Une histoire d'amour ordinaire / Fragments biographiques Léandre ...
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d’autre à faire. Je repensais au plus célèbre coup de revolver de l’<strong>histoire</strong>,<br />
tiré un jour par un jeune poète contre un poète moins jeune et qui l’avait<br />
aimé aussi ardemment au moins que je t’ai aimé, Amine. Toi, tu n’es pas<br />
vraiment poète, bien qu’il y ait en toi une poésie que tu ne soupçonnes<br />
pas, mais tu ne m’en as pas moins aussi tiré un coup de revolver. C’était<br />
certes un coup amical, tiré avec des fleurs en quelque sorte, mais il m’a<br />
tout de même atteint en plein cœur, et mon cœur saigne, Amine ! Il saigne<br />
par toi et pour toi, d’une blessure qui ne m’empêchera pas de vivre, mais<br />
qui demeurera toujours vive, aussi longtemps que je serai.<br />
Les semaines qui suivirent l’annonce de cette rupture amicale, j’étais dans<br />
un état difficile à décrire, tantôt prostré au lit pendant des journées entières,<br />
tantôt errant dans les rues, m’arrêtant dans les cafés puis reprenant mon<br />
errance comme un déraciné. Le coup, bien que prévu et prévisible, avait été<br />
rude, mais pas fatal. En tout état de cause, il me restait le souvenir des bons<br />
moments que j’avais passés avec Amine, c’était comme un trésor enterré au<br />
fond de moi qu’on ne pourrait jamais me prendre : même si je ne devais plus<br />
rien vivre de semblable à l’avenir — ce qu’à Dieu ne plaise ! —, il ferait ma<br />
richesse désormais ; ma vie ne pourrait plus jamais être qualifiée de médiocre<br />
après cela. Comme disait le philosophe Jankélévitch : « Celui qui a été ne peut<br />
plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et<br />
profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité. » Je me<br />
reconnaissais exactement dans cette citation inscrite sur la maison du philo -<br />
sophe : j’avais vécu avec Amine quelque chose d’incroyablement fort, et toute<br />
cette <strong>histoire</strong>, dans sa possibilité comme dans son effectivité, m’apparaissait<br />
encore comme un mystère, mais « ce fait mystérieux et profondément<br />
obscur » de l’avoir vécue serait « mon viatique pour l’éternité ». Et pourtant,<br />
si le fait d’avoir vécu était « mystérieux et profon dément obscur », combien<br />
plus mystérieux et plus obscur encore me paraissait le fait de ne plus le revivre<br />
désormais. Plus jamais je ne serrerai Amine contre moi. Ah ! mon Dieu,<br />
qu’est-ce que cela veut dire ? Quel est le sens de ces mots : « plus jamais »?<br />
L’esprit se perd en conjectures folles, la raison chavire devant l’immensité de<br />
cet abîme béant ! Le plus douloureux était ce sentiment d’avoir perdu l’accès<br />
à son désir, à ce fluide magnétique qui autrefois s’écoulait entre nous, nous<br />
dispensant de parler pour savoir l’un l’autre ce que nous voulions ; je me<br />
sentais exactement comme le personnage de Nils Holgersson à la fin du<br />
roman qui a marqué mon enfance, lorsqu’il se rend compte, l’enchantement<br />
étant rompu, qu’il a oublié le moyen de communiquer avec les animaux. De<br />
même, par un enchantement dont je ne peux expliquer la cause, j’avais appris<br />
à parler le langage de son corps, et ce langage, je l’avais désappris : j’avais beau<br />
tenter de rappeler son amour, son désir, je ne parvenais plus à trouver le ton<br />
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