peu trop mince et trop<br />

fluet pour mon goût. Mais, au moment où commence cette <strong>histoire</strong>, tu<br />

n’étais déjà plus tout à fait un petit garçon ; dans la splendeur de tes douze<br />

ans, la puberté jetait ses premiers feux ; tu n’étais plus vraiment un enfant,<br />

mais pas encore tout à fait un adolescent. Les lignes de ton corps restaient<br />

fines et élancées, mais tu commen çais à prendre des formes, du volume, de<br />

la présence et de la prestance : on voyait déjà le petit homme qui perçait<br />

sous le frêle garçon de naguère. Ton visage trop fin, un peu mou, joli mais<br />

insignifiant, prenait du relief, de l’expression, devenait rayonnant, comme<br />

si une flamme nouvelle l’éclairait de l’in té rieur : l’image de la lune, tradi -<br />

tionnelle dans la poésie arabe pour exprimer la beauté de l’aimé, s’ap pli -<br />

quait presque littéralement à toi ; il y avait quelque chose de lunaire dans<br />

ta beauté un peu secrète, presque farouche, inquiète. On devinait à<br />

t’observer le bouillonnement des questions sur la vie sous ton jeune front<br />

d’éphèbe. Si l’on se place du point de vue un peu froid de l’esthétique ra -<br />

tion nelle et des proportions, tu n’étais pas le plus beau visage de garçon<br />

que j’eusse contemplé, non, même si tu étais très beau ; beaucoup d’autres<br />

l’emportaient sur toi à cet égard, mais tu l’emportais quand même sur<br />

beaucoup d’autres ; la finesse de tes traits, la clarté de ton regard, la grâce<br />

de ton sourire surtout, me rendaient ton visage plus émouvant et plus doux<br />

à contempler que celui d’autres garçons « objectivement » plus beaux. En<br />

un mot comme en cent, tu avais une âme, et cela se voyait pour qui savait<br />

t’observer — or, j’avais appris à le faire depuis des années ! Et pour le<br />

disciple de Platon que je suis, c’est évidem ment de l’âme que vient la vraie<br />

beauté. Mais aussi, sous ce visage, et autour de cette âme, quel corps ! De<br />

ce point de vue, rien à redire : jeune corps d’athlète, absolument parfait,<br />

svelte, gracieux, bien proportionné ; pas de rembourrages superflus, une<br />

peau soyeuse, au grain fin, au teint de cuivre, bien tendue sur des muscles<br />

admi ra blement découplés et pourtant point trop volumineux : merveil -<br />

leuse musculature de garçon sportif, non d’homme. Et pas un poil sur tout<br />

cela ! Et cette académie à faire pâmer l’Olympe était portée par deux jambes<br />

alertes, et quelles jambes ! Deux colonnes de porphyre, gracieuses, lisses et<br />

imberbes comme le reste, mues par des muscles de sauterelle… J’arrête là<br />

la des cription, car je pourrais y consacrer des pages entières sans grand<br />

profit pour la littérature, mais tu étais à mes yeux le plus beau garçon de la<br />

L’ É L U N O 3 49


terre, et je fondais en te regardant. Oh ! oui ! je fondais ; et bientôt, c’était<br />

écrit, nous devions fondre l’un dans l’autre. Cela com men ça par bien peu<br />

de chose ; peut-être par ce matin de septembre où, dans le métro, je<br />

remarquai d’un coup le tour nouveau que tant de petits changements<br />

accumulés au fil des jours avaient donné à ta physionomie. Je t’invitai à<br />

venir chez mo i, je te dis que j’aurais plaisir à te voir, n’étions-nous pas amis ?<br />

À ce moment, pourtant, je n’étais pas plus amou reux de toi que de plusieurs<br />

autres garçons avec qui j’entretenais des rapports d’amitié plus ou moins<br />

tendres, mais qui ne franchirent jamais la limite suprême… et j’étais loin<br />

de me douter que nous la franchirions un jour ensem ble, cette limite, ou<br />

plutôt je n’osais pas l’espérer. Et puis un jour, tu vins. Tu vins chez moi,<br />

Amine ! T’en souviens-tu ? Ac com pagné de tes jeunes frères et sœurs et de<br />

ta mère, à laquelle tu ressembles tant qu’un jour, alors que notre <strong>histoire</strong><br />

était déjà bien engagée, je me surpris à la dévisager lon guement dans un<br />

super marché, tant elle me faisait penser à toi… En vérité, je ne me rappelle<br />

plus si et combien de fois tu étais déjà venu dans notre appartement avant<br />

cette fois-là, mais cela n’a pas d’im portance, car cette après-midi-là éclipse<br />

à mes yeux tout ce qui a pu se produire de plus ou moins insignifiant entre<br />

nous avant cela. Cette après-midi-là, mon Dieu ! Comme mon cœur bat,<br />

comme mes mains tremblent quand j’y repense. Que se passa-t-il en cette<br />

fameuse après-midi, et en la non moins fameuse soirée qui la prolon gea ?<br />

Qui pourra nous le dire ? Sans doute, je devais sentir ce jour-là qu’il y avait<br />

quelque chose de spécial, que nous étions prédestinés, que les influences<br />

des astres dégageaient une Stimmung— comme on dit dans la langue de<br />

Gœthe — particulière, un climat pro pice à l’amour, à toutes les amours,<br />

sans distinction de forme ou de couleur… Je devais le sentir en effet, parce<br />

que dès que tu vins, je n’eus de cesse de te couvrir de compliments sur ta<br />

beauté ; compliments très innocents au début, puis de plus en plus équi -<br />

voques, à mesure que le jeu semblait te plaire ; et je passais ma main dans<br />

tes cheveux, Amine ; et autour de ta taille ; et je t’embrassais, et je te cares -<br />

sais les joues, le menton, tu te laissais faire, Amine, ah ! Mon Dieu, oui,<br />

comme tu te laissais faire ; je m’enhardissais au fur et à mesure, je me sen -<br />

tais plein d’une audace nou velle, insoupçonnée. Je ne me cachais même<br />

pas… tout cela prenait place au sein d’une ambiance de fête, de joyeux<br />

désordre vernal, la maison était pleine d’enfants — il y a avait les miens et<br />

ceux de ta mère, et encore ceux d’une autre amie de ma femme — qui<br />

couraient dans tous les sens, jouaient, riaient, se chamaillaient ; au milieu<br />

de tout cela, nous jouions une sorte de jeu endiablé, qui passa inaperçu<br />

parmi tant d’autres, mais dont nous ne savions pas où il allait nous<br />

mener…<br />

50 L’ É L U N O 3


Oh ! non ! je ne le savais pas. Je sais que les honnêtes gens n’en croiront<br />

rien, qu’ils penseront que tout était déjà combiné à l’avance dans ma tête<br />

de… pervers ; les mal heu reux. Ils ne comprendront jamais leur erreur.<br />

Non, je ne savais pas, car pour moi c’était alors, tout simplement,<br />

inconcevable, car ce qui est arrivé depuis a défié tous mes fan tasmes, étant<br />

à la fois conforme à eux et dépourvu de rapport. De toute façon, je ne<br />

pensais pas à ce qui allait ou pourrait se passer, car, tel un enfant, je vivais<br />

dans l’instant, je t’aimais, j’étais heureux de jouer avec toi, heureux de te<br />

dire que je t’aimais et que j’étais heureux de jouer avec toi, toi qui étais si<br />

beau, si beau… j’étais heureux, tout simplement.<br />

Et le jeu se poursuivait. Nous roulions ensemble par terre, sur les tapis,<br />

sur le lit, dans un combat sans merci, mélange de chatouilles et de prises<br />

de jiu-jitsu, dans lequel je te laissais volontiers avoir le dessus.<br />

Et puis, nous avons glissé, insensiblement… le soir étant tombé tandis<br />

que nous jouions, l’obscurité se répandit dans la chambre, obscurité<br />

propice à tous les délires, et les jeux se poursuivirent dans la pénombre.<br />

Tu étais contre moi, je te serrais entre mes bras et je sentais ton corps<br />

étendu contre le mien ; alors, je te proposai, pour rire, de me faire « un<br />

câlin », et tu l’as fait ! En riant, nous mimions une étreinte amoureuse ; les<br />

mains posées sur ton dos, je t’embrassais dans le cou, Amine ; je<br />

t’embrassais sur la joue, mes lèvres sans cesse se rapprochant des tiennes ;<br />

et tu te laissais faire, Amine, comme si, toi aussi, tu attendais ce moment<br />

depuis longtemps. Et moi, je te réembrassais, n’osant pas croire que tu te<br />

laisserais faire encore ; j’étais fou, j’étais ivre, je savais et ne savais plus ce<br />

que je faisais, je ne te voyais pas en raison de l’obscurité, mais je sentais<br />

ton souffle, ta respiration, les battements de ton cœur contre le mien…<br />

Et puis, il s’est passé une chose encore plus extra<strong>ordinaire</strong>, Amine ; à un<br />

moment, j’ai senti que, par un discret mou ve ment d’ondulation des<br />

hanches, quelque chose de dur chez toi effectuait contre moi un va-etvient<br />

régulier. Tu te frottais à moi ! Comme j’ai eu, par la suite, les preuves<br />

que tu étais complètement « innocent » à cette époque, j’en conclus que<br />

tu venais de découvrir… non pas le mouvement perpétuel, mais presque<br />

aussi bien : le mouvement voluptueux par lequel s’assouvit le désir. Quel<br />

choc, quel coup de tonnerre en moi quand j’ai compris ce que tu étais en<br />

train de faire ; cependant, je n’ai pas tardé à réagir : je suivis ton exemple,<br />

j’effectuai le même mouvement, et nous étions deux ainsi à faire glisser<br />

nos raideurs l’une contre l’autre, tout habillés, et nous encourageant<br />

mutuellement. Et le bruit de ta res pi ration, qui me parvenait de plus en<br />

plus haletante, ne me laissait aucun doute sur ce que tu éprouvais ; chose<br />

absolument magique, je sentais ton plaisir s’écouler à travers moi, ta<br />

L’ É L U N O 3 51


volupté qui ne faisait qu’un avec la mienne. Ce que je n’avais jamais<br />

ressenti avec per sonne, en somme, ou alors exceptionnellement. En règle<br />

générale, quand je faisais l’amour avec ma femme, il y avait d’un côté son<br />

plaisir, de l’autre le mien ; je n’avais jamais eu avec elle, sinon en de rares<br />

et très brèves occasions, cette impression de fusion, d’abolition des<br />

frontières entre le tien et le mien. Et là, subitement, et presque sans l’avoir<br />

suscité, je l’avais… avec un garçon de douze ans ! Et tandis que nous<br />

continuions, à deux, dans la douceur de la nuit, cette danse de volupté,<br />

d’autant plus belle qu’elle était totalement impromptue, mes mains,<br />

Amine ! Mes mains te caressaient, partout où elles pouvaient atteindre ; je<br />

te caressais le dos, je te caressais le bas du dos, je te caressais la nuque, la<br />

tête, les joues, autant que je le pouvais, et tes mains, tes mains à toi faisaient<br />

de même, quoiqu’un peu plus timidement. Oui, je sentais ta main qui très<br />

doucement, comme si elle osait à peine, me caressait la poitrine, le torse,<br />

le ventre, jouant un peu avec mes pilosités puis reprenant leur course<br />

vagabonde, un peu plus bas, toujours plus bas. Toujours plus bas… je me<br />

demandais en moi-même si tu aurais le courage d’aller jusqu’au bout, si<br />

tu oserais. Je n’osais pas trop, moi, t’encourager, j’attendais de voir où te<br />

porterait ton audace. Je te sentais hésiter de plus en plus, hésitation<br />

charmante en vérité, que j’aurais aimé prolonger… mais c’est dans un<br />

geste rapide, presque brusque que tu t’es décidé soudain, que t’emparas à<br />

pleine main de ma virilité, à travers la toile de mon pantalon. Et moi, à<br />

travers le tien, je tâtais la tienne, je l’attrapais, je la saisissais, non pas à<br />

pleine main, car elle n’eût pas rempli ma main ou à peine, mais entre deux<br />

doigts, délicatement, j’en éprouvais la rigidité, la raideur parfaite… et toi<br />

tu soupirais d’aise ! C’était notre premier « câlin »… il y en eut beaucoup<br />

d’autres par la suite, et de plus gros que celui-là : après tout, dire que nous<br />

étions tout habillés et que nous n’avons même pas pu aller jusqu’au bout,<br />

ni l’un ni l’autre. Mais on comprend aisément que celui-là me laisse un<br />

souvenir impérissable, un souvenir tellement fort que rien que de<br />

l’évoquer, il me vient des larmes d’émotion… mais pas aux yeux ! Non,<br />

pardonnez-moi cette plaisan terie vaguement grivoise, mais que voulezvous,<br />

j’étais tellement heureux, tellement fou, et aujourd’hui tout cela me<br />

semble si loin…<br />

Quand vint pour toi le moment de repartir, cher Amine, nous étions<br />

toujours toi et moi dans cette chambre obscure où nos destins venaient<br />

de basculer dans la plus délicieuse des démences… Je te glissai à l’oreille<br />

ces mots : « Est-ce que tu reviendras jouer avec moi ?»; et tu me répondis<br />

d’un « oui » enthousiaste et complice, qui me prouva sans équivoque que<br />

tu avais compris le sens du jeu. Ça oui ! cher petit diable, tu l’avais bien<br />

52 L’ É L U N O 3


compris, la suite l’a amplement confirmé… sur le moment, toutefois, je<br />

pouvais encore me le demander : tout cela s’était passé si vite et tu étais si<br />

jeune, si gamin encore, et délicieusement candide ! En tout cas, tu affectais<br />

si bien de l’être…<br />

Bref, tu partis ce soir-là, me laissant dans un état de chamboulement<br />

intégral. Les gens qui ont toujours vécu leur sexualité sans contrainte et<br />

qui ont connu très jeunes ce genre d’expérience fondatrice auront, j’en ai<br />

peur, beaucoup de mal à comprendre ce que je pouvais éprouver alors.<br />

Qu’ils se reportent à ce que j’ai dit plus haut de mon parcours de vie<br />

antérieur, ils comprendront peut-être. Ce n’était pas seulement ma<br />

première expé rience érotique avec un autre garçon, non, c’était infiniment<br />

plus que cela. C’était tout simplement ma première expérience du désir<br />

partagé, spontanément et instinctivement, du don réciproque immédiat<br />

et non concerté, de l’entente intégrale qui jaillit soudain de la rencontre<br />

de deux êtres, âme et corps à l’unisson. C’était la première fois que je ren -<br />

contrais l’autre ; un voile se déchirait devant mes yeux, et pour la première<br />

fois je voyais, je comprenais : c’était donc cela ! Ce que je n’avais jamais<br />

pu atteindre avec ma femme, en quinze ans de mariage, même dans nos<br />

ébats les plus torrides, parce que tou jours, il restait ce fait que notre union<br />

avait d’abord été arrangée sur le papier, qu’elle n’était jamais que<br />

l’accomplissement d’une chose décidée a priori ; pour satisfaisante qu’elle<br />

fût, elle ne fut jamais totalement instinctive ni spontanée. Là, c’était autre<br />

chose ! <strong>Une</strong> chose sans commune mesure avec ce que j’avais connu<br />

auparavant. Et dire qu’il m’avait fallu tant d’années avant de découvrir<br />

cela ! Je comprenais d’un coup ce que j’avais manqué pendant tout ce<br />

temps, ce que je ne soupçonnais même pas tout en le désirant. Au fond, je<br />

réalisais enfin ce que tous mes camarades, mes amis du même âge, avaient<br />

dû vivre adolescents, lors des premières expériences amoureuses, ce que<br />

tout le monde ou à peu près réalise normalement à cet âge-là, et qui<br />

m’avait été refusé à moi — ou que je m’étais refusé, mais dans le contexte<br />

où j’étais, on conviendra que je n’avais guère eu le choix.<br />

On conviendra aussi, du moins je l’espère, que je ne pouvais guère<br />

refuser, alors qu’elle se présentait à moi, l’occasion de savoir enfin ; quoi,<br />

fuir encore la vie, accepter de ne jamais savoir ce que tout le monde sait ?<br />

Vivre et mourir dans cette affligeante ignorance ?? Est-ce une vie cela ?<br />

Non, non ! Tout mon être se révolte à cette idée ! On dira que je cherche à<br />

me justifier, mais c’est le monde qui m’accuse, et je sais parfaitement de<br />

quoi, alors je dis au monde : oui, il fallait que je busse à cette coupe qui<br />

m’était tendue, que j’y trempasse au moins mes lèvres, quitte à la boire<br />

jusqu’à la lie, quitte à m’empoisonner !<br />

L’ É L U N O 3 53


Oh ! non, je ne sais pas si j’ai « bien » ou « mal » agi et, à supposer qu’on<br />

puisse jamais le savoir, je pense qu’il est trop tôt pour cela. Mais pour moi,<br />

le Bien, c’était toi, Amine, et on ne peut me reprocher d’avoir voulu m’en<br />

approcher. Oh ! Amine, Amine ! Tu m’as ramené à la vie, Amine ! Pardon<br />

de répéter ainsi ton doux nom à outrance, mais pour moi il est le nom<br />

même de la vie, j’en veux faire mon mantra, mon dhikr, j’égrènerai mon<br />

rosaire en répétant ce nom, ton image gravée sur mon cœur ! Tu m’as<br />

appris la vie, tu me l’as fait découvrir bien plus que je ne te l’ai fait<br />

découvrir. Ou au moins autant. Que ton nom soit béni, Amine, béni tout<br />

ton être et toute ta descendance, si tu en as une, et je t’en souhaite une<br />

nombreuse, cher bienfaiteur !<br />

Oui, dès cet instant, ai-je besoin de le préciser ? je t’aimai d’un amour<br />

fou, je t’aimai plus que tout au monde. Je t’aimai trop, peut-être… mais<br />

saint Augustin ne dit-il pas que la mesure de l’amour est d’aimer sans<br />

mesure ? Je t’aimai donc au-delà de toute mesure, et ainsi t’aimerai-je<br />

toujours, si Dieu le permet. Je t’égalai à sa Lumière, tu devins pour moi le<br />

Sauveur, le Messie attendu depuis des siècles ; des siècles de solitude, tant<br />

ma vie avant cet épisode m’apparaît longue et vide. Bien entendu, tous les<br />

autres garçons cesseraient d’exister à mes yeux — du moins pour un<br />

temps. Tu devenais celui qui éclipsait tous les autres, qui les résorbait, les<br />

subsumait sous lui. Tu n’étais plus un garçon, mais le garçon du Sud,<br />

l’éphèbe arabe dans le temps et l’éternité, celui dont j’avais toujours rêvé,<br />

qui hantait mes nuits depuis l’âge de treize ans au moins, et que je ren -<br />

contrais enfin en chair et en os ; tous ces garçons sur lesquels mes désirs<br />

s’étaient portés depuis des années, je les revoyais tous en toi… tu avais le<br />

nez de l’un, les yeux et les sourcils de l’autre, la fraîcheur et l’humour d’un<br />

autre encore ; tu les contenais tous en étant tout à fait toi-même, comme<br />

l’Intellect contient toutes les Idées sans être aucune d’elle, et, à travers toi,<br />

j’allais enfin les posséder tous ! Plus encore, en te voyant, je croyais que<br />

j’allais m’écrier, paraphrasant le prophète Muhammad, « J’ai vu mon<br />

Seigneur sous la forme d’un adolescent imberbe… ». Oui, je voyais en toi<br />

cette théophanie de l’Éphèbe qui fut toujours, à mes yeux, le legs le plus<br />

émouvant de la tradition islamique : voir Dieu sous les traits d’un jeune<br />

garçon, plutôt que d’un vieux barbon comme on a la grotesque habitude<br />

de le représenter en Occident, n’est-ce pas la délicatesse suprême d’une<br />

tradition qui a su mieux que toute autre célébrer la beauté de la vie, de la<br />

jeunesse, de l’amour, ces dons divins ? Ainsi les Mille et <strong>Une</strong> Nuits, ce<br />

monument de la sagesse arabe et orientale, regorgent de passages admira -<br />

54 L’ É L U N O 3


les dédiés à la beauté et à l’amour des jeunes garçons : « L’enfant ! Est-il<br />

gentil et fin ! Et sa taille !… Boire à même sa bouche ! Boire cette bouche<br />

et oublier les coupes pleines et les vases débordants !<br />

Boire à ses lèvres, se désaltérer à la fraîcheur de ses joues, se mirer aux<br />

sources de ses yeux, oh ! Et oublier la pourpre des vins, leurs arômes, leur<br />

saveur et toute l’ivresse !<br />

Si la Beauté en personne venait se mesurer à cet enfant, la Beauté<br />

baisserait la tête de confusion !<br />

Et si tu lui demandais : “Ô Beauté ! Que penses-tu ? As-tu jamais vu<br />

son pareil ?” Elle répondrait : “Comme lui ? En vérité, jamais.” » Ces vers<br />

magnifiques, comme tant d’autres du même genre qui m’imprégnaient<br />

depuis des années, il me semblait que c’était pour toi et pour toi seul,<br />

Amine, qu’ils avaient été composés par nos poètes les plus illustres. Enfin,<br />

je le reconnaissais, ce « Jouvenceau mystique » que le cheikh Muhyi-d-dîn<br />

ibn ’Arabî ren contra lors de son pèlerinage à La Mecque et qui lui enseigna<br />

les secrets les plus profonds de l’ésotérisme en soulevant les voiles qui<br />

recouvraient son corps divin… Oh ! Dieu, Amine ! Tu devais bientôt<br />

soulever tes « voiles » pour moi, toi aussi, et ce que j’ai vu — et embrassé<br />

— en dessous, comment le dire ? m’a réellement enseigné des secrets qui<br />

relèvent d’un certain ésotérisme, si l’on veut… eh oui, c’est pour moi<br />

comme si j’avais contemplé en toi, et embrassé à travers toi, tous les secrets<br />

des trois mondes ; était-ce cela que voulait dire le cheikh ? Ou bien suis-je<br />

en train de me fourvoyer intégralement ? Prends-je la forme littérale d’un<br />

symbole sacré pour son sens véritable ? Non, je n’oublie pas que toute<br />

forme sensible cache un sens subtil ; mais n’est-ce pas aussi le cas de la<br />

tienne ? Qu’y a-t-il sous ta forme, ô Amine ? Que cache ta beauté qui me<br />

trouble jusqu’au fond des en trailles ? N’était-ce pas l’unique Absolu que<br />

je cherchais en toi ?<br />

Dans un premier temps, donc, cette fameuse après-midi me laissa sur<br />

l’impression d’apaisement délicieux qui suit une tempête, et sur une<br />

espérance immense. Apaisé, je l’étais de n’avoir désormais plus aucun<br />

doute sur ce que j’étais et sur ce que je voulais : plus question de<br />

« sublimer » quoi que ce soit, comme j’avais vainement tenté de le faire<br />

depuis des années ! J’en avais trop souffert, désormais je voulais les<br />

garçons, et surtout je te voulais toi ; et j’aurais fait l’impossible pour<br />

t’avoir ! Quant à l’espérance, elle venait de ce que je savais désormais qu’un<br />

garçon pouvait me désirer, éprouver pour moi une attirance d’ordre<br />

érotique, sexuel ; cela, c’était une partie de la « révélation » que j’évoquais<br />

plus haut : j’avais enfin la réponse, positive, à cette question qui m’avait<br />

tourmenté pendant des années, et surtout les derniers mois, depuis que<br />

L’ É L U N O 3 55


j’avais statué l’irrévocabilité de mon désir ; cette fameuse question : y a-til<br />

au monde un garçon qui puisse me désirer, comme moi je les désire<br />

tous ? Question qui peut paraître évidente, mais qui pour moi ne l’était<br />

pas du tout, pour de multiples raisons : l’isolement ostracique dans lequel<br />

j’avais fait mon apprentissage du désir et de la jouissance, le discours<br />

antipédérastique dominant par lequel j’étais un peu (et même plus qu’un<br />

peu) conditionné malgré moi, etc. Mais, cette fois, plus aucun doute n’était<br />

permis : il y avait au moins un garçon qui, en une certaine circonstance,<br />

avait pu éprouver instinctivement pour moi une motion de cette sorte !<br />

Pas n’importe lequel en plus, mais un garçon auquel me liaient de solides<br />

liens d’amitié, et qui correspondait si bien à mon idéal ! Ce qui s’était passé<br />

entre nous ce soir-là prenait à mes yeux la signification d’une promesse<br />

que j’avais hâte de voir se réaliser. Mais cette promesse, Amine, la tiendraistu<br />

? Ou bien m’abandonnerais-tu à l’incendie que tu avais allumé en moi ?<br />

Rien n’est plus atroce que ce doute qui s’immisce alors qu’on est à deux<br />

doigts d’atteindre à ce que l’on convoite depuis des temps et des temps ;<br />

atroce, mais stimulant à la fois. On vit des moments particulièrement<br />

intenses, partagé entre la quasi-certitude du but qui n’est plus qu’à<br />

quelques doigts, et la crainte lancinante que tout rate au dernier moment ;<br />

entre l’exaltation et le désespoir ; on se dit qu’une seule petite mala dresse<br />

de notre part pourrait faire s’écrouler tous nos chers espoirs. Les semaines<br />

qui ont suivi le jour de la Promesse furent sans doute les plus éprouvantes<br />

de ma vie, pourtant je n’y songe point sans une certaine nostalgie. Que<br />

c’est beau, quand on regarde s’approcher de loin un rivage nouveau, plein<br />

de merveilles inconnues, auquel on s’apprête à accoster, si quelque écueil<br />

insidieux ne fait pas couler l’embarcation…<br />

Situation banale en amour. Oui, je l’ai dit, il s’agit d’une <strong>histoire</strong><br />

d’amour tout à fait <strong>ordinaire</strong>. Sauf qu’il avait douze ans, j’en avais presque<br />

le triple et c’était ma première <strong>histoire</strong> d’amour…<br />

Évidemment, je n’avais qu’une idée en tête : te revoir. Je te revis. Je<br />

réussis à te faire venir chez moi un soir que j’étais seul à la maison. J’étais<br />

aussi nerveux qu’une midinette qui va à son premier rendez-vous galant.<br />

Je brûlais de désir, d’impatience. Je fus pire que maladroit, et la soirée fut<br />

un beau gâchis. À me voir, on aurait dit que j’allais me jeter sur toi et te<br />

dévorer tout cru. D’ailleurs, c’est presque ce qui est arrivé ! Mais tu t’es<br />

défendu. Tu n’étais pas facile à dévorer. J’en ai pris pour mon grade cette<br />

fois-là. Je croyais, après ce qui s’était passé, que tu m’étais en quelque sorte<br />

acquis, je découvrais que les choses n’étaient pas si simples. On était dans<br />

la vie réelle, plus dans les fantasmes. Quelle dif fé rence ! Ah, je n’étais pas<br />

au bout de mes surprises…<br />

56 L’ É L U N O 3


Je manœuvrai tout de même de telle sorte que, au bout d’un moment,<br />

tu n’eus plus aucun doute sur mes intentions. Pour dire les choses comme<br />

elles sont, tu savais désor mais que je voulais coucher avec toi. J’osai me<br />

mouiller, me compromettre sans retour possible auprès de toi, ce qui me<br />

demanda quand même un certain courage ; je n’étais pas du tout certain<br />

du résultat — c’est peu de le dire — et je pouvais en perdre la vie, si tu étais<br />

allé répéter ce qui s’était dit entre nous ce soir-là. Fallait-il que je t’aimasse !<br />

Je préférais ton amour à l’honneur, à la vie, à tout ! Je mettais tout à tes<br />

pieds et je tentais le tout pour le tout. C’était le moment de vérité. Tu réagis<br />

de façon équivoque, repoussant énergiquement mes avances, mais non<br />

pas ma personne, ni mes caresses, acceptant, recherchant même parfois<br />

un certain contact physique ; on eût dit que ta bouche disait non, mais<br />

que ton cœur — en tout cas ton corps — brûlait de dire oui. Je sentais, je<br />

reni flais la présence en toi du désir, de ce même désir que j’avais senti<br />

l’autre soir, quand nous nous embrassions dans la pénombre ; il était<br />

encore là, mon instinct ne pouvait me trom per, mais ta volonté s’y<br />

opposait, tu avais peur, ce qui n’était que trop compréhensible, je m’en<br />

rendais compte à présent, j’avais surestimé ton audace. Mais il était trop<br />

tard pour revenir en arrière. Je tentai l’impossible pour te faire céder. Ce<br />

fut une lutte entre nous, une lutte au corps-à-corps, littéralement comme<br />

au figuré…<br />

Je t’exposai fiévreusement mes idées sur l’amour entre homme et<br />

garçon, j’usai de tous les arguments pour te prouver qu’il n’y avait rien de<br />

mal ni de honteux à cela, je te fis valoir en particulier que les plus grands<br />

poètes arabes avaient chanté et pratiqué cette forme d’amour, qu’elle était<br />

aussi noble et respectable qu’une autre. En retour, tu me par lais de ta<br />

crainte de tomber dans « l’homosexualité », de devenir une pédale, une<br />

tan touze, insultes suprêmes dans le monde où tu as grandi ; mais cette<br />

crainte trahissait le fait que ce n’était pas tant la chose en elle-même que<br />

tu refusais, que l’image qui y était associée… Sans doute y avait-il une<br />

hésitation réelle en toi ; tu m’as toujours dit que tu préférais les femmes,<br />

et je veux bien te croire, pourquoi pas ? J’aime que les garçons que j’aime<br />

aient une sexualité d’homme, qu’ils ne reculent pas devant le sexe de la<br />

femme. L’homme qui ne peut aimer les femmes n’est pas tout à fait un<br />

homme complet à mes yeux — ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit pas<br />

respectable, loin de là ; un aveugle ou un cul-de-jatte non plus n’est pas<br />

tout à fait « complet », mais il peut valoir bien plus que tel qui voit et qui<br />

marche — or, j’aime le garçon qui se donne à un homme avant de devenir<br />

lui-même un homme « complet ». Je t’expliquai tout cela ; je t’invitai à te<br />

libérer de tes peurs, à laisser parler ton désir. En un sens j’eus gain de<br />

L’ É L U N O 3 57


cause ; tu cédas en partie. Tu acceptas un nouveau « câlin », comme le<br />

premier soir, en plus bref et toujours habillé, ce qui ne correspondait pas<br />

vraiment à ce que j’espérais, mais laissait la latitude d’espérer plus. Le<br />

comble est que tu acceptas presque ce que je te proposais, mais tu exigeais<br />

que je me déshabillasse le premier, et je ne t’ai pas pris au sérieux ! J’ai cru<br />

que c’était un défi, que tu me narguais, je n’ai pas osé faire une chose<br />

pareille. J’ai compris bien plus tard que tu ne plaisantais probablement<br />

pas, et que si je l’avais fait nous aurions gagné du temps ! Ce soir-là, je te<br />

laissai donc repartir, emportant avec toi le redoutable aveu que tu m’avais<br />

arra ché, sans avoir obtenu ce que je désirais, et craignant désormais de ne<br />

l’obtenir plus jamais. J’avais tout gâché par mon manque de tact, ma<br />

conduite imprudente ; je t’avais perdu et peut-être même blessé,<br />

« traumatisé » comme ils disent. J’étais au désespoir, pour la énième fois<br />

de ma vie.<br />

Cependant, tu revins encore ! <strong>Une</strong>, peut-être deux semaines après. Cette<br />

fois, les astres étaient en ma faveur, j’avais la baraka, comme on dit dans<br />

ta culture (qui est la mienne par adoption). Tu venais me voir sous un<br />

prétexte quelconque ; je te fis entrer dans mon bureau, qui contenait ma<br />

bibliothèque de philosophe et d’amateur d’art, mes disques compacts —<br />

car je suis grand mélomane devant l’Éternel —, ainsi qu’un canapé-lit<br />

pour me reposer entre les longs moments d’étude. Ce meuble allait luimême<br />

bientôt devenir un lieu d’études passionnantes, mais pas parti -<br />

culièrement reposantes… Nous restâmes un long moment à bavarder. Je<br />

t’expliquai certaines questions d’algèbre qui te posaient pro blème à l’école,<br />

j’en profitai pour te parler de ce que les Arabes tes ancêtres avaient apporté<br />

aux sciences mathématiques, et de bien d’autres choses encore. Et nous<br />

nous rap pro chions, imperceptiblement. Mes mains se glissèrent sous ta<br />

chemise et je te massai lon gue ment le dos, tandis que tu roucoulais de<br />

plaisir sous ces caresses qui n’étaient pourtant rien à côté de ce qui allait<br />

suivre. Mais comme j’étais heureux, quel enivrement de sentir sous mes<br />

mains le contact de ta peau brûlante, et en dessous d’elle le fin réseau de<br />

tes muscles ; je désirais tout toucher, tout palper, et je le pouvais enfin, je<br />

me grisais du contraste de consistance entre la chair de tes flancs, aux<br />

longues fibres souples, et celle de ton ventre, plus ferme à cause des<br />

abdominaux, mais qu’une peau plus soyeuse, au grain plus fin, recouvrait.<br />

De telles sensations ne se peuvent imaginer ni fantasmer a priori : il n’y a<br />

qu’en les ayant éprouvées concrètement que l’on peut s’en former une<br />

58 L’ É L U N O 3


notion. Je posais mes lèvres tremblantes de désir sur ce dos, sur ces flancs,<br />

sur ce ventre, t’embras sant partout où je le pouvais, et tu me laissais faire ;<br />

à présent, plus la moindre résistance, tu souriais même ! Alors, je passai<br />

mon bras autour de ta taille et t’attirai contre moi, et nous roulions sur le<br />

lit, et je t’embrassais le cou, et nous frottions nos membres gonflés de sève<br />

l’un contre l’autre, toujours à travers le tissu de nos pantalons que nous<br />

n’osions pas encore enlever, mais nous le fîmes bien plus longuement que<br />

les fois précédentes, et surtout, avec la détermination d’en retirer le<br />

maximum de volupté ; ce n’était vraiment plus un jeu. Oh ! comme je<br />

t’aimais, Amine. Soudain, tu as une idée encore plus déto nante, une de<br />

ces initiatives comme tu en auras souvent par la suite et qui prouveront<br />

quelle part active tu prenais à cette relation ; à mes oreilles déjà bour -<br />

donnantes de plaisir parviennent soudain ces mots : « Retourne-toi !»<br />

C’était dit sur le ton d’une demande instante, presque d’un ordre. Un peu<br />

étonné, mais n’osant pas refuser — c’était si bon de t’obéir, mon petit<br />

maître —, je me couche donc sur le ventre, me demandant où tu voulais<br />

en venir. J’ai vite compris, quand je t’ai senti m’escalader par derrière et<br />

t’étendre sur moi, ventre contre dos, tandis que quelque chose de fin et de<br />

dur s’immisçait en moi, à travers le pli du pantalon, et bientôt allait et<br />

venait, d’un mouvement sec et vif, entre mes deux hémisphères ! C’était à<br />

la fois délicieux et attendrissant. Mon plaisir n’avait d’égal que mon<br />

émotion, car tu affirmais enfin ton désir pour moi : ton « retourne-toi »<br />

équivalait si clairement à un « je te veux » ! Je savais enfin que nous dési -<br />

rions la même chose, et je n’en revenais pas, tellement c’était inespéré.<br />

J’attendais ce jour depuis si longtemps, des années, des siècles, des millé -<br />

naires ! Nous en sommes restés là cette fois-là, mais tu es re venu peu de<br />

temps après, le lendemain ou le surlendemain, je ne sais plus. Tu ne te<br />

faisais pas prier pour revenir, dis donc.<br />

La fois suivante, même protocole, mais je poussai l’audace encore plus<br />

loin, toujours avec ta complicité, active et passive. Amine est étendu sur le<br />

dos, alangui, pâmé, offert, les bras étendus derrière la tête, le ventre<br />

dénudé. Je le caresse comme la fois précédente, mes mains, mes lèvres<br />

courent et couvrent de baisers, de caresses, cette peau mordorée, ces seins<br />

délicats comme deux bourgeons à peine éclos, ces côtes saillantes, ces<br />

flancs qui se creusent et s’échancrent vers le bas, comme une vallée<br />

convergeant doucement vers le lieu secret où jaillit une source de vie…<br />

Amine, je veux boire à cette source… Amine ne dit rien, ne fait rien, il<br />

sourit légèrement et ferme les yeux, il s’abandonne en toute confiance,<br />

comme une brebis aux mains du bon pasteur ; mes mains tremblent de<br />

plus en plus à mesure qu’elles descendent la pente du ventre ; arrivé à la<br />

L’ É L U N O 3 59


lisière du pantalon, je suis blanc, je ne respire plus et je crois que je vais<br />

tourner de l’œil. C’est la limite ultime ; oserais-je la franchir ? Oh ! laissemoi<br />

la franchir, Amine, j’en ai tellement envie ! J’en crève, j’en brûle<br />

d’envie, je veux, je veux le toucher de mes mains, ce petit être orgueilleux<br />

et fier, néanmoins doux et sensible qui vit là, un peu plus bas, caché sous<br />

le plus intime de tes vêtements. Ton Saint des Saints, Amine ! Me laisserastu<br />

y pénétrer ? Amine est à ma merci, toujours étendu, il ne dit rien, il ne<br />

fait rien, il n’existe plus, il est ailleurs, j’ai toute licence, ce qui fut le corps<br />

d’Amine m’appartient, et l’âme d’Amine danse, virevolte on ne sait où,<br />

dans quelle région de l’éther, dans quel firmament de volupté, mais j’hésite<br />

encore. J’attends le geste ou la parole qui m’arrêtera, qui mettra un frein<br />

à ma folie, mais rien ne vient ; mes doigts jouent avec l’élastique de son<br />

slip, il ne dit rien ; je me risque un peu plus bas, juste derrière la limite, là<br />

où la peau devient plus douce, si douce ; je gagne encore un millimètre,<br />

un centimètre, il ne dit toujours rien, mais il sourit de plus en plus. Tu sais<br />

où je veux en venir, Amine, et tu es décidé à m’y laisser venir ; tu t’amuses<br />

de mon hésitation, je pense « Oserais-je ? » et tu penses « Osera-t-il ?»; eh<br />

bien oui, j’ai osé. Ce n’était pas si difficile, après tout. Ma main tout entière<br />

plonge dans le slip d’Amine, et, tandis que je l’attire contre moi, son dos<br />

contre mon ventre, mes doigts se referment sur le suprême objet de ma<br />

convoitise. Amine ne dit rien, mais il sourit plus que jamais. Oh ! ce sou -<br />

rire ; son sourire en cet instant-là, tant que je vivrai, oncques ne l’oublie -<br />

rai ; pas plus que je n’oublierai son cœur battant de plus en plus fort contre<br />

ma poitrine tandis que je caresse délicatement l’objet, droit comme l’alif<br />

du nom Amine, dur comme l’acier du sabre, mais si doux au toucher, plus<br />

doux que de la soie, que les pétales de la rose, que la peau du nouveau-né.<br />

Nous sommes deux nouveaux-nés, Amine, nous sommes nés en cette<br />

minute sans commencement ni fin. Nous n’appartenons plus au temps,<br />

mais à l’éternité.<br />

Je t’aime.<br />

Nous y voilà. Ce fut laborieux, mais nous y serons quand même arrivés.<br />

Nos destins sont scellés à jamais. Amine m’appartient tout à fait, et<br />

j’appartiens plus encore à Amine. En me laissant mettre la main sur ce<br />

qu’il avait de plus intime, il m’a signifié que les bar rières n’existaient plus<br />

entre nous. Tout est permis désormais. Les jours, les semaines qui<br />

viennent, seront des jours, des semaines de folie érotique comme je n’en<br />

avais jamais connu de ma vie, comme je n’osais même pas en rêver. Ce<br />

garçon venait chez moi une, deux, trois fois par semaine, nous nous<br />

enfermions dans mon bureau, afin de ne pas être dérangés par ma femme<br />

ou par quelque chose d’autre ; nous discutions un moment, nous ba -<br />

60 L’ É L U N O 3


vardions de choses et d’autres, parfois je l’aidais à faire ses devoirs ou à<br />

réviser ses leçons, nous avions hâte de finir, puis nous donnions libre cours<br />

à notre fantaisie, nous explorions tout, nous essayions tout. Je n’osais pas<br />

croire à ce qui m’arrivait. Chaque fois qu’il venait chez moi, je m’attendais<br />

à ce que ce fût la dernière ; il revenait, je me disais : il ne se passera rien,<br />

cela ne continuera pas, ce serait trop beau, ce n’est pas possible ; nous<br />

discuterons, nous repasserons ses leçons, je l’embrasserai sur les deux joues<br />

et basta. Mais à peine installé, Amine commençait à se vautrer sur le lit, il<br />

prenait les poses les plus las cives, cambrait les reins, sortait les fesses, me<br />

jetait des regards langoureux ; parfois, il annonçait clairement le<br />

programme : « Terminons ce devoir en vitesse, et puis on pourra faire la<br />

fête. » La fête ! Ce sont ses propres mots, et ma foi, c’est vrai que c’était<br />

une fête. Il savait bien l’effet que son manège exerçait sur moi, jouait à<br />

m’allumer au maximum, mais à différer le moment des caresses. Il tenait<br />

à donner le signal de départ ; et moi, j’atten dais docilement son auto -<br />

risation. Alors commençait le rite habituel : j’embrassais tout ce qu’il y<br />

avait moyen d’embrasser, je suçais ce qu’il y avait moyen de sucer, je pense<br />

n’avoir pas laissé un centimètre carré de sa substance sans y apposer la<br />

marque de ma dévotion… Tout chez lui était délectable, savoureux,<br />

exquis : pas un élément disgracieux, pas une mauvaise odeur, ses lèvres,<br />

quand j’y apposais les miennes, étaient plus fraîches que la rosée, ses fesses<br />

petites et fermes, d’une rondeur parfaite, d’une douceur satinée, étaient<br />

séparées par une fente qui n’avait rien du cloaque fétide des adultes : si<br />

propre qu’on y aurait mangé, j’y appliquais sans dégoût mon visage et<br />

respirais à pleins poumons son parfum plus délicat que celui du musc.<br />

Rien ne pouvait me rebuter chez lui ; et il se prêtait au jeu avec la grâce la<br />

plus enjouée.<br />

D’autres fois, plus rarement, ça se passait chez lui. Comme cette soirée<br />

parti cu liè re ment chaude où, à peine arrivé, je me trouvai entraîné dans la<br />

plus grande chambre, où tous les enfants étaient réunis. Aussitôt, Amine<br />

lui-même éteint la lumière et ferma soi gneusement la porte, de sorte que<br />

nous nous retrouvions cinq ou six enfants — moi com pris dans le lot — à<br />

jouer dans le noir, de façon extrêmement turbulente. À tâtons, je cherche<br />

Amine, et je sens que lui me cherche aussi ; je le prends à bras le corps, je<br />

l’attire contre moi, il attrape ma main et la porte lui-même à son sexe déjà<br />

raide, que je com mence à caresser, tandis que les autres continuent à jouer,<br />

sans faire attention à nous, et naturellement sans voir ce que nous faisons,<br />

Amine et moi. Cependant, pour que nous soyons plus tranquilles encore,<br />

Amine me prend par la main et, m’entraînant dans le coin le plus obscur<br />

de la chambre, il se glisse sous un des lits, pour être totalement à l’abri des<br />

L’ É L U N O 3 61


egards indiscrets. Autour de nous, ses frères et sœurs déchaînés ont<br />

complètement oublié notre existence. Alors, allongé sur le flanc en<br />

m’appuyant du coude à côté du lit sous le quel Amine se tient toujours<br />

couché sur le dos, je glisse ma main dans son pantalon et commence à le<br />

masturber sous ce lit, en la présence de tous les autres, ce qui constitue<br />

probablement mon expérience érotique la plus baroque. Amine guidait<br />

ma main des siennes et se cabrait, cambrait les reins pour augmenter le<br />

mouvement, c’était un bonheur inexprimable de le sentir ainsi se contor -<br />

sionner de plaisir sous ma main, dans l’ombre de cette chambre à<br />

l’atmosphère survoltée. En quelques instants, il atteignit l’orgasme, un<br />

orgasme totalement sec ; d’un seul coup, je le sentis se détendre<br />

intégralement, retom ber exténué sur le dos tandis que dans un profond<br />

soupir de satisfaction, dont je pus quasiment sentir passer la caresse sur<br />

mon visage, plus douce qu’une brise printanière, il murmurait ces mots<br />

triviaux : « Oh ! putain… », qui depuis résonnent en moi comme chargés<br />

d’une poésie secrète.<br />

Passées les premières étapes dont il vient d’être fait état, j’aurais du mal<br />

à retracer l’or dre de nos expériences, la chronologie de nos découvertes.<br />

Je ne me souviens même plus de ce que je pouvais faire entre deux de ses<br />

visites ; tant je ne vivais plus que par lui. Quand il n’était pas là, je n’existais<br />

pas, et pour le reste tout se mêle dans ma tête en une bac cha nale<br />

ininterrompue d’où émergent çà et là des moments particulièrement forts,<br />

impos sibles à sérier. Je me souviens par exemple de la première fois où je<br />

me mis nu devant lui, sur sa demande bien sûr. Il m’avait demandé un<br />

« strip-tease masculin », et je m’exécutai de bonne grâce, bien qu’un peu<br />

gêné, car je trouvais mon corps d’adulte si laid en com paraison du sien !<br />

Mais son excitation palpable, ses commentaires flatteurs m’en har dissaient,<br />

et j’étais bientôt fier d’abandonner toute pudeur en face de l’Aimé. Il était<br />

curieux de découvrir mon corps, non seulement dans son aspect<br />

« statique » si je puis dire, mais encore dans son fonctionnement érotique.<br />

Sans honte, il me demanda d’ac complir devant lui un acte… solitaire. Ce<br />

que je fis, tandis qu’il m’observait conscien cieusement, ne perdant rien<br />

du spectacle, demandant diverses explications que je lui donnais sans<br />

m’arrêter. À l’approche du moment suprême, j’hésitai quand même à<br />

continuer ; je craignis qu’il fût choqué et je lui demandai à plusieurs<br />

reprises s’il voulait vraiment que j’aille jusqu’au bout. Mais il insista pour<br />

que je le fisse, et ainsi fut fait. L’issue ne manqua pas de le surprendre…<br />

je compris qu’il n’avait jamais vu de sp… et qu’il ignorait la nature de ce<br />

liquide, qu’il confondait avec l’urine, ainsi que sa fonction biologique et<br />

tout ce qui s’ensuivait ! Je mesurai soudain l’étendue de son « innocence ».<br />

62 L’ É L U N O 3


Amine, qui paraissait si déluré, avec ses initiatives pleines d’audaces,<br />

Amine, le petit Ber bère, l’enfant des rues des quartiers « sensibles », à<br />

douze ans révolus, presque treize, igno rait à peu près tout de la<br />

reproduction humaine ! Ce fut l’occasion d’explications dé tail lées qui me<br />

convainquirent que j’avais un rôle pédagogique éminent à jouer auprès<br />

de ce gamin. Honnêtement, je m’en flatte. Je comprenais que dans son<br />

entourage, où l’on se parlait peu et ne s’occupait guère de lui au-delà des<br />

aspects matériels, j’étais le seul adulte avec qui il pouvait aborder<br />

franchement les questions sur la vie et la sexualité, ces ques tions que l’on<br />

se pose légitimement à son âge. Toutes ces choses qu’on lui cachait, ou sur<br />

lesquelles il n’osait interroger, il pouvait les aborder sans honte avec moi<br />

et même en faire l’expérience s’il voulait ; je tâchais quant à moi de lui<br />

apprendre à ne pas avoir peur de son corps, à bien en comprendre les<br />

mécanismes afin d’en jouir le mieux possible, de lui épargner enfin les<br />

angoisses que j’avais éprouvées à son âge, dans la solitude où je faisais<br />

l’épreuve de tant de phénomènes étranges. Je pensais sincèrement que<br />

c’était le mieux que je pusse lui apporter, dans ce contexte très particulier<br />

de désir partagé où nous nous situions objectivement. L’avenir nous dira<br />

si je me suis trompé, mais j’ose espérer que non ; ô mon Dieu, faites que<br />

non ; Vous le savez, Vous qui voyez le fond des choses et ne Vous arrêtez<br />

pas aux apparences comme un vulgaire bien-pensant, que j’accepterais<br />

toutes les épreuves à condition de le voir heureux…<br />

Il y eut comme cela une kyrielle d’autres premières fois ; nous<br />

collectionnions les pre mières fois comme d’autres les toiles de maître ou<br />

les papillons exotiques. À chaque fois c’était pour moi la même émotion<br />

intense, celle du nouveau territoire conquis et du nouveau savoir acquis.<br />

Oh ! le premier coitus per os : défaire lentement le bouton de son jean —<br />

ça, c’était le meilleur moment, et je ne manquais pas de le faire durer ; le<br />

bouton de pantalon, c’est le sceau de l’autorité morale apposé sur la chas -<br />

teté d’un garçon ; le défaire pour dévoiler ce qu’il a de plus intime, c’est<br />

franchir le seuil du sanctuaire interdit où seuls sont admis à pénétrer les<br />

prêtres affectés au service du dieu qui y réside, un tel moment se savoure<br />

en retenant son souffle ; baisser avec beaucoup de tact le slip déjà ten du<br />

par l’excitation et se laisser envahir d’une émotion quasi religieuse : c’est<br />

l’épiphanie, le mystère de la Présence réelle enfin révélé, la Parousie. Sous<br />

ton slip, ô Garçon, j’ai vu de la lumière (tiens, un alexandrin parfait ! il<br />

m’a échappé spontanément ; cela m’arrive surtout quand je suis au comble<br />

de l’enthousiasme et que je m’identifie totalement à ce que je dis).<br />

Contempler longuement ce sexe de garçon, merveille des merveilles ; sa<br />

forme élégante, son ogive semblable au dôme des mosquées d’Orient, ses<br />

L’ É L U N O 3 63


couleurs qui par courent toute une gamme du rose-pourpre au brun-ocre,<br />

jusqu’à la fine ligne sombre, bien nette et légèrement saillante comme un<br />

cordeau, qui marque la limite de la circon cision ; comme il est différent<br />

du mien, tout en étant identique ! L’admirer sous tous les angles, sous<br />

toutes les coutures, et l’embrasser goulûment, le tenir fermement en lui<br />

don nant des coups de langue, timidement au début, frénétiquement<br />

ensuite, enfin le mettre en bouche, l’enfourner jusqu’à la garde — il a juste<br />

la dimension qui convient, la nature a bien fait les choses — ; je sens sa<br />

tête frotter contre mon palais tandis que mes lèvres tou chent — étrange<br />

baiser — les deux mignonnes petites boules cotonneuses qui le gar nissent<br />

à la base ; Amine, d’un mouvement des reins, entre et sort de ma bouche,<br />

je place mes mains sous ses fesses pour l’encourager, il est aux anges et<br />

moi aussi, nous sommes deux anges, je t’aime mon Ange ; quand il sent<br />

approcher la fin, Amine pousse de toutes ses forces — disons de celles qui<br />

lui restent — sur ma nuque pour entrer plus à fond en moi. Tu es en moi,<br />

Amine ; je ne perds pas une goutte de ta précieuse substance — peu<br />

abondante pourtant — je veux l’incorporer pour toujours à la mienne, j’ai<br />

bu ton calice, ton Graal, Amine, désormais il y a un peu de toi qui est en<br />

moi et qui y restera jusqu’à la fin des Temps, jusqu’à la Résurrection des<br />

morts, nous ressusciterons un peu confondus l’un à l’autre, et cette pensée<br />

m’attendrit, me ravit, me transporte ! Car je t’aime, je ne voudrais faire<br />

qu’un avec toi tout en gardant mon individualité distincte de la tienne,<br />

car je veux en même temps pouvoir éprouver cette union…<br />

Il y eut surtout la première fois où nous avons vraiment « fait<br />

l’amour », ou ce qui y ressemble le plus, eu égard à ce que tu es et à ce que<br />

je suis ; ah ! celle-là, je m’en souviendrai ; oui, jusqu’à la Résurrection des<br />

morts, s’il plaît à Dieu. Si je ne connais plus jamais l’amour d’un garçon<br />

d’ici là — mais à Dieu ne plaise, je ne veux pas y penser ! — elle me servira<br />

de viatique.<br />

Après les habituels préliminaires, je te prends par la taille pour t’attirer<br />

contre moi, et nous nous enlaçons mutuellement en roulant sur le lit ;<br />

alors, je commence à défaire ton pantalon — encore ce fameux bouton !<br />

— et à te caresser l’entrejambe. Ma pensée est de te rendre heureux ainsi,<br />

je pense plus à ta satisfaction qu’à la mienne, mais tu m’arrêtes en me<br />

disant : « Toi aussi ! — Moi aussi quoi ? dis-je. — Déshabille-toi. » C’est la<br />

deuxième fois que tu m’intimes l’ordre de me mettre à nu, et j’obtempère,<br />

à la fois dubitatif, com prenant mal le mécanisme de ton désir pour moi,<br />

qui n’ai jamais su aimer mon corps d’adulte — du moins avant de t’avoir<br />

connu — et flatté que tu me demandes ce que je n’aurais jamais osé te<br />

proposer. Je retire donc mon pantalon et mon caleçon, nous sommes<br />

64 L’ É L U N O 3


maintenant tous les deux nus, et nous nous étreignons longuement,<br />

mêlant nos jambes, sexe contre sexe, c’est à nouveau le « câlin » du premier<br />

soir, mais cette fois enfin sans vêtements — c’est le plus beau câlin et c’est<br />

le plus beau jour de ma vie. Ton ventre contre mon ventre. Ma bouche<br />

contre ta bouche. Ton sexe contre mon sexe. Mes mains sur tes fesses, qui<br />

suivent le mouvement de tes reins, moi étendu sur le ventre et toi,<br />

couché sur moi, tu as parfaitement compris le geste, j’en suis tout<br />

émerveillé : à douze presque treize ans, tu es tout à fait près pour faire<br />

l’amour, d’ailleurs tu le fais déjà, et à moi ! À moi, je chavire… Et toi tu<br />

vas, tu viens, je fais pareil, mais en opposition de phase comme disent les<br />

physiciens, ton membre tendu au maximum caresse voluptueusement le<br />

mien, deux fois plus gros, c’est la sensation la plus délicieuse que j’aie<br />

jamais éprouvée ; nos deux sexes sont comme des individus indépendants<br />

qui mènent leur propre vie, se rencontrent et s’embrassent tout seuls,<br />

indépendamment de nous, cependant que nous, purs esprits, nous<br />

réunissons dans l’éther ; et pour augmenter encore le contact, je les prends<br />

et les serre tous les deux d’une même main, je les presse doucement et fais<br />

rouler l’une contre l’autre leurs deux têtes lisses et chauves. En même<br />

temps, tu as relevé la tête, et je contemple l’expression de ton visage, une<br />

expression que je ne t’avais jamais vue avant et que je n’oublierai oncques ;<br />

tes yeux sont à demi fermés, plissés par le plaisir, un immense sourire<br />

illumine ta face, tu es transfiguré, tu n’es plus Amine, tu es un autre<br />

Amine, encore plus beau que l’<strong>ordinaire</strong>, tu es un être céleste, il suffit de<br />

te regarder en ce moment pour comprendre le sens de l’expression<br />

« être aux anges ». Par la suite, j’obser verai souvent chez toi ce changement<br />

de physionomie dans le plaisir, et c’est sans doute le spectacle le plus beau<br />

et le plus touchant qu’il m’ait été donné de voir ; rien que pour cela, je<br />

remercierais Dieu de m’avoir mis au monde.<br />

Cette façon de procéder, l’étreinte membre contre membre, deviendra,<br />

par une sorte de sympathie entre nous, une providentielle harmonie de<br />

nos goûts, notre position fétiche en quelque sorte ; nous en avons testé<br />

toutes les variantes, tantôt moi au-dessus, tes mains posées sur mon dos,<br />

tantôt sur le flanc, nous l’avons fait… oh ! je ne sais plus combien de fois,<br />

et peu importe. En général, mon plaisir montait plus vite que le tien, je<br />

jouissais le premier, uniquement par la caresse du tien contre le mien, mais<br />

je le faisais exprès pour pouvoir te terminer avec la bouche ; cela aurait été<br />

du gaspillage de rater ça. Quand tu aboutissais le premier, tu te retournais<br />

pour me terminer avec tes fesses. Ce n’était pas de la sodomie, je n’aurais<br />

L’ É L U N O 3 65


pas osé t’infliger cela, et puis je me le serais interdit par un reste d’égards<br />

pour mon épouse légitime ; non, juste la caresse de ces deux coussins<br />

moelleux contre mon pic d’amour.<br />

<strong>Une</strong> autre fois, ce devait être la première ou la deuxième, je ne sais plus<br />

bien, mais je me souviens que c’était au début, je te terminai à la main,<br />

l’autre bras passé derrière ton épaule, fraternellement ; j’astiquais très<br />

doucement, craignant d’abîmer le petit être délicat, mais tu me reprochais<br />

de ne pas y aller assez fort, alors je serrai davantage en ti rant bien fort en<br />

arrière, vers la base, tandis que tes reins se cambraient en avant, que tout<br />

ton corps se tendait comme un arc prêt à éjecter sa flèche ; alors, pour la<br />

première fois — encore une première fois ! — je vis jaillir à ta plus tendre<br />

extrémité une grosse goutte de liquide nacré, que je me penchai pour<br />

étancher avec la langue. Je crois que les Hébreux ne furent pas plus émus,<br />

quand Moïse d’un coup de bâton fit jaillir l’eau du désert, que je ne le fus<br />

à ce moment. À n’en pas douter, c’était ta première éjaculation, la première<br />

larme de liqueur ambrée distillée par l’athanor préservé de tes reins<br />

d’enfant ; la plus claire, la plus pure, et elle était pour moi, c’était à moi<br />

que revenait le privilège d’en re cueillir l’inestimable obole. Ta virilité toute<br />

neuve venait d’éclater entre mes mains, et, en échange, je m’abreuvais à<br />

cette source de jouvence. J’étais heureux, j’étais fier, j’étais fou.<br />

C’est cette fois-là que, sur le chemin du retour, j’expliquai à Amine la<br />

purification majeure selon les rites de notre religion. Il trouvait tout<br />

naturel de recevoir cette expli cation de moi ; c’est une chose qui m’a<br />

beaucoup touché de sa part, que jamais, à aucun moment, il n’ait remis<br />

en question mon statut d’homme religieux, qu’il ait toujours continué à<br />

me faire confiance sur ces questions-là comme sur beaucoup d’autres ;<br />

parce que, par ailleurs, il est certain qu’il me trouvait bizarre, il me traitait<br />

de fou, et je lui répondais que je l’étais certes, mais de lui, il me lançait en<br />

retour un regard indéfinissable, mi-sceptique, mi-amusé ; le caractère non<br />

conventionnel de nos relations ne lui échappait pas le moins du monde,<br />

c’était même un sujet de conversation entre nous, mais jamais il ne songea<br />

à remettre en question l’intégrité de ma foi, pourquoi l’eût-il fait ? J’étais<br />

musul man, il était musulman, nous étions frères en Allah, et tout cela était<br />

naturel… Je récitais mon rosaire devant lui, nous faisions l’amour, puis<br />

j’allais prendre ma douche, me purifier et faire la prière, comme si de rien<br />

n’était ; d’ailleurs, je ne pouvais concevoir d’agir autre ment, tant j’ai la<br />

religion chevillée au corps, tant l’Islam est l’air que je respire. Et ainsi, je<br />

me retrouvais dans cette situation assez étrange tout de même d’expliquer<br />

la purification rituelle à un jeune garçon à qui je venais de faire découvrir<br />

l’orgasme et ce qui s’ensuit, l’impureté rituelle. Drôle de façon de boucler<br />

66 L’ É L U N O 3


la boucle, de faire converger les extrêmes ; j’étais son initiateur à la fois<br />

dans les matières sexuelles et spirituelles, bref dans tout. Ce fut du moins<br />

mon ambition. On verra dans le futur ce que tu retiendras de mon<br />

enseigne ment et de moi, Amine ; puisses-tu n’en retenir que le meilleur…<br />

Toujours est-il que j’aimais Amine, et que j’étais convaincu de l’aimer<br />

en Dieu. Faire l’amour avec lui était pour moi la plus belle façon de le lui<br />

prouver, bien qu’elle ne soit pas très orthodoxe, mais j’aimais son esprit<br />

autant que son corps, plus que son corps ; je ne voyais pas le plaisir partagé<br />

autrement que comme un moyen de toucher l’âme à travers le corps.<br />

D’ailleurs, je n’ai jamais vu le corps autrement que comme une médiation<br />

de l’esprit vers le monde. Voilà pourquoi, tant qu’Amine avait l’air<br />

heureux, tant que nous étions bien accordés spirituellement l’un à l’autre,<br />

je ne me souciais de rien d’autre et je n’éprouvais en particulier aucun<br />

sentiment de culpabilité pour ce que nous faisions, je ne me sentais ni<br />

impur ni « pécheur ». Ici, je dois faire une digression. Un autre pédéraste<br />

croyant, lui aussi — avec qui j’avais été en contact m’écrivit un jour cette<br />

phrase terrible : « Il n’y a pas de bonheur dans la pureté. » C’était bien<br />

avant que ne commençât mon aventure avec Amine, mais je ne pouvais<br />

comprendre cette parole, et je ne la comprends toujours pas. Certes, son<br />

sens obvie ne m’échappe pas, mais il y a à l’intérieur de cette apologie de<br />

l’impureté un noyau dur de sous-entendus que mon intelligence n’arrive<br />

pas à pénétrer, et dont l’instinct m’avertit de ne même pas m’approcher.<br />

Mon intelligence est depuis toujours orientée vers l’amour, la liberté et<br />

l’unité : le bien est ce qui nous rend plus libres, plus unis, plus heureux ; il<br />

n’y a pas de bien, pas de pureté dans ce qui nous enchaîne et nous sépare.<br />

M’unir à ce garçon était — c’est-à-dire que je le ressentais réel lement<br />

comme — ce qu’il y avait de plus pur au monde, c’était l’acte d’amour pur,<br />

c’était l’acte poétique pur, c’était un poème, une œuvre d’art, et cette<br />

œuvre d’art, d’une certaine manière, disait la grandeur de Dieu ! Oui, dans<br />

mon esprit, faire l’amour avec lui, c’était prier ; j’étais intimement per -<br />

suadé que Dieu, dans son immense bonté, préférait que je le remerciasse<br />

pour le bonheur que me procurait la plus belle de ses créatures, plutôt<br />

que de respecter l’apparence de lois que ma nature m’interdisait de<br />

comprendre en enfermant dans mon cœur une rancune à son égard. Étaitce<br />

un péché ? Peut-être, mais alors comme dit Charles Aznavour dans sa<br />

magnifique chanson : « Pécher contre le corps, mais non contre l’esprit ».<br />

Et encore, je ne suis pas du tout sûr d’avoir « péché contre le corps », mais<br />

je n’ai jamais cessé de me sentir en harmonie avec l’Esprit, cette présence<br />

divine qui est le cœur et le fondement de toute chose. Je peux même dire<br />

que plus j’accomplissais mes désirs avec Amine, plus je me sentais libre et<br />

L’ É L U N O 3 67


en harmonie avec mon moi profond, c’est-à-dire au fond avec le Soi divin,<br />

avec l’Esprit qui est par essence autonomie et liberté. Finalement, je me<br />

sentais et me sens toujours beaucoup moins « pécheur » en faisant l’amour<br />

avec un garçon que j’aimais, qu’en le faisant avec une femme que je<br />

n’aimais plus beaucoup, avec qui je n’étais pas du tout accordé<br />

spirituellement. Le voilà, le péché contre l’esprit ! Fuir encore et encore la<br />

vie, le bonheur, l’amour partagé, fuir la rencontre avec l’autre quand elle<br />

peut se produire. Oui, j’étais sûr d’avoir moins « péché » avec Amine<br />

qu’avec tous ces garçons à qui je n’avais même pas osé sourire par crainte<br />

de leur juge ment, c’est-à-dire par amour propre et peur de l’autre. Le seul<br />

péché, c’est le manque d’amour ; c’est le refus d’aller vers l’autre, et le refus<br />

de la vie. C’est l’incapacité à donner et à recevoir. Il n’y en a pas d’autres.<br />

Avec Amine je me donnais totalement, et lui aussi, il me faisait don par<br />

amour de ce qu’il avait de plus précieux, de plus intime, nous nous<br />

donnions l’un à l’autre avec une spontanéité totale, sans la moindre<br />

arrière-pensée, sans calcul, juste par amour, amitié, envie de nous faire<br />

mutuellement plaisir, qu’y a-t-il de plus noble, de plus saint que cela ? Si<br />

la sainteté est autre chose que la capacité de se donner totalement, je ne<br />

comprends plus rien à rien. Vous direz : de se donner totalement à Dieu,<br />

non à une créature. La nuance est de taille. Je vous répondrai que quand<br />

on donne vrai ment tout, c’est toujours pour Dieu, car il n’y a que Lui pour<br />

accueillir un tel don, mais de toute façon je l’ai dit, j’aimais Amine en Dieu<br />

et j’aimais Dieu en Amine, il était pour moi la forme selon laquelle<br />

l’Absolu se manifestait à moi ; je comprenais parfaitement ce qu’avait<br />

voulu dire Pla ton dans le Phèdre, à mon sens un des plus beaux textes sur<br />

l’amour des garçons : « Chacun choisit selon son caractère parmi les beaux<br />

garçons l’objet de son amour ; il en fait son dieu, il lui dresse une statue<br />

dans son cœur et la charge d’ornements, pour la vénérer et célébrer ses<br />

mystères ». Oui, j’avais vraiment « dressé une statue dans mon cœur » à<br />

ce garçon, il était l’Androgyne céleste, le Jouvenceau mystique, et l’œuvre<br />

de chair accomplie avec lui était un acte de dilection, un acte d’esprit,<br />

accompli en accord avec l’Esprit. Seigneur ! Pourquoi toujours séparer<br />

l’esprit et la chair ? Ce n’est pas ce qu’enseigne l’Islam ; la religion de<br />

l’Unité bannit tout dualisme. Le Prophète lui-même montrait l’exemple<br />

et enseignait que la satisfaction de la chair, dans des limites rai son nables,<br />

profite plus à l’esprit que l’abstinence ; or ma chair réclamait cet éphèbe,<br />

elle avait faim de lui, et il en allait de la santé de mon esprit. Sincèrement,<br />

je ne voyais pas où pouvait se cacher le mal, et si je l’avais vu, je me fusse<br />

abstenu. Non, en fait, c’est à la lumière de mes rapports avec Amine que<br />

j’ai compris la signification intérieure du « péché », que des siècles de<br />

68 L’ É L U N O 3


juridisme exotérique et de pharisaïsme moral ont offusquée. Je<br />

comprenais enfin que rien ne comptait que l’Amour. Comme disait le<br />

cheikh ibn ’Arabi dans ses vers célèbres : « Mon cœur est devenu capable<br />

de toute forme. Il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines,<br />

temple pour les idoles, la Kaaba des pèlerins, les Tablettes de la Torah et le<br />

livre du Coran. Je suis la religion de l’amour partout où se dirigent ses<br />

montures ; l’amour est ma religion et ma foi. » Oui, mon cœur désormais<br />

était capable de toute forme, et l’amour était ma religion et ma foi, mais<br />

ses montures me conduisaient toutes à toi, Amine.<br />

J’ai dit que faire l’amour avec ce garçon était pour moi un acte poétique,<br />

« l’acte poé tique pur », et quasi religieux. Voilà pourquoi je rapporte ces<br />

faits sans honte, mais aussi sans forfanterie ni intention de choquer, quitte<br />

à passer pour un pornographe. S’il y a des âmes sensibles que mes<br />

descriptions rebutent, je ne les oblige pas à me lire. En fait, je suis<br />

quelqu’un de pudique et j’ai horreur de la pornographie, cette contrefaçon<br />

de l’érotisme, mais je ne sens pas la nécessité de passer sous silence des<br />

actes qui faisaient partie de ma vie, de notre vie, de notre relation, et<br />

peuvent contribuer à éclairer la réalité de cette rela tion. Dis-moi comment<br />

tu fais l’amour, je te dirai qui tu es ! Hélas, des siècles d’une morale<br />

d’eunuques nous ont habitués à penser le sexe comme quelque chose de<br />

sale, d’intrinsèquement mauvais, et c’est ce que nous inculquons à nos<br />

enfants dès le plus jeune âge. Quelle tristesse ! Quelque part, c’est à cela<br />

que j’ai voulu dire non. J’ai voulu faire le pari — pascalien, en quelque<br />

sorte — que la sexualité était intrinsèquement bonne pourvu qu’elle fût<br />

poétique, qu’elle fût l’expression de quelque chose de spirituel ; j’ai voulu<br />

réconcilier le sexe avec la sainteté, rendre à la vie ce qui appartenait à la<br />

vie. J’ose donc confier au langage ces aspects de ce qui fut ma vie. Je veux<br />

que l’on sache, que l’on comprenne, que l’on puisse juger sur pièces. Mais<br />

je n’en fais pas une fin en soi, je n’en fais pas l’essentiel de l’<strong>histoire</strong>.<br />

L’essentiel de l’<strong>histoire</strong>, c’était ce que je ressentais pour Amine, c’était<br />

ma relation avec lui. Oh ! de moi à lui, de lui à moi, c’était tellement plus<br />

que du désir ; c’était sexuel aussi, certes, mais c’était infiniment plus que<br />

cela. Voilà ce que les bien-pensants ne me par donneront jamais. Pour eux,<br />

du moment qu’il se passe quelque chose de charnel entre un homme et<br />

un jeune garçon, il faut au moins que ce ne soit que charnel ; le scandale<br />

est qu’il y ait des sentiments aussi. J’ai mis du temps à le comprendre.<br />

Pénétrer l’esprit tortueux des bien-pensants, leur dialectique névrosée,<br />

L’ É L U N O 3 69


n’est pas une chose facile pour un honnête pédéraste amoureux de la vie.<br />

Ce qu’il y a en fait, c’est que, pour ces gens, l’exis tence de sentiments sin -<br />

cères devrait dispenser du reste : si vous aimez, ne faites pas l’amour ! Ils<br />

ne prouvent pas seulement par là leur haine du sexe, mais aussi leur mépris<br />

des sentiments, qu’ils ravalent en dessous de la chair. Car si deux per sonnes<br />

s’aiment vrai ment, et totalement, elles ne devraient pas avoir peur de se le<br />

prouver physiquement, à moins que l’on considère que les dé monstrations<br />

physiques sont un plus, un surcroît par rapport à l’élection spirituelle ;<br />

comme si le don du corps avait plus de prix, engageait plus l’individu que<br />

le don du cœur. Ce qui semble être le cas des bien-pensants, qui tout en<br />

dénigrant la chair (au profit de l’esprit qu’ils ignorent, ce qui explique bien<br />

des choses), ne cessent de lui accorder plus de prix et d’importance qu’elle<br />

n’en a. Moi, je considère au contraire qu’il est plus difficile et plus méritoire<br />

de donner son cœur que son corps, de sorte que quand on a donné l’un,<br />

on peut bien donner l’autre aussi. On doit même le faire, en tout cas on<br />

doit pouvoir le faire, car qui peut le plus peut le moins. Quoi ! on serait<br />

prêt à mourir l’un pour l’autre, mais pas à s’em brasser ? Allons donc ! On<br />

se jetterait au feu, mais pas au pieu ? Fadaises ! Dites plutôt que vous<br />

n’admettez pas que l’on puisse aimer sans restriction.<br />

En même temps, les bien-pensants n’ont pas tort, c’est là toute leur<br />

équivoque, c’est là ce qui fait que, bien qu’ils soient des êtres médiocres<br />

strictement dépourvus d’intérêt en eux-mêmes, leur existence en tant que<br />

phénomène n’est pas dépourvue d’intérêt. Il se cache derrière tout cela<br />

des considérations métaphysiques qu’il serait trop long de développer —<br />

je le ferai peut-être ailleurs s’il plaît à Dieu —, mais qui reviennent au<br />

mystère de la Chair, la Chair qui est à la fois tout l’opposé de l’Esprit et sa<br />

manifestation la plus intégrale, la plus achevée. La Chair, c’est l’Esprit<br />

entièrement développé, lieu de l’activité vitale immédiate, de la sensation<br />

brute, modèle de l’intuition. Il est donc vrai, mais en un certain sens, qui<br />

n’est pas celui que ces pharisiens ont en vue, que le don de sa chair est le<br />

don le plus précieux que l’on puisse faire. Le faire par passion, c’est la plus<br />

belle chose qui soit au monde ; le faire sans passion, soit de façon routi -<br />

nière, compulsive ou vénale, c’est profaner ce qu’il y a de plus sacré. Làdessus,<br />

les religions ont vu juste et c’est tout à leur honneur, même si cela<br />

fut généralement mal compris. Car cela ne vaut que si l’on considère, en<br />

somme, que la chair cache en elle-même autre chose qu’elle-même, que<br />

la chair, en réalité, est Esprit. Il faut penser dans l’unité et non dans la<br />

dualité, c’est alors seulement que tout s’éclaire.<br />

70 L’ É L U N O 3


Je n’essaie pas de me justifier — chose parfaitement inutile, puisque les<br />

bien-pensants ont toujours raison, c’est même à ça qu’on les reconnaît<br />

—, mais de décrire avec exac titude mon état d’esprit. Les rapports char -<br />

nels que j’avais avec Amine, au fond, ne m’in téressaient pas pour<br />

eux-mêmes, et j’aurais éprouvé la plus grande déception s’il n’y avait eu<br />

que cela. Je ne voulais pas seulement la chair d’Amine, je convoitais son<br />

âme. Cette âme vivante qui donnait toute sa saveur à sa chair même, et<br />

sans laquelle je n’aurais fait qu’embrasser un cadavre. Aussi, à mes yeux,<br />

la chair n’était qu’un élément de notre relation, le signe de quelque chose<br />

d’autre, quelque chose d’immatériel, d’insaisissable, le signe de quelque<br />

chose d’immatériel et d’insaisissable, que je peine à nommer. C’était une<br />

tonalité affective particulière qui caractérisait toutes nos relations, que<br />

nous fussions en train de faire l’amour ou de jouer aux cartes ou même<br />

de faire des mathématiques, une sorte d’accord musical, d’harmonie<br />

préétablie entre nous, qui se manifestait par mille petits faits insignifiants<br />

en eux-mêmes, mais qui revêtaient pour moi la plus haute im portance.<br />

Tel son sourire quand je le croisais le matin, sur le chemin de l’école. Celui<br />

qui n’a jamais vécu quelque chose de semblable ne pourra sans doute<br />

comprendre tout ce que ce sourire pouvait signifier pour moi, aussi je<br />

renonce à faire comprendre, mais je ne peux pas renoncer à raconter des<br />

phénomènes qui ont à ce point bouleversé ma perception de la vie et des<br />

êtres. Ne fût-ce que pour mieux les graver dans ma mémoire. Il faut se<br />

dire que, en dehors des moments où Amine était près de moi, et où je me<br />

laissais aller à l’ivresse d’un sentiment de liberté totale, des questions sans<br />

nombre se pressaient dans ma tête sur cette relation dont je ne parvenais<br />

pas à évacuer le caractère étrange, improbable. Je demeurais stupéfait<br />

devant l’énormité du don que cette créature divine avait daigné me faire<br />

à moi, simple mortel ; j’étais en proie à une angoisse amoureuse typique,<br />

mais que j’éprouvais réellement pour la première fois de ma vie, et<br />

d’autant plus fort que j’avais plus différé ce moment, je ne me sentais pas<br />

digne d’un tel présent. Chaque fois qu’il se donnait à moi, je craignais que<br />

ce fût la dernière, je redoutais à tout moment la perte de son amour et de<br />

son amitié. Donc, lorsque je m’apprêtais à le voir, c’était, invariablement,<br />

avec la crainte de percevoir sur son visage une nuance d’ennui ou d’indif -<br />

férence à mon égard, de le voir s’assombrir ou se renfrogner à mon aspect.<br />

Mais j’aperçois Amine de loin, l’air songeur, absorbé dans de vagues<br />

pensées que j’ignore. Tout à coup, il m’aperçoit lui aussi ; alors, ô prodige,<br />

son visage s’illumine, il me sourit de son magnifique sourire et me lance<br />

son bonjour le plus amical ; je perçois dans le timbre même de sa voix la<br />

joie de me voir, une joie que je n’osais pas espérer, qui renouvelle une fois<br />

L’ É L U N O 3 71


encore le miracle de notre rencontre, et instantanément mon cœur<br />

s’apaise, mes doutes se dissipent, mes ténèbres se déchirent : le sourire<br />

d’Amine illuminera ma journée. C’est toujours magnifique, le sourire d’un<br />

garçon. Mais le sourire d’un garçon avec qui on a fait l’amour la veille !<br />

Celui-là vaut encore mieux, vaut mille fois autant que celui qu’il arbore<br />

sur le moment même. Avant de le laisser filer vers l’école, et de me diriger<br />

moi-même vers l’endroit où mon devoir m’appelait, je le prenais par<br />

l’épaule, comme un frère, et je lui glissais à l’oreille un timide « Tu passes<br />

me voir un de ces jours ? ». Oh ! j’en avais la gorge serrée, comme si je<br />

sollicitais une faveur princière. Plus encore qu’un « non », je redoutais un<br />

« oui » contraint et gêné, un « petit oui », mais il me répondait avec tant<br />

d’enthousiasme, dans son langage bizarre : « Ouais, bien sûr ! Pas de<br />

souci ! », le tout accompagné d’un nouveau sourire. Amine savait ce qui<br />

allait se passer chez moi ! Et je savais qu’il le savait, et lui aussi savait que<br />

je le savais, et il acceptait mon invitation de bon cœur, en toute connais -<br />

sance de cause ! C’était encore plus magique que la chose en elle-même !<br />

Et puis, que dire des fois, de toutes les fois où nous nous sommes trouvés<br />

ensemble à prendre le métro ou à marcher dans la rue ; les fois où j’allais<br />

l’attendre à la sortie de l’école et où nous faisions le trajet ensemble jusque<br />

chez moi ; celles où je le rac compagnais chez lui après qu’il était venu chez<br />

moi ; et les sorties au cinéma ou ailleurs ! Car je l’invitais au cinéma ; c’était<br />

lui qui choisissait le film, infailliblement il choisissait le plus mauvais, le<br />

film d’action hollywoodien au « scénario » minimaliste et ultra prévisible<br />

ou la grosse comédie franchouillarde qu’il aurait fallu me payer pour aller<br />

voir, mais qui, en sa compagnie, me paraissaient digne de Godard. J’ai dû<br />

ainsi passer les meilleurs moments de ma vie, non pas au lit comme on<br />

pourrait le croire, mais à visionner les toiles les plus tartes ou simplement<br />

à faire un bout de chemin avec cet étrange petit bonhomme, qui ne saura<br />

jamais le plaisir que j’avais à être à ses côtés. Bien sûr, nous ne restions pas<br />

muets. On parlait beaucoup, on plaisantait énormément, pas toujours de<br />

la manière la plus fine… Ah ! les plaisanteries allusives, au milieu des<br />

badauds dont je me délectais de penser à leur réaction mi-scandalisée, mihorrifiée,<br />

s’ils pouvaient soupçonner nos rapports réels ! C’était quelque<br />

chose, assurément. Il fallait voir les regards en biais que me jetait Amine<br />

en mangeant une glace ou une sucette par exemple, accentuant à mon<br />

attention le côté suggestif du geste… je lui répondais par le regard du loup<br />

dans le Petit Chaperon rouge de Tex Avery, et nous éclations de rire tous<br />

les deux. Parfois, cependant, la plaisanterie dérapait, allait un peu trop<br />

loin, par un goût d’Amine pour le défi, la provocation, charmant certes,<br />

mais qui me valut quelques sueurs froides. Telle cette fois où je le<br />

72 L’ É L U N O 3


accompagnais en métro ; nous étions le soir et le wagon était désert à part<br />

nous. Nous discutions de manière assez leste, quand soudain, entre deux<br />

stations, il commence à me caresser l’entrejambe, pour me « prouver son<br />

amitié ». Je lui dis que j’appréciais le geste, mais que l’endroit et le moment<br />

étaient peut-être mal choisis. Ce n’était pas le truc à lui dire, car aussitôt<br />

il se proposa de surenchérir en me demandant de le sucer sur le champ.<br />

« Quoi, ici ? dis-je. — Oui, ici ; je veux que tu me suces ici et mainte nant »,<br />

et ce disant, le voilà qui défait son pantalon et pointe ostensiblement vers<br />

moi son dard tendu par une superbe érection ; je fus tenté un quart de<br />

seconde environ, puis je me représentai en une vision de cauchemar ce<br />

qui se passerait si on nous surprenait en pareille posture à la prochaine<br />

station, ou s’il s’était trouvé une caméra de surveillance pour immortaliser<br />

l’exploit. Amusé tout de même par son audace, je lui enjoignis ami -<br />

calement mais fermement de remballer son matériel, en lui promettant<br />

qu’« on aurait encore l’occasion ». Cette anecdote, comme d’autres du<br />

même genre qu’il serait fastidieux de rapporter, donne bien le ton de nos<br />

rapports à l’époque. Notre complicité était par faite. Et cela, à mes yeux,<br />

avait plus de valeur que tout le reste. À vrai dire, nous ne faisions pas que<br />

plaisanter, nous parlions beaucoup. Nous parlions de tout, de la vie, de<br />

nos vies, des filles… car, en bon petit « Beur » de chez nous, Amine qui<br />

couchait avec moi, de plus de vingt ans son aîné, Amine qui, sans mes<br />

bons soins, ignorerait encore le méca nisme de la reproduction humaine,<br />

Amine s’affichait volontiers comme hétérosexuel convaincu, lé gèrement<br />

macho et homophobe comme la plupart des siens. Cela ne me déplaisait<br />

pas, et je le crois volontiers sincère ; en tout cas, j’ai pu m’apercevoir que<br />

son intérêt pour les filles n’était pas feint, et je n’hésitais pas à l’encourager.<br />

Ce qui aurait pu être un obstacle à cet amour devenait ainsi un moyen de<br />

renforcer la connivence entre nous. Situation étrange. Le pédéraste instruit<br />

par son expérience du sexe féminin et son jeune amant hétérosexuel<br />

renforçant leur relation par le biais des femmes. Nous regardions ensemble<br />

celles qui tombaient sous notre regard, et nous commentions leur<br />

physique, comparant nos préférences respectives. Je m’amusais parfois à<br />

le surprendre en train de regarder une fille qui passait, et je le taquinais<br />

d’un « je sais à quoi tu penses » ou « elle t’irait bien, celle-là », à quoi il me<br />

répondait tantôt par un éclat de rire, tantôt par une dénégation outrée<br />

qui ne me laissait aucun doute sur le fait que j’avais vu juste. Et puis, bien<br />

sûr, il y avait l’inépuisable sujet des positions et des techniques, sur<br />

lesquelles je l’abreuvais de conseils avisés. Ce genre d’explications pouvait<br />

se dérouler au lit, gestes à l’appui…<br />

L’ É L U N O 3 73


Bien sûr, nous parlions aussi de choses moins légères, notamment de<br />

nos sentiments. C’était moi qui l’entraînais sur ce terrain, car, en dépit des<br />

preuves d’amour excep tionnelles qu’il me donnait, j’avais besoin<br />

d’entendre de sa bouche la confirmation de ce qu’il éprouvait pour moi.<br />

J’avais tellement besoin de me sentir aimé, réellement aimé ! Trop besoin<br />

peut-être, mais je n’ai pas été déçu, au contraire ! Parfois, quand j’arrivais<br />

à le faire parler, la douceur de ses paroles achevait de me désarmer, de me<br />

rendre amoureux fou. Il me jurait que j’étais son meilleur ami, et nous<br />

nous promettions une amitié éter nelle ; je n’ai jamais eu la folie de prendre<br />

une telle promesse pour argent comptant, mais il y avait tant de convic -<br />

tion, tant de chaleur dans sa voix que je ne doutais pas de sa sincérité sur<br />

le moment, et il n’en fallait pas plus pour déverser dans mon cœur<br />

d’homme charnel des torrents de joie céleste. Être l’ami, et qui plus est le<br />

meilleur ami de ce garçon dont j’étais objectivement l’amant ! Quelle<br />

promotion ! J’en étais sincèrement boule versé ; j’en croyais si peu mes<br />

oreilles que je le lui faisais répéter plusieurs fois, pour être sûr d’avoir bien<br />

entendu. Je sais, cela paraît idiot. C’est justement pour ça que je le raconte<br />

! Je me suis peut-être comporté, par moments, comme un prédateur avisé,<br />

en tout cas comme un homme qui sait ce qu’il veut et qui est décidé à<br />

l’obtenir, mais j’avais le cœur d’une petite fille de treize ans, un peu niaise,<br />

qui aime pour la première fois. Tant qu’à faire, je tiens à ce que cette cir -<br />

constance soit versée à mon dossier. Ah ! le démon de l’ironie. Pardonnezmoi<br />

de verser dans l’autodérision alors qu’il faudrait être émouvant. Mais<br />

c’est peut-être le seul moyen que j’aie trouvé de me protéger contre l’excès<br />

d’émotion qui m’envahit quand je repense à ces instants où, pour la<br />

première fois de ma vie, moi l’éternel recalé de l’amour, je pouvais me<br />

croire aimé un peu ! Ce n’est pas facile, vous savez, de remuer après coup<br />

la poussière de tels souvenirs. Mais ce n’est pas tout. Il y eut davantage,<br />

bien davantage encore. Amine ne me promit pas seulement son amitié<br />

éter nelle ; un jour ou plutôt un soir, au détour d’un carrefour, presque<br />

sans y prendre garde, il me donna l’aveu de son amour. De son amour !<br />

Oui, Amine m’a dit qu’il m’aimait ! À sa façon, certes, touchante de<br />

retenue, de réserve garçonnière, mais il me l’a dit. Com ment pourrais-je<br />

l’oublier ? Ce soir-là, je le raccompagnais jusqu’à la station de métro la<br />

plus proche, encore brûlant de son étreinte ; je ne songeais qu’à retenir<br />

quelques instants de plus, avant de le voir disparaître dans la nuit, ce<br />

garçon que je tenais nu contre moi il y a quelques instants encore, et qui<br />

maintenant marchait à mes côtés le plus innocemment du monde. Non,<br />

je ne pouvais pas le laisser repartir comme ça, j’avais besoin de lui dire<br />

quelque chose, d’épancher le bouillonnement de sentiments confus et<br />

74 L’ É L U N O 3


passionnés que j’avais dans le cœur. Nous approchions d’un carrefour. Le<br />

feu était rouge, il y avait trop de voitures pour traverser, alors je le regardai<br />

dans les yeux :<br />

« Amine<br />

— Oui ?<br />

— Je voudrais te dire…<br />

— Quoi ?<br />

— Tu sais, c’est fou ce que je ressens pour toi ; je veux dire, je tiens<br />

vraiment à toi, tu sais ?<br />

—…<br />

— Amine, nous sommes frères, n’est-ce pas ?<br />

— Bien sûr, nous le sommes.<br />

— Eh bien, je voudrais te dire que… je t’aime ; je t’aime en Allah. »<br />

J’ajoutai ces derniers mots après une courte hésitation, comme si,<br />

craignant de laisser voir à ce garçon la nudité de mes sentiments, je les<br />

habillais de ce prétexte religieux, qui leur donnait en même temps une<br />

dimension sacrée ; je prenais en quelque sorte Dieu, son Dieu qui était<br />

aussi le mien, à témoin de cet amour. Sa réponse fut d’une simplicité<br />

magnifique : « Oui, oui, moi aussi je t’aime… on s’aime… enfin, tu<br />

comprends ce que je veux dire. »<br />

Si je comprenais ! Le feu venait de passer au vert, Amine déjà me<br />

quittait en se retour nant vers moi avant de traverser le carrefour, et me<br />

dit ces mots en souriant, d’un air détaché, mais en les appuyant d’un<br />

regard à la fois direct et pudique, qui m’alla jusqu’à l’âme, un regard si<br />

éloquent qu’une borne d’incendie aurait compris. « Moi aussi, je t’aime…<br />

on s’aime… » Il n’ajouta pas « en Allah », lui, comme s’il voulait dire : j’ai<br />

com pris ton intention, je ne suis pas dupe, je sais aussi ce que tu aimerais<br />

entendre de moi, eh bien ! je te le laisse entendre, mais en le disant à peine,<br />

et sur ce je me sauve ; ne m’en demande pas plus, car je suis un garçon,<br />

j’ai ma pudeur, moi aussi…<br />

Oh, Amine ! Oui, je t’ai bien entendu ce soir-là. Tu ne me feras jamais<br />

de déclarations enflammées, et je ne t’en demanderai pas, car elles ne<br />

t’iraient pas, mais ce « tu com prends » — ou « on se comprend », je ne me<br />

rappelle plus au mot près, mais l’idée est la même — que tu ajoutas à la<br />

fin de ta phrase valait toutes les déclarations du monde. Oui, tu m’aimais<br />

Amine ; ou du moins tu voulais bien me le laisser penser, ce qui revient<br />

un peu au même. Désormais, je ne pouvais plus en douter, nous nous<br />

appartenions corps et âme. Situation inouïe, je n’avais plus rien à désirer<br />

après cela. Plus rien ! Je n’aurais vraiment pas su quoi demander de plus<br />

L’ É L U N O 3 75


à Dieu s’il m’était apparu dans ce moment, fors le prolongement éternel<br />

de ce bonheur. Comment après cela aurais-je douté de la voie que je<br />

suivais ? Comment aurais-je hésité à continuer ? Les semaines s’écoulaient,<br />

et je n’en revenais pas de ce rêve éveillé que je vivais, moi qui, il y a trois<br />

mois encore, pensais que l’amour partagé pour un jeune garçon était une<br />

chose à jamais inaccessible. Et pour tant j’en faisais l’expérience, sans com -<br />

prendre comment l’impossible avait pu devenir possible. Amine ve nait<br />

chez moi, on s’enfermait, on s’embrassait, on s’enlaçait, on se bai sait, on se<br />

caressait, on discutait, on jouait, on sortait, on rejouait, on rigo lait ; on al -<br />

lait au cinéma, au restaurant, en ville, chez lui, chez moi, on marchait, on<br />

se tenait par l’épaule, on prenait le métro, on se taquinait, on se racontait<br />

notre vie, on regardait les filles — ou plutôt Amine regardait les filles, et je<br />

regardais Amine…<br />

En même temps, il commençait à me faire de petites crises de jalousie<br />

quand je regardais de trop près un autre garçon, ou manifestais de l’intérêt<br />

pour lui ; il tenait à me faire comprendre que je me devais d’être tout à<br />

lui. Un jour, j’allai même jusqu’à lui demander s’il consentirait à ce que je<br />

fisse avec un autre adolescent ce que je faisais avec lui ; il me répondit<br />

catégoriquement non, je lui demandais ce qu’il ferait si cela arrivait : « Tu<br />

me tuerais ? — Peut-être. — Tu me dénoncerais ? — Non, mais je le dénon -<br />

cerais, lui ! » C’était parfois agaçant — je devais me contrôler quand je<br />

disais bonjour à un autre garçon en sa présence — mais au fond c’était<br />

charmant, et plutôt encourageant. Je voyais dans cette jalousie naissante<br />

une preuve supplémentaire de l’attachement qu’il me portait, j’étais<br />

secrètement flatté d’avoir pu susciter en lui un tel sentiment.<br />

Tout cela formait un tout inséparable, et ce tout était notre relation,<br />

notre <strong>histoire</strong> qui s’écrivait au jour le jour, comme tant d’autres presque<br />

semblables, sauf qu’elles se déroulent au grand jour tandis que la nôtre<br />

exigeait le secret. Il n’y avait pas de meilleur moment ni de moins bon<br />

avec ce garçon, tout moment avec lui était bon, chaque minute avec lui<br />

était une minute de bonheur absolu, d’éternité, mais j’étais parfois plus<br />

heureux d’une séance de maths réussie — où je l’avais vu faire de réels<br />

progrès — que d’une séance de baise moyenne. J’avais du plaisir à le tenir<br />

contre moi, à sentir sa peau contre la mienne, mais mon bonheur pro -<br />

venait uniquement de ce que je le sentais également heureux avec moi —<br />

quand j’en doutais, je devenais malheureux, et j’en cherchais auprès de lui<br />

la confirmation, qu’il me donnait toujours : « Oh, Amine ! Tu sais, je suis<br />

si bien avec toi. Toi aussi, dis-moi ? » Il lui aurait sans doute été difficile de<br />

dire non, mais j’aurais senti s’il m’avait dit oui à contrecœur ou sans<br />

conviction. Je l’aurais senti, parce que c’était ce que je craignais le plus au<br />

76 L’ É L U N O 3


monde, et que j’étais sans cesse à l’affût d’un signe de lassitude de sa part<br />

qui vienne alimenter cette crainte obsessionnelle de ne pas ou de ne plus<br />

être aimé, mais c’était sans cesse le contraire qui venait ! Il ne me disait<br />

pas seulement qu’il aimait être avec moi, il me le prouvait par son<br />

expression, par son attitude, par sa voix, par tout. Parfois, je le rac com -<br />

pagnais jusqu’à mi-chemin et je lui demandais s’il préférait faire le reste<br />

seul : « Non, viens, accompagne-moi, comme ça on pourra discu ter. » ; et<br />

on dis cutait, et c’étaient les plus beaux moments de ma vie. À deux re -<br />

prises, en des circonstances différentes, il me proposa de l’emmener, de<br />

laisser tout derrière nous et de partir à deux dans un pays lointain. Que<br />

ne pouvais-je le faire ! Oui sans doute, Amine, j’aurais aimé le pouvoir<br />

faire, oui, je t’aurais emmené sur-le-champ, si j’en avais eu les moyens et<br />

l’audace… mais nous ne serions pas allés bien loin, malheureusement,<br />

et puis, même si nous en avions eu la possibilité, qui sait après combien<br />

de kilomètres tu te serais fatigué de ma compagnie ? Je ne me faisais pas<br />

trop d’illusions là-dessus, mais tout de même, Amine aurait voulu fuir<br />

avec moi à l’autre bout du monde tout ce qui l’emprisonnait et l’aliénait<br />

dans cette vie, professeurs, parents, école, la monotonie des jours et les<br />

murs gris des villes d’Europe où tous les deux nous étions nés « étran -<br />

gers » ; si ce n’était pas là une preuve d’amour ! Mais j’aurais beau mettre<br />

bout à bout tous ces petits faits, ils ne pourraient restituer le climat, la<br />

réalité vivante de cette relation, telle que je l’éprouvais alors. Un climat,<br />

oui, c’était un climat particulier entre nous, quelque chose d’ordre subtil,<br />

aérien, qu’il faut renoncer une fois pour toutes à décrire. Nous étions<br />

comme deux cordes d’une lyre, distinctes mais vibrant à l’unisson ; je<br />

n’avais jamais cru possible un pareil accord avec un autre être humain,<br />

je comprenais que j’avais vécu jusque-là dans le désert, reclus au milieu<br />

des hommes, et que je ne l’avais même pas su. Ce n’est qu’une fois à l’air<br />

libre que l’on com prend ce que c’était que d’être enfermé. Je découvrais<br />

soudain le sens des mots « ensemble » ou « être avec » : quelqu’un désor -<br />

mais existait pour moi, et j’existais pour lui.<br />

L’ É L U N O 3 77


J’ai été heureux pendant cette période, certainement plus que jamais<br />

auparavant dans ma vie, plus que je ne l’aurais oncques espéré, sans doute.<br />

Pourtant, il me faut dire maintenant que ce ne fut pas une relation<br />

« idéale », ni une idylle pastorale, que ce ne fut simple à aucun moment,<br />

ni particulièrement facile à vivre. J’ai peut-être l’air de me contredire, mais<br />

c’est parce que le réel se nourrit de contradictions, et que ma relation avec<br />

Amine était réelle, justement, non imaginaire, et donc non exempte<br />

d’aspérités et de difficultés. Disons que j’étais heureux, mais pas d’un<br />

bonheur idéal, radieux et sans ombre ; il n’était pas sans exemple que notre<br />

harmonie fût altérée par quelque malentendu, il y avait entre nous de<br />

larges zones d’incompréhensions, il y avait à mon bonheur des zones<br />

d’ombres qui, loin de l’oblitérer totalement, n’en faisaient que mieux<br />

ressortir les zones lumineuses, qui participaient de son caractère réel. Il y<br />

avait, en dépit de tout ce qui précède, une part d’Amine qui m’échappait,<br />

qui ne se résolvait pas à notre relation, et Dieu sait si j’ai pu en souffrir.<br />

Sans conflit véritable, sans grave sujet de désac cord entre nous, j’eus<br />

constamment affaire à ce désaccord, à ce conflit intérieur, irrésolu et sans<br />

doute insoluble, et dont j’étais partiellement la cause, au sein même de ce<br />

garçon. Conflit entre l’amour, l’amitié, le désir réel et les craintes diverses,<br />

les préjugés culturels, l’idée légitime qu’il se faisait de son identité virile.<br />

Cela créait en moi-même un autre conflit, entre le désir de céder à mon<br />

désir pour lui, et la crainte de lui faire du mal. Je n’étais pas insensible à<br />

ces questions, tant s’en faut, mais je ne voulais pas renoncer pour autant.<br />

J’aimais ce garçon, je l’aimais du fond du cœur et je l’aime toujours, et<br />

puis lui-même ne m’aimait-il pas ? Ne me l’avait-il pas dit, ne me l’avaitil<br />

pas large ment prouvé, ne m’avait-il pas demandé de l’emmener au bout<br />

du monde ? Je l’aimais, je le voulais, je sentais qu’une part de lui me dési -<br />

rait aussi. <strong>Une</strong> part seulement, et alors ? Était-ce un crime d’encourager<br />

cette part au détriment de l’autre ? Un crime, je suis sûr que non, mais<br />

une gageure morale, certainement. Un défi permanent, sans aucun doute.<br />

Je voulais qu’il se donnât toujours plus complètement à moi, je voulais en<br />

découdre définitivement avec ses doutes, ses hésitations, mais bien sûr<br />

sans lui faire violence, j’en tends au sens moral, car au sens physique c’était<br />

exclu de par ma nature même. Nul à part Dieu ne saura jamais à quel point<br />

cette peur de le brusquer, d’aller trop loin, de lui faire du mal a pu<br />

m’assiéger, me tenir en haleine jusqu’au bout. Au point qu’elle finit<br />

probablement par produire l’effet inverse. Bien que j’eusse renoncé à tout<br />

scrupule moral, je n’avais pas pour autant renoncé à vouloir le bien de ce<br />

78 L’ É L U N O 3


garçon que j’aimais plus que la vie même, et pour qui je serais mort<br />

volontiers si ma mort avait pu lui être bénéfique. Or je n’étais pas toujours<br />

sûr de savoir ce qui était le mieux pour lui ; bref, je n’étais pas rassuré, et<br />

j’ai dû trop le lui faire sentir. C’est peut-être là que résidait le plus grand<br />

danger pour lui. Pourtant, on ne pourra pas me reprocher d’avoir été<br />

insensible à ce danger et à tous les autres, et de ne pas m’être assez inquiété<br />

pour celui que j’aimais par-dessus tout. Oh ! Amine ! Pardonne-moi si<br />

malgré cela je t’ai fait souffrir, que ce soit par manque ou par excès de<br />

prévenances. Dieu, que je m’en voudrais si un jour j’étais certain que c’est<br />

le cas ! Tu le sais bien, Amine, je t’en ai fait part tant de fois, de cette<br />

inquiétude qui me rongeait comme un chancre, rivalisant seule avec mon<br />

désir pour toi. Combien de fois ne t’ai-je pas demandé avec insistance :<br />

« Ne t’ai-je pas fait de mal ? En es-tu bien sûr ? » ou bien « Ne regretterastu<br />

jamais ce qui s’est passé entre nous ? » Comme je pouvais le harceler,<br />

dans mes moments de doute, de telles questions, pauvre garçon ! J’aurais<br />

presque été heureux qu’il me répondît oui, qu’il me suppliât de le laisser<br />

tranquille à l’avenir, au moins cela aurait mis fin au doute, j’aurais été sûr<br />

de ce qu’il voulait. J’allais jusqu’à l’inciter à me dénoncer ! Car Amine<br />

n’ignorait rien de l’illégalité de mes actes et du danger que je courais par<br />

cette relation avec lui. C’était un sujet de conversation entre nous. Je lui<br />

disais que, s’il avait le moindre sujet de se plaindre de moi, s’il pouvait se<br />

sentir soulagé en me dénonçant, ou s’il pensait que c’était le seul moyen<br />

de m’empêcher de nuire, il ne devait pas hésiter à le faire. Par Dieu ! J’étais<br />

absolument sincère ; j’en arrivais presque à souhaiter être dénoncé par lui<br />

pour être délivré de mes doutes, mais évidemment, quand je disais cela, il<br />

ouvrait de grands yeux et jurait qu’il ne ferait jamais une chose pareille,<br />

qu’il n’avait aucune raison de le faire. Aussi, sa réponse à mes questions<br />

angoissées sur le tort que je lui avais peut-être fait ou sur les regrets qu’il<br />

pourrait concevoir était toujours négative, invariablement négative, teintée<br />

même d’une nuance d’étonnement, comme s’il se demandait d’où je<br />

pouvais tirer une pareille idée. Non, Amine ne m’en voulait pas, non il ne<br />

regrettait rien, je pouvais en être sûr ; mais cela voulait-il dire qu’il<br />

souhaitait continuer ? Logiquement oui, mais cela, il ne le disait pas, du<br />

moins il ne me l’aurait jamais dit explicitement. Sa seule façon de me<br />

témoigner la réalité de son désir était de se donner à moi. Comme on dit,<br />

the proof of the pudding… Amine me prouvait qu’il avait envie de faire<br />

l’amour avec moi en le faisant, point barre. Ou bien disons qu’il<br />

connaissait parfaitement la manière de m’« allumer », les petites attitudes<br />

provocantes qui m’inci taient immanquablement à passer à l’attaque, et<br />

qu’il savait, en en jouant quand ça l’ar rangeait, et en me laissant ensuite<br />

L’ É L U N O 3 79


donner libre cours à ma fantaisie érotique, m’ex pri mer son assentiment<br />

au désir qui bouillait en moi et me portait vers lui. Mode d’expres sion<br />

purement physique, le plus efficace sans doute, et qui aurait dû rendre les<br />

mots superflus. Mais même si c’était sur le plan physique que nous nous<br />

nous comprenions le mieux — certes, ô combien ! — la communication<br />

ne pouvait pas se situer tout entière sur ce plan-là. Elle était éclatée sur<br />

plusieurs niveaux, qui correspondaient mal. Je lui disais : « J’ai envie de<br />

toi », il me répondait : « Je suis pas pédé » ou « Pourquoi tu prends pas<br />

plutôt une fille ? » (sic), ou bien ne disait rien, mais il portait la main à<br />

mon entre jambe, ou plon geait son sexe dans ma bouche avec frénésie.<br />

J’étais dans une position délicate, le cul entre deux chaises, comme on dit.<br />

Son attitude ne me paraissait pas bizarre ni incompré hensible, que du<br />

contraire ! Intellectuellement, je comprenais fort bien ce besoin, chez lui,<br />

de se distancier d’une relation dont il percevait parfaitement le caractère<br />

« atypique », bien qu’il s’y prêtât librement, et de désirs que quelque chose<br />

en lui ressentait comme « étranges », bien qu’ils lui appartinssent<br />

incontestablement. Ce besoin aussi de maintenir une certaine pudeur visà-vis<br />

de moi, de marquer une limite à l’intérieur d’une relation qui n’en<br />

comprenait plus beaucoup, pouvait se manifester parfois d’une manière<br />

fort touchante, qui me rendait plus amoureux encore. Telle cette fameuse<br />

fois où, après s’être donnés d’une manière particulièrement tendre et<br />

intense, je le raccompagne en métro, <strong>histoire</strong> d’avoir le plaisir de discuter<br />

en chemin, comme d’habitude. Il était rayonnant et détendu comme<br />

jamais, et il y eut, chemin faisant, quelques serments d’amitié éternelle,<br />

qui m’avaient tellement ému que je n’avais pu m’empêcher de lui jeter les<br />

bras autour du cou pour l’embrasser. Il me mit alors en garde, très<br />

gentiment, que cette façon de faire, dans la rue, pourrait quelque peu<br />

attirer l’attention sur nous, ce qui ne serait pas sou hai table. Au moment<br />

de le quitter, pour lui prouver que j’avais bien compris le message, comme<br />

il allait me tendre la joue pour l’embrasser, je décidai de n’en rien faire, et<br />

lui donnai à la place une poignée de main virile. Il me regarda alors droit<br />

dans les yeux en souriant, et me dit d’un ton entendu : « Ouais, t’as raison,<br />

on peut se serrer la main ; on est des hommes après tout. » Cher, cher<br />

garçon ; oui, en effet, nous étions des hommes… après tout ! Et nous le<br />

restions malgré tout, ce qui tout de même est une façon élé gante, dans le<br />

genre garçonnier, de dire que ce « tout » n’altère en rien le caractère viril<br />

de notre amitié.<br />

Mais bien que je comprisse et respectasse chez lui ces pétitions de mâle<br />

dignité, mon cœur amoureux ne s’accommodait pas de cette ambiguïté<br />

persistante. D’ailleurs, je ne m’accommodais plus de rien, et n’entendais<br />

80 L’ É L U N O 3


aucune raison. Rien n’était jamais suffisant, aucune preuve d’amour<br />

n’était assez définitive, assez catégorique. Il fallait qu’il fût totalement à<br />

moi, je collationnais avec avidité ses marques d’affection petites ou<br />

grandes, physiques ou verbales, je guettais avec anxiété le moindre<br />

faiblissement de son désir, le moindre signe de lassitude de sa part. C’était<br />

l’addiction, la dépendance totale, et je ne songeais même pas à le lui cacher.<br />

Au contraire, je jouais de cette dépendance quand je sentais qu’elle pouvait<br />

me l’attacher davantage. Je me roulais à ses pieds, lui embrassais les<br />

genoux, je l’appelais mon maître vénéré et me déclarais son serviteur très<br />

humble et soumis ; je l’invitais à me faire subir tous les traitements, toutes<br />

les humiliations, à disposer de ma vie même, s’il le voulait. Et cela n’était<br />

pas pour lui déplaire totalement… il prenait un certain plaisir à sentir son<br />

emprise, sa puissance sur moi, à tenir sous sa coupe, sous sa dépendance,<br />

ce mâle adulte — occidental ! — qui déposait devant lui toute dignité et<br />

toute autorité. Cette inversion des rôles, ce renversement des pôles de<br />

l’autorité, stimulait son désir ; me posséder sexuellement devait lui donner<br />

comme un sentiment de puissance, assez exaltant pour l’enfant qu’il était.<br />

Nos rapports prenaient ainsi quelquefois une tournure sadomasochiste<br />

— le masochisme étant tout entier de mon côté —, presque violente. Cela<br />

pouvait aller assez loin, comme cette fois où, couché sur moi, tout en<br />

faisant l’amour de la façon habituelle (ventre contre ventre), il mit ses<br />

mains autour de mon cou et serra de plus en plus fort, sans que je réagisse,<br />

et cela, jusqu’au moment où j’allais manquer tout à fait d’air et tomber<br />

en syncope. Comme cette strangulation m’était douce, venant de lui ! <strong>Une</strong><br />

sorte de caresse amoureuse extrême. Tout cela ne me semblait ni<br />

déplaisant ni problématique ; cela faisait partie de son initiation et de la<br />

mienne.<br />

Pourtant, je sentais qu’il y avait un danger sérieux dans cette dépen -<br />

dance croissante, que j’avais de plus en plus de mal à gérer, à maîtriser. Ma<br />

passion devait devenir pesante pour ce garçon ; je m’en rendais parfaite -<br />

ment compte, j’en souffrais, mais il n’en résultait qu’une angoisse accrue<br />

de le perdre, qui m’incitait à m’accrocher à lui davantage encore. C’était<br />

un vrai cercle vicieux. Cela aurait pu être tragique pour tous les deux ; ce<br />

qui m’a sauvé, ce qui nous a sauvés — du moins je l’espère —, je dois à la<br />

vérité de dire que c’est l’excellente santé d’Amine, son équilibre, sa maîtrise<br />

de soi, la lucidité et la maturité dont il faisait preuve dans les moments<br />

difficiles. Finalement, de nous deux, c’était lui le plus « adulte », affecti ve -<br />

ment en tout cas. Ainsi, un jour, au tout début, comme je lui faisais part<br />

de ma crainte de l’avoir peut-être « traumatisé », il me considéra d’un air<br />

étonné et me répondit : « Non, pourquoi ? C’est une expérience. »<br />

L’ É L U N O 3 81


Cette lucidité, cette maîtrise remarquables pour un garçon de son âge<br />

éclatèrent surtout lors de ce que j’appelle « la scène », la fameuse scène qui<br />

fut le grand tournant, la média trice de nos relations. <strong>Une</strong> scène horrible,<br />

à vrai dire, due à mon emportement et à l’ardeur mal maîtrisée de mes<br />

sentiments. L’<strong>histoire</strong> durait depuis quelque temps déjà, quand il arriva<br />

que, deux jours de suite, il ne vint pas à un rendez-vous. Vous rendez-vous<br />

compte ! Deux jours de suite. Et cela faisait près d’une semaine que je ne<br />

l’avais pas vu ! J’aurais dû comprendre, évidemment, qu’il avait besoin de<br />

respirer, de prendre quelque congé de moi, que ce n’était pas un rejet<br />

définitif ; que si, au contraire, je lui laissais le temps de souffler un peu,<br />

notre relation ne s’en porterait que mieux après. Mon amour aurait dû<br />

me le faire comprendre, mais bernique ! Mon unité de compréhension<br />

était hors circuit depuis longtemps, je ne sentais que le manque, atroce,<br />

dévorant, et la crainte — que je me peignais déjà comme certitude — d’être<br />

abandonné. Oh, Amine ! Comme si tu avais jamais pu m’abandonner ! La<br />

vérité est que, d’avoir cru cela un moment de toi, je me suis montré bien<br />

peu digne de cet amour que tu ne m’as jamais compté, mais j’étais fou, et<br />

je n’en pouvais plus de t’attendre.<br />

Donc, le soir du deuxième jour, si je me souviens bien, je me décidai à<br />

passer chez lui. J’étais comme un dément ; je ne comprendrai jamais<br />

comment j’ai pu agir d’une façon aussi évidemment désastreuse, contraire<br />

à tout bon sens, à toute raison, à la prudence la plus élémentaire, mais<br />

c’est ainsi. D’autorité, je chassai les frères et sœurs de la chambre, afin<br />

d’être seul avec lui — sans me soucier outre mesure de ce qu’allaient<br />

penser les parents. Alors, je lui fis la scène de l’amoureux transi qui a peur<br />

d’être abandonné. Vous pouvez imaginer ce que ça donnait : « Pourquoi<br />

n’es-tu pas venu ? Je t’attendais, j’ai tellement besoin de toi, etc. » Tout y<br />

est passé, pauvre garçon encore une fois !<br />

L’attitude d’Amine, face à ce déluge d’insanités — n’ayons pas peur des<br />

mots —, fut tout simplement magnifique. Il se montra de marbre, et<br />

m’envoya paisiblement sur les roses, en me faisant comprendre qu’il<br />

n’était pas ma chose, qu’il ne me devait rien et qu’il se détournerait de<br />

moi pour de bon si je persistais dans cette ridicule attitude. Pan ! dans les<br />

dents ! Je comprenais qu’il avait raison, qu’il venait d’adopter la seule<br />

posture rai son nable face à mon délire d’enfant gâté, mais je n’en étais pas<br />

moins sonné ; j’étais litté ralement K.O. Je comprenais qui était le maître.<br />

Il ne me restait plus qu’à me retirer la queue entre les jambes, contre une<br />

vague promesse qu’il reviendrait tout de même. Les jours suivants furent<br />

pénibles, à tout le moins. J’étais près de mettre fin à mes jours, l’éten due<br />

de ma sottise et la monstrueuse indignité de mon comportement<br />

82 L’ É L U N O 3


m’apparais saient en plein jour, et je ne doutais pas de l’avoir perdu pour<br />

de bon, par ma seule faute. Le mi ra cle est que, contre toute attente, il<br />

revint, moins d’une semaine après. J’étais heureux de le revoir, bien<br />

qu’encore traumatisé de ce qui s’était passé. Nous eûmes alors une conver -<br />

sation longue et épique, où je compris bien des choses sur les garçons et<br />

sur la vie en gé né ral. Tout d’abord, Amine se montra de glace face à mes<br />

avances, pour la première fois depuis longtemps. Moi qui me réjouissais<br />

déjà de l’avoir retrouvé, mes espoirs s’envolaient d’un coup. Je pris alors<br />

mon plus bel air de chien battu pour lui redire combien j’avais besoin de<br />

lui, et blablabla. Mais Amine ne s’en laissa pas conter, même pas un peu !<br />

« Ne fais pas cette tête-là, me dit-il d’abord, j’ai horreur de ça ; ça me donne<br />

envie de fuir. J’aime bien quand tu es cool et que tu souris, comme<br />

d’habitude quoi. » Je fis donc un effort pour sourire et prendre un air<br />

« cool, comme d’habitude ». « Voilà, c’est mieux », dit Amine. Il faisait un<br />

temps splendide, à ce moment nous sortîmes dans la rue, pour poursuivre<br />

la conversation en marchant. Toujours en faisant un effort pour rester<br />

« cool et souriant », je persistais néanmoins à lui parler de mon amour et<br />

du besoin que j’avais de lui et de la peine que j’avais quand il semblait<br />

m’ignorer. D’une manière vraiment digne, Amine me dit alors : « Arrête,<br />

je culpabilise, moi, quand tu parles comme ça. » Cette réplique me laissa<br />

sans voix ; j’étais stupéfait qu’il connût le verbe « culpa bi liser », et qu’il se<br />

montrât aussi clairvoyant sur le sens de mon attitude, sur ce que j’étais en<br />

train de faire, plus que je ne l’étais moi-même. Oui, en somme, malgré<br />

moi, j’essayais de le culpabiliser pour le faire revenir ; ce n’était bien sûr<br />

pas mon intention réelle, mais cela revenait à ça. Et ce garçon, loin de se<br />

laisser manipuler, analysait avec précision ma tentative, lui donnait le nom<br />

savant qui convient, et me mettait froidement face à moi-même. C’était<br />

insupportable et merveilleux à la fois. C’était une rude leçon, mais au fond<br />

j’étais heureux de la recevoir de lui, heureux qu’il se montrât si grand alors<br />

que j’étais si petit, si lucide alors que j’étais complètement aveuglé, qu’il<br />

osât me dire mes quatre vérités avec sang-froid alors même que la vérité<br />

allait à l’encontre de mon désir. Je pris une inspiration et réfléchis un<br />

moment à ce que j’allais répondre. Je compris que le moment était venu<br />

de parler franchement de notre relation, de mettre à plat tout ce qui s’était<br />

passé entre nous. Je lui dis, sereinement, tout ce que cette expérience<br />

représentait pour moi, le bonheur qu’elle m’avait apporté, mais aussi les<br />

doutes et les interrogations qu’elle suscitait en moi ; je tâchai de lui<br />

expliquer qu’il ne devait en aucun cas se sentir obligé de continuer, que<br />

c’était sa liberté et que je la respectais, qu’il n’y avait pas de bonheur pour<br />

moi en dehors de ce qui lui faisait plaisir à lui. Il me fit part une nouvelle<br />

L’ É L U N O 3 83


fois de ses appréhensions concernant son identité virile, de la peur de ce<br />

qu’il concevait comme de l’homosexualité. Je lui dis que je comprenais<br />

ses craintes, que je ne voulais pas faire de lui un petit homo, le détourner<br />

des femmes, mais que, à mon avis, il n’y avait rien de mal à ce qu’un jeune<br />

garçon fît la découverte de lui-même, de son corps, avec un homme qui<br />

l’aime et qui peut le guider sur ce terrain délicat, à condition qu’il en ait<br />

lui-même envie, que le mal commençait là où s’arrêtaient son désir et son<br />

libre gouvernement de lui-même. Bref, je lui expliquai toute ma concep -<br />

tion de l’amour, non plus cette fois dans l’intention de le reconquérir, mais<br />

de clarifier les règles, en insistant sur cette règle su prême qui est le désir<br />

réciproque et le libre assentiment des deux partenaires. Je n’aurais su dire,<br />

sur le moment, si je l’avais vraiment convaincu, mais il me parut plus<br />

apaisé, sans préjuger des suites de cette conversation, car sa protection<br />

seule à ce moment m’importait.<br />

Quand il vint la fois suivante, je pus juger de l’effet heureux, quoique<br />

plutôt inattendu, de cette clarification. Oui, Amine, tu te donnas à moi,<br />

cette fois-là, sans aucune hésitation, avec une confiance et une ardeur que<br />

je ne t’avais jamais vue auparavant. Effet magique d’un discours juste,<br />

auquel tu répondais une fois de plus à ta manière, c’est-à-dire non pas<br />

avec des mots, mais avec ton cœur et ton corps ; je te vis abandonné entre<br />

mes bras, détendu, radieux, fondant sous mes caresses, y répondant par<br />

les tiennes, comme si quelque nœud mystérieux s’était dénoué en toi et<br />

que tu n’entendais plus que la voix de ce désir étrange qui, depuis le<br />

premier jour, nous poussait l’un vers l’autre. Comment oublierais-je cette<br />

fois-là ? Comment douterais-je du sens de l’épisode ? Ce garçon que je<br />

n’avais pu reconquérir par la pression et la violence morale plus ou moins<br />

involontaire, qui avait si bien su me dire non quand mon amour<br />

l’étouffait, me disait maintenant oui sans ambiguïté, parce que j’avais su<br />

l’écouter et lui témoigner du respect, poser au jeu des règles acceptables ;<br />

il me revenait parce que je le laissais libre de le faire, parce qu’il sen tait<br />

enfin à nouveau qu’il pouvait me faire confiance, que je ne cherchais pas<br />

à le retenir de force. Cela n’avait pas été sans combat de ma part, contre la<br />

part la plus obscure de mon désir, et je savais que ce combat ne serait<br />

jamais terminé. Mais je comprenais désormais que pour qu’il me dise oui<br />

sans détour, il fallait lui laisser pour de vrai la liberté de dire non. Je ne<br />

devais pas cela à mes propres lumières, mais à son courage et à son<br />

intelligence à lui, et je lui saurai toujours gré — cher petit ami ! — d’avoir<br />

ainsi fait mon éducation, moi qui ne savais presque rien de l’amour ni de<br />

la vie avant de l’avoir connu.<br />

84 L’ É L U N O 3


La suite de l’<strong>histoire</strong> ne présente plus d’intérêt particulier, et j’arrive<br />

bientôt au terme de ma narration, c’est-à-dire, hélas, aussi de cette<br />

aventure. Je garde des derniers temps le souvenir d’une période sereine,<br />

heureuse, d’un dénouement en douceur, après des câlins sans nombre, des<br />

soupirs, des rires et des caresses sans retenue. Honnêtement, au cours des<br />

deux ou trois mois — à peine — qu’avait duré cette exploration réci -<br />

proque, nous avions à peu près fait le tour l’un de l’autre ; il ne nous restait<br />

plus beaucoup de choses à découvrir, en tout cas ce devait être le sentiment<br />

d’Amine, et je ne cherchai plus à m’accrocher, sentant que la fin était<br />

proche. Et puis il faut bien dire que le jeu devenait risqué ; ma femme<br />

commençait à avoir de sérieux doutes sur les motifs de la présence quasi<br />

permanente de ce garçon chez nous, et les parents eux-mêmes devaient<br />

commencer à se poser des questions : j’en eus quelques échos par Amine,<br />

qui évidemment redoutait leur réaction en cas de découverte du pot aux<br />

roses. Il faut dire que je n’avais pas été particulièrement discret. De toute<br />

façon, les meilleures choses ont une fin — les pires aussi d’ailleurs. Il arriva<br />

donc qu’Amine vînt plusieurs fois de suite chez moi sans qu’il se passât<br />

rien de spécial ; je sentais qu’il n’avait pas envie, et il m’avait assez prouvé<br />

que dans ces cas il était inutile d’insister. J’attendais patiemment que<br />

l’envie revînt. Quand il me parut clair qu’elle ne re vien drait pas, je sus que<br />

le moment était venu de s’expliquer une der nière fois. « C’est donc bien<br />

fini ? lui dis-je. Il n’y aura plus rien désormais ? » Dans un sourire<br />

compatissant, il prononça ces mots sublimes : « J’ai appris beaucoup grâce<br />

à toi. Mais, maintenant, mon temps d’apprentissage est terminé. » On ne<br />

saurait être plus clair. Je n’insistai pas, toute protestation me semblant<br />

inutile face à la résolution du petit homme. Il tint cependant à me rassurer<br />

sur notre amitié, qui demeurerait vivante, il insista pour que nous<br />

continuions à nous voir, à nous aimer chastement désormais. Simplement,<br />

le temps des folies, des expériences en dehors des sentiers battus était<br />

passé, sans regret de part et d’autre. <strong>Une</strong> fois de plus, il me donnait<br />

l’occasion d’admirer sa maîtrise de soi et sa bravoure, si bien que je<br />

l’admirai et l’aimai plus que jamais en cette cir constance. Somme toute,<br />

notre <strong>histoire</strong> n’aurait pu avoir de dénouement plus heureux. Je mentirais<br />

cependant si je disais qu’elle ne me laissa pas sur ma faim. Je comprenais<br />

qu’il était temps de laisser ce garçon voler vers d’autres horizons, et je n’en<br />

éprouvais pas de regrets exces sifs, mais une profonde nostalgie de ses<br />

caresses, de la douceur de son corps, du goût de ses parties intimes, de<br />

tout cet ensemble de sensations enivrantes que j’avais découvertes avec<br />

lui, et qui allaient atrocement me manquer désormais. C’était un véritable<br />

travail de deuil qui s’annonçait, long et difficile, mais il n’y avait rien<br />

L’ É L U N O 3 85


d’autre à faire. Je repensais au plus célèbre coup de revolver de l’<strong>histoire</strong>,<br />

tiré un jour par un jeune poète contre un poète moins jeune et qui l’avait<br />

aimé aussi ardemment au moins que je t’ai aimé, Amine. Toi, tu n’es pas<br />

vraiment poète, bien qu’il y ait en toi une poésie que tu ne soupçonnes<br />

pas, mais tu ne m’en as pas moins aussi tiré un coup de revolver. C’était<br />

certes un coup amical, tiré avec des fleurs en quelque sorte, mais il m’a<br />

tout de même atteint en plein cœur, et mon cœur saigne, Amine ! Il saigne<br />

par toi et pour toi, d’une blessure qui ne m’empêchera pas de vivre, mais<br />

qui demeurera toujours vive, aussi longtemps que je serai.<br />

Les semaines qui suivirent l’annonce de cette rupture amicale, j’étais dans<br />

un état difficile à décrire, tantôt prostré au lit pendant des journées entières,<br />

tantôt errant dans les rues, m’arrêtant dans les cafés puis reprenant mon<br />

errance comme un déraciné. Le coup, bien que prévu et prévisible, avait été<br />

rude, mais pas fatal. En tout état de cause, il me restait le souvenir des bons<br />

moments que j’avais passés avec Amine, c’était comme un trésor enterré au<br />

fond de moi qu’on ne pourrait jamais me prendre : même si je ne devais plus<br />

rien vivre de semblable à l’avenir — ce qu’à Dieu ne plaise ! —, il ferait ma<br />

richesse désormais ; ma vie ne pourrait plus jamais être qualifiée de médiocre<br />

après cela. Comme disait le philosophe Jankélévitch : « Celui qui a été ne peut<br />

plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et<br />

profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité. » Je me<br />

reconnaissais exactement dans cette citation inscrite sur la maison du philo -<br />

sophe : j’avais vécu avec Amine quelque chose d’incroyablement fort, et toute<br />

cette <strong>histoire</strong>, dans sa possibilité comme dans son effectivité, m’apparaissait<br />

encore comme un mystère, mais « ce fait mystérieux et profondément<br />

obscur » de l’avoir vécue serait « mon viatique pour l’éternité ». Et pourtant,<br />

si le fait d’avoir vécu était « mystérieux et profon dément obscur », combien<br />

plus mystérieux et plus obscur encore me paraissait le fait de ne plus le revivre<br />

désormais. Plus jamais je ne serrerai Amine contre moi. Ah ! mon Dieu,<br />

qu’est-ce que cela veut dire ? Quel est le sens de ces mots : « plus jamais »?<br />

L’esprit se perd en conjectures folles, la raison chavire devant l’immensité de<br />

cet abîme béant ! Le plus douloureux était ce sentiment d’avoir perdu l’accès<br />

à son désir, à ce fluide magnétique qui autrefois s’écoulait entre nous, nous<br />

dispensant de parler pour savoir l’un l’autre ce que nous voulions ; je me<br />

sentais exactement comme le personnage de Nils Holgersson à la fin du<br />

roman qui a marqué mon enfance, lorsqu’il se rend compte, l’enchantement<br />

étant rompu, qu’il a oublié le moyen de communiquer avec les animaux. De<br />

même, par un enchantement dont je ne peux expliquer la cause, j’avais appris<br />

à parler le langage de son corps, et ce langage, je l’avais désappris : j’avais beau<br />

tenter de rappeler son amour, son désir, je ne parvenais plus à trouver le ton<br />

86 L’ É L U N O 3


juste, la bonne note, celle que naguère je trouvais sans la chercher. La rupture<br />

de ce charme me flagellait d’une nostalgie intolérable. Et pourtant il faut bien<br />

se résigner, accepter l’inévitable, apprendre à vivre désormais, à vivre sans<br />

lui, Seigneur ! Du moins sans son amour, sans ses caresses, puisqu’il me reste<br />

au moins son amitié, ce qui ne fait pas de moi le plus mal loti parmi les<br />

amants délaissés.<br />

Peu à peu, je repris du poil de la bête, je m’ac cli matai à la situation<br />

nouvelle. Privé des sa tisfactions de la chair, je me retournai vers ma patrie<br />

d’origine, l’esprit ; je repris goût à l’acti vité intellectuelle, aux choses<br />

supérieures ; j’y trouvais même un goût nouveau, que j’ignorais avant. Le<br />

fait d’être descendu au plus bas dans le royaume de la sensualité, d’en avoir<br />

goûté les délices, puis d’avoir été chassé de ce paradis, me faisait<br />

redécouvrir la valeur du spirituel, du bien et du beau en soi, de ce qui ne<br />

connaît ni chan gement ni altération. Enfin, bien sûr, il me fai sait<br />

redécouvrir l’amour de Dieu au-delà des créatures, que l’amour d’une<br />

créature divine avait progressivement recouvert. Certes, j’avais aimé tout<br />

ce qu’il y avait de divin dans ce jeune garçon, en fait de beauté et de<br />

lumière ; j’avais aimé Dieu en lui, si l’on veut, et je l’avais aimé en Dieu,<br />

mais maintenant qu’il ne voulait plus de cet amour, je réapprenais à<br />

L’aimer Lui, tel qu’en Lui-même, Il échappe à toute forme, à toute figure<br />

concrète, à tout l’ordre créé. Je comprenais ce que Dieu avait voulu me<br />

dire à travers cette <strong>histoire</strong>, le rôle qu’elle devait jouer dans mon parcours<br />

spirituel ; Il m’avait permis de contempler l’éclat de sa beauté dans<br />

l’éphèbe, de la posséder en lui, il fallait maintenant restituer à Dieu, au<br />

réservoir infini et inépuisable de toutes les beautés, cet éclat divin<br />

passagèrement épandu sur une forme éphémère. La beauté d’Amine, je<br />

veux dire ce qui faisait sa beauté à mes yeux, n’aurait pas duré de toute<br />

façon ; et si un autre garçon venait à le remplacer, la sienne ne durerait<br />

pas davantage. Personne n’est mieux placé que le pédéraste, qui n’aime<br />

ici-bas que des beautés fugitives par essence, pour comprendre qu’il n’y a<br />

qu’une seule beauté vraie, impérissable, éternelle. Et ce n’est pas un hasard<br />

si cette beauté immuable et transcendante de l’Essence une et universelle,<br />

la tradition islamique l’a figurée à jamais sous les traits d’un jeune garçon ;<br />

« J’ai vu mon Seigneur sous les traits d’un adolescent imberbe… » ; enfin,<br />

ce n’est pas le moindre bénéfice de mon aventure, je comprenais le sens<br />

profond de cette parole prophétique précédemment citée. Dieu, Allah,<br />

c’était vraiment le Garçon éternel, le garçon dans mon cœur, le garçon<br />

L’ É L U N O 3 87


présent partout, en toute chose, vie et beauté de tout, celui qui ne m’aban -<br />

donnerait jamais, ne me manquerait jamais, celui qui serait toujours là<br />

où je serais, pourvu que j’y sois avec Lui… En aimant le garçon réel, j’avais<br />

appris à quoi pouvait ressembler l’amour du Garçon idéal, plus que réel,<br />

dont la beauté immarcescible est éparse sur les garçons d’ici, sur les fleurs<br />

de la terre, sur les étoiles du ciel. En somme, j’avais retrouvé la foi, ou<br />

plutôt, parce que je ne l’avais jamais perdue en fait, elle s’était trouvée<br />

renforcée, rehaussée d’un éclat nouveau, nourrie par mes expériences<br />

terrestres. Ce n’est pas le moindre des miracles que tu aies accomplis pour<br />

moi, cher Amine.<br />

Mais je savais aussi, désormais, que cet amour — je veux dire celui du<br />

garçon réel — n’était pas un rêve irréalisable, j’en connaissais la possibilité,<br />

je l’avais éprouvée à fond, et ce savoir, cette science-là, ne me quitterait<br />

plus ; elle était, elle est gravée en moi comme dans le marbre. Nul coup de<br />

burin grossier ne pourra l’effacer.<br />

Et qui sait ?… peut-être qu’un de ces jours, prochain j’espère, je croi -<br />

serai sur mon che min un autre Amine, un autre garçon en chair et en os,<br />

qui lui ressemblera un peu, beau coup ou pas du tout, me comprendra et<br />

me laissera l’aimer comme j’ai aimé le pre mier, sans limites, sans en -<br />

traves… Alors, à nouveau, je pourrai étreindre dans une créature vivante<br />

le fugitif reflet de la beauté éternelle. Et je louerai l’Auteur des choses de<br />

m’avoir permis de L’aimer dans la plus belle et la plus divine de ses<br />

œuvres. Jusque-là je conserve précieusement ton souvenir, Amine, et celui<br />

de cette aventure qui m’a permis de savourer dans tes bras d’enfant un<br />

avant-goût de l’immortalité.<br />

88 L’ É L U N O 3

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