Religions séculières, totalitarisme, fascisme - Marc Angenot
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avant- et après-guerre, à <strong>Marc</strong>el Gauchet et à Régis Debray dans notre modernité<br />
e<br />
tardive en passant par tous les sociologues du tournant du XX siècle, Max<br />
Weber, Vilfredo Pareto, Émile Durkheim, Roberto Michels, Georg Simmel,<br />
Gustave Le Bon et plusieurs autres. 2<br />
À la fin des années 1930 à Vienne, Eric Vœgelin (ce penseur chrétien que<br />
le monde francophone «découvre», selon sa tradition, avec un bon demi-siècle<br />
3<br />
de retard ) a caractérisé l’essence de la modernité comme tenant à l’apparition et<br />
aux progrès de «gnoses» élevant, dans un monde privé de transcendance, ce qu’il<br />
nomme un Realissimum, une Idole plus-que-réelle — l’État, la Production<br />
4<br />
économique, la Science, la Race et le Sang, la Nation, la Classe. Les «religions<br />
politiques intramondaines» déplacent, à ses yeux, la transcendance en<br />
construisant en ce monde une hiérarchie des choses et des êtres surmontée par<br />
un Plus-que-réel. Comme aux idoles des temps barbares, divers «boucs<br />
émissaires» devaient être sacrifiés au Plus-que-réel tandis que des «hommes<br />
nouveaux», rééduqués, seraient entraînés à le servir et connaîtraient par là le<br />
bonheur dans l’abnégation.<br />
Il est vrai que les religions politiques modernes, si religions il y a eu, ne<br />
se sont pas présentées au monde comme telles, elles furent des «religions<br />
scientifiques» dans leur rhétorique de surface, proclamant qu’elle venaient<br />
«supprimer les Églises», mais en créant à leur place, comme le projetait Saint-<br />
Simon, un État-Église dirigé par des savants-prêtres. Ce constat peut suggérer<br />
qu’une sorte de mauvaise foi ou une forme de fausse conscience dynamisent la<br />
modernité dans sa dénégation-perpétuation des religions dites «révélées». C’est<br />
cette logique dénégatrice de pseudo-sécularisation que prétendait déceler<br />
Vœgelin : «Lorsque les symboles de la religiosité supramondaine sont bannis,<br />
écrit-il, ce sont de nouveaux symboles nés dans le langage scientifique<br />
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intramondain qui prennent leur place». À l’insoutenable désenchantement<br />
moderne, désenchantement rationnel jamais intégralement accompli, ces<br />
«gnoses» (car c’est à un retour en force du gnosticisme, tenu en lisière et en<br />
respect par le christianisme autrefois que Vœgelin rattachera les grandes<br />
idéologies modernes censément post-religieuses) auraient remédié par le<br />
réenchantement ambigu d’une religion de l’immanence, d’une religion qui ne<br />
s’avoue pas telle. Les «religions intramondaines» auraient eu, dès lors, ce<br />
caractère essentiellement équivoque, hybride — hommage que la croyance,<br />
dissimulée mais persistante, rendait à la raison désenchantée — de nier leur<br />
statut chiliastique et eschatologique, de se présenter comme irréligieuses — ce<br />
qui leur était facile à affirmer parce que vrai en un sens — et athées,<br />
matérialistes, strictement rationnelles, ce qu’elles n’étaient pas et ne pouvaient<br />
être. 6<br />
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