Une histoire d'amour ordinaire / Fragments biographiques Léandre ...
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IER, il y a une éternité, un petit être étrange, vaguement ange,<br />
quelque peu diable, mais surtout bien en chair, est entré dans ma<br />
vie, très doucement, comme la rosée s’insinue dans le roc et le fait<br />
voler en éclats ; je ne suis plus et je ne serai plus jamais l’homme que j’ai<br />
été, mais je suis désormais celui que j’ai voulu être. Comment raconter<br />
cette <strong>histoire</strong> sans la trahir ? Parmi les milliers de petits détails qui se<br />
pressent à mon esprit, comme une rafale de perles luisantes, comment<br />
choisir celles que je vais enfiler sur le fil de l’écriture pour composer la<br />
parure de ce récit, qui ne sera jamais qu’un masque de la réalité ? Par la<br />
force des choses, ce que je te montrerai, ô ami lecteur, ne sera qu’un visage<br />
de cette réalité qui en réalité en a mille, et n’en a aucun, car l’essentiel est<br />
indicible, comme tu sais. On croit savoir à peu près exactement ce qu’on<br />
a vécu, pourtant rien ne paraît plus difficile que de le dire sans l’altérer ni<br />
L’ É L U N O 3 39
l’adultérer ! Cette unité infiniment simple qui est l’essence de la vie, dès<br />
lors qu’on la présente au miroir de la pensée, se réfracte en une telle<br />
multiplicité d’aspects contrastés et mouvants que notre langage peine à<br />
les rassembler à nouveau en une unité organique, cohérente.<br />
L’<strong>histoire</strong> que je vais raconter est somme toute assez banale — une<br />
<strong>histoire</strong> d’amour <strong>ordinaire</strong>. Si ce n’est qu’il s’agit d’un amour qui,<br />
théoriquement, n’a pas droit de cité dans le monde où nous sommes<br />
contraints de vivre. Or, ce qui pourrait, ce qui devrait n’être qu’une banale<br />
<strong>histoire</strong> d’amour — en tout cas de passion, de désir et de sexe — devient<br />
une énigme, un problème, une équation difficile à résoudre, dès lors que<br />
l’Univers — j’entends par là ce ramassis de fripouilles que l’on nomme les<br />
honnêtes gens et qui composent à ce jour le gros et même le gras de la<br />
société — a une fois pour toutes déclaré non seulement honteuse, non<br />
seulement criminelle, mais encore impossible cette forme d’amour. Je vous<br />
invite à méditer sur ce mot : impossible. Mot immense ; les fondations de<br />
l’Infini frémissent quand on prononce ce vocable synonyme de la plus<br />
absolue des limitations, de la plus infranchissable des barrières, celle qui<br />
sépare à jamais ce qui est de ce qui ne saurait, en aucun cas, jamais être !<br />
N’allez pas croire que j’exagère : impossible est très exactement le mot que<br />
j’ai entendu le plus souvent, dans la bouche des honnêtes gens qui en ont<br />
(malencontreusement) eu connaissance, pour qualifier mon <strong>histoire</strong>. Il<br />
était apparemment écrit que je ne mourrais pas sans avoir assisté à ce<br />
spectacle conster nant de gens apparemment sains d’esprit qualifiant<br />
d’impossible une chose dont ils savent qu’elle a effectivement eu lieu. Car<br />
elle a bien eu lieu, cette <strong>histoire</strong>, et le plus simplement du monde ! Sans<br />
tambour ni trompette. Comme si de rien n’était. <strong>Une</strong> <strong>histoire</strong> d’amour<br />
tout à fait <strong>ordinaire</strong>. C’est ça qui est extra<strong>ordinaire</strong> dans cette <strong>histoire</strong> :<br />
qu’une chose réputée impossible, jusqu’aux confins de la Voie lactée,<br />
puisse se produire d’une façon finalement aussi <strong>ordinaire</strong>.<br />
Ordinaire comme le miracle, qui, lorsqu’il est authentique, ne se signale<br />
jamais par de grands effets théâtraux, mais reste humble, discret ; oui, il y<br />
a quelque chose de miraculeux dans ce qui m’est arrivé, en ce sens que je<br />
ne saurais dire, bien que l’ayant vécu, comment tout cela a pu arriver. Un<br />
nimbe d’irréalité entoure tout mon souvenir de cette <strong>histoire</strong>, comme si<br />
je l’avais rêvée, car c’était vraiment un rêve — et par moments un cau -<br />
chemar, mais n’anticipons pas. Bien que je revoie avec précision tout<br />
l’enchaînement des faits, quelque chose dans leur dynamique m’échappe.<br />
D’ailleurs, tout cela était impossible à imaginer ; c’est pour cela que je<br />
devais le vivre. C’était le seul moyen de percer cette énigme. Ce qui est<br />
réputé impossible glisse dans l’Impensable, il devient une sorte d’ab solu,<br />
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insaisissable et indicible comme l’Essence divine ; et peut-être qu’il y a làdedans<br />
une vérité plus profonde. Oui, aujourd’hui pour moi, une telle<br />
relation n’est certes plus impensable, et pour cause, mais elle garde en un<br />
sens tout son mystère ; car j’ai vraiment eu l’impression, du com men ce -<br />
ment jusqu’à la fin, de vivre — de la façon la plus <strong>ordinaire</strong> du monde, car<br />
je n’étais plus un être de ce monde — quelque chose qui n’était plus de<br />
l’ordre humain, de participer à la célébration d’un Mystère, au sens<br />
antique et ésotérique du terme. Le Mystère du Garçon ! J’ai été au cœur<br />
de ce Mystère, je ne l’ai pas dissipé pour autant. Oui, il y a quelque chose<br />
de réellement divin dans cet être adorable qu’est le bel adolescent, et être<br />
amoureux des garçons, c’est rendre un culte à une beauté qui dé passe<br />
largement l’ordre des réalités courantes, telle a toujours été ma conviction<br />
et au jourd’hui plus que jamais, ce qui est assez formidable, car le fait<br />
d’avoir goûté aux aspects les plus crus de la chose aurait pu en dissiper le<br />
flamboiement mystique, au lieu qu’il l’a magistralement renforcé. Il faut<br />
maintenant essayer de dire ce Mystère sans le profaner. Dire sans l’avilir<br />
ni le diminuer le miracle de la Vie que constitue cette <strong>histoire</strong> d’amour<br />
<strong>ordinaire</strong>… que le Dieu des garçons me prête le tact et l’éloquence néces -<br />
saires : comme dirait M. de La Palisse, ce ne sera pas superflu !<br />
Avant tout, je dois vous parler de ce qu’a été ma vie, avant que cet être ne<br />
débarque dedans ; il faut que je remonte loin, bien loin dans les souvenirs<br />
de mon enfance et de ma prime adolescence, surtout ceux qui ont trait à<br />
ma découverte de l’amour et de la sexua lité. Je crois sincèrement qu’il n’y<br />
a pas un être au monde qui ait fait la découverte de son corps et de soimême<br />
comme être sexué dans des conditions plus tristes et plus dépri -<br />
mantes de solitude et d’angoisse devant l’inconnu. Je veux bien à la rigueur<br />
admettre qu’il y en a pour qui ce fut aussi pénible que pour moi, mais<br />
plus, non, cela me semble à peu près totalement exclu.<br />
Enfant rêveur, solitaire, doué, pour ne pas dire surdoué, mais incompris,<br />
mal aimé, en particulier des autres enfants, presque rejeté par eux, je me<br />
suis habitué de bonne heure à vivre dans un monde imaginaire, fantasmatique,<br />
un monde d’abstractions qui finissait par devenir pour moi plus<br />
réel que le réel ; d’ailleurs, ce trait ne m’a pas quitté jusqu’à ce jour : je<br />
reste un grand rêveur éveillé, plus à l’aise dans les grandes abstractions<br />
mathé matiques, philosophiques ou autres, que dans la « réalité quotidienne<br />
», cette illusion de l’homme moderne, l’homme « uni dimen -<br />
sionnel » comme disait Marcuse. Fils d’un mariage mal heureux, terminé<br />
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de bonne heure en divorce, ballotté continuellement entre un père bon<br />
mais trop dur, qui ne me témoignait pas assez de tendresse, et une mère<br />
ten dre et dévouée, mais un peu trop, surprotectrice et dépressive, la plupart<br />
du temps livré à moi-même, je me raccrochai à ce que j’avais de plus propre,<br />
ce qu’on ne pourrait jamais m’ôter, ce qui, au milieu du flot déchaîné,<br />
m’offrait un relatif sentiment de sécurité : à moi-même et à mon corps,<br />
ce corps d’enfant que ma mère semblait chérir, et que je finissais par<br />
chérir comme elle. Aussi, le passage à l’adolescence fut tragique ; les<br />
change ments qui survenaient alors dans ce corps auquel je m’étais attaché<br />
comme un naufragé à une bouée, me causaient une angoisse terrifique,<br />
dont je n’osais parler à personne, sûr que j’étais d’être jugé sans être compris,<br />
comme toujours ; je me figurais une sorte de déchéance, j’avais l’impression<br />
d’être chassé d’un paradis, le paradis de l’enfance, repré senté<br />
par ce corps rose, lisse et imberbe que je voyais disparaître jour après<br />
jour. En échange, je découvrais certes, le soir, dans l’intimité de ma chambre,<br />
des plaisirs nouveaux, plus que tout autre suaves, mais cette découverte<br />
ne compensait pas la perte que j’éprou vais, aussi elle m’apparaissait<br />
comme une faute, non pas vis-à-vis d’un Dieu auquel on m’avait appris à<br />
ne pas croire, mais vis-à-vis de moi-même, une faute qui me valait d’être<br />
chassé du paradis ; de plus, l’émission de fluide qui accompagnait, naturellement,<br />
ces pre mières expériences solitaires m’apparaissait comme une<br />
intolérable perte de ma propre, de ma si précieuse substance, que je m’efforçais<br />
— généralement en vain — d’empêcher, d’enrayer. Ainsi la découverte<br />
de la sexualité s’accompagna-t-elle tout de suite pour moi de la découverte<br />
du sentiment de culpabilité, du sentiment du péché, qui est sans<br />
doute la porte par laquelle le sentiment religieux est entré chez moi. C’est<br />
de cette époque en effet que je pris l’habitude de m’adresser à Dieu,<br />
comme s’Il pouvait m’aider à retrouver l’innocence perdue — à conserver<br />
mon corps d’enfant…<br />
J’avais environ douze ans en ce temps-là. Alors que mes camarades de<br />
classe ou de jeux s’épanouissaient, fiers d’entrer dans le monde des<br />
hommes, je vivais une tragédie inté rieure dont personne ne soupçonnait<br />
l’ampleur — qui faisait attention à moi ? — et je devenais plus solitaire,<br />
plus renfermé que jamais. Cela dit, je rendais bien à mes camarades le<br />
mépris dont ils m’abreuvaient : certes, au fond de moi j’étais blessé et mal -<br />
heureux, mais je savais me montrer impertinent avec tout le monde, à<br />
commencer par mes professeurs, et faire preuve d’une ironie grinçante<br />
à l’égard des autres enfants, que je jugeais futiles, limite demeurés. Cela<br />
entretenait un cercle vicieux, une spirale infernale : plus je me sentais<br />
exclu, marginalisé, plus je dédaignais les autres enfants et leurs jeux<br />
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imbéciles, plus j’étais exclu en retour. De jour en jour, je me sentais plus<br />
différent des autres, et cette dif férence devenait aussi plus difficile à porter,<br />
pensez donc ! Un passionné d’<strong>histoire</strong> de l’art de treize ans, dans une cour<br />
de récréation, ça n’en mène pas large… Mais bientôt, il fallut faire face à<br />
la découverte d’une différence plus grande encore… alors que les garçons<br />
de mon âge commençaient à s’intéresser aux filles, à en parler entre eux,<br />
à faire leurs pre mières tentatives pour conquérir le sexe dit beau, je<br />
m’apercevais avec une inquiétude croissante du peu d’intérêt que ces êtres<br />
— encore plus futiles et écervelés que la plupart des garçons, ce qui dans<br />
mon esprit n’était pas peu dire — éveillaient en moi. En revanche, je<br />
ressentais un trouble inexprimable face à des garçons un peu plus jeunes,<br />
qui possé daient un corps semblable à celui que j’avais perdu, ou à des<br />
camarades de classe dont le corps était resté plus lisse et les traits plus<br />
enfantins que les miens… ce qui ne fit que ren forcer mes angoisses.<br />
Incapable de m’expliquer la provenance d’un tel sentiment, dont je ne<br />
voyais pas l’équivalent chez eux qui ne s’intéressaient qu’aux filles, de plus<br />
enfermé dans mon monde imaginaire et muré dans mon mépris des<br />
garçons de mon âge, si super ficiels, si vulgaires, etc., qui me rejetaient<br />
me trouvant si ennuyeux, si bizarre, etc. (bis), je ne pouvais pas me<br />
résoudre à désirer leur corps, à désirer quelque chose de ces êtres in -<br />
sensibles, fermés à l’<strong>histoire</strong> de l’art, et qui de plus ne semblaient pas du<br />
tout me désirer, moi ! Ma solitude se creusait d’elle-même, elle se muait<br />
naturellement en une solitude affective et sexuelle. Pendant des années, je<br />
n’eus pas une seule expérience de plaisir par tagé, ce qui est encore, hélas,<br />
le lot de beaucoup d’adolescents, bien qu’il y ait de plus en plus d’ex -<br />
ceptions ce me semble. À mesure que les années passaient, cependant, je<br />
prenais davantage conscience de l’étrangeté de mes goûts aux yeux du<br />
commun des mortels ; ce qui, au lieu de me pousser à rechercher des<br />
garçons qui auraient eu les mêmes goûts, m’incitait encore davantage au<br />
repli sur moi, la seule attitude qui m’était familière depuis toujours, la<br />
seule réponse que je connaissais alors à tout défi et à toute difficulté<br />
nouvelle. Puisqu’on ne m’en avait appris aucune autre…<br />
Et cependant, au fond de ma solitude savamment auto-entretenue,<br />
mon imagination se nourrissait d’exotisme, de récits de voyage, d’attrait<br />
pour les horizons lointains. Insa tisfait de la vie que je menais, brouillé avec<br />
le monde qui m’entourait, avec ces gens qui me paraissaient si petits, si<br />
étroits d’idées, à la société desquels je me sentais décidément étranger…<br />
je rêvais naturellement de partir pour l’étranger, afin d’y trouver ma vraie<br />
patrie, de chercher ailleurs, au-delà des mers, des gens qui me compren -<br />
draient, m’ac cepteraient, m’accueilleraient, des paysages plus en harmonie<br />
L’ É L U N O 3 43
avec la pulsation de mon âme, des climats plus adaptés à mon caractère.<br />
À cette époque, quelques voyages, en famille d’abord, puis seul, dans des<br />
pays d’Afrique et d’Asie, me confirmèrent dans cette envie d’ailleurs, qui<br />
se mua bientôt en une passion pour le monde oriental, passion durable<br />
qui détermina en quelque sorte le cours de ma vie. En attendant, il y avait<br />
un être qui incarnait à lui seul et ce désir d’horizons nouveaux, et cet autre<br />
désir encore plus brûlant, celui d’un corps pareil au mien, ou plutôt à celui<br />
que j’avais perdu, bien qu’à la fois différent, autre. Cet être, c’était le garçon<br />
étranger, le garçon exotique, oriental, surtout arabe ou turc, puisque le<br />
destin a voulu qu’une grande partie de mon adolescence se passât dans<br />
des milieux, dans des quartiers où la représentation immigrée était forte.<br />
Toutefois, depuis toujours, c’étaient bien les petits Européens, comme moi,<br />
qui m’en faisaient voir de toutes les couleurs, qui me battaient dans la cour<br />
de récréation et se moquaient de moi en classe ; traité par eux comme un<br />
étranger, comme une sorte de métèque, je me tournais vers ceux qui<br />
étaient « vraiment » étrangers, je reconnaissais dans le racisme dont ils<br />
étaient parfois victimes un analogue de ce que j’avais moi-même subi en<br />
tant que « différent ». Il ne m’en fallait pas plus pour déterminer une<br />
fixation accrue sur ces garçons d’origine étrangère, si mystérieux, si<br />
différents de moi, bien que bâtis comme moi — enfin, souvent beaucoup<br />
mieux, il fallait le reconnaître… J’étais fasciné par la peau noire, par la<br />
peau brune, ou plutôt dorée, par les cheveux crépus, bientôt par tout<br />
l’univers de ces jeunes Méridionaux, si beaux, si gracieux avec leurs corps<br />
de gazelles et leurs visages caprins ; par leurs manières, si brusques parfois,<br />
presque barbares, mais cachant au fond une sensibilité aussi grande, voire<br />
plus grande que la nôtre, émoussée par tant de vaniteuse « civilisation ».<br />
En fait, la sauvagerie apparente de ces garçons, pourtant issus d’une<br />
ancienne et brillante culture, me plaisait, et les rendait encore plus attirants<br />
à mes yeux ; elle me ramenait aux sources de la civilisation, à des temps<br />
plus durs que le nôtre, où l’homme pour survivre devait savoir manier le<br />
sabre, mais où la vie aussi devait être tellement plus excitante que dans<br />
notre triste civilisation moderne, rationnelle, matérielle et frivole ! Et puis,<br />
toute leur façon d’être transpirait aussi une sensualité, une proximité avec<br />
le corps dont nous, Occidentaux, avions complètement perdu le secret ;<br />
on voyait bien qu’ils venaient d’un monde, d’une culture, qui ne séparait<br />
pas bêtement le corps de l’esprit, d’ailleurs ils étaient tous croyants ! Mais<br />
en même temps tellement libres, tellement vivants, tellement sensuels !<br />
Ah ! Il suffisait de les voir aller en groupe, dans le métro, dans la rue, se<br />
tenir par le bras, par l’épaule, par la taille ; se passer la main dans les<br />
cheveux les uns des autres, enfin, communiquer par tout le corps, par le<br />
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contact physique, là où nous communiquons à distance et par le verbe<br />
seulement. Parfois même, leurs attitudes devenaient franchement<br />
équivoques ; combien de fois ai-je observé d’un œil concupiscent deux ou<br />
trois de ces éphèbes à la peau brune, beaux comme des demi-dieux, user<br />
publiquement et sans la moindre pudeur de gestes qui ressemblaient à s’y<br />
méprendre à des caresses amoureuses — et qui pourtant, dans leur culture,<br />
n’étaient que des signes amicaux… Qui n’a jamais épié un groupe de<br />
jeunes Arabes entre eux n’a aucune idée de ce qu’est la sensualité, en tout<br />
cas la sensualité garçonnière !<br />
J’en devins bientôt fasciné par leur univers, qui semblait faire revivre,<br />
ou plutôt main tenir en vie, ce qu’avait été le nôtre il y a très longtemps :<br />
un univers où l’on croit encore au merveilleux, au miracle, à la magie, où<br />
l’on sait que ce monde n’est qu’apparence et que la vraie Vie est ailleurs,<br />
ce dont j’étais profondément convaincu depuis toujours. Et puis, cette<br />
croyance au merveilleux, c’est un des traits de l’enfance, l’enfance que je<br />
chérissais par-dessus tout ; c’est « l’esprit d’enfance » cher à Bernanos, qui<br />
disait que le monde moderne est en fait un monde vieux, un monde<br />
pourri par l’esprit de vieillesse. L’Islam, avec sa croyance intacte en ce qui<br />
dépasse la raison, contrastait pour moi avec le monde moderne, enfermé<br />
dans sa rationalité triste et morbide, comme l’enfance avec la vieillesse —<br />
comme ces beaux garçons arabes qui m’invitaient de loin à les rejoindre,<br />
avec ces sales petits cons de Blancs qui m’avaient toujours persécuté !<br />
D’ailleurs, Massignon, Gide et Genêt — parmi tant d’autres — s’y étaientils<br />
trompés ? Où étaient-ils allés trouver l’amour, lorsque les amoureux<br />
des garçons étaient férocement réprimés en Occident (ce qui n’a pas<br />
tellement changé, sinon en pire, mais de plus tend à s’étendre aux autres<br />
cultures, contaminées par l’esprit occidental) ?<br />
Cependant, je n’étais pas Gide ni Genêt, je n’avais pas leur courage ou<br />
leur bon sens, j’étais toujours prisonnier de mes angoisses face à ce corps<br />
qui, depuis la fin de l’enfance, m’apparaissait comme n’étant plus<br />
vraiment mien, face à ces autres garçons dont je n’osais pas m’approcher,<br />
dont je n’imaginais même pas qu’ils pussent me désirer comme je les<br />
désirais, tant était grande chez moi l’habitude d’être seul, la certitude de<br />
n’être pour les autres qu’un objet de rejet et de dérision. À cette époque,<br />
donc, je n’imaginais même pas avoir un jour une aventure sexuelle avec<br />
un garçon ; c’était une chose à jamais exclue, une non-possibilité, ce qui<br />
était d’ailleurs en accord avec l’opinion commune, et me pa raissait<br />
d’autant plus aller de soi.<br />
L’ É L U N O 3 45
Néanmoins, je multipliai les voyages, me rapprochai de l’Orient, de<br />
l’Islam, de sa mys tique, que je commençai à étudier avec passion. Je fus<br />
bientôt dûment circoncis. C’est au Caire que je fis la connaissance d’un<br />
personnage haut en couleur, à la fois sympathique et inquiétant, un vieux<br />
cheikh un peu mafieux, un peu sorcier, mais très érudit, aussi versé dans<br />
le droit islamique traditionnel que dans les sciences occultes. L’homme<br />
était louche, certes, et d’ailleurs il eut à plusieurs reprises des démêlés avec<br />
la police et la justice, mais il savait merveilleusement jouer de son<br />
influence, de son bagou et de ses relations mul ti ples pour se tirer d’affaire ;<br />
du reste, son immense savoir, son humeur toujours joviale et son<br />
empressement à venir en aide à ceux qu’il aimait faisaient qu’on fermait<br />
volontiers les yeux sur ses magouilles. On venait le consulter d’un peu<br />
partout, qui pour une consul tation religieuse — l’homme était un casuiste<br />
hors pair —, qui pour briser un envoû te ment. Il se prit d’amitié pour moi<br />
et réciproquement, et je restai à son service pendant quelques années,<br />
comme secrétaire particulier, commis et homme à tout faire. J’appris<br />
quantité de choses grâce à lui. À mes heures de loisir, je poursuivais ma<br />
formation philo sophique dans sa très riche bibliothèque, qui contenait<br />
une des plus belles collections de manuscrits et d’éditions originales des<br />
grands penseurs arabes et européens d’Égypte et probablement du monde.<br />
Quand je n’étais pas dans la bibliothèque, j’errais dans les rues du Caire<br />
revêtu de l’habit traditionnel ; je parlais la langue du pays, assez du moins<br />
pour me débrouiller dans la conversation courante, au point que les gens<br />
peu attentifs me prenaient pour un autochtone. <strong>Une</strong> ou deux fois par<br />
mois, le cheikh organisait en sa somp tueuse demeure des réceptions où<br />
se pressait toute la bonne — et parfois la moins bonne — société cairote<br />
et cosmopolite : ambassadeurs, écrivains, hommes d’affaires, acteurs,<br />
prostituées, tout y passait, c’était un enchantement pour moi, jeune<br />
homme, de côtoyer tant de gens curieux ou importants. Je préparais le<br />
café et le narguilé pour tout ce monde ; je servais le vin quand les invités<br />
en buvaient — le cheikh, lui, n’en buvait naturellement jamais —, je faisais<br />
visiter la bibliothèque et je faisais le ménage en fin de soirée ; bref, je faisais<br />
le guide et la soubrette. Le cheikh me fit bientôt confiance au point de me<br />
mettre plus ou moins dans le secret de ses petits trafics et, aux environs<br />
de ma vingtième année, m’accorda la main de sa nièce, une fille très pure,<br />
qu’il avait recueillie orpheline et qu’il traitait comme sa fille — rare<br />
honneur pour l’Occidental que j’étais. Je me marierais donc et aurais<br />
plusieurs enfants des deux sexes : ce fut l’un des plus grands bonheurs de<br />
ma vie. Ce bonheur fut malheureusement assombri par la mort du cheikh,<br />
qui était âgé et partit sans un bruit, dans son sommeil, le chapelet à la<br />
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main. Je décidai alors de rentrer en France ; mon bienfaiteur me laissait<br />
en héritage une somme d’argent assez rondelette provenant de ses trafics<br />
divers — de voitures et d’être humains, pour ne citer que les principaux,<br />
mais je n’en avais cure, j’étais content que mon avenir immédiat fût assuré.<br />
Ce n’était pas la fortune, mais c’était assez pour vivre quelque temps, et<br />
acheter un petit appartement dans la banlieue de L., où je trouvai bientôt<br />
un emploi qui me permettrait de vivre ou plutôt de survivre, dans une<br />
société de consultance informatique appartenant au frère d’un ami.<br />
Il me faut maintenant revenir un peu sur ce mariage, il en va de la<br />
com préhension de cette <strong>histoire</strong>. Pendant une dizaine d’années, l’affaire<br />
n’a pas trop mal tenu. Pour la première fois de ma vie, je m’ouvrais un<br />
peu à quelqu’un d’autre, je découvrais la sexualité féminine, je l’appri -<br />
voisais, j’en tirais une jouissance réelle ; en même temps, je décou vrais les<br />
joies — et les soucis — de la paternité, expérience exaltante entre toutes…<br />
Bref, en un sens, j’étais heureux durant cette période, et surtout, j’en avais<br />
presque oublié les garçons. Presque… mais pas tout à fait. Oh ! non ! Il y<br />
a des choses qu’on n’oublie jamais, car elles sont trop pro fon dément<br />
rivées au corps et à l’âme. Il aura donc suffi qu’avec le temps, les relations<br />
avec ma femme se dégradassent ; qu’une incom pré hension aux causes<br />
multiples et intriquées s’installât entre nous et allât croissant ; l’<strong>histoire</strong><br />
banale de beaucoup de couples qui lentement se défont… Sauf que, dans<br />
mon cas, il y avait un facteur interne, individuel, jouant le rôle de<br />
catalyseur fatal à ce processus de désunion : mon amour des garçons, qui<br />
revenait au galop, et grandissait — explosait serait encore plus juste —<br />
avec la mésentente conjugale, qu’il entretenait en retour ; un beau cercle<br />
vicieux encore une fois, pas moyen d’en sortir. J’étais déses péré. Je ne<br />
savais plus que faire ; je priais Dieu, je l’interrogeais, je ne recevais aucune<br />
réponse. Ou peut-être m’a-t-Il répondu sans que je le remarquasse ; ou<br />
encore, peut-être que les événements qui suivirent sont la réponse de<br />
Dieu ; je ne sais… en tout cas, je commençais à me décourager, j’éprouvais<br />
le dégoût de vivre, tædium vitæ.<br />
C’est alors qu’entrèrent en jeu les technologies modernes de<br />
l’information, l’univers de la grande Toile avec ses millions de possibles<br />
et ses milliards de tentations… Ô, divine et fatale Toile ! Parque contem -<br />
poraine aux milliers de mains invisibles, Toile de nos desti nées… c’est par<br />
ce moyen que subitement, je découvris que je n’étais pas seul, que beau -<br />
coup d’hommes à travers le monde éprouvaient pour les jeunes garçons<br />
des senti ments analogues aux miens, et qu’ils ne se contentaient pas<br />
toujours d’en rêver en secret ! Bien sûr, avant cela je connaissais les grands<br />
écrivains du genre, j’avais lu Gide, Monther lant, Peyrefitte, Tony Duvert<br />
L’ É L U N O 3 47
et quelques autres ; ce serait peu de dire que tout cela avait laissé en moi<br />
une marque profonde, mais cela n’avait pas été décisif. Car même si je<br />
savais qu’une réalité des plus tangibles se cachait derrière tout cela, la<br />
littérature, la forme litté raire, mettait un écran entre moi et cette réalité.<br />
Comme si ces gens, ces grands écrivains, vivaient dans un monde différent<br />
du mien, un monde fait exprès pour eux, où tout est possible. Mais là,<br />
c’était différent, via la Toile, via certains sites spécialisés, j’entrais en<br />
contact avec des gens qui n’étaient plus des icônes littéraires, mais des<br />
hommes <strong>ordinaire</strong>s, des quidams comme vous et moi, et qui parlaient<br />
librement de leur attirance pour les garçons, de la façon dont ils la vivaient<br />
ou ne la vivaient pas. Et je pouvais prendre part à la discussion, interagir<br />
avec eux ; créer même des liens d’amitié à distance, avec des personnes<br />
partageant mes goûts. Peu à peu, je me libérais, intérieurement. Des<br />
écailles tombaient de mes yeux. En fait, j’étais passé à côté d’une partie de<br />
ma vie ; je m’étais moi-même privé, depuis le début de l’adolescence, de<br />
tant d’expériences merveilleuses que j’aurais pu vivre ; certes, je n’avais<br />
pas vraiment eu le choix, mais cela ne me consolait guère. Pendant cette<br />
période, je fus encore plus malheureux qu’avant. En un sens, j’assu mais<br />
mieux mon amour des garçons, je cessais de le voir comme une tare, une<br />
aber ration ou un privilège réservé à quelques artistes hors des normes,<br />
d’ailleurs morts pour la plu part ; je commençais à me dire que mes<br />
aspirations étaient légitimes. Mais quelque chose « coinçait » toujours : je<br />
n’arrivais pas à envisager la possibilité qu’un jeune garçon me désirât,<br />
acceptât de se donner à moi comme j’en rêvais. C’était proprement incon -<br />
ce vable ; je me disais bien que c’était possible en théorie, mais cela me<br />
semblait absolument im pos sible en pratique, du fait que je n’arrivais pas<br />
à me le représenter matériellement. J’étais persuadé que cela ne m’arri -<br />
verait jamais, ou plus exactement, je ne pouvais conce voir que cela<br />
m’arrivât un jour ; c’était au-delà de mes forces, cela dépassait mes facultés<br />
d’ima gination. C’était tellement en contradiction avec la solitude<br />
existentielle et affective que j’avais toujours connue ! Et j’en concevais un<br />
désespoir abyssal, verti gineux, indicible.<br />
48 L’ É L U N O 3
C’est alors que tu es arrivé, Amine. Mon ange, mon démon. Ma vie, mon<br />
espérance, ma souffrance et mon deuil. Oh ! arrivé, c’est beaucoup dire. En<br />
fait, nous nous connaissions depuis longtemps ; nos familles étaient amies.<br />
Tu avais été un petit garçon charmant, bien qu’un peu trop mince et trop<br />
fluet pour mon goût. Mais, au moment où commence cette <strong>histoire</strong>, tu<br />
n’étais déjà plus tout à fait un petit garçon ; dans la splendeur de tes douze<br />
ans, la puberté jetait ses premiers feux ; tu n’étais plus vraiment un enfant,<br />
mais pas encore tout à fait un adolescent. Les lignes de ton corps restaient<br />
fines et élancées, mais tu commen çais à prendre des formes, du volume, de<br />
la présence et de la prestance : on voyait déjà le petit homme qui perçait<br />
sous le frêle garçon de naguère. Ton visage trop fin, un peu mou, joli mais<br />
insignifiant, prenait du relief, de l’expression, devenait rayonnant, comme<br />
si une flamme nouvelle l’éclairait de l’in té rieur : l’image de la lune, tradi -<br />
tionnelle dans la poésie arabe pour exprimer la beauté de l’aimé, s’ap pli -<br />
quait presque littéralement à toi ; il y avait quelque chose de lunaire dans<br />
ta beauté un peu secrète, presque farouche, inquiète. On devinait à<br />
t’observer le bouillonnement des questions sur la vie sous ton jeune front<br />
d’éphèbe. Si l’on se place du point de vue un peu froid de l’esthétique ra -<br />
tion nelle et des proportions, tu n’étais pas le plus beau visage de garçon<br />
que j’eusse contemplé, non, même si tu étais très beau ; beaucoup d’autres<br />
l’emportaient sur toi à cet égard, mais tu l’emportais quand même sur<br />
beaucoup d’autres ; la finesse de tes traits, la clarté de ton regard, la grâce<br />
de ton sourire surtout, me rendaient ton visage plus émouvant et plus doux<br />
à contempler que celui d’autres garçons « objectivement » plus beaux. En<br />
un mot comme en cent, tu avais une âme, et cela se voyait pour qui savait<br />
t’observer — or, j’avais appris à le faire depuis des années ! Et pour le<br />
disciple de Platon que je suis, c’est évidem ment de l’âme que vient la vraie<br />
beauté. Mais aussi, sous ce visage, et autour de cette âme, quel corps ! De<br />
ce point de vue, rien à redire : jeune corps d’athlète, absolument parfait,<br />
svelte, gracieux, bien proportionné ; pas de rembourrages superflus, une<br />
peau soyeuse, au grain fin, au teint de cuivre, bien tendue sur des muscles<br />
admi ra blement découplés et pourtant point trop volumineux : merveil -<br />
leuse musculature de garçon sportif, non d’homme. Et pas un poil sur tout<br />
cela ! Et cette académie à faire pâmer l’Olympe était portée par deux jambes<br />
alertes, et quelles jambes ! Deux colonnes de porphyre, gracieuses, lisses et<br />
imberbes comme le reste, mues par des muscles de sauterelle… J’arrête là<br />
la des cription, car je pourrais y consacrer des pages entières sans grand<br />
profit pour la littérature, mais tu étais à mes yeux le plus beau garçon de la<br />
L’ É L U N O 3 49
terre, et je fondais en te regardant. Oh ! oui ! je fondais ; et bientôt, c’était<br />
écrit, nous devions fondre l’un dans l’autre. Cela com men ça par bien peu<br />
de chose ; peut-être par ce matin de septembre où, dans le métro, je<br />
remarquai d’un coup le tour nouveau que tant de petits changements<br />
accumulés au fil des jours avaient donné à ta physionomie. Je t’invitai à<br />
venir chez mo i, je te dis que j’aurais plaisir à te voir, n’étions-nous pas amis ?<br />
À ce moment, pourtant, je n’étais pas plus amou reux de toi que de plusieurs<br />
autres garçons avec qui j’entretenais des rapports d’amitié plus ou moins<br />
tendres, mais qui ne franchirent jamais la limite suprême… et j’étais loin<br />
de me douter que nous la franchirions un jour ensem ble, cette limite, ou<br />
plutôt je n’osais pas l’espérer. Et puis un jour, tu vins. Tu vins chez moi,<br />
Amine ! T’en souviens-tu ? Ac com pagné de tes jeunes frères et sœurs et de<br />
ta mère, à laquelle tu ressembles tant qu’un jour, alors que notre <strong>histoire</strong><br />
était déjà bien engagée, je me surpris à la dévisager lon guement dans un<br />
super marché, tant elle me faisait penser à toi… En vérité, je ne me rappelle<br />
plus si et combien de fois tu étais déjà venu dans notre appartement avant<br />
cette fois-là, mais cela n’a pas d’im portance, car cette après-midi-là éclipse<br />
à mes yeux tout ce qui a pu se produire de plus ou moins insignifiant entre<br />
nous avant cela. Cette après-midi-là, mon Dieu ! Comme mon cœur bat,<br />
comme mes mains tremblent quand j’y repense. Que se passa-t-il en cette<br />
fameuse après-midi, et en la non moins fameuse soirée qui la prolon gea ?<br />
Qui pourra nous le dire ? Sans doute, je devais sentir ce jour-là qu’il y avait<br />
quelque chose de spécial, que nous étions prédestinés, que les influences<br />
des astres dégageaient une Stimmung— comme on dit dans la langue de<br />
Gœthe — particulière, un climat pro pice à l’amour, à toutes les amours,<br />
sans distinction de forme ou de couleur… Je devais le sentir en effet, parce<br />
que dès que tu vins, je n’eus de cesse de te couvrir de compliments sur ta<br />
beauté ; compliments très innocents au début, puis de plus en plus équi -<br />
voques, à mesure que le jeu semblait te plaire ; et je passais ma main dans<br />
tes cheveux, Amine ; et autour de ta taille ; et je t’embrassais, et je te cares -<br />
sais les joues, le menton, tu te laissais faire, Amine, ah ! Mon Dieu, oui,<br />
comme tu te laissais faire ; je m’enhardissais au fur et à mesure, je me sen -<br />
tais plein d’une audace nou velle, insoupçonnée. Je ne me cachais même<br />
pas… tout cela prenait place au sein d’une ambiance de fête, de joyeux<br />
désordre vernal, la maison était pleine d’enfants — il y a avait les miens et<br />
ceux de ta mère, et encore ceux d’une autre amie de ma femme — qui<br />
couraient dans tous les sens, jouaient, riaient, se chamaillaient ; au milieu<br />
de tout cela, nous jouions une sorte de jeu endiablé, qui passa inaperçu<br />
parmi tant d’autres, mais dont nous ne savions pas où il allait nous<br />
mener…<br />
50 L’ É L U N O 3
Oh ! non ! je ne le savais pas. Je sais que les honnêtes gens n’en croiront<br />
rien, qu’ils penseront que tout était déjà combiné à l’avance dans ma tête<br />
de… pervers ; les mal heu reux. Ils ne comprendront jamais leur erreur.<br />
Non, je ne savais pas, car pour moi c’était alors, tout simplement,<br />
inconcevable, car ce qui est arrivé depuis a défié tous mes fan tasmes, étant<br />
à la fois conforme à eux et dépourvu de rapport. De toute façon, je ne<br />
pensais pas à ce qui allait ou pourrait se passer, car, tel un enfant, je vivais<br />
dans l’instant, je t’aimais, j’étais heureux de jouer avec toi, heureux de te<br />
dire que je t’aimais et que j’étais heureux de jouer avec toi, toi qui étais si<br />
beau, si beau… j’étais heureux, tout simplement.<br />
Et le jeu se poursuivait. Nous roulions ensemble par terre, sur les tapis,<br />
sur le lit, dans un combat sans merci, mélange de chatouilles et de prises<br />
de jiu-jitsu, dans lequel je te laissais volontiers avoir le dessus.<br />
Et puis, nous avons glissé, insensiblement… le soir étant tombé tandis<br />
que nous jouions, l’obscurité se répandit dans la chambre, obscurité<br />
propice à tous les délires, et les jeux se poursuivirent dans la pénombre.<br />
Tu étais contre moi, je te serrais entre mes bras et je sentais ton corps<br />
étendu contre le mien ; alors, je te proposai, pour rire, de me faire « un<br />
câlin », et tu l’as fait ! En riant, nous mimions une étreinte amoureuse ; les<br />
mains posées sur ton dos, je t’embrassais dans le cou, Amine ; je<br />
t’embrassais sur la joue, mes lèvres sans cesse se rapprochant des tiennes ;<br />
et tu te laissais faire, Amine, comme si, toi aussi, tu attendais ce moment<br />
depuis longtemps. Et moi, je te réembrassais, n’osant pas croire que tu te<br />
laisserais faire encore ; j’étais fou, j’étais ivre, je savais et ne savais plus ce<br />
que je faisais, je ne te voyais pas en raison de l’obscurité, mais je sentais<br />
ton souffle, ta respiration, les battements de ton cœur contre le mien…<br />
Et puis, il s’est passé une chose encore plus extra<strong>ordinaire</strong>, Amine ; à un<br />
moment, j’ai senti que, par un discret mou ve ment d’ondulation des<br />
hanches, quelque chose de dur chez toi effectuait contre moi un va-etvient<br />
régulier. Tu te frottais à moi ! Comme j’ai eu, par la suite, les preuves<br />
que tu étais complètement « innocent » à cette époque, j’en conclus que<br />
tu venais de découvrir… non pas le mouvement perpétuel, mais presque<br />
aussi bien : le mouvement voluptueux par lequel s’assouvit le désir. Quel<br />
choc, quel coup de tonnerre en moi quand j’ai compris ce que tu étais en<br />
train de faire ; cependant, je n’ai pas tardé à réagir : je suivis ton exemple,<br />
j’effectuai le même mouvement, et nous étions deux ainsi à faire glisser<br />
nos raideurs l’une contre l’autre, tout habillés, et nous encourageant<br />
mutuellement. Et le bruit de ta res pi ration, qui me parvenait de plus en<br />
plus haletante, ne me laissait aucun doute sur ce que tu éprouvais ; chose<br />
absolument magique, je sentais ton plaisir s’écouler à travers moi, ta<br />
L’ É L U N O 3 51
volupté qui ne faisait qu’un avec la mienne. Ce que je n’avais jamais<br />
ressenti avec per sonne, en somme, ou alors exceptionnellement. En règle<br />
générale, quand je faisais l’amour avec ma femme, il y avait d’un côté son<br />
plaisir, de l’autre le mien ; je n’avais jamais eu avec elle, sinon en de rares<br />
et très brèves occasions, cette impression de fusion, d’abolition des<br />
frontières entre le tien et le mien. Et là, subitement, et presque sans l’avoir<br />
suscité, je l’avais… avec un garçon de douze ans ! Et tandis que nous<br />
continuions, à deux, dans la douceur de la nuit, cette danse de volupté,<br />
d’autant plus belle qu’elle était totalement impromptue, mes mains,<br />
Amine ! Mes mains te caressaient, partout où elles pouvaient atteindre ; je<br />
te caressais le dos, je te caressais le bas du dos, je te caressais la nuque, la<br />
tête, les joues, autant que je le pouvais, et tes mains, tes mains à toi faisaient<br />
de même, quoiqu’un peu plus timidement. Oui, je sentais ta main qui très<br />
doucement, comme si elle osait à peine, me caressait la poitrine, le torse,<br />
le ventre, jouant un peu avec mes pilosités puis reprenant leur course<br />
vagabonde, un peu plus bas, toujours plus bas. Toujours plus bas… je me<br />
demandais en moi-même si tu aurais le courage d’aller jusqu’au bout, si<br />
tu oserais. Je n’osais pas trop, moi, t’encourager, j’attendais de voir où te<br />
porterait ton audace. Je te sentais hésiter de plus en plus, hésitation<br />
charmante en vérité, que j’aurais aimé prolonger… mais c’est dans un<br />
geste rapide, presque brusque que tu t’es décidé soudain, que t’emparas à<br />
pleine main de ma virilité, à travers la toile de mon pantalon. Et moi, à<br />
travers le tien, je tâtais la tienne, je l’attrapais, je la saisissais, non pas à<br />
pleine main, car elle n’eût pas rempli ma main ou à peine, mais entre deux<br />
doigts, délicatement, j’en éprouvais la rigidité, la raideur parfaite… et toi<br />
tu soupirais d’aise ! C’était notre premier « câlin »… il y en eut beaucoup<br />
d’autres par la suite, et de plus gros que celui-là : après tout, dire que nous<br />
étions tout habillés et que nous n’avons même pas pu aller jusqu’au bout,<br />
ni l’un ni l’autre. Mais on comprend aisément que celui-là me laisse un<br />
souvenir impérissable, un souvenir tellement fort que rien que de<br />
l’évoquer, il me vient des larmes d’émotion… mais pas aux yeux ! Non,<br />
pardonnez-moi cette plaisan terie vaguement grivoise, mais que voulezvous,<br />
j’étais tellement heureux, tellement fou, et aujourd’hui tout cela me<br />
semble si loin…<br />
Quand vint pour toi le moment de repartir, cher Amine, nous étions<br />
toujours toi et moi dans cette chambre obscure où nos destins venaient<br />
de basculer dans la plus délicieuse des démences… Je te glissai à l’oreille<br />
ces mots : « Est-ce que tu reviendras jouer avec moi ?»; et tu me répondis<br />
d’un « oui » enthousiaste et complice, qui me prouva sans équivoque que<br />
tu avais compris le sens du jeu. Ça oui ! cher petit diable, tu l’avais bien<br />
52 L’ É L U N O 3
compris, la suite l’a amplement confirmé… sur le moment, toutefois, je<br />
pouvais encore me le demander : tout cela s’était passé si vite et tu étais si<br />
jeune, si gamin encore, et délicieusement candide ! En tout cas, tu affectais<br />
si bien de l’être…<br />
Bref, tu partis ce soir-là, me laissant dans un état de chamboulement<br />
intégral. Les gens qui ont toujours vécu leur sexualité sans contrainte et<br />
qui ont connu très jeunes ce genre d’expérience fondatrice auront, j’en ai<br />
peur, beaucoup de mal à comprendre ce que je pouvais éprouver alors.<br />
Qu’ils se reportent à ce que j’ai dit plus haut de mon parcours de vie<br />
antérieur, ils comprendront peut-être. Ce n’était pas seulement ma<br />
première expé rience érotique avec un autre garçon, non, c’était infiniment<br />
plus que cela. C’était tout simplement ma première expérience du désir<br />
partagé, spontanément et instinctivement, du don réciproque immédiat<br />
et non concerté, de l’entente intégrale qui jaillit soudain de la rencontre<br />
de deux êtres, âme et corps à l’unisson. C’était la première fois que je ren -<br />
contrais l’autre ; un voile se déchirait devant mes yeux, et pour la première<br />
fois je voyais, je comprenais : c’était donc cela ! Ce que je n’avais jamais<br />
pu atteindre avec ma femme, en quinze ans de mariage, même dans nos<br />
ébats les plus torrides, parce que tou jours, il restait ce fait que notre union<br />
avait d’abord été arrangée sur le papier, qu’elle n’était jamais que<br />
l’accomplissement d’une chose décidée a priori ; pour satisfaisante qu’elle<br />
fût, elle ne fut jamais totalement instinctive ni spontanée. Là, c’était autre<br />
chose ! <strong>Une</strong> chose sans commune mesure avec ce que j’avais connu<br />
auparavant. Et dire qu’il m’avait fallu tant d’années avant de découvrir<br />
cela ! Je comprenais d’un coup ce que j’avais manqué pendant tout ce<br />
temps, ce que je ne soupçonnais même pas tout en le désirant. Au fond, je<br />
réalisais enfin ce que tous mes camarades, mes amis du même âge, avaient<br />
dû vivre adolescents, lors des premières expériences amoureuses, ce que<br />
tout le monde ou à peu près réalise normalement à cet âge-là, et qui<br />
m’avait été refusé à moi — ou que je m’étais refusé, mais dans le contexte<br />
où j’étais, on conviendra que je n’avais guère eu le choix.<br />
On conviendra aussi, du moins je l’espère, que je ne pouvais guère<br />
refuser, alors qu’elle se présentait à moi, l’occasion de savoir enfin ; quoi,<br />
fuir encore la vie, accepter de ne jamais savoir ce que tout le monde sait ?<br />
Vivre et mourir dans cette affligeante ignorance ?? Est-ce une vie cela ?<br />
Non, non ! Tout mon être se révolte à cette idée ! On dira que je cherche à<br />
me justifier, mais c’est le monde qui m’accuse, et je sais parfaitement de<br />
quoi, alors je dis au monde : oui, il fallait que je busse à cette coupe qui<br />
m’était tendue, que j’y trempasse au moins mes lèvres, quitte à la boire<br />
jusqu’à la lie, quitte à m’empoisonner !<br />
L’ É L U N O 3 53
Oh ! non, je ne sais pas si j’ai « bien » ou « mal » agi et, à supposer qu’on<br />
puisse jamais le savoir, je pense qu’il est trop tôt pour cela. Mais pour moi,<br />
le Bien, c’était toi, Amine, et on ne peut me reprocher d’avoir voulu m’en<br />
approcher. Oh ! Amine, Amine ! Tu m’as ramené à la vie, Amine ! Pardon<br />
de répéter ainsi ton doux nom à outrance, mais pour moi il est le nom<br />
même de la vie, j’en veux faire mon mantra, mon dhikr, j’égrènerai mon<br />
rosaire en répétant ce nom, ton image gravée sur mon cœur ! Tu m’as<br />
appris la vie, tu me l’as fait découvrir bien plus que je ne te l’ai fait<br />
découvrir. Ou au moins autant. Que ton nom soit béni, Amine, béni tout<br />
ton être et toute ta descendance, si tu en as une, et je t’en souhaite une<br />
nombreuse, cher bienfaiteur !<br />
Oui, dès cet instant, ai-je besoin de le préciser ? je t’aimai d’un amour<br />
fou, je t’aimai plus que tout au monde. Je t’aimai trop, peut-être… mais<br />
saint Augustin ne dit-il pas que la mesure de l’amour est d’aimer sans<br />
mesure ? Je t’aimai donc au-delà de toute mesure, et ainsi t’aimerai-je<br />
toujours, si Dieu le permet. Je t’égalai à sa Lumière, tu devins pour moi le<br />
Sauveur, le Messie attendu depuis des siècles ; des siècles de solitude, tant<br />
ma vie avant cet épisode m’apparaît longue et vide. Bien entendu, tous les<br />
autres garçons cesseraient d’exister à mes yeux — du moins pour un<br />
temps. Tu devenais celui qui éclipsait tous les autres, qui les résorbait, les<br />
subsumait sous lui. Tu n’étais plus un garçon, mais le garçon du Sud,<br />
l’éphèbe arabe dans le temps et l’éternité, celui dont j’avais toujours rêvé,<br />
qui hantait mes nuits depuis l’âge de treize ans au moins, et que je ren -<br />
contrais enfin en chair et en os ; tous ces garçons sur lesquels mes désirs<br />
s’étaient portés depuis des années, je les revoyais tous en toi… tu avais le<br />
nez de l’un, les yeux et les sourcils de l’autre, la fraîcheur et l’humour d’un<br />
autre encore ; tu les contenais tous en étant tout à fait toi-même, comme<br />
l’Intellect contient toutes les Idées sans être aucune d’elle, et, à travers toi,<br />
j’allais enfin les posséder tous ! Plus encore, en te voyant, je croyais que<br />
j’allais m’écrier, paraphrasant le prophète Muhammad, « J’ai vu mon<br />
Seigneur sous la forme d’un adolescent imberbe… ». Oui, je voyais en toi<br />
cette théophanie de l’Éphèbe qui fut toujours, à mes yeux, le legs le plus<br />
émouvant de la tradition islamique : voir Dieu sous les traits d’un jeune<br />
garçon, plutôt que d’un vieux barbon comme on a la grotesque habitude<br />
de le représenter en Occident, n’est-ce pas la délicatesse suprême d’une<br />
tradition qui a su mieux que toute autre célébrer la beauté de la vie, de la<br />
jeunesse, de l’amour, ces dons divins ? Ainsi les Mille et <strong>Une</strong> Nuits, ce<br />
monument de la sagesse arabe et orientale, regorgent de passages admira -<br />
54 L’ É L U N O 3
les dédiés à la beauté et à l’amour des jeunes garçons : « L’enfant ! Est-il<br />
gentil et fin ! Et sa taille !… Boire à même sa bouche ! Boire cette bouche<br />
et oublier les coupes pleines et les vases débordants !<br />
Boire à ses lèvres, se désaltérer à la fraîcheur de ses joues, se mirer aux<br />
sources de ses yeux, oh ! Et oublier la pourpre des vins, leurs arômes, leur<br />
saveur et toute l’ivresse !<br />
Si la Beauté en personne venait se mesurer à cet enfant, la Beauté<br />
baisserait la tête de confusion !<br />
Et si tu lui demandais : “Ô Beauté ! Que penses-tu ? As-tu jamais vu<br />
son pareil ?” Elle répondrait : “Comme lui ? En vérité, jamais.” » Ces vers<br />
magnifiques, comme tant d’autres du même genre qui m’imprégnaient<br />
depuis des années, il me semblait que c’était pour toi et pour toi seul,<br />
Amine, qu’ils avaient été composés par nos poètes les plus illustres. Enfin,<br />
je le reconnaissais, ce « Jouvenceau mystique » que le cheikh Muhyi-d-dîn<br />
ibn ’Arabî ren contra lors de son pèlerinage à La Mecque et qui lui enseigna<br />
les secrets les plus profonds de l’ésotérisme en soulevant les voiles qui<br />
recouvraient son corps divin… Oh ! Dieu, Amine ! Tu devais bientôt<br />
soulever tes « voiles » pour moi, toi aussi, et ce que j’ai vu — et embrassé<br />
— en dessous, comment le dire ? m’a réellement enseigné des secrets qui<br />
relèvent d’un certain ésotérisme, si l’on veut… eh oui, c’est pour moi<br />
comme si j’avais contemplé en toi, et embrassé à travers toi, tous les secrets<br />
des trois mondes ; était-ce cela que voulait dire le cheikh ? Ou bien suis-je<br />
en train de me fourvoyer intégralement ? Prends-je la forme littérale d’un<br />
symbole sacré pour son sens véritable ? Non, je n’oublie pas que toute<br />
forme sensible cache un sens subtil ; mais n’est-ce pas aussi le cas de la<br />
tienne ? Qu’y a-t-il sous ta forme, ô Amine ? Que cache ta beauté qui me<br />
trouble jusqu’au fond des en trailles ? N’était-ce pas l’unique Absolu que<br />
je cherchais en toi ?<br />
Dans un premier temps, donc, cette fameuse après-midi me laissa sur<br />
l’impression d’apaisement délicieux qui suit une tempête, et sur une<br />
espérance immense. Apaisé, je l’étais de n’avoir désormais plus aucun<br />
doute sur ce que j’étais et sur ce que je voulais : plus question de<br />
« sublimer » quoi que ce soit, comme j’avais vainement tenté de le faire<br />
depuis des années ! J’en avais trop souffert, désormais je voulais les<br />
garçons, et surtout je te voulais toi ; et j’aurais fait l’impossible pour<br />
t’avoir ! Quant à l’espérance, elle venait de ce que je savais désormais qu’un<br />
garçon pouvait me désirer, éprouver pour moi une attirance d’ordre<br />
érotique, sexuel ; cela, c’était une partie de la « révélation » que j’évoquais<br />
plus haut : j’avais enfin la réponse, positive, à cette question qui m’avait<br />
tourmenté pendant des années, et surtout les derniers mois, depuis que<br />
L’ É L U N O 3 55
j’avais statué l’irrévocabilité de mon désir ; cette fameuse question : y a-til<br />
au monde un garçon qui puisse me désirer, comme moi je les désire<br />
tous ? Question qui peut paraître évidente, mais qui pour moi ne l’était<br />
pas du tout, pour de multiples raisons : l’isolement ostracique dans lequel<br />
j’avais fait mon apprentissage du désir et de la jouissance, le discours<br />
antipédérastique dominant par lequel j’étais un peu (et même plus qu’un<br />
peu) conditionné malgré moi, etc. Mais, cette fois, plus aucun doute n’était<br />
permis : il y avait au moins un garçon qui, en une certaine circonstance,<br />
avait pu éprouver instinctivement pour moi une motion de cette sorte !<br />
Pas n’importe lequel en plus, mais un garçon auquel me liaient de solides<br />
liens d’amitié, et qui correspondait si bien à mon idéal ! Ce qui s’était passé<br />
entre nous ce soir-là prenait à mes yeux la signification d’une promesse<br />
que j’avais hâte de voir se réaliser. Mais cette promesse, Amine, la tiendraistu<br />
? Ou bien m’abandonnerais-tu à l’incendie que tu avais allumé en moi ?<br />
Rien n’est plus atroce que ce doute qui s’immisce alors qu’on est à deux<br />
doigts d’atteindre à ce que l’on convoite depuis des temps et des temps ;<br />
atroce, mais stimulant à la fois. On vit des moments particulièrement<br />
intenses, partagé entre la quasi-certitude du but qui n’est plus qu’à<br />
quelques doigts, et la crainte lancinante que tout rate au dernier moment ;<br />
entre l’exaltation et le désespoir ; on se dit qu’une seule petite mala dresse<br />
de notre part pourrait faire s’écrouler tous nos chers espoirs. Les semaines<br />
qui ont suivi le jour de la Promesse furent sans doute les plus éprouvantes<br />
de ma vie, pourtant je n’y songe point sans une certaine nostalgie. Que<br />
c’est beau, quand on regarde s’approcher de loin un rivage nouveau, plein<br />
de merveilles inconnues, auquel on s’apprête à accoster, si quelque écueil<br />
insidieux ne fait pas couler l’embarcation…<br />
Situation banale en amour. Oui, je l’ai dit, il s’agit d’une <strong>histoire</strong><br />
d’amour tout à fait <strong>ordinaire</strong>. Sauf qu’il avait douze ans, j’en avais presque<br />
le triple et c’était ma première <strong>histoire</strong> d’amour…<br />
Évidemment, je n’avais qu’une idée en tête : te revoir. Je te revis. Je<br />
réussis à te faire venir chez moi un soir que j’étais seul à la maison. J’étais<br />
aussi nerveux qu’une midinette qui va à son premier rendez-vous galant.<br />
Je brûlais de désir, d’impatience. Je fus pire que maladroit, et la soirée fut<br />
un beau gâchis. À me voir, on aurait dit que j’allais me jeter sur toi et te<br />
dévorer tout cru. D’ailleurs, c’est presque ce qui est arrivé ! Mais tu t’es<br />
défendu. Tu n’étais pas facile à dévorer. J’en ai pris pour mon grade cette<br />
fois-là. Je croyais, après ce qui s’était passé, que tu m’étais en quelque sorte<br />
acquis, je découvrais que les choses n’étaient pas si simples. On était dans<br />
la vie réelle, plus dans les fantasmes. Quelle dif fé rence ! Ah, je n’étais pas<br />
au bout de mes surprises…<br />
56 L’ É L U N O 3
Je manœuvrai tout de même de telle sorte que, au bout d’un moment,<br />
tu n’eus plus aucun doute sur mes intentions. Pour dire les choses comme<br />
elles sont, tu savais désor mais que je voulais coucher avec toi. J’osai me<br />
mouiller, me compromettre sans retour possible auprès de toi, ce qui me<br />
demanda quand même un certain courage ; je n’étais pas du tout certain<br />
du résultat — c’est peu de le dire — et je pouvais en perdre la vie, si tu étais<br />
allé répéter ce qui s’était dit entre nous ce soir-là. Fallait-il que je t’aimasse !<br />
Je préférais ton amour à l’honneur, à la vie, à tout ! Je mettais tout à tes<br />
pieds et je tentais le tout pour le tout. C’était le moment de vérité. Tu réagis<br />
de façon équivoque, repoussant énergiquement mes avances, mais non<br />
pas ma personne, ni mes caresses, acceptant, recherchant même parfois<br />
un certain contact physique ; on eût dit que ta bouche disait non, mais<br />
que ton cœur — en tout cas ton corps — brûlait de dire oui. Je sentais, je<br />
reni flais la présence en toi du désir, de ce même désir que j’avais senti<br />
l’autre soir, quand nous nous embrassions dans la pénombre ; il était<br />
encore là, mon instinct ne pouvait me trom per, mais ta volonté s’y<br />
opposait, tu avais peur, ce qui n’était que trop compréhensible, je m’en<br />
rendais compte à présent, j’avais surestimé ton audace. Mais il était trop<br />
tard pour revenir en arrière. Je tentai l’impossible pour te faire céder. Ce<br />
fut une lutte entre nous, une lutte au corps-à-corps, littéralement comme<br />
au figuré…<br />
Je t’exposai fiévreusement mes idées sur l’amour entre homme et<br />
garçon, j’usai de tous les arguments pour te prouver qu’il n’y avait rien de<br />
mal ni de honteux à cela, je te fis valoir en particulier que les plus grands<br />
poètes arabes avaient chanté et pratiqué cette forme d’amour, qu’elle était<br />
aussi noble et respectable qu’une autre. En retour, tu me par lais de ta<br />
crainte de tomber dans « l’homosexualité », de devenir une pédale, une<br />
tan touze, insultes suprêmes dans le monde où tu as grandi ; mais cette<br />
crainte trahissait le fait que ce n’était pas tant la chose en elle-même que<br />
tu refusais, que l’image qui y était associée… Sans doute y avait-il une<br />
hésitation réelle en toi ; tu m’as toujours dit que tu préférais les femmes,<br />
et je veux bien te croire, pourquoi pas ? J’aime que les garçons que j’aime<br />
aient une sexualité d’homme, qu’ils ne reculent pas devant le sexe de la<br />
femme. L’homme qui ne peut aimer les femmes n’est pas tout à fait un<br />
homme complet à mes yeux — ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit pas<br />
respectable, loin de là ; un aveugle ou un cul-de-jatte non plus n’est pas<br />
tout à fait « complet », mais il peut valoir bien plus que tel qui voit et qui<br />
marche — or, j’aime le garçon qui se donne à un homme avant de devenir<br />
lui-même un homme « complet ». Je t’expliquai tout cela ; je t’invitai à te<br />
libérer de tes peurs, à laisser parler ton désir. En un sens j’eus gain de<br />
L’ É L U N O 3 57
cause ; tu cédas en partie. Tu acceptas un nouveau « câlin », comme le<br />
premier soir, en plus bref et toujours habillé, ce qui ne correspondait pas<br />
vraiment à ce que j’espérais, mais laissait la latitude d’espérer plus. Le<br />
comble est que tu acceptas presque ce que je te proposais, mais tu exigeais<br />
que je me déshabillasse le premier, et je ne t’ai pas pris au sérieux ! J’ai cru<br />
que c’était un défi, que tu me narguais, je n’ai pas osé faire une chose<br />
pareille. J’ai compris bien plus tard que tu ne plaisantais probablement<br />
pas, et que si je l’avais fait nous aurions gagné du temps ! Ce soir-là, je te<br />
laissai donc repartir, emportant avec toi le redoutable aveu que tu m’avais<br />
arra ché, sans avoir obtenu ce que je désirais, et craignant désormais de ne<br />
l’obtenir plus jamais. J’avais tout gâché par mon manque de tact, ma<br />
conduite imprudente ; je t’avais perdu et peut-être même blessé,<br />
« traumatisé » comme ils disent. J’étais au désespoir, pour la énième fois<br />
de ma vie.<br />
Cependant, tu revins encore ! <strong>Une</strong>, peut-être deux semaines après. Cette<br />
fois, les astres étaient en ma faveur, j’avais la baraka, comme on dit dans<br />
ta culture (qui est la mienne par adoption). Tu venais me voir sous un<br />
prétexte quelconque ; je te fis entrer dans mon bureau, qui contenait ma<br />
bibliothèque de philosophe et d’amateur d’art, mes disques compacts —<br />
car je suis grand mélomane devant l’Éternel —, ainsi qu’un canapé-lit<br />
pour me reposer entre les longs moments d’étude. Ce meuble allait luimême<br />
bientôt devenir un lieu d’études passionnantes, mais pas parti -<br />
culièrement reposantes… Nous restâmes un long moment à bavarder. Je<br />
t’expliquai certaines questions d’algèbre qui te posaient pro blème à l’école,<br />
j’en profitai pour te parler de ce que les Arabes tes ancêtres avaient apporté<br />
aux sciences mathématiques, et de bien d’autres choses encore. Et nous<br />
nous rap pro chions, imperceptiblement. Mes mains se glissèrent sous ta<br />
chemise et je te massai lon gue ment le dos, tandis que tu roucoulais de<br />
plaisir sous ces caresses qui n’étaient pourtant rien à côté de ce qui allait<br />
suivre. Mais comme j’étais heureux, quel enivrement de sentir sous mes<br />
mains le contact de ta peau brûlante, et en dessous d’elle le fin réseau de<br />
tes muscles ; je désirais tout toucher, tout palper, et je le pouvais enfin, je<br />
me grisais du contraste de consistance entre la chair de tes flancs, aux<br />
longues fibres souples, et celle de ton ventre, plus ferme à cause des<br />
abdominaux, mais qu’une peau plus soyeuse, au grain plus fin, recouvrait.<br />
De telles sensations ne se peuvent imaginer ni fantasmer a priori : il n’y a<br />
qu’en les ayant éprouvées concrètement que l’on peut s’en former une<br />
58 L’ É L U N O 3
notion. Je posais mes lèvres tremblantes de désir sur ce dos, sur ces flancs,<br />
sur ce ventre, t’embras sant partout où je le pouvais, et tu me laissais faire ;<br />
à présent, plus la moindre résistance, tu souriais même ! Alors, je passai<br />
mon bras autour de ta taille et t’attirai contre moi, et nous roulions sur le<br />
lit, et je t’embrassais le cou, et nous frottions nos membres gonflés de sève<br />
l’un contre l’autre, toujours à travers le tissu de nos pantalons que nous<br />
n’osions pas encore enlever, mais nous le fîmes bien plus longuement que<br />
les fois précédentes, et surtout, avec la détermination d’en retirer le<br />
maximum de volupté ; ce n’était vraiment plus un jeu. Oh ! comme je<br />
t’aimais, Amine. Soudain, tu as une idée encore plus déto nante, une de<br />
ces initiatives comme tu en auras souvent par la suite et qui prouveront<br />
quelle part active tu prenais à cette relation ; à mes oreilles déjà bour -<br />
donnantes de plaisir parviennent soudain ces mots : « Retourne-toi !»<br />
C’était dit sur le ton d’une demande instante, presque d’un ordre. Un peu<br />
étonné, mais n’osant pas refuser — c’était si bon de t’obéir, mon petit<br />
maître —, je me couche donc sur le ventre, me demandant où tu voulais<br />
en venir. J’ai vite compris, quand je t’ai senti m’escalader par derrière et<br />
t’étendre sur moi, ventre contre dos, tandis que quelque chose de fin et de<br />
dur s’immisçait en moi, à travers le pli du pantalon, et bientôt allait et<br />
venait, d’un mouvement sec et vif, entre mes deux hémisphères ! C’était à<br />
la fois délicieux et attendrissant. Mon plaisir n’avait d’égal que mon<br />
émotion, car tu affirmais enfin ton désir pour moi : ton « retourne-toi »<br />
équivalait si clairement à un « je te veux » ! Je savais enfin que nous dési -<br />
rions la même chose, et je n’en revenais pas, tellement c’était inespéré.<br />
J’attendais ce jour depuis si longtemps, des années, des siècles, des millé -<br />
naires ! Nous en sommes restés là cette fois-là, mais tu es re venu peu de<br />
temps après, le lendemain ou le surlendemain, je ne sais plus. Tu ne te<br />
faisais pas prier pour revenir, dis donc.<br />
La fois suivante, même protocole, mais je poussai l’audace encore plus<br />
loin, toujours avec ta complicité, active et passive. Amine est étendu sur le<br />
dos, alangui, pâmé, offert, les bras étendus derrière la tête, le ventre<br />
dénudé. Je le caresse comme la fois précédente, mes mains, mes lèvres<br />
courent et couvrent de baisers, de caresses, cette peau mordorée, ces seins<br />
délicats comme deux bourgeons à peine éclos, ces côtes saillantes, ces<br />
flancs qui se creusent et s’échancrent vers le bas, comme une vallée<br />
convergeant doucement vers le lieu secret où jaillit une source de vie…<br />
Amine, je veux boire à cette source… Amine ne dit rien, ne fait rien, il<br />
sourit légèrement et ferme les yeux, il s’abandonne en toute confiance,<br />
comme une brebis aux mains du bon pasteur ; mes mains tremblent de<br />
plus en plus à mesure qu’elles descendent la pente du ventre ; arrivé à la<br />
L’ É L U N O 3 59
lisière du pantalon, je suis blanc, je ne respire plus et je crois que je vais<br />
tourner de l’œil. C’est la limite ultime ; oserais-je la franchir ? Oh ! laissemoi<br />
la franchir, Amine, j’en ai tellement envie ! J’en crève, j’en brûle<br />
d’envie, je veux, je veux le toucher de mes mains, ce petit être orgueilleux<br />
et fier, néanmoins doux et sensible qui vit là, un peu plus bas, caché sous<br />
le plus intime de tes vêtements. Ton Saint des Saints, Amine ! Me laisserastu<br />
y pénétrer ? Amine est à ma merci, toujours étendu, il ne dit rien, il ne<br />
fait rien, il n’existe plus, il est ailleurs, j’ai toute licence, ce qui fut le corps<br />
d’Amine m’appartient, et l’âme d’Amine danse, virevolte on ne sait où,<br />
dans quelle région de l’éther, dans quel firmament de volupté, mais j’hésite<br />
encore. J’attends le geste ou la parole qui m’arrêtera, qui mettra un frein<br />
à ma folie, mais rien ne vient ; mes doigts jouent avec l’élastique de son<br />
slip, il ne dit rien ; je me risque un peu plus bas, juste derrière la limite, là<br />
où la peau devient plus douce, si douce ; je gagne encore un millimètre,<br />
un centimètre, il ne dit toujours rien, mais il sourit de plus en plus. Tu sais<br />
où je veux en venir, Amine, et tu es décidé à m’y laisser venir ; tu t’amuses<br />
de mon hésitation, je pense « Oserais-je ? » et tu penses « Osera-t-il ?»; eh<br />
bien oui, j’ai osé. Ce n’était pas si difficile, après tout. Ma main tout entière<br />
plonge dans le slip d’Amine, et, tandis que je l’attire contre moi, son dos<br />
contre mon ventre, mes doigts se referment sur le suprême objet de ma<br />
convoitise. Amine ne dit rien, mais il sourit plus que jamais. Oh ! ce sou -<br />
rire ; son sourire en cet instant-là, tant que je vivrai, oncques ne l’oublie -<br />
rai ; pas plus que je n’oublierai son cœur battant de plus en plus fort contre<br />
ma poitrine tandis que je caresse délicatement l’objet, droit comme l’alif<br />
du nom Amine, dur comme l’acier du sabre, mais si doux au toucher, plus<br />
doux que de la soie, que les pétales de la rose, que la peau du nouveau-né.<br />
Nous sommes deux nouveaux-nés, Amine, nous sommes nés en cette<br />
minute sans commencement ni fin. Nous n’appartenons plus au temps,<br />
mais à l’éternité.<br />
Je t’aime.<br />
Nous y voilà. Ce fut laborieux, mais nous y serons quand même arrivés.<br />
Nos destins sont scellés à jamais. Amine m’appartient tout à fait, et<br />
j’appartiens plus encore à Amine. En me laissant mettre la main sur ce<br />
qu’il avait de plus intime, il m’a signifié que les bar rières n’existaient plus<br />
entre nous. Tout est permis désormais. Les jours, les semaines qui<br />
viennent, seront des jours, des semaines de folie érotique comme je n’en<br />
avais jamais connu de ma vie, comme je n’osais même pas en rêver. Ce<br />
garçon venait chez moi une, deux, trois fois par semaine, nous nous<br />
enfermions dans mon bureau, afin de ne pas être dérangés par ma femme<br />
ou par quelque chose d’autre ; nous discutions un moment, nous ba -<br />
60 L’ É L U N O 3
vardions de choses et d’autres, parfois je l’aidais à faire ses devoirs ou à<br />
réviser ses leçons, nous avions hâte de finir, puis nous donnions libre cours<br />
à notre fantaisie, nous explorions tout, nous essayions tout. Je n’osais pas<br />
croire à ce qui m’arrivait. Chaque fois qu’il venait chez moi, je m’attendais<br />
à ce que ce fût la dernière ; il revenait, je me disais : il ne se passera rien,<br />
cela ne continuera pas, ce serait trop beau, ce n’est pas possible ; nous<br />
discuterons, nous repasserons ses leçons, je l’embrasserai sur les deux joues<br />
et basta. Mais à peine installé, Amine commençait à se vautrer sur le lit, il<br />
prenait les poses les plus las cives, cambrait les reins, sortait les fesses, me<br />
jetait des regards langoureux ; parfois, il annonçait clairement le<br />
programme : « Terminons ce devoir en vitesse, et puis on pourra faire la<br />
fête. » La fête ! Ce sont ses propres mots, et ma foi, c’est vrai que c’était<br />
une fête. Il savait bien l’effet que son manège exerçait sur moi, jouait à<br />
m’allumer au maximum, mais à différer le moment des caresses. Il tenait<br />
à donner le signal de départ ; et moi, j’atten dais docilement son auto -<br />
risation. Alors commençait le rite habituel : j’embrassais tout ce qu’il y<br />
avait moyen d’embrasser, je suçais ce qu’il y avait moyen de sucer, je pense<br />
n’avoir pas laissé un centimètre carré de sa substance sans y apposer la<br />
marque de ma dévotion… Tout chez lui était délectable, savoureux,<br />
exquis : pas un élément disgracieux, pas une mauvaise odeur, ses lèvres,<br />
quand j’y apposais les miennes, étaient plus fraîches que la rosée, ses fesses<br />
petites et fermes, d’une rondeur parfaite, d’une douceur satinée, étaient<br />
séparées par une fente qui n’avait rien du cloaque fétide des adultes : si<br />
propre qu’on y aurait mangé, j’y appliquais sans dégoût mon visage et<br />
respirais à pleins poumons son parfum plus délicat que celui du musc.<br />
Rien ne pouvait me rebuter chez lui ; et il se prêtait au jeu avec la grâce la<br />
plus enjouée.<br />
D’autres fois, plus rarement, ça se passait chez lui. Comme cette soirée<br />
parti cu liè re ment chaude où, à peine arrivé, je me trouvai entraîné dans la<br />
plus grande chambre, où tous les enfants étaient réunis. Aussitôt, Amine<br />
lui-même éteint la lumière et ferma soi gneusement la porte, de sorte que<br />
nous nous retrouvions cinq ou six enfants — moi com pris dans le lot — à<br />
jouer dans le noir, de façon extrêmement turbulente. À tâtons, je cherche<br />
Amine, et je sens que lui me cherche aussi ; je le prends à bras le corps, je<br />
l’attire contre moi, il attrape ma main et la porte lui-même à son sexe déjà<br />
raide, que je com mence à caresser, tandis que les autres continuent à jouer,<br />
sans faire attention à nous, et naturellement sans voir ce que nous faisons,<br />
Amine et moi. Cependant, pour que nous soyons plus tranquilles encore,<br />
Amine me prend par la main et, m’entraînant dans le coin le plus obscur<br />
de la chambre, il se glisse sous un des lits, pour être totalement à l’abri des<br />
L’ É L U N O 3 61
egards indiscrets. Autour de nous, ses frères et sœurs déchaînés ont<br />
complètement oublié notre existence. Alors, allongé sur le flanc en<br />
m’appuyant du coude à côté du lit sous le quel Amine se tient toujours<br />
couché sur le dos, je glisse ma main dans son pantalon et commence à le<br />
masturber sous ce lit, en la présence de tous les autres, ce qui constitue<br />
probablement mon expérience érotique la plus baroque. Amine guidait<br />
ma main des siennes et se cabrait, cambrait les reins pour augmenter le<br />
mouvement, c’était un bonheur inexprimable de le sentir ainsi se contor -<br />
sionner de plaisir sous ma main, dans l’ombre de cette chambre à<br />
l’atmosphère survoltée. En quelques instants, il atteignit l’orgasme, un<br />
orgasme totalement sec ; d’un seul coup, je le sentis se détendre<br />
intégralement, retom ber exténué sur le dos tandis que dans un profond<br />
soupir de satisfaction, dont je pus quasiment sentir passer la caresse sur<br />
mon visage, plus douce qu’une brise printanière, il murmurait ces mots<br />
triviaux : « Oh ! putain… », qui depuis résonnent en moi comme chargés<br />
d’une poésie secrète.<br />
Passées les premières étapes dont il vient d’être fait état, j’aurais du mal<br />
à retracer l’or dre de nos expériences, la chronologie de nos découvertes.<br />
Je ne me souviens même plus de ce que je pouvais faire entre deux de ses<br />
visites ; tant je ne vivais plus que par lui. Quand il n’était pas là, je n’existais<br />
pas, et pour le reste tout se mêle dans ma tête en une bac cha nale<br />
ininterrompue d’où émergent çà et là des moments particulièrement forts,<br />
impos sibles à sérier. Je me souviens par exemple de la première fois où je<br />
me mis nu devant lui, sur sa demande bien sûr. Il m’avait demandé un<br />
« strip-tease masculin », et je m’exécutai de bonne grâce, bien qu’un peu<br />
gêné, car je trouvais mon corps d’adulte si laid en com paraison du sien !<br />
Mais son excitation palpable, ses commentaires flatteurs m’en har dissaient,<br />
et j’étais bientôt fier d’abandonner toute pudeur en face de l’Aimé. Il était<br />
curieux de découvrir mon corps, non seulement dans son aspect<br />
« statique » si je puis dire, mais encore dans son fonctionnement érotique.<br />
Sans honte, il me demanda d’ac complir devant lui un acte… solitaire. Ce<br />
que je fis, tandis qu’il m’observait conscien cieusement, ne perdant rien<br />
du spectacle, demandant diverses explications que je lui donnais sans<br />
m’arrêter. À l’approche du moment suprême, j’hésitai quand même à<br />
continuer ; je craignis qu’il fût choqué et je lui demandai à plusieurs<br />
reprises s’il voulait vraiment que j’aille jusqu’au bout. Mais il insista pour<br />
que je le fisse, et ainsi fut fait. L’issue ne manqua pas de le surprendre…<br />
je compris qu’il n’avait jamais vu de sp… et qu’il ignorait la nature de ce<br />
liquide, qu’il confondait avec l’urine, ainsi que sa fonction biologique et<br />
tout ce qui s’ensuivait ! Je mesurai soudain l’étendue de son « innocence ».<br />
62 L’ É L U N O 3
Amine, qui paraissait si déluré, avec ses initiatives pleines d’audaces,<br />
Amine, le petit Ber bère, l’enfant des rues des quartiers « sensibles », à<br />
douze ans révolus, presque treize, igno rait à peu près tout de la<br />
reproduction humaine ! Ce fut l’occasion d’explications dé tail lées qui me<br />
convainquirent que j’avais un rôle pédagogique éminent à jouer auprès<br />
de ce gamin. Honnêtement, je m’en flatte. Je comprenais que dans son<br />
entourage, où l’on se parlait peu et ne s’occupait guère de lui au-delà des<br />
aspects matériels, j’étais le seul adulte avec qui il pouvait aborder<br />
franchement les questions sur la vie et la sexualité, ces ques tions que l’on<br />
se pose légitimement à son âge. Toutes ces choses qu’on lui cachait, ou sur<br />
lesquelles il n’osait interroger, il pouvait les aborder sans honte avec moi<br />
et même en faire l’expérience s’il voulait ; je tâchais quant à moi de lui<br />
apprendre à ne pas avoir peur de son corps, à bien en comprendre les<br />
mécanismes afin d’en jouir le mieux possible, de lui épargner enfin les<br />
angoisses que j’avais éprouvées à son âge, dans la solitude où je faisais<br />
l’épreuve de tant de phénomènes étranges. Je pensais sincèrement que<br />
c’était le mieux que je pusse lui apporter, dans ce contexte très particulier<br />
de désir partagé où nous nous situions objectivement. L’avenir nous dira<br />
si je me suis trompé, mais j’ose espérer que non ; ô mon Dieu, faites que<br />
non ; Vous le savez, Vous qui voyez le fond des choses et ne Vous arrêtez<br />
pas aux apparences comme un vulgaire bien-pensant, que j’accepterais<br />
toutes les épreuves à condition de le voir heureux…<br />
Il y eut comme cela une kyrielle d’autres premières fois ; nous<br />
collectionnions les pre mières fois comme d’autres les toiles de maître ou<br />
les papillons exotiques. À chaque fois c’était pour moi la même émotion<br />
intense, celle du nouveau territoire conquis et du nouveau savoir acquis.<br />
Oh ! le premier coitus per os : défaire lentement le bouton de son jean —<br />
ça, c’était le meilleur moment, et je ne manquais pas de le faire durer ; le<br />
bouton de pantalon, c’est le sceau de l’autorité morale apposé sur la chas -<br />
teté d’un garçon ; le défaire pour dévoiler ce qu’il a de plus intime, c’est<br />
franchir le seuil du sanctuaire interdit où seuls sont admis à pénétrer les<br />
prêtres affectés au service du dieu qui y réside, un tel moment se savoure<br />
en retenant son souffle ; baisser avec beaucoup de tact le slip déjà ten du<br />
par l’excitation et se laisser envahir d’une émotion quasi religieuse : c’est<br />
l’épiphanie, le mystère de la Présence réelle enfin révélé, la Parousie. Sous<br />
ton slip, ô Garçon, j’ai vu de la lumière (tiens, un alexandrin parfait ! il<br />
m’a échappé spontanément ; cela m’arrive surtout quand je suis au comble<br />
de l’enthousiasme et que je m’identifie totalement à ce que je dis).<br />
Contempler longuement ce sexe de garçon, merveille des merveilles ; sa<br />
forme élégante, son ogive semblable au dôme des mosquées d’Orient, ses<br />
L’ É L U N O 3 63
couleurs qui par courent toute une gamme du rose-pourpre au brun-ocre,<br />
jusqu’à la fine ligne sombre, bien nette et légèrement saillante comme un<br />
cordeau, qui marque la limite de la circon cision ; comme il est différent<br />
du mien, tout en étant identique ! L’admirer sous tous les angles, sous<br />
toutes les coutures, et l’embrasser goulûment, le tenir fermement en lui<br />
don nant des coups de langue, timidement au début, frénétiquement<br />
ensuite, enfin le mettre en bouche, l’enfourner jusqu’à la garde — il a juste<br />
la dimension qui convient, la nature a bien fait les choses — ; je sens sa<br />
tête frotter contre mon palais tandis que mes lèvres tou chent — étrange<br />
baiser — les deux mignonnes petites boules cotonneuses qui le gar nissent<br />
à la base ; Amine, d’un mouvement des reins, entre et sort de ma bouche,<br />
je place mes mains sous ses fesses pour l’encourager, il est aux anges et<br />
moi aussi, nous sommes deux anges, je t’aime mon Ange ; quand il sent<br />
approcher la fin, Amine pousse de toutes ses forces — disons de celles qui<br />
lui restent — sur ma nuque pour entrer plus à fond en moi. Tu es en moi,<br />
Amine ; je ne perds pas une goutte de ta précieuse substance — peu<br />
abondante pourtant — je veux l’incorporer pour toujours à la mienne, j’ai<br />
bu ton calice, ton Graal, Amine, désormais il y a un peu de toi qui est en<br />
moi et qui y restera jusqu’à la fin des Temps, jusqu’à la Résurrection des<br />
morts, nous ressusciterons un peu confondus l’un à l’autre, et cette pensée<br />
m’attendrit, me ravit, me transporte ! Car je t’aime, je ne voudrais faire<br />
qu’un avec toi tout en gardant mon individualité distincte de la tienne,<br />
car je veux en même temps pouvoir éprouver cette union…<br />
Il y eut surtout la première fois où nous avons vraiment « fait<br />
l’amour », ou ce qui y ressemble le plus, eu égard à ce que tu es et à ce que<br />
je suis ; ah ! celle-là, je m’en souviendrai ; oui, jusqu’à la Résurrection des<br />
morts, s’il plaît à Dieu. Si je ne connais plus jamais l’amour d’un garçon<br />
d’ici là — mais à Dieu ne plaise, je ne veux pas y penser ! — elle me servira<br />
de viatique.<br />
Après les habituels préliminaires, je te prends par la taille pour t’attirer<br />
contre moi, et nous nous enlaçons mutuellement en roulant sur le lit ;<br />
alors, je commence à défaire ton pantalon — encore ce fameux bouton !<br />
— et à te caresser l’entrejambe. Ma pensée est de te rendre heureux ainsi,<br />
je pense plus à ta satisfaction qu’à la mienne, mais tu m’arrêtes en me<br />
disant : « Toi aussi ! — Moi aussi quoi ? dis-je. — Déshabille-toi. » C’est la<br />
deuxième fois que tu m’intimes l’ordre de me mettre à nu, et j’obtempère,<br />
à la fois dubitatif, com prenant mal le mécanisme de ton désir pour moi,<br />
qui n’ai jamais su aimer mon corps d’adulte — du moins avant de t’avoir<br />
connu — et flatté que tu me demandes ce que je n’aurais jamais osé te<br />
proposer. Je retire donc mon pantalon et mon caleçon, nous sommes<br />
64 L’ É L U N O 3
maintenant tous les deux nus, et nous nous étreignons longuement,<br />
mêlant nos jambes, sexe contre sexe, c’est à nouveau le « câlin » du premier<br />
soir, mais cette fois enfin sans vêtements — c’est le plus beau câlin et c’est<br />
le plus beau jour de ma vie. Ton ventre contre mon ventre. Ma bouche<br />
contre ta bouche. Ton sexe contre mon sexe. Mes mains sur tes fesses, qui<br />
suivent le mouvement de tes reins, moi étendu sur le ventre et toi,<br />
couché sur moi, tu as parfaitement compris le geste, j’en suis tout<br />
émerveillé : à douze presque treize ans, tu es tout à fait près pour faire<br />
l’amour, d’ailleurs tu le fais déjà, et à moi ! À moi, je chavire… Et toi tu<br />
vas, tu viens, je fais pareil, mais en opposition de phase comme disent les<br />
physiciens, ton membre tendu au maximum caresse voluptueusement le<br />
mien, deux fois plus gros, c’est la sensation la plus délicieuse que j’aie<br />
jamais éprouvée ; nos deux sexes sont comme des individus indépendants<br />
qui mènent leur propre vie, se rencontrent et s’embrassent tout seuls,<br />
indépendamment de nous, cependant que nous, purs esprits, nous<br />
réunissons dans l’éther ; et pour augmenter encore le contact, je les prends<br />
et les serre tous les deux d’une même main, je les presse doucement et fais<br />
rouler l’une contre l’autre leurs deux têtes lisses et chauves. En même<br />
temps, tu as relevé la tête, et je contemple l’expression de ton visage, une<br />
expression que je ne t’avais jamais vue avant et que je n’oublierai oncques ;<br />
tes yeux sont à demi fermés, plissés par le plaisir, un immense sourire<br />
illumine ta face, tu es transfiguré, tu n’es plus Amine, tu es un autre<br />
Amine, encore plus beau que l’<strong>ordinaire</strong>, tu es un être céleste, il suffit de<br />
te regarder en ce moment pour comprendre le sens de l’expression<br />
« être aux anges ». Par la suite, j’obser verai souvent chez toi ce changement<br />
de physionomie dans le plaisir, et c’est sans doute le spectacle le plus beau<br />
et le plus touchant qu’il m’ait été donné de voir ; rien que pour cela, je<br />
remercierais Dieu de m’avoir mis au monde.<br />
Cette façon de procéder, l’étreinte membre contre membre, deviendra,<br />
par une sorte de sympathie entre nous, une providentielle harmonie de<br />
nos goûts, notre position fétiche en quelque sorte ; nous en avons testé<br />
toutes les variantes, tantôt moi au-dessus, tes mains posées sur mon dos,<br />
tantôt sur le flanc, nous l’avons fait… oh ! je ne sais plus combien de fois,<br />
et peu importe. En général, mon plaisir montait plus vite que le tien, je<br />
jouissais le premier, uniquement par la caresse du tien contre le mien, mais<br />
je le faisais exprès pour pouvoir te terminer avec la bouche ; cela aurait été<br />
du gaspillage de rater ça. Quand tu aboutissais le premier, tu te retournais<br />
pour me terminer avec tes fesses. Ce n’était pas de la sodomie, je n’aurais<br />
L’ É L U N O 3 65
pas osé t’infliger cela, et puis je me le serais interdit par un reste d’égards<br />
pour mon épouse légitime ; non, juste la caresse de ces deux coussins<br />
moelleux contre mon pic d’amour.<br />
<strong>Une</strong> autre fois, ce devait être la première ou la deuxième, je ne sais plus<br />
bien, mais je me souviens que c’était au début, je te terminai à la main,<br />
l’autre bras passé derrière ton épaule, fraternellement ; j’astiquais très<br />
doucement, craignant d’abîmer le petit être délicat, mais tu me reprochais<br />
de ne pas y aller assez fort, alors je serrai davantage en ti rant bien fort en<br />
arrière, vers la base, tandis que tes reins se cambraient en avant, que tout<br />
ton corps se tendait comme un arc prêt à éjecter sa flèche ; alors, pour la<br />
première fois — encore une première fois ! — je vis jaillir à ta plus tendre<br />
extrémité une grosse goutte de liquide nacré, que je me penchai pour<br />
étancher avec la langue. Je crois que les Hébreux ne furent pas plus émus,<br />
quand Moïse d’un coup de bâton fit jaillir l’eau du désert, que je ne le fus<br />
à ce moment. À n’en pas douter, c’était ta première éjaculation, la première<br />
larme de liqueur ambrée distillée par l’athanor préservé de tes reins<br />
d’enfant ; la plus claire, la plus pure, et elle était pour moi, c’était à moi<br />
que revenait le privilège d’en re cueillir l’inestimable obole. Ta virilité toute<br />
neuve venait d’éclater entre mes mains, et, en échange, je m’abreuvais à<br />
cette source de jouvence. J’étais heureux, j’étais fier, j’étais fou.<br />
C’est cette fois-là que, sur le chemin du retour, j’expliquai à Amine la<br />
purification majeure selon les rites de notre religion. Il trouvait tout<br />
naturel de recevoir cette expli cation de moi ; c’est une chose qui m’a<br />
beaucoup touché de sa part, que jamais, à aucun moment, il n’ait remis<br />
en question mon statut d’homme religieux, qu’il ait toujours continué à<br />
me faire confiance sur ces questions-là comme sur beaucoup d’autres ;<br />
parce que, par ailleurs, il est certain qu’il me trouvait bizarre, il me traitait<br />
de fou, et je lui répondais que je l’étais certes, mais de lui, il me lançait en<br />
retour un regard indéfinissable, mi-sceptique, mi-amusé ; le caractère non<br />
conventionnel de nos relations ne lui échappait pas le moins du monde,<br />
c’était même un sujet de conversation entre nous, mais jamais il ne songea<br />
à remettre en question l’intégrité de ma foi, pourquoi l’eût-il fait ? J’étais<br />
musul man, il était musulman, nous étions frères en Allah, et tout cela était<br />
naturel… Je récitais mon rosaire devant lui, nous faisions l’amour, puis<br />
j’allais prendre ma douche, me purifier et faire la prière, comme si de rien<br />
n’était ; d’ailleurs, je ne pouvais concevoir d’agir autre ment, tant j’ai la<br />
religion chevillée au corps, tant l’Islam est l’air que je respire. Et ainsi, je<br />
me retrouvais dans cette situation assez étrange tout de même d’expliquer<br />
la purification rituelle à un jeune garçon à qui je venais de faire découvrir<br />
l’orgasme et ce qui s’ensuit, l’impureté rituelle. Drôle de façon de boucler<br />
66 L’ É L U N O 3
la boucle, de faire converger les extrêmes ; j’étais son initiateur à la fois<br />
dans les matières sexuelles et spirituelles, bref dans tout. Ce fut du moins<br />
mon ambition. On verra dans le futur ce que tu retiendras de mon<br />
enseigne ment et de moi, Amine ; puisses-tu n’en retenir que le meilleur…<br />
Toujours est-il que j’aimais Amine, et que j’étais convaincu de l’aimer<br />
en Dieu. Faire l’amour avec lui était pour moi la plus belle façon de le lui<br />
prouver, bien qu’elle ne soit pas très orthodoxe, mais j’aimais son esprit<br />
autant que son corps, plus que son corps ; je ne voyais pas le plaisir partagé<br />
autrement que comme un moyen de toucher l’âme à travers le corps.<br />
D’ailleurs, je n’ai jamais vu le corps autrement que comme une médiation<br />
de l’esprit vers le monde. Voilà pourquoi, tant qu’Amine avait l’air<br />
heureux, tant que nous étions bien accordés spirituellement l’un à l’autre,<br />
je ne me souciais de rien d’autre et je n’éprouvais en particulier aucun<br />
sentiment de culpabilité pour ce que nous faisions, je ne me sentais ni<br />
impur ni « pécheur ». Ici, je dois faire une digression. Un autre pédéraste<br />
croyant, lui aussi — avec qui j’avais été en contact m’écrivit un jour cette<br />
phrase terrible : « Il n’y a pas de bonheur dans la pureté. » C’était bien<br />
avant que ne commençât mon aventure avec Amine, mais je ne pouvais<br />
comprendre cette parole, et je ne la comprends toujours pas. Certes, son<br />
sens obvie ne m’échappe pas, mais il y a à l’intérieur de cette apologie de<br />
l’impureté un noyau dur de sous-entendus que mon intelligence n’arrive<br />
pas à pénétrer, et dont l’instinct m’avertit de ne même pas m’approcher.<br />
Mon intelligence est depuis toujours orientée vers l’amour, la liberté et<br />
l’unité : le bien est ce qui nous rend plus libres, plus unis, plus heureux ; il<br />
n’y a pas de bien, pas de pureté dans ce qui nous enchaîne et nous sépare.<br />
M’unir à ce garçon était — c’est-à-dire que je le ressentais réel lement<br />
comme — ce qu’il y avait de plus pur au monde, c’était l’acte d’amour pur,<br />
c’était l’acte poétique pur, c’était un poème, une œuvre d’art, et cette<br />
œuvre d’art, d’une certaine manière, disait la grandeur de Dieu ! Oui, dans<br />
mon esprit, faire l’amour avec lui, c’était prier ; j’étais intimement per -<br />
suadé que Dieu, dans son immense bonté, préférait que je le remerciasse<br />
pour le bonheur que me procurait la plus belle de ses créatures, plutôt<br />
que de respecter l’apparence de lois que ma nature m’interdisait de<br />
comprendre en enfermant dans mon cœur une rancune à son égard. Étaitce<br />
un péché ? Peut-être, mais alors comme dit Charles Aznavour dans sa<br />
magnifique chanson : « Pécher contre le corps, mais non contre l’esprit ».<br />
Et encore, je ne suis pas du tout sûr d’avoir « péché contre le corps », mais<br />
je n’ai jamais cessé de me sentir en harmonie avec l’Esprit, cette présence<br />
divine qui est le cœur et le fondement de toute chose. Je peux même dire<br />
que plus j’accomplissais mes désirs avec Amine, plus je me sentais libre et<br />
L’ É L U N O 3 67
en harmonie avec mon moi profond, c’est-à-dire au fond avec le Soi divin,<br />
avec l’Esprit qui est par essence autonomie et liberté. Finalement, je me<br />
sentais et me sens toujours beaucoup moins « pécheur » en faisant l’amour<br />
avec un garçon que j’aimais, qu’en le faisant avec une femme que je<br />
n’aimais plus beaucoup, avec qui je n’étais pas du tout accordé<br />
spirituellement. Le voilà, le péché contre l’esprit ! Fuir encore et encore la<br />
vie, le bonheur, l’amour partagé, fuir la rencontre avec l’autre quand elle<br />
peut se produire. Oui, j’étais sûr d’avoir moins « péché » avec Amine<br />
qu’avec tous ces garçons à qui je n’avais même pas osé sourire par crainte<br />
de leur juge ment, c’est-à-dire par amour propre et peur de l’autre. Le seul<br />
péché, c’est le manque d’amour ; c’est le refus d’aller vers l’autre, et le refus<br />
de la vie. C’est l’incapacité à donner et à recevoir. Il n’y en a pas d’autres.<br />
Avec Amine je me donnais totalement, et lui aussi, il me faisait don par<br />
amour de ce qu’il avait de plus précieux, de plus intime, nous nous<br />
donnions l’un à l’autre avec une spontanéité totale, sans la moindre<br />
arrière-pensée, sans calcul, juste par amour, amitié, envie de nous faire<br />
mutuellement plaisir, qu’y a-t-il de plus noble, de plus saint que cela ? Si<br />
la sainteté est autre chose que la capacité de se donner totalement, je ne<br />
comprends plus rien à rien. Vous direz : de se donner totalement à Dieu,<br />
non à une créature. La nuance est de taille. Je vous répondrai que quand<br />
on donne vrai ment tout, c’est toujours pour Dieu, car il n’y a que Lui pour<br />
accueillir un tel don, mais de toute façon je l’ai dit, j’aimais Amine en Dieu<br />
et j’aimais Dieu en Amine, il était pour moi la forme selon laquelle<br />
l’Absolu se manifestait à moi ; je comprenais parfaitement ce qu’avait<br />
voulu dire Pla ton dans le Phèdre, à mon sens un des plus beaux textes sur<br />
l’amour des garçons : « Chacun choisit selon son caractère parmi les beaux<br />
garçons l’objet de son amour ; il en fait son dieu, il lui dresse une statue<br />
dans son cœur et la charge d’ornements, pour la vénérer et célébrer ses<br />
mystères ». Oui, j’avais vraiment « dressé une statue dans mon cœur » à<br />
ce garçon, il était l’Androgyne céleste, le Jouvenceau mystique, et l’œuvre<br />
de chair accomplie avec lui était un acte de dilection, un acte d’esprit,<br />
accompli en accord avec l’Esprit. Seigneur ! Pourquoi toujours séparer<br />
l’esprit et la chair ? Ce n’est pas ce qu’enseigne l’Islam ; la religion de<br />
l’Unité bannit tout dualisme. Le Prophète lui-même montrait l’exemple<br />
et enseignait que la satisfaction de la chair, dans des limites rai son nables,<br />
profite plus à l’esprit que l’abstinence ; or ma chair réclamait cet éphèbe,<br />
elle avait faim de lui, et il en allait de la santé de mon esprit. Sincèrement,<br />
je ne voyais pas où pouvait se cacher le mal, et si je l’avais vu, je me fusse<br />
abstenu. Non, en fait, c’est à la lumière de mes rapports avec Amine que<br />
j’ai compris la signification intérieure du « péché », que des siècles de<br />
68 L’ É L U N O 3
juridisme exotérique et de pharisaïsme moral ont offusquée. Je<br />
comprenais enfin que rien ne comptait que l’Amour. Comme disait le<br />
cheikh ibn ’Arabi dans ses vers célèbres : « Mon cœur est devenu capable<br />
de toute forme. Il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines,<br />
temple pour les idoles, la Kaaba des pèlerins, les Tablettes de la Torah et le<br />
livre du Coran. Je suis la religion de l’amour partout où se dirigent ses<br />
montures ; l’amour est ma religion et ma foi. » Oui, mon cœur désormais<br />
était capable de toute forme, et l’amour était ma religion et ma foi, mais<br />
ses montures me conduisaient toutes à toi, Amine.<br />
J’ai dit que faire l’amour avec ce garçon était pour moi un acte poétique,<br />
« l’acte poé tique pur », et quasi religieux. Voilà pourquoi je rapporte ces<br />
faits sans honte, mais aussi sans forfanterie ni intention de choquer, quitte<br />
à passer pour un pornographe. S’il y a des âmes sensibles que mes<br />
descriptions rebutent, je ne les oblige pas à me lire. En fait, je suis<br />
quelqu’un de pudique et j’ai horreur de la pornographie, cette contrefaçon<br />
de l’érotisme, mais je ne sens pas la nécessité de passer sous silence des<br />
actes qui faisaient partie de ma vie, de notre vie, de notre relation, et<br />
peuvent contribuer à éclairer la réalité de cette rela tion. Dis-moi comment<br />
tu fais l’amour, je te dirai qui tu es ! Hélas, des siècles d’une morale<br />
d’eunuques nous ont habitués à penser le sexe comme quelque chose de<br />
sale, d’intrinsèquement mauvais, et c’est ce que nous inculquons à nos<br />
enfants dès le plus jeune âge. Quelle tristesse ! Quelque part, c’est à cela<br />
que j’ai voulu dire non. J’ai voulu faire le pari — pascalien, en quelque<br />
sorte — que la sexualité était intrinsèquement bonne pourvu qu’elle fût<br />
poétique, qu’elle fût l’expression de quelque chose de spirituel ; j’ai voulu<br />
réconcilier le sexe avec la sainteté, rendre à la vie ce qui appartenait à la<br />
vie. J’ose donc confier au langage ces aspects de ce qui fut ma vie. Je veux<br />
que l’on sache, que l’on comprenne, que l’on puisse juger sur pièces. Mais<br />
je n’en fais pas une fin en soi, je n’en fais pas l’essentiel de l’<strong>histoire</strong>.<br />
L’essentiel de l’<strong>histoire</strong>, c’était ce que je ressentais pour Amine, c’était<br />
ma relation avec lui. Oh ! de moi à lui, de lui à moi, c’était tellement plus<br />
que du désir ; c’était sexuel aussi, certes, mais c’était infiniment plus que<br />
cela. Voilà ce que les bien-pensants ne me par donneront jamais. Pour eux,<br />
du moment qu’il se passe quelque chose de charnel entre un homme et<br />
un jeune garçon, il faut au moins que ce ne soit que charnel ; le scandale<br />
est qu’il y ait des sentiments aussi. J’ai mis du temps à le comprendre.<br />
Pénétrer l’esprit tortueux des bien-pensants, leur dialectique névrosée,<br />
L’ É L U N O 3 69
n’est pas une chose facile pour un honnête pédéraste amoureux de la vie.<br />
Ce qu’il y a en fait, c’est que, pour ces gens, l’exis tence de sentiments sin -<br />
cères devrait dispenser du reste : si vous aimez, ne faites pas l’amour ! Ils<br />
ne prouvent pas seulement par là leur haine du sexe, mais aussi leur mépris<br />
des sentiments, qu’ils ravalent en dessous de la chair. Car si deux per sonnes<br />
s’aiment vrai ment, et totalement, elles ne devraient pas avoir peur de se le<br />
prouver physiquement, à moins que l’on considère que les dé monstrations<br />
physiques sont un plus, un surcroît par rapport à l’élection spirituelle ;<br />
comme si le don du corps avait plus de prix, engageait plus l’individu que<br />
le don du cœur. Ce qui semble être le cas des bien-pensants, qui tout en<br />
dénigrant la chair (au profit de l’esprit qu’ils ignorent, ce qui explique bien<br />
des choses), ne cessent de lui accorder plus de prix et d’importance qu’elle<br />
n’en a. Moi, je considère au contraire qu’il est plus difficile et plus méritoire<br />
de donner son cœur que son corps, de sorte que quand on a donné l’un,<br />
on peut bien donner l’autre aussi. On doit même le faire, en tout cas on<br />
doit pouvoir le faire, car qui peut le plus peut le moins. Quoi ! on serait<br />
prêt à mourir l’un pour l’autre, mais pas à s’em brasser ? Allons donc ! On<br />
se jetterait au feu, mais pas au pieu ? Fadaises ! Dites plutôt que vous<br />
n’admettez pas que l’on puisse aimer sans restriction.<br />
En même temps, les bien-pensants n’ont pas tort, c’est là toute leur<br />
équivoque, c’est là ce qui fait que, bien qu’ils soient des êtres médiocres<br />
strictement dépourvus d’intérêt en eux-mêmes, leur existence en tant que<br />
phénomène n’est pas dépourvue d’intérêt. Il se cache derrière tout cela<br />
des considérations métaphysiques qu’il serait trop long de développer —<br />
je le ferai peut-être ailleurs s’il plaît à Dieu —, mais qui reviennent au<br />
mystère de la Chair, la Chair qui est à la fois tout l’opposé de l’Esprit et sa<br />
manifestation la plus intégrale, la plus achevée. La Chair, c’est l’Esprit<br />
entièrement développé, lieu de l’activité vitale immédiate, de la sensation<br />
brute, modèle de l’intuition. Il est donc vrai, mais en un certain sens, qui<br />
n’est pas celui que ces pharisiens ont en vue, que le don de sa chair est le<br />
don le plus précieux que l’on puisse faire. Le faire par passion, c’est la plus<br />
belle chose qui soit au monde ; le faire sans passion, soit de façon routi -<br />
nière, compulsive ou vénale, c’est profaner ce qu’il y a de plus sacré. Làdessus,<br />
les religions ont vu juste et c’est tout à leur honneur, même si cela<br />
fut généralement mal compris. Car cela ne vaut que si l’on considère, en<br />
somme, que la chair cache en elle-même autre chose qu’elle-même, que<br />
la chair, en réalité, est Esprit. Il faut penser dans l’unité et non dans la<br />
dualité, c’est alors seulement que tout s’éclaire.<br />
70 L’ É L U N O 3
Je n’essaie pas de me justifier — chose parfaitement inutile, puisque les<br />
bien-pensants ont toujours raison, c’est même à ça qu’on les reconnaît<br />
—, mais de décrire avec exac titude mon état d’esprit. Les rapports char -<br />
nels que j’avais avec Amine, au fond, ne m’in téressaient pas pour<br />
eux-mêmes, et j’aurais éprouvé la plus grande déception s’il n’y avait eu<br />
que cela. Je ne voulais pas seulement la chair d’Amine, je convoitais son<br />
âme. Cette âme vivante qui donnait toute sa saveur à sa chair même, et<br />
sans laquelle je n’aurais fait qu’embrasser un cadavre. Aussi, à mes yeux,<br />
la chair n’était qu’un élément de notre relation, le signe de quelque chose<br />
d’autre, quelque chose d’immatériel, d’insaisissable, le signe de quelque<br />
chose d’immatériel et d’insaisissable, que je peine à nommer. C’était une<br />
tonalité affective particulière qui caractérisait toutes nos relations, que<br />
nous fussions en train de faire l’amour ou de jouer aux cartes ou même<br />
de faire des mathématiques, une sorte d’accord musical, d’harmonie<br />
préétablie entre nous, qui se manifestait par mille petits faits insignifiants<br />
en eux-mêmes, mais qui revêtaient pour moi la plus haute im portance.<br />
Tel son sourire quand je le croisais le matin, sur le chemin de l’école. Celui<br />
qui n’a jamais vécu quelque chose de semblable ne pourra sans doute<br />
comprendre tout ce que ce sourire pouvait signifier pour moi, aussi je<br />
renonce à faire comprendre, mais je ne peux pas renoncer à raconter des<br />
phénomènes qui ont à ce point bouleversé ma perception de la vie et des<br />
êtres. Ne fût-ce que pour mieux les graver dans ma mémoire. Il faut se<br />
dire que, en dehors des moments où Amine était près de moi, et où je me<br />
laissais aller à l’ivresse d’un sentiment de liberté totale, des questions sans<br />
nombre se pressaient dans ma tête sur cette relation dont je ne parvenais<br />
pas à évacuer le caractère étrange, improbable. Je demeurais stupéfait<br />
devant l’énormité du don que cette créature divine avait daigné me faire<br />
à moi, simple mortel ; j’étais en proie à une angoisse amoureuse typique,<br />
mais que j’éprouvais réellement pour la première fois de ma vie, et<br />
d’autant plus fort que j’avais plus différé ce moment, je ne me sentais pas<br />
digne d’un tel présent. Chaque fois qu’il se donnait à moi, je craignais que<br />
ce fût la dernière, je redoutais à tout moment la perte de son amour et de<br />
son amitié. Donc, lorsque je m’apprêtais à le voir, c’était, invariablement,<br />
avec la crainte de percevoir sur son visage une nuance d’ennui ou d’indif -<br />
férence à mon égard, de le voir s’assombrir ou se renfrogner à mon aspect.<br />
Mais j’aperçois Amine de loin, l’air songeur, absorbé dans de vagues<br />
pensées que j’ignore. Tout à coup, il m’aperçoit lui aussi ; alors, ô prodige,<br />
son visage s’illumine, il me sourit de son magnifique sourire et me lance<br />
son bonjour le plus amical ; je perçois dans le timbre même de sa voix la<br />
joie de me voir, une joie que je n’osais pas espérer, qui renouvelle une fois<br />
L’ É L U N O 3 71
encore le miracle de notre rencontre, et instantanément mon cœur<br />
s’apaise, mes doutes se dissipent, mes ténèbres se déchirent : le sourire<br />
d’Amine illuminera ma journée. C’est toujours magnifique, le sourire d’un<br />
garçon. Mais le sourire d’un garçon avec qui on a fait l’amour la veille !<br />
Celui-là vaut encore mieux, vaut mille fois autant que celui qu’il arbore<br />
sur le moment même. Avant de le laisser filer vers l’école, et de me diriger<br />
moi-même vers l’endroit où mon devoir m’appelait, je le prenais par<br />
l’épaule, comme un frère, et je lui glissais à l’oreille un timide « Tu passes<br />
me voir un de ces jours ? ». Oh ! j’en avais la gorge serrée, comme si je<br />
sollicitais une faveur princière. Plus encore qu’un « non », je redoutais un<br />
« oui » contraint et gêné, un « petit oui », mais il me répondait avec tant<br />
d’enthousiasme, dans son langage bizarre : « Ouais, bien sûr ! Pas de<br />
souci ! », le tout accompagné d’un nouveau sourire. Amine savait ce qui<br />
allait se passer chez moi ! Et je savais qu’il le savait, et lui aussi savait que<br />
je le savais, et il acceptait mon invitation de bon cœur, en toute connais -<br />
sance de cause ! C’était encore plus magique que la chose en elle-même !<br />
Et puis, que dire des fois, de toutes les fois où nous nous sommes trouvés<br />
ensemble à prendre le métro ou à marcher dans la rue ; les fois où j’allais<br />
l’attendre à la sortie de l’école et où nous faisions le trajet ensemble jusque<br />
chez moi ; celles où je le rac compagnais chez lui après qu’il était venu chez<br />
moi ; et les sorties au cinéma ou ailleurs ! Car je l’invitais au cinéma ; c’était<br />
lui qui choisissait le film, infailliblement il choisissait le plus mauvais, le<br />
film d’action hollywoodien au « scénario » minimaliste et ultra prévisible<br />
ou la grosse comédie franchouillarde qu’il aurait fallu me payer pour aller<br />
voir, mais qui, en sa compagnie, me paraissaient digne de Godard. J’ai dû<br />
ainsi passer les meilleurs moments de ma vie, non pas au lit comme on<br />
pourrait le croire, mais à visionner les toiles les plus tartes ou simplement<br />
à faire un bout de chemin avec cet étrange petit bonhomme, qui ne saura<br />
jamais le plaisir que j’avais à être à ses côtés. Bien sûr, nous ne restions pas<br />
muets. On parlait beaucoup, on plaisantait énormément, pas toujours de<br />
la manière la plus fine… Ah ! les plaisanteries allusives, au milieu des<br />
badauds dont je me délectais de penser à leur réaction mi-scandalisée, mihorrifiée,<br />
s’ils pouvaient soupçonner nos rapports réels ! C’était quelque<br />
chose, assurément. Il fallait voir les regards en biais que me jetait Amine<br />
en mangeant une glace ou une sucette par exemple, accentuant à mon<br />
attention le côté suggestif du geste… je lui répondais par le regard du loup<br />
dans le Petit Chaperon rouge de Tex Avery, et nous éclations de rire tous<br />
les deux. Parfois, cependant, la plaisanterie dérapait, allait un peu trop<br />
loin, par un goût d’Amine pour le défi, la provocation, charmant certes,<br />
mais qui me valut quelques sueurs froides. Telle cette fois où je le<br />
72 L’ É L U N O 3
accompagnais en métro ; nous étions le soir et le wagon était désert à part<br />
nous. Nous discutions de manière assez leste, quand soudain, entre deux<br />
stations, il commence à me caresser l’entrejambe, pour me « prouver son<br />
amitié ». Je lui dis que j’appréciais le geste, mais que l’endroit et le moment<br />
étaient peut-être mal choisis. Ce n’était pas le truc à lui dire, car aussitôt<br />
il se proposa de surenchérir en me demandant de le sucer sur le champ.<br />
« Quoi, ici ? dis-je. — Oui, ici ; je veux que tu me suces ici et mainte nant »,<br />
et ce disant, le voilà qui défait son pantalon et pointe ostensiblement vers<br />
moi son dard tendu par une superbe érection ; je fus tenté un quart de<br />
seconde environ, puis je me représentai en une vision de cauchemar ce<br />
qui se passerait si on nous surprenait en pareille posture à la prochaine<br />
station, ou s’il s’était trouvé une caméra de surveillance pour immortaliser<br />
l’exploit. Amusé tout de même par son audace, je lui enjoignis ami -<br />
calement mais fermement de remballer son matériel, en lui promettant<br />
qu’« on aurait encore l’occasion ». Cette anecdote, comme d’autres du<br />
même genre qu’il serait fastidieux de rapporter, donne bien le ton de nos<br />
rapports à l’époque. Notre complicité était par faite. Et cela, à mes yeux,<br />
avait plus de valeur que tout le reste. À vrai dire, nous ne faisions pas que<br />
plaisanter, nous parlions beaucoup. Nous parlions de tout, de la vie, de<br />
nos vies, des filles… car, en bon petit « Beur » de chez nous, Amine qui<br />
couchait avec moi, de plus de vingt ans son aîné, Amine qui, sans mes<br />
bons soins, ignorerait encore le méca nisme de la reproduction humaine,<br />
Amine s’affichait volontiers comme hétérosexuel convaincu, lé gèrement<br />
macho et homophobe comme la plupart des siens. Cela ne me déplaisait<br />
pas, et je le crois volontiers sincère ; en tout cas, j’ai pu m’apercevoir que<br />
son intérêt pour les filles n’était pas feint, et je n’hésitais pas à l’encourager.<br />
Ce qui aurait pu être un obstacle à cet amour devenait ainsi un moyen de<br />
renforcer la connivence entre nous. Situation étrange. Le pédéraste instruit<br />
par son expérience du sexe féminin et son jeune amant hétérosexuel<br />
renforçant leur relation par le biais des femmes. Nous regardions ensemble<br />
celles qui tombaient sous notre regard, et nous commentions leur<br />
physique, comparant nos préférences respectives. Je m’amusais parfois à<br />
le surprendre en train de regarder une fille qui passait, et je le taquinais<br />
d’un « je sais à quoi tu penses » ou « elle t’irait bien, celle-là », à quoi il me<br />
répondait tantôt par un éclat de rire, tantôt par une dénégation outrée<br />
qui ne me laissait aucun doute sur le fait que j’avais vu juste. Et puis, bien<br />
sûr, il y avait l’inépuisable sujet des positions et des techniques, sur<br />
lesquelles je l’abreuvais de conseils avisés. Ce genre d’explications pouvait<br />
se dérouler au lit, gestes à l’appui…<br />
L’ É L U N O 3 73
Bien sûr, nous parlions aussi de choses moins légères, notamment de<br />
nos sentiments. C’était moi qui l’entraînais sur ce terrain, car, en dépit des<br />
preuves d’amour excep tionnelles qu’il me donnait, j’avais besoin<br />
d’entendre de sa bouche la confirmation de ce qu’il éprouvait pour moi.<br />
J’avais tellement besoin de me sentir aimé, réellement aimé ! Trop besoin<br />
peut-être, mais je n’ai pas été déçu, au contraire ! Parfois, quand j’arrivais<br />
à le faire parler, la douceur de ses paroles achevait de me désarmer, de me<br />
rendre amoureux fou. Il me jurait que j’étais son meilleur ami, et nous<br />
nous promettions une amitié éter nelle ; je n’ai jamais eu la folie de prendre<br />
une telle promesse pour argent comptant, mais il y avait tant de convic -<br />
tion, tant de chaleur dans sa voix que je ne doutais pas de sa sincérité sur<br />
le moment, et il n’en fallait pas plus pour déverser dans mon cœur<br />
d’homme charnel des torrents de joie céleste. Être l’ami, et qui plus est le<br />
meilleur ami de ce garçon dont j’étais objectivement l’amant ! Quelle<br />
promotion ! J’en étais sincèrement boule versé ; j’en croyais si peu mes<br />
oreilles que je le lui faisais répéter plusieurs fois, pour être sûr d’avoir bien<br />
entendu. Je sais, cela paraît idiot. C’est justement pour ça que je le raconte<br />
! Je me suis peut-être comporté, par moments, comme un prédateur avisé,<br />
en tout cas comme un homme qui sait ce qu’il veut et qui est décidé à<br />
l’obtenir, mais j’avais le cœur d’une petite fille de treize ans, un peu niaise,<br />
qui aime pour la première fois. Tant qu’à faire, je tiens à ce que cette cir -<br />
constance soit versée à mon dossier. Ah ! le démon de l’ironie. Pardonnezmoi<br />
de verser dans l’autodérision alors qu’il faudrait être émouvant. Mais<br />
c’est peut-être le seul moyen que j’aie trouvé de me protéger contre l’excès<br />
d’émotion qui m’envahit quand je repense à ces instants où, pour la<br />
première fois de ma vie, moi l’éternel recalé de l’amour, je pouvais me<br />
croire aimé un peu ! Ce n’est pas facile, vous savez, de remuer après coup<br />
la poussière de tels souvenirs. Mais ce n’est pas tout. Il y eut davantage,<br />
bien davantage encore. Amine ne me promit pas seulement son amitié<br />
éter nelle ; un jour ou plutôt un soir, au détour d’un carrefour, presque<br />
sans y prendre garde, il me donna l’aveu de son amour. De son amour !<br />
Oui, Amine m’a dit qu’il m’aimait ! À sa façon, certes, touchante de<br />
retenue, de réserve garçonnière, mais il me l’a dit. Com ment pourrais-je<br />
l’oublier ? Ce soir-là, je le raccompagnais jusqu’à la station de métro la<br />
plus proche, encore brûlant de son étreinte ; je ne songeais qu’à retenir<br />
quelques instants de plus, avant de le voir disparaître dans la nuit, ce<br />
garçon que je tenais nu contre moi il y a quelques instants encore, et qui<br />
maintenant marchait à mes côtés le plus innocemment du monde. Non,<br />
je ne pouvais pas le laisser repartir comme ça, j’avais besoin de lui dire<br />
quelque chose, d’épancher le bouillonnement de sentiments confus et<br />
74 L’ É L U N O 3
passionnés que j’avais dans le cœur. Nous approchions d’un carrefour. Le<br />
feu était rouge, il y avait trop de voitures pour traverser, alors je le regardai<br />
dans les yeux :<br />
« Amine<br />
— Oui ?<br />
— Je voudrais te dire…<br />
— Quoi ?<br />
— Tu sais, c’est fou ce que je ressens pour toi ; je veux dire, je tiens<br />
vraiment à toi, tu sais ?<br />
—…<br />
— Amine, nous sommes frères, n’est-ce pas ?<br />
— Bien sûr, nous le sommes.<br />
— Eh bien, je voudrais te dire que… je t’aime ; je t’aime en Allah. »<br />
J’ajoutai ces derniers mots après une courte hésitation, comme si,<br />
craignant de laisser voir à ce garçon la nudité de mes sentiments, je les<br />
habillais de ce prétexte religieux, qui leur donnait en même temps une<br />
dimension sacrée ; je prenais en quelque sorte Dieu, son Dieu qui était<br />
aussi le mien, à témoin de cet amour. Sa réponse fut d’une simplicité<br />
magnifique : « Oui, oui, moi aussi je t’aime… on s’aime… enfin, tu<br />
comprends ce que je veux dire. »<br />
Si je comprenais ! Le feu venait de passer au vert, Amine déjà me<br />
quittait en se retour nant vers moi avant de traverser le carrefour, et me<br />
dit ces mots en souriant, d’un air détaché, mais en les appuyant d’un<br />
regard à la fois direct et pudique, qui m’alla jusqu’à l’âme, un regard si<br />
éloquent qu’une borne d’incendie aurait compris. « Moi aussi, je t’aime…<br />
on s’aime… » Il n’ajouta pas « en Allah », lui, comme s’il voulait dire : j’ai<br />
com pris ton intention, je ne suis pas dupe, je sais aussi ce que tu aimerais<br />
entendre de moi, eh bien ! je te le laisse entendre, mais en le disant à peine,<br />
et sur ce je me sauve ; ne m’en demande pas plus, car je suis un garçon,<br />
j’ai ma pudeur, moi aussi…<br />
Oh, Amine ! Oui, je t’ai bien entendu ce soir-là. Tu ne me feras jamais<br />
de déclarations enflammées, et je ne t’en demanderai pas, car elles ne<br />
t’iraient pas, mais ce « tu com prends » — ou « on se comprend », je ne me<br />
rappelle plus au mot près, mais l’idée est la même — que tu ajoutas à la<br />
fin de ta phrase valait toutes les déclarations du monde. Oui, tu m’aimais<br />
Amine ; ou du moins tu voulais bien me le laisser penser, ce qui revient<br />
un peu au même. Désormais, je ne pouvais plus en douter, nous nous<br />
appartenions corps et âme. Situation inouïe, je n’avais plus rien à désirer<br />
après cela. Plus rien ! Je n’aurais vraiment pas su quoi demander de plus<br />
L’ É L U N O 3 75
à Dieu s’il m’était apparu dans ce moment, fors le prolongement éternel<br />
de ce bonheur. Comment après cela aurais-je douté de la voie que je<br />
suivais ? Comment aurais-je hésité à continuer ? Les semaines s’écoulaient,<br />
et je n’en revenais pas de ce rêve éveillé que je vivais, moi qui, il y a trois<br />
mois encore, pensais que l’amour partagé pour un jeune garçon était une<br />
chose à jamais inaccessible. Et pour tant j’en faisais l’expérience, sans com -<br />
prendre comment l’impossible avait pu devenir possible. Amine ve nait<br />
chez moi, on s’enfermait, on s’embrassait, on s’enlaçait, on se bai sait, on se<br />
caressait, on discutait, on jouait, on sortait, on rejouait, on rigo lait ; on al -<br />
lait au cinéma, au restaurant, en ville, chez lui, chez moi, on marchait, on<br />
se tenait par l’épaule, on prenait le métro, on se taquinait, on se racontait<br />
notre vie, on regardait les filles — ou plutôt Amine regardait les filles, et je<br />
regardais Amine…<br />
En même temps, il commençait à me faire de petites crises de jalousie<br />
quand je regardais de trop près un autre garçon, ou manifestais de l’intérêt<br />
pour lui ; il tenait à me faire comprendre que je me devais d’être tout à<br />
lui. Un jour, j’allai même jusqu’à lui demander s’il consentirait à ce que je<br />
fisse avec un autre adolescent ce que je faisais avec lui ; il me répondit<br />
catégoriquement non, je lui demandais ce qu’il ferait si cela arrivait : « Tu<br />
me tuerais ? — Peut-être. — Tu me dénoncerais ? — Non, mais je le dénon -<br />
cerais, lui ! » C’était parfois agaçant — je devais me contrôler quand je<br />
disais bonjour à un autre garçon en sa présence — mais au fond c’était<br />
charmant, et plutôt encourageant. Je voyais dans cette jalousie naissante<br />
une preuve supplémentaire de l’attachement qu’il me portait, j’étais<br />
secrètement flatté d’avoir pu susciter en lui un tel sentiment.<br />
Tout cela formait un tout inséparable, et ce tout était notre relation,<br />
notre <strong>histoire</strong> qui s’écrivait au jour le jour, comme tant d’autres presque<br />
semblables, sauf qu’elles se déroulent au grand jour tandis que la nôtre<br />
exigeait le secret. Il n’y avait pas de meilleur moment ni de moins bon<br />
avec ce garçon, tout moment avec lui était bon, chaque minute avec lui<br />
était une minute de bonheur absolu, d’éternité, mais j’étais parfois plus<br />
heureux d’une séance de maths réussie — où je l’avais vu faire de réels<br />
progrès — que d’une séance de baise moyenne. J’avais du plaisir à le tenir<br />
contre moi, à sentir sa peau contre la mienne, mais mon bonheur pro -<br />
venait uniquement de ce que je le sentais également heureux avec moi —<br />
quand j’en doutais, je devenais malheureux, et j’en cherchais auprès de lui<br />
la confirmation, qu’il me donnait toujours : « Oh, Amine ! Tu sais, je suis<br />
si bien avec toi. Toi aussi, dis-moi ? » Il lui aurait sans doute été difficile de<br />
dire non, mais j’aurais senti s’il m’avait dit oui à contrecœur ou sans<br />
conviction. Je l’aurais senti, parce que c’était ce que je craignais le plus au<br />
76 L’ É L U N O 3
monde, et que j’étais sans cesse à l’affût d’un signe de lassitude de sa part<br />
qui vienne alimenter cette crainte obsessionnelle de ne pas ou de ne plus<br />
être aimé, mais c’était sans cesse le contraire qui venait ! Il ne me disait<br />
pas seulement qu’il aimait être avec moi, il me le prouvait par son<br />
expression, par son attitude, par sa voix, par tout. Parfois, je le rac com -<br />
pagnais jusqu’à mi-chemin et je lui demandais s’il préférait faire le reste<br />
seul : « Non, viens, accompagne-moi, comme ça on pourra discu ter. » ; et<br />
on dis cutait, et c’étaient les plus beaux moments de ma vie. À deux re -<br />
prises, en des circonstances différentes, il me proposa de l’emmener, de<br />
laisser tout derrière nous et de partir à deux dans un pays lointain. Que<br />
ne pouvais-je le faire ! Oui sans doute, Amine, j’aurais aimé le pouvoir<br />
faire, oui, je t’aurais emmené sur-le-champ, si j’en avais eu les moyens et<br />
l’audace… mais nous ne serions pas allés bien loin, malheureusement,<br />
et puis, même si nous en avions eu la possibilité, qui sait après combien<br />
de kilomètres tu te serais fatigué de ma compagnie ? Je ne me faisais pas<br />
trop d’illusions là-dessus, mais tout de même, Amine aurait voulu fuir<br />
avec moi à l’autre bout du monde tout ce qui l’emprisonnait et l’aliénait<br />
dans cette vie, professeurs, parents, école, la monotonie des jours et les<br />
murs gris des villes d’Europe où tous les deux nous étions nés « étran -<br />
gers » ; si ce n’était pas là une preuve d’amour ! Mais j’aurais beau mettre<br />
bout à bout tous ces petits faits, ils ne pourraient restituer le climat, la<br />
réalité vivante de cette relation, telle que je l’éprouvais alors. Un climat,<br />
oui, c’était un climat particulier entre nous, quelque chose d’ordre subtil,<br />
aérien, qu’il faut renoncer une fois pour toutes à décrire. Nous étions<br />
comme deux cordes d’une lyre, distinctes mais vibrant à l’unisson ; je<br />
n’avais jamais cru possible un pareil accord avec un autre être humain,<br />
je comprenais que j’avais vécu jusque-là dans le désert, reclus au milieu<br />
des hommes, et que je ne l’avais même pas su. Ce n’est qu’une fois à l’air<br />
libre que l’on com prend ce que c’était que d’être enfermé. Je découvrais<br />
soudain le sens des mots « ensemble » ou « être avec » : quelqu’un désor -<br />
mais existait pour moi, et j’existais pour lui.<br />
L’ É L U N O 3 77
J’ai été heureux pendant cette période, certainement plus que jamais<br />
auparavant dans ma vie, plus que je ne l’aurais oncques espéré, sans doute.<br />
Pourtant, il me faut dire maintenant que ce ne fut pas une relation<br />
« idéale », ni une idylle pastorale, que ce ne fut simple à aucun moment,<br />
ni particulièrement facile à vivre. J’ai peut-être l’air de me contredire, mais<br />
c’est parce que le réel se nourrit de contradictions, et que ma relation avec<br />
Amine était réelle, justement, non imaginaire, et donc non exempte<br />
d’aspérités et de difficultés. Disons que j’étais heureux, mais pas d’un<br />
bonheur idéal, radieux et sans ombre ; il n’était pas sans exemple que notre<br />
harmonie fût altérée par quelque malentendu, il y avait entre nous de<br />
larges zones d’incompréhensions, il y avait à mon bonheur des zones<br />
d’ombres qui, loin de l’oblitérer totalement, n’en faisaient que mieux<br />
ressortir les zones lumineuses, qui participaient de son caractère réel. Il y<br />
avait, en dépit de tout ce qui précède, une part d’Amine qui m’échappait,<br />
qui ne se résolvait pas à notre relation, et Dieu sait si j’ai pu en souffrir.<br />
Sans conflit véritable, sans grave sujet de désac cord entre nous, j’eus<br />
constamment affaire à ce désaccord, à ce conflit intérieur, irrésolu et sans<br />
doute insoluble, et dont j’étais partiellement la cause, au sein même de ce<br />
garçon. Conflit entre l’amour, l’amitié, le désir réel et les craintes diverses,<br />
les préjugés culturels, l’idée légitime qu’il se faisait de son identité virile.<br />
Cela créait en moi-même un autre conflit, entre le désir de céder à mon<br />
désir pour lui, et la crainte de lui faire du mal. Je n’étais pas insensible à<br />
ces questions, tant s’en faut, mais je ne voulais pas renoncer pour autant.<br />
J’aimais ce garçon, je l’aimais du fond du cœur et je l’aime toujours, et<br />
puis lui-même ne m’aimait-il pas ? Ne me l’avait-il pas dit, ne me l’avaitil<br />
pas large ment prouvé, ne m’avait-il pas demandé de l’emmener au bout<br />
du monde ? Je l’aimais, je le voulais, je sentais qu’une part de lui me dési -<br />
rait aussi. <strong>Une</strong> part seulement, et alors ? Était-ce un crime d’encourager<br />
cette part au détriment de l’autre ? Un crime, je suis sûr que non, mais<br />
une gageure morale, certainement. Un défi permanent, sans aucun doute.<br />
Je voulais qu’il se donnât toujours plus complètement à moi, je voulais en<br />
découdre définitivement avec ses doutes, ses hésitations, mais bien sûr<br />
sans lui faire violence, j’en tends au sens moral, car au sens physique c’était<br />
exclu de par ma nature même. Nul à part Dieu ne saura jamais à quel point<br />
cette peur de le brusquer, d’aller trop loin, de lui faire du mal a pu<br />
m’assiéger, me tenir en haleine jusqu’au bout. Au point qu’elle finit<br />
probablement par produire l’effet inverse. Bien que j’eusse renoncé à tout<br />
scrupule moral, je n’avais pas pour autant renoncé à vouloir le bien de ce<br />
78 L’ É L U N O 3
garçon que j’aimais plus que la vie même, et pour qui je serais mort<br />
volontiers si ma mort avait pu lui être bénéfique. Or je n’étais pas toujours<br />
sûr de savoir ce qui était le mieux pour lui ; bref, je n’étais pas rassuré, et<br />
j’ai dû trop le lui faire sentir. C’est peut-être là que résidait le plus grand<br />
danger pour lui. Pourtant, on ne pourra pas me reprocher d’avoir été<br />
insensible à ce danger et à tous les autres, et de ne pas m’être assez inquiété<br />
pour celui que j’aimais par-dessus tout. Oh ! Amine ! Pardonne-moi si<br />
malgré cela je t’ai fait souffrir, que ce soit par manque ou par excès de<br />
prévenances. Dieu, que je m’en voudrais si un jour j’étais certain que c’est<br />
le cas ! Tu le sais bien, Amine, je t’en ai fait part tant de fois, de cette<br />
inquiétude qui me rongeait comme un chancre, rivalisant seule avec mon<br />
désir pour toi. Combien de fois ne t’ai-je pas demandé avec insistance :<br />
« Ne t’ai-je pas fait de mal ? En es-tu bien sûr ? » ou bien « Ne regretterastu<br />
jamais ce qui s’est passé entre nous ? » Comme je pouvais le harceler,<br />
dans mes moments de doute, de telles questions, pauvre garçon ! J’aurais<br />
presque été heureux qu’il me répondît oui, qu’il me suppliât de le laisser<br />
tranquille à l’avenir, au moins cela aurait mis fin au doute, j’aurais été sûr<br />
de ce qu’il voulait. J’allais jusqu’à l’inciter à me dénoncer ! Car Amine<br />
n’ignorait rien de l’illégalité de mes actes et du danger que je courais par<br />
cette relation avec lui. C’était un sujet de conversation entre nous. Je lui<br />
disais que, s’il avait le moindre sujet de se plaindre de moi, s’il pouvait se<br />
sentir soulagé en me dénonçant, ou s’il pensait que c’était le seul moyen<br />
de m’empêcher de nuire, il ne devait pas hésiter à le faire. Par Dieu ! J’étais<br />
absolument sincère ; j’en arrivais presque à souhaiter être dénoncé par lui<br />
pour être délivré de mes doutes, mais évidemment, quand je disais cela, il<br />
ouvrait de grands yeux et jurait qu’il ne ferait jamais une chose pareille,<br />
qu’il n’avait aucune raison de le faire. Aussi, sa réponse à mes questions<br />
angoissées sur le tort que je lui avais peut-être fait ou sur les regrets qu’il<br />
pourrait concevoir était toujours négative, invariablement négative, teintée<br />
même d’une nuance d’étonnement, comme s’il se demandait d’où je<br />
pouvais tirer une pareille idée. Non, Amine ne m’en voulait pas, non il ne<br />
regrettait rien, je pouvais en être sûr ; mais cela voulait-il dire qu’il<br />
souhaitait continuer ? Logiquement oui, mais cela, il ne le disait pas, du<br />
moins il ne me l’aurait jamais dit explicitement. Sa seule façon de me<br />
témoigner la réalité de son désir était de se donner à moi. Comme on dit,<br />
the proof of the pudding… Amine me prouvait qu’il avait envie de faire<br />
l’amour avec moi en le faisant, point barre. Ou bien disons qu’il<br />
connaissait parfaitement la manière de m’« allumer », les petites attitudes<br />
provocantes qui m’inci taient immanquablement à passer à l’attaque, et<br />
qu’il savait, en en jouant quand ça l’ar rangeait, et en me laissant ensuite<br />
L’ É L U N O 3 79
donner libre cours à ma fantaisie érotique, m’ex pri mer son assentiment<br />
au désir qui bouillait en moi et me portait vers lui. Mode d’expres sion<br />
purement physique, le plus efficace sans doute, et qui aurait dû rendre les<br />
mots superflus. Mais même si c’était sur le plan physique que nous nous<br />
nous comprenions le mieux — certes, ô combien ! — la communication<br />
ne pouvait pas se situer tout entière sur ce plan-là. Elle était éclatée sur<br />
plusieurs niveaux, qui correspondaient mal. Je lui disais : « J’ai envie de<br />
toi », il me répondait : « Je suis pas pédé » ou « Pourquoi tu prends pas<br />
plutôt une fille ? » (sic), ou bien ne disait rien, mais il portait la main à<br />
mon entre jambe, ou plon geait son sexe dans ma bouche avec frénésie.<br />
J’étais dans une position délicate, le cul entre deux chaises, comme on dit.<br />
Son attitude ne me paraissait pas bizarre ni incompré hensible, que du<br />
contraire ! Intellectuellement, je comprenais fort bien ce besoin, chez lui,<br />
de se distancier d’une relation dont il percevait parfaitement le caractère<br />
« atypique », bien qu’il s’y prêtât librement, et de désirs que quelque chose<br />
en lui ressentait comme « étranges », bien qu’ils lui appartinssent<br />
incontestablement. Ce besoin aussi de maintenir une certaine pudeur visà-vis<br />
de moi, de marquer une limite à l’intérieur d’une relation qui n’en<br />
comprenait plus beaucoup, pouvait se manifester parfois d’une manière<br />
fort touchante, qui me rendait plus amoureux encore. Telle cette fameuse<br />
fois où, après s’être donnés d’une manière particulièrement tendre et<br />
intense, je le raccompagne en métro, <strong>histoire</strong> d’avoir le plaisir de discuter<br />
en chemin, comme d’habitude. Il était rayonnant et détendu comme<br />
jamais, et il y eut, chemin faisant, quelques serments d’amitié éternelle,<br />
qui m’avaient tellement ému que je n’avais pu m’empêcher de lui jeter les<br />
bras autour du cou pour l’embrasser. Il me mit alors en garde, très<br />
gentiment, que cette façon de faire, dans la rue, pourrait quelque peu<br />
attirer l’attention sur nous, ce qui ne serait pas sou hai table. Au moment<br />
de le quitter, pour lui prouver que j’avais bien compris le message, comme<br />
il allait me tendre la joue pour l’embrasser, je décidai de n’en rien faire, et<br />
lui donnai à la place une poignée de main virile. Il me regarda alors droit<br />
dans les yeux en souriant, et me dit d’un ton entendu : « Ouais, t’as raison,<br />
on peut se serrer la main ; on est des hommes après tout. » Cher, cher<br />
garçon ; oui, en effet, nous étions des hommes… après tout ! Et nous le<br />
restions malgré tout, ce qui tout de même est une façon élé gante, dans le<br />
genre garçonnier, de dire que ce « tout » n’altère en rien le caractère viril<br />
de notre amitié.<br />
Mais bien que je comprisse et respectasse chez lui ces pétitions de mâle<br />
dignité, mon cœur amoureux ne s’accommodait pas de cette ambiguïté<br />
persistante. D’ailleurs, je ne m’accommodais plus de rien, et n’entendais<br />
80 L’ É L U N O 3
aucune raison. Rien n’était jamais suffisant, aucune preuve d’amour<br />
n’était assez définitive, assez catégorique. Il fallait qu’il fût totalement à<br />
moi, je collationnais avec avidité ses marques d’affection petites ou<br />
grandes, physiques ou verbales, je guettais avec anxiété le moindre<br />
faiblissement de son désir, le moindre signe de lassitude de sa part. C’était<br />
l’addiction, la dépendance totale, et je ne songeais même pas à le lui cacher.<br />
Au contraire, je jouais de cette dépendance quand je sentais qu’elle pouvait<br />
me l’attacher davantage. Je me roulais à ses pieds, lui embrassais les<br />
genoux, je l’appelais mon maître vénéré et me déclarais son serviteur très<br />
humble et soumis ; je l’invitais à me faire subir tous les traitements, toutes<br />
les humiliations, à disposer de ma vie même, s’il le voulait. Et cela n’était<br />
pas pour lui déplaire totalement… il prenait un certain plaisir à sentir son<br />
emprise, sa puissance sur moi, à tenir sous sa coupe, sous sa dépendance,<br />
ce mâle adulte — occidental ! — qui déposait devant lui toute dignité et<br />
toute autorité. Cette inversion des rôles, ce renversement des pôles de<br />
l’autorité, stimulait son désir ; me posséder sexuellement devait lui donner<br />
comme un sentiment de puissance, assez exaltant pour l’enfant qu’il était.<br />
Nos rapports prenaient ainsi quelquefois une tournure sadomasochiste<br />
— le masochisme étant tout entier de mon côté —, presque violente. Cela<br />
pouvait aller assez loin, comme cette fois où, couché sur moi, tout en<br />
faisant l’amour de la façon habituelle (ventre contre ventre), il mit ses<br />
mains autour de mon cou et serra de plus en plus fort, sans que je réagisse,<br />
et cela, jusqu’au moment où j’allais manquer tout à fait d’air et tomber<br />
en syncope. Comme cette strangulation m’était douce, venant de lui ! <strong>Une</strong><br />
sorte de caresse amoureuse extrême. Tout cela ne me semblait ni<br />
déplaisant ni problématique ; cela faisait partie de son initiation et de la<br />
mienne.<br />
Pourtant, je sentais qu’il y avait un danger sérieux dans cette dépen -<br />
dance croissante, que j’avais de plus en plus de mal à gérer, à maîtriser. Ma<br />
passion devait devenir pesante pour ce garçon ; je m’en rendais parfaite -<br />
ment compte, j’en souffrais, mais il n’en résultait qu’une angoisse accrue<br />
de le perdre, qui m’incitait à m’accrocher à lui davantage encore. C’était<br />
un vrai cercle vicieux. Cela aurait pu être tragique pour tous les deux ; ce<br />
qui m’a sauvé, ce qui nous a sauvés — du moins je l’espère —, je dois à la<br />
vérité de dire que c’est l’excellente santé d’Amine, son équilibre, sa maîtrise<br />
de soi, la lucidité et la maturité dont il faisait preuve dans les moments<br />
difficiles. Finalement, de nous deux, c’était lui le plus « adulte », affecti ve -<br />
ment en tout cas. Ainsi, un jour, au tout début, comme je lui faisais part<br />
de ma crainte de l’avoir peut-être « traumatisé », il me considéra d’un air<br />
étonné et me répondit : « Non, pourquoi ? C’est une expérience. »<br />
L’ É L U N O 3 81
Cette lucidité, cette maîtrise remarquables pour un garçon de son âge<br />
éclatèrent surtout lors de ce que j’appelle « la scène », la fameuse scène qui<br />
fut le grand tournant, la média trice de nos relations. <strong>Une</strong> scène horrible,<br />
à vrai dire, due à mon emportement et à l’ardeur mal maîtrisée de mes<br />
sentiments. L’<strong>histoire</strong> durait depuis quelque temps déjà, quand il arriva<br />
que, deux jours de suite, il ne vint pas à un rendez-vous. Vous rendez-vous<br />
compte ! Deux jours de suite. Et cela faisait près d’une semaine que je ne<br />
l’avais pas vu ! J’aurais dû comprendre, évidemment, qu’il avait besoin de<br />
respirer, de prendre quelque congé de moi, que ce n’était pas un rejet<br />
définitif ; que si, au contraire, je lui laissais le temps de souffler un peu,<br />
notre relation ne s’en porterait que mieux après. Mon amour aurait dû<br />
me le faire comprendre, mais bernique ! Mon unité de compréhension<br />
était hors circuit depuis longtemps, je ne sentais que le manque, atroce,<br />
dévorant, et la crainte — que je me peignais déjà comme certitude — d’être<br />
abandonné. Oh, Amine ! Comme si tu avais jamais pu m’abandonner ! La<br />
vérité est que, d’avoir cru cela un moment de toi, je me suis montré bien<br />
peu digne de cet amour que tu ne m’as jamais compté, mais j’étais fou, et<br />
je n’en pouvais plus de t’attendre.<br />
Donc, le soir du deuxième jour, si je me souviens bien, je me décidai à<br />
passer chez lui. J’étais comme un dément ; je ne comprendrai jamais<br />
comment j’ai pu agir d’une façon aussi évidemment désastreuse, contraire<br />
à tout bon sens, à toute raison, à la prudence la plus élémentaire, mais<br />
c’est ainsi. D’autorité, je chassai les frères et sœurs de la chambre, afin<br />
d’être seul avec lui — sans me soucier outre mesure de ce qu’allaient<br />
penser les parents. Alors, je lui fis la scène de l’amoureux transi qui a peur<br />
d’être abandonné. Vous pouvez imaginer ce que ça donnait : « Pourquoi<br />
n’es-tu pas venu ? Je t’attendais, j’ai tellement besoin de toi, etc. » Tout y<br />
est passé, pauvre garçon encore une fois !<br />
L’attitude d’Amine, face à ce déluge d’insanités — n’ayons pas peur des<br />
mots —, fut tout simplement magnifique. Il se montra de marbre, et<br />
m’envoya paisiblement sur les roses, en me faisant comprendre qu’il<br />
n’était pas ma chose, qu’il ne me devait rien et qu’il se détournerait de<br />
moi pour de bon si je persistais dans cette ridicule attitude. Pan ! dans les<br />
dents ! Je comprenais qu’il avait raison, qu’il venait d’adopter la seule<br />
posture rai son nable face à mon délire d’enfant gâté, mais je n’en étais pas<br />
moins sonné ; j’étais litté ralement K.O. Je comprenais qui était le maître.<br />
Il ne me restait plus qu’à me retirer la queue entre les jambes, contre une<br />
vague promesse qu’il reviendrait tout de même. Les jours suivants furent<br />
pénibles, à tout le moins. J’étais près de mettre fin à mes jours, l’éten due<br />
de ma sottise et la monstrueuse indignité de mon comportement<br />
82 L’ É L U N O 3
m’apparais saient en plein jour, et je ne doutais pas de l’avoir perdu pour<br />
de bon, par ma seule faute. Le mi ra cle est que, contre toute attente, il<br />
revint, moins d’une semaine après. J’étais heureux de le revoir, bien<br />
qu’encore traumatisé de ce qui s’était passé. Nous eûmes alors une conver -<br />
sation longue et épique, où je compris bien des choses sur les garçons et<br />
sur la vie en gé né ral. Tout d’abord, Amine se montra de glace face à mes<br />
avances, pour la première fois depuis longtemps. Moi qui me réjouissais<br />
déjà de l’avoir retrouvé, mes espoirs s’envolaient d’un coup. Je pris alors<br />
mon plus bel air de chien battu pour lui redire combien j’avais besoin de<br />
lui, et blablabla. Mais Amine ne s’en laissa pas conter, même pas un peu !<br />
« Ne fais pas cette tête-là, me dit-il d’abord, j’ai horreur de ça ; ça me donne<br />
envie de fuir. J’aime bien quand tu es cool et que tu souris, comme<br />
d’habitude quoi. » Je fis donc un effort pour sourire et prendre un air<br />
« cool, comme d’habitude ». « Voilà, c’est mieux », dit Amine. Il faisait un<br />
temps splendide, à ce moment nous sortîmes dans la rue, pour poursuivre<br />
la conversation en marchant. Toujours en faisant un effort pour rester<br />
« cool et souriant », je persistais néanmoins à lui parler de mon amour et<br />
du besoin que j’avais de lui et de la peine que j’avais quand il semblait<br />
m’ignorer. D’une manière vraiment digne, Amine me dit alors : « Arrête,<br />
je culpabilise, moi, quand tu parles comme ça. » Cette réplique me laissa<br />
sans voix ; j’étais stupéfait qu’il connût le verbe « culpa bi liser », et qu’il se<br />
montrât aussi clairvoyant sur le sens de mon attitude, sur ce que j’étais en<br />
train de faire, plus que je ne l’étais moi-même. Oui, en somme, malgré<br />
moi, j’essayais de le culpabiliser pour le faire revenir ; ce n’était bien sûr<br />
pas mon intention réelle, mais cela revenait à ça. Et ce garçon, loin de se<br />
laisser manipuler, analysait avec précision ma tentative, lui donnait le nom<br />
savant qui convient, et me mettait froidement face à moi-même. C’était<br />
insupportable et merveilleux à la fois. C’était une rude leçon, mais au fond<br />
j’étais heureux de la recevoir de lui, heureux qu’il se montrât si grand alors<br />
que j’étais si petit, si lucide alors que j’étais complètement aveuglé, qu’il<br />
osât me dire mes quatre vérités avec sang-froid alors même que la vérité<br />
allait à l’encontre de mon désir. Je pris une inspiration et réfléchis un<br />
moment à ce que j’allais répondre. Je compris que le moment était venu<br />
de parler franchement de notre relation, de mettre à plat tout ce qui s’était<br />
passé entre nous. Je lui dis, sereinement, tout ce que cette expérience<br />
représentait pour moi, le bonheur qu’elle m’avait apporté, mais aussi les<br />
doutes et les interrogations qu’elle suscitait en moi ; je tâchai de lui<br />
expliquer qu’il ne devait en aucun cas se sentir obligé de continuer, que<br />
c’était sa liberté et que je la respectais, qu’il n’y avait pas de bonheur pour<br />
moi en dehors de ce qui lui faisait plaisir à lui. Il me fit part une nouvelle<br />
L’ É L U N O 3 83
fois de ses appréhensions concernant son identité virile, de la peur de ce<br />
qu’il concevait comme de l’homosexualité. Je lui dis que je comprenais<br />
ses craintes, que je ne voulais pas faire de lui un petit homo, le détourner<br />
des femmes, mais que, à mon avis, il n’y avait rien de mal à ce qu’un jeune<br />
garçon fît la découverte de lui-même, de son corps, avec un homme qui<br />
l’aime et qui peut le guider sur ce terrain délicat, à condition qu’il en ait<br />
lui-même envie, que le mal commençait là où s’arrêtaient son désir et son<br />
libre gouvernement de lui-même. Bref, je lui expliquai toute ma concep -<br />
tion de l’amour, non plus cette fois dans l’intention de le reconquérir, mais<br />
de clarifier les règles, en insistant sur cette règle su prême qui est le désir<br />
réciproque et le libre assentiment des deux partenaires. Je n’aurais su dire,<br />
sur le moment, si je l’avais vraiment convaincu, mais il me parut plus<br />
apaisé, sans préjuger des suites de cette conversation, car sa protection<br />
seule à ce moment m’importait.<br />
Quand il vint la fois suivante, je pus juger de l’effet heureux, quoique<br />
plutôt inattendu, de cette clarification. Oui, Amine, tu te donnas à moi,<br />
cette fois-là, sans aucune hésitation, avec une confiance et une ardeur que<br />
je ne t’avais jamais vue auparavant. Effet magique d’un discours juste,<br />
auquel tu répondais une fois de plus à ta manière, c’est-à-dire non pas<br />
avec des mots, mais avec ton cœur et ton corps ; je te vis abandonné entre<br />
mes bras, détendu, radieux, fondant sous mes caresses, y répondant par<br />
les tiennes, comme si quelque nœud mystérieux s’était dénoué en toi et<br />
que tu n’entendais plus que la voix de ce désir étrange qui, depuis le<br />
premier jour, nous poussait l’un vers l’autre. Comment oublierais-je cette<br />
fois-là ? Comment douterais-je du sens de l’épisode ? Ce garçon que je<br />
n’avais pu reconquérir par la pression et la violence morale plus ou moins<br />
involontaire, qui avait si bien su me dire non quand mon amour<br />
l’étouffait, me disait maintenant oui sans ambiguïté, parce que j’avais su<br />
l’écouter et lui témoigner du respect, poser au jeu des règles acceptables ;<br />
il me revenait parce que je le laissais libre de le faire, parce qu’il sen tait<br />
enfin à nouveau qu’il pouvait me faire confiance, que je ne cherchais pas<br />
à le retenir de force. Cela n’avait pas été sans combat de ma part, contre la<br />
part la plus obscure de mon désir, et je savais que ce combat ne serait<br />
jamais terminé. Mais je comprenais désormais que pour qu’il me dise oui<br />
sans détour, il fallait lui laisser pour de vrai la liberté de dire non. Je ne<br />
devais pas cela à mes propres lumières, mais à son courage et à son<br />
intelligence à lui, et je lui saurai toujours gré — cher petit ami ! — d’avoir<br />
ainsi fait mon éducation, moi qui ne savais presque rien de l’amour ni de<br />
la vie avant de l’avoir connu.<br />
84 L’ É L U N O 3
La suite de l’<strong>histoire</strong> ne présente plus d’intérêt particulier, et j’arrive<br />
bientôt au terme de ma narration, c’est-à-dire, hélas, aussi de cette<br />
aventure. Je garde des derniers temps le souvenir d’une période sereine,<br />
heureuse, d’un dénouement en douceur, après des câlins sans nombre, des<br />
soupirs, des rires et des caresses sans retenue. Honnêtement, au cours des<br />
deux ou trois mois — à peine — qu’avait duré cette exploration réci -<br />
proque, nous avions à peu près fait le tour l’un de l’autre ; il ne nous restait<br />
plus beaucoup de choses à découvrir, en tout cas ce devait être le sentiment<br />
d’Amine, et je ne cherchai plus à m’accrocher, sentant que la fin était<br />
proche. Et puis il faut bien dire que le jeu devenait risqué ; ma femme<br />
commençait à avoir de sérieux doutes sur les motifs de la présence quasi<br />
permanente de ce garçon chez nous, et les parents eux-mêmes devaient<br />
commencer à se poser des questions : j’en eus quelques échos par Amine,<br />
qui évidemment redoutait leur réaction en cas de découverte du pot aux<br />
roses. Il faut dire que je n’avais pas été particulièrement discret. De toute<br />
façon, les meilleures choses ont une fin — les pires aussi d’ailleurs. Il arriva<br />
donc qu’Amine vînt plusieurs fois de suite chez moi sans qu’il se passât<br />
rien de spécial ; je sentais qu’il n’avait pas envie, et il m’avait assez prouvé<br />
que dans ces cas il était inutile d’insister. J’attendais patiemment que<br />
l’envie revînt. Quand il me parut clair qu’elle ne re vien drait pas, je sus que<br />
le moment était venu de s’expliquer une der nière fois. « C’est donc bien<br />
fini ? lui dis-je. Il n’y aura plus rien désormais ? » Dans un sourire<br />
compatissant, il prononça ces mots sublimes : « J’ai appris beaucoup grâce<br />
à toi. Mais, maintenant, mon temps d’apprentissage est terminé. » On ne<br />
saurait être plus clair. Je n’insistai pas, toute protestation me semblant<br />
inutile face à la résolution du petit homme. Il tint cependant à me rassurer<br />
sur notre amitié, qui demeurerait vivante, il insista pour que nous<br />
continuions à nous voir, à nous aimer chastement désormais. Simplement,<br />
le temps des folies, des expériences en dehors des sentiers battus était<br />
passé, sans regret de part et d’autre. <strong>Une</strong> fois de plus, il me donnait<br />
l’occasion d’admirer sa maîtrise de soi et sa bravoure, si bien que je<br />
l’admirai et l’aimai plus que jamais en cette cir constance. Somme toute,<br />
notre <strong>histoire</strong> n’aurait pu avoir de dénouement plus heureux. Je mentirais<br />
cependant si je disais qu’elle ne me laissa pas sur ma faim. Je comprenais<br />
qu’il était temps de laisser ce garçon voler vers d’autres horizons, et je n’en<br />
éprouvais pas de regrets exces sifs, mais une profonde nostalgie de ses<br />
caresses, de la douceur de son corps, du goût de ses parties intimes, de<br />
tout cet ensemble de sensations enivrantes que j’avais découvertes avec<br />
lui, et qui allaient atrocement me manquer désormais. C’était un véritable<br />
travail de deuil qui s’annonçait, long et difficile, mais il n’y avait rien<br />
L’ É L U N O 3 85
d’autre à faire. Je repensais au plus célèbre coup de revolver de l’<strong>histoire</strong>,<br />
tiré un jour par un jeune poète contre un poète moins jeune et qui l’avait<br />
aimé aussi ardemment au moins que je t’ai aimé, Amine. Toi, tu n’es pas<br />
vraiment poète, bien qu’il y ait en toi une poésie que tu ne soupçonnes<br />
pas, mais tu ne m’en as pas moins aussi tiré un coup de revolver. C’était<br />
certes un coup amical, tiré avec des fleurs en quelque sorte, mais il m’a<br />
tout de même atteint en plein cœur, et mon cœur saigne, Amine ! Il saigne<br />
par toi et pour toi, d’une blessure qui ne m’empêchera pas de vivre, mais<br />
qui demeurera toujours vive, aussi longtemps que je serai.<br />
Les semaines qui suivirent l’annonce de cette rupture amicale, j’étais dans<br />
un état difficile à décrire, tantôt prostré au lit pendant des journées entières,<br />
tantôt errant dans les rues, m’arrêtant dans les cafés puis reprenant mon<br />
errance comme un déraciné. Le coup, bien que prévu et prévisible, avait été<br />
rude, mais pas fatal. En tout état de cause, il me restait le souvenir des bons<br />
moments que j’avais passés avec Amine, c’était comme un trésor enterré au<br />
fond de moi qu’on ne pourrait jamais me prendre : même si je ne devais plus<br />
rien vivre de semblable à l’avenir — ce qu’à Dieu ne plaise ! —, il ferait ma<br />
richesse désormais ; ma vie ne pourrait plus jamais être qualifiée de médiocre<br />
après cela. Comme disait le philosophe Jankélévitch : « Celui qui a été ne peut<br />
plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et<br />
profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité. » Je me<br />
reconnaissais exactement dans cette citation inscrite sur la maison du philo -<br />
sophe : j’avais vécu avec Amine quelque chose d’incroyablement fort, et toute<br />
cette <strong>histoire</strong>, dans sa possibilité comme dans son effectivité, m’apparaissait<br />
encore comme un mystère, mais « ce fait mystérieux et profondément<br />
obscur » de l’avoir vécue serait « mon viatique pour l’éternité ». Et pourtant,<br />
si le fait d’avoir vécu était « mystérieux et profon dément obscur », combien<br />
plus mystérieux et plus obscur encore me paraissait le fait de ne plus le revivre<br />
désormais. Plus jamais je ne serrerai Amine contre moi. Ah ! mon Dieu,<br />
qu’est-ce que cela veut dire ? Quel est le sens de ces mots : « plus jamais »?<br />
L’esprit se perd en conjectures folles, la raison chavire devant l’immensité de<br />
cet abîme béant ! Le plus douloureux était ce sentiment d’avoir perdu l’accès<br />
à son désir, à ce fluide magnétique qui autrefois s’écoulait entre nous, nous<br />
dispensant de parler pour savoir l’un l’autre ce que nous voulions ; je me<br />
sentais exactement comme le personnage de Nils Holgersson à la fin du<br />
roman qui a marqué mon enfance, lorsqu’il se rend compte, l’enchantement<br />
étant rompu, qu’il a oublié le moyen de communiquer avec les animaux. De<br />
même, par un enchantement dont je ne peux expliquer la cause, j’avais appris<br />
à parler le langage de son corps, et ce langage, je l’avais désappris : j’avais beau<br />
tenter de rappeler son amour, son désir, je ne parvenais plus à trouver le ton<br />
86 L’ É L U N O 3
juste, la bonne note, celle que naguère je trouvais sans la chercher. La rupture<br />
de ce charme me flagellait d’une nostalgie intolérable. Et pourtant il faut bien<br />
se résigner, accepter l’inévitable, apprendre à vivre désormais, à vivre sans<br />
lui, Seigneur ! Du moins sans son amour, sans ses caresses, puisqu’il me reste<br />
au moins son amitié, ce qui ne fait pas de moi le plus mal loti parmi les<br />
amants délaissés.<br />
Peu à peu, je repris du poil de la bête, je m’ac cli matai à la situation<br />
nouvelle. Privé des sa tisfactions de la chair, je me retournai vers ma patrie<br />
d’origine, l’esprit ; je repris goût à l’acti vité intellectuelle, aux choses<br />
supérieures ; j’y trouvais même un goût nouveau, que j’ignorais avant. Le<br />
fait d’être descendu au plus bas dans le royaume de la sensualité, d’en avoir<br />
goûté les délices, puis d’avoir été chassé de ce paradis, me faisait<br />
redécouvrir la valeur du spirituel, du bien et du beau en soi, de ce qui ne<br />
connaît ni chan gement ni altération. Enfin, bien sûr, il me fai sait<br />
redécouvrir l’amour de Dieu au-delà des créatures, que l’amour d’une<br />
créature divine avait progressivement recouvert. Certes, j’avais aimé tout<br />
ce qu’il y avait de divin dans ce jeune garçon, en fait de beauté et de<br />
lumière ; j’avais aimé Dieu en lui, si l’on veut, et je l’avais aimé en Dieu,<br />
mais maintenant qu’il ne voulait plus de cet amour, je réapprenais à<br />
L’aimer Lui, tel qu’en Lui-même, Il échappe à toute forme, à toute figure<br />
concrète, à tout l’ordre créé. Je comprenais ce que Dieu avait voulu me<br />
dire à travers cette <strong>histoire</strong>, le rôle qu’elle devait jouer dans mon parcours<br />
spirituel ; Il m’avait permis de contempler l’éclat de sa beauté dans<br />
l’éphèbe, de la posséder en lui, il fallait maintenant restituer à Dieu, au<br />
réservoir infini et inépuisable de toutes les beautés, cet éclat divin<br />
passagèrement épandu sur une forme éphémère. La beauté d’Amine, je<br />
veux dire ce qui faisait sa beauté à mes yeux, n’aurait pas duré de toute<br />
façon ; et si un autre garçon venait à le remplacer, la sienne ne durerait<br />
pas davantage. Personne n’est mieux placé que le pédéraste, qui n’aime<br />
ici-bas que des beautés fugitives par essence, pour comprendre qu’il n’y a<br />
qu’une seule beauté vraie, impérissable, éternelle. Et ce n’est pas un hasard<br />
si cette beauté immuable et transcendante de l’Essence une et universelle,<br />
la tradition islamique l’a figurée à jamais sous les traits d’un jeune garçon ;<br />
« J’ai vu mon Seigneur sous les traits d’un adolescent imberbe… » ; enfin,<br />
ce n’est pas le moindre bénéfice de mon aventure, je comprenais le sens<br />
profond de cette parole prophétique précédemment citée. Dieu, Allah,<br />
c’était vraiment le Garçon éternel, le garçon dans mon cœur, le garçon<br />
L’ É L U N O 3 87
présent partout, en toute chose, vie et beauté de tout, celui qui ne m’aban -<br />
donnerait jamais, ne me manquerait jamais, celui qui serait toujours là<br />
où je serais, pourvu que j’y sois avec Lui… En aimant le garçon réel, j’avais<br />
appris à quoi pouvait ressembler l’amour du Garçon idéal, plus que réel,<br />
dont la beauté immarcescible est éparse sur les garçons d’ici, sur les fleurs<br />
de la terre, sur les étoiles du ciel. En somme, j’avais retrouvé la foi, ou<br />
plutôt, parce que je ne l’avais jamais perdue en fait, elle s’était trouvée<br />
renforcée, rehaussée d’un éclat nouveau, nourrie par mes expériences<br />
terrestres. Ce n’est pas le moindre des miracles que tu aies accomplis pour<br />
moi, cher Amine.<br />
Mais je savais aussi, désormais, que cet amour — je veux dire celui du<br />
garçon réel — n’était pas un rêve irréalisable, j’en connaissais la possibilité,<br />
je l’avais éprouvée à fond, et ce savoir, cette science-là, ne me quitterait<br />
plus ; elle était, elle est gravée en moi comme dans le marbre. Nul coup de<br />
burin grossier ne pourra l’effacer.<br />
Et qui sait ?… peut-être qu’un de ces jours, prochain j’espère, je croi -<br />
serai sur mon che min un autre Amine, un autre garçon en chair et en os,<br />
qui lui ressemblera un peu, beau coup ou pas du tout, me comprendra et<br />
me laissera l’aimer comme j’ai aimé le pre mier, sans limites, sans en -<br />
traves… Alors, à nouveau, je pourrai étreindre dans une créature vivante<br />
le fugitif reflet de la beauté éternelle. Et je louerai l’Auteur des choses de<br />
m’avoir permis de L’aimer dans la plus belle et la plus divine de ses<br />
œuvres. Jusque-là je conserve précieusement ton souvenir, Amine, et celui<br />
de cette aventure qui m’a permis de savourer dans tes bras d’enfant un<br />
avant-goût de l’immortalité.<br />
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