Une histoire d'amour ordinaire / Fragments biographiques Léandre ...

J’ai été heureux pendant cette période, certainement plus que jamais
auparavant dans ma vie, plus que je ne l’aurais oncques espéré, sans doute.
Pourtant, il me faut dire maintenant que ce ne fut pas une relation
« idéale », ni une idylle pastorale, que ce ne fut simple à aucun moment,
ni particulièrement facile à vivre. J’ai peut-être l’air de me contredire, mais
c’est parce que le réel se nourrit de contradictions, et que ma relation avec
Amine était réelle, justement, non imaginaire, et donc non exempte
d’aspérités et de difficultés. Disons que j’étais heureux, mais pas d’un
bonheur idéal, radieux et sans ombre ; il n’était pas sans exemple que notre
harmonie fût altérée par quelque malentendu, il y avait entre nous de
larges zones d’incompréhensions, il y avait à mon bonheur des zones
d’ombres qui, loin de l’oblitérer totalement, n’en faisaient que mieux
ressortir les zones lumineuses, qui participaient de son caractère réel. Il y
avait, en dépit de tout ce qui précède, une part d’Amine qui m’échappait,
qui ne se résolvait pas à notre relation, et Dieu sait si j’ai pu en souffrir.
Sans conflit véritable, sans grave sujet de désac cord entre nous, j’eus
constamment affaire à ce désaccord, à ce conflit intérieur, irrésolu et sans
doute insoluble, et dont j’étais partiellement la cause, au sein même de ce
garçon. Conflit entre l’amour, l’amitié, le désir réel et les craintes diverses,
les préjugés culturels, l’idée légitime qu’il se faisait de son identité virile.
Cela créait en moi-même un autre conflit, entre le désir de céder à mon
désir pour lui, et la crainte de lui faire du mal. Je n’étais pas insensible à
ces questions, tant s’en faut, mais je ne voulais pas renoncer pour autant.
J’aimais ce garçon, je l’aimais du fond du cœur et je l’aime toujours, et
puis lui-même ne m’aimait-il pas ? Ne me l’avait-il pas dit, ne me l’avaitil
pas large ment prouvé, ne m’avait-il pas demandé de l’emmener au bout
du monde ? Je l’aimais, je le voulais, je sentais qu’une part de lui me dési -
rait aussi. Une part seulement, et alors ? Était-ce un crime d’encourager
cette part au détriment de l’autre ? Un crime, je suis sûr que non, mais
une gageure morale, certainement. Un défi permanent, sans aucun doute.
Je voulais qu’il se donnât toujours plus complètement à moi, je voulais en
découdre définitivement avec ses doutes, ses hésitations, mais bien sûr
sans lui faire violence, j’en tends au sens moral, car au sens physique c’était
exclu de par ma nature même. Nul à part Dieu ne saura jamais à quel point
cette peur de le brusquer, d’aller trop loin, de lui faire du mal a pu
m’assiéger, me tenir en haleine jusqu’au bout. Au point qu’elle finit
probablement par produire l’effet inverse. Bien que j’eusse renoncé à tout
scrupule moral, je n’avais pas pour autant renoncé à vouloir le bien de ce
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